Numéro 1

Table des matières 

  • Présentation du numéro 1

  • Le bibliothécaire n'est pas un animal préhistorique, les musées de sciences naturelles ne sont pas près de l'acquéri, Roger Charland

  • Click here to turn off the network (ou de quelques considérations sur la nature des réseaux d'information) Pierre Blouin

  • Comptes-rendu

  • Compte rendu de Ivan Illich. Du lisible au visible : la naissance du texte. Un commentaire du Didascalion de Hugues de Saint-Victor. (traduit par Jacques Mignon). Paris : Éditions du Cerf, 1991, 150 p Pierre Blouin

  • Compte rendu de Riccardo Petrella, Écueils de la mondialisation. Urgence d'un nouveau contrat social. Québec, Musée de la Civilisation, Éditions FIdes, Collection "Les grandes conférences", 1997, 50 p. Pierre Blouin

  • Compte rendu de Alain Buisine, L'Ange et la Souris, Paris, Zulma, 1997, 122 p. (ISBN 2-84304-018-3) Pierre Blouin

  • Compte rendu de Jean Guisnel, Guerres dans le cyberespace. Services secrets et Internet, Paris, Collection Essais, La Découverte / Poche, 1997 (1995), 348p. (ISBN 2-7071-2716-7) Roger Charland

   

Présentation du numéro 1

Présentation du numéro 1 [Hermès : Revue critique, Printemps 1998]
«Je dis à celui qui se lance dans le dangereux métier de penser : reprends
tout élan; retourne au commencement de notre pensée. Chausse la sandale grecque».

Alain

L'élan ayant donné naissance au présent numéro d'HERMÈS a surgi de ce que nous avons perçu comme une urgence, concernant non pas la diffusion ou la production de connaissances nouvelles en bibliothéconomie ou dans le champ de la réflexion sur l'information, ni même l'apport de nouveaux points de vue. L'urgence est celle, simple et complexe à la fois, de donner une envergure autre à la recherche en « science » de l'information, que nous nommerons, pour notre part, la théorie de l'information. La raison d'être de cet organe est de faire prendre conscience qu?il y a une autre façon de parler de l'information et de la société actuelles. Nous affichons ici des opinions documentées et faisons des analyses qui reposent la question de l'objectivité d'une autre manière : quels sont les points de vue en présence, et quel est le point de vue de l'auteur ?
Éviter la confusion, c'est d'abord afficher nos couleurs. Nous ne parlerons jamais d'un lieu idéal, qui serait donné par la méthodologie ou l'objet technique. Nous sommes conditionnés par la réalité, et aux prises avec celle-ci. Nous tentons de définir la bibliothéconomie dans un discours plus grand qui l'englobe et la détermine ; ce faisant, nous dépassons l'objet de la bibliothéconomie comme tel pour aborder la réalité socio-politique de l'information, et ainsi situer la bibliothéconomie par rapport à ces réalités et l'ouvrir à ces domaines qui la touchent de près.

On pourrait sommairement décrire la mission de notre revue comme un objectif de réconciliation des points de vue et des approches. Le lien entre la théorie de l'information avec l'éthique et la culture, entre autres, fera l'objet d'approfondissements tout au long de nos démarches. On trouvera au sommaire de ce premier numéro des textes centrés autour des définitions : définition de la pratique et de la théorie bibliothéconomiques, définition du livre, définition de la mondialisation informationnelle, et enfin, définition de la séduction et de la fascination de la Technologie. 

Toutes ces réflexions sont nées devant la nécessité de reformuler un langage et des idées qui nous apparaissaient trop convenus, trop largement accceptées. Une conscience de redéfinition, en quelque sorte. Ce qui fait d'Hermès une revue critique, et non pas consensuelle, comme l'est une revue corporative ou professionnelle. S'il est plus intelligent de poser des questions que de donner des réponses toutes faites, comme l'avancent ceux qui ont pour mission la propagation de la foi, alors posons des questions, mettons cette belle pensée en pratique. C'est pourquoi Hermès est ouverte au dialogue, aux échanges d'idées, aux débats. Nous voulons ainsi mettre à l'oeuvre un des principes majeurs d'Internet en tant qu'outil parmi d'autres, soit l'interactivité. Et aussi, plus modestement, contribuer à enrichir son contenu francophone, notamment en faisant connaître à son public francophone des contributions anglophones importantes dans le domaine des communications, et, pourquoi pas, peut-être jeter un pont entre les deux univers un jour.

L'équipe d'HERMÈS :

Pierre Blouin Roger Charland

 

 

Le bibliothécaire n'est pas un animal préhistorique, les musées de sciences naturelles ne sont pas près de l'acquérir

Roger Charland
Ce texte a été publié la première fois dans la revue HERMÈS : REVUE CRITIQUE en 1998. Il est repris ici sans modification. Certaines données mériteraient une mise à jour. R.C.

Table des matières


Introduction
 
La société de l'information : idéologie ou lubie?

Les changements sociaux : une analyse idéologique?

Théorie de la société de l'information
  • L'approche technologique
  • L'approche économique
  • L'approche occupationnelle
  • L'approce spatiale
  • L'approche culturelle
Actualisation du concept de société de l'information
  • Développement économique
  • Technologie de l'information
  • Emploi et exclusion
  • L'émergence de la société de l'information
La théorie de la communication de Claude Elwood Shannon
  • Trois moments de développement de la théorie de Shannon
  • Shannon
Définition du rôle de bibliothécaire par rapport au changement technique
  • Manque de masse critique et peu d'appartenance
  • Visibilité de la profession dans la société
  • L'ouverture d'esprit
  • L'individualisme des bibliothécaires
Qu'est-ce que la profession de bibliothécaire : analyse française
  • La bibliothéconomie comme profession
  • Fondation de la bibliothéconomie
  • Bibliothéconomie et sciences humaines
  • Information et sociologie de la connaissance
  • La bibliothéconomie comme objet de la société de l'information
  • Et pour en conclure quelque chose
La Mondialisation et la société de l'information
  • Société de l'information
  • Idéologie de la mondialisation comme discours périphérique
Conclusion

Références 

« La direction se charge de réunir tous les éléments de la connaissance traditionnelle qui dans le passé était en la possession des ouvriers, de classer ces informations, d'en faire la synthèse et de tirer de ces connaissances des règles, des lois et des formules.
Tout travail intellectuel doit être enlevé à l'atelier pour être concentré dans les bureaux de planification et d'organisation. »
F.W. Taylor, (1911) La direction scientifique de l'entreprise, Paris, Dunod, 1957.

Introduction

Dans les derniers numéros de la revue de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, Argus, et de la revue de l'Association pour l'avancement des sciences et techniques de la documentation, Documentation et bibliothèques, la question de l'avenir et de la pratique de la profession de bibliothécaire a refait surface. Phénomène nouveau ou « boulet  historique » que traîne notre profession, il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'une très vieille question qui mérite réflexion.
Il est important que la question de la profession soit longuement traitée, que certains paradigmes croisent le fer de la critique. Il faut arrêter les faux-fuyants, les têtes dans le sable, l'inertie et la facilité des théories toutes faites, de même que le défaitisme devant la technique, surtout l'informatique, son discours et son idéologie. Par défaitisme on entend le comportement qui vise l'acceptation inconditionnelle de la mise en place de la technique et de la technologie. Ceci sans jamais s'interroger sur les conditions de production de ces dernières et sur leurs effets sociaux. Le défaitisme s'oppose directement à la critique. 
Pour certains, s'interroger sur des questions d'ordre philosophique et social, c'est faire preuve de conservatisme, de défaitisme ou, au mieux, de pessimisme. Le comportement acceptable serait de taire toutes réflexions sur l'avenir de la profession, surtout ne pas soulever d'interrogations visant la protection de la profession de bibliothécaire et le développement de celle-ci. Les critiques du changement concernant le travail, son organisation et sa planification sont automatiquement perçues comme des preuves de démission ou de défaitisme, dans le sens du Petit Robert : « opinion de ceux qui préconisent l'abandon de la lutte, la cessation des activités. » L'interrogation des avenues (je ne parle pas de chemins ou de ruelles mais bien d'avenues) du développement de la technique propre à la pratique professionnelle, et aussi sociale, c'est-à-dire l'informatique et ses applications que sont, par exemple, l'autoroute de l'information et l'Internet, est habituellement assimilée à des relents de conservatisme. Pour certains, on devrait faire semblant que le bonheur réside dans l'ignorance, que la joie consiste à perdre son emploi et voir le fruit du travail d'une vie dégringoler à cause d'une nouvelle technique, qui souvent ne respecte pas les normes à l'œuvre(1), et, que l'ensemble des qualités d'une profession ne devient qu'un curriculum, un simple reflet d'une demande conjoncturelle des « producteurs » et des « marchands » des industries culturelles. C'est sur le fond de ce débat que notre texte prendra son envol. 
Les interrogations sur la profession sont, à l'heure actuelle,  au moins au nombres de trois: 1) quelle est la place de la bibliothéconomie dans les industries culturelles? 2) sur quelle base, ce que l'on nomme les « sciences de l'information », prétendent-elles à une certaine scientificité? 3) comment inscrire la pratique des bibliothécaires dans l'ensemble du travail social, les changements sociaux et les théories de la société de l'information?

« Ce n'est pas l'idéologie en elle-même qui est contraire à la vérité, mais plutôt sa prétention à correspondre à la réalité.
Toute réification est un oubli: les objets deviennent comme des choses au moment où on les appréhende sans qu'ils soient présents dans toutes leurs parties, où quelque chose leur appartenant est oublié. »
Theodor W. Adorno cité in Trent Shroyer, Critique de la domination. Origines et développement de la théorie critique, Paris, Éditions Payot, Coll. Critique de la politique, 1980, p. 191
« Bien sûr le travail doit précéder la réduction du temps de travail et l'industrialisation doit précéder la réalisation des besoins et des satisfactions des hommes. Mais comme toute liberté  dépend de la conquête d'une nécessité qui lui est étrangère, la réalisation de la liberté dépend des techniques de cette conquête. Quand le travail est arrivé à la plus grande productivité possible, cette productivité peut servir à faire durer le travail, et l'industrialisation la plus efficace peut servir à restreindre et à conditionner les besoins.
Quand ce stade est atteint, la domination - en guise d'abondance et de liberté - envahit toutes les sphères de l'existence privée et publique, elle intègre toute opposition réelle, elle absorbe toutes les alternatives historiques. La rationalité technologique révèle son caractère politique en même temps qu'elle devient le grand véhicule de la plus parfaite domination, en créant un univers vraiment totalitaire dans lequel la société et la nature, l'esprit et le corps sont gardés dans un état de mobilisation permanent pour défendre cet univers. »
Herbert Marcuse, (1964) L'homme unidimentionnel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, pp. 42-43
« Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte. »
Samuel Beckett, L'Innommable, Paris, Éditions de Minuit.

La société de l'information : idéologie ou lubie?

Posons d'abord la question suivante: comment une université parvient-elle dans la société actuelle à établir les structures d'un programme universitaire? On sait qu'au cours des derniers mois, l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information a réfléchi sur le contenu de son programme d'études. Ceci amena l'adoption d'un nouveau programme qui sera en place dès septembre prochain (1998). Nous ne commenterons pas son contenu ici, mais plutôt les bases théoriques sur laquelle repose la société de l'information.

Pour introduire le sujet, je rappellerai que Mme Pierrette Bergeron, professeure à l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information, a présenté une « analyse de la perception des représentants du marché du travail » face à la formation des bibliothécaires dans Argus, au printemps de 1997. Les résultats de cette enquête ont également fait l'objet d'une présentation lors du Congrès de 1995 de la Corporation des bibliothécaires professionnels à Montréal, par le directeur de l'École, M. Gilles Deschâtelets. En raison de l'idéologie qu'il défend, ce texte mérite quelques questions et commentaires. Nous entendons par idéologie un mode d'opération du réel qui se compose habituellement des modes généraux suivants: une légitimation de l'objet; la dissimulation de certains faits ou d'une partie de la réalité; l'unification ou modélisation d'une théorie et en même temps la fragmentation des autres théories qui s'opposent à cette idéologie et un moment de réification qui habituellement se compose d'une naturalisation de l'idéologie(2).

Lorsque l'on réunit dans une même salle des gens qui pensent la même chose, dont le profil correspond à la même chose, qui s'identifient à la même chose, dans le but précis de garantir une forme d'idéologie propre à un groupe particulier, dans ce cas-ci des professeurs d'universités, fait-on de la science? En somme, est-ce que les professeurs de sociologie ont créé des groupes de discussions pour demander aux personnes qui vivent en société : « Que voulez-vous que l'on étudie de vous? »   Doit-on porter un intérêt à la crise des valeurs des jeunes? La question de l'égalité des femmes, est-elle encore importante? Les conflits ethniques méritent-ils toujours d'être de bons sujets de recherche? Si la société évolue vers la société sans classes selon certains, la sociologie a-t-elle encore sa raison d'être? Vaut-il encore la peine d'émettre des diplômes à des personnes qui n'auront plus d'objets de recherche? De plus, faudrait-il maintenant changer le nom des sociologues? Dans l'état actuel des choses où la société se caractérise par son individualisme et son cynisme, doit-on les appeler des « individuologues spécialisés en cynisme »? En somme, c'est l'objet qu'il faudrait redéfinir, car si l'informatique crée une société virtuelle, que tout devient virtuel donc, l'objet du sociologue c'est le virtuel. La société, sa réalité et sa volonté, n'ont plus de place. Le sociologue est donc un « virtuologue »!

Pour la bibliothéconomie, la recherche d'une formation de qualité des praticiens de cette profession implique de refuser radicalement cette « méthode de développement » de curriculum universitaire. Est-ce à l'entreprise privée d'être à l'avant-garde du développement d'une société? Est-ce à ces seuls investisseurs que nous devons la réforme d'un programme universitaire? Enfin, est-il nécessaire de développer de nouveau un programme universitaire et de modifier des appellations de cours et même le nom de la profession pour l'unique raison d'un changement technique, des outils de travail du professionnel de la bibliothéconomie? Voici ce que dit à ce propos M. Jacques L'Écuyer concernant les procédures d'assurance de qualité dans les universités québécoises:
La politique touche tant la qualité au sens étroit du terme que la pertinence des programmes. En fait, les universités québécoises ont voulu signifier par là qu'un bon programme ne doit pas seulement rencontrer les standards scientifiques reconnus; il doit aussi être bien adapté au contexte local et répondre aux besoins de formation des étudiants, de façon à ce qu'ils puissent s'intégrer facilement au marché du travail. (L'Écuyer, 1995, p. 12)
L'Écuyer indique ce recours au contexte local comme troisième point dans sa présentation du processus institutionnel d'évaluation. Les deux premiers points indiquent 1) que l'enseignement, « comme raison d'être de l'université aux yeux de la société » est très important; et que 2) il faut analyser l'ensemble des départements et des activités de ces derniers, et c'est alors dans la compréhension et la saisie globale des programmes que l'on peut pratiquer une évaluation de qualité.

Dans les analyses classiques concernant les relations qu'un établissement universitaire doit maintenir avec la société et son marché du travail, les analyses ont habituellement ménagé la chèvre et le chou. L'objectif alors est de promouvoir l'autonomie du curriculum face aux demandes souvent trop conjoncturelles du marché du travail. (Teichler, 1996, p. 35 et ss) 

D'autres auteurs par contre présentent comme un mal non-nécessaire la présence de l'entreprise privée dans le portail des établissements d'enseignement supérieur. Michel Freitag(3) par exemple considère que l'enseignement et la recherche universitaire sont perçus par l'État et l'entreprise privée comme des outils, des investissements qui doivent être rentabilisés. L'université aurait par le fait même perdu de son autonomie, elle serait une quasi succursale des services de recherche et développement du monde de l'entreprise. Cette idée est aussi défendue par d'autres auteurs qui d'une manière ou d'une autre critiquent la présence de l'entreprise privée dans le monde de l'enseignement supérieur. Ils considèrent que l'enseignement ne relève pas du seul secteur de l'entreprise, mais dépend de l'ensemble de ce que la société veut bien y voir. En somme, l'université devrait conserver son autonomie complète par rapport à l'économie, sinon la « McUniversity in the Postmodern Consumer Society » deviendra une réalité bien triste(4).

Il faut aussi s'interroger à propos des effets du passage d'une société capitaliste à une société de l'information(5). Cette question est à la base de la plupart des approches théoriques en bibliothéconomie, concernant l'avenir de la profession. On identifie ce passage à quelques modifications de la structure socio-professionnelle en Amérique du Nord. Théoriquement elle s'inspire d'une vision de la société dite de la connaissance (Knowledge Society) ou de l'information, une société dans laquelle la production de marchandises ferait place à la production de produits non-matériels. Elle repose sur l'hypothèse de la disparition de certains groupes dans la société, et surtout, de certaines pratiques sociales qui sont maintenant choses du passé. Plus précisément, on croit que les ouvriers des secteurs primaire et secondaire diminuent proportionnellement aux travailleurs du secteur de l'information (souvent identifié par erreur au secteur tertiaire). On reviendra sur ces points un peu plus loin dans ce texte.

Un autre problème doit être discuté de façon impérative : celui de la définition du rôle de bibliothécaire par rapport au changement technique, surtout de l'informatique et de l'Internet. Cet état de fait, oblige la question suivante : avec la possibilité nouvelle d'acquérir et de traiter l'« information documentaire », qu'advient-il de la tâche des bibliothécaires face à la progression de l'informatique? Les bibliothécaires deviendront-ils alors des professionnels inutiles? Ou pire encore, une profession dépréciée sur le marché du travail. Est-il raisonnable de croire que le grand réseau, le réseau des réseaux, prendrait notre place? Est-il raisonnable de croire enfin que la plupart des individus sont capables de se documenter, d'acquérir de l'information sans l'intermédiaire du bibliothécaire professionnel(6)
Dans ces analyses, on ne définit jamais la place de l'interaction sociale et de la communauté. C'est le cas aussi dans le Rapport sur la Grande Bibliothèque. Ce dernier renferme une série d'idées, de provenances diverses, qui ne sont jamais vraiment détaillées et expliquées. C'est ainsi que l'on compare la situation de la Grande Bibliothèque de Montréal à celle de Vancouver ou à d'autres exemples, sans analyser l'histoire des bibliothèques de ces régions avant la construction de leur « grande bibliothèque », ni les débats dont ces projets ont fait l'objet. Toute tradition et toute habitude culturelle ne sont ramenées qu'à un seul modèle : la technologie fera le travail. Il suffit d'être à la pointe des nouvelles techniques, pour permettre à la clientèle potentielle d'accéder à Internet (cinq cent postes prévus à Montréal, ce qui bat le record des trois cent postes de San Francisco) et pour qu'automatiquement cette clientèle prenne d'assaut la bibliothèque de nos rêves. En somme, le lieu architectural et technique domine toute autre analyse. Encore une fois, on est pris ici dans une idéologie de l'informatique à  saveur de politique nationale et de « nationalisme culturel ». Jamais ne peut-on imaginer un État sans sa Grande Bibliothèque. Les habitants de la Colombie-Britannique et ceux de la Californie et des autres États américains remercient M. Richard de leur apprendre qu'ils forment un peuple et un État. Mais derrière cette façade se profile un seul fantasme: le lieu et l'objet « façonneur » de besoins. L'habitude de lecture vient avec la lecture et non pas avec une structure de béton. En fait, ce projet est teinté d'optimisme reposant sur l'idée que la société ne consiste pas en l'ensemble de ses rapports sociaux, mais en un construit économique et des rapports d'échanges marchands qui prennent la place des rapports sociaux(7).
« Or le rapport entre la vie et la production matérielle, qui dans les faits ravale la première au rang d'épiphénomène de la seconde, est un non-sens complet. La fin et les moyens sont pris l'un pour l'autre. »
Theodor W. Adorno, (1951) Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Éditions Payot, Critique de la politique, 1980, p. 9.
« Partout ainsi le degré de perfection d'une machine est donné comme proportionnel à son degré d'automatisme. Or, pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier des possibilités de fonctionnement. Pour rendre un objet pratique automatique, il faut le stéréotyper dans sa fonction et le fragiliser. Loin d'avoir en soi une signification technique, l'automatisme comporte toujours un risque d'arrêt technologique: tant qu'un objet n'est pas automatisé, il est susceptible de remaniement, de dépassement dans un ensemble fonctionnel plus large. S'il devient automatique, sa fonction s'accomplit, mais s'achève aussi: elle devient exclusive. L'automatisme est ainsi comme une clôture, une redondance fonctionnelle, expulsant l'homme dans une irresponsabilité spectatrice. C'est le rêve d'un monde asservi, d'une technicalité formellement accomplie au service d'une humanité inerte et rêveuse. »
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Denoël-Gonthier, 1968,  pp. 132-133.
« Notre langage même en témoigne : on parle d'analphabétisme informatique, d'autoroutes de la communication, de maisons « intelligentes », de robots autoreproducteurs, de cybercafés, d'internautes, de bébé-éprouvette, de télématique rose, de réalité virtuelle. Dans le monde d'expression spectaculaire des médias et de la politique, la référence aux « nouvelles technologies » est devenue un fait ordinaire. Mais sous cette partie visible et rassurante de l'iceberg, un renversement radical des valeurs culturelles et sociales a eu lieu.
Celui-ci a consisté dans le passage d'une culture (relativement) tournée vers les hommes et leur devenir, à une culture centrée sur les outils et les moyens. Dans un monde de plus en plus incertain, à cause des choix des hommes, les visions d'avenir et les stratégies d'action à court et à moyen terme sont davantage inspirées par la promotion des outils que par celles des personnages, davantage axées sur les moyens que sur les finalités. La glorification de la technologie n'a jamais été aussi grandiloquente et convaincue qu'à l'heure actuelle, notamment à propos des technologies de l'information et de communication.
À l'ère de la société dite de l'information, tout est fonction des outils (ordinateurs, satellites, infrastructures, réseaux, terminaux, standards, normes, marchés, prix). Tout est réduit à des priorités de développement technologique, à des stratégies industrielles. Tout est mis au service des besoins des entreprises. »
Riccardo Petrella, Le bien commun. Éloge de la solidarité. Bruxelles, Éditions Labor, coll. Quartier libre, 1996, p. 53

Les changements sociaux : une analyse idéologique?

Nous vivons dans une société dite « complexe » où l'information est de plus en plus stratégique. La valeur ajoutée est le concept central de cette position. La veille informationnelle, est devenue le nouveau rôle du spécialiste de l'information. On se serait métamorphosé en tant que professionnels. Nous serions maintenant des « conseillers en ressources documentaires », des « professionnels de l'information documentaire », des « information specialists », des « veilleurs », et plein d'autres appellations. Voilà quelques « titres » que l'on retrouve dans des textes publiés dans les revues de bibliothéconomie québécoises et françaises, et, qui plus est, font l'objet d'enseignements et d'encouragement dans les Écoles de bibliothéconomie d'ici et d'ailleurs.

La société de l'information représente l'imaginaire qui englobe toutes les considérations sur la profession. C'est sur lui que repose l'affirmation soutenant que les bibliothécaires ont un avenir assuré comme spécialistes de l'information. Ceci, en rupture avec l'ancien champ de spécialisation qui est celui de la bibliothéconomie comme telle. Ce qui distingue l'un de l'autre, c'est l'acceptation du caractère véridique de la société actuelle comme société de l'information. Puis, par effet d'entraînement, on est induit aussi à croire que la bibliothéconomie est un objet dépassé et en somme, que l'objet de la profession est devenu un fantôme hantant des étagères de documents papiers pliés ou collés sous une couverture, c'est-à-dire un livre. 
James R. Beniger propose une analyse très pénétrante de la notion de la société de l'information. Il la fait remonter à la révolution industrielle et à son besoin d'accélération des moyens de communication et d'échange (Beniger, 1986, p. 8). Il classe le concept de société de l'information dans une liste d'une centaine d'appellations différentes qualifiant les changements sociaux des sociétés du capitalisme développé entre 1950 à 1984 environ (date de la première édition du livre)(Beniger, 1986, pp.4-5). Depuis 1984, ces appellations du changement économique ont plus que doublé. Ainsi, simultanément à l'appellation de société de l'information, on peut parler de révolution électronique, de technocratie, de société bureaucratique, de société post-industrielle, etc.

Mais qu'est-ce que cette société de l'information? Les premiers à parler concrètement de la société de l'information sont Fritz Machlup (il parlait de « production and distribution of knowledge » (1962, 1980), et plus tard : Burck (1964), Marschak (1968), Marc Uri Porat (1977), Martin et Butler (1981) et plusieurs autres. Dans ce mouvement théorique, on présente la société américaine comme étant une société de plus en plus organisée selon deux valeurs : la communication et l'informatique ou les nouvelles technologies de l'information. Ce modèle est construit comme si le développement économique était le même partout dans le monde ou, à tout le moins, comme si ces deux valeurs en étaient le modèle absolu. Dans les faits, ce qui est dominant c'est la société américaine en marche vers la mondialisation : monopole économique, expansion des marchés, contrôle de l'économie mondiale, gestionnaire des finances mondiales, etc(8).
« Créer une image plus réelle que le réel dont elle est la copie, c'est, en effet, un des thèmes centraux de la pensée antique ; il exprime cette attitude à la fois de crainte pieuse et de défi permanent qui caractérisent les rapports que les hommes de cette époque entretenaient avec leurs dieux. C'est cette très vieille histoire qui nous est servie à nouveaux frais sous le couvert de nouvelles technologies. L'ordinateur multimédia, branché sur la toile d'araignée nous ferait ainsi entrer dans un monde virtuel qui finirait par se substituer au monde réel. »
Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, Paris-Montréal, L'Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 1997, p. 77

Théorie de la société de l'information

Frank WEBSTER (1995), dans Theories of the Information Society, propose une analyse des principaux défenseurs de la société de l'information et de ses critiques. Rarement a-t-on présenté d'un trait un ensemble de penseurs, des sociologues pour la plupart, des commentateurs de grand talent de la société actuelle et de son évolution(9), qui proposent une vue d'ensemble du concept d'information et celui de société de l'information. Webster analyse plusieurs auteurs. Ainsi, figurent à ce palmarès les Daniel Bell, Anthony Giddens, Herbert Schiller, Jürgen Habermas, les théoriciens du fordisme et de la régulation (Aglietta (1976); Lipietz, 1987) et John Urry, (1987, 1994) , ceux de la post-modernité (Baudrillard, Vattimo, 1989) et Lyotard, (1984) et de l'urbanisme et de la société de l'information (Castells, 1989, 1997). À partir de ce groupe d'auteurs, il est possible de se faire une idée assez précise de l'évolution du concept de société de l'information dans divers champs de la connaissance. 
Selon Webster, le terme d'information apparaît selon diverses formules : société de l'information, mode d'information, âge de l'information, information de la vie sociale et autres. Selon lui, il est important d'interroger et de scruter minutieusement le concept de société de l'information. Il présente diverses interprétations des liens entre la société de l'information et le développement social. Il tente ainsi de répondre à la question suivante : qu'entendent les auteurs lorsqu'ils parlent de société de l'information ? Quels sont les critères qui servent à distinguer la société de l'information des autres formes de sociétés ? C'est à partir de l'analyse de diverses théories « sectorielles » de la société de l'information  (technologique, économique, occupationnelle, spatiale et culturelle) que l'auteur cherche une réponse à ces questions.

L'approche technologique :

Selon cette approche, la principale caractéristique de la société de l'information repose sur le spectaculaire développement de la technologie informatique. Le développement de l'ordinateur, outil spectaculaire lorsque mis en relation avec les réseaux de télécommunication et de communication. D'ailleurs, cette mise en réseau de l'ordinateur est la caractéristique principale de la vision technologique de la société de l'information. Ce point de vue est largement influencé par la perspective d'un développement technique sans fin. Le développement technique serait l'événement permettant une vie meilleure, la diminution du temps de travail, donc le développement des loisirs, l'ouverture infinie au monde par la communication. Mais rapidement se pose le problème d'établir une pondération, en fait une évaluation , du développement technologique. Plusieurs inventions et une masse importante de technologie ne dépassent jamais le stade du laboratoire. En même temps que l'on parle de société de l'information, on doute de sa réalité. Par exemple, les données les plus optimistes évaluent le nombre de personnes possédant un micro-ordinateur personnel aux alentours de 20 à 25% aux États-Unis. En France, environ 20% de la population est dotée d'un ordinateur ou d'un terminal. La situation est semblable au Québec. En somme, cette révolution ne touche pas encore l'ensemble de la population, et la globalisation de l'informatique n'est pas pour demain. La question du degré de diffusion de la technologie est donc problématique. À quel moment une société industrielle deviendrait-elle une société postindustrielle ou une société de l'information? (p. 9) En somme, il y a ici une difficulté majeure dans l'approche technologique de la société de l'information. Cette approche est caractérisée par un déterminisme. Voir la technologie comme l'objet unique d'explication de la société de l'information est en soi réductionniste dans la mesure où on réduit la pratique sociale à un de ses éléments constituants.

L'approche économique:

La définition de l'économie de l'information relève du même mouvement réducteur. La tentative de définir l'évolution de l'économie de l'information comme un phénomène important du XXe siècle est problématique. Fritz Machlup (1962), dans The Production and Distribution of Knowledge in the United States, proposera le premier une systématisation de ce courant. Selon lui, c'est en terme statistique ou quantitatif que l'on peut identifier les industries de l'information. Il définit cinq groupes d'industries de l'information dans l'ensemble de la production : 1) l'éducation ; 2) les médias et la communication ; 3) les machines qui gèrent l'information (ordinateurs) ; 4) les services d'information ; 5) les autres activités de l'information (R&D par exemple). À partir de ce modèle, il prétend que près de 30% du PNB provient du développement de l'industrie de la connaissance (Webster, 1995, p. 11). Dans cette problématique, la bibliothéconomie fait partie de la section des services d'information. Elle n'est pas la science de l'information, mais seulement un secteur des industries de l'information: celui des services de bibliothèques et centres de documentation, du classement de l'information, etc.
Cette idée de la société de l'information sera plus tard reprise par plusieurs auteurs, entre autre par Peter Drucker, depuis le début des années soixante (post-capitalist society), et d'une manière différente, par des auteurs comme Alvin Toffler et les théoriciens actuels de la société de l'information que sont Nicholas Negroponte, Blaise Cronin et Nick Moore. Pour ces auteurs, l'économie moderne reposerait sur le développement de l'économie de l'information ou de la connaissance. Elle est caractérisée, selon Moore, par trois éléments : 
« l'information y est utilisée comme une ressource économique. Les entreprises recourent davantage à l'information pour accroître leur efficacité, leur compétitivité, stimuler l'innovation et obtenir de meilleurs résultats, souvent en améliorant la qualité des biens et des services qu'elles produisent. »(Moore, 1997, p. 289) 

« on y distingue une plus grande utilisation de l'information par le grand public. Les gens recourent plus intensivement à l'information dans leurs activités de consommateurs, que ce soit pour faire des choix avisés entre différents produits, connaître leurs droits aux services publics ou mieux prendre leur vie en main. Ils utilisent également l'information en tant que citoyens, afin d'exercer leurs droits et responsabilités civiques. De plus, les systèmes informatiques qui s'y développent vont ouvrir plus largement l'accès à l'éducation et à la culture. » (Moore, 1997 p. 289-90) 
elle « voit se développer un secteur de l'information ayant pour fonction de répondre à la demande générale de moyens et des services d'information. Une part importante de ce secteur a trait à l'infrastructure technologique, à savoir les réseaux de télécommunications et d'ordinateurs. Cela étant, on convient actuellement qu'il est également nécessaire de développer l'industrie créatrice de l'information circulant dans les réseaux, c'est-à-dire les fournisseurs de contenu informationnel. »(Moore, 1997, p. 290) 
Si la théorie de la société de la connaissance (Knowledge Society) marque le début d'une école de pensée, elle prend forme dans les années 60 et 70. Importante aussi, dans cette courte histoire, est la pensée de Marc Uri Porat. C'est avec lui, dans la décennie suivante, que la société de l'information obtiendra ses lettres de noblesse. Porat établit que stratégiquement l'information se divise en deux secteurs : le secteur primaire et le secteur secondaire. Le secteur primaire produit directement de l'information. Il s'agit ici des médias d'information, du secteur de l'éducation, la publicité, etc. Le secteur secondaire se caractérise par l'utilisation importante d'information primaire. La recherche et le développement est un bon exemple du secteur secondaire. Selon Porat, le secteur de l'information dans la décennie soixante dix représente près de 46% du PNB. Soit une augmentation substantielle par rapport aux années soixante, tel qu'indiqué plus haut selon la théorie de Machlup. 
Plusieurs critiques peuvent être faites de cette conception. La première est sans doute la plus importante. Le traitement que Porat fait subir à ce qu'il appelle le secteur primaire de l'information est caractérisé par la difficulté de le définir de manière efficace et suffisante. Ainsi, ce qui dans un secteur industriel donné est vraiment de l'information reste difficile à établir. Par exemple, dans le secteur automobile, les chercheurs, les professionnels du marketing et autres font appel à de l'information pour développer un produit et le mettre sur le marché. Dans ce schéma est-ce toute l'industrie de l'automobile qui est une industrie de l'information ou seulement une partie de cette industrie ? Selon Porat, c'est le secteur au complet qui est défini comme secteur de l'information! Un second problème doit être relevé: comment définir ce qui est le penser et le faire (thinking and doing)' Quel est le taux réel de réflexion et de demande d'information des ouvriers d'une ligne de montage ? Malgré le fait qu'un ouvrier utilise ses capacités mentales pour faire fonctionner une machine ou réaliser quelque travail que ce soit, est-il membre de la société de l'information? Comment distinguer d'une manière certaine ce qui est du travail intellectuel dans le travail manuel? Les économistes de l'information sont plutôt silencieux face à cette problématique. Ceci entraîne une dernière question qui mérite d'être relevée: quelle est la différence entre les indicateurs qualitatifs et quantitatifs dans les analyses de l'économie de l'information  telles que présentées par Porat et ses prédécesseurs?
Une réévaluation des théories de Machlup et de Porat effectuées en 1986 propose que les industries de la connaissance représentent, en terme réel, une valeur de 28.6% du PNB en 1958 puis de 34.3% en 1980. Depuis 1970, il n'y aurait plus d'augmentation de ce secteur du PNB, et d'autres secteurs croîtraient beaucoup plus rapidement que celui des industries de la connaissance. Comment se fait-il que l'on parle toujours d'une situation en développement et en progrès selon les théories de l'information' Et surtout, comment se fait-il que ces théories reçoivent encore aujourd'hui des éloges importants?

L'approche occupationnelle:

Selon l'approche occupationnelle, le révélateur le plus intéressant de la progression de la société de l'information est l'augmentation de la population active qui travaille dans ce secteur de production. Selon Porat, le secteur de l'information occupait, en 1960, près de 50% de la population active. Ce qui équivaut à une augmentation de près de 500% au cours du dernier siècle. C'est la transformation occupationnelle de la société américaine qui est présentée ici. On sait que la population des pays formant l'Amérique du Nord était, au XIXe siècle, largement regroupée dans le secteur de l'agriculture. Porat considère que la force de travail a progressé, entre 1860 à 1980, de 18.7% par année, dans le secteur de l'information. Daniel Bell de son côté propose, au début des années soixante, une explication reposant sur le concept de l'émergence de la société des cols blancs, c'est-à-dire une société dans laquelle la majorité de la population oeuvre maintenant dans le secteur tertiaire. De plus, le nombre d'ouvriers des secteurs primaire et secondaire, en baisse, alimenterait le secteur de l'information. Bell considère cette situation comme un état de fait.
Cette analyse a été l'objet de multiples critiques tant au niveau de sa méthodologie, une fois de plus, qu'au niveau conceptuel. Au niveau méthodologique, c'est la manière dont les auteurs de ce mouvement procèdent à l'identification, à la classification et à l'énumération de la population active qui pose problème. Selon Marc Porat, trois classes caractérisent l'occupation des personnes dans le secteur de l'information. Une première classe de personnes est formée par ceux qui produisent et vendent de la connaissance. La seconde classe est constituée de ceux qui recueillent et qui distribuent la connaissance. La dernière classe de travailleurs est celle qui opère des machines ou des technologies informatives (téléphonistes, réparateurs de télévision, techniciens d'ordinateurs, etc.). (Porat, 1978, p. 5-6) Un autre auteur, Jonscher (1983), réduira les grands secteurs de la production industrielle à deux: soit celui de l'information et celui de la production. (Webster, 1995, p. 15) 
Au niveau conceptuel le problème reste toujours le même : comment peut-on en arriver à faire une distinction claire des occupations des travailleurs entre ceux qui relèvent de l'information et ceux qui n'en relèveront pas ? Par exemple, ces auteurs considèrent un contrôleur aérien comme une personne faisant partie du secteur de l'information. La raison en est simple : il doit communiquer, échanger de l'information avec d'autres personnes. Il partage des connaissances stratégiques avec d'autres personnes. La même chose se passe lorsqu'il s'agit de professions comme celles de technicien en informatique, préposé aux réparations des photocopieurs... Dans ces analyses, ces travailleurs sont comptabilisés comme des travailleurs de l'information. Un problème méthodologique se pose ici concernant ces divisions - un peu artificielles - des occupations de la population qui travaille. Il n'est pas facile de le résoudre non plus.
Certains auteurs comme Harold Perkin (1990) et Alvin Gouldner ont étudié ces problèmes d'interprétation et ils arrivent à des conclusions intéressantes. Selon eux, il faut insister sur le fait que les spécialistes en sciences sociales ont tendance, depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, à écrire l'histoire de leur propre classe de travailleurs. On tente selon Perkin de définir et de structurer le groupe dominant des intellectuels à partir de la Deuxième guerre et d'en faire un groupe homogène. Et par ce fait, on veut donner à ce groupe de professionnels certaines caractéristiques qui lui seraient propres. Ainsi la volonté de servir, la qualité des services et l'efficacité de ceux-ci seraient au centre du processus de professionnalisation. Ils seraient aussi au centre de la constitution d'une nouvelle classe de travailleurs dont la gestion du social serait centrale. Gouldner ira plus loin et parlera d'une « nouvelle classe » composée d'intellectuels et de techniciens. (Gouldner, 1979, p. 153) Cette nouvelle classe se diviserait en deux catégories : la première serait porteuse de volonté technocratique et conformiste face à la gestion des choses, ce seraient les technocrates; la deuxième tendance, inspirée de l'humanisme et d'une tradition critique, se retrouverait surtout dans les humanités et dans le secteur public et désirait maintenir l'État social, et son intervention, dans le fonctionnement de la vie sociale et politique. Dans ce dernier cas, l'État est vu comme un médiateur universel face aux conflits que renferme la société. Si la première catégorie pataugeait surtout dans le secteur privé, elle s'intègre de plus en plus dans le secteur public, et crée un nouveau groupe visant l'élaboration du retour à l'État minimum et la défense des théories néo-libérales ou conservatrices. Ces deux dernières approches tentent de formuler une explication globale du phénomène(10).

L'approche spatiale

L'analyse de la société de l'information par John Goddard (1992) propose une vision spatiale de son objet. Pour ce dernier, c'est la question du réseau qui est centrale dans la théorie de la société de l'information. La société de l'information devient ainsi le centre de ressources stratégiques sur lesquelles le monde prend forme. Ainsi parle-t-on de rapports, de dépendance et de domination par l'économie. Les rapports mondiaux demandent une structuration très forte, une planification des rapports entre États et gouvernements, une coopération internationale ordonnée. On parle beaucoup dans ce cas de gestion de l'information et de management de l'information. Les réseaux de communication permettent une vitesse de transfert de l'information au niveau mondial comme on ne l'a jamais vu. Le contrôle de ces nouveaux réseaux devient un problème central dans le développement économique et social, mais pose aussi une interrogation sérieuse quant à la sécurité des nations. Les immenses réseaux de banques de données, les différents serveurs, l'Internet, la diffusion de l'information sont des éléments que les spécialistes des études en relations internationales sont obligés d'intégrer à leurs recherches, comme l'arme alimentaire l'est depuis une trentaine d'année dans les analyses touchant les échanges et le développement international. À ce phénomène de mondialisation s'ajoute aussi celui du nivellement des cultures et des différences(11)
Alors, peut-on s'attendre à une situation dans laquelle l'espace, le spatial, deviendrait local? On prétend souvent que le monde est un village global, un cyberespace dont les frontières sont infinies. On ne peut pas nier la progression globale de l'information au niveau mondial, résultat de l'innovation technologique militaire et des nécessités des échanges du capital et des marchandises. Cependant, les technologies de l'information et la mondialisation des valeurs technocratiques ne règlent pas la faim, l'accès à l'éducation et ne mènent pas à une vie plus humaine et meilleure (la santé par exemple). Elles augmentent plutôt les effets pervers d'un système-monde en transformation. Là où le marché du travail était vu comme «en crise» par rapport à l'implantation des nouvelles technologies se développent la précarité et l'exclusion sociale. Enfin, ce courant est peu bavard concernant les répercussions de cette globalisation des réseaux sur les cultures nationales, des questions pourtant importantes!

L'approche culturelle

La dernière vision de la société de l'information est culturelle. On en a fait mention plus haut en parlant de l'analyse spatiale. La mondialisation entraîne une certaine uniformisation des cultures. La télévision est un bel exemple de cette mondialisation culturelle. On connaît tout le succès international de certaines émissions américaines, qui, somme toute, reflètent des idéologies et des symboles propres aux valeurs culturelles américaines. On pense à des émissions comme Dallas qui, dans ce cas particulier, a même été portée à l'écran en Afrique, au Moyen-Orient, etc.
Il est très difficile d'établir comme tel ce qui est régressif dans ce mouvement de mondialisation des valeurs occidentales. Le débat est toujours ouvert concernant l'analyse des valeurs « primitives » et de la volonté occidentale de « colonisation » de ces cultures. L'Europe depuis l'an mil a donné des leçons d'histoire assez intéressantes à ce sujet (Schulze 1996). La colonisation a été dans un premier temps une colonisation interne. Par la suite elle prendra une expansion vers la conquête de territoire, surtout pour des causes économiques(12).
Si l'on quitte momentanément la question du politique pour revenir à la question de l'information et de la société de l'information, force est de se demander si on n'arrive pas à la quadrature du cercle. Car, comme Baudrillard le fait remarquer depuis plusieurs années, il y a de plus en plus d'informations qui circulent, mais de moins en moins de réflexions. (Baudrillard, 1983, p. 95) D'ailleurs l'approche du post-modernisme est très intéressante dans l'étude de la production d'une société de l'immatériel. Reprenant certaines idées des analyses économiques et technologiques, les chantres de la post-modernité font choeur en soutenant que l'on traverse l'espace qui différencie la société marchande - de type capitaliste - et la société de l'immatériel, fondée sur l'échange et la symbolique. Certaines de ces idées sont présentées par des auteurs comme Marc Poster aux États-Unis qui, à la suite de Jean Baudrillard et de Pierre Lévy(13), voit dans l'informatique et la virtualité une nouvelle définition de l'existence humaine et sociale. (Lévy, 1995) Au Québec, les travaux de Ctheory reflètent bien l'aventure de la postmodernité. Ces derniers s'inspirent largement des théories de Jean Baudrillard dans leurs écrits et analyses(14).

Dans la plupart des approches présentées plus haut, la méthodologie demeure problématique. Elle se caractérise plus souvent qu'autrement par un mouvement de déconstruction à l'infini. L'objet déconstruit perd sa capacité d'apparaître de nouveau dans le monde. En somme, poussées à l'extrême, ces analyses détruisent l'objet de leurs préoccupations et éliminent, de manière radicale, toute possibilité de synthèse(15). Certains auteurs vont jusqu'à juger ce courant par l'expression de « Poverty of Postmodernism »(16).
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. »
A. de Tocqueville, (1835-1840) De la démocratie en Amérique in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1992, vol. 2, p. 836-837

Actualisation du concept de société de l’information

On a vu plus haut les trois caractéristiques de la société de l’information tel que les présente Nick Moore dans une publication récente de l’UNESCO. Chez Moore, la société de l'information est caractérisée par le fait que:

1) l'information est utilisée comme une ressource économique; 
2) qu'elle fait l'objet d'une importante utilisation par le grand public et 
3) qu'elle se globalise de plus en plus.
Dans cette section de notre texte, on discutera plus particulièrement des prémisses d’une théorie de la société de l’information en discutant les propositions de Moore. Ce dernier soutient que le développement et l’origine de la société de l’information sont l'effet de deux facteurs : soit, le développement économique à long terme, soit l’évolution technologique comme telle.

Développement économique :

Le développement économique est présenté exactement comme chez Daniel Bell. La société capitaliste serait passée par plusieurs phases de développement qui, une à une, influençaient et caractérisaient une structure de l’occupation des citoyens d’un pays. Ainsi, au départ, nous aurions été une société dont la grande partie des citoyens travaillaient dans le secteur primaire de la production. L’agriculture, la sylviculture et l’industrie minière étaient les trois grands secteurs économiques dans lesquels les hommes travaillaient. En l’espace de quelques années, on verra une modification importante de ce processus de production. La révolution industrielle allait modifier de fond en comble la structure occupationnelle de la main-d’œuvre. Les travailleurs du secteur primaire migreront vers le secteur de la transformation des produits. La manufacture et l’usine seront au cœur de cette nouvelle étape vers l’économie de l’information. Car, Moore insiste sur cela, en même temps que la société industrielle se développe, le secteur tertiaire prend aussi de l'expansion. Ce qui implique que la société de l’information est aussi une société où l’ensemble des personnes quitte les secteurs primaire et secondaire pour venir grossir le secteur des services ou de la connaissance. De plus, le développement de la grande industrie et le développement des nouveaux procédés de production vont engendrer la spécialisation du travail, sa division et sa gestion. La connaissance qui prévalait sur les planchers de l’usine prendra de plus en plus ses origines dans la formation d’ingénieurs de toutes sortes. De l’enseignement technique qu’offraient les entreprises dans un premier temps, on construira bientôt des écoles techniques autonomes, financées par l’État et par l’entreprise dans une moindre mesure. Moore commente ainsi ce phénomène :
À chaque stade de cette progression, la productivité du travail augmente, plus de valeur ajoutée par chaque ouvrier, l’investissement en capitaux s’accroît et l’économie enregistre une hausse. Facteur tout aussi significatif, l’importance relative des différents secteurs économiques se modifie. (…)

Tous les pays de la planète ont subi cette mutation au cours du dernier millénaire. Mais depuis cinquante ans, comme l’ont montré des économistes tels que Fritz Machlup, Marc Uri Porat et Daniel Bell, le tertiaire, ou secteur des services, s’oriente de plus en plus vers le traitement de l’information sous différentes formes. (Moore, 1997, p. 291)

Technologie de l’information

L'importance du développement économique actuel est particulièrement due au développement de la technologie de l’information et des impacts de celle-ci. Moore identifie trois caractéristiques liées au développement de la technologie de l’information :
1. Il s’agit d’une « technologie qui se donne des moyens : elle est applicable à toutes sortes de situations et peut en elle-même contribuer à l’évolution technologique  » (Moore, 1997, p. 291) 

2. «  Ensuite sa capacité a augmenté à un rythme exponentiel depuis une vingtaine d’années, et rien n’indique que ce rythme va ralentir  » (Idem) 

3. Le point le plus important c’est que «  son coût a baissé rapidement au cours de la même période et, là encore, ce phénomène est appelé à durer.  » (Idem) 
On est ici en face d’une vision du progrès économique basée uniquement sur le développement technologique. Jamais dans ces théories ne fait-on mention des répercussions sociales et personnelles de l’implantation de ces nouvelles technologies. Par exemple, personne ne s’intéresse vraiment à l’impact sur le marché de l’emploi. Moore est à ce niveau un cas particulier. 

Emploi et exclusion

La société de l’information cause des changements structuraux que l’on continue d’observer dans les économies de divers pays bouleversent les schémas traditionnels de l’emploi, entraînant dans leur sillage le déplacement géographique, le chômage et la rupture sociale. Dans le monde entier, poursuit-il, la distribution du travail n’a cessé d’évoluer : du secteur primaire vers le secondaire, puis du secondaire vers le tertiaire. A chaque étape, l’investissement de capitaux s’est traduit, en dépit d’une baisse de main-d’œuvre, par une hausse de production. (Moore, 1997, p. 291)
Dans les deux premiers secteurs de la production, les travailleurs ont été remplacés par des outils et des machines. L’automatisation crée la perte de nombreux emplois dans des secteurs comme les banques, les emplois cléricaux de la fonction publique et les emplois liés au classement et à la diffusion de l’information. En plus du manque d’emploi, il se produit des modifications quant à la nature de ceux qui se créent. D’ailleurs, l’auteur propose quelques commentaires sur les comportements douteux et critiquables des employeurs. La précarité d’emploi est un phénomène qui n’est pas récent. La précarité est un quasi synonyme du capitalisme. Mais la théorie de la société de l’information ne lésine pas avec ces « détails ». Sa volonté et sa structure sont la victoire et la réussite. D’ailleurs voici une phrase intéressante : 
« Il s’avère très difficile de définir et de décrire les sociétés de l’information en termes qualitatifs… il est bien malaisé d’aller au-delà de définitions générales telles que « une société de l’information est une société dans laquelle l’information est utilisée intensivement en tant qu’aspect de la vie économique, sociale, culturelle et politique.  » (Moore, 1997, p. 292)
C’est donc dire la difficulté que nous avons à définir cette société. De plus, Moore ne cache pas qu’il est très difficile de définir cette réalité de l’utilisation de l’information. Il propose pour sa part l’idée suivante :
On peut donner une définition du secteur économique de l’information. En gros, il s’agit des entreprises, privées ou publiques, qui créent le contenu informationnel ou la propriété intellectuelle ; de celles qui fournissent les équipements pour livrer l’information aux consommateurs, et de celles qui produisent le matériel et les logiciels qui nous permettent de traiter l’information. Mais il est plus difficile de définir et de mesurer l’activité relative à l’information des entreprises extérieures au secteur de l’information. (Moore, 1997 p. 292)
On voit combien cette définition est à ce point fragile. Elle est descriptive et en même temps abstraite. Le concept même d’information pose problème. En quoi consiste au juste l’information ? Quel est le lien entre information et théorie économique ? Est-ce que l’information est créatrice de valeur ajoutée ou seulement un élément négatif dans le cycle du capital, c'est-à-dire contre productif ? 
À titre d'exemple, le Gouvernement du Québec vient tout juste de publier une nouvelle politique sur l'autoroute de l'information. Dans Agir autrement (Gouvernement du Québec, 1998) on propose une vision positive de la société de l'information, laquelle n'est pas une lubie. 
La société de l'information et l'économie du savoir ne sont pas des constructions de l'esprit et ne se réduisent pas à cet univers de l'éphémère et du virtuel dont les médias donnent parfois l'image. À court terme, c'est dans cette nouvelle économie que se concentreront la majorité des investissements productifs, la plupart des échanges de services et la majeur partie des emplois. À l'instar de plusieurs pays, le Québec doit donc adopter rapidement une stratégie pour accélérer la transition vers cette nouvelle économie et appuyer le développement de l'emploi. Il en va de la compétitivité globale des entreprises québécoises. (Gouvernement du Québec, 1998, p. 49)
Cette définition n'implique pas de manière immédiate un questionnement sur les formes que prendront ce « développement de l'emploi » et cette « compétitivité globale des entreprises ». Comme le dit bien Dominique Méda parlant du travail dans la société des économies marchandes:
le travail est au cœur du processus: moyen d'aménagement de la nature, il est le nouvel organisateur des rapports sociaux. (MÉDA, 1995, p. 159)
La compétition devient processus et nouvel organisateur des rapports sociaux. Jamais n’avons-nous autant entendu parler de compétitivité et de concurrence. On revient presque à un discours propre à la propagande contre l'ennemi, lorsqu'en période de guerre on utilisait les médias pour « informer » le peuple des actions des alliés ou des ennemis. La théorie sociale n'est plus ici qu'un facteur, qu'une équation dans de savants calculs techniciens. Comme le conceptualisaient Adorno et Horkheimer dans les années immédiates de l'après-guerre, parlant justement de cette raison technicienne:
Sur la voie qui les conduit vers la science moderne, les hommes renoncent au sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité. […] La logique formelle fut la grande école de l'unification. Elle offrait aux partisans de la Raison le schéma suivant lequel le monde pouvait être l'objet d'un calcul. (Adorno et Horkheimer, 1974, p. 23 et p. 25)
On voit ainsi un discours prendre de plus en plus la forme d'une idéologie. Le monde comme calcul, c'est aussi le monde comme explosion de sens et de signification. L'irrationalisme n'est pas loin, le totalitarisme non plus.
D’autres problèmes apparaissent concernant la définition de la notion d’information : ceux du contrôle de l’information. L’internationalisation et la mondialisation forcent le théoricien à circonscrire une situation en plein bouleversement. Cette mondialisation n’est pas non plus sans remettre en cause certaines idées sur le développement économique et les laissés pour compte des pays développés : l’immigration chômeuse, les exclus qui grandissent de plus en plus, le monde de l’itinérance et les personnes dont le manque de formation scolaire fait en sorte qu'elles doivent soit se recycler ou se retirer formellement du marché du travail. Mais autant les tenants de la société de l'information que ceux de l'autoroute de l'information préfèrent ignorer ces variables.

L’émergence de la société de l’information

Le secteur de l’information est composé de trois domaines : l’industrie du contenu informationnel, l’industrie de la diffusion de l’information et l’industrie du traitement de l’information.
Le premier domaine, l’industrie du contenu informationnel, se définit comme l’industrie de la production des biens de propriété intellectuelle. On inclut dans ce champ les artistes de toutes catégories, écrivains, scénaristes, compositeurs, etc. Ce secteur est largement caractérisé par le rôle de l’État et des gouvernements. Ce sont ces institutions qui votent les lois, qui gèrent les droits d’auteurs et les brevets.
Le deuxième domaine est celui de la diffusion de l’information. Le livre sans le libraire, c’est un peu comme le papier sans l’encre. Mais il y a davantage que la simple circulation des produits culturels. La multiplication des réseaux de distribution, les autoroutes de l’information et l’industrie de la radio et de la télévision sont maintenant au centre de cette tornade de l’information.
Mais c’est dans le traitement de l’information que les changements se font les plus importants. Ce troisième domaine de la société de l’information est celui qui se développe le plus actuellement. Nous parlons ici de l’informatique et des télécommunications. Tout le monde est conscient de ce phénomène. L’informatique et les NTI sont à elles seules, un moteur important de ce développement. 
Malgré cette émergence, un problème se pose encore. C’est celui des professions reliées à ces révolutions. Quel est l’impact de ce changement dans l’occupation des travailleurs sur le marché de l’emploi ? On sait que l’informatique est un domaine où l’emploi est au mieux. En Amérique du Nord, le développement des emplois reliés à cette industrie est grand. Mais si on exclut le secteur de l’informatique, on est un peu sceptique face à cette idée d’un grand développement de l’emploi relié à ce secteur. Il est pourtant clair que l’emploi dans les domaines de la communication (le journalisme par exemple), du traitement documentaire (les bibliothécaires et les archivistes) et des médias est plutôt rare. On ne peut pas dire qu’il y a ici révolution. Comme on le verra plus loin, les professions liées au secteur de l'information, ne sont pas aussi en progrès que les gouvernements et les organismes para-gouvernementaux se plaisent à le dire. Ainsi:
Manuel Castells constate la raréfaction du travail industriel (à la chaîne ou tayloriste), mais seulement dans les pays de l'OCDE, alors que ce type d'emploi augmente « rapidement dans les pays en voie de développement, avec un solde largement positif au niveau mondial. (Marongiu, 1998).
Mondialisation et développement inégal ne sont pas des concepts nouveaux. Le développement de société dans lequel le tertiaire domine peut être présenté comme un effet ancien du développement de la société marchande. Ceci est représenté depuis longtemps par le concept de la nouvelle division du travail au niveau international. Ce point de vue permet de mettre en situation un discours propre à des mouvements idéologiques précis. C’est cette situation que nous analyserons partiellement dans les pages qui suivent. On s’attardera surtout à la question des bibliothécaires comme professionnels dans le monde moderne. Mais auparavant il faut présenter l'influence qu'a eu la théorie de la communication de Shannon dans le développement du paradigme de la société de l'information.
« La communication, parallèlement au développement des techniques, va prendre une place de plus en plus importante dans les sciences, les discours intellectuels et la littérature, et, pour finir, dans la culture. [Il y a quatre grandes voies de l'influence intellectuelle dans la communication. R.C.] La première passe par l'influence de la nouvelle notion de communication dans un certain nombre de champs disciplinaires qui se renouvelleront partiellement de ce fait. La notion de communication y acquiert sa légitimité. La deuxième voie est celle de la littérature de vulgarisation qui consacrera une place importante à cette nouvelle problématique, et cela de façon constante jusqu'à aujourd'hui. La troisième voie est celle du noyau dur de la littérature de science-fiction, dont l'influence a été et est encore très importante dans certains milieux et particulièrement celui des ingénieurs dans le domaine des nouvelles technologies. Cette littérature, loin d'être marginale, a largement contribué à la formation de l'imaginaire de notre modernité. La quatrième voie enfin est celle des essayistes, sociologues, futurologues, qui décrivent, en tentant de les anticiper, les grandes évolutions sociales. Il seront les propagateurs infatigables de la nouvelle utopie. Petit à petit, grâce à eux, l'association entre le futur et la communication va sembler devenir naturelle. »
Philippe Breton, L'utopie de la communication. Le mythe du «village planétaire». Paris, La Découverte, coll. Essais, 1995, p. 109.

La théorie de la communication de Claude Elwood Shannon

Dans le domaine de la bibliothéconomie, une théorie allait donner naissance à tout un mouvement de pensées et de travaux: c'est la théorie de la communication de Claude E. Shannon. D'entrée de jeu définissons les termes et corrigeons les erreurs classiques concernant cette théorie.
Premièrement, il est clair que Shannon n'a jamais parlé de théorie de l'information. Sa théorie porte bien le nom de théorie de la communication (Shannon, 1948 et 1949). La communication est définie de diverses manières. Dans son sens de liaison ou de rapport, la communication est « le fait de communiquer, d'établir une relation ou un rapport avec quelqu'un ». La communication a aussi trouvé une définition dans la cybernétique:
 « Toute relation dynamique qui intervient dans un fonctionnement »; de plus, la communication a aussi un sens d'information ou de diffusion : le résultat de l'« action de communiquer quelque chose à quelqu'un ». Dans un sens, qui nous préoccupe peu, il y a la chose que l'on communique : une nouvelle, un avis, une note ou un message. Finalement, il y a le sens le plus près de notre argumentation, c'est l'idée de transmission, de circulation ou de transport. Ainsi, pour ce qui est de la transmission, on entend « moyen technique par lequel des personnes communiquent; message qu'elles transmettent ». Alors que par circulation ou transport on parle de « ce qui permet de communiquer; passage d'un lieu à un autre. » (Le Petit Robert, 1988, p. 346; Le Nouveau Petit Robert, 1993 p. 417)
Pour ce qui est du concept d'information, on trouve dans Le Nouveau Petit Robert des définitions qui se rapportent à celle de communication. On retrouve dans ce dictionnaire le même flottement que dans les diverses publications du domaine des sciences de l'information dans son sens large (informatique, science, biologie, bibliothéconomie…). Ainsi trois grandes familles de sens sont données pour « information ». 
1. En droit, on parle d'information comme l'« ensemble des actes qui tendent à établir la preuve d'une infraction et à en découvrir les auteurs »(Le Nouveau Petit Robert, 1993, p. 1172) 

2. Dans un sens courant, on parlera de «renseignements sur quelqu'un [ou] sur quelque chose… d'une action de s'informer, de prendre des renseignements… ou d'un fait ou jugement qu'on porte à la connaissance d'une personne, d'un public à l'aide de mots, de sons ou d'images…» et, plus globalement, « l'action d'informer l'opinion sur la vie publique, les événements récents ». Dans ce dernier cas on parle encore de communication.

3. Au niveau scientifique la définition d'information prend une tournure plus spécifique. Ainsi l'information serait un « élément ou système pouvant être transmis par un signal ou une combinaison de signaux (-> message), appartenant à un répertoire fini; ce qui est transmis (objet de connaissance, de mémoire). Théorie de l'information. Bruit masquant l'information. Information et redondance. Traitement de l'information. => cybernétique, informatique; donnée. Unité d'information => bit, byte. » (Le Nouveau Petit Robert, 1993, p. 1172) 
4. Au niveau de la génétique on parle d'information génétique lorsqu'il est question des « caractères héréditaires transmis par les gènes. » (Idem
Dans ces quelques définitions, il est clair qu'il faut exclure quelques significations. Tout ce qui concerne l'information dans le sens de nouvelles, d'enquêtes, de renseignements sur une personne, comme état de relations entre personnes sont à rejeter. Par contre, deux thèmes sont à retenir. Premièrement, il faut maintenir les définitions de la communication comme « action de communiquer » dont le sens implique l'information de quelque chose à quelqu'un. C'est le concept de communication comme « moyen technique par lequel des personnes communiquent » qui est le second sens du terme communication qu'il faut conserver. Du côté de l'information, on conservera aussi deux thèmes. Le premier signifie « action d'informer l'opinion sur la vie publique, les événements récents ». Finalement c'est le sens scientifique propre à la cybernétique et à l'informatique qu'il est primordial de conserver. Dans ce dernier sens on parlera de « élément ou système pouvant être transmis par un signal ou une combinaison de signaux ».
Il est difficile, dans un premier temps, de bien définir ce qu’est la distinction entre communication et information. Pour notre part c’est en retraçant l’évolution de la notion de communication (dans le sens de Shannon) que nous croyons retracer une première définition. Par la suite, il faudra expliquer pourquoi les deux notions ont toujours été mêlées dans les idées de la cybernétique, et par la suite, dans l’utilisation des deux concepts comme étant de simples synonymes interchangeables. 

Trois moments de développement de la théorie de la communication

La première théorisation d’une théorie quantifiable de l’information provient du chercheur Ronald A. Fisher fondateur de la statistique mathématique. C’est à l’intérieur de sa théorie des probabilités et des échantillons que l’on trouve une théorisation de l’information. 
Partant de cette hypothèse, Fisher définit techniquement l’information comme la valeur moyenne du carré de la dérivée du logarithme de la loi de la probabilité étudiée. La célèbre inégalité de Cramer permet alors de montrer que la valeur d’une telle information est proportionnelle à la faible variabilité – c’est-à-dire au fort degré de certitude – des conclusions qu’elle permet de tirer. Cette idée, qui est à la racine de toute la théorie de l’estimation et de l’inférence statistique, est exactement celle que l’on retrouvera vingt ans plus tard chez Shannon, exprimée cette fois en des termes non plus statistiques mais probabilistes. (Dion, 1997, p. 21)
Ce premier moment est simultanément renforcé par un second, concernant les recherches sur « l’amélioration de la vitesse de transmission des signaux sur les lignes de télégraphe » par Nyquist et Hartley.
C’est donc Hartley qui propose la première formule faisant apparaître une mesure mathématique de la quantité d’information, définie comme étant égale à n.log s, n désignant le nombre de signes du message et s le nombre de signes de l’alphabet utilisé. (Dion, 1997, p. 22)
Nous sommes donc en face d’une théorisation formelle de la théorie de l’information, mais il faut attendre une vingtaine d’années pour que cette théorie trouve son expression dans les études de Shannon et de Weaver. Ce troisième moment est important dans l’histoire de la bibliothéconomie et des sciences de l’information. Elle est au centre du paradigme qui prendra, plusieurs années plus tard, le champ de la théorie de l’information.

Shannon remet en cause l'usage de sa conception

Shannon propose dans une revue interne des Bell Laboratories une théorie de la communication qui est propre à l’émission et à la réception d’un message. Shannon construira une modélisation et une quantification statistique de la communication réussie, donc la réalisation avec succès du passage d’une information sur quelque chose vers quelqu’un. Shannon construit une théorie mathématique de la communication de l’information. C’est d’ailleurs ce qui fera dire à Shannon que :
La théorie de l’information est devenue, au cours de ces dernières années une sorte de «bandwagon scientifique». Au départ instrument technique pour l'ingénieur des télécommunications, elle a reçu une publicité extraordinaire tant dans la littérature scientifique qu’auprès du grand public. Cela est dû en partie aux liens existant avec des domaines à la mode tels que les machines à calculer, la cybernétique, l’automatique, et en partie à la nouveauté du sujet. Par voie de conséquence, il est probable qu’on lui a accordé une importance démesurée par rapport à ses applications effectives. (Lancry, 1982, pp. 53-54) 
Dion argumente en affirmant que la théorie de la communication de Shannon sera reprise dans une foule de domaines tel la psychologie, la linguistique, la biologie, la physique, l’économie politique mais surtout dans les théories de l’organisation, donc de la cybernétique (Weiner). Et Shannon de déclarer que :
Bien qu’un tel phénomène soit bien sûr agréable et flatteur pour ceux d’entre nous qui travaillent dans cette voie, il présente un risque certain : alors que nous pensons que la théorie de l’information est un instrument valable éclairant la nature des problèmes de communication sur un plan fondamental, et que de ce fait elle devrait continuer de se développer, elle n’est certainement pas la panacée pour l’ingénieur des télécommunications, ni certainement pour aucun autre.

On ne peut percer que quelques secrets de la nature différents à la fois, et il se pourrait bien que notre célébrité un peu artificielle s’efface fort rapidement une fois qu’on aura pris conscience du fait que les mots « information », « entropie » ou « redondance » ne suffisent pas à résoudre tous nos problèmes.


La théorie de l’information est survendue (oversold), dit encore Shannon, qui semble regretter au passage qu’on parle trop de cette théorie pour n’en faire au bout du compte qu’une utilisation superficielle. (Dion, 1997, pp. 39-40)
Ces définitions de communication ou d'information sont librement utilisées dans les différentes analyses. D’autres commentateurs iront plus loin. Comme McKay qui, prenant la défense de Shannon, écrira :
Shannon n’a jamais défini un concept d’information ; il a nié explicitement que ce concept était information. Ce serait beaucoup plus clair, je crois, si nous appelions la mesure de Shannon « imprévisibilité » plutôt qu’ «information ». (Cité dans Dion, 1997, p. 38)
Un autre commentateur écrira un jugement très sévère sur cette mode, car en théorie de l'information :
On crée des théories, on se sert de théories, on se leurre de mots parce que précisément on ne veut pas prendre conscience de l’abîme d’ignorance devant lequel on se trouve et on jongle avec des mots dans l’espoir de dissiper cette ignorance. (Thom, 1975, p. 10)
Ces quelques jugements sont très importants pour notre démarche(17). L’un des objectifs que nous poursuivons ici est de démontrer que la théorie de la communication de Shannon est presque un non-sens dans son utilisation comme paradigme dans la théorie de la bibliothéconomie. En somme, elle est un construit statistique qui décrit un cheminement de communication particulier. Il s’agit de voir comment on peut mesurer la quantité d’information qui peut circuler d’un emplacement à un autre, c’est-à-dire d’une source à un destinataire. Voici le schéma de multiples fois présenté de Shannon : 

Schéma fondamental d’une théorie mathématique de la communication
(paradigme de Shannon)

Perturbations (sources de bruit)
 
Message émis
Message reçu
Sources =>
Canal =>
Destinata


Deux théories permettent de comprendre l’idée de la théorie de la communication de Shannon : la première idée est celle de la quantité d’information et la seconde est la notion d’entropie. L’information est l’antonyme d’entropie. Plus il y a d’information, moins il y a d’entropie. Le schéma que l’on présente ici est descriptif. Ce qui est plus important, c’est la précision de la capacité de transport du canal de transmission ainsi défini, et, à cette fin, elle utilise une définition quantifiée de la notion d’information. Or c’est de là que jaillit toute sa puissance, bien qu’on puisse encore une fois souligner le caractère extrêmement réducteur de cette démarche, qui conduit à évacuer l’ensemble des problèmes de signification dans la problématique de la transcription des messages. (Dion, 1997, p. 54-55)
Une information est donc un ensemble défini d’événements possibles. La probabilité qu’un message ou une information passe d’une source à un destinataire est alors calculée selon la quantité d’information qui réussit le passage d’un point à un autre. Il s’agit donc d’un processus de communication. Je donne une pièce de vingt-cinq cents de ma main à mon garçon et une pièce de dix sous à sa sœur. La source est ma main et le destinataire mes enfants, donc le canal est nos mains. La communication est réelle seulement si mes enfants ont effectivement la pièce de vingt-cinq cents et celle de dix cents dans leurs mains. Ainsi «quand on dispose de deux informations indépendantes, la quantité d’information totale est égale, grâce au logarithme, à la somme arithmétique de deux quantités calculées indépendamment » (Dion, 1997, p. 55). La probabilité d’erreur dans cette communication est presque nulle car je connais bien les destinataires, je ne me tromperai pas sur quelque chose qui me tient tant à cœur, c’est-à-dire donner à mes enfants des cents pour qu’ils puissent acheter des friandises. Mais la situation est différente si je ne connais pas l’ensemble du processus impliqué dans l’émission d’une information. C’est alors que la réception du message doit être connue pour qu’il soit considéré comme complet.
C’est ici que le concept d’entropie doit être bien saisi, car il est aussi important que la quantité d’information transférée. Le concept d’entropie provint de la physique, de la thermodynamique pour être plus précis. Ce concept est très important. La quantité d’information est un concept statique « qui permet de jauger une situation finalisée, une production, un résultat. » (Dion, 1997, p. 64)

Dans le cas de notre exemple, une réalité connue et maîtrisable. « Face à un événement (une information) donné, la formule de la quantité d’information propose une échelle de mesure. Mais cette mesure ne dit pas comment évaluer le potentiel informationnel d’une situation avant l’apparition de l’événement. » (Dion, 1997, p. 64)
Une situation donnée peut avoir plusieurs possibilités. Dans l'exemple mes enfants, ils se sont très bien comportés. Ils ne se sont pas chicanés, ils ont bien réagi. Mais, j’ai oublié de vous dire que mon épouse n’était pas d'accord. Elle trouvait que j’étais un peu avare. Elle me dit : « 10 et 25 cents, que veux-tu qu’ils s’achètent avec ça ? » Ouf ! Ça c’est de l’entropie. Je me suis aperçu de la « probabilité d’intervention » de mon épouse. L’entropie est le potentiel d’information d’une information. L’entropie, c’est la quantité de possibilités d’un événement ou d’une information de trouver sa réalisation en étant captée par le récepteur. L’entropie est la quantité des virtualités d’un événement ou d’une chose ; elle est ce qui est constant dans le processus vers l’information et sa réalisation communicationnelle. Une chaise est un concept. Car la chaise dans mon bureau n’est pas du tout la même chose que la chaise dans ma salle à manger. Le concept de chaise est une information, son entropie se compose de toutes les chaises possibles et imaginables. Donc ici, la chaise est l’entropie, c'est ce qu’il y a de permanent dans l’identification propre à la chaise spécifique. L’entropie est une mesure mathématique visant à mesurer la quantité d’information. 
Une information étant un mouvement qui, tant que le contexte ne change pas, réduit l’incertitude, le contexte doit pour sa part être imaginé comme un réservoir d’incertitude. Un contexte fortement néguentropique est un contexte dans lequel les hypothèses sont nombreuses. (…)
Aussi, évoquer l’entropie d’un message (ce qui est courant) est une forme d’abus de langage. En réalité, un message véhicule une certaine quantité d’information définie qui réduit la néguentropie du contexte. (Dion, 1997, p. 111)
Un problème alors se pose dans le contexte de l’entropie. On sait que les questions que se pose l'humanité ouvrent plus de nouvelles pistes de recherche qu’elles n’en résolvent. Ce phénomène, ce caractère ouvert, écrit Dion, « rend d’ailleurs la théorie de l’information contestable quand on recherche à l’appliquer à des problèmes trop généraux, dont le cadre de référence est insuffisamment délimité. » (Dion, 1997, p. 112)
Ainsi l’information est la réduction de l’incertitude. La communication serait alors la réalisation et la cristallisation de la connaissance. Chaque connaissance est la résolution de l’incertitude et d’un questionnement. L’ensemble des connaissances est le savoir.
En conclusion, nous sommes tentés de dire à la suite de Thayer que l’on « oublie souvent que Claude Shannon et Norbert Wiener ont autrefois démenti spécifiquement que leur théorie soit pertinente quant à l'analyse et au processus concret de la communication humaine. On oublie que Shannon pensait principalement à la transmission et à l’acquisition de signaux électroniques ». (Sfez, 1992, p. 116)
D'autres définitions tentent de donner un autre sens à l'idée d'information :
Some individuals equate information with meaning (Miller, 1987). Hearing a statement is not enought to make an event an informative act; its meaning must be perceived to make the statement informative. Arguing againt this approach, Bar-Hillel points out that «it is psychologically almost impossible not to make the shift from the one sense of information… i.e. information = signant sequence, to the other sense, information = what is expressed by the signal sequences. (Losee, 1996, p. 255).
Dans cette approche, la question de l'information n'est pas seulement une question de communication d'un point à l'autre. Il faut donc s'interroger sur le rôle de la signification (meaning). Et cette position nous entraîne dans un tout autre débat sur l'intersubjectivité du phénomène de la communication, donc de l'interaction et de la subjectivité. Mais résumons rapidement ici ce phénomène. Comme l'ajoute Losee: 
In an approach similar to defening information as meaning, information is often understood in terms of knowledge that is transmitted to a sentient being. For exemple, Peters (1988) defines information as «knowledge with human body taken out of it». Similarly, information may be understood as «that with occurs within the mind upon the absorbtion of a message (Pratt, 1982). (Losee, 1996, p. 255)
Ces diverses conceptions du concept d'information obligent ses utilisateurs à deux comportements opposés. Premièrement, soit que l'on demeure du côté de l'analyse formelle de la communication comme des entités floues, des valeurs quantitatives ou, si l'on veut, une forme qui implique que lorsque x est diffusé, y est plus que x. Donc une information communiquée est plus que ce qui est communiqué. Ainsi l'économie de l'information peut être ici saisie comme une valeur ajoutée, un plus à la fin que l'on ne trouve pas au début. Mais c'est cette position qui pose problème. 
Deuxièmement, si l'information est la transmission d'un message qui prend de la valeur, cette valeur ne peut être prise à vide. C'est justement la signification que l'on donne à une information qui fait d'elle une valeur supplémentaire, ou une valeur peu importante pour celui qui reçoit le message. Si l'on désire parler de valeur ajoutée, nous sommes obligés de discuter des phénomènes de perception et de connaissance. Donc la communication d'un signe doit, dans un premier temps, être perçu, et en l'étant, il devient connaissance. Car la connaissance c'est comme l'exprime l'International Encyclopedia of Information and Library Science:
Knowledge is information evaluated and organized in the humain mind so that it can be used purposefully. (Feather et Sturges, 1997, p. 240)
La reprise du concept de la théorie de la communication de Shannon par la bibliothéconomie est centrale dans l’analyse de l’avenir de la profession et de la supposée société de l’information.
C’est à travers les travaux de l’ASIS (American Society for Information Science)(18) que l’idée d’une théorie de l’information a fait son chemin dans la bibliothéconomie. Mais avant d’arriver à ce constat, on tentera dans les prochaines pages de tracer les contours de la profession de bibliothécaire depuis son apparition formelle au début du XXe siècle.
« L'ordre professionnel et, de proche en proche, tout l'ordre social, paraît fondé sur un ordre des «compétences» ou, pire, des «intelligences». Plus peut-être que les manipulations techniciennes des rapports de travail et les stratégies spécialement aménagées en vue d'obtenir la soumission et l'obéissance qui font l'objet d'une attention incessante et d'une réinvention permanente, plus que l'énorme investissement en personnel, en temps, en recherche et en travail que suppose l'invention continue de nouvelles normes de gestion de la main-d'œuvre et de nouvelles techniques de commandement, c'est la croyance dans la hiérarchie des compétences scolairement garanties qui fonde l'ordre et la discipline dans l'entreprise privée et aussi, de plus en plus, dans la fonction publique: obligés de se penser par rapport à la grande noblesse d'école, vouée aux tâches de commandement, et à la petite noblesse des employés et des techniciens cantonnés dans les tâches d'exécution et toujours en sursis, parce que toujours obligés de faire leurs preuves, les travailleurs condamnés à la précarité et à l'insécurité d'un emploi sans cesse suspendu et menacés de relégation dans l'indignité du chômage ne peuvent concevoir qu'une image désenchantée et d'eux-mêmes en tant qu'individus, et de leur groupe; autrefois objet de fierté, enraciné dans des traditions et fort de tout un héritage technique et politique, le groupe ouvrier, si tant est qu'il existe encore en tant que tel, est voué à la démoralisation, à la dévalorisation et à la désillusion politique, qui s'exprime dans la crise du militantisme ou, pire, dans le ralliement désespéré aux thèses de l'extrémisme fascistoïde».
Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale, Paris, Liber, Raison d'agir, 1998, pp. 113-114.

Définition du rôle de bibliothécaire par rapport au changement technique

Quel est le rôle du bibliothécaire dans la société actuelle ? Il est toujours difficile de situer le bibliothécaire dans l’ensemble des professions. Ces difficultés reposent 1) sur la comparaison et les rapports qu’entretiennent les professions envers elles-mêmes, comme corps ou ordre, 2) sur la reconnaissance autant sociale que politique de leurs responsabilités et exigences, et, finalement 3) sur la part importante que ces professions ont acquise avec le temps, dans le champ de la connaissance, champ presque jamais remis en cause ou contesté par une autre profession. Bien sûr, c’est le résultat d’un long processus historique marqué par une lutte intense entre les corps de métiers différents.
Dans cette partie on s’interrogera sur quelques questions. Face à un marché du travail en crise, comment peut-on faire de la profession de bibliothécaire une profession caractérisée par une fonction reconnue quant à son rôle social ? Comment peut-on reconnaître dans la profession de bibliothécaire son faire-valoir, ainsi que la croyance partagée à l’interne de la profession, mais aussi à l’externe, de la valeur sociale, et de la nécessité structurelle d’individus disposant d’un corpus de connaissances données ?
Les professions se caractérisent par certains éléments constitutifs. Dans les relations de travail, le contrat fixe un rapport typique quant aux normes de formation, de recrutement et de promotion (Paradeise, 1988) Il est possible de formuler que dans ce premier élément, le contrat, on retrouve les diplômes et les conditions menant à l’accès de la profession et à l’utilisation du titre. Un deuxième élément concerne l’activité professionnelle. Ainsi la coutume caractérise les rapports entre la pratique professionnelle et les clientèles. Le lieu de travail, le fait que la société se soit octroyée des moyens comme les bibliothèques, caractérisent cet élément. Sans bibliothèque, lieu où l'on retrouve des documents, il n’y aurait pas de coutume professionnelle. Enfin il faut que cette pratique trouve une reconnaissance globale quant à son statut juridique. Il s’agit bien ici de la loi qui institue les relations de travail, c’est-à-dire un cadre juridique précis qui définit et circonscrit des rôles de citoyenneté et de profession dans les sociétés.
Ces développements n’ont jamais été simples. La profession quelle qu’elle soit n’apparaît pas d’un coup et surtout elle n’apparaît pas sans créer de la confusion. Dans un premier temps, les professions se sont presque toujours définies par l’exclusion. Exclusion en regard au sexe(19), exclusion par rapport à la formation, et exclusion par rapport à l’utilisation de connaissances et de techniques non reconnues ou particulières. La profession est définie par des éléments de contraintes à la fidélité (Paradeise, 1988) et par le développement d’un argument logique qui constitue l’apport aux connaissances d’une époque. Par la suite, le phénomène prend une autre forme. En fait, l’État tente, par son souci de protection du public, de constituer et de regrouper les professionnels en ordres (anciennes corporations professionnelles). Cette histoire caractérise tout le XIXe siècle, car c’est à ce moment que la plupart des professions se sont constituées et ont été reconnues par l’État. En parallèle c’est aussi à ce moment que s'est cristallisée la reconnaissance des syndicats qui dans un premier temps étaient des syndicats de métier, dont le but était la protection et la défense des intérêts de leurs membres. On en est d’ailleurs rendu aujourd’hui à reconvertir en « métier » la profession de bibliothécaire, comme en fait foi le Bulletin des bibliothèques de France de janvier et février 1998 par exemple.
Avant d’entrer dans le cœur du sujet, il serait important de noter que la révolution industrielle a entraîné des modifications importantes dans l’évolution que connaissait la mise en place des ordres professionnels. Du côté des métiers traditionnels, le syndicalisme de métier, dans un premier temps, et le syndicalisme d’usine, ensuite, visaient la protection d’acquis en danger de disparition (conditions de travail, salaires, prestige, etc.). Pour ce qui était des professions en devenir, les professions libérales dans le cas qui nous importe ici, le regroupement en association visait surtout à satisfaire l’exigence de circonscrire un corpus de connaissances et de pratiques en les organisant et en leur donnant une structure globale. Cette rationalisation, pour reprendre les termes de Max Weber, portait en elle le rêve d’une pratique rationnelle (Colliot-Thélène, 1992). En réalité, les professions libérales se sont structurées en pratiquant l’exclusion. Dans les métiers traditionnels, le savoir se transmettait par une stratégie d’héritage : par le compagnonnage, l’apprentissage et la transmission directe de la connaissance. Pour ce qui est des professions libérales, l’héritage correspondait à une transmission des connaissances par le truchement des écoles, des écoles techniques et des universités. En somme, la coupure entre le travail manuel et le travail intellectuel fixera le mode de socialisation des personnes. Les relations du travail, appelées maintenant relations professionnelles, sont devenues le nid des pratiques techniques propres à la société technicienne(20)
Ainsi la profession de bibliothécaire a une longue histoire. Mais ce sera à la fin du XIXe siècle que la profession prendra forme avec les efforts de Melvil Dewey, entre autres. Il est reconnu que Dewey est au centre des premiers moments de la normalisation des pratiques, des systèmes de classification et d’une défense de la profession comme telle. L’American Library Association est fondée en 1876. L’année suivante, est instituée la première école de bibliothéconomie (1887) à l’Université Columbia, à New York, sous l’impulsion de Dewey.
 
Par contre, ce dernier énonçait des idées que l’on associe maintenant à la crise de la profession. Dans une texte publié dans Daeladus, Kenneth E. Carpenter, notait :
Even Melvil Dewey suggested, in 1886, that libraries ought not necessarily to be under the control of trained librarians. In an address before the Association of Collegiate Alumnae, he stated:

The great element of success [for a library] is the earnest moving spirit which supplies to the institution its life. This should be the librarian, though often the one who bears that name is little more than a clerk and the real librarian will be found among the active members of the trustees or the committee, or possibly not officially connected with the library.
It is understandable that what Dewey described was often the case at a time when librarianship was just emerging as a field of work requiring special preparation. But why today are non-librarians chosen to lead these great libraries? Specifically, why do the directorships go to scholars in the traditional academic disciplines? Or, these questions could better be phrased, «Why are there no librarians deemed to be appropriate to lead these institutions?» That there are none is a symptom of a malaise in librarianship.(21)
On remarque ici que cet auteur maintient que cette situation était à l’époque possible. Par contre, il poursuit son texte et commente en disant qu’il s’agit d’un des problèmes des bibliothèques actuelles, cent ans plus tard, c’est-à-dire d'être dirigées par des personnes qui ne sont pas bibliothécaires.
Dans une présentation faite en 1995, Blaise Cronin, directeur de la School of Library and Information Science de l’Université d’Indiana, énonçait une liste de symptômes révélateurs de la crise secouant la bibliothéconomie :
Fundamentalism, inertia, resistance to change, fetishism, inbreeding, feminization, censorship, social activism, clutching at straws, and intimations of xenophobia constitute the principal elements in a dispiritingly self-critical catalog of what is awry in the LIS [Library and Information Science] field. (Cronin, 1995, p. 55)
Selon Cronin la pratique de la bibliothéconomie est bien malade. Elle est dans une crise profonde. Cette crise est habituellement présentée chez nos voisins du sud comme étant le résultat de la situation particulière de la profession qui est une profession féminine. Comme les femmes ont toujours occupé des emplois dévalorisés, cette situation est un fait objectif. D’ailleurs, c’est le cas au Québec aussi, une double structure prévaut : les hommes bibliothécaires ont historiquement eu accès aux postes de direction, tandis que les femmes ne pouvaient accéder aux postes de gestion ou de direction. De plus le fait que la société donne plus d’importance à la recherche pure (connaissances et savoir) qu’à la diffusion de ces dernières. n’a pu avoir que des effets négatifs pour la profession(22).
Plusieurs articles de revue, des associations représentatives de la profession, se sont longuement attardés à cette question touchant la profession. Dans les quinze dernières années on a toujours exposé longuement la légitimation de ces modifications de programme. (Lajeunesse, 1987; Lajeunesse et Bertrand-Castaldy,1990) Ces bilans proviennent des professeurs de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal.
Dans un article publié en 1992 dans Argus, Réjean Savard posait quelques bonnes questions. D’entrée de jeu, il affirmait que l’on vit « maintenant dans ce qu’il est convenu d’appeler la société de l’information. » (Savard, 1992, p. 9) Mais aussitôt il s'interrogeait sur l’avenir de la profession de bibliothécaire. Comment peut-on vivre dans une société de l’information et s'interroger du même coup sur la profession de ceux qui classifient, choisissent et distribuent l’information? Finalement, le questionnement de Savard est simple : comment, dans une société de l’information, l’une des principales professions de cette société post-industrielle connaîtrait-elle une baisse d’importance en tant que profession puisque ces dernières, selon Daniel Bell, devraient connaître une évolution constante? Réjean Savard présente dans ce texte une vision « réaliste ». Sans reprendre l’ensemble de l’argumentation, en voici les grandes lignes.
Dans une première partie de son texte, Savard interroge les rapports entre la bibliothéconomie et les nouvelles technologies. Il présente une perception de la profession de bibliothécaire à travers l’optique d’une neutralité de la technologie. Le mariage entre les deux en est un de raison. Savard, par contre, soulève bien la qualité de la formation et la préparation adéquate des futurs diplômés au marché du travail. Chose intéressante, il soutient que les bibliothécaires ne connaissent pas de problèmes particuliers avec ces nouvelles technologies. Il croit que le problème est ailleurs(23). Il écrit :
…les bibliothécaires souffrent d’une perpétuelle crise d’identité, que les nouvelles technologies, il est vrai, ont sans doute accentuée.
Cette crise d’identité pourrait probablement prendre sa source dans un « problème d’aliénation », au sens philosophique du terme, problème dont auraient été victimes les bibliothécaires il y a longtemps. Par aliénation, nous entendons une déviation de la mission originale du bibliothécaire dans la société. (Savard, 1992, pp. 10-11)
Il propose que cette aliénation est d'abord une rupture entre le mandat du bibliothécaire d’être l’intermédiaire entre « les individus ayant un besoin d’information, et l’information comme telle » (Idem, p. 11) Pour Savard, le bibliothécaire avait au Moyen-Âge un rôle d’érudit dans la gestion et l’accès à l’information. C'est à l’arrivée de l’imprimerie qu’une révolution se fera sentir. Les bibliothécaires se sont alors transformés : de gestionnaires de l’information ils sont devenus gestionnaires du livre. Car le bibliothécaire est devenu un gestionnaire du contenant et non plus du contenu. C’est là que le bibliothécaire se serait « aliéné » « en s’attachant au support qui servait au transfert, plutôt qu’en maintenant son objectif de départ qui était de satisfaire l’usager. » (Idem. p. 11) S’appuyant sur un texte de Charles Curran, Savard indique que les bibliothécaires sont obligés maintenant de choisir entre être « de simples portiers au temple de la connaissance » alors qu’ils pourraient être « les grands prêtres d’une nouvelle religion». Et il ajoute que le temps est venu de choisir entre les deux modèles. » (Idem, p. 11)
Savard par la suite présente certains auteurs américains qui proposent des conclusions semblables : le bibliothécaire doit choisir entre disparaître ou devenir un acteur important dans la société de l’information. Il hésite à conclure à une nouvelle crise d’identification, d’aliénation dit-il, du bibliothécaire avec ses outils de travail que sont le document et les nouvelles technologies. Il écrit :

En tant que groupe professionnel, les bibliothécaires sont attachés à un certain nombre de valeurs qui leur sont propres en tant que profession. (…) Ainsi, la plus importante de ces valeurs professionnelles est sans contredit la défense de la liberté intellectuelle, c’est-à-dire le fait que les bibliothécaires soutiennent depuis longtemps l’accessibilité à l’information. Pour la profession de bibliothécaire, l’information est un bien public qui garantit à chaque individu des chances égales de se développer dans la société. (Idem, pp. 11-12)
Deux points sont à préciser ici. Premièrement, la profession de bibliothécaire n’est pas une profession qui distribue ou qui donne accès à de l’information. Deuxièmement, l’accès à l’information n’est pas un concept-clé de la profession non plus. Nous avons longuement cité Le Petit Robert plus haut concernant les concepts de communication et d’information. Dans les définitions que nous avons présentées, aucune ne décrivait comme telle l’information comme étant un objet se rapprochant de la profession de bibliothécaire. Il s’agit, lorsque nous parlons de la profession de bibliothécaire, d’un travail de gestion des documents. On entend bien ici une définition globale de document quel que soit le support ou la forme de ce document. Là-dessus nous irons jusqu’à dire que le concept de documentaliste, comme on le retrouve chez nos cousins de France, est plus exact. Nous sommes des gestionnaires de documents. En somme, dans la plupart des textes publiés, il ne faut qu'échanger le terme « accès à l’information » par le terme « accès au document ». Nous reviendrons largement là-dessus plus loin. Le deuxième point que nous aimerions corriger est celui de l’accès à l’« information », c’est-à-dire l’accès au document. Le bibliothécaire occupe une profession dont l’œuvre consiste à repérer, classifier, indexer, rendre accessible des documents. Le dernier point n’est pas le seul qui caractérise notre profession. Le traitement documentaire, la constitution de bases de données, l’acquisition d’une étendue de connaissances dans des domaines particuliers qui permet par la suite l’acquisition des bons documents sont aussi importants que la valeur d’accès au document. On sait qu’aux États-Unis, cette question d’accès à l’information est largement tributaire de la Constitution américaine et de questions politiques beaucoup plus récentes que sont le mccarthéisme et la guerre froide. Les bibliothécaires américains ont joué, à cette époque, un rôle très important de «résistance» à la censure et à la dénonciation. Sur cela nous sommes d’accord. Mais le rôle du bibliothécaire n’est pas celui d’un simple agent et gardien de l’accès à l’information car il faut bien que cette information ait été repérée avant que l’on en organise l’accès. Nous reviendrons sur ces questions un peu plus loin ; mais auparavant, revenons aux propositions de Savard.
Nous croyons que le fait de réduire la profession de bibliothécaire à un seul de ses éléments, est par le fait même participer à ce que Savard tente de dénoncer, c’est-à-dire l’exclusion et la destruction de la profession de bibliothécaire. En oubliant tout un pan du travail du bibliothécaire, on réduit par le fait même la profession à une simple fonction de ce qu’elle est. Dans un article très important se rapportant à l’exemple français, Laurent Bernat écrivait :
En effet, existe-t-il encore un modèle standard de documentaliste ? Peut-on encore parler d’un seul métier et n’apposer qu’une seule étiquette à l’ensemble des professionnels qui se réclament de la documentation ? N’est-ce pas là une manière de procéder terriblement réductrice, qui masque l’étonnante diversité des activités et la grande richesse des situations professionnelles dans lesquelles les acteurs de la documentation évoluent quotidiennement ? N’y a-t-il pas lieu de parler des métiers de la documentation, en écartant, au moins provisoirement, le terme ambigu de documentaliste ? (Bernat, 1995, 270)
Premièrement, répétons le, l’équivalent en France du bibliothécaire, c’est le documentaliste. Deuxièmement, lorsque les Français parlent de métiers, ils ne parlent pas de corps de métier mais d’attachement à certaines fonctions. Ainsi dans ce qui sépare le conservateur de bibliothèque qui relève de l’État ou du documentaliste dans l’Université de Poitiers, ce n’est que la fonction qu’il occupe dont il est question. En France, il est important de noter que la fonction occupée est largement tributaire de la «formation initiale d’une catégorie de personnel (telle qu’elle) se compose, au niveau des objectifs de formation, d’une liste de compétences associées à des niveaux.» (Gleyze, 1995, p. 27) Mais cette situation n’est pas unique.
Savard se reprend un peu plus loin dans son texte lorsqu’il énumère les problèmes auxquels fait face la profession. Pour lui 1) il manque aux bibliothécaires une masse critique et un bon sentiment d’appartenance; 2) la profession de bibliothécaire est une profession qui a peu de visibilité; 3) le bibliothécaire n’aurait que peu d’ouverture d’esprit; 4) les bibliothécaires seraient trop individualistes. Nous analyserons chacun de ces énoncés.

Manque de masse critique et peu d’appartenance

Savard indique que nous n’avons au Québec que très peu de bibliothécaires. Il indique que l’ALA (American Library Association) compte quelques soixante mille membres. Le nombre de bibliothécaires dans les bibliothèques publiques ontariennes sont deux fois plus nombreux que les bibliothécaires québécois tout secteur confondu. Au Québec, il affirme que le nombre des bibliothécaires est de moins d’un millier. Sur ce dernier point, il y a erreur. Savard confond sans doute ici les membres de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (qui maintenant ne représente que sept cent membres environ, et qui ont déjà été 1 100 membres) avec le nombre total de bibliothécaires. On comptait, en 1997, au Québec environ 6 000 bibliothécaires et archivistes. (Ministère de la Culture et des Communications, 1997, p. 116) Des deux écoles de bibliothéconomie, près de soixante-dix personnes sont diplômées par année. Alors nous ne croyons pas que nous manquons de masse critique, en tout cas pas si l'on retient l'indicateur du nombre. Car il faut le dire, une masse critique peut être très grande selon les milieux de travail. Par exemple, un bibliothécaire qui travaille en solitaire dans une entreprise ne pourra pas avoir un pouvoir très grand sur sa destinée. Par contre, le nombre de bibliothécaires dans une bibliothèque universitaire aide fortement ce corps d’emploi dans ses revendications et oblige l’établissement à respecter la masse critique qu’ils peuvent représenter. Mais le problème n’est pas seulement une question de nombre de bibliothécaires dans la masse des salariés d’une entreprise quelconque. Car une masse critique, c’est aussi un comportement précis, un esprit de corps, un sentiment d’appartenance. Mais là-dessus Savard, dans une petite phrase, affirme une grande vérité: « De plus, les bibliothécaires québécois n’ont pas un sentiment d’appartenance très fort. Ils ne sont pas vraiment attachés à leur profession : la plupart l’ont en effet choisi « par défaut ». (Savard, 1992, p. 13) Nous croyons que dans le cas du Québec cette situation est très importante quant aux deux facteurs suivants: le sentiment d’appartenance à la profession, et surtout le comportement non-revendicatif des membres de cette profession. Mais il s’agit ici d’un autre débat.

Visibilité de la profession dans la société

La visibilité de la profession de bibliothécaire est une question très intéressante. Comme nous le disions dans les paragraphes précédents, il est étonnant qu'on accepte toujours l’idée que nous sommes dans une société de l’information, que la profession de ceux qui doivent repérer, classer et donner accès à cette information ne soit pas plus connue et reconnue. Pour Savard, il s’agit d’une question de marketing, qu’il présente comme une « philosophie de gestion ». Pour notre part nous ne croyons pas que la visibilité de la profession n’est qu’affaire de marketing. La visibilité d’une profession c’est la responsabilité des gens qui la pratiquent, c’est la volonté d’être connu et reconnu et aussi la nécessité de cette profession dans la société. Bien sûr, la capacité de nos voisins du sud de se regrouper et de faire pression face à des situations particulières est bien connue. Poursuites juridiques, revendications politiques et professionnelles et prises de position politique sont monnaie courante. L’ALA par exemple, regroupe une panoplie de groupes de travail sur des questions importantes pour la profession. Au Québec, il y a plusieurs organismes liés à la profession. Au moins trois groupes se partagent le membership des bibliothécaires. 
Le travail en commun sur des sujets comme la Grande Bibliothèque, le financement des bibliothèques publiques, le développement de politiques d’achat regroupé sont presque inexistantes. Dans ces derniers exemples, ce n’est pas le manque de visibilité de la profession qui est problématique mais la volonté de gens qui pratiquent cette profession de défendre leurs droits. Il est toujours plus difficile de défendre des positions que de laisser les « pouvoirs» le faire pour nous. Une analyse sociologique concernant les personnes qui ont choisi la profession pourrait nous en apprendre beaucoup sur ces questions. A titre d’hypothèse, il est très intéressant de voir que la profession de bibliothécaire a plus souvent été une profession refuge pour les membres des communautés religieuses. Avant 1970, ils occupaient une grande partie des postes de bibliothécaire dans les établissements scolaires et dans le secteur hospitalier. Après 1970, la profession était souvent le lieu où ceux qui désiraient œuvrer dans le champ premier d’études se réfugiaient. Rappelons que le baccalauréat dans une autre discipline que la bibliothéconomie devient, au milieu des années soixante-dix une obligation, alors que l’ALA fixa la maîtrise comme unique niveau de reconnaissance en Amérique du Nord. Nous ne voulons pas conclure trop vite sur ce sujet, mais il est clair que la profession de bibliothécaire n’est pas a priori une profession dans laquelle on retrouve des individus revendicatifs. Roma Harris a publié de très bons textes sur la question de la représentation féminine dans la profession et les effets de cette représentation sur la profession comme telle. Nous maintenons que des études plus poussées sur ces sujets sont nécessaires pour aller plus avant dans nos hypothèses.

L’ouverture d’esprit

Savard affirme « On a parfois l’impression que les bibliothécaires québécois vivent en autarcie « (Savard, 1992, p. 13) Il poursuit en disant que le bibliothécaire québécois s’intéresserait très peu à ce qui se passe dans les autres régions et pays concernant sa profession. « Pourtant, poursuit-il, la curiosité intellectuelle est essentielle au bon professionnel et elle permet souvent de générer de bonnes idées, car celles-ci tombent rarement du ciel, quoi qu’on en pense ». (Idem, p. 13)
Sur ce problème, nous croyons que Savard a tort. Par exemple, les bibliothécaires d’ici ont depuis plusieurs années accepté et mis en application les standards de la profession : format MARC, les ISO comme le Z39.9, les Règles nord-américaines de catalogage, le système Dewey ou Library of Congress. De plus, avec l’acceptation de théories en provenance des revues et des intellectuels américains sur la profession, la société de l’information et autres sont la preuve d’une trop grande ouverture d’esprit de notre part. Nous soulignons ce passage, car il nous semble qu’il y a là un problème précis. La pratique de la profession dans le reste de l’Amérique du nord est très différente de celle du Québec. On confond fréquemment notre tâche quotidienne comme la classification, l’utilisation des mêmes technologies (informatique surtout et plan de classification) et l’objet propre de notre activité et les règles dans lesquelles elle se pratique. Par exemple, il n’y a rien de comparable entre le statut des bibliothécaires anglophones et francophones dans les établissements universitaires québécois. Le premier est intégré comme partout en Amérique du Nord, tant bien que mal, au personnel enseignant, tandis que le second a un statut de professionnel tout comme l’informaticien ou le professionnel du service des admissions. Les bibliothécaires universitaires au Québec ne sont pas pleinement parties prenante du processus d’acquisition de connaissances des étudiants, ils ne peuvent pas participer aux grandes orientations des politiques et des enseignements dispensés. Dans les bibliothèques publiques, secteur sous-développé dans notre province, les bibliothécaires sont plus souvent qu’autrement en lutte pour un budget adéquat; ils naviguent avec deux niveaux de gouvernement (provincial et municipal), ils héritent plus souvent qu’autrement de fonds de tiroir. D’ailleurs, nous n’avons qu’à lire les bilans que produisent Morin et Lajeunesse (1996), pour se rendre compte de la situation pitoyable des développements du secteur des bibliothèques publiques. Au niveau scolaire, la situation n’est pas plus rose. Des budgets de bibliothèques scolaires affectés à l’achat de manuels scolaires, il ne reste plus rien, car ils ont été dépensés pour l’achat de matériel informatique. Dans les bibliothèques spécialisées le problème est différent. C’est le salaire de bibliothécaire qui est sous évalué. Nous avons souvent entendu des exemples incroyables de bibliothécaires qui, avec une dizaine d’années de service, gagnaient moins de 25 000$. Les veilleurs, les spécialistes en information documentaire et autres étaient de ce groupe. Il ne s’agit pas d’un fantasme, mais d’une situation réelle. Ce petit tableau, tiré d’une publication récente du Bureau de la statistique du Québec, reflète bien cette situation(24) :

Salaire de la population active occupant les fonctions de bibliothécaires, archivistes et conservateurs, Québec, 1985 et 1990. (Recensement Canada)

Année de recensement
Nombres de bibliothécaires, archivistes et conservateurs
Moins de 10 000 $
10 000 à 39 999 $
40 000 et plus
Total
1985 (1986)
4 360
19,9
71,1
8,9
100,0
1990 (1991)
6 240
16,9
64,8
18,3
100,0

On se trouve ici en face d’une situation qui n’est pas facile. Du côté de la formation continue, il y aurait aussi beaucoup à dire. L’absence presque complète de recherche académique est un problème supplémentaire. Ce sont aussi des questions qui seraient à développer et à analyser plus à fond.

L’individualisme des bibliothécaires

Le dernier problème que relève Savard est le peu de sens de la coopération des bibliothécaires entre eux. Là-dessus, nous sommes aussi en désaccord. Le réseau des bibliothèques québécoises est très développé. Au niveau universitaire, la CREPUQ (Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec) et son sous-comité des bibliothèques font un travail remarquable, qui mériterait d’être plus connu. Et le secteur universitaire n'est pas le seul. Au niveau collégial, la Fédération des cégeps en fait tout autant. Le réseau des bibliothèques de santé, le réseau et les regroupements régionaux de bibliothèques municipales sont des exemples de coopération très intéressants. Bien sûr, la concertation est difficile. Mais le problème de cette concertation n’est pas toujours lié aux bibliothécaires eux-mêmes. Les municipalités, les directions de cégeps ou d’universités autant que celles des hôpitaux ont souvent beaucoup de difficulté à accepter la mise en commun de services et à percevoir l’avantage quant aux coûts de cette situation. On n'est pas loin de croire que la réticence vient plus des autorités qui chapeautent les bibliothèques que des bibliothèques elles-mêmes. 
La situation particulière du bibliothécaire se situe au-delà des problèmes rapidement énoncés et critiqués ici en argumentant les positions de Savard. Toutefois, reconnaissons à ce dernier d’avoir posé de très bonnes questions. De plus, nous ne cacherons pas que le texte de Savard aurait mérité d’être commenté et discuté bien avant aujourd’hui. Il aurait dû faire l'objet de larges discussions. On reconnaît, ici, l’esprit opiniâtre de la plupart des bibliothécaires de garder le silence.
De plus, Savard ne mentionne aucune réserve dans son texte quant à la formation que reçoivent les bibliothécaires. Si ces derniers ont, comme il le dit, des problèmes caractéristiques en tant que professionnels, il se pourrait que ce soit parce que les professeurs des Écoles de bibliothéconomie (on peu inclure ici les départements de technique de la documentation) ne proposent, dans leur formation, aucun esprit critique face à la profession et au rôle qu'elle joue dans la société en général. Est-il question une seule fois du salaire, des conditions de travail concrètes, du comment négocier l'application d'une convention collective pour ceux de nous qui devront gérer du personnel et tous ces sujets qui sont le lot vécu d'une grande partie des bibliothécaires? Pour notre part, ayant côtoyé plusieurs étudiants en bibliothéconomie ces dernières années, les critiques sont nombreuses. La qualité de la formation en général, non pas son contenu académique (les cours et leurs descriptions), mais la capacité pour les professeurs d'être actifs dans la transmission des connaissances comme telle pose problème. Ce n'est pas le programme que ces étudiants remettent en cause. Il faut insister sur cela. C'est la manière par trop descriptive et superficielle dont la matière est enseignée. Surplus de travaux pratiques, cours trop techniques sans explication des fondements de certaines pratiques, départ de professeurs à la retraite ou délaissement de tâches d'enseignement pour des tâches administratives sont aussi des phénomènes importants qui touchent l'évolution de l'enseignement de la bibliothéconomie.
Enfin, une autre remarque visant la sacro sainte reconnaissance de la formation des bibliothécaires québécois par l'American Library Association. A quoi sert cette reconnaissance ? La permission pour les diplômés du Québec d'allez pratiquer chez nos voisins du sud ? Nous croyons qu'un curriculum universitaire doit dans un premier temps refléter l'ensemble de la connaissance du domaine. Cette particularité de l'enseignement universitaire est souvent oubliée ou simplement omise.
« Les intellectuels de la classe ouvrière ont pu arracher au patronat de nombreuses concessions parce qu'ils étaient capables de battre la classe possédante sur son propre terrain, celui de la réflexion et du savoir. Il n'est donc pas sans conséquence que la démocratisation relative de l'enseignement prive les classes populaires de leurs éléments les plus critiques et les plus actifs et cela dans un moment même où ces classes auraient le plus grand besoin d'esprit critique pour se défendre contre certaines des influences les plus douteuses de la presse à grande diffusion. »
David Hoggart, La Culture du pauvre. (1957) Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p 393

Qu'est-ce que la profession de bibliothécaire : analyse française

Dans le dernier numéro du Bulletin des bibliothèques de France, la question est posée: Qu'est-ce que la profession de bibliothécaire? Plusieurs auteurs tentent une réflexion sur le sujet. Dans cete section, nous tenterons de synthétiser leur position.
L'objectif de ce numéro est:
Il ne s'agit pas ici d'inviter à refonder la bibliothéconomie comme supposée discipline autonome. Il s'agit bien au contraire d'envisager la manière dont toute politique de développement des bibliothèques et services de documentation doit se nourrir de l'apport d'une multitude de disciplines. (Éditorial, 1998, p. 4)
On voit déjà poindre ici une idée très différente de l'avenir de la profession que celle que l'on retrouve en Amérique du Nord. Les bibliothécaires sont plutôt présentés dans ce numéro comme des personnes très importantes dans le fonctionnement des bibliothèques et de la gestion des collections, donc de la connaissance ou des disciplines scientifiques avec lesquelles les bibliothécaires ont à évoluer de manière directe ou indirecte.

La bibliothéconomie comme profession

On sait qu'une profession s'identifie habituellement de près avec un objet ou un champ d'action précis. Pour Bertrand Calenge, le bibliothécaire ne fait pas de la bibliothéconomie. En ce sens, il part du mauvais pied. Car effectivement, sa comparaison est plutôt boiteuse. Si le boulanger fait de la boulangerie, l'architecte de l'architecture, le bibliothécaire fait effectivement de la bibliothéconomie. Car le métier(25) (architecte, bibliothécaire) renferme un ensemble de tâches techniques et intellectuelles propres à une action à effectuer. Le lieu de travail n'est pas une raison pour remettre en cause ce point de vue. L'architecte ne travaille pas en chirurgie de première pointe, il travaille dans des bureaux et veille à la réalisation de ses dessins et inventions architecturales sur les chantiers de construction. Le bibliothécaire veille au bon fonctionnement des bibliothèques. Isoler les tâches propres à un métier n'implique pas la remise en cause des caractéristiques principales d'un métier. Par exemple, le temps que nous passons à consulter les cédéroms ou les banques de données sur Internet ne redéfinit pas obligatoirement le métier. Le chirurgien voit dans sa profession des modifications fondamentales plusieurs fois dans sa pratique. L'architecte verra des modes, des produits de construction nouveaux et utilisera l'ordinateur dans son travail. Il ne deviendra pas modéliste ou informaticien pour autant. Il demeurera un architecte. Le métier est composé d'une multitude de tâches. Ces dernières utilisent les connaissances acquises lors de la formation ou sur le tas; elles sont les moyens techniques que l'individu utilise pour mener à bien la tâche qu'il a à effectuer. Il y a un problème de départ: la profession de bibliothécaire est effectivement une profession dont le métier est d'œuvrer dans une bibliothèque ou un centre de documentation. La profession comporte des tâches qui sont reliées directement au métier, mais qui lui sont accessoires.
Or, il faut bien le dire, les Français ont une vision particulière de la notion de métier. Ils identifient à métier la notion de tâche. Une influence qui ici prend la forme d’un mélange entre métier ou profession et titre de poste.
En 1994 et 1995, la DISTB a procédée à la recension des métiers des bibliothèques. Ces métiers, conclut ce rapport, sont au nombre d'une trentaine. (Calenge, 1998, p. 9) En voici la liste:

LISTE DES METIERS RECENSÉS 
Généraliste des bibliothèques 
1. Métiers liés aux collections 
Gestionnaire du circuit documentaire
Indexeur
Développeur de collections
Gestionnaire d'autorités
Sélectionneur de documents
Normalisateur
Acheteur de documents
Gestionnaire de collections
Acquéreur de documents
Chargé des plans de conservation des collections
Catalogueur
Chargé des travaux de conservation des collections
Administrateur de système informatique documentaire


2. Métiers liés aux publics 
Gestionnaire du public
Bibliographe
Gestionnaire du service public
Biblio-orienteur
Communicateur de documents
Gestionnaire du prêt entre bibliothèques
Concepteur de la politique d'accueil du public
Organisateur d'activités de valorisation

Organisateur des accès documentaires

3. Métiers liés à la formation, à l'étude et à la recherche 
Formateur
Chargé de recherche en bibliothèque
Spécialiste en ingénierie pédagogique
Chargé d'étude et de contrôle des bibliothèques
Chargé d'étude en bibliothèque


4. Métiers liés à la conduite de projet et de service

Chargé de projet en ingénierie bibliothéconomique
Directeur de bibliothèque ou de service à vocation documentaire et culturelle
Responsable d'unité documentaire


On ne commentera pas ici cette nomenclature, mais il est important de noter que cette liste correspond à des tâches précises de la bibliothéconomie, et non pas à des métiers particuliers. Par le fait même, on remarque ainsi ce que l'on veut dire quant on parle de l'identification d'une pratique professionnelle à un métier. Le veilleur dans une entreprise est un administrateur, un bibliothécaire ou tout autre métier. Le bibliothécaire qui fait de la veille est un bibliothécaire quand même. La fonction ou la tâche de travail ne définit pas la profession.
Calenge développe par contre des idées avec lesquelles nous sommes en accord. Il cite Daniel Parrochia qui écrit:
Traiter les flux de connaissances, les concentrer et les redistribuer nécessite, là comme ailleurs, un réservoir. Celui-ci a nom bibliothèque, lieu mythique qui a fait couler beaucoup d'encre, sans qu'on saisisse toutefois, à notre avis, sa fonction véritable, qui est de régulation(…) La fonction principale de la bibliothèque est selon nous, d'aide à la détermination autant qu'à l'orientation de la recherche. (Calenge, 1998, p. 10-11)
Un autre rôle du bibliothécaire est donc de gérer des connaissances. Ces connaissances se retrouvent le plus souvent dans des livres, des revues et maintenant sur des supports comme les cédéroms et les disquettes ou bien sûr dans des bibliothèques électroniques sous forme de fichiers d'ordinateur. Enfin le rôle premier du bibliothécaire est bien de gérer une partie du savoir global de l'humanité: la bibliothèque de Babel, quoi. Chaque bibliothèque est une partie de ce savoir, elle renferme des connaissances qui sont propres au champ d'intervention de l'organisme et des mandats des bibliothèques. La bibliothèque se définit alors comme étant l'institution autour de laquelle la collectivité et ses besoins, le contenu et le savoir-faire des personnes s'affrontent dans une joute vers la diffusion et la gestion des connaissances. Les utilisateurs confrontent alors le service en demandant à ce dernier de répondre aux questions qu'ils posent. Comme Calenge l'écrit:
Le bibliothécaire ne peut se contenter de «connaître» les publics ou les contenus du savoir, il doit agir pour permettre une bonne appropriation de ce savoir par ces publics. (Calenge, 1998, p. 15)

Fondation de la bibliothéconomie

Frédéric Saby se pose la question de « fonder » à nouveau la bibliothéconomie. Pour lui, le métier de base aurait connu des modifications importantes dans les dernières années. Il définit bien la profession comme étant un mélange de techniques et de savoir-faire. D'ailleurs, sans explication plus détaillée, Saby écrit:
Évacuons d'emblée le faux débat sur l'opposition entre «bibliothéconomie» et «sciences de l'information», la deuxième entité se définissant comme une discipline, en considérant au mieux que la bibliothéconomie peut, dans certains de ses aspects, toucher à certains de ses aspects, toucher à certains champs des sciences de l'information; et ne faisons porter la réflexion que sur l'application de la seule bibliothéconomie. (Saby, 1998, p. 22)
Cette distinction, nous l'avons présentée lorsque nous discutions plus haut de la théorie de Machlup. Le secteur de l'information englobe beaucoup plus que la bibliothéconomie, il regroupe la recherche et le développement, les communications, les industries culturelles, l'éducation, puis la bibliothéconomie. 
Saby indique que dans l'histoire de la bibliothéconomie, de Gabriel Naudé à Morel et finalement, au plus important au XX e siècle, Paul Otlet(26), la plupart des penseurs s'attardaient aux problèmes d'ordre technique et pratique. Ces quelques lignes sur l'histoire de la profession sont vites oubliées. Avec lucidité, Saby s'interroge sur le présent. « Aujourd'hui, écrit-il, les cartes sont brouillées, parce que l'évolution technique remet en cause la nature du processus, mais aussi cette place centrale du bibliothécaire » (Saby, 1998, p. 22) 

L'évolution entraîne donc le bibliothécaire à réaffirmer son rôle dans la diffusion de la connaissance et dans la gestion et la classification de celle-ci. Ainsi, dans ce sens, la bibliothéconomie:
doit être plus que jamais un ensemble de techniques, sans doute, mais articulées sur un savoir-faire professionnel qui évolue vers un ensemble de services qui placent le lecteur (ou l'utilisateur) et non plus le seul document, au centre du processus d'accès à l'information. (Saby, 1998, p. 23)
Pour ce faire, la formation professionnelle doit-elle aussi être modifiée ? Suby note aussi que la demande des praticiens sur le terrain, ne se reconnaît plus dans les formations des diplômés. Un retard serait à corriger dans le but d'ajuster formation et marché du travail. Les moyens pour y parvenir ne sont pas énoncés, mais il note en conclusion que la formation de bibliothécaire ne peut plus être uniquement une formation technique.
Elle devrait permettre de le « situer en permanence dans l'évolution de la pratique professionnelle, en lui donnant les moyens de définir sa place dans le processus de recherche et de mise à disposition de l'information ». (Saby, 1998, p. 24)
La formation devrait être permanente. Il faudrait mettre l'accent sur le développement de cette formation permanente. Cependant, cette formation ne peut pas s'effectuer uniquement dans le sens d'une spécialisation technique uniquement. La formation du bibliothécaire doit suivre les grandes lignes de la demande mais aussi les processus et les mandats des organismes les chapeautant, que ce soit les élus municipaux, les directions d'entreprises ou gouvernementales. C'est du moins ce que propose Thierry Giappiconi dans un autre texte du numéro spécial du Bulletin des bibliothèques de France.

Bibliothéconomie et sciences humaines

Giappiconi propose une approche un peu unique dans ce numéro. Il tente de faire le lien entre les principaux courants des sciences humaines et les influences qu'elles peuvent avoir dans le domaine de la bibliothéconomie. C'est à l'invitation à une certaine dépendance à l'égard des autres sciences humaines à laquelle notre auteur nous convie. Les bibliothèques sont alors présentées dans leur fonction de contrôle social, de diffusion de la connaissance et dans leur rôle dans le domaine de la finance. De plus, il croit que le fait que la bibliothéconomie échappe à un statut de discipline universitaire est un atout pour la profession. Il écrit:
la bibliothéconomie échappe, en France, à la prétention d'un statut de discipline universitaire. La formation bibliothéconomique complète en effet une formation scientifique sanctionnée par un diplôme de deuxième cycle. Elle n'est considérée, au sein même des écoles et centres de formation, que comme l'un des éléments de la formation des personnels. Il y a lieu que de se féliciter de cette situation.
D'abord, parce que l'exercice de responsabilités intellectuelles et stratégiques en bibliothèque requiert avant tout une culture générale solide. Ensuite parce que les techniques mises en œuvre ne sont pas toujours spécifiques. Enfin, parce que la relative modestie des cursus professionnels peut éviter la formalisation excessive d'une bibliothéconomie dont on constate chaque jour les limites et le besoin d'une évolution constante. (Giappiconi, 1998, p. 33-34)
Pour lui, le fait que la formation ne soit pas trop embrigadée est un atout. De plus, la possibilité de mouvance du personnel bibliothécaire dans les organismes différents l'un de l'autre (municipalité à université, etc.) est un acquis très récent chez nos cousins d'outre-mer.

Information et sociologie de la connaissance

En somme, nous assistons au cours de la lecture de ces textes à l'interrogation sur le rôle de la connaissance et de sa sociologie dans la profession de bibliothécaire. Anne Kupiec suit les traces proposées par Marie-France Blanquet dans un livre portant le titre de: Science de l'information et philosophie: une communauté d'interrogations(27). Le concept d'information est ici interrogé. Kupiec analyse les aspects de l'information en insistant sur le type de bibliothèque dont on parle. Mais il y a aussi des constantes. Dans un premier temps ces constantes impliquent «un constant renouvellement qui actualise et valorise les savoirs.» (Kupiec, 1998, p. 35-36) Cette actualisation des connaissances (car les connaissances sont le savoir, il n'y a pas des savoirs mais le savoir et des connaissances) implique alors une constante mise à jour des connaissances dans le contenu intellectuel de la collection d'une bibliothèque. Cette situation oblige alors le bibliothécaire à classer, structurer et rendre disponible cette connaissance, qui est ici de l'information dans le sens d'informer la société de quelque chose ou d'informer quelqu'un de quelque chose. Cette situation fait du bibliothécaire un grand utilisateur de technologie, et cette utilisation aliène le bibliothécaire de son rôle premier. Aussi, cette situation remet en cause le travail classique du bibliothécaire. Cette évolution est:
Le signe d'une rupture avec une autre conception de la bibliothèque, qui considérait celle-ci comme la transposition dans l'espace d'une encyclopédie. (…)A partir du moment où, dans une bibliothèque, les exigences de la gestion de l'information prévalent, en termes de structuration et d'accès, cela peut être au détriment d'une relation étroite au contenu des documents rassemblés. (Kupiec, 1998, p. 36)
En somme, nous nous retrouvons devant une question très intéressante. Kupiec indique que le bibliothécaire, en faisant de plus en plus un travail de modification de l'information, deviendrait de plus en plus un documentaliste. Pourtant, très fréquemment on oublie que :
Le documentaliste ne récuse ni ne discute la substance des ouvrages qu'il analyse pour en tirer les unités constitutives de son code ou y adapter celles-ci, soit en les combinant entre elles, soit en les décomposant en unités plus fines si besoin est. Il traite donc les auteurs comme des dieux dont les révélations seraient écrites sur du papier au lieu d'être inscrites dans les êtres et les choses. (Rolland-Thomas, 1995)
Rolland-Thomas, citant Levi-Strauss, soulève ici un problème propre à la profession. Le bibliothécaire se définit souvent comme un gestionnaire de l'information. Mais c'est justement l'interprétation du terme information qui porte à confusion. On ne gère pas de l'information, on n'intervient pas dans son contenu car on modifierait l'information pour des buts ou des intérêts précis. Il y aurait désinformation ou surinformation ou « misinformation ». Mais la connaissance est à ce niveau plus malléable. La connaissance est un concept qui implique le travail de l'objet. Ce n'est pas un concept qui implique une vérité. D'ailleurs c'est un phénomène très précis qui est caractérisé par le terme de l'historicisme. La dynamique du monde, sa compréhension ne peut se produire en dehors de la situation historique de laquelle émerge l'information. (Kupiec, 1998, p. 36) D'ailleurs cette situation est dénoncée ainsi par Kupiec:
Associée à une sorte d'arraisonnement des contenus par les techniques documentaires, la conception historiciste semble favoriser la prise en compte de l'information dans la constitution des savoirs actuels et bloque, au-delà de l'accès à la connaissance, tout mouvement vers le sens et la compréhension. (Kupiec, 1998, p. 36)
Enfin le questionnement prend une forme intéressante. Le savoir alors peut être saisi comme une mise en œuvre des connaissances. Celles-ci sont ainsi présentées comme un processus compréhensif. L'enjeu social de ces questions est important. Premièrement depuis la Deuxième Guerre Mondiale, l'accès à l'éducation est une question importante pour l'ensemble de la société et surtout des classes sociales les plus pauvres. Bien que cet accès subit des ratés, l'accès au savoir est très important. Mais l'accès à l'éducation n'implique pas automatiquement un accès au savoir et aux connaissances. Les bibliothèques sont ainsi un lieu privilégié d'accès à cette «formation permanente». Cette ouverture et accès à la connaissance ne fut-elle pas une longue revendication des mouvements ouvriers? Ce ne fut pas un cadeau du ciel, c'est une longue lutte qui a marqué l'histoire des deux derniers siècles(28). La lutte pour la connaissance et le savoir est toujours d'actualité. Il faut lutter tous les jours pour que l'accès à la production des connaissances soit universel et gratuit. C'est un des rôles que les bibliothécaires doivent jouer.

La bibliothéconomie comme objet de la société de l'information

Si ces idées offrent une ouverture vers un rôle plus grand des bibliothèques et des bibliothécaires, d'autres personnes proposent une fermeture, ou bien limitent l'accès au monde de l'économie de l'information et de la production de l'information. Donc une vision limitative du rôle du bibliothécaire. Le texte qui implique ce retour vers le modèle mythique provient du Québec, c'est un texte de Gilles Caron de l'Université du Québec à Chicoutimi. Une voix d'Amérique, une célébration de l'inflation de l'utilisation du concept d'information. Ne soyons pas étonnés de lire des phrases comme: «L'apport de l'information à l'économie réelle des cinquante dernières années a connu une évolution évidente». (Caron, 1998, p. 38) Ouf! Bien sûr Peter Drucker n'est pas loin, Bill Gates ouvrait les premières lignes du texte, mais n'oublions pas le Japon… le mythe moderne du management et de la production robotisée. Et Caron de s'exclamer:
Désormais, on pouvait produire en qualité et quantité à des échelles inconnues jusque-là. Les investissements pour ce faire étaient colossaux et on avait besoin de marchés étendus en mesure d'assurer les économies d'échelle nécessaires. La révolution technologique, et entre autres la robotisation, a alimenté la mondialisation qui a elle-même imposé la nécessité de moderniser les règles d'accès aux marchés, d'où les fameux Rounds (Kennedy Round, Uruguay Round, etc.); le tout dans une spirale sans fin. (Caron, 1998, p. 39)
Quel courage soutient cette personne dans ses affirmations, car face à elle se présente une situation économique où les exclus, les chômeurs et la crise sociale font partie du quotidien! Que cache cet aveuglement? Mais attention, il en remet dès le paragraphe suivant:
L'objectif aujourd'hui, est partout le même: tous les pays tentent d'assurer leur prospérité domestique et celle de leurs entreprises à la faveur d'une recette unique - spécialisation, domination de son marché et exportation de ses produits et de son savoir-faire à l'échelle de la planète. (Caron, 1998, p. 39)
Plus loin dans son texte, l'auteur persiste. Il écrit: « L'individu devient porteur de la capacité concurrentielle de l'organisation ». (p. 39) Et nous voici en pleine science fiction ou l'individu devient un porteur de l'aliénation universelle: la technologie… c'est l'objectif; le pouvoir, c'est le moyen et l'aliénation l'absolue. Du Peter Drucker à la petite semaine, en fait des idées toutes faites du clergé du monde des finances et des affaires, lequel regroupe maintenant quatre qualités: 
qui en font un modèle parfaitement adapté à la nouvelle donne technologique: immatérialité, immédiateté, permanence et planétarité. Des attributs qui, logiquement, donnent lieu à un nouveau culte, une nouvelle religion: celle du Marché. (Ramonet, 1996, p. 15)
Caron, lui, ne tient compte de rien de cela. Partout où on trouve dans son texte des mots comme « personne », « individu » ou «employé» on pourrait tout autant les remplacer par machine. Un exemple:
Cette situation, on le perçoit aisément, nécessite la présence de personnes éclairées, donc en mesure de gérer leur propre apport d'information. Pour l'individu porteur d'un tel niveau de responsabilité, maintenir à jour sa base de connaissance et l'enrichir en permanence afin de pouvoir rapidement «documenter» une situation et prendre les décisions appropriées devient un facteur de compétence. (Caron, 1998, p. 39)
En somme, en changeant les termes par machine, on est en plein dans le rêve de la cybernétique. La machine remplacerait l'humain dans les tâches du travail et de la déduction. Mais ce que Caron oublie ici, c'est que cette machine-humaine « responsable » et « compétente » n'est rien d'autre qu'une vue de l'esprit. Alors, on assiste ici à un discours fantasmatique. En voici un autre exemple:
Au niveau plus fondamental, on commence à percevoir que la relation qu'entretenaient traditionnellement la société, les organisations qui la composent et le citoyen vis-à-vis de l'information, a changé. Tous voient désormais dans l'information le moteur de la prospérité collective du prochain siècle. (Caron, 1998, p. 40)
Je ne dois pas être un bon «concitoyen». Ou bien je suis aveugle. Caron soutient ainsi une demande démesurée d'information. Mais les bibliothécaires sont prêts à relever le défi. La profession « est en fort bonne position pour récupérer à terme le support et le développement des outils récents qui ont été proposés pour la recherche sur Internet ». Et les bibliothécaires seront ainsi des intervenants de première zone pour aider au développement de ces nouveaux outils. Ainsi:
Je crois donc que les développements récents et à venir nous offrent des opportunités majeures en terme «d'occupation du terrain» du marché de l'information, donc des perspectives d'emploi en expansion dans ce secteur et ce, pour autant que nous sachions bien «mettre en marché» nos capacités et savoir-faire en organisation et gestion de l'information. (Caron, 1998, p. 41)
Cet optimisme prend aussi une tournure positive quant à l'analyse du défi que doit relever le praticien de la bibliothéconomie. Pour Caron, le bibliothécaire doit mettre de côté l'attitude passive qui le caractérise dans la pratique. Il doit devenir un acteur pro-actif. Pour répondre aux demandes de la clientèle en information, il faut faire preuve de performance professionnelle dans le milieu de la bibliothéconomie. Mais ce rôle est présenté uniquement dans l'objectif du succès de l'usager. Ainsi rien n'est fait qui ne soit visible utilitairement vers un succès. Cette «vision utilitaire» de la bibliothéconomie ne laisse pas grande place à une perspective hédoniste. L’auteur est obnubilé par le discours de la société de l'information. Il n'interroge pas ce discours. Il ne semble pas se questionner sur sa réalité et sur les effets de cette vision totalitaire du développement. En soi, ce texte est une réplique des discours entrepreneuriaux qu'on lit chez les vulgarisateurs de la société de l'information et dans leurs magazines. 

Et pour en conclure quelque chose

En discutant de ce numéro de Bulletin des bibliothèques de France, nous avons voulu présenter la différence qui existe entre la compréhension de la profession en Europe et en Amérique du Nord. Bien sûr que certains européens partagent la vision américaine et vice versa. Mais globalement, les auteurs européens sont moins partisans d'une vision utilitaire du savoir et des connaissances comme unique source du développement économique et de son utilisation dans la concurrence mondiale. Ceci implique, et nous ne pouvons pas développer cette question ici, que le discours américain est très proche de l'industrie de l'informatique. Le discours de l'information comme moteur d'une nouvelle économie est en fait une publicité gratuite à la commercialisation de l'informatique. Le discours de la société de l'information est alors un discours commun de l'industrie du logiciel, de l'industrie de la fabrication des machines (ordinateurs, etc.) et de la réalisation de banques de données. On assiste alors à une normalisation du marketing informatique, un modèle de vie et surtout un mode de consommation(29)
Cette problématique devrait faire l'objet d'analyses, mais ce n'est pas notre objectif ici. Pour le moment, nous revenons sur la question de la formation de la profession. Car nous croyons que la formation devient un sujet important dans le débat entre les «utilitaristes» et les «holistes». Nous défendons, le lecteur l'aura perçu, ce dernier point.
« L'économie mondialisée est un idéal-type distinct de celui de l'économie internationale. Construit de manière contrastée par rapport à celui-ci. Dans cette économie globalisée, les économies nationales se fondent et se réarticulent au niveau mondial à travers un ensemble de processus et d'échanges. Une telle organisation économique pose d'abord la question du gouvernement: qui peut régir un ensemble de transaction et de processus ayant un effet puissant sur les nations, mais échappant à leur autorité? Dans ce modèle, par ailleurs, les firmes multinationales deviennent globales au sens où elles coupent les liens qui les relient à leur base nationale, se défont de toute allégeance et ne sont plus mues que par une stricte logique d'optimisation de leur chaîne de valeur au niveau mondial. Dès lors, toute politique nationale volontaire est soit impossible, soit contreproductive. Il résulte, enfin, d'un tel modèle que la distribution des pouvoirs entre acteurs nationaux sur la scène domestique et entre nations sur la scène internationale est radicalement modifiée. Les États-nations ne peuvent plus prétendre au monopole du pouvoir dans le concert international, ils doivent composer avec des organisations régionales, internationales, voire avec les firmes globales ».
COHEN, Élie, « Mondialisation et souveraineté économique » in Le Débat, novembre-décembre, no. 97, 1997 p. 24

La Mondialisation et la société de l'information

Avant d’entamer cette section, il serait bon de faire un retour en arrière et de systématiser les principales idées que nous avons défendues jusqu'ici.
Trois types de discours se recoupent dans la théorie de la société de l’information. Dans un premier temps, il y a eu un discours sociologique qui soutenait que nous étions maintenant passés d’une société industrielle à une société post-industrielle. La production de marchandises et de biens de consommation matérielle serait maintenant remplacée par la production de biens immatériels forts en information. Dans la structure de l’emploi, la main-d’œuvre occuperait des postes dans le domaine tertiaire. 
Un autre discours soutient que nous serions maintenant dans une société de l’information. Très proche du concept de société post-industrielle, celui de société de l’information provient de l’économie, qui est en fait une économie principale de l’information. Ce qui est devenu la matière première, c’est l’information. À la différence des analyses de la société post-industrielle, les tenants de la société de l’information insistent surtout sur l’utilisation de l’informatique et de ses diverses applications industrielles et bureautiques. Les tenants de la société post-industrielle mettent l’accent sur le développement social tandis que ceux de la société de l’information mettent l'accent davantage sur l’évolution des technologies de l’information (ordinateurs, robots etc.). Chez les premiers, le développement économique et social a entraîné ces changements dans la société, tandis que chez les seconds le moteur de ce changement est plutôt d’ordre technique. 
Le troisième type de discours repose surtout sur une conceptualisation issue de la recherche en transmission des messages, donc de la communication, tel que proposé par Shannon. On peut dire que ce sont ses partisans qui ont le plus influencé le monde de la bibliothéconomie. 
Selon les analyses que nous proposons ici, ces divers discours relèvent davantage de l’idéologie que de la réalité. Pour conclure notre démarche, on tentera d’établir sur quelle base on peut, dans le monde du capitalisme avancé, soutenir, et le rôle, et la formation particulière d’une profession comme celle du bibliothécaire.
Ursula Franklin résume bien cette atmosphère théorique dans ce passage:
La présence incontestée du modèle de production dans la mentalité et le discours politique de notre époque ainsi que son application désastreuse à des situations où il est parfaitement inapproprié montrent clairement à quel point la technologie, en tant que pratique, a transformé notre culture. Les nouveaux modèles et les nouvelles métaphores fondés sur la production sont déjà si profondément enracinés dans notre organisation sociale et notre sensibilité qu'il devient quasi sacrilège de les remettre en question. On se permet de questionner la valeur de la personne humaine (d'un point de vue démographique), mais on s'interdit de mettre en doute la valeur fondamentale des technologies et de leurs produits.
Il faut pourtant le faire. Le monde de la technologie est aujourd'hui planifié et géré selon les normes d'un modèle de production qui ne peut pas nous servir pour les tâches que nous voulons entreprendre. Critiquer ou évaluer le monde technologique, c'est donc d'abord remettre sérieusement en question les structures sous-jacentes à nos modèles et à notre mentalité. (Franklin, 1995, p. 39)
Ce modèle de production se caractérise aussi par ce que Petrella présente:
À l'ère de la société dite de l'information, tout est fonction des outils (ordinateurs, satellites, infrastructures, réseaux, terminaux, standards, normes, marchés, prix). Tout est réduit à des priorités de développement technologique, à des stratégies industrielles. Tout est mis au service des besoins des entreprises. (Petrella, 1996, p. 53)
Cette idéologie du «tout est mis au service des besoins des entreprises » correspond à ce que nous affirmions plus haut concernant la vision tronquée des programmes universitaires. Voyons donc les répercussions de cette «vision du monde » plus en détail.

Société de l'information

La formation d’une profession est de plus en plus tributaire de la réalité économique de la société. On pourrait largement discuter sur la validité du discours propre à l’utilitarisme. Car c’est bien à cet utilitarisme technologique que l’on fixe les curriculums. On entend ici par «utilitarisme » l’idée qu’une formation académique doit être le reflet direct de la demande de l’entreprise privée ou publique. La formation devrait à ce niveau répondre à une demande conjoncturelle et limitée dans le temps. Dans le meilleur des cas, on tenterait de former des travailleurs en leur donnant des capacités d’adaptation la plus grande possible aux modification et transformation du marché du travail. Ou bien, et il semble que ce soit le choix dominant, on forme des techniciens du savoir pratique dont l’efficacité à court terme prime sur leur capacité de jugement et d’autoformation. Cette dernière option semble de plus en plus dominante dans l’analyse que font les décideurs publics. Elle repose à notre avis sur deux critères idéologiques.
1. Le taux de chômage est en fait un taux d’incompétence. C’est à dire que le chômage serait presque inexistant si la main-d’œuvre était bien formée.
2. Le marché qui se mondialise créerait une situation problématique. La performance économique des pays industriels demanderait la rationalisation des coûts de main-d’œuvre et produirait aussi une demande plus grande d’informatisation de la production et un usage plus grand de l’«information ».

L’idée (ou l’idéologie ?) que le taux de chômage serait un taux d’incompétence vient de loin. Déjà dans les années 60 et 70 plusieurs personnes avançaient cette théorie. Selon Daniel Bell, la société devait, dans les années à venir, se professionnaliser de plus en plus. Il faut remarquer qu'au contraire, elle se déspécialise. Entendons ici que la société, plus spécifiquement le marché du travail, se divise de plus en plus en deux catégories. Une première est effectivement caractérisée par une main-d’œuvre spécialisée, hautement scolarisée et en perpétuel apprentissage. L’autre catégorie est composée d’une masse de personnes qui effectuent des travaux de routine répétitifs à l’infini. Voici comment Harry Braverman traitait ce phénomène en parlant du travail de bureau :
Au départ, le travail de bureau était le lieu du travail intellectuel et l’atelier le lieu du travail manuel. Cela était vrai, comme nous l’avons vu, même après Taylor et en partie à cause de Taylor : l’organisation scientifique du travail donnait au bureau le monopole de la conception, de l’organisation, du jugement, de l’estimation des résultats, alors que rien ne devait se faire dans les ateliers en dehors de l’exécution matérielle de tout ce qui avait été pensé dans les bureaux. Dans la mesure où cela était vrai, l’identification du travail de bureau avec un travail de réflexion réservé aux gens instruits et du travail de production proprement dit avec un travail où la réflexion et la formation étaient inutiles, était encore assez justifiée. Mais, dès que le bureau fut lui-même soumis au processus de rationalisation, le contraste s’atténua. Les fonctions de la pensée et de l’organisation se concentrèrent entre les mains d'un groupe de plus en plus réduit au sein du bureau et, pour la grande majorité des employés, le bureau devint autant un lieu de travail manuel que l’atelier d’usine. Les tâches de direction et d’organisation se transforment en processus de travail administratif, le travail manuel s’étend au bureau et devient bientôt le trait caractéristique des tâches de la majorité des employés de bureau. (Braverman, 1976, p. 259-60)
Ainsi la coupure classique entre le travail intellectuel et manuel est remodelée au moment où l’organisation du travail tente de globaliser la connaissance entre les mains de la direction des milieux de travail. L’ingénieur dans l’industrie devient l’unique possesseur du savoir «  productif  ». Les connaissances qui appartenaient au producteur, de l’artisan au prolétaire moderne, passent aux mains de l’ingénieur. Ce mouvement, rappelons-le, est aussi un mouvement de dépossession des producteurs du contrôle du travail. L’arrivée de l’ordinateur, gestionnaire de l’information, marque un nouveau mouvement de dépossession du contrôle du travailleur sur ses outils. L’informatique implique la présence de personnel « technique  » qui voit à la bonne fonctionnalité des ordinateurs et des réseaux. Ce phénomène, qui paraît n'être qu’un acte d’abstraction, se transforme en argument lorsqu'il est appliqué à la bibliothéconomie et la formation du bibliothécaire.
D'ailleurs, la production matérielle dans la révolution dite de l'information est plus problématique que souvent présentée. Lojkine note dans un article dans la revue Terminal:
Dans la révolution informationnelle, l'information ne se substitue plus à la production mais l'inverse. Selon les thèses de la Société post-industrielle (Bell, D. 1976), ce bouleversement technologique pourrait être analysé comme une substitution inéluctable, liée au « progrès technique », des activités fondées sur le traitement de l'information aux activités industrielles fondées sur la manipulation de la matière, de même que l'on a assisté au siècle dernier à la substitution de l'industrie à l'agriculture. Cette substitution serait en même temps marquée par une intellectualisation des nouveaux métiers informationnels : le savoir abstrait de la « science » et des savants remplacerait le bricolage et l'expérience concrète des savoirs faire productifs ; une « technologie de l'intellect » substituerait aux jugements intuitifs des algorithmes incorporés dans des calculateurs pour les prises de décision. Or c'est justement cette conception technocratique de l'innovation par le haut qui tend aujourd'hui à être remise en cause par de très nombreux économistes et gestionnaires occidentaux, y compris des américains. (Lojkine)
http://terminal.ens-cachan.fr/Terminal/publication.html
 
Lojkine cite pour prouver son analyse des auteurs américains et japonais. En effet, le développement récent de la société tente à centraliser le pouvoir au lieu de le décentraliser. De plus s'ajoute à cette question du pouvoir, celle de la fiabilité de l'équipement informatique. Il est fréquent en effet que les capacités de sécurité de ces différents appareils apparaissent comme douteuses. Mais ces questions nous éloignent de notre objectif(30).
La formation du bibliothécaire est particulière au Québec et en Amérique du Nord. Dans la plupart des universités nord américaines, la formation en bibliothéconomie se compose d’un premier diplôme de niveau maîtrise. Il n'y a pas au Québec un diplôme de premier cycle en bibliothéconomie. C'est au début des années soixante-dix que le diplôme de premier cycle est disparu. Cette situation correspond à la volonté que l’on a, et que l'on a toujours, que le diplôme (ou l’École ?) soit reconnu par l’ALA. Sauf pour les étudiants qui désireraient faire carrière aux États-Unis, l’exigence de reconnaissance est plutôt d’ordre symbolique. Comprenons-nous bien ici, la reconnaissance du diplôme de bibliothéconomie par l’ALA n’est aucunement une obligation pour la pratique de la profession ici au Québec comme ailleurs au Canada. Sauf pour les établissements universitaires américains qui exigent cette reconnaissance du diplôme par l'ALA. Ainsi la formation de bibliothécaire est ici calquée sur les exigences américaines. À notre connaissance, cette situation est unique dans le milieu universitaire québécois.
Il est cependant difficile de comprendre pourquoi la formation au niveau baccalauréat (undergraduate disent nos voisins du sud) n’existe pas. Il serait intéressant que la formation fondamentale dans le domaine (les cours de bases nécessaires et obligatoires) soient dispensés au niveau inférieur de la maîtrise. Cette dernière deviendrait alors une maîtrise spécialisée comme les autres maîtrises en sciences humaines et sociales. Dans cette optique, il est important de signaler que la procédure d’équité salariale pour les bibliothécaires est un échec. Deux arguments ont été retenus pour l’analyse négative de la situation des bibliothécaires : 1) les bibliothécaires utilisent des outils déjà existants, donc l’effort demandé dans la réalisation des tâches est plus faible que dans d’autres professions ; 2) en plus de cette vision de la tâche, il semblerait que la durée d'initiation et d'adaptation au lieu de travail se ferait rapidement. 3. l'effort mental serait aussi moins important que dans des postes comme l'informatique, des postes d'agent d'information ou d'administration et autres. 
En somme, dans l'équité salariale, après avoir reconnu le diplôme de maîtrise, on a simplement abaissé les autres facteurs liés à l'emploi pour balancer le tout. Le bibliothécaire, malgré sa maîtrise dans le domaine, est considéré comme inférieur à d'autres emplois comme les agents d'information, les attachés d'administration et les agents de recherche et de planification. Il est aussi important de noter que l'équité salariale dans la fonction publique et parapublique fut l'objet de négociation, et que dans certains cas la partie patronale a défendu le dossier des bibliothécaires plus que la partie syndicale. Mais ceci n'est qu'une preuve que la reconnaissance d'une profession, comme celle des bibliothécaires est encore à faire. Et que souvent, c'est dans la profession qu'il faut trouver l'ennemi ; comme dans l'histoire du cheval de Troie, l'ennemi est à l'intérieur(31).

Idéologie de la mondialisation comme discours périphérique

De nombreux textes concernant la profession de bibliothécaire font allusion à la situation de la mondialisation de l'économie et insiste sur ce fait pour mousser l'importance des théories des sciences de l'information. Comme le dit Riccardo Petrella:
Aujourd'hui, un discours qui se veut explicatif (et légitimant) du temps présent, du « sens de l'histoire en cours », prédomine dans les milieux politiques, socio-économiques et scientifiques… Selon ce discours, la mondialisation actuelle de l'économie, des marchés, des entreprises, des capitaux serait en train, de pair avec la « révolution technologique » liée, notamment, aux nouvelles technologies d'information et de communication, d'enterrer le XX e siècle et d'enfanter le troisième millénaire. (Petrella, 1997, p. 7)
Dans le discours propre aux bibliothécaires on lit des phrases comme celles-ci:
La mondialisation des marchés crée une nouvelle dynamique d'affaires à laquelle aucune entreprise n'est insensible. Restructuration de l'organisation et réingénierie des procédés pour des gains de productivité sont la préoccupation des dirigeants d'aujourd'hui. Les bibliothèques spécialisées en entreprise (ou centre de documentation corporatifs) vivent aussi au rythme de cet environnement en mutation. À l'aube du XXIe siècle, cet article propose des pistes d'action qui éclaireront le choix des stratégies future ». (…)
En cette fin de XX e siècle, l'information est la « matière première de la nouvelle économie » expression proposée par l'économiste Nuala Beck dans son ouvrage Shifting Gears: Thriving in the New Economy (…) En trente ans, le monde de l'informatique s'est transformé à une vitesse vertigineuse« (Dumont, 1997, p. 57 et 58)
L'auteure représente l'inverse de la position de Petrella. Car ce dernier parle bien de « discours dominant » et, Mme Dumont, de « révolution de l'information ». Elle propose même l'idée que l'École de bibliothéconomie prenne les choses en main et transforme le programme de formation de maîtrise en un programme qui réponde à la demande de plus en plus pressante du milieu des affaires. Petrella écrit dans son opuscule que dans ce discours dominant:
le mot clé est « adaptation ». Il faut s'adapter à la mondialisation. Ceux qui ne s'adaptent pas seront éliminés. La survie de chacun passe par une adaptation efficace.

D'où l'impératif de la compétitivité mondiale de tous contre tous. La compétitivité est le nouvel évangile du nouveau monde universel de la haute technologie. Elle est élevée au rang d'option stratégique inévitable pour toute entreprise, ville, région, pays, État. D'où également l'idée que les nouvelles technologies représentent l'instrument le plus puissant et le plus efficace pour assurer et renforcer la compétitivité sur les marchés mondiaux.
Freiner, empêcher ou s'opposer à cette évolution naturelle et inévitable est considéré comme faire acte d'aveuglement, d'inconscience, comme si l'on s'excluait de l'histoire.(Petrella, 1997, p. 8-9)
Facteurs de mondialisation, nouvelle division du travail pour d'autres, en bibliothéconomie, plusieurs personnes ne suivent plus. La réponse à cet état de fait est fort simple : la bibliothéconomie ne peut être isolée des événements du monde saisis comme totalité. En procédant de la sorte, on est obligé de définir, ou au moins de questionner, la place d'une profession dans l'ensemble des autres, donc de la structure de cette profession dans la structure de la société. Comme l'indique Méda:
après avoir développé un travail immatériel et des processus très complexes demandant des interventions humaines hautement qualifiées, [la société post-industrielle] serait capable aujourd'hui, à condition d'adapter la formation de ses membres, de rendre au travail son autonomie. Nous entrerions dans une société de services, dans laquelle la productivité serait moindre, la division du travail moins poussée, la possibilité de dominer l'ensemble d'un processus, d'une opération ou d'une relation, plus grande. (Méda, 1995, p. 163)
Dans ce passage de Dominique Méda, on retrouve des idées qui planent et vivent dans l'ensemble des documents gouvernementaux et dans la plupart des théories à la mode inspirées du néo-libéralisme ambiant.
On se souviendra qu'au début du texte il était question de la tertiarisation de l'économie, de la montée réelle d'une société nouvelle. Le document sur l'autoroute de l'information que vient de publier le Gouvernement du Québec répète sans relâche ce beau discours:
Affirmer que le savoir est au cœur du développement économique est une chose, être capable de mesurer, d'évaluer, de comparer et de comprendre cette nouvelle réalité économique en est une autre. Les rouages de l'économie du savoir sont encore méconnus et ne permettent pas toujours de bien situer le savoir dans un processus de production où, jusqu'ici, la main-d'œuvre, le capital, les ressources matérielles et l'énergie ont toujours occupé le haut du pavé. Les données précises, valides et fiables sur l'économie du savoir dans la société québécoise proviennent de sources non homogènes, et l'on connaît encore mal les méthodes à mettre en place pour mesurer le capital intangible et les actifs intellectuels de nos organisations, compris ceux du gouvernement. (Gouvernement du Québec, 1998, p. 50)
Comme on peut le voir, c'est beaucoup de théorie, mais lorsque vient le temps d'identifier le fonctionnement d'une telle société, sa structure et son économie il n'y a que du discours. D'ailleurs dans la même politique du Gouvernement du Québec, on déclare que le nouveau mode de produire implique de nouveaux modes d'organisation du travail. Ainsi:
Fonctionnement en réseau, traitement sophistiqué de l'information écrite et visuelle, autonomisation des opérations répétitives, travail et encadrement du personnel à distance permettent à une nouvelle organisation du travail de se profiler.
Jusqu'à présent, poursuit-on, les divers acteurs, publics et privés, ont réagi au coup par coup et tenté de préserver l'essentiel d'un système de relations industrielles, hérité d'une époque dominée par l'industrie manufacturière, qui colle pourtant de moins en moins à une réalité que l'on appréhende encore difficilement. (Gouvernement du Québec, 1998, p. 51)
Ces deux dernières positions sont intéressantes. Depuis le Rapport Berlinguet, énoncé de politique sur l’autoroute de l’information, le gouvernement du Québec a investi plusieurs millions dans la politique de développement de l'autoroute de l'information et de l'Internet. Ces millions n'ont pas toujours été utilisés de manière « intelligente ». Mais ce qui est intéressant ici c'est de poser la question de la situation du travail dans la société de l'information. Peu d'auteurs se sont aventurés à décrire cette situation(32).
Pour nous, ces questions doivent laisser la place à des a priori précis. Il faut donc, dans un premier temps, prendre pour acquis que la société de l'information n'amène pas du nouveau dans ce qu'est le travail. Depuis un certain temps on assiste à la présentation de la société de l'information comme moyen de détruire à la racine l'aliénation du travail, c'est-à-dire la coupure entre le producteur et son produit. La nouvelle société permettrait alors de restaurer le travail comme créateur d'œuvre. Cette lubie affirme que le travail aussi aliénant qu'il puisse être dans la production des produits manufacturés changerait de sens et d'état dans la production non marchande. (voir la section où nous parlons des théories de Gouldner).
Deuxièmement, cette nouvelle vision du travail nous oblige à remettre en question la recherche infinie de l'abondance et la question du sens précis du travail. Si la société du travail n'est plus caractérisée par sa forme ou sa structure qui lui est propre, à quelle idée du travail la société de l'information nous entraîne-t-elle? Que l'on produise une boîte de métal dans laquelle on montera un ordinateur fait-il du travailleur un travailleur de l'information? Les philippins (construction de disques rigides), les mexicains (assemblage de Apple MacIntosh) et les québécois qui assemblent ou vendent des ordinateurs sont-ils des travailleurs dont les conditions de travail sont différentes? Contrôlent-ils leurs moyens de production? Troisièmement, la difficulté de ces analyses est que l'on refuse de penser la différence entre la fonction du travail et les supports qui permettent la réalisation de la production (d'autres diraient entre la force de travail et les moyens de production technique).
La volonté de présenter le travail comme un moyen de libération, un moyen de réalisation relève d'une histoire qui est propre à la société capitaliste. La société de l'information fonctionne, s'établit en continuité avec la révolution industrielle. (Beniger, 1986) 
Dans la présentation d'un numéro de la revue Sociologie et sociétés portant sur L'informatisation: mutation technique, changement de société? Serge Proulx écrivait concernant l'informatisation:
a) Il y a d'abord l'interprétation sectorielle qui définit les transformations à partir du domaine des communications: on assisterait à une « révolution télématique » ou à une « révolution des communications » selon que l'on élargit plus ou moins le secteur socioéconomique touché par les innovations technologiques.

b) Il y a ensuite l'interprétation structurelle ou sociohistorique qui définit la nature des transformations dans les termes d'une « nouvelle révolution industrielle »: L'utilisation massive du capital dans le processus de production et le remplacement du travail humain par le travail des machines se poursuivent et s'amplifient. Alors que la machine à vapeur et le moteur à explosion étaient des machines énergétiques susceptibles de remplacer les muscles (la capacité physique) des travailleurs, le microprocesseur est une machine informationnelle (cf. S. Papert, 1967) qui se substitue non seulement à du travail physique mais aussi à l'intelligence (la capacité mentale et intellectuelle) du travailleur.

c) Il y a enfin une interprétation en termes de civilisation: l'invention du langage informatique serait du même ordre que l'invention de l'alphabet phonétique ou que celle de l'imprimerie. Nous serions à l'orée d'une ère de transformations fulgurantes qui risquent à long terme de modifier l'évolution de la conscience humaine en raison de l'apparition d'une nouvelle synergie humains/machines informationnelles (G. Pask, 1982). Il faut bien avouer que les thèses sur la « postindustrialisation » D. Bell, 1973; M. Porat, 1977; Y. Masuda, 1980) qui devraient a priori se situer dans ce troisième bloc interprétatif cadrent assez mal avec cette perspective civilisationnelle puisque ses principaux auteurs réduisent la société d'après l'industrialisme à une « société de services », ramenant ainsi leur problématique à une interprétation « sectorielle » (on assisterait ainsi à la naissance d'un quatrième secteur de main-d'œuvre, le secteur informationnel où tous les manipulateurs de symboles - qu'ils/qu'elles soient journalistes, secrétaires, enseignants, comptables ou écrivains - sont confondus dans ce nouveau mégasecteur de l'informationnel qui ne veut plus dire grand chose). (Proulx, 1984, p. 4-5)
Dans ce long passage, on indique comment et dans quel cadre la lecture de l'informatisation de la société est la même que celle qui célèbre aujourd'hui la société de l'information. Les quelques années qui séparent ces textes de 1984 et ceux que l'on publi en 1998 ont entraîné une redéfinition de la société de l'information et des critères qui la définissent. 
« En fin de compte, on peut se demander si, dans ce type de société qui assure la conciliation entre individu et collectivité, et qui le fait exclusivement par le travail, la sociabilité ne devient pas elle-même quelque chose d'extrêmement abstrait, qui s'opère par des signes, et même si, l'abondance étant acquise, le but ultime de la production n'est pas de permettre aux individus de s'échanger des signes, des miroirs de ce qu'ils sont. Il s'agit dès lors peut-être moins de fabriquer des objets visant à satisfaire les besoins matériels que de produire des signes dans lesquels la société éprouve sa propre sociabilité. Comme si le travail et la production n'étaient plus qu'un prétexte ou une scène montrant aux autres ce qu'il est et faisant signe à la fois vers ce qu'il est intimement et vers ce qu'il est socialement, un lieu où le produit n'est plus qu'un support d'autre chose. »
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Flamarion, coll. Champs, 1995, p. 128

Conclusion

Dans tout ce mélange, la particularité de l’idéologie des bibliothécaires et des scientifiques de l’information repose sur un amalgame fragile. Dans le fond, on utilise des notions et des concepts que l’on ne définit jamais, on les insère dans un texte, dans une structure de connaissance sans analyser leur fondement, leur implication propre, leur signification particulière. Il serait temps que les concepts fondateurs de la profession soient enfin définis, et que ce ne soit pas seulement une suite de termes, qui, plus souvent qu’autrement, sont contradictoires les uns avec les autres.(33)
La profession de bibliothécaire, au sens dit « traditionnel » du mot, est une profession qui est loin d'être à sa fin, elle sera une profession prospère et d'actualité dans les décennies à venir. Car, même si l'on acceptait la position théorique de la société de l'information, dans le sens très large que lui donne par exemple Machlup, le bibliothécaire continuerait son travail de gestion, de sélection et de traitement de l'information. Chez Machlup, la bibliothéconomie et son objet qui est la gestion des documents, quel que soit le support de ces derniers, sont une partie de la société de la connaissance. Cette société est plus globale que ce que les spécialistes en information veulent bien en dire. Elle englobe la recherche et le développement, l'enseignement, le monde des médias, et tous les secteurs dans lesquels des personnes œuvrent. Pour tout dire, la société de l'information englobe les secteurs autres que la production de « marchandise matérielle » comme telle. Elle est la production de l'immatériel. 
Dans ce texte, qui ressemble plus à une première synthèse d'idées qu'à une systématisation finale, nous croyons que le contenu d'un débat s'y trouve. Ce débat, il faut le mener, et durement, c’est-à-dire avec vigueur et sans compromis.
Il faut que les bibliothécaires trouvent l'énergie pour défendre leur pratique sociale, mais surtout pour comprendre où cette dernière est inscrite, dans quel champ elle prend forme. À force de se cacher dans des pense-bêtes, des idées toutes faites et des vulgarisations fictives, on se crée un univers sécurisant et plein de facilité intellectuelle; la reprise de possession de nos armes critiques est donc essentielle.
Dans cette reprise de contrôle, figure au premier plan la formation de la profession. Il faut croire que la formation en bibliothéconomie devrait reposer sur un acquis solide de culture générale. Le programme universitaire devrait porter sur une formation de premier cycle qui serait séparée en deux étapes précises. Premièrement, il faudrait une formation de culture générale portant sur la structuration de la connaissance, suivie d'une formation sur la classification de celle-ci. Il serait temps aussi que quelques cours portent sur l'histoire de la profession, les difficultés que celle-ci a connus au cours des derniers siècles, mais surtout des dernières décennies qui ont vu la profession se donner ses outils méthodologiques. Ensuite le reste de la formation, c’est-à-dire la dernière année du baccalauréat, consisterait à fournir à l'étudiant les outils propres aux technologies de gestion des connaissances. Dans ces technologies logent autant les ordinateurs, que la constitution d'un thésaurus. En somme, il s'agirait d'un programme de premier cycle donnant accès à la pratique de ce que l'on appellerait un bibliothécaire de niveau 1. Ce bibliothécaire ne pourrait pas par exemple devenir directeur de bibliothèque ou chef de service de grandes bibliothèques de recherches.
Au niveau de la maîtrise, la formation verrait à produire des bibliothécaires chercheurs et développeurs. Ces derniers, après avoir occupé des poste de bibliothécaire de niveau 1, pourront prendre les postes de direction. Au niveau du contenu de la formation, le deuxième cycle sera nécessairement un deuxième cycle de recherche. Une première année de scolarité orientée sur l'approfondissement des connaissances acquises au premier cycle, serait suivie d'une année de rédaction d'un mémoire sur un projet de recherche précis dans le domaine.
Cette nouvelle formation devrait faire l'objet d'une reconnaissance de la part des organismes représentant les bibliothécaires, que ce soit au niveau de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec ou de l'Office des professions du Québec. La bibliothéconomie est au centre d'une évolution qui ne remet pas en question le rôle de cette profession, mais plutôt les outils qu'elle utilise. En ce sens, elle ne diffère pas de plusieurs autres professions comme la médecine, l'architecture ou les traducteurs.
Une chose est certaine, c'est que la formation en bibliothéconomie n'a rien à voir avec une quelconque société de l'information qui verrait le jour. Ce discours est, soit une pure idéologie, ou soit une stratégie de légitimation d'une profession qui n'a jamais découvert ses fondements épistémologiques propres.
Au niveau professionnel, la réouverture du statut de la profession nous semble une nécessité. Cette position bien sûr demandera une préparation très grande. Il faut bien souligner que l'Office des professions limite de plus en plus les critères d'accession au statut de professions à « titres réservés » ou à « pratique exclusive ». Les informaticiens viennent de connaître un refus de la part de l'Office. C'est la protection du public, le contrôle de l'exercice de la profession par ses membres et la surveillance de la compétence et de l'intégrité des professionnels  qui sont les objectifs principaux de l'Office des professions.(34)
Cette orientation rencontrera des problèmes particuliers. Quels types de gradués pourraient enseigner dans les programmes de premier cycle? Comment pourrait-on utiliser les potentiels de professeurs venant d'autres départements?
Voilà donc toute une série de questions auxquelles il faudra bien formuler des réponses à un moment donné.

Roger Charland
Bibliothécaire professionnel


NOTES:


(1) Combien de logiciels de base de données documentaires gèrent de véritables thesaurus? Combien de ceux-ci proposent une structure suivant les normes et exigences du travail du bibliothécaire? Il n'y a pas si longtemps certains bibliothécaires préféraient développer des systèmes maison. Au moins ils pouvaient respecter des pratiques déjà en place dans leur bibliothèque. Une bonne partie du temps perdu lors de l'automatisation des bibliothèques et des centres de documentation est dû à l'obligation pour les bibliothécaires de modifier des pratiques et des organisations du travail valables et souvent enrichissantes, pour les incorporer (les modeler serait un meilleur terme) au " système " qu'ils viennent d'acheter. Je ne me souviens pas dans mes dix dernières années de pratique avoir entendu une seule personne qui était pleinement satisfaite de l'implantation de l'informatique. Bien sûr il y avait l'extase, l'impression que plusieurs tâches fastidieuses et techniques venaient de disparaître. C'était oublier combien l'informatique ajoute de ces tâches répétitives. De plus, les bilans à ce sujet sont rares. Les élucubrations festives face au bonheur de l'implantation d'un catalogue automatisé ne se sont jamais accompagnées d'une enquête sur la satisfaction des travailleurs et des usagers. Que l'on calcule, dans le même ordre d'idées, les sommes investies dans la technologie ces derniers cinq ans et, à partir de ce total, rêvons à l'amélioration du service à la clientèle et même aux emplois que l'on aurait créés. Dans le même sens, une longue discussion pourrait avoir lieu sur l'implantation de l'Internet dans les bibliothèques publiques. 
 (2) Sur cette vision de l'idéologie, voir entre autres le travail de THOMPSON, John B. (1990); Ideology and Modern Culture. Critical Social Theory in the Era of Mass Communication. Stanford, Stanford University Press, 362 p. et THOMPSON, John B. (1995); The Media and Modernity. A Social Theory of the Media. Stanford, Stanford University Press, 314 p. Sur le concept de réification VANDENBERGHE, Frédéric (1997); Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification. Tome I: Marx, Simmel, Weber, Lukacs. Paris, La Découverte / M.A.U.S.S., 290 p. ; et à propos du cadre théorique global de ce texte et de la revue HERMÈS : Revue critique dans laquelle il est publié: CALHOUN, Craig (1995) Critical Social Theory. Culture, History and the Challenge of Difference. Oxford & Cambridge, Blackwell, coll. Twentieh-Century Social Theory, 326 p. et finalement FERRY, Jean-Marc (1991); Les puissances de l'expérience. 1. Le sujet et le verbe. Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Passages, 216 p. ; FERRY, Jean-Marc (1991); Les puissances de l'expérience. 2. Les ordres de la reconnaissance. Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Passages, 254 p. ; FERRY, Jean-Marc (1994); Philosophie de la communication. 1. De l'antinomie de la vérité à la fondation ultime de la raison. Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Humanités, 123 p.; FERRY, Jean-Marc (1994); Philosophie de la communication. 2. Justice politique et démocratie procédurale. Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Humanités, 125 p. 
(3) Il écrit: « À partir de là, c'est l'université qui produit la disparition d'un « public cultivé » dont la formation était justement une de ses tâches traditionnelles » (p. 63) et de poursuivre « Il est impératif de recréer des milieux académiques « forts » et « vivants », régis d'abord par une normativité interne autonome (idéal de la maîtrise disciplinaire, du scholarship), valorisant la connaissance synthétique et, dans une certain mesure, toujours encyclopédique, et non l'« excellence » ponctuelle et compétitive, toujours extravertie. » (p. 67) 
(4) À ce sujet le texte de George Ritzer « McUniversity in the Postmodern Consumer Society » in Quality in Higher Education, vol. 2, no. 3, november 1996, pp. 185-199. Et le livre de Bill Readings (1996), The University in Ruins. Cambridge, Mass. and London: Harvard University Press., 238p; Aussi Slaughter, Sheila, and Leslie, Larry L. (1997). Academic Capitalism: Politics, Policies, and the Entrepreneurial University. Baltimore, MD.: The John Hopkins University Press. 276 p.
(5) La documentation à ce sujet est vaste. On est cependant frappé par le côté non-scientifique des approches. Souvent aucune référence sérieuse ne figure dans les pages de ces auteurs. On assiste plutôt à des essais qui s'inspirent autant de la science fiction que de la réalité. Un auteur toutefois propose une approche plus crédible; il est un des rares à se démarquer du courant idéologique de la société de l'information. Cf. James R. BENINGER, (1994) The Control Revolution. Technological and Economic Origins of the Information Society, Harvard University Press, Cambridge, 4e édition (1986), 493 p.  
(6) Voir à ce sujet les articles du numéro de Documentation et bibliothèques de l'été 1997 sur les bibliothèques spécialisées, et l'article de Caron (1998). Dans ces deux cas le choix est clair : le bibliothécaire devient de plus en plus une profession sans avenir. Il faut, selon eux, modifier la pratique pour devenir une profession caractérisée par un mélange hybride d'un gestionnaire de la documentation et d'un informaticien. 
(7) Pour un exposé très intéressant sur ces questions les textes de: Dominique Méda (1998) et Michel Kail (1998). 
(8) Dans le domaine de la bibliothéconomie très peu d'analyses sont effectuées à ce sujet. Mais notons quand même le travail solitaire et de pionnier du couple Anita R. Shiller et Herbert I. Shiller aux États-Unis. Plus précisément du dernier : Communication and Cultural Domination, New York, International Arts and Sciences Press, 1976 et des deux : « Commercializing Information » in The Nation, 4 october 1986, pp. 306-09. Aux Etats-Unis les travaux du Progressive Librarian Guild et en France ceux de CREPAC ( http://www.crepac.com/forum.htm ) sont importants. Au Québec, il faut saluer le travail des étudiants en communication de l'UQAM et du GRICIS qui publie une revue électronique COMMposite ( http://www.comm.uqam.ca/~COMMposite ). Et bien sûr nos recherches que l'on présente partiellement ici. 
(9) Une approche plus économique regroupant plusieurs auteurs et touchant le concept d'économie de l'information a été proposé il y a quelques années par Mosco, et Wasko (1984) et plus récemment sous la direction de Anne MAYÈRE et de Blaise CRONIN ; La société informationnelle : enjeux sociaux et approches économiques, Paris, Éditions l'Harmattan, 1997, 239 p. 
(10) Cette conception n'est pas très éloignée de celle de Pierre Bourdieu lorsqu'il parle de la noblesse de l'État. (Bourdieu, 1989) pour la thèse et (Bourdieu (1998) pour certaines constatations politiques. 
(11) Voir à ce sujet «Le nouveau système-monde: entretien avec Michel Albert» in Le Débat, novembre-décembre 1997, no, 97, pp. 4-19. Ainsi que l'article de Elie Cohen, «Mondialisation et souveraineté économique» in Idem, pp. 20-32. 
(12) Pour ce qui est du nivellement culturel, voir les analyses percutantes de Shiller et de Mattelart. Sur l'effet des médias et les questions de la réception les analyses de Breton et de Proulx sont importantes. 
(13) Sur cet auteur, notre compte rendu dans Argus, vol. 26, no. 1, printemps-été 1997, p.35-36
(14) Kroker et Weinstein reprennent la théorie de la classe technocratique de Gouldner dans leur élaboration de la «virtual class», la classe des infocrates qui vivent des NTI et des technologies du virtuel, et qui acquièrent un pouvoir grâce à elles. Les nouvelles conceptions formulées par ces analyses se démarquent surtout par une théorisation beaucoup plus symbolique, voire langagière, comme chez Arthur et Marie-Louise Kroker. L'article de Pierre Blouin dans ce numéro émet une opinion différente sur ces approches « postmodernes » que les miennes. 
(15) « Dissémination et différence, écrit Christian Ruby, élevées au rang de justification philosophique de la culture post-moderne, produisent les arguments théoriques qui éclairent les voies empruntées par les post-modernes, tant sur le plan esthétique que sur les autres plans. Ces notions érigent le monument requis pour une détermination de l'ère contemporain. Ils énoncent les principes dont peut se réclamer l'errance sociale qui sert de pierre de touche à la réduction et à la suspension du projet moderne. » in Ruby (1990) p.127 
(16) Titre d'un livre de John O'Neil (1995). Pour une analyse plus polémique du même mouvement voir l'analyse de Sokal et Bricmont consacrée à la pensée française, cf. Impostures intellectuelles, Paris. Odile Jacob, 1997.  
(17) Dans un même ordre d'idées, voir le texte beaucoup plus récent de Robert M. Losee «A discipline Independent Definition of Information» in Journal of American Society of Information Science, Vol. 48, no. 3, March 1997, pp. 254-269. Sur Dion, le compte rendu de Pierre Blouin dans Argus, Vol. 27, no. 1, Printemps-été 1998, pp. 38-40. 
(18) Pour une histoire rapide telle que l’ASIS la propose : 1) 1937- Beginnings in Documentation ; 2) 1950's - Transition to Modern Information Science ; 3) 1960's - The Information Explosion ; 4) 1970's - The Move to Online Information ; 5) 1980's - Personal Computers Change the Market ; 6) ASIS in the 90's -- Rising above the Tides of Change ; http://www.asis.org/AboutASIS/the-society.html   
(19) Dans les cas de la bibliothéconomie ce facteur est très important. Je ne parle pas seulement de l'occupation de postes à l'intérieur de lieux de travail où les femmes sont minoritaires dans les postes de direction. Je parle de la discrimination structurelle des emplois de type féminin dans la société au cours des deux derniers siècles. Sur ce sujet le livre de Roma Harris, Librarianship: The erosion of a woman's profession. Norwood, New Jersey: Ablex, 1992. Et de la même auteure, avec Juris Dilevko «Information Technology and Social Relations: Portrayals of Gender Roles in High Tech Product Advertisments» in Journal of the American Society for Information Science, Vol. 48, No. 8 (August 1997): 718-727. 
(20) Le livre de Harry Braverman demeure une synthèse de première qualité à propos de l’histoire du travail et de l’organisation de ce dernier. Cf. Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au xxe siècle. François Maspéro, Paris, 1976. Pour une synthèse québécoise c’est à Jean Ellezam que l’on réfère le lecteur : Groupe et capital. Un nouveau mode social de produire le travailleur, Hurtubise HMH, Montréal, 1984. 
(21) Carpenter, Kenneth E. (1996) «A library historian looks at librarianship» in Daedalus, Fall (v,125, n. 4) qui cite Orvin Lee Shiflett, Origins of American Academic Librarianship,(Norwood, N.J. Ablex Publishing Corporation, 1981, p. 254 
(22) Ces idées sont présentées dans le texte suivant: Burton J. Bledstein, (1978) The Cuture of Professionalism: The Middle Class and the Development of Higher Education in America, New York, W.W. Norton & Co., pp. 65-79 et 78-79 dans la section : «Words and Communication Revolution».
(23) Il est étonnant que le programme soit revu complètement quelque quatre années plus tard.  
(24) Ministère de la Culture et des Communications; Bureau de la statistique du Québec (1997); Indicateurs d'activités culturelles au Québec. Sainte-Foy: Le Gouvernement, 1997.
(25) Par métier nous entendons ici la profession de bibliothécaire et non une appellation de poste ou de tâche. Le bibliothécaire est toujours un bibliothécaire que son poste s’intitule Spécialiste des moyens et techniques de l’enseignement, documentaliste, vidéothécaire, veilleur ou toutes autres appellations. Par exemple, les historiens sont toujours des historiens quelque soit la spécialisation qu’ils ont choisie. 
(26) Paul Otlet a écrit un Traité de documentation: le livre sur le livre: théorie et pratique (1934) réédité en 1989. 
(27) BLANQUET, Marie-France (1997) Science de l'information et philosophie: une communauté d'interrogations, Paris, ADBS, 1997.
(28) Voir le très bon livre de Claudine Leleux, Repenser l'éducation «civique». Autonomie, coopération, participation. Paris, Les éditions du CERF, Coll. Humanités, 1997 
(29) Dans le domaine de la bibliothéconomie, il est fascinant de voir les membres de la profession faire clan avec les marchands dans un discours tout à fait aliéné. On ne peut vivre si notre bibliothèque n’a pas le dernier cédérom ou le dernier lecteur de code à barre. Mais il y a plus. On ingurgite sans aucune réticence les discours souvent promus par des revues et périodiques appartenant à des entreprises privées, dont l'objectif unique est la vente. Le discours technologique proposé par ces compagnies est perçu comme une présentation objective des faits et des évènements. Toute remise en cause de ce phénomène est rejetée car étant politique, critique ou philosophique. Pourtant l’aliénation est aussi politique, l’histoire humaine du dernier siècle nous l'a prouvée plus d’une fois. 
(30) Lojkine dans un autre texte soutient que : « Ici le diagnostic précurseur cède le pas au discours mythologique. Le raisonnement de Touraine, comme celui de Bell ou de Fourastié dans le domaine économique, est fondé sur une analogie entre la société industrielle fondée sur le travail dans la production (et le conflit capital/ travail) et la société post-industrielle fondée sur l'information (et le conflit entre détenteurs et non détenteurs de l'information stratégique). Cette analogie fonctionne, comme chez Bell, à la substitution : «  de même que  » les ouvriers de l'industrie se sont substitués aux paysans lors de la révolution industrielle, «  de même   » aujourd'hui les agents sociaux qui sont au centre du traitement de l'information (professeurs, chercheurs, étudiants, ingénieurs, techniciens, etc) remplaceraient la classe ouvrière dans le nouveau conflit central qui dominerait la société. » (LOJKINE) 
(31) Nous croyons que la syndicalisation est une bonne chose. Mais dans la stratégie défendue par les syndicats au moment de l'équité salariale, l'objectif était de promouvoir l'ensemble des travailleurs… dans le sens du plus grand nombre. Les groupes les moins représentatifs à l'intérieur de ces syndicats on été laissés pour compte. Les bibliothécaires dans certains syndicats locaux ont ainsi été moins évalués que leurs collègues informaticiens. N'oublions pas que la profession de bibliothécaire au niveau académique est composée d'une maîtrise, précédée d'un baccalauréat dans un domaine quelconque; et que pour les informaticiens, nous ne parlons ici que du niveau baccalauréat. C'est sur cette base que l'évaluation a été supérieure pour certains groupes d'emplois. De plus, il est clair que dans certaines négociations, certaines professions à caractère majoritairement féminin, sont désavantagées. C'est pourquoi l'équité salariale n'a rarement été une demande provenant des directions syndicales, mais des membres de la base. Il est notable aussi de voir que ces revendications provenaient surtout des groupes de pression féministes ou d'associations défendant les droits des personnes à l'équité et à l'égalité. Un bibliothécaire, dont le premier diplôme serait en informatique, serait dans le modèle de rémunération que nous venons de présenter, mieux payé avec son baccalauréat qu’avec sa maîtrise. C’est ça de l’équité ?  
(32) Candice Stevens, dans « Le savoir, moteur de la croissance » L'observateur de l'OCDE, no. 200, juin-juillet 1996, notait que « Bien que le secteur manufacturier perde actuellement des emplois dans l'ensemble de la zone OCDE, l'emploi augmente dans les secteurs de haute technologie à caractère scientifique, des ordinateurs aux produits pharmaceutiques ». (p. 7)  Il faut aussi analyser les données concernant le développement ou le déplacement de la production manufacturière vers des régions et des pays moins développés. 
(33) On peut dire qu'« une discipline scientifique procède d'une matrice disciplinaire largement partagée par ses praticiens : elle s'interroge sur la pertinence d'une définition a priori de la discipline par cette matrice, paradigme méthodologique supposé spécifique. Au fondement de toute discipline, il existe un ensemble, à la fois composite et assez bien partagé, de règles, de structures mentales, d'instruments, de concepts et de normes. Ces outils de pensée ne peuvent émerger qu'en résonance avec des conditions objectives/subjectives de production tout comme d'ailleurs la naissance des différentes sciences suppose la prise en compte des mécanismes cognitifs et des modes de pensée à l'oeuvre à un instant donné et des conditions culturelles économique et sociales présidant à cette naissance. »...« La nomadisation des concepts est ainsi constitutive de l'histoire des sciences et, en ce sens, nie l'idée de frontières disciplinaires intangibles et intrinsèques. Cette propagation des concepts se fait de champ en champ scientifique, structuré par des espaces de « pouvoir-dire-le-réel». » (BONFILS-MABILON et ÉTIENNE, 1998, p. 64) et les auteurs B. Bonfils-Mabilon et B. Étienne de citer Jon Elser qui dans Plaidoyer pour l'autonomie des sciences écrit que : « dans cette course aux obtacles qu'est le développement scientifique, surmonter la tentation du recours aux analogies est l'une des épreuves décisives. Tans que la discipline en question ne s'est pas constituée en domaine conceptuel et théorique autonome, la voie de la moindre résistance sera toujours d'emprunter aux sciences voisines ce qui fait défaut. » (BONFILS-MABILON et ÉTIENNE, 1998, p. 65) 
(34) La stratégie qu’a adopté la Corporation historiquement demeure valable. Elle procède, depuis sa fondation, suivant les critères énumérés dans le texte. Elle a adopté une série de réglementations administratives portant sur le fonctionnement de la Corporation. Elle a élaboré un code d’éthique et de déontologie (revue de manière permanente), un comité de discipline est actif et participe et se prononce sur l'évolution des programmes et sur les grandes questions de la profession. Dans le cadre actuel cela va de soit qu'une remise en cause du statut de la profession ou de l'appellation de la profession risquerait de subir un refu sans appel.   


 
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Click here to turn off the network (ou de quelques considérations sur la nature des réseaux d'information)

Pierre Blouin 

 

Prendre la route, c'est une manière de rentrer en croyant sortir. Une route indéfinie pour ne pas bouger. Une façon d'être dedans en croyant être dehors. Quand donc sortez-vous ?

Même immense, tout réseau répète. Aussi nombreuses que soient ses boucles, reste qu'il est bouclé, donc qu'à la fin de tous ses comptes, il se fait écho à lui-même.

Internet est un volumineux dictionnaire, une bibliothèque même. Qui ne voit pas que c'est une maison, comme les ponts et chaussées, construit encore une très grande bibliothèque, comme ces princes hindous bâtirent, au XVIIième siècle, des cadrans solaires gigantesques, parce qu'ils ignoraient qu'on avait inventé la lunette astronomique !
Le philosophe sort, à un moment donné, de la maison-bibliothèque. Lorsque nous disons : un Ange passe, comme les Anciens disaient : Hermès passe, nous entrons dans le silence de la connaissance.
(Michel Serres)
Au fond le virtuel n'est peut-être pas une forme universelle de vie mais une singularité.

Ce qui est fascinant et qui exerce une telle attraction, c'est peut-être moins la recherche d'informations ou la soif de connaissances que le désir de disparition, la possibilité de se dissoudre dans le réseau.

Jean Baudrillard, « Philosophie », Cybersphère 9, 1996

Table des matières

Présentation

Fonction du réseau technologique

Un réseau de croyants pour la communauté

Le réseau comme solution technique et comme mythe

Le réseau et la communauté morale

Réseau, liberté et pouvoir

Le capitalisme et la technique des réseaux

La séduction de l'information dans le réseau

L'anti-réseau ou la techno-science

Vers un processus de déréalisation





Photographie Pierre Blouin
 

 

Présentation






Une des questions essentielles qui a trait à la grande panne électrique que le Québec a connue dans la région métropolitaine de Montréal et en région attenante (Estrie, Montérégie) en janvier 1998 n'a fait l'objet d'aucun commentaire, tant elle s'impose avec une évidence naturelle: celle de la vie en réseau. Il suffit d'une ou deux lignes coupées, d'un dizaine de pylônes tordus par la pesanteur du verglas accumulé, ou parfois d'une simple branche d'arbre tombée coupant une ligne locale dans certaines villes pour tout paralyser. C'est dire que l'énergie centralisée et distribuée est devenue depuis belle lurette le moteur socio-économique essentiel. Quand on s'arrête à y réfléchir, on constate un aspect assez insolite, un peu aberrant même : quelle facilité pour jeter la pagaille sociale dans un ensemble dont la haute technologie semble assurer la cohésion et la fonctionnalité de façon indéfectible. Pourtant, ici, tous les scénarios ont été déjoués... Le réseau est fort et fragile à la fois.


Le réseau d'approvisionnement électrique disparu, une société ancestrale a soudainement repris ses droits. Les règles normales de la vie marchande étaient tombées : le bénévolat et la coopération, la compassion, ont été pour un temps les vertus cardinales absolues. Elles allaient de soi. C'était, pour tous ceux qui l'ont passé, un bienheureux intervalle utopique, qu'on a vécu avec bonheur, un discret bonheur, presque irréel. On était prêt à tout donner, à tout faire, sans compter sa peine ni son temps. Bien entendu, les réfugiés et les sinistrés ruraux ont souffert, mais on a depuis lors remis en perspective les discours des médias et la réalité qu'ils « couvraient » (dans les deux sens du mot). Même chez ceux qui ont été le plus durement touchés, l'entraide et la résurgence d'une priorité de valeurs, impensables en temps ordinaire, ont été les faits marquants. Tous, à la lueur de la bougie, ont retouché à une simplicité de l'existence dont on se demande pourquoi on l'a perdue... Tout ce qui est devenu superflu se taisait, le bruit, les images inutiles, qu'on regarde pour les oublier aussitôt. La seule information recherchée concernait le bien-être de nos voisins, de nos proches, de nos amis, des êtres chers. Et il y a eu aussi le besoin de culture, un besoin boulimique de se faire du guignol, de lire, d'écouter la grande musique. Tout ça, c'était la vie qui revenait, comme une grande source intarrissable, en-dehors de la mise en réseau. Quelque chose comme le village planétaire à l'échelle du village réel... La communication globale dans l'échange humain, corporel, dans un temps réel qui n'est pas celui des réseaux.

Non, la guerre n'a pas eu lieu, l'état de siège a libéré les assiégés, ne serait-ce qu'en leur faisant prendre conscience de la valeur transcendante d'un réseau qui n'est que pure solution technique, créée par l'Histoire et la politique aussi. Le réseau d'approvisionnement rattache les parties à un tout central, et à une autorité qui gère et décide. Il répond au concept de l'énergie produite en masse et à bon marché, en vue d'une utilisation qui maximise les gains de productivité. Ce concept lui-même est d'ailleurs quelque peu ébranlé de nos jours, avec les technologies alternatives (micro-centrales, entre autres) et aussi avec les sources secondaires. Il reste que si on peut concevoir une alternative au réseau de distribution à partir d'une production centrale, c'est dans l'hypothèse d'une consommation nationale et domestique. Le réseau est désormais nécessaire à l'exportation dans le cadre du libre échange continental, et de la dérégulation des marchés d'approvisionnement énergétique. Le marché énergétique à bon marché implique le réseau, du moins la ligne d'acheminement qui connecte des réseaux voisins.

Prenons l'exemple de Trans-Énergie, une division d'Hydro-Québec, le producteur national québécois, qui gère l'allocation de ses lignes de transport électrique. L'énergie est vendue à l'heure, selon un système de transfert par circuits avantageux, qui s'apparentent à de gros « paquets » énergétiques, et qui tient compte de la circulation totale à chaque moment. De l'énergie en temps réel, en quelque sorte. Pour sa consommation intérieure, Hydro achète la nuit, lorsque les prix sont bas, et vend ses surplus le jour, aux USA, à un prix élevé. Ce qui implique de produire en surplus une énergie inutile et de vendre au marché extérieur, qui lui n'a pas à assumer les risques et les désavantages de cette production. Dans ce cadre, le réseau n'assure plus une fonction simple de distribution ; il est en quelque sorte rendu « intelligent ». Le président de l'entreprise d'État, André Caillé, compte ainsi augmenter le nombre de lignes de haute tension selon la demande. Il n'y aurait pas de limites à ce qu'on peut exporter ainsi aux États américains de la Nouvelle-Angleterre, forts consommateurs industriels et domestiques (1).

On peut parler, dans le cas actuel de la production québécoise, d'une logique de réseau qui permet une production flexible. Cependant, cette logique risque elle-même d'être mise à l'épreuve avec la concurrence à venir des petites centrales au gaz naturel qui se multiplient aux États-Unis actuellement, et aussi, ironie du sort, des centrales au charbon (dont les permis de polluer s'échangent à la Bourse). La capacité et le coût des lignes risquent de déjouer les meilleures prédictions d'Hydro-Québec, sans mentionner les risques environnementaux (pollution par le mercure des grands réservoirs hydrauliques créés, répercussions chez les autochtones) et les risques reliés à l'estimation des coûts (quel sera le prix d'un Kwh produit par la centrale de Churchill Falls, au Labrador, qui doit entrer en service en 2008 seulement '). Hydro a pris des précautions contre son réseau : elle a acquis la majorité des actions de Gaz Métropolitain, car la génération au gaz de l'électricité est déjà reconnue comme le meilleur moyen de la produire...

Un chercheur français, Michel Godet, précisait il y a vingt ans que, pour répondre aux enjeux technologiques et énergétiques, les deux n'étant pas étrangers l'un à l'autre, l'État favorise d'ambitieux programmes d'investissements de ses entreprises publiques : hydro-électricité au Québec, nucléaire en France et aux États-Unis, mais au prix du drainage d'une masse considérable de capitaux qui ne peuvent être investis ailleurs. D'où accentuation de la raréfaction du capital financier et recours croissant aux emprunts à l'étranger, aux dépens productifs privés, voire aux dépens mêmes des forces de jeu du libre marché (2). Toute politique de production centralisée de l'énergie est un gaspillage institutionnalisé. Son prix à payer est élevé, et le seul remède serait une sobriété sans croissance. (Idem, p. 185). Un autre remède est aussi la pluralité des solutions technologiques, à laquelle on aura recours tôt ou tard : mais auparavant, beaucoup de mal aura été fait. Qu'on en juge par ces lignes écrites en 1980, et qui commencent à matérialiser une situation réelle au Québec : « L'espace est sans doute le domaine de pollution le plus sensible pour l'avenir - la France sera quadrillée et morcelée en petits espaces - la multiplication par trois ou quatre des lignes à haute tension y contribuera pour beaucoup » (Idem, p. 249). Autre solution également : taxer l'utilisation de l'énergie, tout comme on tarifie celle des réseaux électroniques.

Fonction du réseau technologique


La perte de toute autonomie localeou régionale n'est pas nouvelle en ce domaine et appartient à une société industrielle qui a enlevé à ses entités constituantes tout pouvoir autre que celui relevant de son centre administratif. La société fondée sur l'information et ses technologies partage peut-être le même sort que le réseau électrique. Si ce dernier est le symbole et le paradigme de la consommation décentralisée (tout en centralisant la dépendance en énergie première à son avantage), les nouvelles technologies de l'information (ou NTI) nous donnent désormais une autre forme d'énergie qui est devenue un besoin essentiel. Paul Virilio voit en l'information une forme de la révolution énergétique ; l'énergie transforme le monde physique et, après les énergies brutes (vapeur, charbon, pétrole, électricité), on passerait à l'énergie immatérielle, mentale comme source première. Le savoir comme volonté de tout posséder et de tout contrôler, dans un univers virtuel où précisément l'importance du physique a été réduite. Science-fiction ou achèvement des réalisations du temps présent ' Le présent est de la science-fiction après tout, de la SF qui ne cesse de s'actualiser. Voyons dans l'information une énergie vectorielle, en somme, qui organise le complexe et donne une forme au chaos, au non-sens. Une énergie mentale non moins importante pour la production et la richesse collective que l'énergie physique. L'information, dès lors, s'impose comme le Sens transcendant d'un ensemble dominé par la quantité et sa gestion.

Évidemment, le réseau hydro-électrique et ses lignes de transport relèvent d'un schéma dépassé, datant de l'ère industrielle de la fin du siècle passé. C'est un réseau ramifié, hiérarchisé, qui part de quelques grandes lignes à haute tension et se subdivise, en passant par des postes de distribution. Le World Wide Web, au contraire, du moins le croit-on généralement, n'a pas de centre, pas de source, ni de destination finale. L'idée du réseau distribué a été formulée pour la première fois par un ingénieur de la Rand Corporation, Paul Baran, en 1964. La Rand Corporation procédait par simulation de scénarios, pour la plupart militaires. L'Arpanet, l'ancêtre du Web, aurait été créé pour déjouer les attaques ennemies (bien que ce ne soient pas là les idées premières de ses concepteurs, mais bien plutôt le calcul à distance) (4). Mais pour en revenir à la théorie officielle du réseau d'interconnections, détruisez un noeud, et il s'en recrée d'autres. Certes, en théorie encore : mais détruisez les moteurs de recherche, et comment peut-on utiliser le réseau ' Détruisez certains sites clé, grands détenteurs de liens, ou grands redistributeurs d'information, grands carrefours, comme les regroupements thématiques ou les répertoires, ou encore les méga-sites corporatifs ou d'organisations de services d'information (surtout dans le contexte des canaux de diffusion de la « push technology», des « Netcasters» qui calquent le modèle des « broadcasters» traditionnels au WWW), bref, que se passe-t-il si ces constituantes-là disparaissent ' Le Net n'échappe pas aux contraintes de quelque réseau que ce soit, à savoir qu'il est dépendant à la fois d'une décentralisation et d'une centralisation, toutes les deux étant extrêmes. Et c'est probablement pour cette raison qu'on a peine à les voir toutes les deux finalement. Seule la difformité et l'anarchie joyeuse du réseau nous sautent aux yeux. Le principe d'ordre du Web est statistique (les occurrences de la recherche supplantent presque la logique booléenne, comme le montre par exemple le « mini-thésaurus » minute que nous construit Excite pour assister la recherche), il n'en est pas moins présent comme principe d'ordre. La navigation par hypertexte peut à la limite être vue comme un mode d'organisation intuitif, fractal diraient les mathématiciens.

Pierre Lévy voit dans le désordre du réseau, dans le chaos qui fait peur à l'esprit rationaliste traditionnel, un nouveau principe d'ordre fondé sur une organisation différente de l'information. Le renvoi perpétuel des sites entre eux, leur indexation perpétuelle entre eux sur des principes non définis constitue « un très grand nombre de hiérarchies, qui sont en articulation constante les unes avec les autres, sans point de vue de Dieu qui donnerait une hiérarchie qui engloberait toutes les autres » (5). Lévy reprend ici cette notion du point de vue divin dont parlaient les nouveaux romanciers, Alain Robbe-Grillet en tête, à propos du roman classique. C'est une notion de symbolique littéraire et picturale, mais peut-on automatiquement l'appliquer à l'univers des connaissances ' L'ensemble des livres existants forment-ils un univers hiérarchisé selon un point de vue divin ' C'est bien plutôt une hiérarchie classique de l'organisation conceptuelle qui tombe avec un réseau électronique, et aussi avec elle un savoir conceptuel, fondé sur l'analyse critique, la définition, la philosophie, la métaphysique, l'esthétique, la morale, etc. Cela nous apparaît bien plus lourd de conséquences que la simple désorganisation des faits ou des connaissances.

Théoriquement, donc, le réseau est complètement « distribué ». Or, en pratique, qu'en est-il ' Ce qui donne un sens et son plein potentiel au Web actuellement, c'est la force de ses moteurs de recherche qui organisent statistiquement l'accès au réseau. Le Netcaster va raffiner cette organisation statistique en la « customizant» (sic) à l'usager. La forme de navigation qui est offerte reste la meilleure avec la technologie logicielle actuelle. Le moteur est un instrument qui centralise l'accès au réseau plutôt que les sites, comme c'est le cas dans les bases de données classiques où tout est stocké dans la mémoire d'un ordinateur central. Précisons davantage : c'est l'accès au contenu qui est modélisé avec le principe de la recherche par mot clé ou par thème. On peut certes naviguer par hyper-lien d'un site à l'autre, ce qui est bien souvent le moyen le plus efficace, mais en partant obligatoirement d'un site initial, de référence, qui amorce la chaîne des liens en cascade. Comment connaît-on ce site ' En tapant un nom au hasard ' Par la connaissance de bouche à oreille ' Par la lecture des chroniques de journalistes-vendeurs qui mentionnent des sites ' Un peu de tout cela à la fois ' Dans tous les cas, on a un point de départ, un centre.

Tout comme le réseau électrique, le réseau électronique a aussi une fonction de contrôle : contrôle des charges selon la demande dans le cas du premier, contrôle des flux de la demande d'information et de son acheminement optimal selon la demande instantanée et la bande passante (selon la charge du réseau) dans le cas du second (c'est le rôle du routage). Dans les deux cas, les flux sont ordonnés, supervisés, en fonction d'une efficacité maximale de l'ensemble. Le réseau maillé et « distribué » s'avère apte à gérer une complexité extrême, inconnue du réseau classique, mais il intègre une fonction de gestion essentielle qu'on a justement appelée la gestion des flux (et peut-être la vision philosophique unique de Gilles Deleuze a-t-elle atteint les techniciens eux-mêmes). Avec le Web, cette gestion est auto-régulée, alors que le réseau électrique classique, on a besoin d'un mécanisme extérieur (un opérateur ou un mécanisme de réaction ponctuelle, de délestage automatique, par exemple).

Au fond, c'est la toute-puissance de ce mécanisme d'auto-régulation qui fascine dans le Web, et la « classe virtuelle » plus que toute autre. Mécanisme qui assure la cohésion de l'information, de sa circulation, de sa distribution, et celui du corps social en tant qu'usager du réseau (le principe du commerce et du paiement électronique est d'abord une extension des possibilités d'un tel réseau). L'idée de l'intelligence collective formulée par Pierre Lévy est sous-tendue par ce principe d'auto-régulation de l'information, par ce choc constant et ces contacts entre internautes qui créent une progression qualitative dans leur savoir. Cette régulation est plus forte dans sa pensée que celle de projet de société qu'il prétend voir à l'origine d'Internet, et qui aurait été récupéré par le commercialisme ambiant. Un tel projet de société était plutôt celui de la communauté des scientifiques et des chercheurs, puis des universitaires, des concepteurs de systèmes et de logiciels, des ingénieurs. Leur esprit de communauté a été élevé au niveau de celui d'une communauté idéale de société technocratique. C'était un réseau de consultation destiné à des fins de communication spécifique, c'est-à-dire scientifique, là où la connaissance de faits précis, chiffrés et en temps réel est essentielle à un système de calcul et de quantification. L'application de ce concept de réseau à la collectivité sociale relève d'une autre logique, qui prolonge en même temps la logique scientifique rationnelle déjà présente avec le premier Internet. Il s'agit cette fois-ci de canaliser et de distribuer efficacement l'information. Lucien Sfez, un des plus brillants analystes de la communication, y voit une nouvelle religion, un nouveau contrat social mis en place par les promoteurs, qui n'est que la réalisation enfin parfaite du marché (Critique de la communication, Paris, Seuil, 1988). Les relations sociales sont considérées dans une telle notion du réseau comme une pure communication. Le réseau se gonfle à l'échelle socio-politique et devient plus qu'une fin en soi : il devient l'anti-réseau, le contraire même d'un réseau, car il ne fait plus fonctionner librement ses composantes vers une libre détermination et une libre créativité de ses parties. Il enserre de ses mailles l'ensemble, il le capture, à la façon de ces mégapoles qui ont la vocation d'étendre leur banlieue dans
les régions périphériques où domine encore un milieu de vie lié à la nature et aux petits ensembles. Le réseau noie tout. 

Un réseau de croyants pour la communauté


Le Web a même suivi l'évolution du réseau électrique et de son besoin : au moment où il devient grand public, Internet est poussé, mythifié par la notion de cyberespace. On crée ainsi le besoin nécessaire à sa consommation, et si ce dernier n'est pas encore bien ancré, on pousse davantage et on parle de projet de société fondé par un réseau technologique. Ce qu'on ne dit pas, c'est que le réseau modèle la société alors que c'est la société qui doit modeler le réseau. La technologie façonne le social par l'intermédiaire du réseau d'information, un peu comme est parvenue à le faire la production en série de l'automobile, et la radio commerciale dans les années 30. Ces moyens technologiques ont développé la communication comme paradigme socio-économique, et il est relayé aujourd'hui par celui de l'information, qui n'en est que la continuité.

Une telle opération est fortement mentale, elle implique une profession de foi en la technologie de l'information que tous n'ont pas. Je dois croire au réseau, comme je crois aux bienfaits et en la nécessité naturelle du réseau électrique sans me poser de questions fondamentales sur sa genèse et son développement. Le besoin d'information électronique, par le biais du médium électronique, est doué de valeur simplement pour cette raison (qu'il est électronique, technologique). On l'hypostasie par rapport aux autres besoins du corps et de l'esprit. On a par exemple privilégié, surévalué nos besoins en énergie électrique, car 1) ces besoins sont aussi créés par la société, qui exige toujours plus de consommation et de gaspillage énergétiques, et 2) ils sont monopolisés par une forme unique d'énergie qui aurait pu s'allier à d'autres sources d'approvisionnement, comme le gaz naturel et 3) ces besoins ont été augmentés par le réseau centralisé au lieu d'être pondérés selon la demande et l'usage (par exemple, le développement de l'énergie éolienne selon les régions géographiques, ou de l'énergie solaire avec des accumulateurs dont on sait qu'ils sont réalisables). Dans tous les cas, c'est une volonté de centralisation et de prise en charge qui s'impose comme vertu morale. On est incapable de concevoir autrement, et à la limite, de penser autrement, que par le réseau.

Le réseau comme solution technique et comme mythe


Le projet de société que fonderait le Web et qui va se réaliser est celui de la Network Economy, tel que défini par les grands joueurs de l'économie mondiale et par les théoriciens de Wired (voir les parutions de septembre 1997 et février et mars 1998). Pierre Lévy est vraiment sincère quand il nous exprime son désir d'un monde meilleur fondé sur l'interactivité créatrice mondiale, mais ce souhait ne tient pas devant l'analyse de la réalité actuelle. Depuis la « contre-révolution » de 1996 (6), Internet révèle sa vraie finalité, celle du contrôle de la circulation et de la demande ultra-centralisées, en vue de l'hégémonie des grandes entreprises américaines (depuis 1947 et les accords de Bretton Woods, le processus est en progression), « puissance indispensable à la communauté mondiale », comme a dit Clinton à propos des États-Unis.

Aurait-on eu un Internet idéal dans l'entre-deux, entre son irruption conviviale en 1994 (avec « Mosaïc») et son enterrement par les pourvoyeurs de services en 1996 ' Certains le disent, mais en faisant bon marché de son usage véritable durant cette période. Un grand discours publicitaire a été mis en vedette au cours de ces années, surtout chez les travailleurs de l'information grand public (documentalistes, archivistes, gestionnaires), aux dépens de l'aide aux éditeurs ou aux bibliothèques. Une analyse politique est essentielle ici. On se rend compte aujourd'hui que la solution technologique que représente le Web est politiquement rentable, qu'elle est maintenant acceptée par tous comme marque de progrès, et surtout qu'elle coûte moins cher à long terme et est moins complexe que la solution « humaine » (que ce soit celle des « ressources humaines », de la réorganisation réellement rationnelle ou de toute autre solution créatrice). Politiquement rentable non seulement pour les « décideurs », politiciens, technocrates ou fonctionnaires, mais aussi pour les professionnels de l'information dont l'intérêt pour l'idéologie de la communication les relie aux classes technocratiques de l'État. C'est ainsi que la croyance en une société améliorée par l'information conduit à brancher massivement les bibliothèques sans réfléchir aux implications, aux coûts et aux solutions intégratrices. Il faut brancher pour « rattraper le retard pris » : c'est avec de telles inepties qu'on parle de nos jours entre « spécialistes ». Quand le réseau gagne tous les esprits, la partie est gagnée. Le texte de Roger Charland dans ce numéro explore ces problématiques en détail (7)


Le réseau a toujours été une figure de réduction et de mystification très forte, historiquement et dans l'inconscient collectif. Dans le réseau, on devient plus fort, plus conscient, voire plus intelligent. Le mythe de l'« empowerment» repose là-dessus. Cette donnée acquise est partagée sans condition par tous, et on peut se rendre compte combien elle influence tous les discours institutionnels, comme par exemple celui de Gilles Caron dans le Bulletin des bibliothèques de France, (janvier-juin 1998), qui nous prophétise l'identification de l'individu à la capacité concurrentielle de l'entreprise. Le réseau-entreprise produit ainsi un homme nouveau, dont le savoir se confond à un grand bassin de données collectives, mais qui a peine à s'exprimer dans une langue correcte et qui a grand peine à exprimer sa pensée profonde, ses opinions réelles.

Par le réseau, on retourne à l'informel, au magma originel de la matière, à une jeunesse retrouvée. Cependant, avec le nouvel Internet, on va constater les autres aspects du réseautage. Quand les paiements en ligne des droits d'auteurs des documents numérisés vont se faire, chaque usager va sortir de l'anonymat, de l'Utopie bienheureuse, et aura à s'identifier : on va déchanter quand on saura qu'un enregistrement, quelque part, se fait lorsqu'on fait imprimer chez soi ou au bureau un document ou un site personnel. L'Index de l'Église catholique, que les étudiants de sciences de l'information apprennent à mépriser comme les pratiques duplessistes « obscurantistes » des années 50 dans les téléséries québécoises, n'aura été qu'un bref et modeste aperçu de ce qui nous attend. Sous le couvert de la protection des droits d'auteur, on risque de subir une solution technologique qui va encore aller puiser dans les vertus de la mise en réseau. On pourra savoir ce que vous lisez et si vous faites partie de la pensée corporative ou non... À ajouter à la liste des commodités du Net.

Le réseau et la communauté morale


Le sociologue et historien des idées Robert Nisbet, dans un livre remarquable datant du début des années cinquante (remarquable en grande partie parce qu'on ne peut plus écrire de cette manière aujourd'hui), intitulé The Quest for Community (8), donnait déjà une vision politique du réseau, celle de l'efficacité administrative et surtout, celle de la valeur ajoutée, comme on dit en langage technique, insufflée au réseau. La communauté traditionnelle, explique-t-il, celle de la pré-industrialisation, se distingue par son auto-suffisance, que le pouvoir centralisateur a atomisée et détruite. La recherche d'une communauté où l'autorité n'est pas le Pouvoir est la tragédie moderne de l'Homme, soutient-il. Les allégeances de l'individu (notion centrale de son livre) vont au plus proche de son entourage, comme on l'a bien vu lors de la panne de 1998, lorsque les autorités gouvernementales ont dû compenser la perte ou l'absence de moyens des élus municipaux et régionaux. À cet égard, la réussite des CLSC (Centres locaux de services communautaires) est le meilleur exemple d'une organisation décentralisée et « à l'écoute des besoins de sa clientèle », pour reprendre un langage que nous abhorrons, qui a su faire face à la situation avec toute la préparation nécessaire.

Le réseau centralisé acquiert une valeur morale en soi, c'est là le drame que voyait Nisbet. L'organisation militaire a imprégné le civil dans l'après-guerre au point de remplacer la classe ouvrière, à échelle locale, directe, comme déterminant des relations associatives. La bureaucratie militaire devenait investie des attributs de la communauté morale. Le sens de l'identification, de l'apparenance et de la sécurité lui sont dévolues. De Bodin à Hobbes, l'ancien sens de la loyauté s'affaiblit, puis disparaît en tant que valeur transcendante. La relation devient suspecte, le contrat la remplace. Les guildes et la famille, centrales au Moyen Âge, sont dissoutes par le pouvoir royal, dépourvues de leur autorité dans ce qu'on nommerait aujourd'hui l'autogestion de la production (bien qu'il n'y ait pas de production à proprement parler au Moyen Âge, mais seulement des besoins à pourvoir).

Pour Nisbet, l'Histoire est le déclin de la communauté. Ou plutôt, progrès et déclin à la fois : croyances morales, statut social et racines culturelles sont devenues des formes de nostalgie dont on entreprend sans cesse la revitalisation. L'émancipation de l'individu doit donc se mesurer aussi au vu de la perte des structures anciennes d'où il s'est émancipé, et qui étaient aussi des structures de sens. L'État moderne, celui des années 50, aujourd'hui assez affaibli, dominé par ces autres États que sont les grandes entreprises, devient une communauté lui-même, et une communauté absolue, qui n'en tolère pas d'autres. L'État repose sur la force, alors que les groupes sociaux reposent sur la responsabilité mutuelle. La force nécessite une ramification vers le Pouvoir central, fédérateur de gré ou de force ; le rassemblement en réseau a constitué une forme première de tout gouvernement étatique moderne.

Nisbet explique comment Hobbes, le théoricien de l'État moderne, est fasciné par l'arrangement géométrique des relations sociales. Pour lui, l'individu est une entité abstraite liée par un contrat neutre, formel et écrit, avec les autres individus et l'État. L'identification entre toute forme de culture et d'association fonde sa pensée sur l'État et la société. On peut donc trouver chez lui une idée du réseau en tant que système opérationnel de relations et de fonctions. Le réseau désolidarise les affinités anciennes et « naturelles » pour organiser une macro-économie sociale. L'important est de noter la valeur que Hobbes confère à ce réseau : il est le tout de la société. Tout se passe en lui ou rien ne se passe; c'est là la tragédie moderne, dit Nisbet (p. 132).

Hobbes ne décrit toutefois pas l'État totalitaire. Il ne veut pas l'anéantissement de l'individu, mais sa libération des jougs imposés par les anciennes dépendances. Seul un environnement impersonnel fondé sur le juridique peut le permettre. C'est là le fondement du libéralisme et de la démocratie dite libérale qui se réalisera avec la Révolution française de 1789. Une telle notion d'environnement devrait nous faire réfléchir sur nos réseaux actuels ; ne préfigure-t-elle pas le fondement de notre soif et de notre besoin d'interconnection ' Les transactions et le commerce sur le Web nous permettent d'entrevoir cette formidable uniformisation qui comble les besoins les plus intimes, en même temps qu'on se débarrasse du papier (le rêve de la « paperless society» de F. W. Lancaster), des intermédiaires et des institutions « lourdes » pour réaliser un des fantasmes originels du libéralisme : la libre circulation absolue, sans frontières et sans temporalité.

Comme chez Jean-Jacques Rousseau, c'est l'identification de cette puissance avec la liberté qui donne sa force et son sens à l'État et au réseau ainsi créé. Une seconde identification va de pair avec la première : celle de la vie morale de l'État, vie exclusive de la moralité dans l'État. Ce qui conduit, estime Nisbet, à un pouvoir illimité de l'État, pour avoir plus de pouvoir et plus de moralité. L'exagération et le dépassement paranoïaque sont inscrits dans la genèse de cet État, qu'il suffit de remplacer aujourd'hui par la mondialisation économique (la pensée corporative, « unique ») et ses rationnalisations pour mieux saisir. Nisbet entend par État le Pouvoir central et asservissant de son époque (le Welfare State), qui prend en charge le citoyen. Malgré eux, Hobbes et Rousseau posent les fondements du totalitarisme ; la liberté de Rousseau est la liberté omnisciente de l'État. « Freedom for Rousseau is the synchronisation of all social existence to the will of the State, the replacement of cultural diversity by a mechanical equalitarianism» (pp. 145-146). En somme, l'État devient la Religion nouvelle, post-chrétienne si l'on peut dire. Il fait le citoyen-homme, il a besoin de la religion pour exister.

N'est-il pas frappant de constater les ressemblances philosophiques de ces définitions avec celles du projet de société virtuelle ' Comme Rousseau et les Lumières, l'État virtuel et réseauté veut remplacer les diversités culturelles, les particularismes, il a besoin de la religion mythologique donnée par la foi dans le cyberespace et les bienfaits du virtuel pour s'attirer l'allégeance des composantes du réseau, lesquelles il faut bien, langage oblige, appeler par leur nom, même s'il ne répond pas à une codification technique : les hommes, ou êtres humains.

Rousseau pense que le fondement pacifiste et humaniste du christianisme est de la mièvrerie. À ses yeux, le christianisme est trop humain pour un amateur de système comme lui. L'exploitation des clercs doit être remplacée par celle des fonctionnaires et des militaires, plus neutre : « Créez des citoyens et vous avez ce dont vous avez besoin » (p. 149, traduction personnelle ). Vers quoi tend ultimement le cyberespace, sinon qu'à la création du citoyen nouveau, du cyber-citoyen comme on le lit souvent '

Les mots « égalité, liberté, omniscience » sont en outre des paramètres premiers du discours sur les réseaux de communication. Cacheraient-ils eux aussi un envers comme chez Rousseau ' La liberté est le pouvoir, et le pouvoir est la liberté : voilà la doctrine la plus puissante et la plus révolutionnaire de toute l'Histoire, affirme Nisbet (p. 151). La terminologie libertaire cache l'État absolu. Rousseau présente un amalgame entre religion et politique qui fait toute la force de sa pensée, et ce, d'autant plus que cet amalgame prend la forme de l'attachement au sol, du patriotisme. Or, le patriotisme, ajoutons-le, est aussi une tâche de formation et d'éducation. C'est ce que la « classe virtuelle » des infocrates et intellectuels dédiés au virtuel s'évertue à accomplir, en prenant conscience de son pouvoir nouveau dans la Network Economy et de son idéologie spécifique.

Le tour de force, ici, est de rattacher deux idées contradictoires : celle de la centralisation et celle de la liberté. La médiation de la vertu permet de l'accomplir dans la pensée de Rousseau, ce qui fait dire à Nisbet que l'idée même de communauté politique relève d'un système idéologique (« idea system», p. 155). Cette communauté trouvera sa pleine réalisation dans notre siècle, avec le totalitarisme dans sa forme la plus puissante (et pas seulement le totalitarisme de gauche). À la suite de Platon, l'État parvient à sa pleine vertu morale et est source de toute vertu morale, donc de toute individualité (p. 154). C'est véritablement cette opération de réticulation de la vie et de l'organisation sociale qui réalise l'atomisation des groupes sociaux et des associations culturelles. En retour, cet ensemble atomisé, mis en réseau, a besoin de l'État pour sa sécurité et sa protection. Une société déterminée par l'économie marchande ne fait qu'accélérer et solidifier le processus : lorsqu'elle ne l'est pas, comme dans les pays du Tiers-Monde, on la provoque, on la crée. C'est le but avoué du Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale (9), qui formulent à cet égard des politiques technologiques très claires et que les infocrates reprennent à leur compte, sans en déformer la moindre virgule.

Ainsi, l'égalité est celle d'une « équivalence mécanique de talents et de fonctions » (p. 156). La fraternité unit des communautés politiques et non plus locales, basées sur des intérêts communs ou des croyances (idem). Aliénation des anciennes structures d'association au profit de nouvelles structures, qui rendent l'État efficace en le libérant des coutumes basées sur la féodalité : voilà le processus premier et fondateur de la société moderne, conclut Nisbet. Comment ne pas y voir pour notre part la mise en réseau globale et universelle, unanimiste, telle que portée par la révolution virtuelle '

La connotation religieuse était déjà présente dans la spiritualisation de la relation au politique, qui se « technicise » en acquérant en même temps une aura magique. Il s'agit évidemment d'une fausse spiritualisation, d'un pastiche de spriritualisation. La technicisation introduit la magie. Paradoxal ' Oui et non, dans la mesure où la technique érigée en technologie (en discours) évacue toute relation authentique à l'Autre et à l'autorité. Comme si sa rationnalité trop accablante était insupportable pour l'homme, qui a besoin d'un mécanisme compensateur plus irrationnel, qu'il va chercher dans ce qui lui reste d'imaginaire dévoyé. L'État politique jouait déjà ce rôle au temps de Rousseau, avec son imaginaire patriotique et ses conquêtes. Plus tard, la révolution industrielle et scientifique prendra le relais.

Réforme du calendrier, bannissement des associations culturelles, littéraires et éducatives, ainsi que des ordres religieux, désignation d'un contrat civil de mariage, limitation de l'autorité paternelle : toutes les conséquences d'un corps social devenu simple connexion de ses membres se résument dans la société de masse du XXième siècle. Le Comité de Salut Public proclame : « You must entirely refashion a people whom you wish to make free, destroy its prejudices (...), purify its desires» (p. 162). Tout un design avant la lettre, qui préfigure ce grand design technico-scientifique caractéristique de la pensée du virtuel.

Réseau, liberté et pouvoir

Le réseau asservit et rend libre à la fois. Nous y sommes libres, mais à ses conditions. Le pouvoir de masse qu'il rend possible est une « liberté de masse », et encore ce pouvoir est-il tout théorique, si ce n'est une simple croyance, toujours entretenue par les médias. Cette liberté de masse est la doctrine politique la plus révolutionnaire du monde moderne, affirme Nisbet (p. 169). L'analyse des structures symboliques qu'il fait nous fournit une vision hautement unificatrice de notions absolument centrales : société de masse, société de l'information, publicité, éthique, conscience morale et politique, déterminisme technique, sans oublier la communauté et le pouvoir. Toutes ces mises en correspondances aboutissent, à travers l'historique des théories de la société libérale et démocratique moderne, à un éclairage central et fondamental dont on ne peut se passer pour comprendre réellement le processus de virtualisation socio-économique et culturel (technologique) que l'on vit depuis le début des années 90.

Car toujours et partout, il y a du pouvoir. C'est lorsque ce dernier semble disparaître ou se neutraliser qu'il devient le plus fort. Dans L'État moderne (lisons aussi, comme dans tout ce qui précède, dans la logique corporative moderne), c'est « la promesse qui semble reposer dans le pouvoir politique quant au Salut de l'Homme » (p. 175) qui est significative, et non pas tellement le Pouvoir lui-même. Le Pouvoir ne survit que par sa mythologie, il ne serait rien sans cette promesse d'eschatologie proprement religieuse. Méditons donc un peu sur cette vérité de tous les temps : le Pouvoir se construit sur ce qu'il détruit et sur ce qu'il hait. Essentiellement cynique, il édifie la démocratie sur la religion. Et le virtuel ' Il détruit le passé pour nous faire régresser dans une technique devenue environnement (la meilleure définition de la Technologie), il abolit le temps et l'espace pour nous détacher de l'existentiel et de l'existence (pour que nous existions par lui, le clonage réalisera ce volet), et enfin, il détruit le Réel parce qu'il en est rendu à le haïr. Le Réel est de trop dans son projet, comme l'Homme est de trop dans le totalitarisme (Hannah Arendt). N'est-ce pas Staline qui était fasciné par l'électrification des campagnes et de leurs paysans, lesquels furent littéralement exterminés par la famine qu'il créa en Ukraine ' Sa fascination ne tenait-elle pas à une connexion à un réseau qui les mettait au pas du progrès industriel et technique, et qui permettait au dictateur de mieux les voir et les surveiller '

Délires que ces réflexions ' Voyez plus en détail les délires rose bonbon des promoteurs et vous serez convaincus de leur finalité, du fantasme fondamental qu'ils ne cessent de réitérer. Toujours remplacer une partie de ce qu'on peut faire sans la technologie, et toujours ajouter une prothèse à un Homme libre... Le but : transformer le monde habitable en HLM (« hôpital de la longue maladie », disait Jean-Luc Godard dans son film Alphaville en 1962). Celui ou celle qui ne s'inquiète pas face à de telles questions est acquis(e) au discours technologique, sa conscience est formée avec succès, ce qui est le cas de la majorité d'entre nous... Nisbet cite Jeremy Bentham, le père du « panopticon », ce procédé de surveillance des prisonniers, et explique que le philosophe concevait l'exercice du contrôle collectif comme la seule condition de la prise en compte de l'individu en tant qu'individu (p. 176). Le pouvoir politique est pour lui le réseau des réseaux, celui qui supervise tous les autres pouvoirs et qui crée une « scène d'impersonnalité rationnelle » exigée par le besoin de libération individuelle.

On dispose en fait chez Nisbet d'une dialectique incroyablement complexe et raffinée pour analyser le phénomène de réseautage technologique contemporain. La liberté, certes, mais la liberté forcée de Rousseau et de Bentham, contemporaine de l'apparition de la police, du pénitencier, de l'usine, et de la société corporative qui s'allie l'État. Le concept de réseau engloberait-il tous les autres, ceux de management, de planification, d'organisation, de rationalisation, de standardisation, et jusqu'à la notion de communauté et de besoin ' Tous ces concepts nous ramèneraient-ils en dernier ressort au grand concept transcendant qui semble l'emporter ' Ce dernier rend de plus en plus toute alternative impensable, que ce soit la coexistence d'autorités diverses, autonomes, ou encore l'équilibre de ces autorités en contrepartie à une trop grande centralisation de pouvoir. Ces autorités peuvent certes exister, mais à l'intérieur du réseau technologique, ce qui leur donne une forme politique et idéologique déterminée, acceptable, qui les réduit à des opinions, des pouvoirs d'achat, des pouvoirs d'informer, des diffuseurs de « savoir » toujours utilitaire.

Le capitalisme et la technique des réseaux

À la lecture de Nisbet, on peut plus nettement voir chez les prophètes de la cyber-société des manipulateurs de l'idéal démocratique et juridique, comme l'ont été Rousseau et les révolutionnaires. Ils continuent eux aussi à enclaver l'autorité politique dans un dispositif technique, à assimiler cette autorité à la personnalité humaine, à la projection du Moi (p. 264). La grande découverte du XIXième siècle aura été celle de l'exploitation du pouvoir de l'État dans et par la volonté populaire de masse par leur participation à ce pouvoir. Le XXième siècle n'aura-t-il pas approfondi cette découverte en la systématisant et en l'affinant dans ses modalités toujours plus nombreuses et discrètes ' Toute technologie est logique, et toute logique est discrète (au Québec, une entreprise multi-médias importante se nomme « Discreet Logic»...). Nisbet attribue le « cauchemar symbolique dans lequel se trouve plongé le libéralisme actuel » à la centralisation totale de l'autorité et des fonctions sociales, qui tient de cette logique propre à l'homo oeconomicus, et non pas d'abord à la technologie comme cause première (p. 221). Il est clair pour lui que la technologie suit une logique de centralisation communautariste. 
The genius of totalitarian leadership lies in its profound awareness that human personality cannot tolerate moral isolation. It lies further in its knowledge that absolute and relentless power will be acceptable only when it comes to seem the only available form of community and membership (p. 204).
 Une communauté « totale » prend forme par et dans la mise en réseau globale :
What gives identity to the totalitarian State is not the absolutism of one man or of a clique or a class ; rather, it is the absolute extension of the structure of the administrative State into the social and psychological realm previously occupied by a plurality of associations (p. 205)
The rulers of the total community devise their own symbolism to replace the symbolism that has been destroyed in the creation of the masses (p. 206).
Michael Weinstein, de CTheory (10 ) reprend la pensée de Nisbet quand il voit dans le néo-libéralisme actuel un communautarisme capitaliste :
Neo-liberalism is dead, wich means at long last that liberalism is dead. Neo-liberalism already was not liberal - it was communautarianism in camouflage (...) Neo-liberalism was also the technotopia of the « information highway» hype, trade war with China over CDs ; New Age revitalism, prayer meetings in the New Class (Dead Power Elite), Renaissance Weekends. It slowly morphed itself into the double of its competitor : technotopian conservative corporatism. It represented the virtual class, but so does its now victorious opposition. It represented arts, public corporations, « non-profits». The opposition does not.
Weinstein voit la première manifestation de ce communautarisme corporatif avec le projet de « Star Wars» de l'administration Reagan. Ce corporatisme conservateur et technotopique favorise des « organisations complexes de capitaux corporatifs et de leurs alliés aux dépens de vastes secteurs de l'appareil d'État et d'intérêts non-capitalistes » (idem). Il a donc besoin du réseau technologique de la virtualité, et surtout de l'arme de l'information sous toutes ses formes, y inclus philosophique. Donnons un exemple : la technologie des communications mobiles. À Téléglobe Canada, on estime que la part du trafic étranger dans les échanges téléphoniques passera de 22 % en 1996 (3 % en 1992) à 50 ou 60 % en 2000. La communication téléphonique, de service qu'elle est actuellement, devient produit parmi d'autres. Si bien que le président de l'ex-corporation d'État, Charles Sirois, entrevoit l'attribution de notre numéro de téléphone à la naissance... On parle bien sûr de contenu à mettre dans les tuyaux, mais à voir ce qui constitue le contenu actuel, on ne peut que constater qu'il est façonné par le « miracle » technologique. En fait, le téléphone sera l'ordinateur avec la mise au point de l'interface vocale. L' « ordinateur » devient un terme périmé, et ne sera plus différent de l'appareil-réseau 
Autre exemple de la communication réifiée et marketisée, les centres d'appels où l'on recueille l'information des producteurs pour la redistribuer au consommateur :
Les centres d'appels évoluent parce que nous sommes tous devenus des consommateurs avisés et mieux informés. Ces centres sont donc devenus des centres de communication et de traitement. Voici donc une nouvelle définition : être relié à l'information via la meilleure ressource (11).
Avec Arthur Kroker, Weinstein parle du capitalisme à l'ère du virtuel en tant que circulation de commodités recombinantes, dans un texte de CTheory sur lequel nous reviendrons dans une prochaine parution (12) :
Pan-capitalism is endlessly recombinant. Left to itself, it works to realize itself as a mutating relational database. The flesh as labor and purchaser suffers injurious neglect in the transformation of product into process, the recombinant commodity [wich] is not even a sign value. It is a packet or « body» of information transmitted (...) in networks of instantaneous exchange and substitution : telematic capitalism.
We're used to television as a wasteland, but the Net promises COMMUNITY, according to the hypesters, an absolutely free and unhibited community - since it's all symbolic - for its anarcho-hippie-libertarian hardcore (13)

La séduction de l'information dans le réseau

L'organisation « totale » procède rationnellement par la création de nouvelles fonctions, de nouveaux statuts et d'allégeances nouvelles (Nisbet, p. 208). La liberté individuelle n'y est qu'individuelle, elle n'a pas de pouvoir réel. Elle est toujours sujet à être guidée et contrôlée. « As a philosophy of means, individualism is now not merely theoretically inadequate : it has become tragically irrelevant, even intolerable» (p. 245). L'individu détaché et indépendant de toute association n'est rien, il n'est que manipulable. On lui donne la liberté collective pour mieux cacher le vrai pouvoir qui le régit. « Power becomes, in this view, marvelously neutralized and immaterialized» (p. 257). Le « merveilleux » de l'immatérialisation : une définition sommaire de l'image virtuelle s'y esquisse. Dans l'immatériel, la liberté d'expression importe peu :
(...) if the primary social contexts of belief and opinion are properly organized and managed. What is central is the creation of a network of functions and loyalties reaching down into the most intimate recesses of human life where ideas and beliefs will germinate and develop (idem).
Aménager la symbolique sociale et collective, voilà la tâche essentielle aux yeux de l'analyste du symbolique qu'est Nisbet. Il est certain que, dans cette perspective, la technologie de l'information trouve un rôle inespéré. En effet, elle se situe à la jonction du réel, du physique et du psychique. Elle marie le symbolique et le réel. Elle travaille avec l'écriture, les données, l'information, la connaissance, et en ce sens, elle a beaucoup plus de pouvoir de séduction (un des pouvoirs du symbolique) que n'importe quelle autre technologie qui l'a précédée.
Mais ce qu'on devrait retenir surtout de la citation précédente, c'est le « réseau de fonctions et de loyautés ». « New professional, scientific and artistic groups are created- even new associations for the varied hobbies of a people» (p. 209). Aujourd'hui, Pierre Lévy nous parle de la capacité de s'associer sur la base des intérêts et des talents pour créer une nouvelle dynamique sociale grâce au réseau technologique...
As the totalitarian psychologist well knows, within these new formal associations based upon clear function and meaning, there will inevitably arise over a period of time the vastly more important network of new informal relationships, new interpersonal allegiances and affections (...) (p. 209).
 À un processus de dépersonnalisation sociale, succède un processus de repersonnalisation politique. L'invention de techniques psycho-sociales, télévision, cinéma, médias de communication et de gestion du savoir, poursuit l'intériorisation des idées, des idéologies, de comportements et de mythologies tout en émancipant objectivement l'individu. Il n'y a pas de complot imaginaire auquel on renvoie les critiques des technologies et de leurs supporteurs. Il n'y a qu'une logique et un processus interne, consubstantiel à toute évolution socio-technique, et plus pertinemment encore, à la technologie comme environnement. 
Chaque nouveau groupement humain ainsi créé n'est qu'une extension sociale et psychologique de l'administration centrale de l'État (idem). Nisbet donne ainsi une définition parfaite de notre communauté virtuelle moderne:
Each is the instrument, ultimately, of the central government, the psychological setting that alone makes possible the massive remaking of the human consciousness. All such groups, with their profound properties of status, are the means of implementing whatever image- race, proletariat, or mankind- surmounts the structure of the absolute, monolithic, political community (idem).
 L'image qu'on veut implanter en cette fin de siècle, ou en ce début de nouveau siècle, c'est bien entendu celle d'un Homme nouveau, redessiné, qui n'a plus rien à voir avec l'Histoire ou la géographie anciennes. Celle d'un consommateur averti, intelligent, autonome. Un Homme nouveau simplement parce qu'il est en réseau avec de l'information et des données, qu'il est interactif et que seules ces conditions suffisent à croire. Un Homme nouveau, non pas parce qu'il s'est réapproprié son intelligence des choses et des faits à-travers l'Histoire, par une intelligence équilibrée et active qui part du sens commun... Non : un Homme nouveau qui s'apparente par la forme à l'Homme nouveau des fascistes allemands des années 30, un homme jeune, athlétique de l'esprit et performant. L'Homme des films documentaires de Leni Riefensthal sur les Olympiques de Berlin.
Too often in our intellectual defenses of freedom, in our sermons and manifestoes for democracy, we have fixed attention only on the more obvious historical threats to popular freedom : kings, military dictators, popes, and financial titans. We have tended to miss the subtler, but infinitely more potent threats bound up with diminution of authorities and allegiances in the smaller areas of association and with the centralization and standardization of power that takes place in the name of, and on behalf of, the people (p. 258). 
Même un « prophète» comme Howard Rheingold est capable de distinguer la communauté et le réseau : « People in communities have a stake in each other's destiny, and care about one another». La communication par courrier électronique est propre à l'ordinateur, elle est créée par lui : si on l'utilise pour pousser plus à fond l'aliénation déjà créée dans les communications électroniques, alors nos difficultés n'en seront que plus grandes. Mais même dans le cas contraire, se demande Rheingold, sera-ce pire ou mieux dans un monde où le seul écran est celui de la télévision (et lire : du multimédia, de la cybertélévision) ' (14) Ce n'est pas un hasard si 1994 et l'ouverture au marché du WWW marquent un tournant dans les discours et la symbolique sociales contemporaines ; à partir de ce moment, la pensée critique traditionnelle confirme son lent déclin, et le discours économique prend le dessus, s'infiltre partout et la technologie de l'information occupe une place centrale, qu'elle n'avait pas occupée auparavant aussi largement. Elle devient un paradigme absolu.





Trois étapes de la croissance technologique vers l'abstraction de la réalité:
Le gratte-ciel (négation du sol), la machine volante (négation de l'espace), et le dérèglement du milieu physique du vivant qui accompagne le développement des réseaux productifs virtuels (négation du Réel).

Photographie Pierre Blouin
 

L'anti-réseau ou la techno-science

En ce sens, on pourrait imaginer un contre-réseau, un anti-réseau qui serait simplement l'acte de cultiver les singularités. Ce qui rend chaque événement, chaque être, chaque fait uniques, et que tout système a tendance à éluder. La science, disait Gilles Deleuze, ne se caractérise pas d'abord par l'établissement de lois universelles, mais par l'étude des singularités et des cas particuliers. En fait, chaque cas peut potentiellement remettre en question une ou plusieurs lois dites universelles. L'esprit scientifique s'exerce effectivement dans ces cas précis où un événement nous surprend, nous assaille. La logique du réseautage n'aurait-elle pas aussi pour fonction de normaliser les effets de surprise, non planifiés ' Elle serait alors « illogique », le fruit d'une pensée non-scientifique : si tout en vient à se passer sur le réseau, tout est prévisible. C'est un peu l'équivalence donnée par le temps réel universel, qui est un temps de réseau, qui appartient au réseau et à l'internaute. C'est un temps de production continue comme de divertissement continu. Un temps de l'hallucination instituée. 

Le réseau rend libre, certes, mais en lui abandonnant notre autonomie. Il nous donne sa liberté à lui, une liberté de service, une liberté sexy, glamour. La technologie en réseau nous lie à elle en nous servant, dans un pacte non déclaré, non consenti, non formulé. C'est un peu pourquoi on retrouve peu de langage sur le réseau, c'est la mort de la pensée langagière qui s'y profile, au profit d'une appréhension spatiale et active, nerveuse, des choses.
La pensée non-scientifique du réseau s'explique tout de même bien lorsqu'on considère son ultra-rationnalité : le désir de rationnel a pris le dessus sur celui de réalité. La fonction du réseau le fait proliférer de manière exponentielle (ce qui fait les délices de la classe infocratique, qui contemple la loi de Moore), mais ce faisant, elle perd tout sens pratique de la fonction pour devenir une fonction en soi. La fonction de la fonction, en quelque sorte. Sa rationalité détache le réseau de la réalité physique, et, en fait, il n'a plus affaire à la recherche scientifique qui l'a fait naître. Il appartient au complexe de la techno-science, qui ne réfère plus du tout au concept de curiosité désintéressée et de culture. Il fixe son « ordre du jour », comme on dit. L'ultra-rationnalité peut être une pensée magique et ésotérique, elle peut même se muer en obsession. 
On a en fait affaire ici à toutes les caractéristiques de la techno-science, cette technique simple devenue science, et cette Science qui a perdu sa raison. La techno-science émerge avec les réseaux d'échange de données, et avec les bases de données, lesquelles furent la forme primitive du réseau interactif. La société de l'information met en place au cours des années 50 le principe de la recherche par mot clé, véritable révolution dans le domaine de la documentation. Or, cette mise au point est le fruit de l'informatisation, elle aurait été impensable sans elle. Les premiers thésaurus ont été créés dans l'armée et dans l'entreprise de haute technologie (DuPont et son « Chemical Thesaurus», à la fin des années 50), avec le médium informatique. La course à l'espace des années 60 précipite les réseaux de télévision et de transmission internationaux par satellite. Les micro-ordinateurs et les CD-ROMS des années 80 permettent ensuite l'interconnexion des bases de données isolées. Puis, l'extension de ces réseaux de spécialistes à un réseau grand public s'avère maintenant être l'instrument essentiel d'une économie mondiale exigeant la circulation maximale grâce à la décentralisation maximale. Processus achevé de l'abstraction propre à l'Occident : les structures de réalité qui restent prennent l'apparence de leur squelette, qui ressemble à s'y méprendre à un réseau...



De l'ampleur d'un accident de laboratoire:

« La quantité de gaz carbonique présente dans l'atmosphère a augmenté de 30 % depuis le début de la révolution industrielle et est maintenant plus élevée qu'au cours des 160 000 dernières années (...) nous avons fait disparaître 20 % des forêts de la terre [lesquelles absorbent le CO2 émis par les activités industrielles et les transports ] ». (Dr. James Bruce, Programme canadien des changements à l'échelle du globe, in Sur la montagne, Bulletin d'information du Centre de la montagne, no. 14, Printemps-Été 1998).

« (...) l'étendue de la tempête est considérable. On estime généralement que le verglas est un phénomène localisé (...) Or, la tempête de janvier 1998 a laissé de 2 à 10 centimètres de glace sur une bande de 1 500 kilomètres qui s'étend des Grands Lacs aux Maritimes. Le territoire affecté a les dimensions de l'Italie, et comprend des parties de l'Ontario, du Québec, de New York, du Vermont, du New Hampshire, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. La région ayant reçu des précipitations de 8 centimètres et plus s'étend de Kingston, Ontario, jusqu'à Drummondville, Québec, c'est-à-dire un corridor de 400 kilomètres de longueur. » Tom Berryman, Idem.

« (...) assurer la sécurité du public et aider les arbres à passer au travers de cet important traumatisme ». Denis Marcil, ingénieur forestier, Ville de Montréal (idem).

Photogaphie Pierre Blouin
 

Vers un processus de déréalisation

Réseau, c'est aussi filet, le « net », les rets, ce qui nous retient, nous empêche de bouger, nous emprisonne. Ou peut-être seulement un filet à papillons... Écrivez Internet sur votre traitement de texte, et faites une recherche de synonymes : vous obtiendrez la sagesse de la machine, qui ne connaît pas ce terme et qui vous défile une liste alphabétique qui ressemble à l'écriture automatique des poètes surréalistes des années 20. La sagesse de l'ordinateur peut parfois, mon Dieu, bien surpasser celle de certains humains... Qu'on en juge sur pièces : Internet, internat, internement, interpeller, interposer, interpoler, interrogatoire, interrompu... 

Une seule signification nous est cependant connue à l'heure actuelle, celle d'une coquille protectrice et nécessaire, assimilable au filet de sécurité sociale du Welfare State. Lorsqu'elle tombe en panne, on assiste à un accident de réseau. Accident nouveau genre, qu'on n'avait jamais connu auparavant, sauf dans le cas des accidents aériens dus à une erreur d'aiguillage ou aux déraillements de trains pour la même raison. Paul Virilio a essayé de trouver l'accident du réseau. Peut-être est-ce simplement un long accident, quelque chose de vraiment imperceptible. L'accident de la déréalisation, qui se comparerait le mieux au réchauffement climatique planétaire : une secousse périodique, une épidémie de cyclones, de sécheresses, un El Nino, un verglas (exceptionnel, mais qu'on dit s'inscrire dans le cycle normal des verglas, bien que nos aînés et quelques spécialistes et le commun des mortels nous disent n'avoir jamais rien vu de semblable), des hivers qui n'existent plus... Le tout noyé dans l'entropie de l'information, dans un « information glut » sans nom, sans odeur, comme celle de la cigarette qui imprègne tout comme un mal nécessaire. Tout noyé dans le fait, dans l'événement, bref, dans le réel (technologisé). Ou bien l'accident de l'absurdité : celle de toute organisation fondée sur un réseau abstrait. Qui, en plus, est ultra-centralisé et ultra-technologisé. Un accident un peu semblable à celui qui perd sa carte de crédit ou de guichet automatique, et qui se rend soudain compte de l'existence de la technologie, de son emprise sur sa personne, et qui se met à s'inquiéter de son avoir. qui se met à s'interroger... Il se dit : « Je dépends entièrement de mécanismes qui me sont étrangers et que je ne connais pas du tout, et que je ne cherche pas à connaître ». Il cherche alors à connaître la technique, comment le système fonctionne, puisque ce dernier lui nie soudain le bonheur. Il est comme l'enfant qui pleure après s'être fait mal.
Ainsi que le souligne très justement Catherine Bertho-Lavenir, « Les démocraties des deux derniers siècles ont façonné leurs réseaux pour qu'ils servent leur dessein de démocratie politique, d'unité nationale et de maintien des liens symboliques par la poste, entre autres (...) Rompre avec cette tradition, et ne décider du devenir des réseaux qu'en fonction de calculs économiques, c'est une rupture radicale avec deux siècles de culture politique. » (15) « Les États-Nations du XIXième siècle savaient ce qu'ils voulaient faire de leurs réseaux et comment. Avons-nous, aujourd'hui, le lieu politique de la discussion pour concevoir le cadre d'usage des nouveaux réseaux ' Rien n'est mois sûr ». (Idem). 
À toute technologie correspond une anti-technologie : le missile anti-missile, le satellite anti-satellite, la dissuasion nucléaire (dans ce cas, un plus grand nombre de bombes que l'adversaire) Plus prosaïquement, nous avons le répondeur téléphonique qui permet de filtrer ses appels, de se désengager de la communication obligatoire. L'encryptage est une forme de technologie anti-réseau, qui retourne paradoxalement à la naissance de l'ordinateur (la machine de Turing). Si nous possédons des outils extraordinaires, nous ne sommes pas toujours libres de les utiliser ou non. Ces outils règlent le tout de la société : ce ne sont pas des outils à proprement parler. Le réseau n'est pas le livre, le réseau est la « société de la connaissance ». Nous avons toujours disposé d'une distance critique face à ces instruments que sont le livre, la photographie, le film, le disque, etc. Dans tous ces médias, le design souverain de l'esprit, presque comme un but en soi, est absent. Toutes ces techniques étaient trop « lourdes », trop physiques pour permettre une intrusion dans la fascination mentale sophistiquée.
Toute technologie se méfie d'elle-même et de ses pouvoirs. Tout réseau se méfierait-il de lui-même ' Quel est le « mauvais usage » du réseau technologique ' Le virus informatique ' La bombe atomique est-elle un mauvais usage des réacteurs atomiques ' Une erreur de programmation, un « 404 not found » sont-ils un mauvais fonctionnement en soi ' Ne sont-ils pas inscrits dans la nature de la technologie du réseau ' 
Le WWW comme anti-technologie par excellence, fondée sur un scénario de catastratrophe ontologique : l'extermination de l'Homme de la planète, ce qui n'est pas peu dire. Le Réel détruit est substitué par le Virtuel. En fait, le réseau global s'oppose à toute forme de technologie antérieure, en instituant le contrôle de l'information et des savoirs. L'Information est déjà devenue la nouvelle arme.
Qu'en sera-t-il au juste du réseau d'information universel, de cette fédération symbiotique des réseaux électroniques et du contrôle numérique ' C'est ce qui se profile pour le siècle qui s'achève, et celui qui débute, un raccordement total des machines à écrire et à penser avec celles qui servent déjà à parler. Cellulaire (le grand fantasme du moment), Web TV, Network computer, tablettes à écrire numériques, montres et puces intégrées au corps humain, merveilles de la nano-bio-technologie (circuits « électroniques » dans un globule du sang)... Oui, bien sûr, tout cela donne le vertige, et à certains plus qu'à d'autres. Fusion des utilitaires. La matérialité du livre, porteuse de désordre, improductive, inefficace, doit s'effacer au profit de l'accès immatériel et universel, au profit de la dématérialisation en elle-même, de l'image devenue réalité. Après tout, la pensée n'est-elle pas elle-même un réseau neuronal dont on déchiffrera bien les codes un jour.

Pierre Blouin


NOTES 

(1) Est-ce aussi un hasard si le noyau de la production « dure » informatique aux USA, et dans le monde, est concentré dans ces États de la Nouvelle-Angleterre '

(2) Michel Godet, Demain les crises. Paris, Hachette, 1980, p. 81. 

(3) Michel Godet, L'avenir autrement, Paris, Armand Colin, 1991, p. 45.

(4) Barry M. Leiner; Vinton G. Cerf; David D. Clark; Robert E. Kahn; Leonard Kleinrock; Daniel C. Lynch; Jon Postel; Larry G. Roberts; Stephen Wolff;    A Brief History of the Internet. Internet Society, 20 février 1998. 

(5) Pierre Lévy et Alain Finkielkraut, « L'impasse et l'échappée », in Cahiers de Médiologie, no. 2, oct. 1996. 

(6) Chris Adams, « The 1996 Internet counterrevolution : Power, Information and the Mass Media » in Conférence Inet '96, Montréal, 25-28 mai 1996. 

(7) Il n'est bien sûr pas question de reprendre ici les doléances des bibliothécaires que l'entrée de l'informatique dérange. À l'Université de Montréal, un préposé à l'information de la bibliothèque a répondu à un journaliste du Quartier libre que dans Internet, il n'y avait rien d'universitaire. Ceci est un débat strictement inter-professionnel, qui ne nous intéresse pas ici. Ce n'est pas une position critique intelligente que d'exprimer son inconfort personnel. Nous essayons de provoquer une réflexion sur Internet à partir de notions et de points de vue idéologiques et politiques.

(8) Robert A. Nisbett; The Quest for Community : A Study in the Ethics of Order and Freedom. New York, 1953 (1969, 1990). 

(9) Eduardo Talero and Philip Gaudette; Banque Mondiale; Harnessing Information for Development : A Proposal for a World Bank Group Strategy. World Bank, March 1996.

(10) WEINSTEIN, Michael A.; « The Triumph of Abuse Value », CTheory, 3 May 1995. 

(11) « Les centres d'appels et les nouvelles tendances », L'Économique, nov. 1997, p. 45.

(12) Arthur KROKER; Michael A. WEINSTEIN; « The Political Economy if Virtual Reality : Pan-Capitalism », CTheory, 15 March 1994. 

(13) Michael A. WEINSTEIN; Deena WEINSTEIN;« Net Game - An American Dialogue », Ctheory, 11 July 1996.

(14) Curtis Lang; « WELL Done! Howard Rheingold Talks About Community and Electric Minds », Talk Back, Issue 3,   (s.d.).(15) Catherine Bertho-Lavenir; « Le facteur national : la politique des réseaux postaux », in Cahiers de Médiologie, no. 3, mai 1997.

 

Compte rendu de Ivan Illich. Du lisible au visible : la naissance du texte. Un commentaire du Didascalion de Hugues de Saint-Victor. (traduit par Jacques Mignon). Paris : Éditions du Cerf, 1991, 150 p 

 

Une histoire symbolique du livre

Ivan Illich. Du lisible au visible : la naissance du texte. Un commentaire du Didascalion de Hugues de Saint-Victor. (traduit par Jacques Mignon). Paris : Éditions du Cerf, 1991, 150 p.
 Illich, ce grand philosophe et humaniste de la ville, de l’éducation et des problèmes du travail dans les années 70, fondateur du Centre interculturel de documentation (CIDOC) de Cuernavaca au Mexique, aussi grand pèlerin (il a traversé l’Amérique du Sud à pied), nous propose ici une réflexion plus que capitale sur la lecture, sujet à la mode s’il en est, dont on se sert trop souvent pour embellir le discours pro-technologique. L’auteur s’inspire de conférences présentées à la Penn State University, sur les thèmes des rapports entre science, technologie et société, de même que sur le symbolisme de la technologie, à la United Nations University du Japon. 

Illich nous donne une réflexion de sage et une vision rigoureuse centrée sur la sacralité du livre dans le passé, dont il pense qu’elle est aujourd’hui terminée en tant que condition propre à la lecture-méditation. L’Occident a laissé derrière lui la foi dans le livre, comme il a dépassé le christianisme (p. 7). Que veut dire cet abandon d’une foi dans le livre ? On assisterait à une redéfinition radicale de notre rapport au texte ; ce dernier se présente sous forme « visible », graphique, avec cette série d’inventions du Xième siècle consacrées par Hugues de Saint-Victor dans son Art de lire, écrit autour de 1128, soit un siècle avant la naissance de l’Université. Le clerc parisien expose la découverte (entre autres) de la mise en page et de l’index alphabétique, qui inaugurent une logique du discours, laquelle modèlera la réalité intellectuelle et sociale. Le discours devient un nouveau moyen de penser le monde, ce qui a pour effet de permettre l’autonomie du livre en tant qu’objet séculier. Le livre poursuit ainsi le même but que l’alphabet : « En fait, l’alphabet est une technologie élégante pour la visualisation des sons » (p. 51). (Illich aurait dû parler ici de technique, et non de technologie, laquelle implique un environnement, une globalité, presque un mode de vie ; pardonnons-lui cette métaphore qui ne reste qu’une métaphore, sauf dans l’argumentation des « hypers » du virtuel, pour lesquels toute l’Histoire est marquée par un paradigme technologique). 

Un processus mental se trouve inauguré. « Ce n’est pas l’imprimerie, comme on le prétend souvent, mais bien ce bouquet d’inventions, qui, douze générations plus tôt, constitue le fondement nécessaire de toutes les étapes par lesquelles la culture du livre a évolué depuis lors » (p. 9). D’entrée de jeu, le livre désamorce ce discours officiel lié à l’imprimerie, qui confond presse à bras et « high tech », et qui ne cesse de bonifier le bien-fondé des NTI. Une telle conception techniciste du passé confond l’innovation sociale et l’évolution technique. Elle postule que le livre imprimé a permis la diffusion massive de la pensée, qu’en enlevant au clergé le monopole de l’écriture et de l’enseignement, il a transformé subitement la société (certains se contentent de dire qu’il a été le catalyseur principal de cette mutation). Permettons-nous de douter d’une telle équivalence, presque mécanique, et interrogeons-nous plutôt, avec Illich, sur le cadre conceptuel et intellectuel qui a permis l’apparition du livre de masse (masse des milieux éclairés, cléricaux et bourgeois en majorité, faut-il préciser : les masses regardaient les images dans les livres, mais elles restent illettrées. Le véritable livre populaire est le fruit de la presse industrielle, à l’époque où la masse paysanne commence à diminuer au profit des citadins et à être scolarisée).

La connaissance médiévale

Un grand mythe du Moyen Âge touche au savoir qui y circulait ; comme il n’a pas de livres en nombre, on s’imagine qu’il est ignare. Par exemple, sa connaissance de la Renaissance : le Moyen Âge voyait dans l’Antiquité, nous dit Régine Pernoud, « un trésor de sagesse et de science » adapté et intégré à la culture orale et visuelle des peintres de miniatures et des trouvères (1). Un autre spécialiste, Olivier Guyotjeannin, nous dit que le Moyen Âge est une époque « fort soucieuse d’ordre et de hiérarchie », où l’abondance des cartulaires, des chartriers et des documents diplomatiques est attestée. Si on n’en retrouve que peu de traces, c’est qu’ils ont été dispersés. Les rédacteurs retravaillent les formulaires privés et publics, ils explorent habilement les nouveaux pouvoirs de l’écrit. (2). Pour eux, la mémoire représente un élément important, voire central, de leur pratique ; en témoignent les couteaux et coins en bois porteurs d’inscriptions qu’on trouvait dans les archives ecclésiastiques. L’auteur y voit non pas un manque documentaire, comme on le croit généralement, mais la « trace d’un souci nouveau de marquer, par l’écrit, un jalon très fort de la mémoire » (p. 32). 

Le Moyen Âge avait en outre une connaissance sufisante et éclairée de l’Antiquité, contrairement à ce que croyaient Marx et les humanistes positivistes du siècle dernier. Et ce n’est pas la Renaissance qui a « redécouvert » l’Antiquité, mais c’est elle qui s’est mise à imiter l’Antiquité (Pernoud, op. cit.), un peu sur le principe du « re-enactment » d’effets spéciaux et digitaux, comme le système hollywoodien le fait avec ses méga-productions qui prennent un thème du passé ou du futur. 

Lecture, sagesse : deux idées chères à Illich, dont il voit la profonde correspondance. Avec l’écran, c’est la sagesse qui tend à disparaître, au profit de l’immédiateté de la donnée. S’arrêtant davantage sur cette problématique que sur celle de l’histoire des techniques (invention du codex, de l’index, des têtes de chapitres, de la division en rubriques, etc.), Illich commente la « discipline ascétique concentrée sur un objet technique » (p. 12). Pour le moine médiéval, la « lectio divina » engageait tout le corps, elle était mode de vie. L’enluminure des manuscrits participait de sa prière et de sa méditation. Son existence est une « vie de lecture » ; l’étude et la lecture (les deux étant équivalentes) ne sont pas séparées de la vie quotidienne. Le Didascalion expose en premier lieu ces « vertus de la lecture » qui lui sont nécessaires et que la lecture conduit à développer (p. 22). Pour Hugues, c’est là l’essentiel, et non pas le principe de classement des champs du savoir qu’il y explique (idem). 

Lecture et lumière : deux autres thèmes chers à l’auteur, ainsi qu’à Hugues. La page est devant l’oeil et l’esprit comme un miroir pour le visage des étudiants-lecteurs (p. 35). Ne pas lire pour paraître savant, mais pour jouir de la lumière nue et pure, comme celle de la bougie qui éclaire seule le lecteur, la nuit, à l’époque. Ainsi, « la quête de sagesse est une quête des symboles de l’ordre que nous rencontrons dans la page » (p. 41). Elle n’est pas liée à un ordre ou à une systématisation de la connaissance selon des catégories pré-conçues, ni à une gestion de la connaissance. Le contact des moines et des gens avec le christianisme s’effectue par ce même « médium » visuel du manuscrit qu’est la cathédrale et ses vitraux. Le théâtre moderne est d’ailleurs né sur le parvis de ces cathédrales. 

La pensée symbolique marque tout le Moyen Âge. C’est une pensée de la profondeur, des mystères, des secrets, de la crainte devant Dieu. C’est aussi une pensée qui dépasse constamment le premier degré, une pensée en mouvement, qui englobe l’être et l’infini. Ce n’est pas un hasard si une perte graduelle de la pensée et de la lecture symboliques se traduit aujourd’hui par une pensée simplifiée, technicienne, économique. C’est une pensée facile, qui prend la complexité et le détail pour éléments qualitatifs, mais qui reste en surface (McLuhan disait que le médias nous amputent de la conscience réelle des choses en prolongeant nos sens et nos organes de perception). C’est précisément sur ce point que la réflexion d’Illich et d’un apprenti-moine du XIIième siècle peuvent nous être si précieuses.

La lecture et la mémoire
  
L’art de lire retrouve aussi l’art de l’entraînement mnémonique, comme préalable à la lecture, art négligé depuis l’Antiquité (p. 49). La mémorisation est antécédente à l’écriture, elle appartient à l’oral. « Le lecteur pieux désire être possédé par la parole, et non la manipuler » (p. 55). Le texte n’est pas la mémoire, donc, mais quelque chose de l’ordre de l’objet, de l’outil, quelque chose que l’on peut mettre en circulation. « Hugues de Saint-Victor semble bien être le dernier grand personnage à proposer la mémoire comme le seul ou le principal moyen de retrouver l’information » (p. 57). 

La tradition encore vivace de la sous-vocalisation de la lecture remonte à la « lectio » des monastères du Haut Moyen Âge. La « voix des pages » nous rend le texte abstrait corporellement présent, par le mouvement des lèvres et de la langue. À l’inverse, « le lecteur moderne conçoit la page comme une plaque qui encre son esprit, et son esprit comme un écran de projection de la page, d’où elle peut s’évanouir dès qu’on la tourne » (p. 68). L’analogie de cette description avec le modèle mécanique de l’imprimerie nous montre bien le processus mental qui conduit logiquement à la mise au point de la technique de production et de diffusion modernes du livre. Elle nous parle aussi du mode électronique de diffusion du texte et de la lecture, ce qui n’est pas sans enseignement valable sur la pensée à l’ère de la virtualité, et ses liens avec l’imprimerie.
« Pour Hugues, qui emploie le latin, l’acte de lire implique une activité proche de la recherche du bois pour le feu » (p. 71).  Legere comporte « ramassage », « gerbage », « moisson » ou « ceuillette » (idem). Le « lignum » est le bois naturel, celui de l’arbre.
 Le nouveau mode de lecture 
Cependant, déjà au début du XIIIième siècle, la lectio divina commence à disparaître comme mode dominant. Guillaume de Saint-Thierry, un contemporain de Hugues, distingue deux types de lecture : une mettant en jeu l’affection, l’autre « ayant pour but d’accroître la connaissance factuelle » (p. 79). « Le nouveau mode de lecture de la page dans sa disposition neuve, implique un cadre nouveau dans la cité : les collèges qui engendrent l’Université, avec leurs rituels plus académiques que monastiques » (idem).  
On pourrait parler, dans cette continuité, du sens symbolique de l’imprimerie ; ce n’est que lorsqu’une tâche acquiert une signification symbolique, à l’intérieur d’une narration de société, idéologique par exemple, qu’une technique s’impose, même si elle existait depuis longtemps. En Chine et en Orient, l’imprimerie rudimentaire (xylographie) existait depuis des siècles, et en Occident, on connaissait déjà les techniques de l’estampe. La technique explose et révolutionne lorsqu’elle se voit douée d’un poids symbolique dans la société, et dans le cadre intellectuel et mental de cette société. Avant Hugues, la parole n’était pas transcrite par les chroniqueurs et les notaires, l’alphabet restait au niveau du sacralisé, de la « lectio ». Le texte devient chose en soi avec Hugues, indépendant de tel ou tel parchemin. Illich nous conduit à penser qu’il y a donc un mouvement vers l’objectivation de la pensée, vers sa plus grande rationalité. En même temps, la pensée perd ce qu’elle avait de mythologique, d’oral et de populaire. Le grotesque et le merveilleux médiéval, et son esprit de dérision, se sont évanouis avec la textualité moderne, pour ne renaître que sous forme de pastiche esthétique lors de mouvements littéraires ultérieurs, par exemple au XIXième siècle, avec la veine romantique. 
« Pour Hugues, la lecture est une activité morale plutôt que technique. Elle est au service de l’accomplissement personnel » (p. 93). C’est précisément sur ce point que ce livre nous interpelle, et qu’il nous donne une leçon, pour nous qui aujourd’hui, essayons de définir une éthique du texte et de la lecture par les nouveaux médias, hyper-médias ou multi-médias. Nous devrions laisser de côté les questions de tuyauterie pour examiner le contenu et les façons de penser de ces modes de lecture. Bien sûr, le mot « moral » doit être entendu dans un sens autre (plus large ou moins large, qui saurait le dire ?) que celui de Hugues ; on doit l’étendre à une éthique et une conscience de l’information et de son environnement. Les explications actuelles de l’hypertexte comme outil exceptionnel de « responsabilisation » du lecteur, simplement parce qu’il imiterait mieux que l’écriture le fonctionnement spontané de l’esprit humain, et qu’il permettrait d’exercer de nouvelles facultés de jugement, devraient à tout le moins nous laisser perplexes. On va jusqu’à nous dire que le lecteur est fasciné par le livre au point d’en perdre toute distanciation, alors qu’en mode hypertexte, on doit intervenir, en cliquant, pour sortir de sa torpeur et allumer sa fonction critique... Une interprétation fort simpliste de Don Quichotte revient constamment pour soutenir cette thèse. 

En fait, une certaine forme d’hallucination normalisée de zapping « intellectuel » et respectable se profile déjà à l’horizon, qui continue d’ailleurs celle de la télévision par câble, qui est la forme bête, mécanique, du zapping. Dans une économie virtualisée, l’hypertexte se présenterait alors comme un instrument primaire de manipulation de la conscience du lecteur-spectateur, une forme simple d’engineering mental. Cliquez et votre désir devient réalité, et vous êtes omniscients, et vous avez la liberté totale. La mythologie de l’hypertexte reprend celle de l’écriture comme incantation magique. Les poètes romantiques, et plus tard les surréalistes, ont développé cette puissance symbolique et métaphorique de l’écriture en poésie et en peinture ; le drame avec l’hypertexte, c’est qu’il croit instrumentaliser ce qui est d’ordre symbolique et mental, et il aboutit à un outil de contrôle et de manipulation sans en être conscient. En fait, il tue la pensée symbolique (la seule véritable pensée), au profit de quoi ? D’un savoir pratique, manipulable, encyclopédique, interchangeable, multi-médias, informationnel pur. 
Il apparaît donc urgent de retrouver le sens premier de la lecture. Acte esthétique et acte éthique bien sûr, mais aussi acte idéologique, acte social, acte commun. C’est ainsi qu’Illich rêve, « avec George Steiner, qu’en dehors du système éducatif qui assume aujourd’hui des fonctions totalement différentes, il puisse exister quelque chose comme des maisons de lecture, proches de la yeshiva juive, de la medersa islamique ou du monastère », (p. 9), afin que ceux qui sont passionnés de lecture y trouvent silence, conseil et compagnonnage (même le vocabulaire de l’auteur est médiéval). Un « nouvel ascétisme de la lecture » doit considérer la lecture « livresque » classique comme un moyen parmi d’autres (idem). 
Redécouvrir la lecture d’avant l’invention de l’imprimerie nous aiderait donc à se débarrasser de certains préjugés touchant au livre imprimé. Ainsi, la culture monastique était plus près de la communauté laïque qu’on ne l’a cru. Régine Pernoud (op. cit.) nous dit que la collection abondante et de qualité de l’abbaye du Mont Saint-Michel, en un lieu retiré et isolé, alimentait un « centre de savoir en milieu rural » (Pernoud, p. 62). La littérature orale a produit troubadours, trouvères, jongleurs, réciteurs et ménestrels, tous de formidables producteurs de fonds de savoir populaire. Les bibliothèques monastiques étaient, dirait-on de nos jours, spécialisées, elles faisaient office de médiatrices qui transmettaient le savoir et la mémoire des Anciens, donc d’une classe intellectuelle restreinte, certes, mais plus accessible et diffusée qu’on ne le croit.

La société et son mode de lecture
  
Aux trois ordres médiévaux des « oratores » (ceux qui prient et qui lisent), des chevaliers et des « laboratores » (travailleurs), ont peu à peu succédé ceux des corporations et des guildes, des courtisans puis des nobles ; cette transformation s’est opérée d’abord en Europe du Nord, en Flandres et en Allemagne, où les bourgs et les bourgeois commencent à modeler une économie marchande. L’imprimerie y apparaît au moment précis où cette nouvelle conscience du mode s’affirme, où le libre arbitre du protestantisme libère les esprits, où on découvre de nouveaux continents. Les guildes de marchands produisent aussi un savoir de métier qui a besoin de recherches, de cartographies, de traités, de nomenclatures, etc. Le savoir marchand s’affranchit des contraintes d’un savoir sacré, et se met à circuler. Une notion de la lecture utilitaire, productive, accompagne la naissance d’une classe urbaine riche. On peut déjà parler, à un niveau plus que primitif, mais tout de même significatif, de circulation de flux, bien qu’il ne faille pas confondre la place relative de la technique du XVième siècle par rapport à la société avec celle de la technologie virtuelle des années 90, ce que malheureusement on ne voit pas encore assez clairement... 
Dans une communauté de « connaissance révélée », dont le christianisme est le liant et le paradigme, le « studium » du moine, son mode de vie, devaient à la fois édifier la communauté urbaine, et lui servir à trouver une image de Dieu (p. 96). Avec le livre, qui est un bien individuel, la notion de communauté est évacuée de la lecture. Apparaissent les droits de propriété intellectuelle et littéraire. Ajoutons quelques précisions pour mieux éclairer les propos d’Illich : les traditions et les coutumes de la communauté de base séculaire, paysanne, commencent à être réprimées (cela est visible dans la poésie rebelle de François Villon), au profit d’une régulation des moeurs et des consciences. La diffusion des Bibles de Gütenberg n’a évidemment rien à voir avec la « lectio » ascétique du moine, mais tout à voir avec la lutte idéologique de la bourgeoisie montante avec l’Église et la monarchie. Les imprimeurs protestants, et huguenots en France, ont d’abord voulu composer avec le pouvoir des clercs et avec l’Index, qui sera mis en place pour contrôler cette circulation des idées qui doit rester dans les limites de l’acceptable.

La véritable révolution du livre
  
Pour Hugues, « le cloître devient une métaphore du receuillement du lecteur dans sa propre intériorité » (p. 100). Saint-Victor est un collège urbain dans un faubourg de Paris, où se rassemblent des esprits ouverts qui remettent en question l’esprit du féodalisme. Ils retrouvent l’esprit civique de l’Antiquité tardive, exprimée dans la règle de Saint-Augustin, contrairement à Clairvaux, où Bernard réforme les Bénédictins dans un esprit féodal (idem). Avec ce clergé scolastique, et non plus monastique, pastoral, se développe la lecture silencieuse, non rituelle. Le livre s’est enfui du "scriptorium". 
Bref, les transformations de l’écrit du temps de l’abbaye de Saint-Victor sont beaucoup plus déterminantes que celles de l’imprimerie, selon Illich. " Durant la vie de Hugues, l’« editing » voit le jour (...) » (p. 116). Mais Hugues n’est pas editor, réviseur, compilateur d’informations utilitaires. Durant le siècle qui suit sa mort, le nombre des chartes et des comptes rendus juridiques se multiplie, de 50 à 100 fois en Angleterre (p. 117). L’étudiant veut tout savoir, il forme un nouveau type de lecteur. Les commentaires théologiques abondent et doivent être repérables. La glose se retire du texte en caractères plus petits, qui seront repris par Gütenberg dans ses mises en page, et qu’on retrouve dans nos traitements de texte. 
Enfin, la mise au point de l’index alphabétique marque le tournant vers la collection d’extraits, la base de données moderne. L’alphabet n’est plus une incantation magique, mais entre en scène « comme une technique de mise en ordre pour répertorier des concepts et des choses » (p. 125). Illich nous convie à « distinguer avec soin les techniques manuelles qui, autour de 1150, créent le texte en tant qu’objet, et les techniques mécaniques, qui, vers 1460, réifient cet objet en un imprimé »(p. 137). Il importe de saisir tout autant cette continuité que la spécificité de ces deux moments, et d’éviter de privilégier l’un au détriment de l’autre. Insistons encore avec l’auteur pour dire qu’on n’a pas encore étudié l’ère du livre née au XIIième siècle, « qui a créé l’objet propre à être imprimé trois cents ans plus tard » (p. 138). Cette ère du livre inaugure aussi celle de l’Université, et marque un net progrès des connaissances, bien avant l’imprimerie. 
À étudier ces innovations comme de pures techniques, issues de nulle part, on en a perdu le caractère profondément révolutionnaire, nous fait comprendre Illich. Le caractère révolutionnaire d’un événement est d’ordre mental et philosophique, et non pas de l’ordre du gadget utilitaire. C’est le mérite de ce livre de nous replacer ces innovations dans leur contexte. C’est pourquoi l’auteur ne nous en parle qu’à la fin, après avoir longuement présenté la topologie mentale et intellectuelle de leur réalisation. On ne peut que lui en rendre grâce, à la manière d’un moine du temps de Hugues... Ainsi que le disait ce dernier, « Toute la nature est pleine de sens, et rien dans l’univers n’est stérile » (Augustinus, in Illich, p. 146). 
Pierre Blouin 



NOTES:   

(1) Pour en finir avec le Moyen Âge , Seuil, coll. Points, 1977, p. 18 

(2) « « Penuria Scriptorium », Le mythe de l’anarchie documentaire dans la France du Nord, Xe-Première moitié du Xième siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 155, Janvier-juin 1997, pp. 11-44

Compte rendu de Riccardo Petrella, Écueils de la mondialisation. Urgence d'un nouveau contrat social. Québec, Musée de la Civilisation, Éditions FIdes, Collection "Les grandes conférences", 1997, 50 p.

La mondialisation et la pensée technicienne


Riccardo Petrella : Écueils de la mondialisation. Urgence d’un nouveau contrat social, Québec, Musée de la Civilisation, Montréal : Éditions Fides, Collection " Les grandes conférences ",1997, 50 p.

"Internet and the new data networks are the prime force giving rise to globalization (...) Increased standard of living in the only effective population control we know. We are at the downage of globalization. We must take steps to insure that historians can write a good story by seizing the opportunity to eradicate poverty through the creation of one global market." Donald Johnston, président de l'OCDE, discours de la Conférence d'ouverture sur l'AMI, Montréal, 25 mai 1988. in Hour, 28 mai-3 juin, 1998, p. 10
Pour se tenir au courant des implications de l’économie globale dont on entend parler chaque jour dans les médias, voici un petit essai, brillant et nécessaire, qui est la transcription d’une conférence donnée à Québec par Petrella en avril 1997. Le nombre de pages n’étant heureusement pas synonyme de la profondeur de pensée, on aura grand plaisir à lire d’un trait ce condensé de ce que chacun doit savoir à propos de l’organisation socio-économique dans laquelle nous vivons. Plus encore, l’auteur y parle de technologie de l’information... Ainsi que le rappelait le professeur Alain Chanlat, lors du passage du célèbre critique aux Hautes Études Commerciales (HEC) le 16 avril 1998, " dans le temple même des prêtres de la mondialisation ", on a grandement besoin d’intellectuels comme lui pour " se vacciner contre l’imbécilité ambiante "... Le Groupe Humanisme et Gestion de Chanlat représente bien la preuve que l’être humain doué d’autonomie existe encore, parmi tous ces jeunes loups et jeunes louves prêt(e)s à réussir dans cet univers de gagnants où eux seuls ont droit de parole.


 Soulignons tout d’abord la qualité remarquable de cette collection conjointe des " grandes conférences ". Des titres comme " Une école centrée sur l’essentiel " par Roland Arpin (le directeur de Musée de la Civilisation), "Construire une civilisation terrienne " par Albert Jacquard, " Culture : de la fascination au mépris ", par Claude Julien, ou encore " Éloge de la lecture " par Hubert Nyssen, donnent envie de revenir dans une prochaine parution d’Hermès avec d’autres commentaires.
Riccardo Petrella, collaborateur à plusieurs organes de presse français, dont Le Monde Diplomatique, est président du Groupe de Lisbonne, président de l’Université européenne de l’environnement depuis 1990, politicologue et économiste. Il nous présente le véritable visage de la mondialisation de l’économie dans ce bouquin, en insistant sur la perte de la communauté et de la solidarité qu’elle implique, non comme une de ses conséquences, mais comme une de ses stratégies concertées au plan global, international. La compétitivité mondiale inculque une idéologie et une morale du chacun pour soi. Elle est " le nouvel évangile du nouveau monde universel de la haute technologie " (p. 8). Elle est " élevée au rang d’option stratégique inévitable " (idem). 
ation, puisqu’elle est à la pointe des autres : voilà un paradigme peu fouillé jusqu’à présent, autrement que dans les discours de vente. Il a marqué le discours du conférencier tout au long de sa présentation aux HEC. Doit-on condamner la technologie en bloc, ou en distinguer le bon et le mauvais usage ? L’auteur se refuse à une telle alternative dans son opuscule. Il croit aux bienfaits technologiques, mais s’attaque aussi à la technologie en tant que porteuse d’un discours, ce qui veut aussi dire à une conscience de la technologie, qui en fait un environnement dont la gestion touche tout le monde. S’opposer à l’évangile économique et technologique est s’opposer à la " logique naturelle des choses " et " faire acte d’aveuglement, d’inconscience " (p. 9). Ajoutons aussi que c’est faire preuve de paranoïa au Québec, et de nostalgie qui peut devenir même réactionnaire.
Faisons plutôt un historique de la technologie et de son discours : " À partir des années 70, la technologie a pris clairement une portée et une signification de plus en plus stratégiques, au fur et à mesure que la science (la connaissance) devenait l’un des facteurs clé de la production et de la redistribution de la richesse. " (p. 11). L’importance donnée à la politique de l’offre technologique, en recherche, dans les relations université-industrie, en bases de données, en NTI, a servi l’intégration compétitive de l’économie. L’exemple détonnant, qu’on se permettra ici de mentionner : Internet, qui loin d’être le fruit d’une généreuse rêverie utopique (Lévy), est né du besoin de la recherche scientifique à grande échelle, marqué par la course à l’espace et aux armements ; cette technoscience structure aujourd’hui une économie virtuelle qui est la continuation logique de la flexibilité nécessaire à la circulation des capitaux et des biens. 
Remarquons aussi que Petrella parle de connaissance en terme de science. Cette précision, peut-être inconsciente dans le cadre de son propos, est pour nous fondamentale. Connaissance égale science dans un univers informationnel où tout savoir est mesurable et quantifiable, un univers économique pur. Dans cette optique-là, la technologie est doublement dangereuse : elle réduit les connaissances. Elle n’est qu’un " outil plus performant capable, à court terme, de répondre aux besoins du marché solvable " (p. 12). Elle fait émerger une politique de " techno-globalisme exprimant le passage de l’intégration-adaptation à l’intégration-conquête " (idem). En témoigne, comme le dit l’auteur aux HEC, le " Personal Global Communication System " de Nokia, par lequel la personne est globale (excusez le non sens de la phrase), grâce à l’interconnection téléphone-ordinateur (et bientôt par satellite, par les bons soins de Microsoft et du réseau qu’il s’apprête à mettre en place).
Les pouvoirs nationaux, dans leur état de torpeur et de passivité, épaulent la politique technologique compétitive, en façonnant entre autres une formation et une éducation centrée sur le besoin en ressources humaines (une autre notion centrale chez Petrella), ressources amovibles et interchangeables. La National Information Infrastructure aux États-Unis, et le Fonds de l’autoroute de l’information au Québec (FAI), témoignent à leur manière de la puissance du dogme chez les politiques réduits à l’obéissance aux marchés, qui en profitent largement, et malgré la bonne volonté de fonctionnaires qui, au départ, ont sans doute cru à la technotopie, mais sans en mesurer les vrais enjeux. 
La notion de ressources humaines trouve un équivalent dans celle de savoir organisationnel : on demande en effet à la composante ressource dans l’entreprise que son savoir soit profitable à l’organisation, qu’il tende à se conformer à cette dernière et à ses finalités. Cette notion imprègne fortement les discours de gestion actuels, et particulièrement ceux développés en sciences de l’information. On donne ainsi à l’employé un sentiment d’appartenance à l’entreprise. En réalité, la ressource humaine doit être rentable, tout comme le consommateur doit être solvable. La question morale soulevée ne saute pas immédiatement aux yeux, mais lorsqu’on pense à ses implications futures, en bio-technologie par exemple, elle se complique : " Quel sera le frein moral au clonage humain quand le marché décidera de tout ? ", se demande Petrella (1).
La croissance ne peut que progresser que grâce à l’inconscience des citoyens et des personnes. " La théorie de la croissance est une théorie extrêmement dangereuse (...) Toute croissance est catastrophique à long terme, mais dans l’immédiat elle fait du bien. La croissance, c’est une drogue : cela vous fait du bien, mais à court terme. N’empêche que vous êtes en train de vous détruire ", avertit Albert Jacquard dans le même article du Devoir. Une illustration de cet état de choses dans une société de dimensions moyennes comme le Québec : le niveau de vie véritable du citoyen versus son standard de consommation. En laissant aller les services publics, dont certains sont essentiels à une redistribution juste et équilibrées des richesses, l’État non seulement renonce à son rôle moral et éthique, mais encore contribue au " capitalisme sauvage " que la classe infocratique " virtuelle " rêve de créer. Par exemple, cette privatisation des soins de santé au Québec, dont plusieurs lobbyistes caressent l’avènement, dont le Groupe Vaugeois qui veut construire un hôpital " international " (?) de 2 000 lits à Laval, en banlieue de Montréal : ce même groupe est à l’origine de la venue de la multinationale des effets virtuels multi-médias Ubi Soft dans la métropole, et a piloté le dossier de la venue de MCI, un joueur central des télécommunications américain, à Montréal. Le groupe a plusieurs appuis, dont celui de la firme américaine Columbia/HCA Healthcare Corp., qui a des revenus annuels de 20 billions de dollars et possède 342 hôpitaux, ainsi que 570 centres de soins de santé dans 36 états américains. (2) 
De fait, la mondialisation tire ses grandes forces de l’"empowerment", notion tirée de la psychologie et des sciences politiques. On donne une dignité à l’individu en le valorisant idéalement, dans l’abstrait, en lui disant qu’il a toute latitude pour créer son propre emploi, que tout est centré sur lui. C’est la force des théories de Pierre Lévy que de représenter la mécanique collective comme dépendante du niveau individuel. Il résume son projet d’intelligence collective de la façon suivante : " discerner, dans tout ce qui se passe aujourd’hui, les potentialités les plus positives. Ensuite, il s’agit d’identifier les démarches actives et d’inciter les gens à s’inscrire dans ce mouvement politiquement, socialement, personnellement. " (3). Les termes de l’analyse de Lévy ne sont pas du tout politiques et sociaux, toutefois. Pour lui, politique et virtuel ne correspondent pas, ce sont deux univers séparés.
Liberté du marché, liberté politique et liberté offerte par la technologie se confondent en un discours globalitaire sur le bonheur de consommer-communiquer. Tout en s’informant, bien sûr. On accomplit n’importe quoi au nom de cette liberté : dérégulation, financiérisation, réduction des dépenses et des structures publiques (pp. 16-17), méga-fusions (de banques, par exemple). À l’analyse de Petrella, ajoutons qu’on ne s’aperçoit pas dans le même temps de la liaison qui s’affermit entre le crime organisé, les banques et la politique. Les gouvernements et les organismes comme le FMI ou la Banque mondiale, en volant à la rescousse des pays ou des banques en faillite, comme au Japon dernièrement, aident un système de plus en plus inique à se maintenir. Aux États-Unis, l’avoir des banques fluctue selon la route de la drogue : Miami a ainsi perdu sa place au profit de la Californie du Sud dans les années 80. 
Le commerce mondial se donne de la sorte le droit de réglementer le social, par des clauses dites sociales ou environnementales (dont on connaît l’ignoble marchandage lors du Sommet de Tokyo en décembre 1997), clauses introduites dans les traités. " Le commerce n’est pas l’instrument approprié " pour ce faire, nous avertit Petrella (p. 21). Ces propos se confirment tous les jours : on a pu voir récemment des effets d’une telle façon de penser et une telle éthique, lorsque Bill Clinton a "  reconnu " la responsabilité de l’Occident dans la traite des Noirs, et s’est excusé pour ne pas avoir parlé ouvertement de guerre de génocide au Zaïre... Au Mexique, le tiers de l’armée nationale est stationnée au Chiapas, région riche en ressources naturelles, dont l’uranium ; Hydro-Québec International et d’autres firmes québécoises pensent à y vendre leur technologie pour exploiter les rivières, aidés par l’ALENA. L’idéologie typique de la classe corporative et communautariste (Weinstein), représentée par les Démocrates et l’administration Clinton, a essaimé dans le monde entier, y compris en Russie et en Chine. Elle repose fortement sur le pouvoir du commerce virtuel et de sa flexibilité inégalée.
Petrella le politicologue ne manque surtout pas de pointer la complicité des intellectuels et des penseurs avec ce nouveau cynisme global :   "Pourquoi diable nous, les progressistes, n’avons-nous pas développé un véritable discours de réflexion sur les NTI, au lieu de simplement en questionner les aspects secondaires reliés à l’usage ? ", s’exclamait-il devant l’auditoire des HEC, composé de beaucoup d’étudiants curieux et intéressés à réfléchir sur ces fondements qu’ils ne peuvent éviter de constater dans ce monde qu’ils apprennent et découvrent. La force de la mythologie de l’information-communication est telle qu’elle a obnubilé le discours critique. Gobera-t-elle bientôt la libre expression, voire la démocratie ? Peut-être la fabrication de clones qui pensent tous la même chose réglera-t-elle cet épineux problème des gestionnaires du futur... ? En attendant, nos gestionnaires à nous disposent de la technologie de l’information, assez primitive certes, en regard de ces instruments fantasmatiques, mais qui évolue sans cesse... Déjà, le culte intellectuel du nouvel évangile a été imposé, au cours des vingt dernières annés seulement, grâce à de simples " rapports d’experts, d’études académiques, de conférences nationales et mondiales " (p. 22). 
Comme l'impérialisme européen au début du siècle, la globalisation se donne une mission humaniste, celle d'apporter la civilisation aux démunis, en se voulant la seule façon rationnelle de garantir notre futur. Ce qui inquiète le plus Petrella, en fin de compte, c'est l’anihilation du citoyen. " Où va la citoyenneté sociale ? " se demande-t-il. Encore là, la technologie est l’un des principaux facteurs des dynamiques d’exclusion sociale (p. 26). "  L’économie actuelle est en train de nous faire perdre le sens de l’être, de faire et de vivre ensemble, le sens du bien commun " (p. 27). Les nouvelles priorités sont celles de l’itinéraire individuel (ma formation), des stratégies de survie individuelle (mon emploi, mon revenu), des biens individuels (mon auto, mon ordi), etc. (idem). Comme il y a eu un retournement dans la distribution des richesses économiques depuis les années 70, constate Petrella, aujourd’hui, " lorsque les marchés se portent bien, c’est logique que la citoyenneté sociale se porte mal " (p. 29). Le travail a cessé d’être un droit, il est une situation à conquérir. Quitte à écraser l’autre. Les " ressources humaines " manipulables sont égales aux ressources technologiques, et aux autres ressources soumises aux critères d’efficacité et de performance (p. 36). Quant à nous, qui écrivons sur les technologies, notre tâche ne serait-elle pas de continuer à dénoncer le discours des valeurs liées à la technologie ? C’est ainsi, par exemple, qu’on mesure le bien-fondé de nos nouvelles bibliothèques, grandes comme petites, aux statistiques de fréquentation quotidienne, tout comme un site web, ou de prêts de volumes, ou de postes de consultation à tous les réseaux présents et à venir. Une bibliothèque vouée à la logique de la technologie en somme, un "showcase" culturel. Du livre considéré comme un poids problématique (physiquement problématique, en plus), mais heureusement temporaire. Grâce aux progrès de la numérisation, on pourra peut-être tout jeter après... Sans en interroger le pourquoi de l’application en bloc.
Petrella reprend de façon étonnante les constatations formulées il y a un siècle par Marx et Engels, comme quoi la vision des philosophes matérialistes allemands est d’une profondeur inégalée. Dans Critique de l’éducation et de l’enseignement (Maspéro, 1976), ils écrivaient : " (...) la masse des simples ouvriers - force de travail massive coupée du travail et de toute satisfaction même bornée de ses besoins implique donc le marché mondial et la concurrence, et pas simplement que les travailleurs aient temporairement perdu leurs sources de vie ". (p. 249). Les auteurs en concluaient au caractère universel du prolétariat et de leur utopie communiste. Quand Petrella nous convie à considérer l’importance du bien commun, comme l’eau et l’environnement, il reprend cette pensée utopique à son compte, en l’étendant. 
Le discours économique et sociétal du Fonds monétaire international est loin de démentir les propos de Riccardo Petrella : "The main goal of trade reform should be to impose economic efficiency by creating a transparent and neutral system of incentives that eliminates anti-export bias, direct impediments to trade, and economic distortions caused by the trade regime" (4). "Trade liberalization is intended, in the first instance, to improve resource allocation and economic welfare" (idem, p. 5). Entendons ici par "resource" les ressources humaines et économiques compétitives, les ressources réelles restant intouchables. L’allocation des ressources est une variable dépendante du degré de flexibilité du marché, lequel degré aide à réduire les coûts d’ajustement (p. 27). 
Usually, the most important impediments to trade reform are political economy factors. In some cases, they may be a response to the economic adjustment costs and disruptions that may be associated with significant policy changes that improve the efficiency of resource allocation (...) These political economy factors, together with the governments commitment to liberal-market oriented reforms, and garnering political support, are likely to be most critical factors in effective trade reform. (p. 5).
 Que doit-on comprendre de cette prose ? Deux choses, capitales :
1) Le support politique est essentiel à la mondialisation, mais l’État est réduit au rôle d’instrument au service des intérêts de la mondialisation. 

2) Le processus doit compter avec des " facteurs d’économie politique " qui sont les plus critiques au succès de sa réussite. Ces facteurs (chômage, soulèvements armés, vagues de protestations ou de résistance, ou de répression de gouvernements autocratiques, insécurités de toute sorte) " peuvent être une réponse aux coûts de l’ajustement économique ", mais peuvent être contrecarrés assez efficacement par un État dédié à la cause. En ce sens, un support politique initial est essentiel : "This was clearly the case in Sri Lanka where reforms were part of a preannounced package with clear medium-term targets" (p. 29). Les "side effects" furent assez forts dans la société srilankaise pourtant... En outre, la technologie constitue une autre source de changement structurel reliée à ces facteurs, au même titre que les "labor displacements". (p. 27).
La " gouvernance " est un concept développé dans ce discours monétariste international pour faire état à la fois de la gouverne politique et de la réduction de l’incertitude économique (notion assez connue au Québec...). "Broadbased and comprehensive trade reforms, preferably preannounced, can contribute importantly to improved governance. This gave the right signal to policymakers and private agents, and served as an anchor for adjustment " (p. 5). 
Ce qui devrait rassurer tous les commettants, c’est que les pays ayant " adopté " des politiques de libre échange " croissent " plus rapidement, selon toutes les études empiriques sur le sujet ("empirical literature"), (p. 3), études universitaires ou de maisons de courtage, peu importe, qui contribuent elles aussi à l’imposition du discours de la mondialisation. Avant de produire la richesse, il faut la distribuer, rappelle Petrella (Le Devoir, 1998, idem). La production devenue fin en soi témoigne éloquemment de notre mentalité technicienne du collectif et du social. " Il n’y a pas de gains de productivité sans qu’on se soit entendus sur la distribution de la richesse. Une des règles principales de l’économie politique, c’est la solidarité. " (idem).
Bref, conclut très justement Petrella, " il nous faut refuser la rhétorique dominante, ses mots clés, ses symboles " (p. 39). Les moyens sont là, divers : économie coopérative, taxe sur les transactions financières, évaluation transparente des marchés financiers... L’auteur constate encore plus aujourd’hui que dans cette conférence de 1997, l’importance de la technologie dans les valeurs de la mondialisation. " Cette prégnance idéologique de la technique depuis soixante ans a été le résultat de la culture américaine qui a assimilé la technique à la technologie. Et qui s’est mise à tenir un discours sur la société à partir des outils " (5). Le technicien s’est nommé gestionnaire et sociologue. Le techniquement possible est devenu la nouvelle culture. La leçon que nous donnent pourtant les anciennes cultures devrait être étudiée : les plus puissants, les maîtres de la puissance technique, pouvaient seuls déterminer la vie sociale. Mais comme l’Histoire ne veut plus rien dire devant une société réinventée... On préfère assimiler technologie et humanisme, comme ce directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui expliquait récemment à Genève que 800 millions de dollars pour installer un systèmes de téléphones cellulaires en Afrique ne seraient rien en regard d’une femme enceinte dans la brousse qui en aurait un urgent besoin... (Ici, idem). Son auditoire riait aux éclats... Le pauvre haut gradé ignorait que les femmes accouchent " dans la brousse " depuis des millénaires... Il pensait que la pub de Bell Canada ou de Nortel (ou de France Télécom ou de ATT), dirigée envers les enfants et les femmes seules, ou les couples occupés, aurait suffi. " Imbécilité ambiante ", disait-on ? 

Pierre Blouin
 


NOTES:  
 (1) " Deux experts jettent un regard critique sur la mondialisation ", Le Devoir, 11 avril 1998 

(2) Hour, 23-30 avril 1998

(3) " Pierre Lévy: le McLuhan du virtuel ", Le Devoir, 21 avril 1997 

(4) Trade Liberalization in IMF-Supported Programs, Washington, FMI, 1998, p. 4

(5) " Le pèlerin de la pensée critique ", Ici, 16-23 avril 1998, p. 7

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Compte rendu de Alain Buisine, L'Ange et la Souris, Paris, Zulma, 1997, 122 p. (ISBN 2-84304-018-3)

De la (nécessaire) mythologie en technologie


Alain Buisine, L’Ange et la Souris. Cadeilhan, Éditions Zulma, 1997, 117 p. 

Voici un livre amusant, à la fois grave et divertissant pour celui qui ne prend pas trop au sérieux la mythologie des réseaux. Ce bref essai polémique d’Alain Buisine, spécialiste de l’étude des écrits épistolaires, tente de répondre à la question : « Y a-t-il une réelle différence entre les adeptes du New Age et ceux de la High Tech ? », et sa réponse est : non. Mais de l’interrogation à cette réponse, on fait un agréable voyage en compagnie d’un auteur humaniste, spirituel et dont les intérêts touchent à la littérature en général ; il a écrit sur Loti, Verlaine, Alain-Fournier, sur les « ciels de Tiepolo », sur le photographe Eugène Atget. Il ne s’agit pas d’une caricature du NirvaNet, comme on peut en trouver dans les revues ou les articles de journaux, mais de quelque chose de beaucoup plus sérieux.

La prose de Buisine est vraiment la bienvenue parmi la production critique actuelle car elle marie les genres et connecte des idées aussi hétérogènes que l’entomologie, l’informatique ou les anges. Et pourtant ! L’idée courante qui veut que l’information fasse un citoyen posé, rationnel, imbu de méthode et science (l’idéal universitaire tel qu’on le trouve dans les articles du journal officiel Forum de l’Université de Montréal), bref, cette belle idée en prend ici pour son rhume. Débutant sur une citation de William Gibson, l’auteur de Neuromancer, « Le cyberespace (...) une hallucination consensuelle (...) une complexité impensable (...) des amas et des constellations de données. Comme les lumières des villes, dans le lointain », le livre nous fait prendre conscience de la nécessaire mythologie enrobant la technologie et son utilisation. Le monde inédit que nos néo-philosophes « hypesters » (vendeurs philosophiques professionnels) sont en train de mettre en place se révèle dans ce bouquin sous un jour inédit lui aussi, et qu’ils auraient intérêt comme tout le monde à regarder en face, au lieu de se cacher la tête dans le sable. La foi dans la technologie serait plus nécessaire qu’on ne le croit pour en consommer, nous dit-on. Un gourou théoricien du soft management, John Kao, invite les cadres à entrer en contact avec leur intuition et à croire au Père Noël pour qu’il descende dans la cheminée. (1) Brian Ferren, quant à lui, est vice-président exécutif, section « technologie créative » chez Disney Imagineering (avec le chercheur en nanotechnologie Marvin Minsky comme nouveau collègue ). Il voit Internet comme la meilleure technologie jamais inventée pour raconter des histoires, comme Coca-Cola en a toujours raconté. Comment imaginer Buisine face à cette réalité de géants ? Il fait plutôt figure d’humaniste, donc de nostalgique, dépassé par les événements... C’est un mésadapté idéologique, telle une technologie déjà obsolète. Or, c’est pour cette raison qu’il n’en est que plus essentiel. 

La « magie de l’Internet » à l’oeuvre 

Rappelons-nous que les créateurs d’Arpanet se nommaient eux-mêmes des « wizards ». Pour eux, la réalité n’avait rien d’objectif, elle n’était que le construit individuel manipulable et modélisable du Réel. La réalité d’un réseau est assimilable à la pensée magique et simplifiée de toute simulation (2) Pour ce cercle fermé des premiers concepteurs d’internet, la réalité est vécue sur le mode de l’hallucination. Et aussi de la stratégie militaire, comme dans Simnet, un réseau affecté à la simulation en vue de l’entraînement au combat. Un monde abstrait, sans hommes, tel que le désire le totalitarisme achevé, disait Hannah Arendt. Le rêve des New Agers néo-hippies de Silicon Valley dans son état parfait, c’est celui d’un hospice permanent où tous vivent avec des prothèses, mi-anges, mi-androïdes (3) Dans cet univers sans Dieu, sans transcendance, « L’Internet est une métaphore de Dieu » (p. 97), parce qu’il dématérialise tout : temps, espace, géographie, textualité, voire l’image elle-même qui devient un jouet, un objet ultra-manipulable. Reprenant ainsi les notions d’omniprésence et des attributs du divin déjà soulignés par Virilio, Buisine fait état de la « nostalgie sécuritaire et identitaire » des idéologies néo-conservatrices et racistes actuelles, que renforcent les NTI (p. 13). Lorsqu’on voit en effet le commun accord qui unit les progressistes démocrates de Clinton et Gore aux Républicains « révolutionnaires » de Gingrich sur l’investissement dans le virtuel, il y a de quoi s’interroger. Les NTI, nous dit Buisine au départ, instaurent la fausse communication, l’outil comme solution, le moyen comme fin. Les leurres techno-utopiques « s’allient objectivement aux pires régressions psychoreligieuses » (p. 14). Certains sont tentés de voir dans le phénomène des sectes un discours qui ne parvient pas à s’adapter à la technologie et qui conduit vers un obscurantisme dangereux (entendez : qui empêche de bien apprécier les technologies). Ils n’ont pas du tout tort, mais leur analyse se fait du point de vue dominant de la technologie. Le livre de Buisine nous en donne un autre. 

Chaque clic de la souris est l’apparition d’un ange, qui disparaît aussitôt, puisque c’est sa nature. « Si les anges et les ordinateurs se répondent, (...) c’est qu’ils entretiennent un même imaginaire de la désincarnation de la communication » (p. 15). le traitement de texte permet de travailler « de plus en plus vite, avec de moins en moins d’erreurs (...) de plus en plus efficace et performant, en somme » (p. 19). Plus commode mais plus productif, c’est le prix à payer. Buisine, écrivain, sent bien le côté médiatique, et même hypermédia, du « word processor » : le texte sur écran est d’abord spectacle. Spectacle de quoi ? Du producteur de texte, du « traitement » de la pensée dans un but de gestion surtout (les attributs du logiciel d’écriture visent d’abord à formatter le texte, par exemple avec des macro-commandes qui insèrent des numéros ou des puces). La diffusion du texte lui devient ainsi consubstantielle (p. 20). Le texte produit ne garde nulle trace du travail qui l’a fait (ratures, corrections, etc.). Il est propre. « Ici, l’achèvement devient originel, court-circuitant le mouvement de la pensée » ( p. 22).

Certes, les petits malins décèleront ici une contradiction flagrante : l’auteur dénonce un outil qui enterre la mémoire, qui rend la communication fantômatique, et il s’en sert précisément pour produire ce texte... De grâce, ne réduisons pas de la sorte une réalité bien plus complexe. Le seul but d’une telle réponse qu’on nous sort chaque jour est de taire tout discours critique par la culpabilité (qu’on crée avec soin) de ceux qui le produisent. À la limite, le discours critique est paranoïaque parce qu’il est simplement autre, différent... Buisine utilise le traitement de texte comme outil, point, et ne s’en fait pas du tout le propagateur. Il essaie de nous faire comprendre que la technologie possède sa propre idéologie, et que cette dernière l’emporte finalement sur le contenu produit. Elle modèle même ce contenu. Curieusement, c’est à peu près ce que disait Pierre Lévy dans son livre « Les technologies de l’intelligence », écrit en 1990, avant l’avènement du cyberespace. L’usage est déjà inscrit dans la technologie, soutenait-il, la technologie n’est pas neutre, sans réaliser la vraie portée de son discours. 

Échapper à la pesanteur dans un autre espace

À la cathédrale d’Amiens, on procède à la restauration des sculptures d’anges du XIIIième siècle. Ces anges sont paysans, lourdauds, attachés à la terre. Leur humanité et les couleurs criantes qui les ornaient au Moyen Âge, choquent : on a voulu les blanchir. Tant pis pour les touristes du son et lumière, ces anges doivent être neutres et purs, comme la technologie, hygiéniques comme elle. On a donc préféré à la polychromie médiévale, trop empreinte de paganisme, de communauté populaire, un doux pastel, comme sur un de ces dépliants produits avec fondus et couleurs douces, ou sur un écran Internet. 

Les anges reviennent, nous dit l’auteur, mais ce sont ceux de la peinture baroque et classique. Ce sont de doux angelots. Ainsi la candeur et le charlatanisme du Nouvel Âge prolifèrent avec une série de guides, de coffrets et de livres. Par exemple, un film récent, La Cité des Anges, avec Nicolas Cage et Meg Ryan, marie la ville des anges (Los Angeles) à une version remake d’un film de Wim Wenders, opération typique de reprise culturelle propre à l’idéologie du redoublement virtuel. On traduit dans la culture universelle hollywoodienne les autres cultures de la Terre, et cette transcription est toujours sur le mode « lyrique, romantique », angélique. « Un ange musclé revient sur terre parce qu’il est amoureux d’une blonde bibliothécaire. Remake peroxydé et affadi des Ailes du désir de Wenders » (Voir, 30 avril-7 mai 1998). Comme toute production bien faite, le film a son site Internet (www.city-of-angels.com). Dans Titanic, tous les critiques ont souligné le caractère angélique du héros masculin, Jack, qui sauve le personnage féminin en disparaissant dans la catastrophe...

L’ange nous délivre de notre solitude existentielle, à la façon des anges de l’informatique qui « ne sont plus ceux de la fin du XIXième siècle, encore anthropomorphes, ceux du symbolisme »(p. 34), mais ceux des flux informatiques et éthérés. « En ce sens, l’ange n’est que la souris du pauvre (...) la souris [n’étant] tout au plus que l’ange du riche. New Age versus Multimédia » (p. 35).

La communication rédemptrice

« Michel Serres, dans La légende des anges, va célébrer la messagerie généralisée, la médiatisation globale » (idem), en l’enrobant d’un vernis intellectuel, ce vernis qui manque aux ateliers énergétiques des chakras, au comment les harmoniser, à la « guérison spirituelle angélique », à l’élimination des mémoires karmiques, à tout travail d’exorcisation accessible (moyennant paiement) aux gens seuls, esseulés, nous tous dans le monde actuel. « Nous travaillons à la manière des anges », dit Serres (p. 36). « En dernière instance, la communication est elle-même cathartique (...) Tout le livre [de Serres] qui angélise notre modernité, ne cesse d’être plongé dans une euphorie quelque peu béate et niaise sans jamais se demander si la transmission généralisée produisant une entropique indifférenciation n’efface pas, n’annule pas les messages en tant que tels » (p. 37). 

Les révolutionnaires de 1789 ont lié la communication au progrès de l’organisation communautaire, sans doute dans la meilleure volonté que leur époque leur inspirait. Mais aujourd’hui la communication rédemptrice est une idéologie qui mythifie, qui tient d’un « discours néo-chrétien de la solidarité » (p. 38). La vélocité des communications ne réduit pas les distances sociales (p. 39). La communication comme fin en soi constitue un antidote bon marché aux ravages économiques et politiques du néo-libéralisme actuel. À Parthenay, « première ville numérisée de France, située en Poitou, le maire socialiste (après avoir lu Pierre Lévy ?) a décidé de faire de ses citoyens des « acteurs créatifs de la ville », en « associant les compétences » (p. 40), à tout le moins pour développer quelques contrats ou emplois de service. Même les communistes français croient aux « échanges non-marchands » du cyberespace ! (p. 42). 

Un monde de fourmis

Un sénateur RPR exprime bien la vertu première du cyberespace : « (...) un facteur de cohésion très important pour les populations » (idem). « Une grande société cybernétique auto-régulée, comme les abeilles dans la ruche ou les fourmis dans la fourmilière » (p. 43) représente alors le fantasme final. Bien que toujours dénié par Lévy dans son projet d’intelligence collective, il est difficile de ne pas y voir l’aboutissement logique d’une société inter-connectée à l’extrême. Plusieurs pages sont consacrées au livre de Bernard Werber, La révolution des fourmis, dans lequel on compare l’univers du WWW à celui des fourmis, et trouve dans cette dernière une sorte de modèle anarcho-libertaire qui célèbre la réussite de la collectivité en laissant « chacun libre d’entreprendre ce qui lui passe par la tête » (p. 45). Une telle vision marie diverses idéologies, dont l’écologie, la non-violence, la nostalgie hippie et la gauchisme sentimentaliste. Des structures légères, connectées, démontables, recomposables : « capitalisme et cybernétique harmonieusement complémentaires » (idem). Quant à Joël de Rosnay, poursuit Buisine dans sa revue d’auteurs, il nous parle franchement de « l’intelligence collective des fourmis [qui] résulte de l’interaction de myriades d’individus répondant à des règles simples » (p. 48). C’est le prototype du réseau neuronal, dont le WWW constitue la genèse. L’homme symbiotique de la nanotechnologie disposera d’une relation directe entre son cerveau et ce qu’on appelle aujourd’hui un ordinateur (p. 50). « Par définition, le réseau ne tolèrera aucune extériorité » (idem).

La lecture angélique 

Enfin, au chapitre de l’impact des réseaux sur la lecture, Buisine constate que les adultes de la classe cultivée et médiatique d’aujourd’hui sont les plus incultes de l’histoire. (p. 52). Ils sont l’apothéose de la dictature de la curiosité superficielle, d’une « esthétique de la surprise (...) qui masque mal une sous-culture de l’ennui » (p. 54). Puis, après un mot sur les drogués de l’Internet, ces tribus de News Groups et de chatters qui pensent tous pareillement, qui font de la « communication angélique » avec des « émoticons », l’auteur nous entretient du caractère mortuaire de l’objectivation de la techno-science qui s’oppose à la richesse d’une pensée symbolique et profonde, nuancée.

Quant à la paradoxale socialité du WWW, elle ressemble à « un fantasme paranoïaque d’une totale transparence du monde » et de son contrôle (p. 71), par une une instance gestionnaire, que ce soit le FBI, le gouvernement ou le système de grande entreprise. Dans le nouveau savoir au service de cette société, « la géographie [et] l’histoire apparaîtront bientôt comme un savoir totalement obsolète et inutile » (p. 73). Pierre Lévy et les philosophes du digital exhortent d’ailleurs à penser en termes autres que ceux reliés à un contexte géographique. Si tout devient quantifié, l’altérité est perdue (p. 74). L’Entropie pâteuse est celle du temps réel qui efface la mémoire.

L'équivalence des savoirs 

Buisine termine en commentant quelques oeuvres littéraires à succès, dont un roman à saveur ésotérique de Paulo Coelho, L’Alchimiste, récit initiatique où tout est animiste, tout a lieu comme dans un grand hypertexte, dans un univers mou et interactif. L’autre ouvrage à succès est Le Pendule de Foucault, d’Umberto Eco, auteur déjà renommé pour ses performances encyclopédiques (Le Nom de la Rose). Son roman joue habilement du thème « ésotérisme versus informatique », mais de manière ambigüe (p. 87). Salman Rushdie trouvait le livre « obèse » (idem). « Cette attitude ne s’appelle plus curiosité intellectuelle, mais synchrétisme », soulignait Rushdie (p. 92). Un autre critique a comparé le roman à un jeu vidéo (p. 94). Eco a écrit là un livre « qui sent vraiment son ordinateur », remarque Buisine ; il a greffé à l’infini du texte dans le texte, c’est un chef-d'œuvre de copier-coller. 

Un autre titre à mentionner : Les dialogues avec l’ange, de Gitta Malasz, publiés en 1976, préfacés par Yehudi Menuhin, et republiés en 1990. « Dans le New Age, tout, absolument tout (savoirs positifs, scientifiques, sciences humaines, traditions religieuses) entre en correspondance, en connexion » (p. 107). On assiste à une équivalence générale des savoirs qui tend vers la quantification de ces savoirs en compétences et en habiletés propres à réussir sa vie ou à exceller dans celle de l’organisation (cf. Drucker). La société du savoir, c’est aussi cela. La mise en réseau des savoirs et des connaissances (confondus ensemble), ainsi que des croyances, est devenue la condition même de notre existence. Leur gestion implique l’interactivité. Alain Buisine nous expose bien modestement ce qu’est la culture de masse actuelle, avec la technologie comme paradigme et comme environnement qui façonne cette culture. La culture comme grand cirque multi-médias, où tout est culturellement réalisable (Titanic est un grand film d’amour). En même temps, il nous demande vers quelle direction va l’économie marchande de la représentation dans le contexte du virtuel, et ce qui peut encore la contrer. En ce sens, il esquisse une réponse parmi d’autres : l’art, évocateur de « l’absence, qui n’a strictement rien à voir avec le virtuel « et qui est » un vecteur beaucoup plus puissant que le visible » (p. 113). « En vérité, il devient de plus en plus essentiel de produire de l’intransmissible (...) ou si vous voulez, de l’incarné, le contraire même de l’immatérialité angélique » (p. 114, c’est moi qui souligne).
  
Pierre Blouin


NOTES: 
 (1) Robert Dutrisac « Pensée magique et management soft », Le Devoir, 4 avril 1998 
(2) Fred Hapwood, « Simnet : William Gibson Didn’t Invent Cyberspace, Air Force Captain Jack Thorpe Did », Wired, Vol. 5, no 4, April 1997).  [ http://www.wired.com/wired/5.04/marinedoom/ff_simnet.html ]

(3) Michael et Deena Weinstein, « Net Game-An American Dialogue », [ http://www.ctheory.com ]

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Compte rendu de Jean Guisnel, Guerres dans le cyberespace. Services secrets et Internet, Paris, Collection Essais, La Découverte / Poche, 1997 (1995), 348p. (ISBN 2-7071-2716-7)

Espionnage ou veille ?
Jean Guisnel, Guerres dans le cyberespace. Services secrets et Internet, Paris, Collection Essais, La Découverte / Poche, 1997 (1995), 348p. (ISBN 2-7071-2716-7)
Le livre de Jean Guisnel est seul dans cette catégorie en langue française. L'histoire de l'informatique et l'Internet a été traitée au travers des ramifications que ces deux sujets ont avec les services secrets et la gestion du contrôle dans les sociétés du capitalisme avancé. L'auteur est un spécialiste des questions de sécurité et de service secret. La présente édition de ce livre est une réédition d'un livre publié, sous le même titre,  en 1995.
Dans le présent livre, plusieurs questions sont abordées. La présentation des faits, sous une forme plutôt journalistique, et l'analyse de ceux-ci, entrainent le lecteur dans un monde nouveau: le rôle des services secrets et de l'information dans l'univers de liberté et d'anarchie qu'est l'Internet. En fait, le livre porte sur les diverses tentatives de contrôle qu'exerce les États (États-Unis et France dans ce cas-ci) dans le monde de l'Internet. L'auteur ne fait aucune différence entre l'Internet et le Cyberespace et nous le suivons dans cette orientation. Ce livre discute de l'orientation des services secrets vers la gestion du social ceci appliqué à la question de l'Internet.  

Ce caractère sera décisif lorsque l'auteur s'attaque à la question de la cryptologie et aux bagarres judiciaires qui marquent le thème de la liberté de parole et de la protection à la vie privée. Une bonne lecture à conseiller.

Roger Charland

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