Numéro 4


« Il y a d'inconséquents propagandistes de la vie végétative sans aventure et sans risque, du bonheur fade et routinier, ennemis de toute inquiétude de l'esprit, trouvant délice à dénoncer l'infirmité que leur optique prête aux autres, et qui sont eux-mêmes affligés d'une infirmité monstrueuse. Ces infirmes, à qui la pataudrie servile tient lieu de sagesse, sont dénués du moindre atome de sensibilité. Il sont absolument insensibles à tout ce qui vibre. Comme l'habitude est tout pour eux, comme ils n'ont pu assimiler à la longue que ce qui est formule close et arrêtée et sans potentialité ultérieure de développement, ils se croient normaux tant que la banalité la plus vide se trémousse rigidement en surface avec l'assentiment et la complicité des ses exploiteurs du statu quo pour qui le maintien du prévisible régularisé est vitalement nécessaire. »
Claude Gauveau, « Les oranges sont vertes » in Oeuvres créatrices complètes, Montréal, Éditions Parti Pris, Collection du Chien d'Or, 1977, p. 1475.


Table des matières

Présentation
Articles
Société 

Le processus d'informatisation sociale : un regard sur la représentation de la temporalité
par Luc Bonneville
 


Les fondements constitutionnels de la liberté académique des professeurs d'université en droit canadien et américain (deuxième partie)
par Elvio Buono
 


Radical Plural Democracy. A New Theory for the Left?
par Susan Hekman


 Des nouvelles formes virtuelles du politique
(sur une échelle de zéro à dix)

par Pierre Blouin


Bibliothéconomie 

Au-delà du discours idéaliste de l’information
Volet 2 : La pensée à l’ère de l’économie de l’information et contre elle

par Pierre Blouin
  
« Discours bruyants et silence théorique » : la profession de bibliothécaire dans les « métiers de l'information ». (Allocution au 30e Congrès de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, tenu du 27 au 29 mai 1999 à Montréal) 
par Roger Charland 

Libraries and marriages : vous dites raisonnable!*
par Carol Reid

Guerre 

Prestige de la terreur (8 août 1945)
par Georges Henein
Présentation de Louis Edmond Dussault
Notes 

Le rapport Benton sur les bibliothèques publiques : quand la « nouveauté » rencontre la « tradition »
par Pierre Blouin 


Turn Off the Network, Part II
par Pierre Blouin


Poésie 

Extraits de Geneviève Desrosiers, Nombreux seront nos ennemis. Montréal, L'Oie de Cravan, 1999, 71 p.

Deux soeurs / The Sisters par Andrew Steinmetz,
Version bilingue, traduction française par  Edmond-Louis Dussault

Auteurs et les lectures choisies 

Articles et livres recommandés par la rédaction de HERMÈS
par Roger Charland 


Les auteurs d'HERMÈS
par Roger Charland



Comptes rendus de lecture

Théorie sociale et politique 

Gilles Châtelet, Vivre comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les  démocraties-marchés. Paris, Exils Éditeur, coll. Essais, 1998, 144 p. (ISBN 2-912969-00-X) 

par Roger Charland

Le livre dans le temps 

Bruno Blasselle, Histoire du livre. Volume 1 : À pleines pages. Paris, Éditions Gallimard, coll. Découvertes, 1997, 160 p. 

 par Annick Robert

Économie de l'information


Clifford Stoll, Silicon Snake Oil : second thoughts on the information highway.New York, Doubleday, 1995, 247 p. 
par Pierre Blouin 

Jean Lojikine, La révolution informationnelle. Paris, Presses universitaires de France, collection Sociologie d'aujourd'hui, 1992, 302 p. 
par Pierre Blouin


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Présentation

Bienvenue à ce numéro 4 de Hermès.

Cette parution, en plus de poursuivre dans nos interrogations critiques sur la technologie et la société, vous permettra d'abord de bien faire le tour de quelques questions sociales et politiques de l'heure. Que ce soit sur les rapports entre temps et société dans l'informatisation (Luc Bonneville), ou sur la démocratie plurielle (Susan Hekman), ou encore sur la question de l'armement et de la dissuasion nucléaire (Georges Henein), la matière à réfléchir ne manque pas.
On trouvera dans ce numéro le texte de l'allocution présentée par Roger Charland au dernier Congrès de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, dans lequel le conférencier mettait en garde contre la mythologie technique et les tentations faciles de la technologie de l'information comme solution aux problématiques professionnelles et intellectuelles des bibliothécaires.
Dans le même ordre d'idées, Pierre Blouin présente des critiques du rapport Benton sur les bibliothèques publiques, où se trouvent des conceptions économistes de la bibliothéconomie inspirées du néo-libéralisme en cours. Ce même auteur présente le deuxième volet de sa série sur le discours idéaliste de l'information, en explorant les différences entre les notions d'information, de pensée et de connaissance. Enfin, Carol Reid nous parle des problèmes de la bibliothéconomie américaine.
En plus de la seconde partie du texte d'Elvio Buono sur la liberté académique des enseignants de niveau universitaire, on lira des extraits de poésie de Geneviève Desrosiers et un poème de Andrew Steinmetz. La pensée analytique cède ici la place à la pensée des sentiments et des émotions, et aussi à la pensée de la métaphysique (qui fonde les actes humains), lesquelles n'en sont pas moins nécessaires.
Enfin, nos comptes-rendus de lecture concernent encore et toujours l'organisation de la société et ses multiples aspects théoriques et techniques: Gilles Châtelet et les effets du marché sur l'affect social, Serge Latouche et les dangers du marché qui sétend à la planète, Clifford Stoll sur l'autoroute de l'information et Jean Lojkine sur la révolution de l'information (deux bouquins qui définissent les premières approches critiques formulées sur ces questions). Plusieurs livres seront recencés dans le prochain numéro de HERMÈS.
Pendant vos vacances et vos moments de loisir estivaux, pourquoi ne pas garder une copie des articles qui nous intéressent pour les feuilleter ? Nous osons ainsi vous proposer des lectures d'été qui sauront, nous en sommes convaincus, ne pas trop vous rebuter.
Sur ce, bonne lecture, bon été, et à la prochaine!
L'équipe de Hermès.

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LE PROCESSUS D’INFORMATISATION SOCIALE : UN REGARD SUR LA REPRÉSENTATION DE LA TEMPORALITÉ

par Luc Bonneville  



1. INTRODUCTION
1.1 Bref rappel de l’objet d’étude
1.2 Portée théorique et principales dimensions
1.3 Mise en jeu d’une hypothèse de travail : un point de départ
2. QUELQUES MOTS SUR L’ORIENTATION THÉORIQUE
2.1 La notion de « temps social »
2.2 Phénoménologie sociale de la temporalité
3. ANALYSE ET RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
3.1 La représentation de la temporalité dans les sociétés « pré-modernes » : une première ébauche
3.2 L’avènement de la modernité et son paradigme temporel
3.3 L’informatisation sociale ou l’avènement de la société de communication
3.4 Le problème du « moment » à travers l’utilisation des NTIC : du présent au passé
3.5 De la représentation du « changement » comme modalité temporelle
3.6 Le problème de l’attente
4. EN GUISE DE CONCLUSION
4.1 L’informatisation sociale et la question du « temps vécu »
4.2 Vers une reconversion des cadres sociaux de la temporalité
4.3 Retour sur l’argumentation et dépassement
4.4 De la « temporalité objectivée » à la « temporalité subjectivée » : l’ultime fragmentation
Notes

1. Introduction 

Nous proposons d’aborder à travers cet article l’un des problèmes centraux que pose le processus d’informatisation de la société qui a cours depuis plusieurs années : la représentation de la temporalité. Au cours de nos recherches, nous avons formulé plusieurs questionnements dont les prolongements s’articulent autour d’une certaine démarche de réflexion qui débouche sur une certaine sociologie de la temporalité. Au fil du questionnement et des réflexions qui en découlent, nous avons mis en jeu une hypothèse sur la base de laquelle s’est construit l’ensemble de notre appréhension de la représentation de la temporalité dans le contexte des nouvelles technologies d’information et de communication. C’est précisément ce que nous tenterons de présenter dans les pages qui vont suivre. Pour ce faire, nous tenterons dans un premier moment de discuter de notre objet de recherche en insistant sur sa portée théorique et sur ses principales dimensions pour, en deuxième lieu, mettre en jeu l’orientation théorique que nous avons construite à partir d’une revue de littérature exhaustive. Dans un troisième point, nous présenterons notre analyse en regard des résultats de notre recherche et de notre structure argumentative. Finalement, nous conclurons cet article par une certaine mise en exergue des principaux points de notre réflexion à la lumière d’une perspective critique de ce que nous convenons d’appeler la « société de communication ».


1.1 Bref rappel de l’objet d’étude

De façon générale, nous nous intéressons aux transformations des représentations socio-culturelles de la temporalité sous l’impact du processus d’informatisation sociale. Plus particulièrement, notre objet s’articule autour d’une certaine compréhension des représentations socio-culturelles de la temporalité dans le contexte de l’utilisation à grande échelle(1) des nouvelles technologies d’information et de communication (2) (NTIC).

1.2 Portée théorique et principales dimensions

L’objet sur lequel nous nous penchons débouche sur un certain espace théorique qui délimite certaines conceptions sous-jacentes à ce que nous voulons développer à la lumière de notre appréhension théorique de la problématique du rapport entre les NTIC et la temporalité. 

Ainsi, par NTIC, nous entendons l’ensemble des nouveaux(3) moyens technologiques permettant la communication et l’information à distance. À titre d’exemple, mentionnons la radio, la télévision, la téléphonie (domestique ou cellulaire), les bases de données en réseau, le réseau Internet, etc. Tous ces appareils audio-visuels (ou multimédias) permettent la communication et l’information à distance en temps réel ou en temps différé (4).

En ce qui concerne la temporalité dans l’optique de nos réflexions, on peut dire qu’elle consiste, en un sens large, à la manière dont les individus orientent leurs actions dans le temps et dans l’espace au sein d’une culture donnée. Cette orientation met en jeu une conception sociale de la temporalité qui se construit à partir des individus pour devenir autonome et éventuellement s’imposer à eux dans une certaine organisation structurelle des rapports sociaux.

1.3 Mise en jeu d’une hypothèse de travail : un point de départ

Dans la mesure où le processus d’informatisation sociale témoigne d’une généralisation des NTIC dans plusieurs milieux sociaux tels que la famille, l’éducation, le travail, etc., il est tout à fait justifié de s’interroger sur la nature des représentations collectives de la temporalité qui émergent avec l’utilisation (ou la consommation) généralisée de ces moyens technologiques permettant l’information et la communication à distance. Ce processus, que nous qualifions d’informatisation sociale et dont l’ampleur devient de plus en plus perceptible d’une année à l’autre(5), nous amène à nous interroger à savoir si une représentation collective dominante (6) de la temporalité n’est pas en train d’émerger au détriment de la représentation socio-culturelle de la temporalité dominante issue de la modernité. Plus particulièrement, nos recherches nous amènent à interrroger les conditions de possibilité du maintien ou de l’émergence d’une temporalité dominante ou plutôt de sa fragmentation. C’est en fait ce que nous supposons en mettant en jeu la thèse suivante : L’informatisation sociale, qui passe par une utilisation à grande échelle des NTIC, remet totalement en question la représentation socio-culturelle (7) de la temporalité objectivée au sein et depuis l’avènement de la modernité. Nous maintenons fermement, à la lumière de nos réflexions, que la représentation socio-culturelle de la temporalité dans le cadre du processus d’informatisation sociale tend vers une certaine reconfiguration des paramètres temporaux propres à la modernité. C’est en ce sens que nous croyons que le temps, notamment sa représentation, est en profonde mutation(8) .

2. QUELQUES MOTS SUR L’ORIENTATION THÉORIQUE


Les premières étapes du processus de recherche nous ont amené à définir une orientation théorique sur la base de laquelle se construit notre appréhension du problème auquel nous voulons nous attaquer. Ainsi, à la lumière de la construction de notre objet d’étude et de notre revue de littérature, nous avons dégagé deux grands vecteurs qui forment la trame conceptuelle, pour ainsi dire, de toute notre orientation théorique et plus largement de la façon avec laquelle nous abordons le problème des représentations socio-culturelles de la temporalité dans le contexte de l’utilisation des NTIC. Il s’agit d’une part du principe analytique suivant la notion de « temps social » et, d’autre part, de l’approche phénoménologique comme cadre général d’appréhension. De brèves explications en guise de d’explication s’imposent.

2.1 La notion de « temps social »


De manière générale, notre objet de recherche trouve sa pertinence au sein d’une tradition sociologique et anthropologique qui aborde la temporalité en rapport avec son attachement au social. La plupart des travaux dans cette direction(9) considèrent la temporalité comme un construit social dont l’origine se situe dans la constitution même de la société globale. Ces travaux seront raffinés plus tard par quelques penseurs qui analyseront la temporalité en rapport avec les temporalités propres aux groupes sociaux pour ainsi faire ressortir, du point de vue théorique, une certaine sociologie qu’on nomme sociologie de la multiplicité des temps sociaux (10) . Ainsi donc, en fonction de notre objet, on peut dire que la notion de « temps social » désigne en un sens large
« [...] la nature et les rapports entre les divers modes d’activités dans le temps considérés selon leurs durées et leurs rythmes propres, de même que les différentes manières de concevoir et de se représenter le temps au sein de nos univers sociaux(11) .»
 Quant à la notion de « temps sociaux », au pluriel, qui renvoie à la multiplicité des temps sociaux, on se réfère à Gurvitch qui analyse la temporalité dans son rapport à la dynamique générale de la société(12) . Pour Gurvitch,
« Le temps social est le temps de coodination et de décalage des mouvements des phénomènes sociaux totaux, que ces phénomènes sociaux totaux soient globaux, groupaux ou micro-sociaux et qu’ils s’expriment ou non dans les structures sociales. Les phénomènes sociaux totaux et les structures sociales qui les expriment partiellement sont à la fois les producteurs et les produits du temps social : ils donnent naissance au temps social et se meuvent, s’écoulent en lui(13) . »
 Du point de vue de notre objet et de notre hypothèse, la problématique générale de la « multiplicité des temps sociaux » s’avère très fertile au niveau de ses prolongements. En effet, nous le rappelons, les NTIC constituent une variable importante à la construction sociale du temps dans la mesure où elles s’inscrivent dans un processus d’informatisation qui touche les sociétés occidentales et industrielles dans leur entièreté. Nous croyons fermement que l’utilisation à grande échelle des NTIC, en particulier chez les jeunes(14) , apporte un sens nouveau à la temporalité sociale, conventionnelle ou dominante, tant au niveau de l’organisation sociale qu’au niveau des représentations socio-culturelles qui, ces dernières, nous intéressent davantage.
 

2.2 Phénoménologie sociale de la temporalité
 
Le deuxième principe de notre orientation théorique sur la base duquel se construit notre réflexion s’élabore à partir d’une perspective phénoménologique. Cette dernière construit sa légitimité autour de la phénoménologie de Husserl qui met en branle un système analytique dont la volonté est de cerner un certain rapport étroit entre l’esprit (perception réelle) et la réalité concrète. Il s’agit donc, du point de vue de notre objet, d’envisager une réflexion sur le rapport entre les perceptions réelles de l’individu plongé dans un univers social où prédominent les NTIC et la représentation dominante de la temporalité. Une référence toute particulière peut être faite au concept de l’éidétique qui consiste, du point de vue husserlien, à faire varier la forme d’un phénomène, en l’occurence la temporalité, pour en extraire l’essence(15) . De par cette orientation toute tracée, nous voulons dégager l’essence de la temporalité à travers les rapports de force, voire dialectiques, qui l’amène à se fragmenter du point de vue global. C’est donc d’une description qu’il s’agit à travers une réflexion pour ainsi dire apriorique sur ce que pourrait être la temporalité dans le contexte de l’utilisation à grande échelle des NTIC.

3. ANALYSE ET RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
 
Nous présentons ici l’analyse et les résultats de notre recherche qui émanent d’une réflexion générale sur le processus d’informatisation sociale qui opère, depuis quelques années, dans la plupart des pays industrialisés. Notre argumentation se construit, d’une part, sur la base de l’élaboration de notre orientation théorique et, d’autre part, à partir d’un corpus théorique exhaustif par lequel nous mettons en jeu un certain nombre de concepts. Pour des fins autant didactiques que méthodologiques, nous divisons notre argumentation en six principaux points. Premièrement, nous discuterons de l’évolution socio-historique de la temporalité depuis les sociétés primitives pour, en deuxième lieu, discuter des impacts généraux de la modernité sur la conception socio-culturelle de la temporalité. Dans un troisième moment, nous discuterons de la question de l’émergence de l’informatisation sociale au sein de ce que certains nomment la « société de communication ». Quatrièmement, nous poserons le problème du « moment » à travers l’utilisation des NTIC. Cinquièmement, nous discuterons de la représentation du « changement » comme modalité temporelle pour, en dernier lieu, réfléchie sur le problème de l’attente. Nous procéderons par la suite, en conclusion, par une mise en évidence de certains de nos propos à la lumière de nos réflexions et de l’argumentation que nous mettons en jeu.

3.1 La représentation de la temporalité dans les sociétés « pré-modernes » : une première ébauche


La mise en évidence de l’évolution « macro-structurelle »(16) des sociétés permet de rendre compte du changement en cours ou du changement potentiel qui caractérise la reproduction sociale. En outre, pour notre propos, il est pertinent d’envisager l’évolution macro-structurelle des sociétés pour en saisir les paramètres globaux de la temporalité sur la base desquels s’organise le temps et l’espace dans les sociétés. De cette façon, nous pourrons envisager la représentation socio-culturelle de la temporalité dans le contexte de la société de communication en rapport avec l’hypothèse que nous avons mis en jeu au point 1.3. 

Premièrement, la représentation socio-culturelle de la temporalité dans les sociétés dites primitives s’articule largement autour d’un certain rapport biologique de l’être humain au monde(17). Avant d’être socialement organisé de façon objective, le temps est d’abord vécu(18). L’homme primitif, au-delà de ses rapports à la société ou à la tribu, perçoit le temps à la manière dont il perçoit son propre corps et de la façon dont il fonctionne. Les rythmes respiratoires, cardiaques, disgestifs, etc. constituent les éléments du rapport de l’homme au monde du point de vue d’une temporalité qui serait vécue instinctivement. De même, la cicatrisation des plaies, le rythmes des mouvements du corps, le vieillessement(19) , etc. représentent des formes d’appréhension de la temporalité. Ainsi, on peut dire de façon générale que les ryhtmes biologiques forment en partie la représentation du temps des individus des sociétés primitives dans la mesure où ils coordonnent leur corps et la relation que ce dernier entretient avec la nature. Cette dernière est d’ailleurs en étroit rapport avec le corps à l’intérieur d’une représentation de la temporalité chez l’individu. Ainsi, les cycles solaires, lunaires, etc. déterminent, en quelque sorte, la représentation du temps chez l’individu en lien étroit avec la représentation biologique de son propre corps(20). Le corps sert en fait de pilier aux différents rythmes qui harmonisent l’adaptation de l’être humain à son milieu. Globalement, on peut dire que les rythmes biologiques, étudiés notamment par la chronobiologique et par la chronopsychologie, renvoient à l’étude des caractéristiques typiquement culturelles des hommes primitifs et de leur rapport socio-biologique au monde. Avec l’avènement de la modernité, les rythmes chronognosiques sont supplantés par une temporalité qui s’objective et qui devient de plus en plus coercitive. C’est cette même temporalité qui posera problème dans la société de communication pour des raisons que nous évoquerons en temps opportun.

D’autre part et à un autre niveau, la temporalité religieuse constitue l’autre aspect de la représentation socio-culturelle du temps dans le contexte des sociétés pré-modernes. Le sacré détermine largement comment la société doit organiser son temps à partir d’une figure originelle : le mythe(21). Le mythe constitue un récit imagé dont le caractère symbolique se transmet par l’intermédiaire de celui qui le raconte, une figure autoritaire tel le manitou, le prêtre ou le seigneur, et par lequel le temps est fixé en fonction des prédispositions mythiques auxquelles renvoit la croyance en des forces suprêmes ou surnaturelle. Ces dispositions mythiques déterminent les rites, les fêtes, etc. dans un rapport au temps suivant une certaine échelle eschatologique qui trouve son origine au sein de la « création » et qui débouche sur la regénération de ce moment mythique originel suivant une série de périodes liées les unes aux autres (22). Ces activités religieuses se répètent séquentiellement pour révéler une temporalité religieuse par laquelle l’individu se trouve dans un certain processus cyclique(23) . 

En Occident, les religions comme le catholicisme et le christianisme ont longtemps contribué à déterminer une représentation eschatologique du temps fondé sur le récit biblique dans lequel on pose le temps comme une forme téléologique par lequel on fixe le début (création - péché originel) par rapport à une fin (la quête du paradis) qui serait à suivre suivant la foi en Dieu et le respect de commandements. C’est le début d’une représentation d’un temps linéaire qui se prolongera partout en Occident et qui viendra appuyer, de façon paradoxale, la représentation du temps dans le contexte de la modernité. D’ailleurs, le projet des humanistes à la Renaissance s’inscrira autour d’une tentative de conciliation de la foi à une connaissance de la nature (24). Ce mouvement de pensée donnera naissance à un cycle temporel qu’on pourrait nommé palingénésique.

Ainsi donc, le temps pré-moderne possède plusieurs caractéristiques qui lui sont propres et qu’on peut résumer, suivant l’analyse de Sue, en trois constats (25). Premier constat, la temporalité dans les sociétés primitives est subjectivement vécue suivant une « temporalisation » qui ne distingue pas de phases ou de moments objectivement fixés. En d’autres termes, comme dirait Hall et Grossin, le temps est monochrone en ce sens qu’il n’y pas de distinction possible entre par exemple un temps de travail, un temps de loisir, etc. Deuxième constat, selon Sue, la notion linéaire du temps n’existe pas dans les sociétés primitives. Quant au troisième constat, Sue démontre que le temps est toujours en relation intime avec les croyances collectives.

3.2 L’avènement de la modernité et son paradigme temporel


L’avènement de la modernité est marquée partout par l’essor de l’industrialisation, de la science et de la technique et plus largement par la quête de la raison comme principe organisateur. De façon générale, la modernité en Occident a contribué à forger une conception dominante de la temporalité qui débouche sur une organisation structurelle globale qui, en retour, contribue à façonner les représentations symboliques du temps. 

La montée de l’industrialisation amène les sociétés à concevoir largement le temps à la manière dont fonctionnent les grandes structures économiques qui se mettent en place et qui concernent, pour l’essentiel, le marché et la production. À un niveau micro-social, le temps est conçu dans son rapport aux pratiques sociales qui se cristallisent à l’ensemble des activités sociales pour devenir à termes des pratiques récurrentes. Ainsi, le temps de travail devient une sorte de temps dominant(26) au sein duquel se greffe l’ensemble des temps sociaux. Par ailleurs, les populations se mobilisent de plus en plus dans les milieux urbains (les bourgs) où le temps est entièrement déterminé par l’ensemble des activités marchandes. Toute une logique s’instaure à partir du travail et de l’ensemble du système productif. Les activités de l’homme deviennent de plus en plus régulées par des mécanismes qui définissent le temps en fonction d’une durée quantifiée qui caractérise l’industrialisation dans son ensemble(27). Le temps devient de plus en plus abstrait en ce sens qu’il perd sa contingence au profit d’une nécessité qui obéit à une logique productive dont l’horloge, la montre(28) et le chronomètre deviennent des symboles de ce temps répétitif et mécanique(29).

D’autre part, les nombreuses avancées en science contribuent à façonner le système industriel par une mise en rapport des techniques. Le rapport entre le système industriel et les avancées en science devient de plus en plus étroit. La production de masse d’objets techniques et technologiques devient de plus en plus importantes au même moment où les innovations industrielles augmentent de façon exponentielle, comme en témoigne le graphique que Moles (30) prend de Mumford :




 Nombre de brevets d’invention au cours du temps 

L’avènement de la mathématisation universelle conforme à l’idée de mathesis universalis de Descartes voit ses prolongements pénétrer toutes les formes de la vie sociale. Avec l’essor de l’industrie, tout est quantifié. De la naissance à la mort, l’être humain se trouve plongé dans un univers où règne une certaine logique mathématique par laquelle le temps devient un nombre(31) qui trouve son importante à travers l’idée du « devenir » et plus largement d’un certain progrès social.

Tous ces phénomènes instaurent de nouveaux cadres temporels à travers lesquels les individus se comportent et se représentent le temps. D’ailleurs, pour désigner ces différents paramètres temporels propres à la modernité, Délisle propose une démarche dialectique pour envisager les temps sociaux au Québec à travers deux pôles : macro-sphérique et micro-sphérique. La macro-sphère représente les grandes structures idéologiques, culturelles, économiques et politiques; tandis que la micro-sphère désigne les micro-structures qui émanent des communautés, activités quotidiennes, etc. Ainsi, pour Délisle, la domination du temps s’exprime à travers un certain rapport dialectique de la macro-sphère et de la micro-sphère au-delà de laquelle la temporalité se constitue (32). C’est ce même projet d’analyse de la temporalité dans le contexte de la modernité qu’on retrouve chez une série de théoriciens, dont Sorokin et Merton. Par exemple, Sorokin développe la notion de « temps socio-culturel » pour spécifier le lien entre la signification accordée à une activité sociale et le cadre temporel dans lequel cette même activité s’insère (33) . Ainsi, suivant Sorokin, les représentations de la temporalité sont intimements liées aux activités sociales propres à une classe sociale, un groupe social, une communauté, etc. (34) Mais que peut-on tirer de ces travaux dans le contexte de l’informatisation sociale où la portée technologique des NTIC débouche sur la mise en place de ce qu’on nomme une « société de communication » ? Comment envisager la temporalité alors que les technologies de communication remettent en cause les cadres temporels propres à la modernité ? Voilà des questions auxquelles nous devons apporter certains éclaircissement.

3.3 L’informatisation sociale ou l’avènement de la société de communication


L’informatisation sociale se caractérise fondamentalement par l’utilisation à grande échelle de technologies qui, pour l’essentiel, transforment les rapports d’information et de communication de la société. Comme le soulignent Lalonde et Parent, « L’informatisation de la société désigne le processus de transformation sociale face à la généralisation du traitement automatisé de l’information(35) ». Nous ajouterons à cette définition que l’informatisation sociale, en rapport avec ce que nous avons développé au point 1.2, concerne l’ensemble des activités qui font intervenir, de façon directe ou indirecte, une ou plusieurs technologies de communication ou d’information. Nous croyons fermement que la généralisation de ces technologies à l’ensemble de la société amène une reconfiguration des paramètres temporels propres à la modernité. À l’aube du deuxième millénaire, on peut dire que les sociétés industrialisées, celles qui ont mis en place la modernité quelques siècles auparavant, se transforment de façon significative grâce à la généralisation des NTIC. La communication et l’information constituent deux pôles centraux qui caractérisent les sociétés industrielles, notamment au Amérique du Nord, tel que représenté sur le graphique suivant(36) :



LE BRANCHEMENT DU QUÉBEC ET DE L’AMÉRIQUE DU NORD*

Lieu géographique Internet Câble Téléphone
Québec** 8,2% 66,3% 98,9%
Canada sans Qc 14,7% 77,5% 98,6%
USA*** 20,0% 63,4% 93,9%
 * Tous les chiffres sont pour 1997 à l’exception du câble et du téléphone aux États-Unis (1995).
** Statistique Canada, L’équipement ménager, 1997.
*** Pour Internet: Internet Data Corporation (IDC), « 1997 World Wide Web Survey of Home and Business Users »
Pour la câblodistribution et le téléphone : US Department of Commerce, « Statistical Abstract of the United Stades 1997 ».
L’accès et l’utilisation du réseau Internet mettent directement en jeu les nouvelles formes de communication et d’information dont nous voulons rendre compte dans ce présent travail dans le sens d’une transformation socio-culturelle de la temporalité. Le développement des inforoutes concerne directement les rapports de transformation de la temporalité. Au Québec, les chiffres au sujet de l’accès et de l’utilisation sont assez éloquent : 38% ont déjà utilisé Internet; 33% ont utilisé Internet au cours des six derniers mois; 23% utilisent le réseau au moins une fois par mois et 19% utilisent le réseau au moins une fois par semaine(37). De façon générale, l’évolution du rapport entre les taux d’équipement informatique, de branchement et d’achats effectués en ligne est en pleine croissance, comme en témoigne le graphique suivant(38) :


ÉVOLUTION DU RAPPORT ENTRE LES TAUX D’ÉQUIPEMENT INFORMATIQUE (A), DE BRANCHEMENT (B) ET D’ACHATS EFFECTUÉS EN LIGNE (C), EN % DES MÉNAGES TOTAUX.

Projection effectuée d’après les tendances actuelles




À titre d’exemple, le commerce électronique constitue une des activités qui trouve son origine au sein de l’informatisation sociale et qui, par essence, provoque de nombreux changements dans la conception moderne de la temporalité(39). On peut penser que la généralisation des NTIC, qui passe par la formation des usages sociaux(40), s’élargira à toutes les sphères de la société avec les impacts structurels que cela implique. Déjà, les secteurs de l’éducation, de l’économique, du politique, du travail, etc. entrent de plein fouet dans le processus d’informatisation sociale. Ce processus témoigne d’une transformation majeure de la société à plusieurs niveaux et, fondamentalement, nous le croyons, du point de vue de la temporalité.


3.4 Le problème du « moment » à travers l’utilisation des NTIC : du présent au passé

Fondamentalement, la généralisation des NTIC pose le problème d’une « uniformisation » des représentations sociales de la temporalité dans la mesure où la conception moderne du « moment » se relativise au détriment d’une objectivation dont l’origine remonte à la modernité. Ce problème met directement en jeu la question des représentations du « passé », du « présent » et du « futur » en rapport avec une problématique toute particulière : celle de la « vitesse ». Cette dernière constitue l’un des problèmes majeurs de la société de communication dans la mesure où les innovations technologiques, depuis le début du XXe siècle, cheminent toujours de plus en plus vers une négation de l’espace, tel que le souligne Virilio : « La contraction des distances est devenue une réalité stratégique aux conséquences économiques et politiques incalculables puisqu’elle correspond à la négation de l’espace (41) ». La quête de la vitesse associée au désir de parcourir la plus grande distance dans un temps qui se prête à une mesure de plus en plus court résume de façon caricaturale le problème auquel les sociétés contemporaines sont confrontées. Avec les NTIC, la façon de communiquer des individus s’est véritablement modifiée. Le téléphone a rendu possible, outre la possibilité de pouvoir communiquer à distance, de « sauver » du temps. Le bélinographe et l’ordinateur(42) (particulièrement le modem) permettent tour à tour la communication à distance en temps réel ou différé. Derrière tout ce processus communicationnel se pose, nous insistons, le problème de la vitesse. La vitesse a longtemps été étudié en rapport avec l’espace(43). De plus en plus, le problème de la vitesse débouche sur une mise en rapport du temps. D’origine physique, la vitesse devient un problème social et c’est pourquoi elle contribue à reformuler la représentation socio-culturelle de la temporalité héritée de la modernité où elle se conçoit en rapport avec le temps dominant, celui du travail, par lequel se juxtapose la vitesse de production, de marchandisation et de consommation. La vitesse aujourd’hui prend des proportions innatendues avec les capacités des ordinateurs et avec l’interconection de ces derniers. On peut dire que la vitesse se moque désormais de l’espace en franchissant les frontières du temps objectivées à travers la modernité en fonction des calendriers qui ont permis un contrôle du temps, d’où une perte des repères temporels au sein de la société de communication. À partir du moment où la vitesse se représente à travers une temporalité fragmentée, les individus voient leurs représentations se relativiser en fonction de la vitesse de leur modem personnel. Ici, c’est le concept même de « vitesse » comme unité symbolique qui risque de se fragmenter. Cela pose nécessairement un problème social d’envergure dans la mesure où la vitesse demeure un élément fort important tant du point de vue social, politique qu’économique(44). Comment alors définir la vitesse dans le contexte de la société de communication ? Comment surtout en arriver à une représentation sociale de la vitesse alors que les NTIC la relativisent ? Voilà tout le problème d’une représentation socio-culturelle du « moment » comme unité temporelle.

Le terme « moment » désigne en un sens large les références temporelles par lesquelles l’individu oriente son action. Ainsi, dans un premier point, on pourrait définir le présent comme l’espace médiateur entre le passé (ce qui était ou ce qui a été) et le futur (ce qui sera). C’est précisément autour de la notion de présent que se situe la problématique générale des NTIC dont nous voulons rendre compte en abordant l’objet auquel nous nous attaquons. Quant à la notion de passé, elle désigne à la fois ce qui est révolu et ce qui est conservé en mémoire. Grâce à cette dernière, le passé conserve toujours son aspect actuel dans la conscience. Le passé, comme l’a montré par exemple Husserl(45) , peut toujours réaparaître en fonction du présent. Mais le passé est nécessairement un moment en constante mutation du fait qu’il est toujours reconstruit, réactualisé et réimaginé. Le futur, quant à lui, est ce qui sera dans un « avenir » en « devenir ». Le futur est intimement lié au présent dans la mesure où il est susceptible de devenir présent et de faire, ainsi, du présent immédiat un passé. 

C’est précisément autour de la conception de « présent », selon nous, que se situe le problème d’une représentation du « moment » au sein de la société de communication. En effet, le « présent », dans la mesure où il structure le rapport de l’homme au temps, et plus largement au monde, se relativise à travers l’utilisation des NTIC au détriment d’une représentation objective du « moment » comme forme socio-linguistique. Nous croyons que le rapport de l’individu au temps, à travers la société de communication, devient nécessairement conflictuel dans la mesure où les NTIC contribuent en même temps à créer de l’« immédiat » de même qu’un certain rapport au « passé », d’où justement l’origine du problème(46).

À partir du moment où le « passé » prédomine les représentations socio-culturelles de la temporalité, on peut tout de suite affirmer que ces représentations s’opposent aux représentations du « moment » objectivées au sein de la modernité. En effet, à travers la modernité, les représentations du « moment », en plus d’être uniformes à l’ensemble de la société, étaient intimement liées au « présent » dans la mesure où c’est précisément autour de lui que se constituait le rapport de l’individu au social. Cette représentation débouchait sur une conscience prononcée du « futur » comme développement du « moment présent » vers un « devenir » qui était celui de ce que nous pouvons désigner comme étant l’« attente collective(47) ». Du fait de l’« instantanéité » que procurent les NTIC dans le processus d’information et de communication de la société, le « passé » demeure le seul rapport de l’individu à la société dans la mesure où l’individu lui-même se représente le « moment » à travers une « activité technologisante(48) » qui se termine sur la base d’une certaine évacuation de l’espace. 

Par exemple, les différentes technologies qui permettent la possibilité d’effectuer des achats à distance amènent l’individu à se représenter le « moment » comme quelque chose d’éphémère dans la mesure où l’achat potentiel que veut réaliser un individu se fait à domicile à l’intérieur d’une durée mesurable très courte dans laquelle les contraintes de l’espace sont inexistantes. Ainsi, dès lors qu’une commande en-ligne est effectuée, l’individu, par intentionnalité comme diraient Husserl et Merleau-Ponty, refoule au « passé » l’achat qu’il vient d’effectuer et passe directement à une autre activité en ayant toujours conscience que la livraison de l’objet qu’il s’est procuré viendra ultérieurement(49) . Il y a donc une évacuation de la représentation du « moment présent », contrairement à ce que certains prétendent par l’« immédiateté », au profit d’une représentation du « passé » qui domine toutes les autres en fonction d’un « devenir ». On voit donc ici l’un des paradoxes de la société de communication : l’essence des NTIC consiste fondamentalement à créer de l’« immédiat » alors que l’individu se trouve plongé dans une représentation du « passé » ou du « déjà(50) ». C’est donc une référence toute particulière à la détérioration de la représentation du « changement », ce dernier étant le propre, tel que nous l’avons vu précédemment, des représentations du « moment » de la modernité à travers la conscience du « présent » vers un « futur » en devenir.

3.5 De la représentation du « changement » comme modalité temporelle

Dans la mesure où les représentations du « moment » se structurent autour du « passé » à travers l’utilisation des NTIC, la représentation du changement, propre à la représentation du « moment » de la modernité, est complètement bouleversée. Le changement implique, dans le cadre de la modernité temporelle, une sucession d’états qui s’effectue à l’intérieur d’une durée déterminée par des impératifs structuraux et qui s’établit sur la base d’une rationnalité mesurable. Par exemple, la communication s’effectue, au sein de la modernité, à travers un rapport représentatif du « présent » vers un devenir qui est le « futur ». À titre d’exemple, pour poster une lettre par courrier conventionnel, il faut se déplacer en sachant où se trouve une boîte postale ou un bureau de poste, ensuite déposer la lettre pour revenir chez-soi et, enfin, attendre que le destinataire reçoive ladite lettre pour encore attendre une réponse de sa part. Et cette acitivité sous-tend plusieurs autres activités telles que l’acquisition d’un papier, d’un crayon, d’une enveloppe et éventuellement d’un timbre. Cette activité sociale, sans doute quotidienne, propre à la modernité, suppose une spatialisation de la temporalité par une représentation d’une durée objective et quantifiable qui opère sur la base d’une représentation du changement comme « sucessions temporelles ». C’est donc ici une représentation qui se structure, tel que nous l’avons montré, autour du « présent » en fonction d’un « futur » en devenir. Au sein des NTIC, ces représentations du changement sont profondément bouleversées par la prédominance de la représentation du « moment passé » que nous avons mis en exergue au point précédent. Le système téléphonique, le système bélinographe ou, encore plus récent, le courrier électronique, rendent caduques les représentations du « moment » propres à la modernité. En effet, l’envoi d’une lettre à travers ces technologies de communication se fait désormais à l’intérieur d’une certaine « immédiateté temporelle ». La représentation de la temporalité qui s’y dégage est une représentation du « passé » par la mise à l’écart rapide de la « durée » propre à l’activité conventionnelle qui consiste à envoyer une lettre(51). Ainsi, l’individu qui envoie par exemple ce que certains nomment un « email » (electronic mail), se représente le « moment » en fonction du « passé » dans la mesure où l’envoi de sa lettre s’est fait sans aucun égard à l’espace conventionnellement défini par la modernité. La représentation du « changement », tel que nous l’entendons, n’est donc plus la même au sein de la modernité et dans le cadre de la société de communication. Et on peut reprendre l’exemple pour toutes les formes de communications à distance.

3.6 Le problème de l’attente

Le problème de « l’attente » constitue l’aspect le plus marquant, à notre avis, des représentations de la temporalité à travers l’utilisation des NTIC du point de vue de notre hypothèse. En cela, le « noyau dur » de notre argumentation se constitue autour des réflexions que nous effectuées sur la question des représentations de « l’attente ». C’est précisément à partir de nos réflexions sur la question de « l’attente » que nous voulons faire ressortir la spécificité des représentations de la temporalité dans le contexte de l’informatisation sociale.

Tout d’abord, pour des fins autant analytiques qu’argumentatives, nos réflexions nous amènent à considérer quatre types « d’attente » qui renvoient tous à des représentations symboliques de la temporalité : l’attente éternelle, l’attente concrète ou formelle, l’attente relative et l’attente éphémère. Ces quatre modes de représentation du temps s’opposent totalement, notamment de par leur essence, aux représentations de « l’attente » propres à la modernité. En cela, elles constituent des arguments significatifs à la justification de notre hypothèse dans le cadre de ce présent travail. Voyons plus en profondeur en quoi elles consistent.

Premièrement, « l’attente éternelle » est celle qui consiste à se représenter la temporalité dans un état statique à l’intérieur duquel le « moment présent » est « toujours ». Ce type d’attente désigne la conscience de l’individu à se représenter le temps en fonction d’une certaine immuabilité par laquelle toutes ses actions sont constituées. Par exemple, on peut évoquer la représentation du temps qu’un individu moderne peut avoir en fonction de ses activités sociales et de son travail. Ces derniers se cristallisent, dans le cadre de la modernité, dans une objectivité universelle qui fait que l’individu, tel que nous l’avons expliqué précédemment, se comporte à l’intérieur d’une représentation du temps qui opère sur la base du « présent » en fonction d’un « futur » en devenir. Il y a ici une certaine représentation de « l’attente » qui en est une d’éternelle dans la mesure où l’individu se représente la « durée » en fonction des critères objectifs de reconnaissance du temps propre à sa culture. Toutefois, à travers l’utilisation des NTIC, l’individu, nous l’avons montré, se représente la temporalité à travers une certaine « immédiateté » qui réfère à une représentation du « passé » en mouvement continuel du fait de son intentionnalité et de sa mémoire. La représentation de « l’attente » dans ce contexte est complètement abolie au profit d’une durée qui est désormais vécue par l’individu suivant la logique dynamique de l’insertion de son action à travers les impératifs sociaux. On peut expliquer cette dernière représentation par l’exemple d’un individu qui exécute un achat en ligne. À partir du moment où l’achat est effectué, l’individu peut, par intentionnalité, se représenter son action comme étant déjà du « moment passé ». La période de livraison de l’objet acheté est trop éloignée, à notre avis, pour que l’individu perpétue sa représentation de « l’attente ». Et c’est également le cas pour une communication à distance. L’individu qui envoie par exemple un « email » au lieu d’un colis par courrier conventionnel se représente le temps à l’intérieur du « moment passé ». Cette représentation de la temporalité liée à « l’immédiateté » suppose donc une évacuation de « l’attente éternelle ». Inévitablement, on peut dire que l’usage des NTIC modifie le rapport à « l’attente éternelle » d’un individu dans la mesure où, contrairement à « l’attente éternelle » propre à la modernité, l’attente n’existe plus ou est en perpétuel mouvement.

Deuxièmement, « l’attente concrète ou formelle » est celle par laquelle un individu se représente le temps en fonction d’un changement d’état préalablement, ou a priori, envisagé. Dans le sens de la notion de « durée » définit par Bergson, à laquelle nous avons déjà apporté de brèves explications, nous pouvons donner en exemple le sonnement d’un appareil téléphonique pour celui qui loge l’appel en vue d’une communication à distance. La représentation du temps, pour cet exemple, se structure autour d’une « attente concrète » qui débute depuis le signalement des numéros jusqu’à la réponse de l’interlocuteur. Dans ce cas, « l’attente » ne dépend nullement d’une certaine objectivité temporelle, caractéristique de la modernité, mais plutôt de l’intensité du temps telle que vécue par l’individu.

Troisièmement, en ce qui concerne « l’attente relative », elle désigne à nos yeux les représentations de la temporalité qui concernent toutes les perceptions de l’individu à l’égard d’un changement qui surviendra au bout d’un certain moment précis mais dont « l’instant » échappe à l’individu. Cela implique nécessairement une relativitité du temps qui s’échappe, en quelque sorte, de l’objectivité temporelle propre à la modernité. Dans la mesure où l’individu ne connaît par l’instant exact où son action débouchera, l’attente demeure relative et non plus objective. Par exemple, l’individu ne sait pas quand la commande qu’il a exécutée via les technologies du commerce électronique sera prise en charge. Il ne sait pas non plus quand son interlocuteur répondra au téléphone. Pas plus qu’il ne sait quand un message sur une boîte vocale (mieux connue sous le nom de « répondeur automatique ») lui sera retourné. Ce type d’attente, tel que nous le concevons, pose le problème du courrier électronique ou des boîtes vocales dans la mesure où ces techniques de communication mettent en jeu une représentation de la temporalité qui se juxtapose aux représentations de la temporalité quotidiennes.

Finalement, on peut dire de « l’attente éphémère » qu’elle désigne la représentation de la temporalité qui implique un rapport intentionnel de l’individu à son action. L’intentionnalité du temps dans le contexte de la modernité ne peut exister, contrairement à ce que Husserl et Merleau-Ponty pouvaient affirmer, dans la mesure où les cadres temporels sont fixés par les grandes structures par une certaine logique temporelle. Ce n’est qu’à travers l’utilisation des NTIC qu’un individu peut se représenter le temps suivant l’intensité avec laquelle il le vit quotidiennement. Et l’intentionnalité de l’individu à l’égard du temps ne se rend possible que par une certaine « attente éphémère ». On peut évoquer à titre d’exemple la navigation sur Internet, les systèmes vocaux téléphoniques, etc.

4. EN GUISE DE CONCLUSION

L’argumentation que nous venons de développer en faveur de notre hypothèse nous amène, en conclusion, à réfléchir sur ce qu’elle implique du point de vue sémantique. Une réflexion complémentaire est ici nécessaire dans la mesure où nous voulons faire ressortir la cohérence de notre argumentation dans le cadre de l’objet auquel nous nous attaquons depuis plusieurs mois.

4.1 L’informatisation sociale et la question du « temps vécu »

Nous avons démontré, en première partie de notre analyse, que la modernité temporelle se caractérise fondamentalement à l’intérieur de grandes structures sociales par lesquelles s’harmonisent des temps sociaux qui répondent aux exigences, d’une part, de l’industrialisation et, d’autre part, des nombreuses avancées en science. Dans ce contexte, nous avons dit que la temporalité se manifeste à travers les grands principes d’organisation sociale qui structurent la société dans son ensemble et qui assurent, par le fait même, une certaine régulation des pratiques. La temporalité s’insère alors dans des cadres qui prennent une forme objective par laquelle les individus sont soumis. A plus petite échelle, comme l’ont montré plusieurs sociologues, la temporalité s’organise autour des différentes classes sociales et activités sociales en fonction, par exemple, de l’âge, du genre, de l’occupation, etc.
Dans le contexte de la société de communication et de l’utilisation généralisée des NTIC, nous avons construit une argumentation cohérente qui montrait justement que les représentations de la temporalité dans le cadre du processus d’informatisation sociale pose le problème d’un « retour au sujet individuel » à partir duquel les représentations se produisent suivant son expérience quotidienne. On peut donc dire , d’une part, que l’utilisation des NTIC efface toute possibilité d’objectivation temporelle et, d’autre part, qu’il y a une fragmentation de la signification du « moment » comme forme représentative. Ainsi, il découle de notre argumentation une référence toute particulière à la notion de « temps vécu » ou « temps représenté ». Le « temps vécu » renvoie, nous l’avons brièvement évoqué, à ce que Bergson entendait dans le sens d’une temporalité qui ne se mesure plus sur la base d’une objectivité quantifiable, propre à la modernité, mais plutôt sur la base d’une intensité de la durée qui est désormais vécu suivant une expérience quotidienne. En d’autres termes, on pourrait dire que toute temporalité, dans le contexte de la société de communication, trouve son origine au sein des technologies de communication et d’information.

4.2 Vers une reconversion des cadres sociaux de la temporalité
Il semble clair à notre avis que les représentations de la temporalité dans le cadre de l’utilisation des NTIC se démarquent totalement des représentations de la temporalité propres à la modernité. Et ceci s’explique par la tendance générale au déplacement du foyer de production du temps. Car ce n’est plus l’industrialisation, le travail, l’institutionnalisation, etc., qui produit le temps. Mais c’est bien plutôt les NTIC dans le mesure où elles produisent de l’«immédiateté conflictuelle» qui, cette dernière, nous l’avons montré, nécessite une reconfiguration totale des représentations de la temporalité issues de la modernité.

4.3 Retour sur l’argumentation et dépassement
Après avoir clairement identifié notre objet en fonction de ses différentes dimensions et après avoir mis en jeu notre hypothèse, nous avons discuté des concepts que nous voulions mettre en relief à l’intérieur de notre argumentation. Cette prélude argumentative nous a par la suite permis, après avoir évoquer la temporalité dans les sociétés pré-modernes, la temporalité au sein de la modernité et l’avènement de la société de communication, de construire notre argumentation au moyen de trois structures fondamentales : le problème du moment, la représentation du changement et le problème de l’attente.
Premièrement, nous avons dit du problème du « moment » qu’il s’articulait autour d’une distinction entre le temps propre à la modernité, celui du « moment présent » en fonction d’un « futur »en devenir, et de la temporalité telle que vécue par l’individu à travers l’utilisation des NTIC. Nous avons montré que les représentations de la temporalité chez les utilisateurs de NTIC étaient fondées, contrairement à la modernité, sur le « moment passé » en perpétuel mouvement.
Deuxièmement, nous avons discuté de la représentation du changement en distinguant, encore une fois, son articulation au sein de la modernité et dans le cadre de l’utilisation des NTIC. Nous avons fait ressortir le fait que la représentation du changement dans le cadre de l’informatisation sociale était un changement qui était subjectivement vécu par l’individu et qui trouvait son origine au sein d’une certaine attente.
Finalement, nous avons amené comme dernier élément d’argumentation la question de l’« attente ». Nous avons dit de cette dernière qu’elle formait le noyau dur de toute notre argumentation dans la mesure où c’est précisément par elle qu’on peut faire une distinction nette en les représentations de la temporalité au sein de la modernité et les représentations de la temporalité dans le cadre de l’utilisation des NTIC. Nous avons distingué quatre types d’« attentes » : l’« attente éternelle », l’« attente concrète ou formelle », l’« attente relative » et l’« attente éphémère ». Nous avons souligné en distinguant ces « attentes » qu’elles sont intimement liées à des représentations de la temporalité et qu’elles témoignent d’une problématique de la temporalité propre aux NTIC.

4.4 De la « temporalité objectivée » à la « temporalité subjectivée » : l’ultime fragmentation

Finalement, il découle de la présentation de cet article une argumentation cohérente par laquelle nous avons fait ressortir la spécificité des représentations de la temporalité dans le cadre de l’utilisation des NTIC en concurrence avec une certaine « modernité temporelle objective ». Nous croyons avoir montré que l’utilisation des NTIC modifie complètement le rapport de l’individu au temps dans la mesure où la temporalité est désormais davantage de l’ordre du vécu subjectif que de l’ordre d’une objectivité « immanente » propre à la modernité. Les principaux éléments qui se rattachent à notre argumentation ont fait ressortir le fait que les NTIC sont désormais à la base de la représentation de la temporalité et que c’est précisément par elles que se construit toute les représentations subjectives du temps, d’où notre affirmation que les NTIC effacent toute possibilité d’une objectivation du temps qui soit supérieure aux consciences individuelles.



Notes: 

(1) L’utilisation à grande échelle des NTIC s’exprime à travers le processus d’informatisation sociale qui a cours depuis plusieurs années dans l’ensemble des sociétés industrialisées. Ce phénomène s’inscrit largement dans ce que certains nomment à dessein la société de l’information, la société de communication, etc. Nous aurons l’occasion d’y revenir. (Retour à la page)
(2) Pour ne pas alourdir le texte, nous utiliserons au fil des propos qui vont suivre l’acronyme « NTIC » pour désigner les « nouvelles technologies de l’information et de communciation ». (Retour à la page)
(3) Le qualificatif « nouveau » veut désigner ici toutes les caractéristiques technologiques qui se joignent aux technologies de l’information et de communication dans leur forme marchande. Cette dernière revêt un caractère central dans l’appréhension du phénomène depuis quelques décennies avec la généralisation des appareils audio-visuels et de toutes les technologies qui sous-tendent l’évolution de la portée tehnologique de ces appareils pour le grand public. On pense ici aux satellites de communication, aux réseaux câblés, etc. (Retour à la page)
(4) Nous montrerons plus loin en quoi l’utilisation généralisée de ces nouvelles technologies remettent totalement en question la représentation sociale générale de la temporalité objectivée depuis l’avènement de la modernité. (Retour à la page)
(5) Nous le verrons un peu plus en profondeur au point 3.3 où il sera question de la « société de communication ». (Retour à la page)
(6) Nous entendons par « temps dominant » la temporalité globale qui, depuis les représentations de l’homme, s’objective socialement pour se cristalliser autour des cadres structuro-normatifs de la société. En fait, pour Sue, le « temps dominant » sous-tend six principaux critères de reconnaissance et d’évaluation de la temporalité : le « temps social quantitatif », le « temps social et valeurs dominantes », « temps social et catégorisation du social », « temps social et mode de production dominant » et « temps social et représentation sociale ». Tous ces critères contribuent, selon Sue, à reconnaître ce qu’on désigne par « temps dominant » dans une culture donnée. Voir, à ce sujet, de Roger Sue, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994. (Retour à la page)
(7) Le terme de « représentations socio-culturelles » convient davantage à la justification de notre hypothèse dans la mesure où il implique un double rapport à la temporalité qui s’exprime, premièrement, à travers l’organisation sociale dans son ensemble et, deuxièmement, à travers l’expérience individuelle du temps. C’est pourquoi nous préférons utiliser le terme « représentations socio-culturelles » plutôt que « représentations socio-symboliques », « représentations sociales », « construction symbolique », etc. Nous aurons l’occasion de voir concrètement de quoi il est question lorsque nous développerons notre argumentation. (Retour à la page)
(8) L’informatisation sociale soulève d’énormes questionnements quant à son rapport sur le « développement » ou le « devenir » social. Certains voient en l’informatisation sociale le passage d’un certain modèle de développement à un autre, d’autres considèrent l’informatisation sociale comme une phase de développement qui en complète une autre, etc. Pour notre propos, tel que le suggère la formulation de notre objet, nous nous contentons d’affirmer que l’informatisation sociale change radicalement les représentations socio-culturelles de la temporalité propres à la modernité. Nous ne prétendons donc pas, telles les prétentions de certains essayistes, de déterminer à savoir si la société dans son ensemble est en crise du fait de l’informatisation sociale. Nous nous contentons seulement d’examiner, comme le suggère notre hypothèse, en quoi l’informatisation sociale modifie le rapport de l’individu à la temporalité. Pour une vue plus globale du phénomène, au-delà de la portée théorique de notre objet et de la mise en exergue de notre hypothèse, voir l’article de Serge Proulx, « L’informatisation : mutation technique, changement de société ? », Sociologie et Sociétés, Montréal, PUM, 1984. (Retour à la page)
(9) Essentiellement, la notion de « temps social » s’est élaborée dans le sillage des travaux de l’École Durkheimienne depuis les écrits de Mauss, Hubert, Halbwachs, etc. publiés dans L’Année sociologique. (Retour à la page)
(10) D’ailleurs, dans le cadre de l’orientation théorique que élaborons, on peut faire le lien entre l’idée de multiplicité des temps sociaux et l’approche de Mead. C’est notamment à dessein qu’il est ici pertinent de le mentionner puisque nous y faisons référence dans le cadre de l’analyse de notre objet. Pour Mead, la temporalité doit se situer nécessairement autour de la notion de « présent » qui constitue le lieu de réalité où se construit les différentes relations sociales. Pour Mead, c’est ce que nous retiendrons, le « présent » est le seul moment par lequel se construit toutes les représentations du temps quelqu’elles soient (avenir - passé). Le présent, pour Mead, est toujours en mouvement. C’est autour du moment présent que se structurent tous les phénomènes sociaux. Le futur et le passé n’ont de sens, pour Mead, que par rapport au présent. Ce dernier est en continuelle transformation par rapport à ce qui était présent autrefois et ce qui le deviendra. Au niveau sociétal, le temps dominant, ou « temps-Soi » (double rapport intériorité / extériorité des représentations du temps), émerge des significations collectives propres à une culture donnée. Il sous-tend une certaine dynamique de l’individu au « temps-Je » (rapport perceptif du temps tel qu’il est perçu) et au « temps-Moi » (rapport singulier temporel à l’autrui temporel). Cette dynamique, explicitée dans The philosophy of Present, trouve son origine au sein des rapports entre l’individu (« Moi ») et l’Autrui (« Autrui généralisé »). Pour Mead, le processus de construction de la temporalité, qui opère sur la base de la communication humaine, est le foyer en même temps que le produit de la dynamique sociale de la temporalité. Cette dernière met en jeu plusieurs représentations de la temporalité qui se fondent ultimement à l’intérieur d’un espace relativement objectif du temps comme « temps dominant » issu du « temps-Soi ». Voir, de Mead, Mind, Self, Society, C. Morris ed, Chicago, University of Chicago Press, 1963; et The Philosophy of the Present, La Salle, Ill, Open Court Publishing, 1959. (Retour à la page)
(11) Gilles Pronovost et Daniel Mercure, Temps et société, Québec, Institut Québécois de Recherche sur la Culture, 1989, p. 10. (Retour à la page)
(12) Il peut paraître surprenant, à certains égards, d’envisager la notion de « temps sociaux » chez Gurvitch quand on sait qu’il s’éloignait théoriquement de la tradition philosophique, ou phénoménologique, qui s’intéressait au temps dans son rapport à la conscience de l’individu. Mais nous rejetons cette attitude de Gurvitch à l’égard des philosophes du temps pour ne garder que son cadre général d’analyse du point de vue de notre orientation théorique. D’ailleurs, nous pensons que ce cadre peut avantageusement nous apporter quelques pistes de réflexions au sujet de l’argumentation que nous mettons en branle. (Retour à la page)
(13) Georges Gurvitch, La multiplicité des temps sociaux, Cours de la Sorbonne, Paris, CDU, 1961., cité dans Marc-André Délisle, Le temps des québécois : recherche portant sur les temps sociaux au Québec, Trois-Rivières, UQTR, 1977., p. 3.  (Retour à la page)
(14) Soit dit en passant, le développement de la notion de temps chez les jeunes, comme l’a montré Piaget dans une étude sur la construction du temps, se constitue autour d’une série de stades qui pour l’essentiel marquent le passage d’un temps intuitif spatialisé en fonction des représentations de la simultanéité et de la durée à un temps rationnel objectivé. On peut donc s’interroger sur la constitution du « temps social dominant » à partir de l’utilisation des NTIC chez les jeunes. Sur la construction du temps chez les jeunes, voir de Piajet, Le développement de la notion de temps chez l’enfant, Paris, PUF, 1946. Il y a également un lien à faire entre la notion de « temps social », l’utilisation des NTIC par les jeunes et la culture populaire ou cybernétique comme le souligne Eglash dans « Cybernetics and American youth subculture », Cultural Studies, Routledge, 12 (3), 1998, p. 382-409. (Retour à la page)
(15) C’est ici l’un des aspects importants de la méthode phénoménologique de Merleau-Ponty, méthode qui consiste à dégager l’essence de la temporalité par un principe imaginatif par lequel ressortent toutes les formes d’un phénomène. Voir, à ce sujet, de Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 469-495. (Retour à la page)
(16) L’appréhension de l’évolution « macro-structurelle » des sociétés consiste, d’un point de vue théorique, à appréhender les sociétés dans une perspective historique où l’on peut envisager le changement social, c’est-à-dire ce qui fait qu’une société se transforme, à travers les grands paramètres qui la gouvernent et qui la font être ce qu’elle est. (Retour à la page)
(17) L’un des aspects du projet de Cassirer consiste en fait, dans cette optique, à mettre en évidence les formes de la culture humaine pour saisir à terme ce qui caractérise fondamentalement le temps et l’espace d’une culture à l’autre. Pour Cassirer, il existe des « couches supérieures » et des « couches inférieures » d’appréhension du temps. Au plus bas de cette échelle ordonnée, nous retrouvons pour Cassirer l’« espace et le temps organiques ». Voir, à ce sujet, de Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 67 -84. (Retour à la page)
(18) Le temps est d’abord vécu par la conscience comme le dirait Bergson. En effet, avant d’être représenté objectivement suivant l’organisation générale de la société, le temps chez l’individu est vécu suivant suivant une certaine intensité psychologique qui forme ce que Bergson nomme la « durée ». Quoique fort intéressant du point de vue philosophique, nous pensons qu’il vaut mieux laisser cette problématique au profit d’un point de vue plus sociologique conformément à la portée théorique de notre objet et de l’hypothèse de travail que nous mettons en jeu. Néanmoins, pour une analyse plus étroite, on pourra se référer à l’ouvrage de Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1948. (Retour à la page)
(19)Plusieurs études en gérontologie contemporaine ont effectivement mis de l’avant certaines représentations de la temporalité qui sont directement en lien avec le vieillissement du corps d’un point de vue physiologique. À cet effet, certaines gens mettent en jeu la règle selon laquelle la durée vécue du temps varie en raison inverse de l’âge. Plus on est jeune, moins le temps passe vite et, inversement, plus on est vieux plus le temps passe vite. (Retour à la page)
(20) Attali montre de façon éloquente, et nous aurons l’occasion d’y revenir, comment l’avènement des techniques de mesure du temps constitueront le prolongement logique des représentations de la temporalité en fonction du corps et de la nature chez les sociétés pré-modernes. À ce propos, on pourra consulter de Jacques Attali, Histoire du temps, Paris, Fayard, 1982. (Retour à la page)
(21) À ce propos, on peut consulter l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1969, et Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour : archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 1961. (Retour à la page)
(22) Les activités liées à la « fête » s’inscrivent d’ailleurs dans cette volonté d’opposer un temps sacré vécu quotidiennement à un temps profane qui marque le passage d’une nouvelle phase régénérationnelle de la création. Voir, à ce sujet, de Roger Caillois, « La Fête ». (Retour à la page)
(23) De fait, Eliade explique le rapport nécessaire de la représentation du temps à la création divine en mettant en exergue l’étymologie latine du mot « temps » (tempus) qui signifie « temple » (templum) dans sa désignation de « lieu sacré ». À l’inverse, le terme « profane » (pro-fanus) désigne tout ce qui extérieur au temple, donc « hors-temps ». (Retour à la page)
(24) L’analyse que fait Saint Augustin s’inscrit d’ailleurs dans ce projet : celui d’élaborer une théorie de la temporalité qui soit ordonnée suivant la représentation du temps biblique. Saint Augustin suppose une explication qui soit fondée sur le rapport de l’individu à l’instant présent. Pour lui, le temps doit se comprendre à travers l’être qui construit toujours le temps autour du « présent » ou de l’« instant », ce qui amène Saint Augustin à affirmer que le temps n’est que le rapport de l’homme à ce qu’il nomme le « présent-passé », le « présent-actuel » et le « présent-avenir ». Tout ce rapport s’inscrit dans un schéma linéaire qui trouve son oringine au sein d’une échelle eschatologique. Voir, à ce sujet, de Saint Augustin, Les Confessions, XI, XIV. (Retour à la page)
(25)Roger Sue, Temps et ordre social, Paris, PUF, 1994, p. 33-36. (Retour à la page)
(26) Nous entendons par « temps dominant » la temporalité qui, depuis les représentations de l’homme, s’objective socialement pour se cristalliser autour des cadres structuro-normatifs de la société. En fait, pour Sue, le « temps dominant » sous-tend cinq principaux critères de reconnaissance et d’évaluation de la temporalité : le « temps social quantitatif », le « temps social et valeurs dominantes », « temps social et catégorisation sociale », « temps social et mode de production dominant » et «temps social et représentation sociale ». Tous ces critères contribuent, selon Sue, à reconnaître ce qu’on désigne par « temps dominant » dans une culture donnée. Cf Roger Sue, op. cit. p. 126-140. (Retour à la page)
(27) À ce propos, Marx affirmera dans Misère de la philosophie, « Le temps est tout, l’homme n’est plus rien; il est tout au plus la carcasse du temps », cité dans Roger Sue, op. cit., p. 74. (Retour à la page)
(28) Notons d’ailleurs que Jean-Jacques Rousseau, plusieurs décennies avant l’industrialisation de masse, soit en 1749, refusa de porter une montre comme opposition à un symbole de la société moderne. (Retour à la page)
(29) Cf Jacques Attali, op. cit. et Benjamin Coriat, L’atelier et le chronomètre. Essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse, Paris, Bourgois, 1979. (Retour à la page 
(30) Abraham Moles, Sociodynamique de la culture, Paris, La Haye, Mouton, 1967, p. 313. (Retour à la page)
(31) Bergson s’élève en fait contre cette tendance à l’idée objective d’un temps qui serait quantifiable. Il montre que l’intensité du temps n’est pas réductible à une grandeur parce que le temps n’est pas une étendue mais plutôt un schéma qui est vécu par la conscience. Pour Bergson, le temps est plutôt de nature qualitative en ce sens qu’il est vécu. De même, pour lui, la technique en général amène les individus à privilégier l’espace au détriment de la durée, de sorte qu’on en arrive à une certaine aliénation de la vie du fait de la privation du temps. Voir, à ce propos, de Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1982. (Retour à la page)
(32) Voir, de Marc-André Délisle, Le temps des québécois : recherche portant sur les temps sociaux au Québec, Trois-Rivières, UQTR, 1977. (Retour à la page)
(33) On retrouve notamment ces études au sein de ce qu’il est convenu d’appeler les études de « budget-temps ». (Retour à la page)
(34) Pitirim Sorokin, Sociocultural Causality, Space, Time : A Study of referential Principles of Sociology and Social Science, New York, Russel and Russel, 1964. (Retour à la page)
(35) Francine Lalonde et Richard Parent, « Les enjeux sociaux de l’informatisation », Sociologie et Sociétés, Montréal, PUM, 1984, p. 59-69, p. 59. (Retour à la page)
(36) MIQ 98, Perspectives sur le commerce électronique et les politiques publiques, ScienceTech Communications Inc., Octobre 1998, p. 1. (Retour à la page)
(37) Différentes mesures de l’utilisation d’Internet au Québec par la population âgée de 16 ans et plus. BSQ, RISQ et CEFRIO, Internet : Accès et utilisation au Québec, hiver 1998. Population sondée : 16 ans et plus. Échantillon aléatoire. (Retour à la page)
(38) Jean-Guy Lacroix, Serge Villandré et Luc Bonneville, Le commerce électronique : un portrait de la situation et des tendances lourdes de l’évolution possible et probable des comportements des consommateurs grands-publics, GRICIS et CEFRIO, Juin 1998, p. 7. (Retour à la page)
(39) Nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous discuterons du problème de l’attente. (Retour à la page)
(40) Nous pouvons entendre par « formation des usages sociaux » les transformations sociales qui opèrent sur la base de la cristallisation de nouvelles pratiques qui trouvent leur origine au sein d’applications technologiques de masse. (Retour à la page)
(41) Paul Virilio, Vitesse et politique : essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977, p. 131. (Retour à la page)
(42) Le terme anglophone « computer » vient en fait du terme « comput » (computare en latin) qui représente le calcul du « computiste » servant à dresser le calendrier ecclésiastique. On voit donc l’affiliation étymologique du computer avec le temps. (Retour à la page)
(43) Toute la physique classique depuis la physique aristotélicienne pose en fait le problème de la vitesse en rapport avec son corollaire : le « mouvement ». Ce dernier est définit en rapport avec l’espace et le temps. (Retour à la page)
(44) La société de communication pourrait être appréhendée comme une société en guerre contre le temps dans la mesure où ce dernier constitue le principal vecteur par lequel s’organise l’ensemble des rapports sociaux. À l’extrême, on peut dire que les NTIC, et plus particulièrement les ordinateurs, sont à l’origine de ce problème social qui remet en question les cadres temporels propres à la modernité. (Retour à la page)
(45) Husserl définit la temporalité en fonction du concept philosophique d’« intentionnalité ». L’intentionnalité, qui est en fait une relation active de l’esprit à un objet donné, pose le rapport de l’individu au temps à travers ce qu’il nomme les « protensions » et les « rétentions ». La protension, qui suppose la rétention, consiste en l’action de projeter en « avant » sur une ligne temporelle une connaissance présente ou passée. Quant à la rétention, qui implique directement la mémoire, elle désigne le sens accordé à une chose qui est disparue ou reléguée au passé. Ainsi, la temporalité, pour Husserl, consiste en un réseau d’intentionnalités qui suppose, premièrement, la mise en évidence des maintenant dans la constitution du temps présent et, deuxièmement, la translation des maintenant et de son sens conformément aux différentes protentions et rétentions du sujet. Donc, pour Husserl, la temporalité fait toujours partie d’une dynamique dont le centre est la relation active (intentionnalité) de l’être face aux objets du monde extérieur au sujet. (Retour à la page)
(46) Toute cette problématique sera reprise par les questions de l’attente et de l’immédiateté auxquelles nous reviendrons. (Retour à la page)
(47) L’« attente collective » désigne tous les rapports sociaux, qu’ils soient de nature politique, économique ou culturel, qui se se structurent autour des cadres temporels globaux fixés par les grandes structures. Dès lors que la portée technologique des NTIC rend la question de l’« attente collective » objectivée depuis la modernité caduque et anachronique, nous pouvons affirmer que les représentations de la temporalité, notamment celles de l’« attente », liées à l’utilisation généralisée des NTIC, entrent en contradiction avec celles de la modernité. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus en profondeur dans les pages suivantes. (Retour à la page)
(48) C’est-à-dire toute activité dont le médium est une technologie de communication qui confronte directement l’individu à son expérience sensible quotidienne. (Retour à la page)
(49) Nous entrons directement ici dans la problématique de l’« attente » sur laquelle nous reviendrons. (Retour à la page)
(50) Le « déjà » constitue en fait l’un des modalités de la représentation du « passé » dans la mesure où il désigne la conscience d’un individu dont l’action s’est fait sans délai conformément au modèle cognitif d’action qui s’exprime à travers, premièrement, une volonté (V), deuxièmement une action (A) et troisièmement un résultat (R). (Retour à la page)
(51) C’est ici toute la problématique de la « vitesse » qui entre en jeu tel que nous l’avons déjà expliqué au point 3.4. (Retour à la page)



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Les fondements constitutionnels de la liberté académique
des professeurs d’université
en droit canadien et américain (partie 2)
par Elvio Buono
 PARTIE I (numéro 3 de HERMES)
PARTIE II : La liberté d'expresion dans le contexte canadien

1. Historique de la liberté d'expression au Canada
2. La Charte canadienne des droits et libertés
A) Le cadre général d'interprétation de la Charte canadienne
B) Le cadre spécifique d'interprétation de la liberté d'expression
PARTIE III et CONCLUSION (HERMES no.5)

PARTIE II – La liberté d’expression dans le contexte canadien. 


Après avoir examiné la notion de la liberté académique en droit américain, il nous faut maintenant analyser dans quel contexte cette notion pourrait connaître un développement jurisprudentiel au Canada. Puisqu’aucun texte constitutionnel au Canada ne fait référence à la notion de liberté académique, force est de constater, comme cela a été le cas aux États-Unis, que c’est par le biais de la notion de liberté d’expression qu’il sera possible de faire émerger une protection constitutionnelle de la liberté académique. Dans cette perspective, nous allons nous attarder à une analyse de la notion de liberté d’expression en droit québécois et canadien. Dans un premier temps, nous allons faire l’historique de l’évolution de la liberté d’expression au Canada et nous examinerons ensuite les effets de l’enchâssement de la Charte canadienne des droits dans la constitution canadienne en 1982, qui garantit, entre autres, la liberté d’expression.

 1. Historique de la liberté d’expression au Canada.

Comme le faisait remarquer le juge McIntyre dans l’arrêt Dolphin Delivery Ltd(106) la liberté d’expression n’est pas une création de la Charte(107). Elle constitue, selon lui, l’un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale. Ainsi, la démocratie représentative dans sa forme actuelle, qui est en grande partie le fruit de la liberté d’exprimer des idées divergentes et d’en discuter, dépend pour son existence de la préservation et de la protection de cette liberté.

Le juge McIntyre indique par ailleurs qu’avant même l’adoption de la Charte, la liberté de parole et d’expression avait été reconnue comme une caractéristique essentielle de la démocratie parlementaire canadienne. Le juge ajoute que la Cour suprême du Canada lui avait déjà conféré un statut constitutionnel. Il cite trois décisions de la Cour dans lesquelles la liberté de parole et d’expression a été hissée au rang d’un statut constitutionnel (108). Le juge fait siennes les remarques du professeur Hogg, à l’effet que les juges canadiens ont toujours attaché beaucoup d’importance à la liberté d’expression comme élément de la démocratie parlementaire et, par les moyens limités dont ils disposaient avant l’adoption de la Charte, ils se sont efforcés de protéger cette liberté.

Ainsi nous pouvons constater que l’approche de la Cour suprême du Canada à l’égard de la liberté d’expression en est une libérale. En effet, le fondement de celle-ci est le rôle essentiel qu’elle joue dans le fondement de la démocratie. La liberté d’expression est rattachée à une finalité liée au bon fonctionnement des institutions politiques. Il s’agit donc d’une liberté qui est une caractéristique essentielle de la démocratie parlementaire canadienne. Quelques passages des jugements de la Cour suprême du Canada déjà mentionnés seront suffisants pour nous en convaincre.

Ainsi le juge Rand dans l’arrêt Boucher:
« (...) La liberté d’opinion et de parole et les divergences d’opinions en matière d’idées et de croyances sur tous les sujets concevables sont l’essence de notre vie. Le choc des discussions critiques sur des sujets politiques, sociaux et religieux est tellement ancré dans l’expérience quotidienne qu’on ne peut incriminer les controverses pour le seul motif qu’elles font naître des inimitiés. » (109)
Le juge Rand mentionne encore dans l’arrêt Switzman:
« Toutefois, l’opinion publique, pour faire face à une telle responsabilité, exige un accès à peu près libre aux idées et leur diffusion sans entrave... Ce fait constitutionnel est l’expression politique de la condition essentielle de la vie sociale, de la pensée et de sa communication par le langage. » (110)
Pour sa part, le juge Abbot indique dans le même arrêt :
« (...) Le pouvoir du Parlement de le limiter se restreint, à mon avis, aux pouvoirs qu’il peut exercer en vertu de sa compétence législative exclusive en matière de droit criminel et à ce qui peut se ranger sous son pouvoir de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement de la nation. »(111)
Le juge en chef Duff dans le Renvoi relatif aux lois de l’Alberta, en s’appuyant sur le préambule de la loi constitutionnelle de 1867, affirme aussi que la Constitution du Canada, similaire en son principe à celle du Royaume-Uni, est une constitution démocratique:
« (...) The statute contemplates a parliament working under the influence of public opinion and public discussion. There can be no controversy that such institutions derive their efficacy from the free public discussion of affairs, from criticism and answer and counter-criticism, from attack upon policy and administration and defence counter-attack; from the freest and fullest analysis and examination from every point of view of political proposals. »(112)
Dans cette décision, le juge Cannon indique pour sa part que la liberté d’expression est essentielle dans un état démocratique pour éclairer l’opinion publique et qu’elle ne peut par conséquent être restreinte sans que ne soit affecté le droit du peuple d’être informé, en matière d’intérêt public, grâce à des sources indépendantes du gouvernement(113). De plus, les juges Duff et Cannon sont d’avis que le Parlement fédéral est la seule autorité à pouvoir restreindre la liberté qu’a la presse de traiter des affaires publiques.

Ainsi, il est possible d’affirmer que jusqu’à l’enchâssement de la Charte dans la Constitution, les seules limites à la souveraineté du Parlement et des législatures provinciales découlaient du partage des compétences. La liberté d’opinion et d’expression et la liberté de la presse étaient surtout protégées implicitement à cause de leur lien avec la démocratie et, notamment, parce que le régime parlementaire, régime du débat politique organisé, suppose la libre circulation et la libre expression des idées et opinions. Cependant, ces libertés n’étaient pas absolues et des lois pouvaient en limiter l’exercice en tenant compte du partage des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement.

À ces trois arrêts cités par le juge McIntyre, il est bon d’ajouter l’arrêt Dupont c. Ville de Montréal(114), pour faire un tour d’horizon complet sur la situation antérieure à l’adoption de la Charte. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada avait à décider de la constitutionnalité d’un règlement et d’une ordonnance de la Ville de Montréal réglementant les manifestations, défilés et attroupements et prohibant pour un temps limité (trente jours) de tels événements. Parmi les motifs invoqués pour contester la constitutionnalité de ces mesures, l’un d’eux était à l’effet que ces dernières visaient et contrecarraient notamment les libertés fondamentales d’expression, de réunion et d’association, héritées du Royaume-Uni et introduites dans la Constitution par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. À l’appui de cette prétention, on invoquait le Renvoi relatif aux lois de l’Alberta.

Le juge Beetz, au nom de la majorité mentionna:
« 1) Aucune de ces libertés mentionnées n'a été consacrée par la Constitution au point d'être mise hord de la portée de toute législation.
2) Aucune de ces libertés ne correspond à une seule matière relevant de la compétence exclusive fédérale ou provinciale. Chacune d’elles est composée de plusieurs matières qui, selon l’aspect, relèvent de la compétence fédérale ou provinciale.
3) Les libertés d’expression, de réunion et d’association, ainsi que la liberté de la presse et la liberté de religion, sont distinctes et indépendantes de la faculté de tenir des assemblées, des défilés et des attroupements, des manifestations, des processions dans le domaine public d’une ville. Cela est particulièrement vrai pour la liberté d’expression et la liberté de la presse dont traitait le Renvoi relatif aux lois de l’Alberta. »(115)
Selon l’auteure Nicole Duplé, dans cet arrêt le juge Beetz n’a à aucun moment remis en cause la valeur du Renvoi relatif aux lois de l’Alberta (116). Le juge Beetz a plutôt considéré que l’aspect de la loi qui affecte ces libertés peut être provincial ou fédéral, selon le cas. Il affirme par le fait même qu’aucun corps législatif n’a seul la compétence de légiférer relativement à ces libertés, puisqu’elles ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’un ou l’autre des deux ordres législatifs.

L’auteure développe sa pensée sur ce point dans les termes suivants:
« Certains considèrent que l'arrêt Dupont a eu pour effet de nier l'existence d'une déclaration implicite des droits, laquelle découlrait du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.
Des propos du juge en chef Duff dans le Renvoi relatif aux lois de l’Alberta, il semblerait découler assez clairement qu’il considérait que le préambule protégeait l’existence du régime parlementaire. A aucun moment, le juge Beetz, dans l’arrêt Dupont, n’a remis ce point en question. Il mentionne tout simplement que les libertés d’expression et d’opinion - entre autres libertés - constituent des agrégats de matières législatives, ce qui signifie concrètement qu’un législateur qui adopte une loi relative à ces libertés empiète presque certainement sur la compétence de l’autre ordre législatif. »(117)

Ainsi pour ce qui est du partage des compétences en matière de libertés d’opinion et d’expression, celles-ci ne constituent pas des matières législatives qui relèvent exclusivement d’un des deux ordres législatifs. De plus, comme nous l’avons remarqué plus avant, le fondement de la liberté d’expression et d’opinion se retrouve dans le fait que la constitution canadienne est une constitution démocratique. Par le fait même, ces libertés bénéficiaient d’une garantie constitutionnelle avant l’entrée en vigueur de la Charte, le 17 avril 1982. La Charte, elle, vient garantir désormais que la liberté d’expression et d’opinion ne subira de restrictions que dans des limites raisonnables dont la justification pourra être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Nous allons maintenant examiner la situation depuis l’adoption de la Charte.



2. La Charte canadienne des droits et libertés.

L’enchâssement de la Charte(118) dans la Constitution du Canada, le 17 avril 1982, a eu pour effet de désigner expressément les valeurs qui fondent et limitent à la fois l’intervention des législateurs et des gouvernements. Ainsi, dans le contexte de la Charte, la mission des tribunaux est de structurer et orienter l’expression judiciaire des droits et libertés, de manière à permettre la concrétisation des valeurs démocratiques qui sous-tendent chacun d’eux.

Dans l’arrêt Lavigne, le juge La Forest mentionne:
« (...) la charte sert à sauvegarder un ensemble complexe de valeurs inter-reliées, dont chacune constitue un élément plus ou moins fondamental de la société libre et démocratique qu’est le Canada (R. c. Oakes, (1986) 1 R.C.S. 103, 136), et la spécification des droits et libertés dans la charte représente en conséquence une tentative quelque peu artificielle, quoique nécessaire et intrinsèquement valable, de structurer et d’orienter l’expression judiciaire de ces mêmes droits et libertés. »(119)
Ainsi des propos du juge La Forest, on peut conclure que les droits et libertés protégés par la Charte, tout en étant des valeurs interreliées, n’ont pas tous le même degré d’importance pour la démocratie. Il s’ensuit que certaines valeurs protégées par la Charte sont plus fondamentales pour la démocratie que d’autres. La liberté d’expression fait partie de celles-ci, puisqu’elle se retrouve dans l’énumération de l’article 2 de la Charte, dont la première phrase fait référence aux libertés fondamentales.

L’article 2b) de la Charte se lit comme suit:

« 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication. » (120)
Les autres libertés fondamentales énoncées à l’article 2 sont les libertés de religion, d’association et de réunion pacifiques. Ces libertés sont fondamentales, car elles sont au cœur du système démocratique, alors que les droits protégés par la Charte sont des corollaires de celui-ci. En d’autres mots, une atteinte à une des libertés fondamentales est une atteinte directe à la démocratie.

Pourquoi la liberté d’expression est-elle une des valeurs fondamentales de la société démocratique? L’auteure Nicole Duplé avance trois raisons:


« En premier lieu, parce qu’elle confère un caractère concret à la liberté d’opinion. La liberté d’opinion sans la liberté d’expression ne serait en effet qu’un énoncé vide de signification réelle si elle ne s’accompagnait pas de la liberté de manifester ses opinions. De plus, la liberté d’opinion se nourrit en quelque sorte des idées qui sont émises par les titulaires de la liberté d’expression.
En second lieu, la liberté d’expression est le corollaire obligé de la valeur première de la société démocratique, soit l’autonomie de la personne humaine. Une telle société met l’accent sur l’importance de la personne humaine et sur la préservation de son potentiel d’épanouissement, lequel implique la liberté de s’exprimer.
Enfin, la démocratie suppose la participation des citoyens à la prise de décisions qui intéressent la collectivité. Elle suppose donc la libre discussion des sujets d’intérêt public. »(121)
Nous allons maintenant examiner la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, pour identifier les motifs qui ont permis à la Cour de dégager les liens qui tissent la liberté d’expression et la démocratie. Dans un premier temps, nous allons examiner les arrêts de la Cour qui mettent en relief la manière d’aborder l’interprétation des droits et libertés énoncés dans la Charte. Dans un deuxième temps, nous examinerons la jurisprudence de la Cour suprême spécifique à la liberté d’expression.


A- Le cadre général d’interprétation de la Charte canadienne.

Dans l’arrêt Hunter(122), la Cour suprême a indiqué la manière d’aborder l’interprétation des droits et libertés énoncés dans la Charte. Nous allons y revenir un peu plus loin, car c’est surtout dans l’arrêt Big M Drug Mart Ltd(123) que la Cour a explicité la méthode d’interprétation. Dans cette affaire, était en jeu la liberté de conscience et de religion prévue à l’article 2a) de la Charte. La compagnie Big M Drug Mart était accusée de s’être livrée illégalement à la vente de marchandises le dimanche, contrairement à la Loi sur le dimanche. La compagnie a contesté la constitutionnalité de la loi en question, en s’appuyant à la fois sur le partage des pouvoirs et sur la Charte. Pour les fins de notre exposé, nous ne retiendrons que les points qui touchent l’interprétation de la Charte. 

Deux passages des notes du juge en chef Dickson vont servir de point de départ à notre analyse. Le premier est le suivant:
« (...) il est certain que la Charte canadienne des droits et libertés ne fait pas que « reconnaître et déclarer » l’existence de droits déjà existants dont l’étendue était délimitée par la législation en vigueur au moment de son enchâssement dans la Constitution. Le texte de la Charte est impératif. Elle évite de parler de droits existants ou de droits qui continuent d’exister et fait plutôt, à l’article 2, cette proclamation retentissante:
2. Chacun a les libertés suivantes:

Je suis d’accord avec l’intimée que la Charte vise à établir une norme en fonction de laquelle les lois actuelles et futures seront appréciées.» (124)
Ces propos du juge Dickson, alors juge en chef, semblent être un rejet de la thèse de la constitutionnalisation des limites implicites propres à chaque liberté reconnue par la Charte. Selon cette thèse, le fait qu’à son article 1 la Charte garantisse les droits et les libertés qui y sont énoncés pourrait porter à croire que ce que l’on avait voulu constitutionnaliser, c’était les droits et libertés qui comportent en eux-mêmes des limites. Ainsi, en ce qui a trait à la liberté d’expression, les limites qui peuvent être apportées à celle-ci et qui sont susceptibles de s’appuyer sur l’article 1 de la Charte, viennent s’ajouter aux limites implicites que recèle la notion de liberté d’expression(125). Les propos du juge Dickson à l’effet que la Charte vise à établir une norme en fonction de laquelle les lois actuelles et futures seront appréciées, font en sorte que les libertés garanties à l’article 2, qui comportent toutes, en principe, des limites intrinsèques, ne pourront être limitées qu’en fonction de mesures ayant les caractéristiques déterminées par l’article 1 de la Charte. Enfin, comme le souligne le professeur Trudel, le fait d’admettre que l’article 1 de la Charte permet de protéger la validité de mesures qui iraient au-delà des limites traditionnellement admises de la liberté d’information, revient à dire que la constitutionnalisation de cette liberté aurait eu pour effet d’en diminuer la contenance (126). 

Le deuxième passage du juge Dickson se lit ainsi:
« (...) Le sens d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte doit être vérifier au moyen d'une analyse de l'objet d'une telle garantie; en d'autres termes, ils doivent s'interpréter en fonction des intérêts qu'ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et des droits particuliers qui s’y rattachent. » (127)
De l’arrêt Big M Drug Mart Ltd., on peut dégager l’analyse suivante, en ce qui touche la méthode d’interprétation de la Charte. D’abord, il faut tenir compte de l’objectif de protection de la liberté garantie par la Charte. Par ailleurs, comme la Cour suprême avait déjà eu l’occasion de le mentionner dans l’arrêt Hunter (128), la façon d’aborder la définition des droits et libertés garantis par la Charte, consiste à examiner l’objet visé. Ainsi le sens d’un droit ou d’une liberté garanti par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie. En d’autres mots, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

Selon la Cour suprême, l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques de concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. L’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. De plus, l’interprétation de la Charte doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés (129).

Si aucune restriction ne peut être démontrée l’analyse s’arrête là; dans le cas contraire, la deuxième étape porte sur l’application des critères de l’article 1 de la Charte concernant les restrictions raisonnables(130). Ainsi, lorsqu’une loi vient à l’encontre d’une liberté protégée par la Charte, il faut examiner l’objet et l’effet de la loi en question. Selon la Cour, l’objet et l’effet d’une loi sont tous deux importants pour déterminer la constitutionnalité de celle-ci, car un objet inconstitutionnel ou un effet inconstitutionnel peuvent l’un et l’autre rendre une loi invalide. Le premier critère à appliquer dans la détermination de la constitutionnalité est celui de l’objet de la loi en cause; ses effets doivent être pris en considération seulement lorsque la loi examinée ne satisfait pas à ce premier critère. Par ailleurs, si elle ne satisfait pas au critère de l’objet, il n’est pas nécessaire d’étudier davantage ses effets, parce que son invalidité est dès lors prouvée. En d’autres mots, le critère des effets n’est nécessaire que pour invalider une loi qui a un objet valable(131).

Ainsi même si la loi en question porte atteinte à une liberté garantie par la Charte, il s’agit de soumettre la loi à l’examen de la question suivante: est-ce que les dispositions de celle-ci imposent à cette liberté une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique et, par conséquent, est-ce que la loi peut passer le test de l’article 1 de la Charte?

La Cour suprême mentionne, dès le point de départ, que ce n’est pas tout ce qui est dans l’intérêt du gouvernement, ni tous les objectifs visés par ses politiques qui se prêtent à un examen en fonction de l’article 1. Aussi, il sera nécessaire à la Cour d’élaborer des principes qui permettront de déterminer quels objectifs gouvernementaux sont suffisamment importants pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte. Dès qu’il sera possible de déterminer que l’intérêt du gouvernement est suffisamment important, il faudra alors décider si les moyens choisis pour réaliser cet intérêt sont raisonnables. Pour reprendre l’expression de la Cour suprême, il faudra mettre au point un critère de proportionnalité. Il faut en quelque sorte que le tribunal se demande si les moyens utilisés pour atteindre la fin recherchée permettent de le faire, en portant atteinte le moins possible au droit ou à la liberté en question.

L’arrêt Oakes (132) donnera l’occasion à la Cour suprême du Canada de mettre au point le critère de proportionnalité dans le cadre d’une analyse faite en vertu de l’article 1 de la Charte. Cette affaire portait sur la constitutionnalité de l’article 8 de la Loi sur les stupéfiants qui prévoyait que si une cour de justice constatait qu’un accusé avait été arrêté en possession d’un stupéfiant, il était présumé l’avoir été pour en faire le trafic. À moins que l’accusé ne puisse établir le contraire, il devait être déclaré coupable de trafic. La question à laquelle la Cour devait répondre était de savoir si cette disposition de la Loi sur les stupéfiants était incompatible avec l’article 11d) de la Charte qui garantit la présomption d’innocence à tout inculpé, et dans la mesure où il y avait incompatibilité, s’agissait-il d’une limite raisonnable imposée par une règle de droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article 1 de la Charte.

La Cour suprême du Canada a d’abord conclu que la disposition en question de la Loi sur les stupéfiants, violait l’article 11d) de la Charte en exigeant de l’accusé qu’il établisse, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas en possession du stupéfiant pour en faire le trafic. Ainsi, l’accusé se voit refuser le droit d’être présumé innocent et court en même temps le risque de se voir infliger une peine d’emprisonnement à perpétuité, à moins qu’il ne réussisse à réfuter la présomption. Dès lors, la question dont la Cour devait disposer était de savoir si l’article 8 de la Loi sur les stupéfiants constituait une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer au sens de l’article 1 de la Charte.

Dans un premier temps, la Cour suprême du Canada a mentionné que l’article 1 de la Charte remplit deux fonctions, à savoir, il enchâsse dans la Constitution les droits et libertés énoncés dans les dispositions qui le suivent et il établit explicitement les seuls critères justificatifs auxquels doivent satisfaire les restrictions apportées à ces droits et libertés, sauf ceux prévus à l’article 33 de la Charte (133). Ainsi, tout examen fondé sur l’article 1 de la Charte doit partir de l’idée que la restriction attaquée porte atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution, des droits et des libertés qui font partie de la loi suprême du Canada.

Deuxièmement, pour interpréter l’article 1 de la Charte, il faut tenir compte de l’expression société libre et démocratique. Cette norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle l’objet même de l’enchâssement de la Charte dans la Constitution, à savoir que la société canadienne doit être libre et démocratique. Dans cette perspective, les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent selon la Cour suprême, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société.

Par ailleurs, les droits et les libertés garantis par la Charte ne sont pas absolus. Pour ce motif, l’article 1 prévoit des critères de justification des limites imposées aux droits et libertés garantis par la Charte. Ces critères établissent une norme sévère en matière de justification, surtout lorsqu’on les rapproche des deux facteurs mentionnés ci-avant, à savoir la violation d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte et les principes fondamentaux d’une société libre et démocratique.

La charge de prouver qu’une restriction apportée à un droit ou à une liberté garantis par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique incombe à la partie qui demande le maintien de cette restriction. Ainsi, il est présumé que les droits et libertés sont garantis, à moins que la partie qui invoque l’article 1 de la Charte ne puisse satisfaire aux critères exceptionnels qui justifient leur restriction. Par ailleurs, la norme de preuve qu’il faut appliquer est celle que l’on retrouve en matière civile, c’est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités. Cependant, le critère de la prépondérance des probabilités doit être appliqué rigoureusement. Dans ce sens, lorsqu’une preuve est nécessaire pour établir les éléments constitutifs d’une analyse en vertu de l’article 1 de la Charte, elle doit être forte et persuasive et faire ressortir nettement au tribunal les conséquences d’une décision d’imposer ou de ne pas imposer la restriction. La Cour suprême ajoute que le tribunal devra connaître les autres moyens dont disposait le législateur, au moment de prendre sa décision, pour réaliser l’objectif en question. Il pourrait aussi arriver que certains éléments constitutifs d’une analyse en vertu de l’article 1 de la Charte soient manifestes ou évidents en soi. 

Selon la Cour suprême du Canada, deux critères fondamentaux doivent être satisfaits lorsque l’on tente d’établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique. En premier lieu, l’objectif que visent les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte doit être suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par celle-ci. Ce critère avait déjà été identifié dans l’arrêt Big M Drug Mart Ltd.(134) que nous avons déjà eu l’occasion de commenter. La Cour suprême ajoute que la norme doit être sévère, afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l’article 1 de la Charte. Il faut, selon la Cour, à tout le moins que l’objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important. 

Le deuxième critère, s’il est reconnu que l’objectif est suffisamment important, est à l’effet que la partie qui invoque l’article 1 de la Charte doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Encore une fois dans l’arrêt Big M Drug Mart Ltd., la Cour suprême avait identifié ce critère de proportionnalité. Dans l’arrêt Oakes (135), la Cour ajoute que ce critère de proportionnalité, ou critère des moyens, est composé de trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. En d’autres mots, elles doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question. Deuxièmement, même si un tel lien rationnel existe, le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme suffisamment important. 

En ce qui a trait au troisième élément, la Cour ajoute que la gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l’ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique. Par le fait même, plus les effets préjudiciables d’une mesure sont graves, plus l’objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (136). En appliquant ces critères, la Cour suprême est arrivée à la conclusion que l’article 8 de la Loi sur les stupéfiants apporte au droit garanti par l’article 11d) de la Charte une restriction qui n’est pas raisonnable et dont la justification ne peut se démontrer, dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article 1 de la Charte. 

Après une analyse de l’arrêt Oakes, le professeur Woehrling est arrivé à la conclusion que parmi les trois critères de proportionnalité, le plus important est celui de l’atteinte minimale(137). En effet, le premier critère, celui du lien rationnel, est en général appliqué avec peu d’exigence; il suffit de démontrer que les moyens utilisés peuvent aider à atteindre l’objectif législatif, sans qu’il soit nécessaire de démontrer qu’ils sont nécessaires à sa réalisation. Le troisième critère, celui de la proportionnalité spécifique entre les effets préjudiciables de la mesure incriminée et l’objectif législatif, est en grande partie inutile, puisqu’il est appliqué après le critère de l’atteinte minimale. Si la mesure attaquée a franchi l’étape du critère de l’atteinte minimale, c’est-à-dire les moyens les moins restrictifs possibles, on voit mal comment celle-ci pourrait être invalidée à l’étape de l’exigence de proportionnalité spécifique. 

Après l’arrêt Oakes, la Cour suprême du Canada a atténué le critère de l’atteinte minimale, pour se donner une plus grande flexibilité, compte tenu de la sévérité de ce critère. Dans l’affaire Edwards Books (138) la majorité de la Cour suprême, tout en reconnaissant que la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail de l’Ontario restreignait la liberté de religion, a conclu que ces restrictions constituaient une limite raisonnable et justifiable en vertu de l’article 1 de la Charte. 

Pour le professeur Woehrling, dans cette affaire le critère de l’atteinte minimale n’a pas été appliqué de façon rigoureuse, puisqu’il est impossible de concilier celui-ci avec l’idée que la législation « n'a pas à être ajustée de manière à résister à un examen judiciaire» (139), ou encore que le « législateur doit disposer d'une marge de manoeuvre raisonnable. » (140

Le professeur Woehrling en conclut que le critère de l’atteinte minimale ne sera pas appliqué de la même façon dans tous les cas. En effet, il existe la version sévère de l’affaire Oakes, qui correspond à un contrôle maximal, et la version atténuée de l’affaire Edwards Books, qui correspond à un contrôle intermédiaire ou même minimal. Cet assouplissement, pour le professeur Woehrling, tient à deux facteurs. Premièrement, l’efficacité de la mesure contestée: le critère de l’atteinte minimale, selon le juge en chef Dickson, doit s’appliquer en tenant compte de la nécessité de conserver à la disposition attaquée toute son efficacité. Deuxièmement, le concept de marge de manoeuvre raisonnable, dont doit disposer le législateur selon le juge La Forest (141).

B- Le cadre spécifique d’interprétation de la liberté d’expression. 

Avant d’aborder de façon spécifique l’interprétation que la Cour suprême du Canada a donnée à la notion de liberté d’expression, quelques commentaires préliminaires s’imposent pour tenir compte, dans le contexte du Québec, de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après désignée) (142). D’abord l’article 3 de la Charte québécoise énonce les libertés fondamentales dont toute personne est titulaire, parmi lesquelles on retrouve la liberté d’opinion et la liberté d’expression(143). Les libertés d’opinion et d’expression sont protégées contre toute violation qui ne serait pas expressément prévue par le législateur. L’article 52 de la Charte québécoise est explicite:

« Aucune disposition d'une loi même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à moins que cette loi n'énonce expressément que cette disposition s'applique malgré la Charte. »(144)
 L’article 51 de la Charte québécoise, pour sa part, mentionne que celle-ci ne doit pas être interprétée de manière à augmenter, restreindre ou modifier la portée d’une disposition de la loi. Ainsi les libertés d’opinion et d’expression, de même que les autres droits et libertés prévus dans la Charte québécoise, se voient élever au rang de normes supérieures par rapport aux autres normes en vigueur.

La Charte québécoise ne jouit pas d’un statut constitutionnel comme cela est le cas pour la Charte canadienne. Toutefois, comme le fait remarquer l’auteure Nicole Duplé, même si la procédure législative ordinaire s’applique à la modification de la Charte québécoise, et même à son abrogation, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas une loi ordinaire(145) .
En effet, en adoptant la Charte québécoise, le législateur s’est imposé des limites dans l’exercice de ses compétences législatives. Ce qui a amené certains auteurs à reconnaître aux droits et aux libertés énoncés aux articles 1 à 38, un statut quasi constitutionnel(146).

Puisque la Charte québécoise jouit d’un statut quasi constitutionnel, on peut dès lors se demander si la liberté d’opinion et d’expression prévue par celle-ci est de même nature que celle que l’on retrouve dans la Charte canadienne. La liberté d’opinion et d’expression, dans les deux chartes, fait référence à un potentiel à priori illimité d’exprimer des opinions, quel que soit leur contenu, quels que soient le moyen d’expression, le moment ou la manière choisis par le titulaire de ces libertés. La seule différence importante en ce qui touche l’étendue de la garantie, découle du fait que pour modifier l’article 2b) de la Charte, il faut recourir à l’amendement constitutionnel. Au-delà de cette différence, l’étendue de la liberté d’opinion et d’expression n’est pas plus grande dans la Charte canadienne que dans la Charte québécoise. En effet, les deux chartes prévoient la possibilité pour le législateur de déroger à cette liberté — dans la Charte canadienne il s’agit de l’article 33 et dans la Charte québécoise de l’article 52 — et elles contiennent aussi une clause limitative qui relativise la portée de cette liberté. Il s’agit cette fois-ci de l’article 1 de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise (147). Dans la Charte canadienne, l’article 1 s’applique à tous les droits et libertés énoncés dans celle-ci, alors que la clause limitative de la Charte québécoise, l’article 9.1, ne s’applique qu’aux libertés et droits fondamentaux.

On peut affirmer que la nature et les fonctions des deux clauses limitatives, même si les termes utilisés sont fort différents, sont identiques. Comme le fait remarquer Nicole Duplé, les deux dispositions servent à tracer les limites de la zone d’efficience de la liberté d’opinion ou d’expression (148).

L’article 1 de la Charte canadienne établit explicitement les seuls critères justificatifs d’une règle de droit restrictive de droits et libertés et, en conséquence, tout examen fondé sur cet article et visant à établir l’opérabilité d’une loi, doit partir de l’idée que la restriction attaquée porte atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution. L’article 9.1 de la Charte québécoise, pour sa part, réfère aux valeurs démocratiques, à l’ordre public et au bien-être général des citoyens comme étant les seules justifications d’une mesure législative qui prétendrait fixer la portée des libertés d’opinion et d’expression sans déroger pour autant à ces libertés.

Dans les deux cas, les limitations doivent être apportées par une règle de droit. Même si l’article 9.1 de la Charte québécoise fait référence à la loi pour fixer la portée ou aménager l’exercice des droits et libertés fondamentaux, il est bon de rappeler que le paragraphe 3 de l’article 56 mentionne que . De plus, les limitations en question doivent être raisonnables. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Board (149), a mentionné que l’article 1 de la Charte canadienne permet des limitations des droits et libertés, mais n’autorise par des règles de droit dérogatoires. Ainsi l’article 1 ne peut être interprété de manière à autoriser une modification déguisée de la Charte et si le législateur veut se soustraire à l’application d’une de ses dispositions, il devra recourir à l’article 33.

Le même raisonnement s’applique aux articles 9.1 et 52 de la Charte québécoise. Enfin, en vertu des deux clauses limitatives, il est nécessaire de faire la démonstration que les limitations imposées à la liberté ou au droit garantis par les chartes sont justifiées dans le cadre d’une société démocratique. Puisque la Charte québécoise prévoit, elle aussi, une clause dérogatoire à l’article 52, les mesures législatives adoptées, en vertu de la clause limitative de l’article 9.1, doivent nécessairement être limitées aux seuls objectifs précisés dans cet article. L’auteure Nicole Duplé s’exprime ainsi sur ce sujet:

« (...) Aucun argument juridique ne permet d’affirmer que la preuve avancée aux fins de cette justification doive être moins rigoureuse que dans le contexte de la Charte canadienne. Les tribunaux doivent être convaincus qu’une mesure restrictive des droits et libertés fondamentaux est, en vertu de l’article 9.1, effective, et ce, par une preuve forte et persuasive, qui fasse ressortir nettement les conséquences de l’imposition ou de la non imposition de cette mesure restrictive. Seule la limitation qui constitue le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs, tout en limitant le moins possible les droits et libertés fondamentaux, peut mériter la qualité de limitation mesurée par rapport aux objectifs servis. L’exigence de proportionnalité entre les effets des mesures restrictives et l’objectif identifié devrait donc être aussi forte dans le contexte de l’article 9.1 de la Charte québécoise qu’elle l’est dans le contexte de l’article 1 de la Charte canadienne. » (150)
Pour ce qui est du libellé de l’article 2b) de la Charte, celui-ci n’établit aucune distinction fondée sur le contenu des messages et ne prévoit aucune restriction à l’égard de la manière d’exprimer une idée ou une opinion. Si on s’en remet, par ailleurs, au libellé de l’article 3 de la Charte québécoise, rien ne permet de prétendre que cet article devrait recevoir une interprétation plus restrictive que celle qui est conférée à l’article 2b) de la Charte.

Après ces commentaires préliminaires qui permettent de mieux situer la problématique de la liberté d’expression, en mettant en relief les dispositions de la Charte canadienne et de la Charte québécoise sur ce sujet, nous pouvons aborder l’interprétation que la Cour suprême du Canada a donnée à cette liberté depuis l’enchâssement de la Charte dans la Constitution. Nous allons plus particulièrement nous attarder à une analyse des arrêts Ford (151) et Irwin Toy (152) .

Dans l’arrêt Ford, nous allons limiter notre analyse aux questions touchant directement la liberté d’expression, la Cour suprême du Canada devant déterminer si les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française portaient atteinte à la liberté d’expression garantie par l’article 2b) de la Charte et par l’article 3 de la Charte québécoise. Les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française établissaient respectivement que l’affichage public et la publicité commerciale se font uniquement en français et que seule la raison sociale en langue française peut être utilisée au Québec (153) .

Parmi les différentes questions constitutionnelles auxquelles la Cour suprême devait répondre, trois sont directement reliées à notre étude. D’abord la liberté d’expression garantie par les deux chartes, comprend-elle la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix? Deuxièmement, la liberté d’expression s’étend-elle à l’expression commerciale? Enfin, si l’exigence de l’usage exclusif du français posée par les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française porte atteinte à la liberté d’expression garantie par les deux chartes, la restriction imposée à celle-ci est-elle justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise?

À la première question, la Cour suprême du Canada fait sienne la conclusion à laquelle la Cour supérieure et la Cour d’appel sont arrivées dans cette affaire. La Cour suprême estime, en effet, que la langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression linguistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix. La Cour suprême poursuit en mentionnant que le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression. Le langage est aussi le moyen par lequel un individu exprime son identité personnelle et son individualité. Ainsi, la liberté d’expression est censée englober plus que le contenu de l’expression au sens étroit.

Par la suite, la Cour suprême se prononce sur la deuxième question, à savoir si la garantie de la liberté d’expression s’étend à l’expression commerciale. D’abord, la Cour indique de quelle façon le problème doit être abordé. Pour la Cour, la question qui se pose n’est pas de savoir si la garantie de la liberté d’expression à l’article 2b) de la Charte canadienne et à l’article 3 de la Charte québécoise doit être interprétée comme englobant des catégories particulières d’expression, ce qui donnerait lieu à d’épineux problèmes de définition, mais plutôt de savoir s’il existe une raison pour laquelle la garantie ne devrait pas s’étendre à un type particulier d’expression, en l’occurrence celle envisagée par les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française. Une fois posée la façon d’aborder la question, la Cour suprême analyse l’expérience américaine en la matière, pour essentiellement se démarquer de la position de la Cour suprême des États-Unis, en ce qui a trait au discours commercial (154) . 

En effet, la Cour suprême du Canada prend une approche beaucoup plus large en ce qui touche l’étendue de la liberté d’expression. La Cour s’exprime ainsi sur le sujet:

« La Cour estime que la liberté d’expression garantie par l’article 2b) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise ne peut se limiter à l’expression politique, si importante soit-elle, dans une société libre et démocratique. Si la jurisprudence antérieure à la Charte a insisté sur l’importance de l’expression politique, cela tenait à ce qu’elle était la forme d’expression qui donnait le plus souvent lieu à des contestations fondées sur le partage des pouvoirs et sur la charte des droits implicite et que, dans ce contexte, la liberté d’expression politique pouvait être rattachée au maintien et au fonctionnement d’un gouvernement démocratique. L’expression politique n’est toutefois qu’une forme d’expression dans la grande diversité de types d’expression qui méritent une protection constitutionnelle parce qu’ils servent à promouvoir certaines valeurs individuelles et collectives dans une société libre et démocratique. »(155)
La Cour suprême poursuit en indiquant que depuis l’adoption de la Charte canadienne, ses décisions portant sur la liberté d’expression garantie par l’article 2b) de la Charte n’ont pas limité celle-ci à l’expression politique. La Cour suprême rappelle, en effet, qu’en concluant dans l’arrêt Dolphin Delivery Ltd (156) . que le piquetage secondaire constituait une forme d’expression au sens de l’article 2b), la Cour a reconnu que la liberté d’expression garantie par la Constitution englobait une forme d’expression qui ne pouvait être qualifiée d’expression politique au sens traditionnel, mais qui était plutôt de la nature d’une expression ayant un but économique. La Cour cite alors les propos du juge McIntyre dans l’arrêt Dolphin Delivery Ltd. où celui-ci disait de la liberté d’expression qu’elle (157) .

Après avoir mentionné que plusieurs tentatives ont été faites pour cerner et formuler les valeurs justifiant la protection constitutionnelle de la liberté d’expression, la Cour suprême du Canada mentionne qu’il y a deux questions distinctes et celles-ci appellent deux analyses distinctes. La première question qu’il faut se poser est de savoir si tel mode ou telle forme d’expression fait partie des intérêts protégés par la valeur qu’est la liberté d’expression. La deuxième question consiste à se demander si ce mode ou cette forme d’expression mérite, sous le régime des deux chartes, une protection contre toute atteinte.

La première question, dans le contexte de la Charte canadienne du moins, doit être tranchée par l’emploi de la méthode d’interprétation fondée sur l’objet qui a été exposé par la Cour suprême dans les arrêts Hunter(158) et Big M Drug Mart Ltd.(159) La deuxième question, qui concerne les limites à imposer aux valeurs protégées, doit être réglée par l’application de l’article 1 de la Charte, tel qu’il est interprété par la Cour suprême dans les arrêts Oakes(160) et Edwards Books(161) . Ainsi, comme on peut le constater, la Cour suprême du Canada applique à la liberté d’expression la méthode générale d’interprétation de la Charte que nous avons précédemment examinée.

Pour répondre à la première question, la Cour mentionne qu’il n’est pas nécessaire de tracer les limites du vaste éventail des types d’expression qui méritent la protection de l’article 2b) de la Charte canadienne ou de l’article 3 de la Charte québécoise. Il faut plutôt se demander si le fait que l’affichage en question vise un but commercial a comme conséquence que l’expression qu’il comporte est exclue du champ d’application de la liberté garantie. Selon la Cour suprême, le caractère commercial d’une expression n’a pas cet effet. En tenant compte du fait que les droits et libertés garantis par la Charte canadienne doivent recevoir une interprétation large et libérale, la Cour suprême arrive à la conclusion qu’il n’y a aucune raison valable d’exclure l’expression commerciale de la protection de l’article 2b) de la Charte. Selon la Cour, l’expression commerciale joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques éclairés, ce qui représente un aspect important de l’épanouissement individuel et de l’autonomie personnelle. La Cour rejette l’opinion selon laquelle l’expression commerciale ne servirait aucune valeur individuelle ou sociale dans une société libre et démocratique et, pour cette raison, ne mériterait aucune protection constitutionnelle. Ainsi l’expression envisagée aux articles 58 et 69 de la Charte de la langue française est une expression au sens des articles 2b) de la Charte canadienne et au sens de l’article 3 de la Charte québécoise, et ceux-ci portent atteinte à cette liberté.

Il restait à la Cour suprême du Canada à répondre à la dernière question, à savoir si la restriction imposée à la liberté d’expression par les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française était justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise et de l’article 1 de la Charte canadienne. Avant de répondre à cette question, la Cour suprême a dû d’abord déterminer si l’article 9.1 de la Charte québécoise était une disposition justificative dont l’objet et l’effet sont similaires à ceux de l’article 1 de la Charte canadienne et, dans l’affirmative, quel devait être le critère applicable en vertu de cet article. La Cour suprême a d’abord rappelé le critère applicable aux fins de l’article 1 de la Charte canadienne qui avait été formulé dans l’arrêt Oakes et reformulé dans l’arrêt Edwards. Nous avons déjà eu l’occasion d’examiner précédemment cette question du critère de proportionnalité et du lien rationnel.

Par la suite, la Cour suprême du Canada souscrit aux conclusions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel, à l’effet que l’article 9.1 de la Charte québécoise est une disposition justificative correspondant à l’article 1 de la Charte canadienne et que son application est soumise à un critère semblable de proportionnalité et de lien rationnel. En l’espèce, en appliquant le critère en question, en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise, la Cour suprême arrive à la conclusion qu’il n’a pas été démontré par le Procureur général du Québec que l’exigence de l’emploi exclusif du français est nécessaire pour atteindre l’objectif législatif ni qu’elle est proportionnée à cet objectif. 

Dans l’arrêt Irwin Toy(162), rendu le même jour que l’arrêt Ford, la Cour suprême a eu l’occasion de développer sa pensée sur la liberté d’expression, en tentant de définir celle-ci et en déterminant les principes fondamentaux qui en font une valeur de la démocratie. Dans l’arrêt Irwin Toy, la contestation portait sur certaines dispositions de la Loi sur la protection du consommateur qui interdisaient la publicité commerciale destinée aux enfants de moins de treize ans.

La Cour suprême mentionne d’abord que l’expression possède à la fois un contenu et une forme et ces deux éléments peuvent être inextricablement liés. L’activité est expressive si elle tente de transmettre une signification. Le message est son contenu. La liberté d’expression a été consacrée par la Constitution et est garantie par la Charte québécoise (163). Cette protection est fondamentale, selon les termes même des deux chartes, parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, il faut attacher une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l’individu.

Une activité humaine ne peut être écartée du champ de la garantie de la liberté d’expression, en se basant sur son contenu ou sa signification. Si l’activité « transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie » (164). Pour ce qui est du contenu de l’expression, celui-ci peut être transmis par une variété infinie de formes d’expression, comme par exemple l’écrit et le discours, les arts et même les gestes et les actes(165) . La seule forme d’expression qui est exclue de la garantie constitutionnelle est la violence, puisque « la liberté d'expression est la garantie que nous pouvons communiquer nos pensées et nos sentiments de façon non violente, sans crainte de la censure. (166)

Si une activité humaine entre dans le champ de la liberté d’expression, alors la deuxième étape consiste à se demander si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale visée est de restreindre celle-ci . La Cour indique que la qualification de l’objet du gouvernement doit se faire du point de vue de la garantie en cause. Pour ce qui est de la liberté d’expression, si le gouvernement a voulu contrôler la transmission d’un message soit en restreignant directement le contenu de l’expression soit en restreignant une forme d’expression liée au contenu, son objet porte atteinte à la garantie. D’autre part, s’il vise seulement à prévenir les conséquences matérielles d’une conduite particulière, son objet ne porte pas atteinte à la garantie. Pour décider si l’objet du gouvernement est simplement de prévenir des conséquences matérielles préjudiciables, la Cour indique qu’il faut se demander si le méfait est dans le message de l’activité ou dans l’influence qu’il est susceptible d’avoir sur le comportement des autres, ou encore si le méfait est uniquement dans le résultat matériel direct de l’activité.

Si le but poursuivi par le gouvernement n’est pas de contrôler ou de restreindre la transmission d’une signification, il faut alors décider si l’action du gouvernement a pour effet de restreindre la liberté d’expression. A cette étape, la personne qui invoque la protection de la Charte, doit établir que cet effet s’est produit. Pour faire cette démonstration, elle doit formuler sa thèse en tenant compte des principes et des valeurs qui sous-tendent la liberté garantie. 

La Cour suprême du Canada rappelle alors la nature des principes et des valeurs qui sous-tendent la protection de la liberté d’expression dans une société démocratique:

« (...) 1) la recherche de la vérité est une activité qui est bonne en soi; 2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et 3) la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l’égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné. » (167)
Ainsi, la personne qui invoque une atteinte à sa liberté d’expression, doit pouvoir au moins décrire le message transmis et son rapport avec la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ou l’enrichissement et l’épanouissement personnels.




Notes

(106) SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573

(107) Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 (précitée, note 1)

(108) Boucher c. Le Roy [1951] R.C.S. 265; Switzman c. Elbling [1957] R.C.S. 285; Renvoi relatif aux lois de l’Alberta [1938] R.C.S. 100; on pourrait ajouter l’arrêt Saumur c. Ville de Québec [1953] 2 R.C.S. 299

(109) Boucher c. Le Roy, précité, note 108, 288. Traduction française citée dans SDGMR c. Dolphin Delivery, ltd., précité, note 106, 584.

(110) Switzman c. Elbling, précité, note 108, 306. Traduction française, Id., 585

(111) Id., 328. traduction française, Id., 586

(112) Renvoi relatif aux lois de l'Alberta, précité note 108, 133.

(113) Id., 146

(114) [1978] 2 R.C.S.770

(115) Id., 797

(116) Nicole DUPLÉ, « Les libertés d'opinion et d'expression : nature et limite», (1987) 21 R.J.T. 543 , 551

(117) Id., 551

(118) Charte canadienne des droits et libertés, précitée note 107.

(119) Lavigne c. SEFPO [1991] 2 R.C.S. 211, 320

(120) Charte canadienne des droits et libertés, précitée note 107.

(121) Nicole DUPLÉ,« Les limites intrinsèques et les limitations étatiques de la liberté d'expression : l'interprétation téléologique et contextualisée » , dans G.A. BEAUDOIN (dir.), La Charte: dix ans après, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1992, p. 39, à la page 42

(122) Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145.

(123) R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295.

(124) Id., 343

(125) Pour un exemple de cette thèse voir: André MOREL, « La clause limitative de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés : une assurance contre le gouvernement des juges » (1983) R. du B. can. 61, 81 (Retour au texte)

(126) Pierre TRUDEL, « La liberté d’information - règle supra-légale et principe d’interprétation », Le Droit et la presse, la Fondation du Barreau canadien, polycopié, 1984, p. 14. (Retour au texte)

(127) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123, 344 (Retour au texte)

(128) Hunter c. Southam, précité, note 122, 145 (Retour au texte)

(129) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123, 330 (Retour au texte)

(130) L’article 1 de la Charte se lit ainsi:« La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et les libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » (Retour au texte)

(131) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123, 331, 332 et 334. (Retour au texte)

(132) R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. (Retour au texte)

(133) L’article 33(1) de la Charte canadienne dispose: « Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition données de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente Charte ». (Retour au texte)

(134) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123. (Retour au texte)

(135) R. c. Oakes, précité, note 132. (Retour au texte)

(136) Id., 139 (j. en chef Dickson) (Retour au texte)

(137) José WOEHRLING, « L'article 1 de la Charte canadienne et la problématique des restrictions aux droits et libertés : l'état de la jurisprudence de la Cour suprême », dans Gérald A. BEAUDOIN et Daniel TURP (dir.), Perspectives canadiennes et européennes des droits de la personne: l’émergence de droits nouveaux, Aspects canadiens et européens, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 3, pp. 21 et 22 (Retour au texte)

(138) R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. (Retour au texte)

(139) Id., 772 (j. en chef Dickson) (Retour au texte)

(140) Id., 795 (j. Laforest) (Retour au texte)

(141) José WOEHRLING,« L'article 1 de la Charte canadienne et la problématique des restrictions aux droits et libertés : l'état de la jurisprudence de la Cour suprême », dans G.A. BEAUDOIN et D. TURP (dir.), op. cit., note 137, p. 3, aux pages 24 et 25 (Retour au texte)

(142) L.R.Q., c. C-12. (Retour au texte)

(143) L’article 3 dispose: « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association ». (Retour au texte)

(144) De 1975 à 1982, seuls les articles 9 à 38 avaient préséance sur la législation postérieure à la Charte. Depuis le 1er octobre 1983, les articles 1 à 38 ont préséance sur la législation postérieure et, depuis le 1er janvier 1986, sur la législation antérieure. Voir la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, c. 61, art. 16 et 34. (Retour au texte)

(145) Nicole DUPLÉ, loc. cit., note 116, 544 et 545. (Retour au texte)

(146) Id., 545; Nicole Duplé mentionne que le juge Laskin a reconnu à la Déclaration canadienne des droits ce statut dans l’arrêt Hogan c. La Reine [1975] 2 R.C.S. 574, 597; sur l’ensemble de cette question voir: Jacques-Yvan MORIN, « La constitutionnalisation progressive de la Charte de droits et libertés de la personne », (1987) 21 R.J.T. 25 (Retour au texte)

(147) L’article 9.1 dispose: « Les libertés et droits fondamentax s'exervent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La Loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice ». (Retour au texte)

(148) Nicole DUPLÉ, loc. cit., note 116, 545. (Retour au texte)

(149) [1984] 2 R.C.S. 66. (Retour au texte)

(150) Nicole DUPLÉ, loc. cit., note 116, 581. (Retour au texte)

(151) Ford c. Québec (P.G.), [1988] 2 R.C.S. 712. (Retour au texte)

(152) Irwin Toy c. Québec (P.G.), [1989]1 R.C.S. 927. (Retour au texte)

(153) L.R.Q., c. C-11. (Retour au texte)

(154) Supra, p. 11 et suiv. (Retour au texte)

(155) Ford c. Québec (P.G.), précité, note 151, 764. (Retour au texte)

(156) SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité, note 106, 573. (Retour au texte)

(157) Id., 583 (Retour au texte)

(158) Hunter c. Southam, précité, note 122. (Retour au texte)

(159) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123. (Retour au texte)

(160) R. c. Oakes, précité, note 132. (Retour au texte)

(161) R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, note 138. (Retour au texte)

(162) Irwin Toy c. Québec (P.G.), précité, note 152. (Retour au texte)

(163) Id., 968 (Retour au texte)

(164) Id., 969 (Retour au texte)

(165) Id., 970 (Retour au texte)

(166) Id., 970; sur la question de la violence en tant que forme d’expression exclue de la garantie constitutionnelle, la Cour cite les propos du juge McIntyre dans l’arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité note 106, 588. (Retour au texte)

(167) Id., 976 (Retour au texte)

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Publié pour une première fois dans Negations, Winter 1996. Reproduit ici avec la permission des éditeurs de Negations. [ http://www.datawranglers.com/negations/index.html ]

Radical Plural Democracy : A New Theory For the Left?

Susan Hekman


Dr. Hekman's article shows the current state of Marxism in relation to Postmodernism and highlights the need to re-think the left.

To say that marxism is in crisis in the last decade of the twentieth century is an understatement. In both theory and practice marxism has been buffeted from all sides since mid-century. The demise of marxist-identified political regimes in Russia and Eastern Europe focused world attention on the political, social and economic failures of these governments. Although marxist intellectuals could, and, indeed, did, vigorously protest that these regimes did not represent the political expression of marxist principles, their nominal association with marxism discredited it in the eyes of the world. Fukuyama's (1992) claim that the demise of marxism and the triumph of liberal democracy heralds the "end of history" represents an extreme interpretation of this set of events. But it voices a sentiment that is widespread in the 90's: that liberal democracy has proven its superiority over its long-time rival.
On the intellectual scene marxism has been similarly discredited. Marxist theory has been unable to accommodate three significant intellectual movements in the last decades of the twentieth century: postmodernism / poststructuralism, theoretical articulations of the "new social movements" such as feminism, ecology and identity politics, and a revitalized theory of liberal democracy. The postmodern/poststructuralist attack on metanarratives, totalizing theories that purport to explain the whole of social reality, is equally applicable to marxism and traditional liberalism. But this critique has been focused on the left because many postmodern/poststructuralist theorists are former marxists; liberalism is rarely deemed worthy of their attention. The upshot of the critique, thus, has not been so much to question the viability of any foundationalist politics, but, rather, specifically to problematize marxist/leftist politics.
The rise of "new social movements" has dealt an equally crippling blow. Feminists, ecologists, proponents of identity politics rooted in race, ethnicity, or sexuality have failed to find a theoretical home in marxism; they have instead articulated an independent theoretical position. The rise of these movements and their apparent incompatibility with marxism has revealed an important lacuna in marxist theory. Despite its sensitivity to the role of social and material conditions in constructing social reality, traditional marxism is silent on an issue that dominates contemporary theory: the cultural construction of race, gender, ethnicity and sexuality. Traditional marxist theory focuses on a single factor: material/economic conditions. It is the clash of classes defined by the ownership of the means of production that drives marxist theory; there is no room for differences of gender, class, race and ethnicity. This has created a peculiar dilemma for contemporary marxists. The new social movements identify themselves as oppositional, resistance movements; they thus fall under the traditional purview of the left. Yet marxist theory cannot accommodate these movements without violating its basic tenets. The most that can be accomplished is an uneasy theoretical and practical accommodation.
The third factor that has discredited contemporary marxism is the rebirth of liberal democratic theory and practice. Marx's disdain for bourgeois liberalism characterizes twentieth century marxist theory as well. Like their predecessors, twentieth century marxists have assumed that liberalism is not worthy of their attention because it is a passing phenomenon; it will wither away with the inevitable demise of capitalism. The current revitalization of liberal democratic theory has thus proved to be something of an embarrassment. Far from withering on the theoretical or political vine, liberal democracy has proved to be a dynamic force on the contemporary intellectual scene.
The dilemma facing contemporary marxism thus, is daunting. It is tempting to argue that leftist intellectuals should simply abandon marxism and move on to a more promising theoretical location. This is an unattractive option for a number of reasons. First, the left has too much invested in marxism to abandon it entirely. Although the theme of liberation is not unique to marxism, its articulation in marxism has proved to be particularly powerful. marxism's call for liberation has ignited the political passions of millions across the world and inspired oppositional intellectuals for over a century. No other resistance movement in modern history has exhibited such strength; it is a powerful resource for leftist theory and politics. Second, despite their departure from marxist principles, contemporary oppositional movements such as feminism and identity politics grew out of marxist politics and are fueled by a marxist-inspired concept of liberation. Many of their proponents are disaffected marxists who have strayed from the fold. Third, no obvious alternative to marxism is emerging on the political left. Postmodernism is frequently accused of being a-political, even nihilistic. At the very least, the movement has no obvious political agenda. The new social movements, although overtly political, fail to offer a comprehensive political theory; they focus on the aspect of political life that defines their movement without developing a general social/political position. In the 60's and 70's it appeared that the second generation critical theory of Jurgen Habermas would fill the gap in leftist theory. But this promise has not been realized. Habermas's work has become too closely identified with analytic philosophy, an approach with decidedly conservative implications. His increasingly arcane theories have failed to inspire a revitalized leftist politics.
In the last decade, however, a new and potentially significant theory has appeared on the left intellectual scene: radical plural democracy. (1) It appears to have exactly what the contemporary left needs: it incorporates many of the insights of postmodern and poststructuralist approaches; it offers a theoretical explanation of the new social movements; it even embraces some of the contributions of recent theories of liberal democracy. Significantly, it defines this effort as a continuation of the marxist heritage and, specifically, its liberatory theme. The purpose of this essay is to assess this new theory of the left. By tracing the evolution of the approach, I will question whether it represents a viable theoretical and political direction for leftist politics.
"Left-wing thought today stands at a crossroads. The 'evident truths' of the past...have been seriously challenged by an avalanche of historical mutations which have riven the ground on which those truths were constituted." This is the opening sentence of the first comprehensive statement of radical plural democracy: Ernesto Laclau and Chantal Mouffe's Hegemony and Socialist Strategy (1985). (2) In the first few pages of the book they explain why they see marxist theory to be at a crossroads. In recent years, they claim, "positive new phenomena" have emerged that demand theoretical reconsideration: new feminism, protest movements of ethnic, national and sexual minorities, the ecology movement. These phenomena, they assert, cannot be dealt with in the context of the presuppositions that frame marxist theory: universal subjects and a singular definition of history. The basic presuppositions that frame radical plural democracy are prefigured in this initial statement. The most fundamental is that the left is in crisis; marxism as usual cannot continue. Another is the recognition of the significance of the new social movements that have arisen in recent decades. Radical plural democracy recognizes that unless the left can accommodate these movements it will lose what little viability it still possesses. Finally, radical plural democracy assumes a central tenet of postmodernism: the death of the modernist subject. The authors tacitly acknowledge the centrality of this subject to marxist theory and accept that it is no longer a viable basis for theorizing.
A fundamental tension characterizes the argument of Hegemony and Socialist Strategy. On one hand Laclau and Mouffe remain tied to the theoretical discourse of marxism. Over half of the book consists of an extended analysis, which, following Foucault, they call a genealogy, of the concept of hegemony in marxist theory. They offer detailed discussions of the thought of Luxembourg, Kautsky, Bernstein, Sorel and Gramsci. They define their goal as "operating deconstructively within marxist categories." To accomplish this they employ the discourses of classical marxism, abandoning some elements of those discourses, transforming others, with the aim of recovering what they define as the plurality of early marxism. But this effort is uneasily balanced with a second tendency: the movement into "post-marxist terrain." Laclau and Mouffe claim that although hegemony is a marxist concept, it introduces a logic of the social that is incompatible with marxist categories. They thus conclude that it is necessary to move beyond marxism, that marxism is only one of the traditions through which it is possible to formulate the new conception of politics that they are seeking -a "radical, libertarian and plural democracy" (Laclau and Mouffe, 3-4).
The tension between these two tendencies in their first book sets the stage for the theoretical and practical difficulties the approach will encounter as it develops. The second tendency has come to dominate the emerging theory. The second half of Hegemony and Socialist Strategy establishes the two central themes of radical plural democracy. The first is the adoption of the principal elements of postmodernism: the critique of metanarratives and the rejection of the transcendental subject. The authors define hegemony as a relational category, even suggesting that it is a transitional concept that marks the end of essentialist discourse. The concept of hegemony, they claim, reveals the "unfixity" of social relations: there are no privileged points, no fixed subject positions (87-8). "Subject positions" replaces "the subject" in their discussions. These subject positions, furthermore, are defined as discursive, partaking of the open character of all discourse (115). This move takes the authors beyond the traditional terrain of marxism. It entails that there is no repression per se, but only repression as it is defined in a discursive relation (154). It also entails "that the definition of the workers' struggle" need not be opposed to that of women and ethnic minorities (167). Once the notion of a universal working class is abandoned, this opposition disappears. Significantly, the notion of a privileged standpoint also disappears. On the author's reading no one has a prerogative on truth; there are only discourses that articulate resistance.
Perhaps the most startling move in Hegemony and Socialist Strategy, however, is the second theme presented in the latter half of the book: the incorporation of liberal democratic theory. After a discussion of Hayek, Nozick and Brzezinski, the authors argue: "It would be an error to underestimate the importance of these attempts to redefine notions such as 'liberty,' 'equality,' 'justice,' and 'democracy.'" The "traditional dogmatism of the Left," they assert, results in a narrow range of vision. The left has ignored problems at the center of political philosophy as well as "the whole vast field of culture and the definition of reality built on the basis of it." Worse, these fields have been "left free for the initiative of the right" (174). To counter these tendencies Laclau and Mouffe urge the left not to reject liberal democracy, but to "deepen and expand it in the direction of a radical and plural democracy" (176). They even go so far as to assert that the ethical principle of the liberty of the individual is particularly valid today (184).
The definition of radical plural democracy that Laclau and Mouffe advance in Hegemony and Socialist Strategy can be seen as a kind of challenge to the left. It outlines a way to incorporate both postmodernism and liberal democracy into a leftist, quasi-marxist politics. One of the principal goals of this politics is to accommodate the new social movements that marxism had previously excluded. But even at this early stage the potential problems inherent in their enterprise are evident. Laclau and Mouffe reject several of the central tenets of marxism while nonetheless claiming a marxist inspiration. The privileged standpoint of the proletariat, determination by material conditions, and the centrality of class conflict are all jettisoned. They further incorporate a concept that has been the object of marxist critique since its inception: the liberal notion of individual rights. Finally, they embrace a position, postmodernism, that denies the legitimacy of both the marxist and liberal projects. Laclau and Mouffe are aware of these tensions from the outset and seek to resolve them in subsequent work. But whether such a resolution is even possible is surely in question.
In the years following the publication of Hegemony and Socialist Strategy, Laclau and Mouffe have expanded the outline of radical plural democracy they advanced in the book, defending it against its critics on the left. Their defensive strategy follows a clear pattern: a movement away from a marxist modernism and toward a postmodern eclecticism that embraces liberal political philosophy. Thus in Andrew Ross's Universal Abandon? Mouffe declares that radical plural democracy proposes a reformulation of the socialist project that avoids the twin pitfalls of marxist socialism and social democracy, while providing the left with a new imaginary, an imaginary that speaks to the tradition of the great emancipatory struggles but that also takes into account recent theoretical contributions by psychoanalysis and philosophy. In effect, such a project could be defined as being both modern and postmodern. (32-3)
The development of radical plural democracy follows the two themes introduced in the second half of Hegemony and Socialist Strategy. Mouffe declares that only postmodernism can allow us to understand the complexity of contemporary social movements, particularly the multiplicity of subjects (34). She focuses on one of the central themes of postmodernism, the redefinition of the subject, and ties her discussion to a pervasive topic of contemporary social theory: difference. Radical plural democracy, Mouffe declares, demands the recognition of difference, particularly the recognition of different subject positions (35-6). (3) Laclau takes the accommodation with postmodernism even further. In his essay in Ross's book he asserts that the genealogy of marxism coincides with the postmodern deconstruction of the myth of origins. Abandoning this myth, he claims, leads not to nihilism but to a proliferation of discursive interventions (76-9).
Mouffe also significantly expands the second theme: the incorporation of liberal democracy. The task of radical democracy, she claims, is to deepen the democratic project of modernity without incorporating the abstract universalism of the Enlightenment (1988:44). Although Laclau and Mouffe had advanced this theme in Hegemony and Socialist Strategy, Mouffe now develops it significantly, moving more firmly into liberal terrain. She argues that socialist goals can only be achieved within a liberal democratic framework and that a strong alliance with the ethico-political principles of modern democracy is necessary to promote the project of radical and plural democracy ("Radical Democracy or Liberal Democracy", 57-61). Taking an even more daring step, she asserts that radical democracy's emphasis on tradition, particularity, and difference converges with some aspects of conservative thinking ("Radical Democracy: modern or postmodern", 38). She introduces the Aristotelian concept of "phronesis" to buttress her thesis. For Aristotle phronesis is ethical knowledge that is dependent on cultural and historical conditions current in the community, practical reason specific to the study of human praxis (Ibid., 36).
Given the radical implications of Laclau and Mouffe's position, it is curious that there has been a relatively mild reaction on the left to radical plural democracy. This in itself is indicative. Few on the left are willing to defend traditional marxism at this juncture and, specifically, to claim legitimacy for the privileged standpoint that Laclau and Mouffe are abandoning. It is also indicative that the critiques that have appeared attack radical plural democracy from opposite theoretical directions. On one hand, for example, Aronowitz claims that radical plural democracy is not truly antifoundational but must necessarily presuppose an ethical a priori ("Postmodernism...", 52). And, from an opposite perspective, Bove, discussing a position that also abandons the totality of marxism, claims that this move leads to "a typical and dangerous form of American pluralism" (18).
Laclau and Mouffe define radical plural democracy as marxism by "other means," which, for them, include postmodernism, the new social movements, and a version of liberal democracy. In many ways the definition of radical plural democracy parallels another theoretical movement in the late 1980's and early 1990's: the articulation of a "postmodern politics." A debate has raged in a variety of academic disciplines over whether it is even possible to define a postmodern politics. Many critics of postmodernism claim that the term is an oxymoron because postmodernism is at best nihilistic and a-political and, at worst, entails political conservatism. Despite, or perhaps because of these criticisms, advocates of postmodernism have attempted to define a postmodern politics of resistance. And what better way to do so than to argue for a link between postmodernism and marxism? Michael Ryan makes just such a case in Marxism and Deconstruction. here are many similarities between Ryan's project and that of Laclau and Mouffe. Ryan defines the aim of his book as developing a new form of analysis that is both marxist and deconstructionist (Marxism, xv). He argues that deconstructive philosophy has positive implications for marxism both theoretically and politically: it jettisons the metaphysical elements of marxism and it provides a theoretical basis for antimetaphysical tendencies in marxism (Ibid., 1). Like Laclau and Mouffe, Ryan wants to develop a politics that can accommodate the new social movements, what he calls "the Left's Right" (Ibid., 215). And, also like them, he turns to postmodernism to define this politics. Ryan parts company with Laclau and Mouffe, however, on the issue of liberalism. In Marxism and Deconstruction he argues strenuously against the "liberal implications" of Derrida's philosophy, citing the "danger" of a conservative or even reactionary interpretation of deconstruction (Ibid, 193). In a later book, Politics and Culture, he elaborates this theme by claiming that deconstruction is not compatible with liberalism, but, rather, reveals its internal contradictions.
There is, at this point, a huge literature on "postmodern politics." (4) I cite Ryan's work in this context because he identifies his postmodern politics as marxist. Others, most notably Richard Rorty, ground their postmodern politics in liberalism. Despite some affinities, however, postmodern politics and radical plural democracy are not identical. The political implications of postmodernism are not, Ryan's arguments notwithstanding, necessarily leftist. Although elements of postmodernism can be used to formulate a left politics, it does not entail such a politics. Radical plural democracy, on the other hand, is leftist/marxist first and postmodern only secondarily. This is an important distinction. Postmodernism can provide tools and insights for the construction of a left politics, but it cannot supply the foundation for that politics. In the introduction to his edited book on postmodern politics, aptly titled Universal Abandon?, Andrew Ross puts this very well. Postmodern politics, he asserts, has different origins than those that produce leftist politics; it produces a politics of difference that liberates voices of color, gender and sexual orientation from the margins (Ross, xvi). (5)  Such a politics has no necessary direction or orientation; it is just as undefined as postmodernism itself.
In 1992 Chantal Mouffe edited Dimensions of Radical Democracy. The essays in this volume expand and to a certain extent redefine the theory of radical plural democracy that she and Laclau advanced seven years earlier. The volume is prefaced by a statement of editorial policy for a new series of books edited by Laclau and Mouffe under the title Phronesis. This statement is the most concise definition of radical plural democracy as the authors conceive it today:
There is today wide agreement that the left-wing project is in crisis. New antagonisms have emerged ­­not only in advanced capitalist societies but also in the Eastern bloc and in the Third World­­ that require the reformulation of the socialist ideal in terms of an extension and deepening of democracy.
They then go on to describe two possible solutions to this crisis: a return to rationalism and universalism or a rejection of essentialism. After identifying the second option as "a point of convergence of the most important trends in contemporary theory" they conclude:
Phronesis clearly locates itself among the latter. We believe that an anti-essentialist theoretical stand is the sin qua non of a new vision for the Left conceived in terms of a radical and plural democracy.
Notice what has happened to the definition of radical plural democracy in the years since 1985. References to marxism have been entirely deleted; postmodernism is linked to the new social movements with the argument that it offers the only possible explanation of these phenomena; and democracy is appropriated without reference to its association with liberalism. Mouffe's two articles in the volume expand on these themes. In "Democratic Politics Today" she makes the sweeping statement that those who refuse to see liberal democratic capitalism as the end of history have only one option: radical democracy. The problem, she declares, is not defining the ideals of democracy, but realizing them. Radical and plural democracy forces liberal democratic societies to be accountable to their ideals. Mouffe's goal is to separate liberal democracy from capitalism and liberal individualism. The key question, she asserts, is how a maximum of pluralism can be preserved without destroying community (Mouffe, "Democratic Politics...", 1-3).
For Mouffe the solution to this theoretical challenge lies in a redefinition of citizenship. She discusses the concept of citizenship under five headings: radical democracy, community, social justice, identity, and pluralism. Throughout, her aim is to distinguish radical plural democracy from traditional liberalism, the contemporary communitarians, and earlier forms of pluralism (Ibid., 4-12). But there is a lacuna in Mouffe's presentation that problematizes the position that she is now adopting: the alternative she is proposing is ill-defined, particularly in political terms. Radical plural democracy, she declares, postulates the impossibility of a final realization of democracy because of the irresolvable tension between equality and liberty. For Mouffe modern democratic political community is "a discursive surface of inscriptions." Thus "the experience of a radical and plural democracy can only consist in the recognition of the multiplicity of social logics" (Ibid., 14). Further explanation of the parameters of this politics, however, is not forthcoming.
Mouffe's conclusion to the volume, "Democratic Citizenship and the Political Community," seeks to articulate a new definition of citizenship that is appropriate to radical plural democracy. She situates her argument in the context of the liberalism/communitarianism debate, asserting that we should combine the best aspects of each position. Several themes dominate her discussion. The first is a recognition of moral pluralism, multiple definitions of " the good" within political life. The second is a postmodern definition of subjectivity. The subject, she declares, is "the articulation of an ensemble of subject positions, constructed within specific discourses and always precariously sutured at the intersection of those subject positions" ("Democratic Citizenship...", 237). The common political identity that Mouffe is striving for, thus, is "a collective identification with a radical democratic interpretation of the principles of the liberal-democratic regime: liberty and equality" (Ibid., 236)
That Mouffe's position in 1992 represents a significant move away from traditional left/marxist politics and toward traditional liberalism should be evident from the summary of these articles. The other contributors to the volume provide further evidence of radical plural democracy's move toward liberalism. None are marxists or even quasi-marxists; several discuss the liberal concept of pluralism at length; and two, Walzer and Wolin, are well-known anti-marxist left liberals. Although each of the authors tries to distinguish her or his position from traditional liberalism, these distinctions are largely unsuccessful. Walzer, for example, wants to replace liberal individualism with "critical associationalism" (105). McClure wants to define a "post-marxist pluralism" that supersedes liberal pluralism. D'Entreves casts the radical plural democratic net even further by arguing for the inclusion of Hannah Arendt's concept of citizenship. And Sheldon Wolin, in the concluding essay of the volume, appropriately titled "What Revolutionary Action Means Today," summarizes this move to the right by arguing that "Democrats need a new conception of revolution. Its text should be John Locke, not Karl Marx" (249).
In her 1993 collection, The Return of the Political, Mouffe moves even further into liberal terrain. Although there is little that is new in this volume ­­all but one of the papers was previously published or delivered­­ it documents Mouffe's increasing interest in liberal political theory. Several essays in the volume delve into the intricacies of contemporary liberal debates; Rawls, Larmore, Galston, Raz and others are discussed at length. Although Mouffe also argues that socialism can be "useful" in the contemporary attempt to refashion democratic theory and includes a discussion of Bobbio's work, her emphasis has shifted even more decisively toward liberalism and away from socialism. Mouffe's commentary on the liberalism debate is organized around her theme of pluralism. She asserts that many contemporary liberals advocate a position that fosters homogeneity and denies plurality. Against this she repeatedly argues that although we must create wide consensus around democratic values, the means to accomplish this goal is multiplying discourses and practices "that produce 'democratic subject positions'" (The Return of the Political, 151).
As this passage indicates, although Mouffe may be abandoning socialism, she is not abandoning postmodernism. Mouffe's restructuring of liberalism has a decidedly postmodern ring. Her thesis is that the liberal tradition is diverse and complex; it is linked to Enlightenment rationalism, economic liberalism, and political liberalism as well as philosophical discourses on man, rationality and morality (Ibid., 42). Mouffe wants to discard all the elements of this heritage that are linked to modernism, to define a liberalism that is not universalist, rationalist or individualist. The liberalism she advocates is, instead, one in which rationality, individuality and universality are not rejected, but defined as plural, discursively constituted, and entangled with power relations (Ibid., 7). The focus of her restructuring is, once again, the subject. She strives to define a "non-individualistic conception of the individual" (Ibid., 100), an individual conceived as "the intersection of a multiplicity of identifications and collective identities that constantly subvert each other" (Ibid., 97).
It is tempting to conclude from this that, after first fashioning a marxism that violates the epistemological assumptions of marx, Mouffe is now articulating a liberalism that would be anathema to most liberals and, furthermore, verges on incoherence. What, exactly, are we to make of a "non- individualistic conception of the individual," not to mention a "plural" definition of universality? Not only are these conceptions confused, but it is hard to imagine a liberalism that can accommodate them. It is even harder to imagine a liberalism that can accommodate a conception of the subject as a multiplicity of intersecting identities.
Mouffe's movement into liberal terrain is motivated by her desire to bring all the major contemporary theoretical and political movements under her theoretical umbrella. But in attempting to assess the success of radical plural democracy it is necessary to ask whether her strategy of inclusion works in all cases. The confusing and contradictory nature of her refashioning of liberalism suggests that it is unsuccessful in this instance. But I would nevertheless like to argue that the strategy does work in the case of postmodernism. Several contemporary theorists, most notably Coward and Ellis, have suggested that Marx's concept of the subject as socially determined lays the theoretical groundwork for the discursively constituted postmodern subject. Thus, although Marx is in many ways a thoroughly modernist thinker, there are nevertheless elements of his theory that prefigure postmodernism, particularly the postmodern concept of the subject. Another way of putting this is that Marx opens up what Althusser has called a "new continent of thought" without fully entering that continent. That this compatibility with postmodernism is not true of liberalism should be evident. Liberalism is thoroughly and, I would argue, irredeemably modernist. Specifically, it is antithetical to the kind of postmodern redefinition that Mouffe is attempting. Without the modernist concept of the subject and its universal principles, liberalism makes little sense.
What I am arguing, then, is that while the marriage of a marxist politics of resistance and a postmodern emphasis on difference offers fruitful possibilities for a left politics, the incorporation of liberalism into this theoretical mix does not. This thesis can best be illustrated by examining radical plural democracy's reception among the adherents of one of the new social movements it seeks to incorporate: feminism. In Politics and Culture Ryan devotes a chapter to "the Politics of Deconstruction: Feminism", arguing for a convergence between the two approaches. But although there has been an extensive discussion in the feminist community about the relevance of postmodernism for feminism, there have been few discussions of radical plural democracy. Mouffe has attempted to bring radical plural democracy and feminism together through her concept of citizenship:
I believe that what a project of radical and plural democracy needs is not a sexually differentiated model of citizenship in which the specific tasks of both men and women would be equally valued, but a truly different conception of what it is to be a citizen and to act as a member of a democratic political community. ("Feminism...", 377)
The concept of difference has dominated discussions in feminist theory in recent years. The central question in this controversy is whether feminists should emphasize or downplay both the differences between women and men and those between different groups of women. Mouffe brings the anti-essentialism of radical plural democracy to bear on this question by asserting that abandoning an essentialist concept of woman, far from being an obstacle to the formation of a feminist democratic project, is instead the condition of its possibility. She argues that many different kinds of identification can form around the concept "woman" that can provide the basis for a feminist politics (Ibid., 381-2).
In Justice and the Politics of Difference Iris Marion Young outlines a feminist politics that has much affinity to radical plural democracy. Young defines justice as the institutionalized conditions that make it possible for all to learn and use satisfying skills in socially recognized settings, to participate in decision making and express their feelings and perspectives on social life in contexts where others can listen (91). Young rejects the definition of justice as the transcendence of group differences. Instead she argues that the politics of difference requires that participation and inclusion for all groups sometimes entails different treatment for oppressed or disadvantaged groups (158). Like the adherents of radical plural democracy Young wants to distinguish her approach from liberal pluralism. The "radical democratic pluralism" that she advances rests on the thesis that agents should have empowerment, not autonomy, a concept that, for Young, involves publicity, not privacy (251).
It is misleading to conclude that the similarity between Young's politics of difference and radical plural democracy entails an endorsement of the position by the feminist community. Contemporary feminism is far from monolithic; it is impossible to identify the feminist position on any issue. Despite this, the similarities between Young's position and radical plural democracy are significant. How to deal with the differences between women and how to fashion a feminist politics without "essential woman" are key issues in contemporary feminist theory. Young's approach, an approach that has much in common with radical plural democracy, has been widely acclaimed in the feminist community. It is also significant that another prominent feminist theorist, one whose philosophical roots lie in the Habermasian tradition, also articulates a position that has much in common with radical plural democracy. Nancy Fraser argues against the thesis that liberal democracy is the final solution for all social systems. Instead she argues for a politics of "parallel discursive arenas where members of subordinated social groups invent and circulate counterdiscourses" (67). What we need, she asserts, is a critical political sociology of a form of public life in which multiple but unequal publics participate (70). Despite differences in jargon, this comes to much the same thing as the theories of Mouffe and Young.
The compatibility between radical plural democracy and some aspects of feminism exemplifies how a resistance movement can benefit from utilizing the theoretical tools of postmodern thought that these theorists advance. Noticeably missing from the theoretical mix in these approaches to feminism, however, are aspects of liberalism. The case of feminism illustrates the futility of pursuing the theoretical incorporation of liberalism that Mouffe espouses. While the feminists discussed above refer frequently to postmodern concepts such as the multiplicity of subjects, the liberal notion of the autonomous subject is completely jettisoned.
This exploration of feminism, furthermore, also points to a problem the theorists of radical plural democracy have failed to deal with successfully: politics. Feminist theory is necessarily political; it demands a connection to political issues for concretely situated women. Feminist theorists have devoted much attention to fashioning a viable feminist politics from the basic principles of feminist analysis. The theorists of radical plural democracy have not. The approach, in effect, has no political program. Although references to politics are scattered throughout the works of these theorists, they are both intermittent and decidedly vague. The major stumbling block to the articulation of a politics informed by radical plural democracy is the question of the identity of the subject. Theorists of radical plural democracy want to incorporate the postmodern deconstruction of the modernist subject into their approach. But how to do so seems to escape them. I quoted Mouffe above as arguing that what we need is "the articulation of an ensemble of subject positions...precariously sutured." She fails to even begin to suggest how this might be realized.
In a book devoted entirely to the question of political identity Laclau (The Making of Political Identities) argues that with the demise of the Cold War everything is up for grabs, especially political identity. Half of Laclau's book is devoted to "real politics" - the attempt to apply radical plural democracy to actual political issues. But this attempt increases rather than dispels the suspicion that radical plural democracy has no viable political program. The main problem for the authors of the articles in the book is reconciling the identity politics of many new social movements with the anti-essentialist subject of postmodernism. One of the authors, for example, suggests that "Against such an identitary logic, the possibility of developing a more democratic logic of identity construction, one that recognizes the peculiar logic of a 'never-sutured identity,' will be held out" (Norval, 119). But this possibility is only held out, never realized. Articulating a postmodern approach to the subject that at the same time is capable of political action is a difficult theoretical task, but, I would argue, not an insuperable one. Those who attempt to fashion a radical plural democratic approach to identity, however, need to devote much more attention to this task.
The political weaknesses of radical plural democracy, thus, are significant, particularly for an approach that claims to be the salvation of leftist politics. On the theoretical front the story is different. In a theoretical sense the strengths of radical plural democracy are identical to its weaknesses. The approach brings together the dominant theoretical positions of the late twentieth century: postmodernism, poststructuralism, language theory, psychoanalysis, hermeneutics, even liberal democracy. It also incorporates the new social movements such as feminism, ecology, and the identity politics of racial and ethnic minorities. And it accomplishes this without abandoning the emancipatory impulse of marxism. This is no mean feat. No other position on the theoretical horizon, left or right, has accomplished this.
But at what price has this theoretical feat been achieved? Is the eclecticism of radical plural democracy an appropriate response to the demise of metanarratives in the postmodern world or is it simply incoherent? Despite my criticisms of the approach I would like to suggest that radical plural democracy performs a significant theoretical function. A sea change is occurring in twentieth century thought, a movement away from the absolute to the relative, from the universal to the particular, from the transcendental subject to the situated self. Radical plural democracy is part of this change. Its theorists attempt to incorporate the moral force of marxism and the insights of the movements, both intellectual and political, that constitute this change. In some respects they have not succeeded in this goal. They try to bring too much under their theoretical umbrella. The new approaches to liberal democracy, in particular, do not fit. But I think that their attempt is important and, in some sense, inevitable. I believe, with Foucault, that we are witnessing an epistemological shift, a paradigm change, in the late twentieth century. This new continent of thought demands a new approach to politics, particularly the politics of resistance. Radical plural democracy has not met this demand. But it may have begun the process by which a future theoretical approach will accomplish this goal.


Notes

1 ­­ Mouffe uses the phrase "radical and plural democracy." I prefer this wording. 
  
2 ­­ Aronowitz's Crisis in Historical Materialism (1981) prefaces many of the themes of radical plural democracy. But, unlike Laclau and Mouffe, Aronowitz remains within the confines of Marxist theory. His "radical democracy" is rooted in the Soviets of the Russian Revolution, not postmodernism (1993). He attempts to fit the new social movements into Marxist theory, not to radically restructure it. Norberto Bobbio (1988) also prefaces the themes of radical plural democracy. Bobbio initiates the discussion of the relationship between socialism and liberal democratic theory that Laclau and Mouffe continue. 

3 ­­ In a related redefinition of the subject from a post-Marxist perspective Guattari and Negri argue that communism has nothing to do with "collective barbarism" but, rather, is "the most intense experience of subjectivity" (1987:39). 

4 ­­ See, among others, Connolly (1991), Hekman (1995), White (1991), Scott (1990), Shapiro (1992), Arac (1986), and Cornell (1991, 1992). 

5 ­­ Todd May (1994) goes so far as to argue that postmodernism entails an anarchist politics.


Sources

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Aronowitz, Stanley. The Crisis in Historical Materialism: class, politics and culture in Marxist theory. New York: Praeger, 1981.
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Bobbio, Norberto. Which Socialism: Marxism, socialism and democracy. Cambridge: Polity Press, 1988.
Bove, Paul. "The ineluctability of difference". In Jonathan Arac, ed. Postmodernism and Politics. Minneapolis: University of Minnesota Press (1986) 3-25.
Connolly, William. Identity/Difference: democratic negotiations of political paradox. Ithaca: Cornell University Press, 1991.
Cornell, Drucilla. Beyond Accommodation: ethical feminism, deconstruction and the law. New York: Routledge, 1991.
___ The Philosophy of the Limit. New York: Routledge, 1992.
Coward, Rosalind and Ellis, John. Language and Materialism: developments in semiology and the theory of the subject. London: Routledge and Kegan Paul, 1977.
d'Entreves, Maurizio. "Hannah Arendt and the idea of citizenship". In Chantal Mouffe, ed. Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 145-68.
Fraser, Nancy. "Rethinking the public sphere: a contribution to the critique of actually existing democracies". Social Text 25/26 (1991) 56-80.
Fukuyama, Francis. The End of History. New York: Free Press, 1992.
Guattari, Felix and Antonio Negri. Communists Like Us. New York: Semiotexte, 1987.
Hekman, Susan. Moral Voices, Moral Selves: Carol Gilligan and feminist moral theory. Cambridge: Polity; University Park: Penn State Press, 1995.
Laclau, Ernesto. "Politics and the limits of modernity". In Andrew Ross, ed., Universal Abandon? Minneapolis: University of Minnesota Press (1988) 63-82.
___ (ed). The Making of Political Identities. New York: Verso, 1994.
Laclau, Ernesto and Chantal Mouffe. Hegemony and Socialist Strategy: towards a radical democratic politics. London: Verso, 1985.
May, Todd. The Political Philosophy of Poststructuralist Anarchism. University Park: Penn State University Press, 1994
McClure, Kirstie. "On the subject of rights: pluralism, plurality and political identity". In Chantal Mouffe, ed. Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 108-27.
Mouffe, Chantal. "Radical democracy: modern or postmodern?" In Universal Abandon? ed. Andrew Ross. Minneapolis: University of Minnesota Press (1988) 31-45.
___ "Radical democracy or liberal democracy?" Socialist Review 20, 2 (1990) 57-66.
___ "Democratic citizenship and the political community". In Chantal Mouffe, ed. Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 225-39.
___ "Democratic politics today". In Chantal Mouffe, ed. Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 1-14.
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___ The Return of the Political. New York: Routledge, 1992.
Norval, Aletta." Social ambiguity and the crisis of apartheid". In Ernesto Laclau, (ed.), The Making of Political Identities. New York: Verso (1994) 115-37.
Rorty, Richard. Contingency, Irony and Solidarity. New York: Cambridge University Press, 1989.
Ross, Andrew. "Introduction". In Andrew Ross, ed., Universal Abandon? Minneapolis: University of Minnesota Press (1988) vii-xviii.
Ryan, Michael. Marxism and Deconstruction. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1982.
___ Politics and Culture: working hypotheses for a post- revolutionary society. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1989.
Scott, Charles. The Question of Ethics: Nietzsche, Foucault, Heidegger. Bloomington: Indiana University Press, 1990.
Shapiro, Michael. Reading the Postmodern Polity: political theory as textual practice. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1992.
Walzer, Michael. "The civil society argument". In Chantal Mouffe, ed., Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 89-107.
White, Stephen. Political Theory and Postmodernism. Cambridge: Cambridge University Press, 1991.
Wolin, Sheldon. "What revolutionary action means today". In Chantal Mouffe, ed., Dimensions of Radical Democracy. New York: Verso (1992) 240-53.
Young, Iris Marion. Justice and the Politics of Difference. Princeton: Princeton University Press, 1990.

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Des nouvelles formes virtuelles du politique
(sur une échelle de zéro à dix)

par Pierre Blouin



0. Puisqu’il va falloir peut-être un jour tout reprendre à zéro. Philosopher ne sera plus jamais synonyme de batifoler. « La tâche du philosophe, d'un homme scrupuleux dans la société moderne, est de s'opposer à l'arrogance des savoirs méthodiques, à la séparation de ses propres scrupules promue en principe de la rationalité » (Vaclacv Belohradsky, cité par Alexandra Laignel-Lavastine, Jan Patocka, L'Esprit de la dissidence, Paris, Michallon, collection Le bien commun, 1998, p. 45.)

1. 
Il y a des choses que l’on ne peut acheter. « La difficulté à mettre en œuvre des mouvements collectifs, la dévalorisation de la notion d’« intérêt général », le repli sur soi, l’apologie du corps, de la santé et de l’hédonisme, la crise de confiance dans les vertus du débat politique et social, se conjuguent avec un attrait croissant pour ce qui, dans des techniques comme Internet, nous dispense désormais d’être ensemble tout en ayant l’illusion de communiquer en permanence. Tout se passe comme s’il y avait convergence des tendances les plus désynchronisantes de l’individualisme et des discours les plus utopiques sur la communication sans corps, sans présence, sans engagement et sans frontière, bref virtuelle et purement informationnelle. Cette convergence a un sous-bassement politique : l’alliance objective qui se noue sous nos yeux entre l’idéologie libérale et les tendances libertaires qui agitent en profondeur, de façon moins visible, nos sociétés tout au long du XXième siècle. (…)
« Tout faire depuis chez soi! » Voilà l’idéal de demain, qui, hélas, semble renvoyer à une tendance lourde, déjà acceptée par une partie de l’opinion (…) Les nouvelles pathologies mentales qui se dessinent dès aujourd’hui renvoient elles aussi à cette séparation qui laisse de nombreuses personnes sans ressort social, et sans projet pour leur vie, privées de tout goût pour la lutte, s’enfoncer dans la dépression, épidémie probable du troisième millénaire (…).
L’individualisme, sous sa forme démocratique, a pourtant constitué un progrès historique en libérant les potentialités de l’individu. Mais il était toujours associé à une conscience civique (…).
Si nous n’y prenons pas garde, cette convergence aboutira demain à cette caricature d’individu qui n’a plus que le marché en guise de lien social et que les technologies comme support de la communication. »
(Philippe Breton, « La grande séparation », Regards sur l’événement, No 42, Janvier 1999)

2. 
« Markets are conversations (…) Without conversation, there’s no mind share. No mind share, no market share ». Christopher Locke, consultant Internet, un des signataires d’un manifeste « révolutionnaire » du digital, rédigé en 95 courtes affirmations, sur le modèle des 95 thèses de Luther… (Wall Street Journal, April 9, 1999, p. B1) [ http://www.cluetrain.com ]

3. 
« People don’t pool their money to buy instant lotteries. It’s something they do on their own. (…) In other words, scratch lotteries are big sellers because they cater to loners seeking instant gratification. Sign of the times » (Philippe Preville, « Scratch fever », Mirror, April 22-29, 1999, p. 13).

4. 
« Tous ces effets des médias, des journaux, des jeux vidéo « gothiques », de Marylin Manson, etc… (pause) Soyons sérieux, est-ce que tout cela a un sens ? »
Question posée par Stéphan Bureau, animateur du Point, Radio-Canada, 21 avril 1999, à un psychologue et une chercheuse invités, qui lui ont donné la réponse qu’il voulait avoir : les médias proposent évidemment des modèles, mais, non, la tuerie de l’école de Littleton est d’abord et avant tout le fait de « cas problèmes » et il appartient aux parents d’éduquer humainement leur progéniture.

Autre réponse pour l’animateur du Point : les médias (actualité et fiction) visent essentiellement à nous insensibiliser à la violence, à la vraie violence, en nous présentant une violence banalisée, rendue inoffensive à force d’être gobée. Une violence interindividuelle, interethnique, d’ordre juridique, « inexplicable », lointaine. Jamais une violence idéologique, économique, politique. Ça ne ferait pas « sérieux ».
« The most violent element in society is ignorance », selon Emma Goldman. Pas l’ignorance du Savoir et de ce qu’il faut savoir comme tout le monde, mais l’ignorance simple du pourquoi des choses.

5. 
Littleton, Colorado. « Anytown, USA », et « on pourrait ajouter : n’importe quand ». Ville « en plein cœur du rêve américain », ville type du Savoir et de sa nouvelle économie. Revenu moyen de ses habitants : 66 000 $ CAN (44 000 $ US), la moitié possédant une éducation supérieure. « La vigueur économique de la ville, notamment dans le secteur des technologies de pointe, a fait oublier la campagne environnante ». Bastion républicain, la ville abrite l’usine de missiles et de satellites de télécommunications Lockheed-Martin (10 000 travailleurs).
« Dans Littleton, d’où l’on voit les cimes enneigées des Rocheuses, on retrouve quelques-unes de ces communautés privées au sein desquelles des familles américaines se retranchent pour se protéger contre les maux de la société » (La Presse, 22 avril 1999, p. C1).
6. 
« C’est très dur, a ajouté Marti Stocker, 52 ans [enseignant à l’école de Littleton]. On ne sait pas si le look gothique est seulement une expression théâtrale ou le signe de quelque chose de plus troublant » (idem).
« Les jeunes d’aujourd’hui sont les tireurs, les chasseurs et les compétiteurs enthousiastes de demain (…) » (National Rifle Association, dirigée par Charlton Heston. [ http://www.nar.org ]
Seulement 2 % des écoles américaines sont équipées de détecteurs de métal, dit l’Association. « Mon objectif, c’est que chaque école se dote d’un plan d’urgence et que la question des tireurs fous en fasse partie » (Robert Ascah, coordonnateur des mesures d’urgence à la Commission scolaire de Montréal (La Presse, 22 avril 1999, p. A1). 

7.
« I believe that the better educated people are, the less intuition they have. And people without much education have tons of intuition. People who work on assembly lines and warehouses can tell, within minutes, if they’re being manipulated. They know when their MBA-educated boss is full of shit » (J.-Robert Ouimet, président de Ouimet-Cordon Bleu, magnat industriel, dont le nom et celui de son épouse a été donné à la bibliothèque de l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, suite à un don. Hour, April 22-29, 1999, p. 8).
8.
« Enormous attention is devoted today to economic growth. Professors and politicians are immersed in economic theory and economic policy (…) It is only since the war, in fact, that people have begun consciously and systematically to concern themselves with methods of achieving a high growth rate » (Staffan B. Linder, The Harried Leisure Class, Columbia University Press, 1970, p. 131).

« Talk of a consumption maximum is contemptuously referred to as « idealism » or « utopianism » – concepts which have nowadays acquired pejorative overtones as being impractical » (idem, p. 124).
« In the words of John Stuart Mill, « the best state for the human nature is that in which, while no one is poor, no one desires to be richer, nor has any reasons for fear or being thrust back, by the efforts of others to push themselves forward » » (idem, p. 122).
 9.
« (…) we contemplate the riches that this extraordinary technology could bring to the global community (…) Will the functioning of markets and of democratic institutions themselves be improved, leading to greater and greater equality of opportunity ? (…) Business will develop new markets, new products and new trading relationships (…) but industry must seek with goverments to establish a stable framework for transactions that will inspire confidence (…) We see a need to secure broader access to the Internet, to establish trust for consumers through appropiate redress mechanisms and verifiable identities (…) (Donald J. Johnston, secrétaire-général de l’OCDE, « Dismantling the Barriers to Global Electronic Commerce », Turku, Finlande, 19-21 novembre 1997)
[ http://www.oecd.org/dsti/sti/ec/act/johnston,html ]

« The accelerating pace of technological innovation in communications is breathtaking. Nothing of the sort has ever been seen before. Public policy must acccomodate that reality if its full potential for improving the quality of life on this planet in a sustainable way is to be realized as quickly as possible » (idem).

10. 
« Why should we accept the notion of an expanding economy as a method of salvation, when actually what we need is a balanced economy which will put the needs of life before the claims of profit, prestige and power ? » Lewis Mumford.

Pierre Blouin
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Au-delà du discours idéaliste de l’information
Volet 2 :
La pensée à l’ère de l’économie de l’information et contre elle




An expert is one who does not have to think. He knows.
Frank Lloyd Wright, architecte

Nous avons perdu l’avance que les idées avaient sur le monde, cette distance
qui fait qu’une idée reste une idée. La pensée doit anticiper, être exceptionnelle et en marge – l’ombre projetée des événements futurs.
Jean Baudrillard, La pensée radicale, Sens et Tonka, 1994.


Les technologies de l’information mettent l’accent sur le transfert, le traitement et l’accès à l’information. Elles prennent en cela le relais de la communication et de son schéma d’opération. Du destinateur au destinataire, il y a émission d’un message qui doit cheminer par un canal et vaincre le bruit ambiant. C’était la théorie purement technique de Shannon et Weaver, formulée pour étudier et établir l’optimisation de signaux électriques transmis dans un fil.

Pourquoi cette théorie mécaniste s’est-elle emparée de la connaissance, du langage et de la pensée au point de séduire une génération entière de savants, de gestionnaires et de politiques ? Au fond, la simplicité et le caractère réducteur de la théorie ont joué à fond. On ne veut pas forcer notre pensée vers la complexité, et vers une implication dans le monde réel (social, économique et politique). La communication offrait un cadre de pensée neutre, et au fond éliminait l’exigence d’une pensée plus approfondie, plus engagée. Le vieux rêve du positivisme se concrétisait davantage : celui de neutraliser les dangers du langage, de prendre un point de vue « objectif » (celui d’un objet) qui exclut la prise de position. C’est le savoir scientifique qui est notre prise de position. C’est le rêve d’une pensée universelle, en tous points semblable à celle des Encyclopédistes.

En cette ère du contenant, il serait urgent de retrouver la notion de contenu, et de réinventer une pensée qui se meurt à force d’être séduite par la machine à penser. Sortir de la Communication et de l’Information est déjà en soi une libération de cette pensée du contenant. La redéfinition de la notion de connaissance nous permettrait de renouer le contact avec le contenu du savoir et des choses elles-mêmes, et avec leur valeur.

1. La pensée comme un art

Comment pensons-nous ? Comment naît la pensée ? Aujourd’hui comme hier, le processus reste le même, malgré ce qu’on nous dit des pouvoirs intuitifs de l’hypertexte. « Most of our mental operations are inseparable from images (…) Investigation and estimation of these images (…) will tell us what we are worth morally more accurately, than even our actions, for they are the roots of action », écrivait Ernest Dimnet. (1)
La pensée naît avec l’image et est à la racine de nos actes. Non pas le processus, la technique, mais la pensée. Les premiers humains ont pensé avec non seulement une fin utilitaire en tête, mais aussi dans une perspective du sacré qui est restée longtemps ancrée chez eux. Ce sacré appelait la beauté comme une autre fin à atteindre. N’est-ce pas un poète grec qui, contemplant la mer devant lui, aurait inventé la pensée sous la forme de la méditation philosophique ? Paul Valéry nous le suggérait dans un de ses écrits sur la poésie. La beauté et l’esthétique engendrant la logique et la Raison… « Au commencement était le Verbe », trouve-t-on dans la Bible, mais ce verbe, c’est aussi l’expression, orale autant qu’écrite. C’est aussi l’expression esthétique, la marque de la présence humaine et de l’acte humain.
« Every time we really succeed in watching our mental processes, we discover the presence of images » (idem, p. 21). L’auteur rappelle que voir et connaître sont le même mot en grec; que le verbe to ponder (considérer, méditer) veut dire to weigh, peser, soupeser. « To think is the ghostlike descendant of a much rougher word meaning to seem; logic and speech are the same word » (idem, p. 21). L’idée et l’image sont aussi semblables, l’idée étant une image mentale, faisant plus appel au côté intellectuel que l’image.
L’image engendre l’imagination, du moins elle y conduit. Et celui qui sait imaginer n’est jamais dupe, il comprend le monde parce qu’il sait qu’il en fait partie et qu’il s’y investit. Il sait intégrer sa subjectivité à l’analyse, et ne la réprime pas. « Comprehension is criticism, and criticism or judgement is a mere synonym for thought » (idem, p. 141).
Le penseur est tout sauf un esprit positiviste, qui voit les choses « scientifiquement » et empiriquement, qui n’a d’idée que de mesure et de constatation. À la manière de Al Gore qui rêve d’un satellite (le Triana) qui va nous envoyer l’image de la Terre en temps réel pour prouver qu’on est toujours là et que nous existons bel et bien… L’idéologie muséale à l’échelle globale aboutit à cette auto-contemplation. Ce que Wells avait prédit dans 1984, ce n’était pas tant le contrôle des esprits que la présence de l’image-écran partout et en tout temps. La séduction totalitaire se fait par l’image. On veut tous devenir image.

2. Pensée et liberté


« What is that characterizes the thinker ? First of all, and obviously, vision (…) Nothing is more striking than the absence of intellectual independance in most human beings : they conform in opinion, as they do in manners, and are perfectly content with repeating formulas. While they do so, the thinker simply looks round, giving fullplay to his mental freedom (…) He may agree with the consensus known as public opinion, but it will not be because it is universal opinion » (p. 33). Même cette chose sacro-sainte appelée sens commun ne suffira pas à l’intimider et à l’enfermer dans la conformité, continue l’auteur (idem).

Chacun sait cette vérité, que la pensée est souveraine. Mais si on dépasse le caractère trop souvent décoratif et déclamatoire de l’affirmation, cela risque de nous mener loin.

« Thinkers also apt to appear dictatorial, to compel people to follw in their wake. The reason is because seeing the truth – whose other name is salvation – and realizing that other people will not see it, they treat them as grown-ups must treat children (…) But, in their innermost nature, thinkers are preeminently teachers » (p. 35). Par exemple, demande Dimnet, combien d’Américains réalisent que leur pays n’est pas une démocratie (au sens premier du mot) mais une oligarchie, et qu’il doit une grande partie de sa stabilité à cette réalité ? (p. 34). Parce qu’un penseur a fouillé la question et a formulé cette vérité, on peut transcender le savoir commun et officiel, le savoir admis, donné par l’institution (nationale ou autre), et ainsi penser l’objet (ici, le système politique).

Vers l’âge de dix ans, l’enfant, qui jusque là produisait un langage d’images, de rêves et de vérités bien à lui, tous des éléments aussi originaux les uns que les autres, cet enfant commence à imiter l’adulte, à emprunter ses manières, ses prononciations, ses intérêts. Il devient ainsi sensible à des choses de grands, comme la mode, alors qu’il était poète et philosophe… Il fait son entrée dans le monde des plus vieux, qu’il désire ardemment (pp. 56-57). « What is to be done ? It is the whole problem, for what can save a child from conformity would also empower any one of us to produce thoughts of his own » (p. 57). On dit alors à l’enfant de cet âge : « Ne dis pas tout ce que tu penses, tu pourrais offenser tes oncles et tes tantes et ils ne t’aimeront pas » (p. 58).


Amour et libre pensée s’opposent ainsi dans notre tête d’enfant, et on a tôt fait de réprimer notre nature et nos désirs intellectuels pour rester dans le camp de la communauté, pour ne pas perdre l’amour des autres (et la reconnaissance des institutions qui valident la pensée par leurs idéologies). Plus tard, au sortir de l'adolescence, vers l'âge de vingt ans, on découvre le monde de l’adulte, intellectuel et politique. L’adolescent s’inscrit à l’université pour enfin entrer dans ce monde du travail qu’il désire tant. On lui apprend les façons de faire et de penser correctement, avec tableaux statistiques, spéculations et tout, le plus rapidement possible avant qu’il ne développe une pensée bien à lui (critique). À 20 ans, le jeune adulte est davantage préoccupé à se définir personnellement et reste très perméable à l’enseignement sous toutes ses formes, et aux pensées influentes. On lui dit en outre qu’il est là pour apprendre à survivre, à s’adapter, et qu’il n’à vraiment pas de temps à perdre dans les volutes esthétisantes de la pensée. Quand on est occupé à survivre, on ne pense pas, c’est bien connu. Sauf au futur salaire et à son REER (régime de retraite) : aujourd’hui, plusieurs étudiants dans la vingtaine ont déjà des milliers de dollars amassés dans de tels fonds. Exception ou pourcentage significatif, nul ne sait. Une chose est sûre cependant : l’insécurité nous fait penser à notre vieillesse à 20 ans, elle peut en devenir obsessionnelle. Comment alors penser dans ces conditions à être lucide, à dénoncer, à analyser ?


« La bataille a été rude, mais ce qu’on appelle aujourd’hui communication l’atteste : l’hémisphère non verbal a fini par l’emporter, le clip a eu raison de la conversation [les jeunes ont tendance à parler rapidement, de façon décousue et saccadée, PB], la société est  « enfin devenue adolescente » (d’après le mot de Paul Yonnet) ». (2)


Être jeune dans une société qui ne pense plus, c’est être le Roi : le Roi du Futur. C’est ce qu’on nous dit, et ce qu’on veut faire dire aux jeunes, qui s’y prêtent merveilleusement bien. (je veux donc dire que, heureusement, il y a des jeunes, beaucoup de jeunes, silencieux, qui ne s’y prêtent pas). Le modèle du jeune consacre ce dernier, par la même volonté, Roi de la Culture.

3. Pensée et culture

Mais au fait, a-t-on besoin de penser pour être cultivé ? La pensée fait-elle partie de la culture, ou n’est-ce qu’une question de passions et de feelings ? « L’entreprise artisanale des Encyclopédistes ayant été relayée par les livres de poche, les vidéocassettes et les banques de données, il n’existe plus d’obstacle matériel à la diffusion des Lumières. Or, au moment même où la technique, par télévision et ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation détruit la culture. Le mot demeure, mais vidé de toute idée de formation, d’ouverture au monde et de soin de l’âme » (Finkielkraut, p. 166). « Une nouvelle élite émerge qui n’a aucun souçi réel de la culture et qui se donne plutôt pour vocation de glorifier l’âge technique dans lequel nous entrons (…) Une intelligence purement fonctionnelle est aujourd’hui possible. Elle est délivrée de la culture et c’est dès lors tout un rapport méditatif au monde qui est perdu (…) ce que j’appelle culture, ce n’est pas seulement un savoir dont on peut émailler ses conversations mais plutôt cette richesse de compréhension contenue par exemple dans la poésie ou le roman (…) d’une sensibilité à l’ambiguïté du réel qui s’oppose à un rapport purement fonctionnel au monde » (Finkielkraut, « Le risque de la pensée » (entrevue), Voir, 28 mai-3 juin 1998, pp. 6-7).
« La culture n’est possible que grâce à une projection. Elle dépend de ce qu’on lui donne ainsi. En définitive, la plus haute humanité n’existe que parce qu’on le lui dit » (Pierre Vadeboncoeur, Trois essais sur l’insignifiance, 1983, p. 113). L’essayiste québécois soulève ici le problème du monde moral, qui ne se soutient que par l’idée du monde moral, et sa vivacité. Penser, c’est le fait de l’être moral. Qui pense est responsable. « (…) ne plus laisser parler que l’acte, c’est frapper la culture dans sa cause. C’est à peu près tuer l’humanité » (idem).
Ce à quoi Henri-Pierre Jeudy a répondu plus tard : « L’extermination des cultures a déjà eu lieu. Le processus de culturalisation générale, de muséographie du monde est destructeur de la puissance fatale des mythes » (Les ruses de la communication, l’euthanasie des sages, Plon, 1989, p. 24). C’est que précisément la technologie se présente comme une mythologie à bon marché, toute entière à consommer, sans drame, sans fatalité (sans métaphysique). Une mythologie optimisante, dans tous les sens du mot.
La culture dominante, sur le modèle de la culture de consommation américaine, fait de l’image, cette souveraine de la pensée comme on l’a vu, une hallucination collective, une drogue douce. Ce qu’on montre avec un réalisme forcené n’est pas ce qu’on voit, l’image vraie n’étant pas d’ordre technique, mais de l’ordre de la suggestion, du discret, du sacré, comme au théâtre et dans les arts par exemple.
Pourquoi la course actuelle vers la multimédiatisation, sinon parce qu’on connaît très bien les pouvoirs de cette image technologique ? En 1983, alors que la télévision par câble est peu ou pas du tout connue, et que nous sommes limités et « enchaînés » à des diffuseurs locaux, Vadeboncoeur écrit : « J’ai vu la télévision à New York pendant quelques jours. Le rythme précipité des images fait bien voir et sentir que l’acte y a et doit constamment avoir une longueur d’avance sur l’idée et que celle-ci, toujours précédée, n’arrive jamais à temps, n’arrive jamais que le fait accompli (…) c’est toujours le fait qui arrive le premier. Il est seul, il éclate comme une bombe. Le monde est une succession d’accidents et c’est ainsi qu’il fascine. L’acte est roi. Il supprime la parole, que d’ailleurs il remplace comme parole (…) » (idem, pp. 107-108). « L’Amérique distance le verbe à chaque minute. Toute l’attention est prise par le fait, et l’homme attend sans arrêt ce langage de mitrailleuse. Cette crépitation fait le sens, qui est une évacuation du sens » (p. 108).

Vadeboncoeur conclut :« Le crime est par excellence le geste sans avenir et sans passé. C’est un accident de main humaine, donc doublement vide de sens. Le public américain (et mondialisé) est ivre. Que veut-il ? Sa drogue, évidemment » (p. 108, la parenthèse est de nous).
Comme le colonisateur britannique a dopé les Chinois à l’opium durant les années 20 et 30 pour y maintenir son commerce, les nouveaux colonisateurs disposent d’autres types de drogues. La culture moderne peut en être une : vide de sens, elle s’emploie à vider le monde de son sens. Elle devient tranquillement affaire de choix culturels, de calendriers de sorties, d’émissions des médias, d’opinions et de comptes rendus d’événements, de discussions de café. On socialise grâce à la culture.
Nos drogues nouvelles sont anti-pensée, elles visent encore à noyer notre conscience, mais sans les inconvénients des drogues dures. Il ne s’agit pas d’anti-américanisme primaire ici, mais bien du modèle américain de la relation au monde, qui est le modèle même de la mondialisation. Comme le dit le proverbe, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Pour ce plus fort, comme pour nous, la culture n’est jamais une décoration, malgré les apparences. La culture n’est pas un complément, mais elle est constitutive de toute expérience humaine, elle nous montre un savoir quoi faire de notre intelligence, ainsi que le dit Vadeboncoeur. Ce dernier explique une phénoménologie de la conscience tout à fait particulière et jamais vue dans la mentalité américaine : la signification serait dans le tonus, « l’ardeur, l’éclat, la soudaineté de l’événement, la violence, la vigueur du geste [qui] seraient des valeurs » (p. 103). « Depuis longtemps, [l’Américain] ne lirait plus guère que le phénomène. Faisons l’effort d’essayer de bien voir qu’il s’agit là d’un changement radical de système intellectif » (idem). Et il a ces paroles prophétiques sur la société de réseau :« (…) l’Amérique était alors et est toujours en adoration devant ce qui arrive, l’explosion de l’instant, le bolide du fait – devant la réalité crue, sans philosophie, sans philosophie, comme dans les affaires ou comme au cinéma » (p. 90). « Cette âme rêve, sans en être bien consciente, d’un univers où à la limite il n’y aurait que du factuel : (…) catastrophes, spectacles (…) et réactions humaines à tout cela, passions, lubricité (…) elles-mêmes événements, elles-mêmes feux d’artifice. Et s’il y avait pensée, ce serait un fait parmi d’autres » (p. 91).
La pensée comme option, comme choix dans un menu déroulant. En attendant ce jour, « les formes de savoir se sont stratifiées dans des communautés de pensée, le savoir est si bien compartimenté qu’il se constitue comme une véritable arme de défense contre la violence qui viendrait des phénomènes sociaux eux-mêmes » (Jeudy, pp. 13-14). On n’aura besoin de penser uniquement que pour repousser l’agression d’une société néo-libérale qui exagère, qui empiète sur nos « droits », bref, pour survivre.
La culture n’est pas non plus la connaissance ou le savoir, les dernières nouvelles ou l’actualité. à confondre les deux premiers termes, on fait passer la facilité d’accès aux sources pour l’exigence intellectuelle. Bernard-Henri Lévy écrivait dès la fin des années 70 : «   (…) les sociétés totalitaires sont des sociétés de transparence (…) Lénine électrifie la Russie (…) l’État totalitaire ce n’est pas les policiers mais les savants au pouvoir (…) ce n’est pas la répression brute, c’est la science et la rigueur. Qui dit pouvoir total dit en effet savoir total ; qui dit contrôle permanent dit examen universel » (La barbarie à visage humain, Grasset, 1977, pp. 170-171).
La culture n’a rien à voir avec un bloc distinct qui existerait en dehors de l’activité humaine, comme un enjolivement à la vie. Pas plus qu’elle ne résume au savoir, la culture n’est pas simple loisir dans une industrie culturelle. Le sociologue Robert Lynd écrivait en 1939 : « We watch culture change and say that « it changes ». But culture does not « work », « move », « change », but is worked, is moved, is changed. It is people who do things, and when their habits and impulses cease to carry an institutional folkway, that bit of the culture disappears » (Knowledge for What? The Place of Social Science in American Culture, Princeton University Press, 1940).
La culture bureaucratique, notre ancêtre, la matrice de la culture technocratique, a été inventée par les puissances coloniales au début du XXième siècle en Algérie, en Inde et en Égypte. Elle préfigure la pensée totalitaire. Comme le dit Lévy, « le stalinisme n’a pas inventé la guépéou, il a inventé la planification » (Lévy, p. 171). La corporation moderne, État dans l’État, traduit le désordre du marché par un ordre maîtrisé, encadré, en un savoir gestionnaire et financier, précisait encore Lévy.
N’oublions pas (si jamais on l’a su) que le camp de concentration était d’abord un camp de travail conçu sur le modèle de la planification urbaine des années 30, inspiré des réformes du New Deal aux Etats-Unis et des écoles avant-gardistes en Europe, et encore plus loin, des corons industriels du XIXième siècle. La ville coloniale a aussi servi d’inspiration à ce projet. L’extermination de masse a germé comme idée de rentabilisation inspirée du mode industriel, elle est une collision grotesque (au point d’en être indescriptible) de l’Homme et de la Machine.

4. Pensée et conscience humaine

Tout comme dans le cas de la culture, on a tendance à considérer cette question comme un « side-effect », une conséquence plutôt qu’un prérequis. À la limite, on peut se passer de la conscience. Mais elle finit toujours par nous rejoindre, puisqu’elle est antérieure au monde des phénomènes. Lukacs a dit que l’évolution de la conscience est la seule évolution qui compte. À ce compte, soutiennent certains, nous serions en déclin depuis la Renaissance, car cette époque a marqué la complémentarité de toutes les pensées et toutes les activités humaines (métaphysique, physique, science et arts formant un tout qui n’a cessé de s’éroder depuis lors). En fait, le progrès peut aussi s’avérer être le progrès du déclin.
Que veut vouloir dire la destruction de la conscience ? Pour plusieurs, il s’agit là d’une question superflue ; on peut y voir en effet une machination d’esprits en mal de catastrophes ou trop sujets au négativisme. Voyons ce qu’Hannah Arendt disait de la conscience normale, quotidienne, la plus en proie au totalitarisme normatif. « Le totalitarisme pulvérise les catégories politiques ainsi que nos critères de jugement. Ce en quoi le virtuel est totalitaire. Violence et terreur normalisées. Ce qui est inquiétant dans le totalitarisme, c’est qu’il a révélé la destruction de nos catégories de pensée et de nos critères de jugement » (Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Hachette Littératures, 1997, p. 240).
« La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l’esprit, mais c’est la première fois dans l’histoire européenne qu’elle habite le même vocable, qu’elle jouit du même statut et que sont traités de racistes ou de réactionnaires ceux qui, au nom de la « haute » culture, osent encore l’appeler par son nom » (Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, pp. 157-158). Il n’y a plus de lieu pour accueillir les œuvres culturelles et leur donner sens, continue l’auteur (sinon dans les magazines culturels et mass médiatisés). « Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute sa signification » (p. 158).
Mais veut-on réellement vivre avec la pensée, pourrait-on se demander ? N’en désirerait-on que l’illusion ? Une question est posée à la connaissance multimédias par Finkielkraut : « Pensant au cinéma américain, Hannah Arendt écrivait dès les années 50 : « Bien des grands auteurs du passé ont survécu des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire » (in La crise de la culture, Gallimard, coll. Idées, 1973, p. 266) » (Finkielkraut, p. 163).
Le discours des années 70 sur l’audiovisuel se vendait en représentant la conscience comme un appareillage technique. L’homme de « culture livresque » découpait le réel en séquences, sur un mode linéaire, alors que l’homme de l’image et du son ne compartimente pas, ne crée pas de catégories et il est ouvert, non structuré. L’homme qui acquiert ses connaissances par l’écrit est moins en contact avec la réalité, alléguait-on, que l’homme de l’audiovisuel qui baigne dans le son et l’image et est donc plus près de la réalité. Une philosophie de l’éducation voulait ainsi que le jeune citoyen soit plus éveillé en disant ce qu’il ressent, plutôt que ce qu’il pense, étant peu habitué à jongler avec des concepts.
On peut sourire aujourd’hui, mais l’essentiel de cette conception s’est conservé dans le discours sur les vertus du virtuel. Avec un déguisement, avec plus d’emphase sur la technologie interactive, mais avec le même fond de croyance en une connaissance déstructurée, éclatée qui donnerait une nouvelle façon, bien sûr meilleure, de penser.
Ces discours s’inscrivent, avec tous ceux de la société du savoir, dans une grande tentative de remodelage mental du corps social, par une nouvelle classe d’intérêts, dite infocratique, qui est en fait l’élite du capitalisme avancé et digital. « Society not only controls our movements, but shapes our identity, our thought and our emotions. The structures of society become the structures of our own consciousness. Society does not stop at the surface of our skin », écrivait le sociologue Peter L. Berger (in Invitation to Sociology :A Humanistic Perspective. 1964, p. 121). Berger mettait en garde contre le sociologisme, ce système qui interprète toute réalité en termes uniquement sociologiques, système plaisant et esthétique mais qui est refermé sur lui-même dans un univers positiviste fort convenable pour obtenir son diplôme, mais unidimensionnel et faux. « Social scientists still tend to take their discipline with grim humorlessness, invoking terms such as « empirical », « data », « validity », or even « facts » as a voodoo magician might his most cherished hobgoblins » (Berger, p. 164). Rien n’est encore plus vrai aujourd’hui, avec le raffinement des méthodologies statistiques et des méthodes de sondage. Dans ce « carnaval social appelé études savantes (« scholarship ») », Berger distinguait le rire et l’ironie comme forme de sensibilité à la « bouffonnerie du spectacle social » (pp. 164-165).
Sa notion de sociologisme ressemble étrangement à celle de « virtualisme ». On a là aussi les mêmes pontifes, issus en grande partie du même milieu que le sociologisme, qui deviennent les maîtres à penser de notre nouvelle « conscience planétaire ». Avant tout, on a encore affaire à une spécialité qui s’enferme sur elle-même, et qui nous dicte ses lois.
Mais la force de ces nouveaux célébrants, c’est qu’ils sont la société. Leur position déterminante définit la norme sociale et donc la conscience, individuelle et collective. Notre existence sociale dépend d’eux, et se passe à la fois à côté d’eux (nous avons toujours la possibilité d’être critiques). Ce paradoxe marque en fait notre être profond ; toutes les significations sont transmises par les processus sociaux, et en même temps, ces processus érigent des murs, des façades à la Potemkine devant le vide, l’angoisse du vide (3). Ils forment pour nous des « cosmos de significations » (p. 149).
« (…) there can be little doubt that society function as alibi, and as Potemkin village for more people than it functions as an avenue of liberation » (idem). Comme le montrait Georg Simmel, la sociabilité est le jeu de l’interaction sociale qui fraye son chemin jusqu’à la conscience. « Sociability changes serious communication to non-committal conversation, eros to coquetry, ethics to manners, aesthetics to taste » (p. 139).
L’univers de la sociabilité, montrait Simmel, est une construction précaire et artificielle qui peut être soufflée à tout moment. « (…) pure sociability is rarely possible except among social equals » (idem). C’est pourquoi les sectes, les regroupements, les regroupements professionnels, les syndicats, au même titre que les clubs d’affinités, les clubs d’entreprise ou de promotion, partagent tous cette sociabilité pure qui se présente au fond comme un « miracle » du fonctionnement social efficace et effectif. Toute association fait la promotion d’une vision du mode, qui est sa vision (par exemple, la société du savoir). John Saul, du reste, a amplement souligné cette conception de la société moderne comme étant celle des corporations (le mot désignant non seulement la « corporation » américaine, mais toute association d’intérêts, qui peut être le lobby américain, par exemple). Plusieurs sociologues et historiens ont aussi noté la place de ces corporations dans le développement de l’idéologie nazie dans l’Allemagne des années 30.
La corporation ou l’association d’intérêts sont les incubateurs naturels d’une pensée homogène. C’est ce qui fait la force de toute classe, regroupée autour d’un intérêt commun. La pensée néo-libérale, qui règne aujourd’hui avec la mondialisation, est sortie d’une classe de la technocratie qui l’a imposée, entre autres grâce à la technologie et à son efficacité. L’infocratie et la « virtual class » de Kroker se confondent largement avec la classe technocratique globale, la formation technologique de la première lui permettant de mieux articuler sa stratégie au discours économique de la seconde.
« The « okay world » provides routines and rituals through which the [naked terrors of our condition] are organized in such a way than we can face them with a measure of calm » (Berger, p. 147). La société nous fournit des rites religieux et sociaux, et avec eux une pensée du monde, qui nous font nécessairement éviter les questionnements métaphysiques.
Tel serait le portrait de l’évolution de la technologie comme machine à conscience toute faite. La nécessité de penser y est fustigée, on y montre du doigt les nouveaux fous du Roi, hurluberlus « réfractaires au changement » qui ne valent pas la peine d’être enregistrés dans le discours social.

5. La pensée et la mémoire

« Fondée sur les mots, la culture au sens classique a le double inconvénient de vieillir les individus en les dotant d’une mémoire qui excède celle de leur propre biographie, et de les isoler en les condamnant à dire « Je », c’est-à-dire à exister en tant que personnes distinctes » (Finkielkraut, p. 173). La popularité et la force du rock et de ses dérivés, explique Finkielkraut, repose sur une destruction du langage et sa désarticulation, du reste programmés par la société post-moderne. C’est la musique du bruit. Musique sans histoire ni mémoire, musique de l’instant, de l’instinct, de l’actuel.
La vraie mémoire est la mémoire informatique, mémoire numérique de données électriques infiniment circulables. Mémoire aussi ultra-volatile, passive. Or, se remémorer, c’est aussi penser, penser une proximité, penser au passé, à une mise en contexte. La mémoire est un effort, effort des sens et de l’intelligence des choses. Elle est une reconstruction du passé, du sens du passé. Elle est peu à peu érodée de sa substance lorsqu’on la présente comme mémoire de la donnée et de l’information.
Par exemple, la place déterminante qu’occupe l’information scientifique et technique dans la genèse des systèmes d’information actuels, qui vont des bases de données à Internet. La science comme telle n’a pas de mémoire ni d’histoire, elle ne vit que de l’accumulation et de l’interprétation de données expérimentales et de théories qui se confirment ou s’infirment. L’idée même du Progrès (social comme technologique) est calquée directement sur cette matrice d’une progression mécanique et sans mise en contexte. Comme si le présent ne faisait que se dédoubler constamment.
Le romancier catalan Manuel Vasquez Montalban dénonce le « présent permanent ». « Retrouver le passé signifierait imaginer les causes de ce qui nous arrive aujourd’hui et questionner le futur de façon critique serait remettre en question ce qu’on nous impose comme présent (…) tout nous dissuade de penser dans la durée du temps » (Jean Chesnaux, « Pour une culture politique du temps. Quel dialogue entre passé, présent, avenir ? », Futuribles 234, Sept. 1998, p. 63).
Que dire du virtuel, qui fait cette déqualification de « l’opposition entre réel et imaginaire, le théorique et le pratique, le moi et le nous ». Il faudrait inverser notre relation présent-futur et reconstruire celle du présent au passé. Virilio n’a eu cesse pour sa part de dénoncer les méfaits invisibles du temps réel mondialisé, qui empêchent les signes de l’information de se transformer en significations et en sens.
Vichy a été le premier gouvernement technocratique de l’Histoire (virtuel, en plus). Il a prétendu mettre le cours de l’Histoire entre parenthèses. Il a enfermé les Français dans un champ temporel irréel et factice. Ce gouvernement a d’ailleurs été le premier à créer des acronymes pour désigner ses bureaux et organismes. (4)
Même logique derrière la nostalgie et le mythe du futur ; l’avenir serait une manipulation. « No Future », certes, mais parce qu’il y a aussi le cri réprimé de « No Past ».
Mais comme le disait Alan Kay, la meilleure façon de prédire le futur, c’est encore de l’inventer. « Notre rôle est de penser le futur », disait Elliott Abrams, ancien sous-secrétaire d’État américain aux organisations internationales. Le futur est le dada des néo-conservateurs, et de leurs « think tanks » dont fait partie M. Abrams (le Hudson Institute dans ce cas). Il n’y plus de communisme à combattre, mais un futur à dessiner et à définir. Une pensée du futur (futuriste) à établir et à enraciner.
Le futur appartient de plus en plus à ceux qui nous l’annoncent, et qui disposent des moyens pour le faire.

6. La pensée et la parole


Dans les deux démarches de la pensée, déduction et induction, « la pensée prend un risque, établit un compromis entre rigueur et invention (…) l’important, c’est de discerner l’essentiel, d’abstraire, de généraliser, de créer des concepts » (Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Dalloz, coll. Précis, 1981, p. 21). L’outil par lequel le penseur crée, c’est encore la parole. Comme le poète ou l’écrivain, qui eux le font plus intuitivement et avec leur sensibilité.

Le penseur parle d’abord. Un graffiti de Mai 68 disait : « Exprimez vos idées, ça fait sale mais c’est sain ». La méfiance envers le penseur ne relève-t-elle pas de cette stigmatisation de la parole vraie, que la société ne veut pas toujours entendre ? La création de concepts et de généralisations est effectivement nécessaire à la pensée, c’est par là qu’elle réussit à produire de la lumière et à avoir des vues d’ensemble sur la réalité et ses multiples structures. Mais elle n’y parvient qu’en créant le langage nécessaire.

Quand on reproche à Pierre Bourdieu de « se tailler un langage sur mesure afin de tenir à distance la langue commune », et qu’on assimile ainsi l’esprit critique à un « principe de réalité », on tombe dans un populisme dont se servent amplement les penseurs néo-conservateurs (Mario Roy, « De l’ivresse des mots : Pierre Bourdieu est à son tour mis en accusation », La Presse, 27 sept. 1998, p. B6). Le vrai langage impersonnel et taillé sur mesure, c’est celui du pouvoir technocratique, c’est le code du politically correct, c’est la langue de bois. Mais quand on refuse de voir l’existence de classes sociales, riches et pauvres, et puis aussi le sens de la violence symbolique (un des thèmes centraux de Bourdieu), inutile de tenter de comprendre le Chinois du penseur… On ne parle pas la même langue. La domination masculine, titre de son dernier livre, serait ainsi « un monument conceptuel orné de luxuriantes frises lexicales » (idem). Bourdieu a élaboré un langage « artificiel » et « épuisant », écrit Jeannine Verdès-Leroux, dans Le savant et la politique (Grasset, 1998). « Les ouvrages de Bourdieu étalent une obsession, sans équivalent dans le champ universitaire, d’être Dieu » (!). Et Baudrillard, et Marcuse ? Ils sont eux aussi des dieux de la pensée.

Toujours cette identification de la pensée critique forte avec une pensée totalitaire et unique, alors qu’on ne voit même pas ce qu’est cette pensée unique dans le monde actuel. Marcuse avait assez bien répondu à ces prétentions dans One-Dimensional Man en 1964 lorsqu’il écrivait que la transformation physique du monde implique la transformation mentale de ses symboles et de ses images (Beacon Press, Boston, 1968, p. 66). Et donc également la transformation du langage pour parler avec rigueur de ce monde. La parole, poétique et philosophique, est un langage non réifié, étranger aux mesures et aux calculs, et donc au sens commun.

Marcuse écrivait aussi : « The intellectual is called on the carpet (…) You talk a language which is suspect. You don’t talk like the rest of us (…) like a foreigner who does not belong here (…) We have to cut you down to size, expose your tricks, purge you » (p. 192). L’image poétique, la métaphore et le concept ont une force qui leur est propre, qui leur appartient, qui est intraduisible.

« The philosophic terms must be other than the ordinary ones in order to elucidate the full meaning of the latter » (p. 193).

Le langage commun a aussi beaucoup à voir avec les institutions et le pouvoir. On parle toujours la langue qui nous est enseignée et rendue disponible. C’est ce qu’on appelle le discours social. Celui de l’Histoire et du Progrès, de toutes nos mythologies communes. Georges Gusdorf écrivait que le langage est la plus ancienne des techniques, plus ancienne que les outils matériels, et qu’il a structuré l’univers des hommes en affirmant la personne comme être moral et métaphysique. La parole est la réalité humaine dans l’expression, elle est un acte, elle crée l’objet. Elle dépasse le langage, qui est « une discipline économique de manipulation des êtres et des choses (…) Le langage est la pensée : une pensée mal exprimée et une pensée insuffisante » (Gusdorf, La parole, Presses universitaires de France, 1977, p. 13). « L’incompréhension est fin de non-recevoir opposée à l’exigence d’autrui, et en même temps, détermination d’une de nos limites » (pp. 84-85).

« Chacun a des idées, même plus qu’il n’en a besoin. Ce qui compte, c’est la singularité poétique de l’analyse. Seul ce witz, cette spiritualité du langage, peut justifier l’écriture. Pas une objectivité critique misérable des idées. Il n’y aura jamais de solution à la contradiction des idées, sauf dans le langage lui-même, dans l’énergie et le bonheur du langage » (Jean Baudrillard, La pensée radicale, Sens et Tonka, coll. Morsure, 1994).

7. La pensée et la réalité

« Les hommes qui fondèrent la domination moderne de la bourgeoisie furent tout, sauf des bourgeois bornés (…) ce qui les distingue par-dessus tout, c’est que, presque sans exception, ils sont complètement plongés dans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique : ils prennent parti, ils entrent dans la lutte (…) d’où cette plénitude de force et de caractère qui font d’eux des hommes complets » (Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, Maspéro, 1976, pp. 122-123).
L’origine de la pensée libérale moderne, c’est-à-dire celle du début du XIXième siècle (à ne pas confondre avec le néolibéralisme) reposait bien dans cette conviction que la réalité est construite par la pensée. Ainsi que l’écrivait Bernard-Henri Lévy, « (…) qu’est-ce au juste que le réel, et quel est son statut politique ? Les politiques justement se gardent bien de poser [cette question]. Ils vivent dans l’assurance que le réel est peuplé de choses, que ces choses sont des fossiles et que ces fossiles sont des fragments, des concrétions de nature, glacées et solidifiées, de toute éternité » (op. cit., p. 55). La « real politik » allemande et l’« american way of life » ont témoigné, chacune à leur manière, de cette vérité.
« Le réel n’existe pas, c’est ce que savent, très concrètement cette fois, les spécialistes du marketing, les experts en expansion et en rotation du capital : un produit n’est pas un objet, mais une manière de sur-objet, il n’y a pas de concret en économie mais des abstractions concrétisées (…)  » (p. 57). « L’homme de Pouvoir, le tenant de l’État, ne fait jamais rien d’autre que de concrétiser, réaliser, réelliser ; le réel (…) est l’espace qu’il balise et qu’il peuple, le théâtre qu’il dresse avant de le parcourir » (p. 59).
Au XIXième siècle, au cœur de la Révolution industrielle, l’esprit du travail technique est instillé aux masses ouvrières, ces masses dont Marx dit que 11 millions d’habitants sur les 18 millions que compte la Grande-Bretagne en 1860 exécutaient un travail dit « simple ». (Capital, Tome 1, Chap. 1, p. 197). « L’intelligence de la grande majorité des hommes, dit Adam Smith, se forme nécessairement à partir de leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa vie à effectuer un très petit nombre d’opérations simples (…) n’a pas l’occasion de développer son intelligence ni d’exercer son imagination ». (Marx et Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, Maspéro, 1976, p. 203). « Surveiller les machines, renouer les fils cassés, ce ne sont pas là des activités qui demandent à l’ouvrier un effort de pensée, cependant, elles l’empêchent d’occuper son esprit avec autre chose » (idem, p. 157). Prolétariser la pensée avant et en même temps que la main d’œuvre.
Comment dissoudre cette opposition permanente entre le spectacle du Pouvoir et la culture, la métaphysique, le désir de philosopher, de faire de la poésie ou de rêver ? L’âge technologique a trouvé (inventé) la Communication qui crée effectivement de la réalité, une réalité contrôlée. « The primary requirement for conduct of commerce in a global setting is control of communication and information resources. This is simultaneously why an open economy is so strongly associated with communication and information technology and why the long standing tension between culture and commercial use of communication resources is a particularly vexing problem in the context of an open economy » (W. H. Melody, Le développement culturel dans un contexte d’économie ouverte. Québec, CQRI, 1992).
« La pensée, dit un personnage d’un film d’Alain Tanner, c’est comme un ensemble de fils branchés dans des prises d’où circule un courant électrique. Or, sans qu’on le sache, quelqu’un a débranché les fils et les a rebranchés pêle-mêle dans les prises, des prises que lui contrôle. C’est ça, les auto…stries de l’infornication ( ah, tu vois, les connections sont mal faites…) (Fourbi, 1995).
8. La pensée et la technologie
Dans ce circuit fermé de création du réel par le Pouvoir et sa langue, la technologie et le désir s’imbriquent et se confondent dans la mythologie technologique. Jacques Poulain écrivait : « Le désir technologique se satisfait comme désir de vérité porté par la même structure anticipatrice d’écoute que l’acte de parole lui-même (…) [Le désir de vérité technologique] s’interdit nécessairement de se juger lui-même, il devient « apraxique », en se pliant à la seule instance de vérité qu’il puisse penser devoir respecter ; en se soumettant à l’instance de la réussite technologique. Aussi le désir technologique ne peut-il juger qu’il s’interdit de juger (…) » (J. Poulain, L’âge pragmatique ou l’expérimentation totale, L’Harmattan, 1991, pp. 215-216).
Le but ultime de la raison technologique serait-il de créer sa propre pensée ? Le nez collé à la réalité, elle semble sur le point de réaliser le but que s’était fixé la philosophie de Marx, la transformation du réel et des conditions d’existence. La technologie s’est déjà habillée de philosophie. Comme John Dewey disait de la science : « When science denotes not simply a report on the particular facts discovered about the world but a general attitude toward it – as distinct from special things to do – it merges into philosophy » ( J. Dewey, Intelligence in the Modern World, New York, Modern Library, 1939, p. 256).
Il faut finalement penser la technologie sur ses propres assises, c’est-à-dire en tant que contradiction dialectique. Contradiction d’abord entre savoir et non savoir, entre connaissance et ignorance qui est au cœur même de la société technocratique. Tout savoir autre que technique (gestionnaire, organisationnel, technologique, positiviste) est simplement ignoré, écarté, marginalisé par les moyens puissants de production des idées et de l’opinion. Avec quelle franchise A. Ferguson, le professeur d’Adam Smith, disait que « l’ignorance est la mère de l’industrie, aussi bien que la superstition » (Marx, Engels, op. cit., pp. 134-135).
Contradiction, ensuite, entre les termes constitutifs des TI : global et local, spectacle et interactivité, entre culture et déculturation, entre monoculture universelle et cultures locales, entre butinage statistique et précision du contenu, entre contenant et contenu…

Dans les années 50, bien avant le cyberespace, la technique des scénarios, développée par Rand Corporation, un « think tank » de stratégie militaire et gestionnaire, fonctionnait sur le modèle de la programmation informatique. À partir de questions axées sur un « What if…? », on développait des résultats à partir de décisions. (5)

Aujourd’hui, on constate, grâce aux réseaux, une confusion entre jeux vidéo et le monde. Comme le dit David Cronenberg dans son film eXistenZ (1999), la réalité est devenue elle-même un gigantesque jeu virtuel. Nous ne sommes plus esclaves de la nature, mais nous sommes en voie de le devenir de la technologie. Nous pouvons maintenant cloner l’être vivant, bouleverser le climat, allumer des « soleils artificiels dans l’espace », pour aboutir à quoi ? À la dictature des lois de l’économie, à l’économisme. En fait, c’est cet économisme, ce monétarisme qui mènent et qui initient ces « découvertes majeures » de la fin du XXième siècle. L’économisme est en train de devenir un nouvel écosystème.

Ce qui fait qu’entre économisme, virtuel et pensée, il y a un lien profond qu’il nous faut trouver. Certains disent qu’il y a mutation de l’espèce, et ils n’ont peut-être pas tort. Cette mutation ne s’annonce pas cependant comme très libératrice.

La technique, entendue comme attitude mentale (Ellul), et donc comme forme de pensée, ne peut que contredire l’écosystème, c’est-à-dire le support de la vie universelle. La technologie, non seulement nous fait penser son univers à elle, mais nous crée son milieu, un milieu physique dans lequel elle évolue.

Contre cette imposition, nous avons besoin, nous dit Stephen Talbott, du principe de l’opposition bi-polaire. « A defining trait of most modern technologies, I’m convinced, is that they work to destroy healthy polarity, both in the world and in our thinking » (« How To Begin Thinking About Technologies : The Pursuit of Entangled Opposites », Netfuture 84, Febr. 9, 1999, [ http://www.oreilly.com/~stevet/netfuture/ ]). Témoignent également de cette nécessaire synthèse des contraires, la réconciliation à faire entre la communication et le sens, entre la globalisation et les significations locales concrètes. Penser la technologie en ce sens, c’est aussi penser ses applications dans toutes leurs dimensions, et non seulement dans celle de l’utilitaire.

Le principe de la bipolarité est celui de la dialectique : l’opposition des contraires fait la force, comme les deux extrémités de l’arc tendent la corde. « The technological society (…) is engaged, so to speak, in an attempt to create a magnet with only one pole, seeking universality by undermining local character », nous dit Talbott (idem).

Revoyons les principes de la technologie : le fondement de la communication technique (et de l’information) est celui d’une transmission neutre, sans signification, sans transgression sémantique. Or, c’est précisément cette dernière qui fonde le langage et la parole. Le sens provient de la violation de la syntaxe établie, comme l’est la métaphore ou l’image. La précision pure est l’équivalent de l’abstraction pure, comme disait Wittgenstein ; la précision absolue ne concerne rien.

« Mathematics – all structure, no meaning – is, you could say, a one-pole magnet. That’s why it’s not about anything, why it is not a vehicle for communication, not a true langage. The magnet has ceased to exist » (idem). « Virtually all of our words have gained their meanings through metaphor. Our langage is made of nothing but more or less faded metaphors »(6).

Les mots « fonction », « gravité », « affection », « âme » sont dérivés d’usages imagés. Comme on l’a vu au sujet de l’image dans le concept, la pensée travaille avec ces briques de l’imaginaire avant d’accéder à la logique.

« One of the polarity’s many faces is displayed in the opposition between syntax and semantics (meaning) (…) A computer’s failure to adhere to the syntax of the software is a malfunction, not a metaphor » (idem).

Une colonne de chiffres n’est pas le réel. « If you want to approach the dynamic of polarity, all you need to do is to pick a number – any number – and ask yourself what happens to it when you apply it to something » Et ce qui arrive à la chose à laquelle ce numéro est accolé.

La science moderne (et plus encore la technoscience) croit à l’efficacité des « hard numbers » de Talbott. N’aurions-nous pas la science dont nous avons besoin, et seulement elle ? Incapables de penser la réconciliation des contraires, nous sommes pris entre deux extrêmes, et sommes ainsi empêchés de revitaliser notre imagination. Nous avons des « habitudes atomiques de pensée » (Talbott), qui nous isolent comme individus et mènent à l’alternative stérile entre laissez faire et la réaction totalitaire contre ce laissez faire…

Un autre trait de la polarité est qu’elle est organique. La Terre est un aimant, le couple humain aussi, la communauté et l’individu également. La société de l’information se présente comme un court-circuit de cette attraction bipolaire : en ne s’arrêtant qu’au prestige de la théorie technique de la communication, elle veut faire croire à un contenu significatif de la communication. Mais nous ne pouvons avoir les deux, dit Talbott, et notre compréhension juste et lumineuse de la réalité est brouillée, voire détruite.

Autre exemple frappant de la polarité : le mythe de l’explosion des connaissances. Tout ce qui explose, c’est l’information, la donnée, les savoir-faire techniques. La connaissance, elle, est plutôt dans un processus d’implosion, soutient Talbott (idem). La connaissance comme porteuse de sens, de globalité, et non de détails, d’informations. Plus on est informé sur « notre monde », moins on en sait sur les causes véritables de ce qui nous arrive. Le moralisme et le sentiment l’emportent, et avec eux la démagogie (cf. le Kosovo).

Nous en savons toujours plus sur toujours moins. Et il y a aussi le problème de la disparition de grands secteurs du savoir dans les mémoires informatiques des réseaux. « (…) it looks to me like the final stage of a much more significant loss. Knowledge that can be transfered to a computer is knowledge that has already come close to disappearing into thin abstraction » (…) It’s the loss of our qualitative experience of the world, the disappearance of concrete knowledge into abstraction  »,

Les sondages nous disent que la masse des gens pensent, et c’est ce que la masse pense qui devient ainsi réalité (Ne nous méprenons pas sur le sens qu’on donne ici à « masse » : le mot n’a pas de connotation morale, il désigne une composante de la société d’information et de gestion, un peu comme le peuple d’antan). Les hommes politiques sont même gouvernés par cette opinion de masse… Mais tout chiffre n’est qu’une mesure, une abstraction. C’est le savoir technocratique qui forme la société du savoir.

Les abstractions servent à rassurer. « Our precise and effective abstractions are no longer « about » anything we know. Their manipulative effectiveness « is » our knowledge » (Talbott, idem). Le savoir sociologique officiel, enseigné pour les futurs gestionnaires de l’ensemble social et des ressources humaines, est un de ces types de savoir. C’est aussi celui qui gouverne nos journalistes et leurs manchettes. Un savoir météorologique que nous contemplons sur écran.

« What both the information glut and the knowledge implosion represent is our loss of synthesizing and imaginative powers ». Ce déluge informationnel est comme cette étoile qui devient trou noir ; les deux sont les côtés complémentaires du même développement. « Certainly we have carried logic and mathematics to a glorious degree of perfection today. But we have hardly begun to learn what it means to appoach the world as image in an equally devoted and disciplined manner ».

« (…) le savoir qui devient trop de savoir par manque de savoir ce qu’il faut savoir. Le sais-tu, ça ? » (Courriel de Roger Charland, 17 février 1999).

Pourquoi diable ne pas imaginer une polarité entre l’information et la connaissance, l’une échangeant avec l’autre ses contenus et ses méthodes ? On lit quelquefois des textes qui nous informent et améliorent notre compréhension des choses, par exemple dans les publications contre culturelles dites alternatives. En fait, d’un simple point de vue théorique, la connaissance d’une réalité détermine le genre d’information qui va servir à l’échafauder, tout comme la finalité d’un bâtiment détermine les matériaux qui vont servir à sa construction. Le contenu informationnel dessine le type de connaissance produite, et son contenu. À l’inverse, on peut lire un journal avec les exigences d’une méthodologie intellectuelle très stricte. Prendre le journal pour ce qu’il est réellement, recommandait Dimnet : une page d’histoire.

Le rapport dialectique entre information et connaissance est brisé par la survalorisation de l’information, tout comme il l’a déjà été par celle du savoir théorique dans le passé (au moment où les bibliothécaires, par exemple, n’avaient aucune notion du service d’information, où aucun journal ou revue n’étaient admis dans l’auguste enceinte). Anne Kupieck écrit : « (…) l’accès aux savoirs, à la connaissance, qui se présente comme en voie d’être résolu, n’est en fait que masqué. La valorisation de la connaissance au détriment de la pensée, la valorisation des savoirs, par l’information, au détriment de la connaissance que l’on perçoit aujourd’hui, ont pour effet sinon de désamorcer, tout au moins de réduire, toute possibilité critique chez ceux à qui cette information est proposée » (« Bibliothèque et sociologie de la connaissance », Bulletin des bibliothèques de France, Tome 43, no 2, 1998, p. 37). Kupieck se demande avec l’auteur anglais Richard Hoggart si la valorisation de l’information ne constitue pas une construction idéologique ayant pour but le maintien de la division sociale.

 Toutes ces idées de polarité avaient été esquissées par Marcuse dès les années 60 : contre « l’orientation rigide de la pensée et du comportement face à l’univers donné des faits », Marcuse analysait la contradiction interne de la civilisation (sous-entendue technologique) : l’élément irrationnel au sein de sa rationalité (One-Dimensional Man, Beacon Press, 1968, p. 17). « The techniques of industrialization, notait-il, are political techniques » (p. 18). « Domination (…) extends to all spheres of private and public existence, integrates all authentic opposition, absorbs all alternatives » (idem). C’est la logique de la Raison qui vise à éliminer toute conception dialectique de la réalité – donc toute forme de dualité. À sa pensée triomphante ne peut s’opposer une contre pensée, une pensée protestataire. « The totalitarian universe of technological rationality is the latest mutation of the idea of Reason » (p. 123).

 Une séparation radicale entre la théorie et la pratique fonde cette rationalité technologique. « The closed operational universe of advanced industrial civilization with its terrifying harmony of freedom and oppression, productivity and destruction, growth and regression, is predesigned in this idea of Reason as a specific historical project » (p. 124). La Raison possède sa dialectique spécifique, mais une dialectique en quelque sorte accidentelle, catastrophique. Elle la nie par le positivisme du XIXième siècle, qui continue le cartésianisme et son objectivation de la nature.

« Philosophy originates in dialectic; its universe of discourse responds to the facts of an antagonistic reality » (p. 125). Hegel avait vu son ontologie de la réalité dans cette dialectique : « If Reason is the common denominator of subject and object, it is so as the synthesis of opposites » (p. 152).

Ce qui fait la « science de la nature », la science autant pure que dite humaine, c’est de postuler un a-priori technologique qui projette la nature comme instrumentalité potentielle, comme récipient de contrôle et d’organisation (p. 153). Et cette appréhension de la nature en tant qu’instrument précède le développement de toute organisation technique particulière (idem).

« The technological a-priori is a political a-priori inasmuch as the transformation of nature involves that of man » (p. 154). C’est donc reconnaître qu’il y a une dialectique de l’homme et de la nature par le biais de la transformation technique. Mais la puissance de cette dernière est, encore une fois, dans son action mentale, grâce à la mythologie qu’elle produit, grâce à son aspect nécessairement magique, grâce à sa fascination qui touche tout être humain. La technique est à la fois outil et mythologie, on ne peut pas séparer les deux. « (…) when technics becomes the universal form of material production, it circumscribes an entire culture; it projects a historical totality – a « world » » (idem).

« Toutes les réalisations de l’être humain peuvent paraître énigmatiques. Mais l’énigme sera d’autant plus grande qu’on n’aura pas compris sa relation avec les déficiences organiques et instinctuelles de l’homme (…) Le remplacement de l’organique par l’inorganique constitue un des résultats les plus significatifs du développement de la culture. (…) Nos capacités rationnelles abstraites nous permettent de reproduire la nature organique avec une exactitude étonnante, mais notre savoir sur la nature de la vie ne dépasse pas celui des Grecs ». (Arnold Gehlen, L’Homme à l’ère de la technologie, New York, Columbia University Press, 1980, traduction de « Man in the Age of Technique », 1957).

« Étant donné la faible culture technique des populations, et l’absence de démocratisation de la culture technique, je crains que les gens soient mûrs pour se faire avoir (…) Quand je dis ça, je ne suis pas contre l’informatique. Pas plus que je ne suis contre le train. Il s’agit de l’équilibre de la critique. Je crois que la technique véhicule toujours son contraire. Chaque objet technique véhicule sa propre négativité (…) Il n’y a pas de technique pure. Toute technique est double. Il y a une possibilité de décentralisation évidente, mais il y a ,en même temps, la tendance inverse à la surconcentration. Les deux sont liés. C’est un problème politique » (Paul Virilio, « Nous allons vers des Tchernobyls informatiques », entrevue par Guy Lacroix, in Terminal:
http://terminal.ens-cachan.fr/62identitepouvoirsvirilio.html ).
10. La pensée et le poétique

Pourquoi poétique et non poésie ? Prenons le terme au sens de Bachelard, ce poète de la pensée poétique, scientifique lui-même, à savoir un mode d’être au monde, une manière de penser le monde. La poésie est en fait un des « produits » de la pensée poétique. Il y a aussi la philosophie, les arts, la création dans tous les domaines – y compris en économie.

Si on croit que toute pensée est par essence poétique, on peut dire que le fait de penser « embellit » les choses. La pensée peut parfois esthétiser et idéaliser les choses, si elle verse dans la rhétorique déconnectée des choses elles-mêmes. Le plus souvent, d’ailleurs, elle agit de cette façon lorsqu’elle est au service d’un pouvoir quelconque.

Si on choisit de prostituer notre pensée pour la promotion des commodités et pour l’utilitaire, libre à nous. On se prive ainsi de l’essentiel, qui est au-delà de la simple nécessité. « On croit que c’est la technique qui nous aide, mais c’est la poésie qui nous sauve. Il serait temps de s’y mettre » (Laurent Gautier, Notices, manuels techniques et mode d’emploi, Gallimard, 1998). « La technique, c’est l’idée qu’il y a toujours quelque chose à faire apparaître » (idem)(7).

Mais rien n’apparaît finalement. Sinon qu’une liberté redéfinie par la technique, c’est-à-dire renchaînée par elle. La technique : une liberté indéfiniment leurrante. Commode et nécessaire, certes, mais leurrante. Parce que tout ne vient pas d’elle, comme elle veut nous le faire croire par son pouvoir de fascination. Nous sommes bien plus dépendants de la technologie que libérés par elle. La vraie libération est ailleurs.
La technique est par essence tragique. La tragédie ordinaire qu’elle nous sert est le simulacre de celle qui animait la vie d’antan, du temps des héros. Ce en quoi elle peut être poétique. Nous sommes ses héros.

« Tragedy is not an account of illegal disaster, or facts interfering from outside : it tells us how, by instinct, we may set about methodically to destroy ourselves from within, and fascinated watching ourselves doing it (…) Tragedy is not only a scheme but a mechanism » (George Whalley, « Revolution and Poetry », English Poetry in Québec, (Proceedings of the Foster Poetry Conference, Oct. 12-14, 1963), John Glassco, ed., McGill University Press, 1965, p. 71.

La connaissance technologique supplante le contrôle conscient. À l’ère des manipulations génétiques de la nourriture et de la reproduction, et de la nanotechnologie (la technologie implantée au corps), il n’est pas trop tôt pour s’en apercevoir. Le mythe de bonheur que véhiculent ces nouvelles formes de technique est tout aussi fort, sinon plus, que celui des bonnes vieilles TI. Elles se passent à la limite de cet apport mythologique (voir la popularité des cellulaires, qui préfigure bien l’Internet du XXIième siècle).

Le sens du sacré est aussi détruit par la technique. Le sacré induit une cohabitation avec la nature qui dure depuis le début de l’humanité. La technologie a tendance à vouloir créer son propre environnement, et son propre sens des valeurs. Qu’on se garde donc bien de parler de révolution des technologies, ou de l’information, ou du savoir. On n’a certainement pas encore appris le sens réel du mot. On n’a pas encore appris à penser une révolution, on se contente du cliché, et d’un leitmotiv.

« Revolution is, like law, a metaphor », dit Whalley (op. cit.). « Revolution is not, as one might expect, a metaphor of turning upside down : it refers to the turning of a wheel, a process that passes cyclically through definable phases. Aristotle – not Marx, as far as I know – first set down the sequence, drawing his influences from his study of the changes in government (…) » (p. 66).

Le but de la poésie est tout simple : nous apprendre à lire. Non pas lire pour s’informer uniquement, mais d’abord pour affiner notre conscience des choses. Voir la révolution comme métaphore, par exemple, c’est déjà un premier acte de lecture poétique. Il n’y a peut-être pas d’intelligence sans poésie.

Lorsqu’une publicité télévisée nous dit que « la traction de la Subaru transfère le pouvoir sur les roues qui travaillent, c’est-à-dire qu’elle réfléchit pour nous », c’est une image, certes, mais c’est surtout une expression populaire du concept de l’intelligence artificielle (AI) et de la mythologie informatique en général. C’est une image liée à une parole, à un discours, à une lecture du monde. Le savant qui étudie les phénomènes cognitifs en relation avec les permutations dans les connexions neuronales du cerveau – qui travaille à une représentation matérielle de la pensée – comment peut-il savoir à quoi sa recherche servira, une fois la cartographie du cerveau faite ? Ce que toutes les sciences font, après une découverte, c’est de l’instrumentaliser, de produire des servomécanismes dans ce cas précis de la biotechnologie.

Lire le monde, c’est le penser. On peut se faire voler cette pensée, qui peut disparaître aussi magiquement que la technologie apparaît. Depuis vingt ans, on ne cesse de constater cette manifestation d’un phénomène propre à l’âge du savoir. Il nous faut donc retrouver le vrai sens du texte, de cette notion du document qui échappe au bibliothécaire comme à tous ceux qui travaillent l’information : le texte s’inscrit (et s’écrit) dans une lenteur qui a peu de choses à voir avec une gestion optimale du temps et des avoirs. C’est un peu pourquoi il est dévalorisé dans une économie de marché. « Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée » (Mikhaël Bakhtine).

Pierre Blouin

Notes :
(1) The art of thinking. Fawcett Publications, (A Premier Book), 1959, p.19 (Retour au texte)
(2) Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 179 (Retour au texte)
(3) Potemkine était ce stratège de la reine Catherine de Russie, gouverneur général de la Nouvelle-Russie (Ukraine actuelle), qui avait fait construire de faux villages pour faire voir à la reine les pays qu’elle avait conquis, lors d’un voyage effectué avec elle et l’empereur d’Autriche, ainsi que le roi de Pologne (fin XVIIIième siècle). (Retour au texte)
(4) Henry Rousso et Éric Conan, Vichy : un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994, cité par Chesnaux, 1998, pp. 67-68. (Retour au texte)
(5) Serge Halimi, « La boîte à idées de la droite américaine », Le Monde Diplomatique, mai 1995,  (Retour au texte)
[ http://www.monde-diplomatique/w/1995/05/HALIMI/1434.html ]

(6) Le cas de Sokal et Bricmont et de leur livre sur les « imposteurs » intellectuels illustre ceci on ne peut mieux. Ce qu’ils prennent pour la pensée juste est la pensée scientifique et positiviste, ce qui est différent. Incapables de penser la dimension symbolique du langage, ils se réfugient derrière la simple certitude des faits et des informations pour nier à la philosophie un accès à la vérité. Très typique de la pensée des temps actuels. Au fond, leur procès est celui d’un système universitaire de technocratie intellectuelle, et non celui des penseurs post-modernes.
Voir [ http://www.liberation.com/sokal/debat0610.html ] et Impostures intellectuelles, Paris, Édition Odile Jacob, 1997, 276 p.
(Retour au texte)
(7) Dans la lignée des Queneau, Perec et Vian, l’auteur de ce roman raconte l’histoire de Paul Gauthier, 25 ans, diplôme de technicien, rédacteur de manuels techniques, devant une confusion de fonctionnement entre l’humain et le machinique… Le tout dans un délire de la langue qui exprime une joyeuse folie. (Retour au texte)
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« Discours bruyants et silence théorique »
La profession de bibliothécaire et les « métiers de l'information »
Allocution au 30e Congrès de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, tenu du 27 au 29 mai 1999 à Montréal.
par Roger Charland

N.B. Ce texte ne constitue pas un document final. Le résultat de cette recherche devrait voir le jour à l'automne 1999 et à l'hiver 2000. En effet un premier texte discutera de la profession de bibliothécaire tant au niveau de son histoire propre que ses relations aux autres professions face à la reconnaissance professionnelle. Un texte suivra qui visera à expliquer les liens entre la pensée conservatrice (néo-libéraux et conservateurs) et l'idée de la société de l'information.
Je remercie la présidente et la directrice générale de la Corporation de m’avoir invité à vous parler dans le cadre du 30e Congrès annuel de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec. L'hypothèse et le questionnement que je vous propose, peuvent se formuler ainsi : quel est le rôle de la profession de bibliothécaire dans la société actuelle? Et quels sont les rapports qu'entretient cette profession avec les autres professions de l'information?
La réponse, si ces questions ne sont pas récentes, est nouvelle. Les professions de l'information existent bien, et sont composées des journalistes et des autres travailleurs des médias. Les informaticiens et les travailleurs de l'industrie de l'informatisation eux aussi sont identifiés souvent aux travailleurs de l'information.
Je me permets une note discordante : la bibliothéconomie n'est pas une profession de l'information. J'ai débattu de cette question il y a un an dans le premier numéro de la revue électronique HERMÈS. Je renvoie les gens qui m'écoutent à la lecture de ce texte. Mais je maintiens que la bibliothéconomie ne peut se définir comme une des sciences de l'information car ce terme, celui d'information, ne veut rien dire dans la pratique des bibliothécaires. L'information, c'est une nouvelle (pour le journaliste et pour le lecteur de journal ou le téléspectateur) ou un bit pour les informaticiens. Enfin, ce que traite, diffuse et contrôle dans sa pratique, le bibliothécaire, ce sont des connaissances, connaissances pratiques ou théoriques, scientifiques ou ordinaires qui se matérialisent sous la forme de documents.
Notons à cet égard une parution récente d'Alain Milon, portant sur la valeur de l'information dans laquelle, même s’il en fait son objet de départ, il a de la difficulté à en établir un sens précis.
«  L'information est en réalité indissociable de son émetteur et de son récepteur, perspective reprise par Daniel Parrochia et que René Thom développait en son temps quand il s'inquiétait des dérives du sens du mot information (R. Thom soulignait «  que le mot information n'a pas beaucoup de sens et qu'il cache une certaine ignorance face aux différents problèmes de transmission de connaissance, cf. R. Thom, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, UGE, 1974) [Dans cet ouvrage, R.C.] il se propose d'étudier les différentes variations du mot information à travers le sens judiciaire, journalistique, publicitaire, biologique et le sens des théories de l'information de Shannon et Weaver. René Thom précise que les oscillations de l'information entre donneur et demandeur, en raison du contexte du tissu de présuppositions qui l'accompagne, portent en elles les différentes variations, digressions, perturbations ou interférences du message. Ceci explique pour lui « l'instabilité sémantique du mot information ». Cette instabilité possède diverses déclinaisons en fonction du sens judiciaire, journalistique, publicitaire ou shannonien de l'information. » (Milon, 1999, p. 18-19)
Plus radicale, encore, est la postface de son ouvrage écrite par Claude Baltz :
«  Car c'est peut-être le chapitre le plus controversable de l'ouvrage que le premier, dans lequel une lecture trop attentive ne laisse pas de faire saillir les agacements dont j'ai fait état plus haut, malgré une foule de remarques perspicaces et de références philosophiques très judicieuses : circularités traditionnelles du genre, par où l'information est définie par le message, la communication par l'information, etc., reprise de critiques pertinentes mais partielles (comme celles de René Thom, par ex.), ambiguïté même de l'objet de la critique car il ne sait pas toujours si elle s'adresse à la communication «  telle qu'elle se pratique  » ou à ses multiples tentatives de théorisation, interférences intenables de diverses perspectives d'analyse, dues à la polysémie de la notion (fait / événement, connaissance / savoir, transmission / interprétation, évaluation / jugement…). De même eût-il été bienvenu, entre autres, de se démarquer plus nettement d'une certaine critique de la théorie de Shannon menée du côté des sciences humaines, qui n'analyse guère sa «   définition  » en tant que telle, pour se cantonner à ses «   insuffisances  » (en particulier d'être une science du signal) ou à sa connection (sic) trop évidente avec l'informatique. (Milon, 1999, p. 213-214)
Comme on peut le voir, on est ici devant un livre écrit sur la valeur de l'information, qui n'arrive pas à définir le terme de manière acceptable «  épistémologiquement parlant  ». Le problème est peut-être que nous taxons ce concept d'un contenu, d'une forme et d'une valeur qu'il ne peut maintenir sans éclater. Ainsi, on surcharge symboliquement le concept d'information. Au lieu d'être capable de nous offrir l'objet pour qu’il soit ce que nous voulons qu'il soit, il devient un fantôme sémantique. A vouloir surcharger le concept d'information de sens qu'il ne peut symboliquement représenter, on disqualifie le discours que l'on voudrait que soit l'objet sémantique. C'est l'erreur qu'évite Gérard Leclerc dans son livre intitulé La société de communication. Pour lui :
«  L'information se situe au confluent de deux modes d'émission et de circulation des discours. Tout d'abord les énoncés proprement sociaux : ceux qui sont échangés par des amis, des voisins, des inconnus, etc., le propos quotidiens, les rumeurs; et ceux qui sont diffusés dans les médias, les jeux télévisés, les variétés, les divertissements en tous genres qui remplissent la grille des programmes » (Leclerc, 1999, p. 69)
Ces derniers ouvrages sont aussi appuyés par un autre travail portant sur Internet cette fois. Dominique Wolton, spécialiste de la communication et de la politique, s'interroge si Internet est bien un média. Mais il ne peut procéder à son analyse sans s'interroger sur l'objet de la théorie de la communication et celle de ses outils et techniques. Le sous-titre de son livre pourrait d'ailleurs être bien résumé par le titre d'une sous-section : «  Discours bruyants et silence théorique  » (Wolton, 1999, p. 46). Nous y reviendrons à la fin de cette présentation.
Je vais tenter de proposer mes propres analyses sur le sujet. Elles seront, d'une manière plus étoffée, publiées dans un prochain numéro de HERMÈS. Il s'agit donc d'un « work in progress » et j'espère vous convaincre, du moins, de réfléchir autrement à la profession de bibliothécaire.
Les bibliothécaires, comme les travailleurs sociaux, sont des semi-professions selon les analyses fonctionnalistes. D'autres affirment que la bibliothéconomie n'est rien d'autre qu'un métier de l'information, comme vous l'avez entendu depuis le début de ce congrès, si, du moins, je me fie au programme. Mais ce que je soutiendrai ici, c'est que la bibliothéconomie est une profession à part entière, elle est la profession du transfert de la connaissance dans tous les sens, d'une génération à une autre, c'est son grand rôle, quelque soient les époques ou les modalités d'application et de pratiques quotidiennes du travail du bibliothécaire.
Mais si une chose nous rassemble tous ici, c'est l'idée que nous formons une profession. Mais là encore, il y a des différences dans la compréhension de ce qu’est le professionnalisme du bibliothécaire.
  • Pour quelques-uns, la défense de l'idée du professionnalisme des bibliothécaires est importante, mais elle n’exige pas la création d'une corporation ou d'un ordre professionnel, tel que le Code des professions du Québec le permet. Je ne parle pas ici des chances de succès.
  • L'autre tendance, suit le même chemin que la première. À la différence de celle-ci, elle se rend jusqu'au bout du raisonnement. Cette fois il faut réclamer un ordre professionnel à part entière. Telle est la motivation d'une scientificité de la pratique et de la recherche que visent partiellement les modifications de programmes à répétition des écoles ainsi que les changements de noms de ces programmes. Il faut être «  proactif  » pour défendre l'avenir de la profession.

Ainsi beaucoup de gens s'accordent sur l'avenir de la profession. Elle est là pour durer. En voici les grandes lignes, celles d'une histoire récente, à laquelle malheureusement nous réfléchissons rarement.
10 thèses sur la profession et son histoire

  1. La profession de bibliothécaire a longuement été une vocation, je dis bien une vocation, religieuse, majoritairement féminine, et cléricale (jusqu'à la première moitié des années soixante, la majorité des bibliothécaires québécois sont des religieuses ou des religieux; par la suite ils deviendront en grande majorité des ex-religieux et religieuses)
  2. La profession était faiblement reconnue, sous payée (même aux États-Unis les témoignages sont nombreux) et dotée d'un prestige relatif. Elle n'est, ni plus ni moins, qu'un métier aléatoire, une formation de courte durée qui se compose d'un contenu modeste.
  3. Au début des années soixante-dix, la formation passera d'une formation artisanale à une véritable formation structurante. Cette situation prendra forme avec la mise en place d'une maîtrise en bibliothéconomie que viendra couronner l'accréditation par l'ALA (l'ALA n’accréditait au début des années soixante-dix que les maîtrises)
  4. À cette époque la bibliothéconomie se présentait d'avantage comme un métier que comme une profession. Par ailleurs, à cette situation, s'ajoutait le fait que la bibliothéconomie était une profession féminine. D'ailleurs les grandes dames de la profession étaient souvent des célibataires (Marie-Claire Daveluy, entre autres). Cette situation était semblable à celle des enseignantes laïques qui, si elles se mariaient, perdaient automatiquement leur droit d'enseigner.
  5. Mais la profession, à cause de sa composition sociale et de sa composante fortement religieuse et cléricale, était une profession de soins comme l'était la profession enseignante, les infirmières auxiliaires et autres professions féminines. (voir le livre de Roma Harris à ce sujet)
  6. Pour les bibliothécaires, les années soixante et soixante-dix allaient être bouleversées par l'arrivée des nouvelles technologies de stockage (microfilms et informatique) et aussi par la nécessité de revoir les enseignements propres à la profession; pourtant, le temps des études ne sera pas allongé, contrairement à d'autres professions.
  7. Mais le bibliothécaire sera obligé alors de se mettre au diapason de la société moderne: un flux de plus en plus grand de publications et de moyens de circulation de la connaissance. Les spécialistes œuvrent dans les écoles (réforme du système scolaire après le Rapport Parent, la mise en place des cégeps, le développement exponentiel des universités après la Révolution Tranquille).
  8. Le bibliothécaire passera alors d'une occupation de conservation et d'étiolement de la connaissance à un rôle de diffuseur et de promoteur de la connaissance. Il en est de même de la profession enseignante. La modernisation des idées et des mœurs au Québec, à partir des années 50, allait multiplier le nombre de personnes lettrées qui pouvaient ainsi se prévaloir d'un enseignement particulier et, par voie d'extension, allaient causer la multiplication des publications. La démocratie est une des causes de l'éclatement du nombre de publications. La profusion des débats, l'alphabétisation et une hausse rapide de la scolarité sont un ensemble de facteurs qui concourent à ce développement.
  9. C'est ainsi que le métier de bibliothécaire passera d'une situation de précarité à celle d'une véritable profession : c'est-à-dire «  une occupation exigeant une formation universitaire supérieure et reposant sur un corps de connaissances et de compétences spécialisées que seuls les membres [d'une profession, R.C.] possèdent; une occupation basée sur des pratiques d'autogestion entre les pairs pour le contrôle de la qualité des actes professionnels; une occupation orientée par une éthique de service tournée vers le respect des « clients » au sein de relations professionnelles fondées sur la confiance et le caractère confidentiel des informations échangées » (Tardif et Gauthier, 1999, p. 2)
  10. Finalement, avant d'aller plus avant dans la définition de la profession, notons que l'arrivée des notions d'informatisation et d'information vont transformer de fond en comble la vision que les professionnels auront de leur pratique. En fait, les retombées des recherches militaires entraîneront le développement de l'informatique et un discours propre à la guerre maintiendra une auréole mythique sur les technologies de ce type. Un monde clos, comme le dit Edwards, mais qui s'ouvre sur un monde ouvert, voire un discours de la liberté et de l'émancipation, qui trouvera son épanouissement total dans le discours quasi-mythologique du cyberespace. Ce succès est bien caractérisé par ce passage d'un article de Christine Pawley de l'Université du Wisconsin. Elle cite, après avoir présenté le rôle de cette subvention obtenue par l'Université du Michigan de la W.K. Kellog Foundation, un document présentant le nouveau programme des sciences de l'information :
«  The School of Information embraces a vision that harmonizes people, information systems, and organization to improve the quality of life. Our mission is to discover the principles and concepts that will enable society to realize this vision, to design the technologies, systems, and practices that will substantiate the vision, and to educate new generations of professionals who will put that vision into practice. » (University of Michigan, School of Information, http://www.si.umich.edu/, April 1997) (PAWLEY 1998,p. 133)
On vient de voir une définition « manageriale » de la profession, version largement dominante dans l'analyse actuelle de la profession de bibliothécaire dans le Québec contemporain. Répétition de thèmes des plus barbares de la gestion et de la qualité totale, mélange alambiqué, mélange acide par excellence. Lorsque l'on parle de «  veille  », on ne fait que reprendre le discours de la gestion stratégique, lorsque l'on présente le bibliothécaire comme un technologue, on ne fait que remâcher les publicités de IBM LOTUS, de Microsoft et des autres «   marketeux de l'informatique ».
«  L'autorité managériale trouve son fondement dans l'idéologie de la rationalité totale dont l'expression, sans cesse résurgente (il faut toujours et encore rationaliser!) est l'apanage des «  dirigeants  ». Il s'agit d'adhérer à un modèle qui peut varier avec le temps (contingence), mais dont les directives managériales constituent toujours la seule transcription «  autorisée  », c'est-à-dire qui «  fait  » autorité.  » (HEES, 1999, p. 73)
Quels sont donc les rapports, les différences, les écarts conceptuels mais aussi pratiques entre le concept de profession et celui de métier? Des questions importantes dans le débat qui nous importe aujourd'hui.
Métier et profession : définition
  1. Un métier est une « activité dont l'acteur peut tirer des moyens de subsistance. Un métier caractérise également l'ensemble des individus qui exercent les mêmes occupations dans le processus de production d'un bien ou d'un service : je suis un avocat, cuisinier, ingénieur, menuisier, etc. » (Tardif et Gauthier, 1999, p. 8-9) Enfin le métier a été longtemps l'extension d'un corps de métier particulier (cordonnier, tailleur de cuir, ferblantier, boulanger) qui remonte loin dans le temps.
  2. Une profession, c'est un métier qui connaît dans le temps des modifications. Entre autres, la profession implique « la possession d'un certain type de savoir qui lui est propre, même si ce dernier se réduit à un simple savoir-faire mécanique. » (Tardif et Gauthier, 1999, p. 9) Les professions sont souvent définies selon un type de savoir particulier, selon la longueur de la formation et le niveau des apprentissages nécessaires.
    De plus, les professions ont habituellement un statut prestigieux, « elles jouissent de conditions d'exercice particulières laissant place à l'autonomie de l'individu. » (Tardif et Gauthier, 1999, p. 9) Mais cela est loin d'aller de soi.
    « Plusieurs analystes sont en effet arrivés à la conclusion que les professions ne sont que des occupations qui ont eu suffisamment de chance ou d'appui pour acquérir et conserver ce titre » (Deschamps, Ducharme et Regnault, 1979, p. 13)
  3. Pour que le passage se fasse de l'un à l'autre des types d'occupations (de métier à profession) il faut trois conditions :
  • « que soit réservée au métier la compétence exclusive pour déterminer dans une tâche à effectuer ce qu'elle signifie exactement et comment l'accomplir efficacement »;
  • « que le groupe professionnel décide à l'origine des critères qui habilitent quelqu'un à accomplir le travail d'une manière acceptable »;
  • « que l'opinion publique croie à la compétence du métier de consultant et à la valeur des connaissances et des habilités déclarées par ce métier » (Freison, 1984, p. 20.)
Or, qu'arrive-t-il lorsqu'une profession court après l'aubaine technologique pour se forger une image? Risque-t-elle d'être réduite à l'état de spécialité de l'information dotée d'une compétence de mesure de la rétro-action, autrement dit, d'une informatique de gestion à l'écoute du marché ou d'une profession de management stratégique et d'espionnage industriel comme le définissent les théoriciens de la veille ?
Autant de questions que je laisse à votre médiation. L'identité professionnelle ne se trouve pas dans une incessante campagne de sondages et de « focus groups », mais elle se définit dans une affirmation nette de ses principes et des missions, adaptés aux environnements bien sûr, mais sans concession à une recherche d'image mythique ou à la dilution dans la séduction ou le pouvoir d'autres champs professionnels plus à la mode ou plus prestigieux.
Information
En guise de conclusion, j'aimerais revenir sur la question de l'information et de la bibliothéconomie. Les sciences de l'information sont un euphémisme. Il faudrait surtout entendre sciences de l'informatisation lorsqu'il est question de la problématique principale de la profession du bibliothécaire. Plus haut, je disais que le rôle principal du bibliothécaire consiste en la gestion de la connaissance, c'est-à-dire que la connaissance est dans son sens premier un fait, une manière de connaître. Dans un deuxième sens, plus positif, on dit de la connaissance qu'elle est un résultat : «  ce qui est connu  »; les «  connaissances acquises  »; ainsi que la connaissance d'une personne ou d'un événement. On ne dit pas «  je suis informé de telle personne  », on ne dit pas «  informations acquises  »… Du moins selon les règles et les significations de la langue française.
D'ailleurs, le terme même de «  sciences de l'information  » est redevable à l'informatique (par son emprise technique) et à une vision particulière de la conception du terme «  information  », celui de la cybernétique, l'information comme cheminement d'un message d'un point A à un point B.
Je finirai donc ma présentation en mettant en parallèle les définitions de deux encyclopédies récemment publiés. Une de ces encyclopédies est de langue française et l'autre de langue anglaise. Je commenterai par la suite.
En langue française, on indique comme définition de l'information:
«  INFORMATION : L'information est la consignation de connaissances dans le but de leurs transmission. Cette finalité implique que les connaissances soient inscrites sur un support, afin d'être conservées, et codées, toute représentation du réel étant par nature symbolique. Cette notion sous-tend l'ensemble des articles de cet ouvrage. Elle préside à la logique même des thématiques retenues. » (Cacaly, 1997, p. 297)
En anglais on lit ceci:
«  Possibly the most used, and the least precisely used, term in the library and information world. Best seen as holding the place in the spectrum between raw data and knowledge. Seen in this way, information is an asssemblage of data in a comprenhensible form capable of communication and use : facts to which a meaning has been attached. Within information technology or information processing, the term is used in a more general sense to emcompass all the different ways of representing facts, events and concepts within computer-based systems. In this usage, it includes data, structured text, text, images and video.  » (Feather and Sturges, 1997, p. 184
Deux citations d'origine linguistique différente qui, à mon avis, et malgré la réputation éditoriale des personnes et des éditeurs qui ont publié ces deux encyclopédies, sont largement dans l'erreur.
Courtine, voilà quelques années dans un texte intitulé «   L'informatique est un roman  » notait que :
« C'est même sans doute l'un des traits les plus pertinents et actuels de notre univers idéologique que ce remplacement de l'utopie politique par le roman technologique [informatique R.C.] (Courtine, 1989, p.24)
Dans le même volume, Bernard Schiele notait en commentant Piaget que:
«  La connaissance scientifique énonce les règles à partir desquelles elle désigne ses objets; toutefois, cette explication ne recouvre pas la totalité des processus mis en cause. » (Schiele, 1989, p.112)
Ceci impliquerait donc que la connaissance scientifique reposerait sur des règles énoncées a priori. De surcroît, la connaissance scientifique ne serait pas la base ou le critère absolu de la connaissance en général. On doit se rappeler que la compréhension et l'interprétation ne partent jamais de rien.
« La connaissance scientifique est une structuration explicite : elle est procédé structurant. Les objets qu'elle construit ne s'expriment que par le procédé de composition qui les circonscrit, c'est-à-dire par les opérations intentionnelles au terme desquelles il est construit, comme l'est le concept avec sa définition opérationnelle. La connaissance scientifique est une forme particulière de la représentation, car de tous les savoirs et de toutes les habilités qu'elle requiert pour se constituer, elle ne retient que les reformulations explicites qui réduisent les discours et les pratiques à la transparence de leur articulation. » (Scheile, 1989, p.115)
Mais qu'en est-il de l'information ? Si l'on se réfère à nos amis penseurs des sciences de l'information, la pensée humaine «  n'est qu'un mode de traitement d'information (…) la pensée est au cerveau ce que l'information est à l'ordinateur » (Meunier, 1989, p. 121 et 122) Conception purement mécaniste de la pensée et de la connaissance, que réfutent aujourd'hui tous ceux pour qui le concept d'un univers humanisé a encore une valeur. En fait, on accorde trop d'importance à l'information comme paradigme, ainsi que l'on dit couramment, parce que les notions de procédé et de gestion ont pris trop de place.
Je rappellerai encore trois points importants des thèses de Meunier :
  • « Ce n'est pas d'hier que les sciences de l'information sont à la recherche d'une définition rigoureuse de leur objet. Dès les années 1950, à la suite des critiques de Bar-Hillel et de Carnap sur l'a-sémantisme des définitions de Shannon et de Weaver, de nombreux chercheurs ont tenté de définir cette dite «  information  » en intégrant les dimensions que l'intuition populaire y associait. C'est ainsi que, dans les années 1965 à 1975, les diverses théories de l'information se sont associées à la théorie générale des systèmes et de la cybernétique et ont alors intégré les questions : 1) du traitement général de tout ce qui est porteur de message (code et signaux), 2) des structures de décision (théorie des jeux), 3) du support et du traitement informatique de données et 4) de la documentation et de la bibliothéconomie.   » (Meunier, 1989, p. 123)
  • « Ces auteurs (Brookes (1975); Belkin et Robertson (1976) ont en effet montré que , dans toutes ces définitions, la question de l'information évoluait dans le champ notionel de la connaissance. De Shannon à Dretske, de Newell à Pylyshyn, de Minsky à Rumelhart, de Yovits à Belkin, l'information fonctionne toujours comme un concept cadré dans l'horizon d'une théorie implicite de la connaissance.
    Toutes ces définitions cernent en effet différents aspects du processus de la connaissance. On distinguera, par exemple, des définitions intra-cognitives (genèse, incertitudes, perception, systématisation de la connaissance, etc.) et des définitions liées au processus individuel de connaissance (conceptualisation - communication, représentation de l'information). Certaines touchent, par ailleurs les dimensions de connaissance sociale (concepts sociaux, idéologies, symbolisation) et de métacognition (connaissance formalisée). C'est ainsi, par exemple, que la définition de Shannon inclut une dimension de «  certitude et incertitude  »; celle de Dretske, la présence d'un «  believer  »; celle de Bush, la «  signification   ». (Meunier, 1989, p. 124-125)
  • «  Dans toutes ses définitions de l'information, on trouve un psychologisme primitif relativement à ce concept. L'«  information  » est un fait «   attendu » , «  perçu  », «  choisi  », «  retenu   », «  reconnu  », «  comparé  », «  décidé   », «  communiqué  » etc. par un système - que ce système soit de type neurologique ou informatique. Celle-ci est toujours relative à un système qui, «   cognitivement  », l'envoie ou le reçoit.  » (Meunier, 1989, p. 125)
Dans ces longues citations, Meunier conclut qu'un paradigme semble prendre forme, un paradigme sous-jacent à ces définitions qui est celui d’ «  une vision de l'ordinateur en tant qu'être humain  ». L'humanisation de la machine, se caractérise alors comme une «  phychophilosophie primitive à une machine, soit formelle, soit computationnelle » (Meunier, 1989, p. 125)
Dans cette optique, un dernier point reste à souligner : celui de la supposée «  veille  ». En fait la «  veille  » n'est rien de plus et rien de moins qu'une forme de théorie du management. Plus précisément, c'est le management stratégique. Je ne m'étendrai pas sur cette question, mais la gestion du savoir, ou des connaissances, est propre à l'idée d'une valeur de la connaissance propre à l'économie du capital humain ou ce que l'on appelle aussi l'économie des choix ou comportement rationnel. Le summum de cette approche a été atteint à ce jour par Becker, pour qui le comportement humain peut être réduit à une fonction instrumentale reposant sur une mathématique du choix rationnel. Au centre de l'analyse de Becker se trouve le temps et … l'argent. Eh oui, le temps c'est de l'argent! Son analyse, que je n'approfondirai pas dans le cadre de cette allocution, implique une notion de l'information qui est proche parente de celle que l'on vient de montrer dans le cadre de l'interrogation sur la notion d'information et de l'informatique. La technique, jouant là un rôle de médiation ou d'objectivation. Ici, c'est la normalisation et la prévision techniciennes qui éclatent dans tous les sens.
«  La notion de capital est pourtant proche du mode de pensée de l'économiste. Pour ce dernier, l'entretien du stock de capital se traduit par des dépenses présentes et des rendements futurs. L'acquisition d'un capital est donc un investissement qui sera décidé à condition que les valeurs actuelles du flux de revenu attendu de l'investissement excèdent le coût présent. Appliquée aux aptitudes humaines, cette approche en termes de capital humain veut que tout phénomène d'apprentissage relève d'un calcul d'investissement. » (Leroux et Marciano, 1998, p. 71)
Mais il y a plus, comme le dit Tarondeau dans Le management des savoirs,
«  L'être humain est apprenant par nature, mais certains plus que d'autres. Dans une société où le savoir légitime le rôle social de chacun au sein d'organisations, que deviennent les exclus du savoir? Cette question renvoie à la définition des savoirs et à leur distribution. Les individus sont inégaux devant l'acquisition des savoirs formalisés mais tout être humain développe des savoir-faire dans l'action.  » (Tarondeau, 1999, p. 124-125)
Dans les principaux ouvrages de sociologie, on qualifie ces visions du monde de l'appellation «  darwinisme social  ». Que l'humain le mieux équipé et le mieux nanti domine, les autres sont économiquement moins rentables. De plus, ces dernières personnes moins éduquées sont parfois dangereuses pour les autres…
Le bibliothécaire est une personne importante dans la socialisation et la démocratie de la société. En fait, la connaissance est bien l'apanage de tous, c'est l'héritage culturel et pratique que les générations qui nous précèdent nous lèguent en vue de nous donner et de donner à nos descendants un monde de plus en plus démocratique. Je crois que l'on en est là dans la définition de la profession. Il faut laisser de côté ce discours techniciste qui nous entoure de toutes parts et restaurer de manière radicale des outils de travail visant la démocratisation de la société et, d'une manière particulière pour les bibliothécaires que nous sommes, une ouverture précise sur l'accès à ce bien commun qu'est le savoir humain.
En ce sens, il importe d'abord et avant tout de déterminer pour qui et pour quelles fins le bibliothécaire exerce sa profession. Dans le grand débat qui oppose la société civile à un société fondée sur le corporatisme et les idées néo-libérales, n'est-il pas essentiel de penser et de mettre en œuvre une pratique professionnelle et sociale qui soit plus qu'un slogan, qui soit réellement une réconciliation du bien commun avec les connaissances de l'Homme, héritées de l'histoire et diffusées librement pour l'usage de tous? Une profession dans laquelle l'éthique professionnelle touche aussi aux questions des rapports de cette profession avec la sphère publique, celle des débats, de la pensée critique et de la démocratie participative
Roger Charland
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Notes
CACALY, Serge (1997) Dictionnaire encyclopédie de l'information et de la documentation, Paris, Éditions Nathan, Collection «  ref.  » 634 p.
COURTINE, Jean-Jacques (1989) « L'informatique et un roman (Une analyse des discours sur les technologies nouvelles)  » in Khadiyatoulah Fall et Georges Vignaux, L'informatique en perspectives, Québec, Presses de l'Univeristé du Québec, pp. 13-26
DESCHAMPS, L.; DUCHARME, C.; REGNAULT, J.-P. (1979) «  Pour comprendre les professions  » in Critère, no. 25, pp. 13-21.
FEATHER, John; STURGES, Paul (1997) International encyclopedia of information and library science, Londres, Routgledge, 492 p.
FREIDSON, E. (1984) La profession médicale. Paris, Édition Payot.
HARRIS, Roma M. (1992) Librarianship : the erosion of a women’s profession. Norwood, Ablex Publishing Corporation, 186 p.
HEES, Marc (1999) Des dieux, des héros et des managers ou de quelques malentendus, Bruxelles, Labor, collection Quartier libre, 95 p.
LECLERC, Gérard (1999) La société de communication. Une approche sociologique et critique. Paris, Presses universitaires de France, 223 p.
LEROUX, Alain; MARCIANO, Alain (1998) La philosophie économique, Paris, Presses universitaires de France, 127 p.
MEUNIER, Jean-Guy (1989) «  La machine humaine et l'information  » in Khadiyatoulah Fall et Georges Vignaux, L'informatique en perspectives, Québec, Presses de l'Univeristé du Québec, pp. 121-140
MILON, Alain (1999) La valeur de l'information. Entre dette et don. Paris, Presses Universitaires de France, 232 p.
PAWLEY, Christine (1998) «  Hegemony's handmaid? The library and information studies curriculum from a class perspective  » in The Library Quarterly, Volume 68, Number 2, April 1998, pp. 123-144
SCHIELE, Bernard (1989) «  Communication, connaissance et représentation sociale   » in Khadiyatoulah Fall et Georges Vignaux, L'informatique en perspectives, Québec, Presses de l'Université du Québec, pp. 101-120
TARDIF, Maurice; GAUTHIER, Clermont (1999) Pour ou contre un ordre professionnel des enseignantes et des enseignants du Québec ? Québec, Les Presses de l'Université Laval, 195 p.
TARONDEAU, Jean-Claude (1998) Le management des savoirs. Paris, Presses universitaires de France, 127 p.
WOLTON, Dominique (1999) Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias. Paris, Flammarion, 240 p.

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Libraries and marriages : vous dites raisonnable!*
par Carol Reid
Bad libraries, like bad marriages, used to be a matter of relative privacy. But, as with everything else, we’ve learned some things. For some, the problem is an autocratic patriarch (or matriarch). Others quarrel over the children. Many fight about money. Quite a few form questionable alliances. But, as long as the lines of communication are kept open, such sticking points can often be convincingly resolved. Perhaps the most alarming trend then, or at least one we seem to be hearing a lot more about lately, is the attempt by library administrators to quell communications and quiet their critics, especially those from within the "family."
Take the case of Sanford Berman, the up till now irrepressible Minneapolis maverick, who has gained the admiration, bordering on hero worship, of librarians worldwide. He is the author and editor of numerous books and articles about cataloging, social responsibilities, and intellectual freedom in libraries. Through persistent petitioning he has persuaded the Library of Congress to drop or amend hundreds of outdated, inaccurate, and politically incorrect subject headings (most famously, "Jewish Question" and "Yellow Peril") and to add countless others. Berman has given many inspiring addresses and won several major awards. Though still alive (thankfully, after a serious surgery last spring), a festschrift has already been published in his name.
It is because of him that the Hennepin County Library has acquired the outstanding reputation among catalogers that it currently enjoys. HCL’s records, especially its fiction records, are of the highest quality, surpassing those of LC itself. Where LC subject headings prove inadequate, catalogers now borrow Hennepin headings instead. As head of Cataloging there, he had also elected to depart from Anglo-American Cataloguing Rules, by writing out or translating obscure abbreviations and Latinisms, and avoiding unnecessary punctuation. All in the noble aim of increased "accessibility and intelligibility," as one bemoaning admirer wrote to American Libraries, in the wake of Berman’s sudden and unimaginable retirement.
Hennepin, you see, had recently been asked to become a major contributor to OCLC, an online database of bibliographic records. In the press release announcing this fact, Berman’s part was warmly acknowledged. However, back at work, he was being rebuked for having stated his opinion to staff that HCL should insist on OCLC paying royalties for some of their records, for having failed to be in lockstep with AACR2, and for objecting to a PR-skewed misquoting of his views. While unsure of the business aspect, I suspect he had a point, and, as the man of the hour, was in a good position to push it. When his boss refused to withdraw the reprimand and continued to harass Berman privately, while "praising Caesar" publicly, ultimately "kicking him upstairs" to produce a manual on the type of cataloging for which he had put them on the map, Berman had finally had enough and disgustedly decided to resign.
He had also been upbraided a couple of years ago for the "insubordination" of speaking out against his library’s bizarre proposal to double the overdue fines on children’s books as a means of increasing revenues. Jane Rustin, director of the Allegany County Library System, in Maryland, who also believed that the kids in her library were being ill-served, felt similarly at pains to relinquish her post in November 1998 when the library board cobbled together a filtering policy in too-ready response to the admonishments of three area ministers about the ensnarements of the Net. Presumably, like Berman, she felt that political concerns had overridden professional ones.
Another library director who was unable to withstand the force of facile change-mongers was West Virginia’s Fred Glazer, described by John Berry, the editor of Library Journal, as "arguably, one of the greatest state librarians in the history of our nation." During 24 years of dedicated (or, as American Libraries’ Will Manley sadly put it, "joyous") service, Glazer managed to increase the number of public libraries in that often benighted state from 25 to 179. He also raised the amount of money allocated them from five cents per capita in 1972 to $3.81 in 1996, which put them in the top five nationwide. Glazer died from kidney failure a year and a half after his "nasty shove out the door." The cause of death did not, but no doubt should have listed a broken heart, and the stress of being assailed by yuppie downsizers as well.
Although the Leroy C. Merritt Humanitarian Fund of the American Library Association gave funds to help Glazer fight his unjust firing, which, according to Berry, "reek[ed] of political and professional vendetta, personal disloyalty and jealousy, and incredible misuse of the power of the state," it was tragically a case of too little, too late. Although the ridiculously low salary advertised for his replacement attracted very few applicants, the state commission eventually gave the job to David Price, who, amid controversy over his management abilities, had left two different California libraries—most egregiously the San Francisco Public Library, where he supervised the contentious opening of their new facility.
Sometimes the ethical catalyst that leads to such upsets has to do with a perception of the way employees in general are being treated. This is what happened here at the Albany Public Library, long a site of physical disrepair and staff disaffection. One fateful day in 1993, the director decided to dock the pay of managers who had chosen to close the library and send people home during a blizzard. This penurious act proceeded to snowball as it attracted the detritus of those workers’ wintry discontent, along with some local and national media attention. Subsequently, the library’s employees joined a union and the director eventually stepped down.
Most librarians possess a fundamental belief, intuitive or practiced, in intellectual freedom, or freedom of speech. So it tends to rankle when they’re told not to talk, or even, as is their celebrated wont, to whisper amongst themselves. In Hawaii, it was an interoffice "gag order" that galvanized the mobilization culminating in the cancellation of the outsourcing contract with Baker & Taylor, the firing of the State Librarian, and the legislative edict against further such outsourcing in Hawaii libraries. Again, as I always say, nothing backfires quite so satisfyingly as censorship does.
As in Hawaii, bad publicity has forced the main players to move on, yet fallout from the San Francisco Public Library "book dumping" debacle continues to cast a pall over its long-suffering staff, notably one distinguished children’s librarian, who "just happened" to have been the primary signatory on a petition protesting the ill-conceived plans for the New Main Library, and was then falsely accused of child molestation and hitting on female colleagues (despite his being openly gay) and summarily fired from his job three years ago. Fortunately, SFPL is a union shop and the local is at long last taking up his cause.
One of the rarest qualities, and therefore most prized in my estimation, is the ability of those in authority to concede an error, or confess that a wrong has been done. Most such people, perhaps out of a nagging need to justify how it is they merit so much more money than their coworkers, invest tremendous amounts of energy rationalizing these things, because to allow their own fallibility might be to suggest that they do not deserve their exalted status. It is for this reason that I was so gratified, after slogging grimly through the all-too-predictable stories recounted here, to have come across one about a librarian in Victoria, British Columbia—a lovely place where I am lucky to have an uncle now living, once again due to the inability of those in high places to admit the colossal mistake that was the Vietnam War—fired during the fifties for at one time having edited a left-wing publication.
Half a century later, the Greater Victoria Public Library has publicly apologized to this former employee, and acknowledged the grave insult to both him and our wonderful, freedom-loving profession that such a craven and conformist move implied. Canada is often characterized as a more censorious place than America, with our vaunted Bill of Rights, but in this humble and belated act of contrition, they evinced a greater regard for the rights of the individual and intellectual freedom than some wielders of library power in this country have recently shown themselves to possess.




* Le titre est de HERMÈS.
Pour connaître un peu plus sur Sanford Berman et écouter une conférence sur ce site :

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Présentation par Edmond-Louis Dussault
Georges Henein, Prestige de la terreur
Éléments bibliographique de Georges Henein

Il n'y aura pas de « marché mondial »
sans impérialisme militaire américain.

SAMIR AMIN, Al-Ahram Weekly,
Le Caire, 22 avril 1999



GEORGES HENEIN (1914-1973) ou l'énergie du désespoir:

Prestige de la terreur et vestige du surréalisme



Écrivain égyptien d’expression française — tout comme son camarade Albert Cossery, romancier récipiendaire du Prix de la Francophonie en 1990 (1) — Georges Henein fut sans contredit le grand animateur du surréalisme arabe durant ses vingt plus belles années (1938-1958). Bien que de volume relativement modeste, l’oeuvre de Henein touche à plusieurs genres — poésie, nouvelle, pamphlet, essai, textes journalistiques — et se distingue notamment par une fidélité indéfectible aux idéaux du surréalisme libertaire et un style inimitable(2). On retrouvera d’ailleurs ces deux aspects de la pensée et de l’écriture de Henein dans le texte qui figure au sommaire de ce quatrième numéro de Hermès, « Prestige de la terreur »(3).

Relire Georges Henein aujourd'hui, c'est faire le constat de son actualité et de sa nécessité. Ce double constat, une nouvelle génération d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels égyptiens a entrepris de le faire il y a une quinzaine d'années: en font foi un ouvrage singulier paru au Caire en 1986, Al-Suriyâliyya fî Misr (Le surréalisme en Égypte) (4); la réimpression en 1996 de plusieurs numéros de la revue Al-Tatawwur (L'évolution, 1940) par l'équipe de la revue d'avant-garde Al-Kitâba al-ukhrà (L'autre écriture, Le Caire); et, finalement, l'hommage que cette même équipe rendait à ses prédécesseurs du collectif d'écrivains et d'artistes Art et liberté — dont Henein fut le principal animateur — en commémorant son soixantième anniversaire au début de cette année. Cette relecture de Henein et de la place du surréalisme dans l'histoire littéraire, artistique et intellectuelle de l'Égypte moderne s'inscrit aussi dans le cadre plus large de la ré-appropriation de la francophonie égyptienne par l'intelligentsia arabophone de cette fin de siècle (5).

Relire aujourd'hui Prestige de la terreur, ce pamphlet lucide et désespéré écrit pendant que brûlaient encore les feux allumés à Hiroshima par la première bombe atomique de l'Histoire, c'est saisir une occasion de se rappeler qu'en matière de « politique » internationale, la fin justifie encore et toujours les moyens et que cette situation est tout aussi inacceptable maintenant qu’elle l’était au lendemain d’Hiroshima:

Au point auquel nous ont portés les derniers développements de la politique et de la guerre, il est indispensable d'affirmer que le bien-fondé d'une cause doit se juger, essentiellement et d'abord, sur les moyens qu'elle met en oeuvre. Il est indispensable d'établir, au profit des causes qui risquent encore d'en appeler au meilleur de l'homme, un inventaire des moyens non-susceptibles d'obscurcir le but poursuivi (6).

La dernière décennie du siècle a été marquée par l'émergence de conflits en apparence insolubles — notamment en Irak, dans l'Afrique des Grands Lacs, en (ex-) Yougoslavie — où le sang a coulé à flots parce que des fins absolument dégradantes ont justifié le recours à des moyens dignes des scénarios apocalyptiques les plus barbares. Pour garder le contrôle des champs pétrolifères du Golfe Arabo-persique, les États-Unis et leurs vassaux (ou plutôt leurs laquais) n'ont pas hésité à infliger les pires souffrances au peuple irakien, souffrances qui durent encore et dureront tant que les sanctions — c'est-à-dire l'embargo qui asphyxie tout un peuple — ne seront pas levées (7). Et au nom de la Race ou de l'Histoire (avec une grande hache), combien de dirigeants et de propagandistes balkaniques ou centrafricains n'ont-ils pas lancé leurs mercenaires à l'assaut de leurs voisins ? Comment, alors, ne pas faire nôtre, aujourd'hui, ce passage de Prestige de la terreur :

Les valeurs qui présidaient à notre conception de la vie et qui nous ménageaient, ça et là, des îlots d'espoirs et des intervalles de dignité, sont très méthodiquement saccagées par des événements où, pour comble, l'on nous invite à voir notre victoire, à saluer l'éternelle destruction d'un dragon toujours renaissant. Mais à mesure que se répète la scène, n'êtes-vous pas saisi du changement qui s'opère dans les traits du héros ? Il vous est pourtant facile d'observer qu'à chaque nouveau tournoi, Saint-Georges s'apparente sans cesse de plus près au dragon (8).

Notre devoir, rappelons-le, est donc de combattre aussi bien Saint-Georges, c'est-à-dire le grand dragon américain, que tous les petits dragons locaux, quelle que soit leur allégeance. Combat perdu d'avance diront certains. Peut-être. Mais un combat désespéré appelle l'énergie du désespoir, cette énergie qui animait Henein et qui est tout le contraire de l'apathie résignée:

le désespoir n'est à aucun titre un milieu stagnant où baignent pour toujours les imaginations des faibles. Le désespoir n'attend pas. Le désespoir est torrentiel. Le désespoir force les portes. Le désespoir fait craquer les villes. Le désespoir, c'est l'orage sous lequel mûriront les mondes inouïs de la délivrance(9).

Faire mûrir sous l’orage « les mondes inouïs de la délivrance » et, comme l’écrivait Henein pour conclure Prestige de la terreur, « redorer le blason des chimères »... Voilà deux mots d’ordre qu’il nous faut réinscrire EN MAJUSCULES aux frontons de nos confortables demeures tandis qu’elles sont encore debout. Mais laissons à Henein le mot de la fin:



Il est quelque chose de pire pour l’être civilisée que sa perte de pouvoir sur les organismes qui le représentent et agissent en son nom. C’est la résignation à cette perte.



Edmond-Louis Dussault

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(1) La revue L’Oeil-de-Boeuf a consacré un numéro très réussi à Albert Cossery. La plus grande partie de ce numéro est disponible à l’adresse suivante:
http://www.oeildeboeuf.com/n07_cossery.html ].
(2) Sur l’aspect libertaire du surréalisme, voir l’ouvrage suivant: Parcours politique des surréalistes 1919-1969, de Carole Reynaud Paligot (Paris, CNRS Editions, 1989).

 (3) Publié pour la première fois au Caire par les Editions Masses en 1945 et réédité, toujours au Caire, par les Editions de la Rue Champollion (en 1985 ?). C’est cette réédition que reprend ici Hermès.

(4) Samîr Gharîb, Al-Suriyâliyya fî Misr, Le Caire, 1986.

(5) Voir à ce sujet le numéro de la revue Ibdâc consacré aux écrivains égyptiens francophones (« Al-Farânkufûniyya al-misriyya » [ La francophonie égyptienne ], vol. 14, no 12, décembre 1996, Le Caire). Ce numéro contient notamment des traductions arabes de textes de Henein.

(6) Prestige de la terreur.

(7) Un partie significative de l’opinion publique américaine — surtout au sein des Églises et des universités — commence à s’élever contre ces sanctions (voir le site web suivant:[  http://iraqaction.org/ ]. Un collectif montréalais, OBJECTION DE CONSCIENCE, organise actuellement une campagne de protestation contre les sanctions. On peut rejoindre les organisateurs à l'adresse suivante: [ object@colba.net ]. La Déclaration de Casablanca, adoptée fin avril par des groupes arabes de défense des droits humains, a réitéré l'immoralité des sanctions en les assimilant à une action génocidaire. La version anglaise de la Déclaration est disponible sur demande à l'adresse suivante: [ eldussault@excite.com ]. La version française devrait l'être sous peu.
(8) Prestige de la terreur. La tradition iconographique chrétienne représente généralement Saint-Georges terrassant un dragon. Ce dragon, qui a parfois une tête humaine, symbolise le Diable, c'est-à-dire le mal et les ennemis de l'Église. Dans la tradition hagiographique catholique romaine — mais Henein était issu d'un milieu copte — Saint-Georges est le patron des militaires...

(9) Texte de Henein (1941) cité dans Georges Henein, Paris, Seghers (Poètes d'aujourd'hui), p. 31-32.



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Prestige de la terreur de Georges Henein



Finir les fers au pied, c'eût été le but d'une vie. Mais c'est une volière à barreaux. Indifférent, autoritaire, sans gêne, le bruit du monde fluait et refluait à travers le grillage; le captif, au fond, était libre: il pouvait prendre part à tout, rien ne lui échappait au dehors; il eût pu même déserter la cage; les barreaux se distendaient sur la largeur d'un mètre; il n'était même pas pris.
FRANZ KAFKA.

Ce fac-similé a été imprimé pour le compte des ÉDITIONS DE LA RUE CHAMPOLLION (LE CAIRE R.A.E.) à 500 ex. sur offset centaure ivoire 170 g, à partir de l'édition originale parue aux ÉDITIONS MASSES du CAIRE en 1945.

LE 8 AOUT 1945.

Ceci n'est pas une thèse. Car une thèse non seulement s'écrit de sang froid et avec toutes les précautions littéraires d'usage, mais encore nécessite une accumulation de références et de données plus ou moins statistiques à quoi je m'en voudrais de sacrifier le mouvement de révolte et de fureur qui me dicte ce texte. De plus, l'ancien public des thèses, désertant toute réflexion prolongée, se complait aujourd'hui dans la lecture des multiples « Digest » en circulation et dans le récit des intrigues sentimentales, diplomatiques et policières qu'une presse rompue à toutes les ignominies lui sert, chaque matin, avec le déjeuner.
Ceci n'est pas une thèse et ne se satisfait pas de n'être qu'une protestation. Ceci est ambitieux. Ceci demande à provoquer les hommes couchés dans le mensonge; à donner un sens et une cible et une portée durable au dégoût d'une heure, à la nausée d'un instant. Les valeurs qui présidaient à notre conception de la vie et qui nous ménageaient, ça et là, des îlots d'espoir et des intervalles de dignité, sont très méthodiquement saccagées par des événements où, pour comble, l'on nous invite à voir notre victoire, à saluer l'éternelle destruction d'un dragon toujours renaissant. Mais à mesure que se répète la scène, n'êtes vous pas saisi du changement qui s'opère dans les traits du héros? Il vous est pourtant facile d'observer qu'à chaque nouveau tournoi, Saint-Georges s'apparente sans cesse de plus près au dragon. Bientôt Saint-Georges ne sera plus qu'une variante hideuse du dragon. Bientôt encore, un dragon camouflé, expert à nous faire croire, d'un coup de lance, que l'Empire du Mal est terrassé!
Le 8 Août 1945, restera pour quelques uns, une date intolérable. Un des grands rendez-vous de l'infâmie fixés par l'Histoire. Les journaux rapportent avec délices les effets de la bombe atomique, futur instrument de polémique, de peuple à peuple. Les émissions radiophoniques de la soirée annoncent l'entrée en guerre de l'Union Soviétique contre les cendres et les ruines du Japon. Deux événements, d'ampleur inégale sans doute, mais qui participent de la même horreur.
L'opinion mondiale s'était, il y a dix ans, dressée frémissante pour protester contre l'usage de l'ipérite par les aviateurs fascistes lâchés sur l'Éthiopie. Le bombardement du village de Guernica, rasé au sol par les escadrilles allemandes en Espagne, a suffi à mobiliser - dans un monde encore fier de sa liberté - des millions de consciences justes. Quand Londres, à son tour, fut mutilée par les bombes fascistes, on sut de quel côté de l'incendie se situaient les valeurs à défendre. Puis l'on nous apprit que Hambourg brûlait du même feu que Londres, l'on nous instruisit des bienfaits d'une nouvelle technique de bombardement appelée « bombardement par saturation » à la faveur de laquelle d'immenses zones urbaines étaient promises à un nivellement inéluctable. Ces pratiques perfectionnées, ces suprêmes raffinements dans le meurtre n'avaient rien qui pût rehausser la cause de la liberté, le parti de l'homme. Nous étions plus que quelques uns, ici, en Grande Bretagne, en Amérique, à les tenir pour aussi détestables que les diverses formes de supplice mises au point par les Nazis. Un jour, c'était une ville entière qui était « nettoyée » par un raid de terreur. Le lendemain, une gare où s'entassaient des milliers de réfugiés, est, grâce à un super-viseur scientifique, criblée à mort. Ces jeux inhumains apparaissent soudain dérisoires, maintenant que la bombe atomique a pris service et que des bombardiers démocratiques en essaient les vertus à même le peuple japonais! Qu'importe en effet l'assassinat prémédité de quelques dizaines, de quelques centaines de milliers de civils japonais. Chacun sait que les japonais sont des jaunes et, par surcroît d'impudence, de méchants jaunes, - les chinois représentant les jaunes « gentils ». Un personnage qui n'est pas un « criminel de guerre » mais l'Amiral William Halsey, n'a-t-il pas déclaré : « Nous sommes en train de brûler et de noyer ces singes bestiaux de Japonais à travers tout le Pacifique, et nous éprouvons exactement autant de plaisir à les brûler qu'à les noyer ». Ces mots exaltants et rassurants quant à l'idée que les chefs militaires veulent bien se faire de la dignité humaine, ces mots ont été prononcés devant un opérateur d'actualités ...
Saint-Georges exagère. Il commence à nous paraître plus répugnant que le dragon.

* * *

Au point auquel nous ont portés les derniers développements de la politique et de la guerre, il est indispensable d'affirmer que le bien-fondé d'une cause doit se juger, essentiellement et d'abord, sur les moyens qu'elle met en œuvre. Il est indispensable d'établir, au profit des causes qui risquent encore d'en appeler au meilleur de l'homme, un inventaire des moyens non-susceptibles d'obscurcir le but poursuivi. Le recours à la délation face à une nécessité passagère, se traduit, en peu de temps, par une administration de la délation. Il se forme aussitôt chez une partie des citoyens, un pli de la délation, - chez l'autre partie, une hantise de la délation. Voulez-vous aiguiller le débat vers les fins ultimes desquelles chacun se réclame, on se lèvera, en inspectera le pilier et l'aspect de l'escalier, on fermera ensuite la porte à double tour et l'on ne s'exprimera qu'en termes mesurés et selon un mode d'esprit devenu subitement académique. Le moyen est passé à l'état d'institution. Il coupe en deux la vie d'une nation, la vie de chaque homme. Et il en va de même des autres moyens volés à l'ennemi pour mieux le dominer et le détruire, mais dont on découvre - à victoire remportée - qu'ils ont été élevés au rang de difformités nationales, de tares intellectuelles soigneusement protégées contre les révoltes possibles de la raison. C'est ainsi que le culte de l'infaillibilité du chef, le renforcement délirant des fausses hiérarchies, la mainmise sur toutes les sources d'information et tous les instruments de diffusion, l'organisation frénétique du mensonge d'État à toutes les heures de la journée, la terreur policière croissante à l'égard des citoyens attachés à leur relative lucidité, - sont devenus des formes communément admises du progrès politique et social! Et c'est précisément contre un si puissant concours d'aberrations qu'il faut nous répéter, sans répit, l'évidence suivante:

Que le prolétariat ne saurait songer a s'élever en recourant aux moyens par lesquels ses ennemis s'abaissent. Qu'une sorte de socialisme qui devrait son avènement à des prodiges d'intrigue, de délation, de chantage politique et d'escroquerie idéologique, serait vicié à l'origine par les instruments mêmes de sa victoire, et l'homme et les peuples pécheraient par excès de candeur s'ils en attendaient autre chose qu'un changement de ténèbres.

Le 8 Août 1945, alors que fume encore la plaie béante d'Hiroshima, ville-martyre choisie pour l'essai de la première bombe atomique, la Russie de Staline assène au Japon le fameux coup-de-poignard-dans-le-dos breveté par Mussolini. Cependant celui-ci aurait tort de se retourner dans sa tombe, en rêvant de droits d'auteur. Car on ne s'est pas contenté de plagier ses beaux gestes; on a voulu ajouter à son apport historique. Le texte de la déclaration de guerre soviétique nous informe en effet que cette entrée en guerre de l'URSS n'a d'autre but que « d'abréger la guerre » et « d'épargner des vies humaines »! Trêve de petits moyens, - voilà donc une fin en elle-même, une fin dont nul ne contestera qu'il soit difficile d'égaler la noblesse. Et pendant des siècles à venir, les trouvères staliniens de la Mongolie extérieure auront loisir d'épiloguer sur le caractère pacifiste et humanitaire de la décision du Maître.
Le 8 Août 1945 est une des dates les plus basses dans la carrière de l'humanité.

DES GUERRES JUSTES ET DU DANGER DE LES GAGNER.

Plusieurs années avant que le monde ne soit précipité dans la guerre contre le fascisme, d'âpres discussions firent rage dans les mouvements de gauche entre adeptes du pacifisme intégral et militants de la lutte à mort contre la tyrannie. Un des thèmes qui revenaient le plus souvent dans ce long échange d'idées et d'arguments, était celui des « guerres justes ». Avec une habileté qui n'était pas toujours à toute épreuve, les pacifistes intégraux s'employaient à démontrer qu'il n'existait pas de guerres justes. Que prétendre combattre la tyrannie par la guerre c'était se livrer soi-même à la tyrannie d'un appareil militaire sans frein, de lois d'exception sans pitié, de politiciens investis des pouvoirs les plus arbitraires et plus ou moins dispensés d'en rendre compte. La guerre en elle-même et à elle seule, constitue une tyrannie qui ne le cède en rien à celle que vous vous proposez d'abattre, nous disaient sans nous convaincre les théoriciens du pacifisme intégral.
Ils se trompaient. Il existe des guerres justes. Mais le propre des guerres justes est de ne pas le demeurer longtemps.
N'oublions pas que les guerres « justes », si elles produisent des Hoche et des Marceau, produisent par ailleurs des Bonaparte, ce qui est, pour elles, une façon particulièrement démoniaque de cesser d'être justes. Mais d'autre part - et en l'absence de tout Bonaparte à l'horizon - une guerre « juste » se distingue des ordinaires expéditions de brigandage, en ce qu'elle impose à ceux qui en prennent charge, un rythme et des exigences qui leur sont difficilement tolérables. Pour tenir en éveil une entreprise fondée sur la ferveur populaire, il faut que les équipes responsables de la conduite de la guerre aient la claire audace de laisser aux forces mouvantes sur lesquelles elles s'appuient, leur caractère de masses en combustion, - de masses en plein devenir et conscientes du sens de leur élan. Mais la règle persistante chez les meneurs de peuples - souvent même chez ceux qui semblent venir tout droit de la ligne de feu ou du meeting d'usine est d'user de leur poids hiérarchique pour ramener les forces motivantes qui leur sont confiées, dans les cadres traditionnels d'un pays en guerre. Et quand je dis « cadres traditionnels », j'entends rationnement de la vérité, rationnement de l'enthousiasme, rationnement de l'idéal. J'entends raidissement arbitraire des forces mouvantes d'une nation, sur l'ordre de ceux qui redoutent dans le « mouvement » d'aujourd'hui, le « bouleversement » de demain. Ces cadres traditionnels - simples masques à poser sur le visage de telle ou telle guerre pour en effacer l'expression originale et la rendre semblable à toutes les autres - on peut les emprunter tantôt des archives du Musée de la Guerre, tantôt des pratiques de l'ennemi. Cela s'appelle : dans un cas, « s'inspirer des leçons du passé », dans l'autre, « profiter de ce que votre adversaire vous apprend ».
Ce ternissement des valeurs vives du présent que l'on est toujours prêt à envelopper dans de vieilles formules sacramentelles comme dans un linceul, ce transfert dans le camp de la justice des procédés et des routines mentales de l'ennemi, le déroulement de la guerre contre le fascisme ne nous en offre que trop d'exemples. Il me souvient nettement que le premier communiqué de guerre soviétique s'achevait par la mention d'un soldat allemand, cité nommément, qui s'était dirigé vers un poste russe en déclarant ne pas vouloir prendre les armes contre un État prolétarien. Cette seule phrase du communiqué rendait, devant l'histoire, un son plus éclatant que les exploits motorisés qui la précédaient ou qui l'ont suivie. Elle attestait, par-dessus le fracas du combat, que la fraternité des travailleurs gardait et devait garder le pas sur la division des hommes en groupes ethniques et nationaux. Là était le bien à préserver entre tous, - la vertu susceptible de faire craquer les cadres vermoulus de la guerre entre nations. Et pourtant c'est, encore une fois, vers ces cadres traditionnels, que les travailleurs furent reconduits, furent égarés. Au lieu d'exalter les héros populaires russes et allemands qui s'étaient jadis tendu la main en de mêmes luttes libératrices, les services de propagande soviétiques se complurent très vite dans un pathos effroyable d'où n'émergèrent que des figures parmi les plus sinistres de l'histoire de Russie. Le prince Alexandre Nevsky connut à nouveau toutes les enflures de la gloire parce qu'en l'an 1242 il eut la bonne fortune de mettre en déroute les Chevaliers de l'Ordre Teutonique. Par contre le souvenir d'un Pougachev et d'un Stenka Razin - champions légendaires de la cause paysanne - fut mis en veilleuse car il était jugé que ces personnages avaient par trop malmené les autorités de leur temps. Le 7 Novembre 1941, s'adressant aux combattants de l'Armée Rouge, Staline offrit à leur vaillance d'étranges antécédents: « Puissiez-vous, leur dit-il, être inspirés par les courageuses figures de vos ancêtres: Alexandre Nevsky, Dimitri Donskoy, Kuzma Minin, Dimitri Pozharsky, Alexander Suvorov, Mikhail Kutuzov. »(1)
L'héroïsme ancestral n'a, dans aucune armée, eu beaucoup de prise sur le moral des soldats. Mais quant aux ancêtres taillés en icônes par Staline et présentés au pieux baiser des masses, il n'en est pas un seul qui n'ait eu, par rapport aux luttes du peuple russe pour s'arracher à son grabat de misère, une fonction réactionnaire et haïssable. Que l'on ait tenu à détourner vers de tels noms l'imagination héroïque des défenseurs de l'URSS, il y avait déjà là de quoi frapper de sénilité une guerre dont certains attendaient qu'elle améliorât le monde.
La suite lut à la hauteur de ce début. L'exhumation d'Alexandre Nevsky entraîna la révision de huit siècles d'histoire européenne. Empruntant non plus du passé mais de l'ennemi, Staline opposa à la théorie hitlérienne de la mobilisation de l'Europe contre l'assaut asiate, un retour pur et simple au panslavisme le plus borné. Les débats des différents Congrès Panslaves organisés au cours de cette guerre, sur l'initiative de Moscou, ont fait reculer l'intelligence au même titre que les émissions de Radio-Berlin.
Le long développement de l'Europe n'apparut plus que comme prétexte à divisions raciales, - sujet à un conflit ans cesse renaissant entre Slaves et Germains. Le dernier Congrès Panslave (Sofia, février 1945) a consacré l'existence d'un bloc slave héritier d'une union scellée à travers des siècles de batailles et remontant à la victoire de Grunewald (1410) remportée par les armées slaves unies contre les Germains. Ainsi l'on a fini par se battre bloc contre bloc, race contre race, insanité contre insanité! Ainsi les guerres « justes'' ne résistent-elles pas longtemps à l'infamante contagion des idées qu'il leur était demandé d'anéantir. (*)
Je dis que nous assistons actuellement à une pénétration du comportement politique hitlérien dans les rangs de la démocratie. Cette pénétration ne scandalise presque personne ; trop de gens y trouvent leur convenance matérielle et leur confort moral. Cette pénétration s'étale dans tous les journaux, dans toutes les nouvelles qui nous parviennent sur le sort que l'on se prépare à faire au monde. Par exemple, l'annexion de territoires sans l'agrément préalable des populations était communément considéré comme un outrage au droit, relevant de la frénésie impérialiste d'un Hitler. Or aujourd'hui, voilà que la chose se présente tout différemment et sous le seul rapport de l'utilité nationale; tel port m'est tout-à-fait utile et j'aimerai qu'il me fût octroyé, déclare une puissance, - et si on lui objecte que ce port a toujours fait partie d'une autre unité nationale, elle répondra que c'est possible, mais qu'elle en a fort besoin et que sa victoire lui donne droit à ce petit larcin. Ainsi en va-t-il désormais non pis d'un port ou d'une ville isolée, mais de vastes ensembles de territoires devenus parfaitement mobiles et aptes à changer de propriétaire en l'espace d'une nuit.
Le transfert de populations passait également pour une opération cruelle à laquelle seuls les régimes de force se permettaient de recourir. Ces transferts sont cependant envisagés aujourd'hui sur une échelle non inférieure à celle des rafles sombres du nazisme. Ici, je laisse la parole à Louis Clair, un des principaux collaborateurs de la revue américaine  « Politics » dont la capacité d'indignation nous aide à respirer encore:

Les peuples sont déplacés comme du bétail ; si vous me donnez 500.000 allemands-sudètes, je m'arrangerais pour vous remettre une certaine quantité de tyroliens; peut-être pourrions-nous, échanger quelques allemands contre des machines-outils. Hitler, ici aussi, a mis en marche un mécanisme qui est en train de prendre d'inquiétantes proportions ...
La précipitation avec laquelle les puissances victorieuses se disputent la seule marchandise qui, en dépit des perfectionnements de la technique, reste plus demandée que jamais - le labeur d'esclave - est quelque chose de véritablement obscène. (3)

Une guerre a été gagnée. Mais est-on tellement sûr que Hitler ait perdu la sienne ?

« FAUTE DE MIEUX… »

Lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui tendent à convertir une guerre « juste » en une guerre ordinaire, en une guerre tout court, et plus généralement lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui enlèvent aux masses le contrôle des causes élevées auxquelles elles se dédient, l'on se trouve vite enfermé dans un circuit hallucinant. D'une part en effet, l'ampleur et la concentration de la vie économique moderne ont fait de chaque parti, de chaque syndicat, de chaque administration, des organismes quasi-totalitaires qui poursuivent leur route en s'abandonnant à leur propre poids spécifique et nullement en se référant aux cellules individuelles qui les composent. Ces partis, ces syndicats, ces administrations étatiques modernes sont protégés contre les démarches de la raison critique (aussi bien d'ailleurs que contre les sursauts affectifs et les révoltes du cœur) par leur seule et souveraine pesanteur. Ces édifices déconcertants fonctionnent par la grâce d'une humanité toute spéciale, d'une humanité d'initiés. Pour être admis à présenter une motion au terme du Congrès d'un parti de gauche tolérant quelque échange d'opinion, il faut une année de manœuvres extrêmement délicates à travers un dédale de secrétariats et de comités qui rappellent à s'y méprendre les mystères de l'inaccessible Tribunal où Kafka laisse trembler dans « Le Procès » - l'image indéfiniment réfléchie de notre angoisse. Et si ces épreuves initiatrices sont favorablement surmontées, si nul faux-pas n'est venu contrarier l'avance de la motion, alors sans doute son objet se sera suffisamment estompé pour ne plus susciter qu'un intérêt rétrospectif et presque de la pitié pour qui se hasarderait à lui accorder son soutien.
D'autre part, les citoyens clairvoyants et énergiques, mieux encore, les individus disposant d'un certain prestige intellectuel, qui seraient tentés d'intervenir afin de rectifier l'orientation d'un parti, d'un syndicat ou d'un gouvernement, savent trop bien que ces différents organismes ont les moyens de tisser autour d'eux une toile mortelle, - une toile de silence qui ne tarderait pas à les retrancher de toute vie publique. Cette toile de silence s'est refermée à jamais sur quelques uns des plus brillants esprits de la société soviétique, - écrivains, savants, journalistes, militants; elle serre de plus en plus près, en Europe et en Amérique, d'autres esprits, résistants et purs, exagérément épris de liberté ...
Il est quelque chose de pire pour l'être civilisé que sa perte de pouvoir sur les organismes qui le représentent et agissent en son nom. C'est la résignation à cette perte. Résignation dont nous informent des signes innombrables et flagrants. Résignation que nous reconnaissons - en guerre comme en paix - à l'attitude-standard de personnes douées, cultivées et portées à l'action, - et cependant confites dans leur propre défaite. Cette résignation tient en trois mots: « Faute de mieux..  »
Si on adhère au Parti Communiste (ou à tout autre…) sans être le moins du monde rassuré sur sa politique présente et future, c'est « faute de mieux »… Si l'on finit par s'accommoder d'une redistribution de territoires dont on s'avoue qu'elle ne rendra aux peuples ni le sourire, ni l'abondance, c'est « faute de mieux ». Si l'on vote pour un candidat dont l'aspect moral vous répugne et dont la fermeté politique s'annonce douteuse, c'est « faute de mieux ». Si l'on s'abonne à un journal qui sacrifie volontiers son souci de la vérité à des considérations publicitaires ou commerciales, c'est « faute de mieux » ...
Cette femme que l'on embrasse fébrilement en bafouillant des serments éternels: « faute de mieux ». Ce cinéma où l'on s'enfonce, tête baissée, pour s'épargner une heure de présence sur terre : « faute de mieux ». Ce livre auquel l'on s'attarde parce qu'il a été couronné, alors que tout vous invite à en vomir le contenu :  « faute de mieux ». Ce chef sublime au culte duquel l'on se rallie en soupirant, imprégné que l'on est du répertoire de sa grandeur : « faute de mieux » ...
« Faute de mieux » devient un placement, une philosophie, un état civil, un maître, une boutade, un alibi, une prière, une arme, une putain, un sanglot, une salle d'attente, une pirouette, l'art de se faire l'aumône, une boussole pour piétiner sur place, une épitaphe, un 8 Août 1945 ...
Deux hommes, voisins par la pensée, sont cependant capables de s'entredétruire parce qu'ayant la même conception du « mieux » et ce « mieux » leur faisant défaut, ils se rabattent sur deux modes concurrents d'existence compensatoire, sur deux systèmes de convictions et de gestes tangents du « mieux » commun, mais non tangents du même côté.
Alors, d'approximations en approximations, de substitutions en substitutions, l'on se trouve refoulé, insensiblement, poliment, vers on ne sait quel coin abject où mûrissent des cloportes... On s'effare, mais à tort. Celà n'est pas un cachot ; c'est une demeure... Il fait plus que nuit ... Au loin, des trains sifflent avec un air de partir ... On voudrait hurler, ameuter des gardiens imaginaires ... Demain matin, où en sera-t-on de soi-même ? Vous laissera-t-on seulement passer? Oui, sans doute, l'on vous permettra de fuir, d'aller vous bâtir au Congo une seconde vie ... Une vie sur pilotis avec, dans l'ombre, le même cancer triomphant où pactisent les forces de l'ennui et l'horreur panique de la liberté

LE DROIT A LA TERREUR

Tout se passe, depuis deux siècles, comme si chaque invocation de la liberté, chaque soulèvement marqué de son nom,
devaient se traduire - à travers les appareils politiques et étatiques surgis au plus fort de ces soubresauts - par un surcroît de règles oppressives auxquelles l'homme est redevable d'un graduel rétrécissement de la vie. Une nouvelle génération d'Encyclopédistes qui procéderait de la même impertinence que l'autre, serait, aujourd'hui, mise hors la loi ou, tout au moins, rapidement réduite à la mendicité.
Tout se passe comme si l'homme ne recherchait, dans cette longue série d'ambitions malheureuses, qu'une certaine forme de sécurité dans la terreur. L'âpres et sévère ouvrage d'Erich Fromm - « The fear of Freedom » - nous enseigne à quel point l'homme redoute le tête-à-tête avec la liberté, à quel point il lui tarde de se dérober aux responsabilités qu'elle lui assigne, à quel point - dans les conditions actuelles de chaos - la grisaille, l'opacité et l'anonymat lui sont des refuges désirables contre le vertige de la liberté.
A cette disposition individuelle de l'être affolé par la complexité du monde qui le sollicite, les grands organismes collectifs sont venus apporter une contribution décisive. Ils ont fixé, avec la rigueur voulue, ce pauvre minimum d'attitudes humaines qui ne se laisse transgresser qu'aux risques et dépens du contrevenant. Le bon citoyen peut se payer un sommeil de plomb, maintenant que la bombe atomique le protège...
Les signes de la terreur montante ne trompent pas. Le premier en gravité est l'effacement progressif du droit d'asile. Mauvaise idée que de s'installer réfugié politique, par ces temps qui tuent... ! Depuis 1930 déjà, Léon Trotsky avait été pourchassé comme un sanglier à travers tout le continent européen, de Turquie en Norvège via Paris. Puis vint Vichy qui, d'une main sans remords, livra Pietro Nenni à l'Italie, Breitscheid à l'Allemagne et Companys à l'Espagne. Vichy a disparu mais non cette indéracinable aversion des autorités - démocratiques ou pas - envers le réfugié politique, dernier et beau vestige de la sédition humaine.
Signe de terreur aussi, la déportation organisée des travailleurs, dont il n'est pas question qu'elle prenne fin avec la défaite du Nazisme. Les économistes sont là pour veiller au rendement croissant du bétail qui leur est imparti en matériel expérimental. Les conférences internationales ont besoin de graphiques ascendants ! Signe de terreur l'engloutissement de milliers d'êtres dans une nuit d'où rien ne transparaît. Partis sans laisser d'adresse. Car il y a du bois à couper sur les rivages de la Mer Blanche. Avis aux amateurs !
Dernière tristesse, dans le domaine qui a toujours su se soustraire aux pressions des régimes arbitraires du passé, dans le domaine de la pensée attaquante, de la pensée politique, hier encore porteuse d'espoir, on assiste à une étrange adaptation à l'ordre cruel et vain qui se précise sous nos yeux. En témoigne la timidité embarrassée d'une revue comme « La Pensée » qui, avant la guerre, manifestait une curiosité agitante envers toutes les formes du devenir scientifique et social, et ranimait d'un souffle inquisiteur des problèmes essentiels déjà gagnés par le vieillissement général d'une société qui ne tolère point que l'on ne vieillisse pas avec elle. Les grands noms qui patronnent « La Pensée » ne couvrent plus, en 1945, qu'un concert de formules statiques et de raisonnements débilitants. On se trouve en présence d'une revue qui semble avoir pour tâche de nous avertir que la pensée marxiste a atteint le point mort. Il en va d'elle aujourd'hui comme d'une force qui, au lieu de dominer le cauchemar contemporain et d'y tracer ses avenues conductrices de lumière, le laisse déposer dans une éprouvette de sûreté où nulle séparation explosive du viable et du non-viable, de l'entraînant et de l'accablant, de l'actuel et du périmé, n'est à craindre pour l'heure présente. Par ailleurs, ne voyons-nous pas Aragon insister, dans un article retentissant, pour que l'on retire des librairies de France, les ouvrages de M. Charles Maurras. L'auteur d'une pareille demande ne se rend apparemment pas compte qu'il fait là acte de défaitisme à l'égard de ce qui devrait être le pouvoir d'attraction de son propre message politique. Il nous faut croire que Maurras et lui-même occupent des positions symétriques l'une de l'autre, et qu'ayant renoncé à se départager par les voies de la raison, ils s'en remettent, l'un après l'autre, à l'arbitrage peu recommandable des policiers. Ainsi quand elle ne travaille pas à visage découvert, la terreur reste toujours latente, à fleur de débat, prête à accueillir le premier vœu, le premier appel d'un de ses loyaux sujets.
Quant aux individus hors série - particulièrement certaines catégories d'intellectuels et d'écrivains qui n'acceptent pas encore de vivre selon la trajectoire commune - ils sont, eux aussi, happés par le vent de terreur. Leur seul espoir est de renverser le vent ; c'est-à-dire d'exercer, eux, la terreur. Ils sont fascinés non par un Gide ou un Breton; mais par Lawrence d'Arabie et le Malraux de la période chinoise. Pour la plupart, ils ont aimé cette guerre car elle leur a permis de se mettre en règle avec eux-mêmes en faisant sauter un train, en démolissant un viaduc avant de retourner à leur appartement, à leurs maîtresses émoussées et à leur fidèle routine quotidienne de récits saisissants. Incarner, ne serait-ce que l'espace d'un chapitre, un rôle d'aventurier en marge de tout, récupérer par cet artifice de vocation une partie des élans dont la vie sociale l'a amputé, l'intellectuel moderne rie demande pas, au fond, d'autre pourboire à un monde qu'il n'a plus l'honnêteté de récuser.
LE CRAN D'ARRET.
Dans ce glissement collectif vers une condition sécurité dans la terreur, qui déclenchera le cran d'arrêt ? Qui fera justice de ce que les hommes vont s'habituer à prendre pour leur droit à la terreur et presque pour l'aboutissement normal de leurs anciennes aspirations à la liberté ?
 Pas un parti certes, ni aucune des organisations totalitaires préposées à la garde de l'homme. Pas un parti, mais peut-être des partisans d'un genre nouveau qui abandonneraient les modes classiques de l'agitation pour des gestes de perturbation hautement exemplaires. Beaucoup avaient espéré que le mouvement de la résistance en Europe occupée ménagerait enfin une ouverture dans l'impasse politique et sociale de notre temps. Les grands partis de masses ont été les premiers à flairer ce danger. Eh quoi, on s'apprêtait donc à se dispenser de leurs services ? La volonté populaire se targuait maintenant de se passer d'intermédiaire ? L'alerte fut de courte durée. De même que les forces militaires de la résistance furent rapidement intégrées aux cadres permanents de l'armée, - de même ses forces politiques ne tardèrent pas, la flatterie se mêlant à l'intrigue, à regagner la souricière des grands Partis. L'épisode - j'ai failli dire l'incident - est clos. Mais quelque chose d'autre devient possible, devient même la seule chose possible. L'ère de la guérilla politique commence et c'est à elle que doivent aller nos réserves de confiance et d'enthousiasme.
Sans doute n'est-il pas facile d'annoncer l'allure que prendra cette guérilla et les exploits qui ne manqueront pas de la distinguer. On pourrait cependant considérer l'attitude vaillamment indépendante d'un Camus - et, sur d'autres plans, d'un Breton, d'un Calas, d'un Rougemont - comme une indication pour l'avenir. L'appareil de la terreur est encore loin d'être sans hésitations et sans fissures. C'est donc au point où cet appareil se fait le plus menaçant - et au fur et à mesure de ses menaces renouvelées - que doivent se porter tout notre esprit de refus, tout ce qu'il y a dans le monde, à un moment donné, d'êtres en état de refus. Et que cela se fasse avec éclat ! Et que cela s'inscrive en exemples troublants dans la conscience des multitudes! Et que cela se transmette et s'amplifie à travers la vaste prairie humaine, par contagieux sillons de grandeur!
A ce point, j'entends fuser les sarcasmes meurtriers: « Eh, quoi! vous cherchez à discréditer les Partis politiques, à en ruiner le prestige, à en compromettre l'action; - vous poursuivez donc l'œuvre insidieuse de ces fascistes d'avant et d'après le fascisme, qui jettent le doute sur tous les instruments de délivrance et de progrès ! ». En réalité, je ne poursuis rien, je désire ne rien poursuivre qu'une certaine logique de la liberté. Le phénomène fasciste, vu en fonction de l'évolution des partis, n'a servi qu'à précipiter de façon décisive le développement de l'éléphantiasis morale et matérielle qui afflige les puissantes institutions de « gauche » où la voix des masses se perd presque aussi aisément que celle des individus. Le but dernier de la guérilla qui s'engage maintenant n'est pas d'éliminer les partis au profit (le quelque nouveau système d'exercice de la vie politique. Il est d'arracher aux partis le monopole de la pensée sociale qui se rouille dans leurs comités d'étude; il est de leur enlever, dans le domaine idéologique, un droit d'initiative auquel ils s'accrochent d'autant plus qu'ils sont bien décidés à n'en faire que l'usage le plus masquant le plus retors. Il s'agit, pour serrer le problème d'aussi près qu'il se peut, de réduire les partis à une condition purement réceptive quant à la maturation et au mouvement général des idées, et purement administrative quant à l'exécution de ces idées. En un mot, il s'agit d'amener les partis à reconnaître les foyers idéologiques qui prendraient naissance en dehors d'eux et à drainer vers l'action pratique tout ce qui se dégagera de valable de l'effervescence ainsi entretenue. Que l'on y prenne garde: la situation objective des partis a considérablement changé depuis vingt ans. Ils tendent tous à devenir des organismes para-étatiques, des appendices de l'États La notion même - et la fonction -- de parti d'opposition est mortellement affectée par ce changement. En Angleterre, aux États-Unis, en France, en Belgique, l'opposition est plus souvent solidaire des pouvoirs, qu'elle n'en est l'ennemie. A cette règle nouvelle des partis doivent correspondre des obligations toujours plus nettes pour les francs-tireurs de la pensée. La première de ces obligations est le transfert des activités idéologiques à des foyers étrangers aux vicissitudes des partis et à leur enlisement progressif dans les cadres de l'États Mais surtout, cette guérilla n'aura d'effet durable que dans la mesure où elle saura favoriser, dans sa lutte contre le pragmatisme bureaucratique des partis, une plongée dans les frais courants de l'utopie, une renaissance de la spéculation utopique avec tout ce qu'elle comporte d'édifiant et de joyeux.
Il y a une dizaine d'années de cela, nous pouvions prendre comme thème de ralliement des paroles telles que celles de Nicolas Boukharine, l'avant-dernier des grands théoriciens du socialisme :
Une analyse de l'état réel des choses nous fait entrevoir non pas la mort de la société, mais la mort de sa forme historique concrète et un passage inévitable à la société socialiste, passage «  déjà commencé, passage vers une structure sociale supérieure. Et il ne s'agit pas seulement de passer à un style supérieur de. la vie, mais précisément supérieur à celui qui est aujourd'hui le sien.
Peut-on parler de cette forme sociale supérieure en général ? Ceci ne nous entraîne-t-il pas vers le subjectivisme ? Peut-on parler de critiques objectives quelconques dans ce domaine ? Nous le pensons. Dans le domaine matériel, un tel critérium est représenté par la puissance du rendement du travail social et par l'évolution de ce rendement, car ceci détermine la somme de travail superflu dont dépend toute la culture spirituelle. Dans le domaine des relations inter- humaines immédiates, un tel critérium est donné par l'amplitude du champ de sélection des talents - créateurs. C'est justement lorsque le rendement du travail est très élevé et le champ de sélection très large, qu'on verra s'effectuer le maximum d'enrichissement intérieur de la vie chez le nombre maximum d'hommes, pris non pas comme une somme arithmétique, mais comme un en semble vivant, comme collectivité sociale. (4)
Aujourd'hui nous ne pouvons faire à moins de nous demander où en est cet « enrichissement intérieur de la vie chez le nombre maximum d'hommes ». Il n'est pas douteux hélas, que le chemin parcouru depuis Avril 1936, c'est-à-dire depuis que nous furent jetés ces mots d'espoir, n'a fait que nous éloigner des perspectives Boukhariniennes, n'a fait que sceller, d'étape en étape, l'avènement d'un conformisme intraitable qui réduit la « vie intérieure » à son expression la plus humble et la plus craintive.
Il n'est pas douteux qu'à ce critère de « l'enrichissement intérieur » se soit substitué le critère inverse, et n'en voudrions-nous qu'une preuve entre des milliers, la plus éloquente n'est autre que la « liquidation » de Boukharine lui-même et le peu de cas qui a été fait de cette « liquidation » dans le camp du socialisme et dans le camp de l'intelligence.
A ce conformisme qui sévit dans tous les domaines, sauf dans celui des raffinements terroristes où ces messieurs prennent toujours plaisir à innover, il n'est possible d'opposer avec succès que les forces précisément les plus décriées par lui : la rêverie d'Icare, l'esprit d'anticipation délirant de Léonard, les coups de sonde aventureux des socialistes utopiques, la vision généreuse et tamisée d'humour d'un Paul Lafargue ! Le socialisme scientifique s'est dégradé jusqu'à n'être plus pour ses disciples qu'un pompeux exercice de récitation. Une large aération de l'ambiance et de l'idée sociales s'impose, si l'on veut ménager à l'homme un avenir qui ne soit pas desséché d'avance et qui ne rompe pas à d'injustifiables disciplines, sa faculté de toujours entreprendre.
Contre l'odieux accouplement du conformisme et de la terreur, contre la dictature des « moyens » oublieux des fins dont ils se recommandent, la Joconde de l'utopie peut, non pas l'emporter, mais faire planer à nouveau son sourire et rendre aux hommes l'étincelle prométhéenne à quoi se reconnaîtra leur liberté recouvrée.

IL N'EST QUE TEMPS DE REDORER LE BLASON DES CHIMÈRES ...

Le Caire, le 17 Août 1945.

Notes:
(1) Stalin and Eternel Russia (p. 87) by (p. 87) by (p. 87) by (p. 87) by WALTER KOLARZ (Lindsay and Drummond London).
(2) « Entraînés par nécessité, à contre-coeur, à accomplir au jour le jour, une série d'actes en tous points semblables à ceux de l'ennemi, comment éviterons-nous de tendre avec lui à une limite commune, s'inquiète André Breton ? Prenons-y garde : du fait même que nous sommes contraints d'adopter ses moyens, nous risquons d'être contaminés par ce dont nous croirons que nous triomphons ». In Lumière Noire par ANDRÉ BRETON, cf. « L'Arche » No. 7.
(3) European Newsreel by LOUIS CLAIR, Cf- « Politics »' June 1945.
(4) Les problèmes fondamentaux de la culture contemporaine, par NICOLAS J. BOUKHARINE (« les documents de la Russie neuve », Paris, 1936).

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GEORGES HENEIN

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

OEUVRES DE HENEIN (par ordre chronologique de publication)

  • Suite et fin, Le Caire, Editions Centonze, 1934.
  • Déraisons d'être [poèmes], illustrations de Kamel Telmisany, Paris, José Corti, 1938.
  • Prestige de la terreur [pamphlet], Le Caire, Editions Masses, 1945 .
  • Pour une conscience sacrilège [pamphlet], Le Caire, Editions Masses, 1945.
  • Qui êtes-vous, Monsieur Aragon? [pamphlet, sous le pseudonyme de Jean Damien], Le Caire, Editions Masses, 1945
  • Un Temps de petite fille, Paris, Editions de Minuit (Collection « Nouvelles originales »), 1947.
  • L'Incompatible [poèmes], Le Caire, La Part du Sable, 1949 [ou 1950 ?].
  • Deux effigies [essais], Le Caire, La Part du Sable, 1953 .
  • Le Seuil interdit, Paris, Mercure de France, 1956.
  • Notes sur un pays inutile [nouvelles], Genève, Puyraimond, 1977.
  • Le Signe le plus obscur [poèmes], frontispice de Saint-Clair. Genève, Puyraimond, 1977.
  • La Force de saluer, avec douze dessins de Labarthe, Paris, Editions de la Différence, 1978.
  • L'Esprit frappeur (Carnets 1940-1973), Paris, Encre (L'atelier du possible), 1980.

Collaboration, correspondance, préfaces, etc.
(par ordre chronologique de publication)

  • Le Rappel à l'ordure (en collaboration avec Jo Farna), Le Caire, 1935.
  • Art et liberté (édition polycopiée), Le Caire, mars 1939.
  • Préface à Vertu de l'Allemagne d'Ikbal El Alaily, Le Caire, Editions Masses, 1942.
  • Dix maîtres de la peinture moderne (études artistiques en arabe), Le Caire, Editions Masses, 1944.
  • La Part du sable, cahiers de litérature appliquée, Le Caire.
  • Hommage à Nietzsche, Le Caire, La Part du Sable, 1950.
  • Allusion à Kafka, Le Caire, La Part du Sable, 1954.
  • Vues sur Kierkegaard, Le Caire, La Part du Sable, 1955.
  • Préface à Les Caryatides et l'Albinos de Michel Fardoulis-Lagrange, [Paris ?] Eric Losfeld, 1959.
  • Préface à Anthologie de la littérature arabe contemporaine, Paris, Seuil, 1967.
  • Petite encyclopédie politique, sous la direction de François Châtelet, Paris, Seuil, 1969.
  • The Custom-House of Desire, University of California Press, 1975.
  • Lettres Georges Henein _ Henri Calet, In Grandes Largeurs no 2-3 (automne-hiver 1981), Paris (Association Henri Calet).

SUR HENEIN (par ordre alphabétique)
En français
  • Alexandrian [Sarane], Georges Henein, Paris, Seghers (Poètes d'aujourd'hui), 1981.
  • Bonnefoy, Yves, Le Nuage Rouge, Paris, Mercure de France, 1977.
  • Collectif, Hommage à Georges Henein, Le Caire, La Part du Sable, 1974.
  • Hubin, Christian, « Le signe le plus obscur », Sud 28-29 (février-mars 1979).
  • Le Pont de l'épée, « Georges Henein, Hommage et Études », no 71-72, 1981.
En arabe
  • « Al-farânkufûniyya al-misriyya » [La francophonie égyptienne], Ibdâc vol. 14, no 12 (décembre 1996), Le Caire .
  • Gharîb, Samîr, Al-suriyâliyya fî Misr [Le surréalisme en Égypte], Le Caire, Al-hay'a al-misriyya al-câmma lil-kitâb, 1986.

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Le rapport Benton sur les bibliothèques publiques : quand la « nouveauté » rencontre la « tradition »
par Pierre Blouin


William F. Birdsall, « A « New Deal » for Libraries in the Digital Age ? » in Library Trends, Vol 46, no 1, Summer 1997, pp. 52-67
Susan Nall Bales, « Technology and Tradition : The Future's in the Balance » in American Libraries, Vol 29, no 6, June-July 1998, pp. 82-86.


En 1996 paraissait une étude de l'influente Benton Foundation (1), subventionnée par la non moins puissante Kellogg Foundation, et initiée par l'American Library Association (ALA), ayant pour titre Buildings, Books and Bytes: Libraries and Communities in the Digital Age. William Birdsall, de l'Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse, est bien connu pour ses analyses de ce qu'il nomme lui-même l'idéologie des technologies de l'information (TI), et c'est précisément ce en quoi son commentaire du rapport nous intéresse ici. À la suite de Michael Gorman dans ce même numéro de Library Trends, il souligne les vicissitudes de l'approche technologique dans la problématique des bibliothèques publiques.
Un déterminisme technologique infuse ce document, dit Birdsall. La technologie et l'innovation technologique y sont vus comme le défi principal à relever pour la bibliothèque. Or, l'idéal des TI ne se soucie pas de la communauté, malgré l'emploi que fait la rhétorique de la fondation de ce mot, mais de l'information comme commodité. En fait, cette idéologie est celle des « library leaders » anonymes dont les observations parsèment le rapport. Elle consiste, note Birdsall, en un mélange de déterminisme technologique, de valeurs du libre marché et de politique néo-conservatrice (dérégulation, privatisation de l'enseignement, des services publics, des bibliothèques, restructuration). À cet égard, on peut bien se demander comment il se fait que la communauté bibliothéconomique américaine a pu accueillir un tel rapport comme venant d'une autorité compétente et reconnue par elle, alors qu'on ne s'informe même pas sur la fondation et son idéologie… À moins que la caution de l'ALA suffise à l'affranchir des pires soupçons. Avec la vogue des parrainages philanthropiques à cette association par les temps qui courent, il y a fort à parier que des liens étroits se sont tissés entre elle et plusieurs fondations de la sorte.
Bref, Birdsall pointe la similitude de vues entre le rapport et l'idéologie qui domine les médias actuels. Le lien entre le modèle de la télévision et celui d'Internet est clair, affirme-t-il. « The free market requires technological change to perpetuate a thriving economy » (p. 57). Le rapport Benton (dont la signataire est aussi composée de joueurs technologiques majeurs sur le plan mondial) constitue une autre pièce dans la stratégie d'accaparement et de formation des mentalités, conformément à la mission première de la fondation d'ailleurs. On convainc les professionnels qu'il faut convaincre leurs usagers clients de se conformer à la vision technologique (bien que ces usagers ne soient pas du même avis, comme nous allons le voir dans l'article de American Libraries).
Dans le rapport, « IT is the dominant force for change », dit Birdsall. « The defining issue is not technological, but political », corrige-t-il (p. 57). On ne peut qu'imaginer un cul-de-sac si la profession se contente de conforter la vision actuelle des décideurs politiques dans ses efforts pour hausser son image et se tailler un pouvoir. On ne fait ainsi que renforcer une incompréhension mutuelle, à la fois de chaque partie l'une envers l'autre, et de chaque partie envers elle-même, ses buts et ses objectifs. Les bibliothécaires doivent réussir à se définir professionnellement autrement que par la fonction technologique, tout comme les décideurs politiques doivent parvenir à comprendre la bibliothèque comme service public essentiel et non pas comme simple fonction de l'économie culturelle et technologique.
En ce sens, le rapport Benton, par ses thématiques et ses approches, à la lecture des analyses de Birdsall, nous apparaît comme une offensive dans la grande lutte idéologique que se livrent les forces néo-conservatrices  actuelles et les tenants d'une société civile fondée sur la place centrale de l'État. Dans le vocabulaire des TI et de la bibliothéconomie actuelle, l'ère digitale ne peut être autrement considérée que comme l'expression de ce capitalisme digital de la « nouvelle » économie, qui n'a de nouveau que ses réajustements structurels de l'ancienne, et ses valeurs de marché, qui réduisent tout à la valeur d'échange, la valeur ajoutée des services commodifiés, la valeur qualité. On est prêt ainsi à abandonner le concept de service public et d'accessibilité universelle, selon un des leaders cités dans le rapport (p. 59). La bibliothèque ne devient qu'un autre pion dans la grande marche vers la conformité aux principes de la rentabilité économique. Birdsall cite Karl Polanyi, historien de l'économie assez largement connu, qui observait dès 1944 que l'économie de marché requiert une société de marché (p. 61).
L'économie politique de l'information et de la communication est devenue une nécessité en tant qu’à étudier et à débattre, conclut l'auteur de l'article. Les compétences et les habiletés humaines sont nécessaires plus que jamais, mais il reste à les définir et à les intégrer dans des environnements autres que ceux dominés par les TI. Birdsall en appelle à une sorte de New Deal pour une « learning economy » (qu'on pourrait traduire par « économie de la connaissance », « économie de l'auto-apprentissage »), dans laquelle les bibliothécaires auraient un rôle majeur et original à jouer.
Comme un retour de balancier, l'article de Susan N. Bales, directrice des communications stratégiques à la Benton Foundation, (2) fait état du fossé qui sépare l'opinion des usagers et celle de l'élite bibliothéconomique, déjà constaté dans le rapport lui-même. Selon elle, « le public n'est pas prêt à entendre [notre] message ». Elle ajoute : « By emphasizing technology over books, libraries stand to lose their base » (p. 82). Il faut donc réajuster le tir.
La Fondation a alors commandé une recherche complémentaire à l'aide de « focus groups » pour éclaircir le pourquoi de cette « incompréhension » du grand public américain. Ses conclusions nous laissent sur notre faim : comme dans le cas de l'industrie bancaire canadienne ou de l'industrie forestière québécoise, tout n'est qu'une affaire de communication pour « aider les bibliothécaires à restructurer leur stratégie de communication » (p. 83). Il s'agit de « galvaniser le support public pour reconnaître le leadership des bibliothèques dans l'âge digital » (idem). Quel leadership au juste ? Le leadership technologique au service des commanditaires industriels ou le leadership social de service public, vivant, humain et axé sur la connaissance, bien pourvu en livres et en collections de toutes sortes, et en personnel souriant et motivé ? Un peu plus, et on se croirait en période de guerre, avec les services de propagande qui prennent le contrôle des communications… (Mais après tout, l'âge digital et la nouvelle économie sont justement la conversion de l'information en arme).
C'est dans cette ambiguïté que l'auteur de l'article nous présente ses recommandations : trop de gens ont peur de la technologie, allons-y plus doucement, ne les brusquons pas. Il ne s'agit aucunement de questionner les TI, ni d'en expliquer la pertinence en tant que « défi principal », mais bien d'en huiler la mécanique d'implantation. Cette conception ressort clairement du texte de Bales : le nouveau rapport « suggests ways to overcome these disconnects » (entre les attentes du public, qui continue malgré tout à préférer les livres, et celles des meneurs du jeu), « and models new language and arguments to enhance public understanding » (p. 85).   « Compréhension » de quoi au juste, on reste dans le vague. Sûrement que les « messages » des médias sur les « bibliothèques, les technologies et le futur » ne sont pas compris par les bibliothécaires. Ajoutons à ce souci feutré envers le public et les médias une préoccupation bien réelle envers les critiques et les bibliothécaires critiques des technologies, qui se font de plus en plus entendre…
Pour le groupe Benton, ce n'est qu'une affaire d'image à régler et à ajuster. Tout comme, encore une fois, dans l'industrie bancaire, on doit privilégier le « high touch » avant le « high tech ». Inutile d'insister sur l'originalité des commerciaux qu'on pourrait créer sur ce thème. Le « high touch » serait-il le nouveau nom donné au service vu dans l'optique du marché, au service « personnalisé » ? « Il faut trouver le langage… », a-t-on dit. On se demandera si cette langue de bois touchera vraiment l'homme de la rue, ou si elle ne confortera pas plutôt une certaine couche professionnelle.
« The new library is old library plus, not a radical transformation of information and institution », ajoute Bales (p. 85). Cela contredit beaucoup de discours précédents, qui faisaient littéralement table rase de l'institution bibliothèque et exagéraient nettement la portée des TI dans la définition du rôle du bibliothécaire. Et pourtant… On a encore ici l'impression que l'auteur n'y croit pas vraiment, à la préservation de l'institution, dans une économie de l'immatériel où on a tellement insisté sur la disparition de l'institution. On a vraiment l'impression d'un compromis stratégique dans un effort de marketing de l'opinion publique.
Mais, à bien y penser, cette transformation radicale faisait partie de la stratégie de redéfinition du bibliothécaire à l'intérieur du discours professionnel ; maintenant, il faut tenir compte du public, et alors là, reconsidérer la bibliothèque comme institution, ce qu'on avait, sciemment ou inconsciemment, négligé de faire. Faire le lien entre livres et technologie, certes, comme le recommande le second rapport, mais pas sur un mode mythique et complètement idéalisant (« rosy », comme disent les critiques de l'histoire de la bibliothéconomie). À la façon de ces histoires servies sur l'imprimerie, sur les outils de l'Homme de Neandertal, etc. Il y a bien sûr des liens à faire, mais en tenant compte des spécificités de chaque époque, et en abandonnant aussi l'idée (centrale pour l'industrie des TI) d'un progrès technologique linéaire et absolu dans le temps.
Enfin, un autre essai de définition technique du bibliothécaire clôt ces recommandations : la notion d'« information navigator ». On reste toujours dans l'univers (mythique) de l'âge de l'information, et de cette notion même d'information dont les théoriciens de la profession se sont à peine demandé la provenance ou la signification réelle (économique et politique). On imagine alors la grande roue de Netscape sur fond étoilé, manœuvrée par un cyberthécaire (cravaté comme un jeune technocrate des centre-ville, ou au contraire en chemise sport, lunettes à peine visibles, comme Jacques Villeneuve au volant de son Allemande), lequel nous emmène « to the idea of discovery and enlightened guidance » (p. 85).
Bales propose aussi de privilégier les « core services » de la bibliothèque pour promouvoir les TI. Encore ici, pourquoi insister en douce sur cette finalité attribuée aux services de la bibliothèque ? Qu’en est-il des autres services ? Les laisse-t-on volontairement de côté ? Dans l’ambiguïté de cette recommandation, qui en rend la critique fort malaisée, reconnaissons au moins qu’une éducation aux TI en bibliothèque est évidemment normale. Ce qui est contestable, c’est la place relative qu’on lui donne, surtout dans un contexte de coupures budgétaires et de ressources. Le rapport Benton II laisse ces problèmes aux bibliothécaires.
La dernière recommandation de Bales insiste sur le « good parentism », notion bien américaine visant à  « affirmer les valeurs traditionnelles » (p. 86). Cette recommandation est tout à fait conforme à l’idéologie qui anime la Fondation Banton. La bibliothèque, affirme-t-on, est davantage qu’un simple lieu, c’est « an event an act of self-induction » (idem). On ne peut qu’être d’accord avec une telle formulation, mais il resterait à creuser cette définition pour voir ce que l’auteur en attend vraiment. « Il faut donner une voix aux peurs et aux espoirs à demi articulés du grand public » en les imbriquant dans des « discours convaincants » (mais des « convincing stories » veut dire aussi autre chose que de la logique : du marketing, des argumentations qui font appel à l’imaginaire mythologique de l’information et du libre marché également).
En fait, il faut vaincre les craintes de masses, nous dit-on. Comme l’ont dit à venir jusqu’à présent les théoriciens du mythe technologique et de la virtualité, de Pierre Lévy à Philippe Quéau, en passant par Toffler et Negroponte. Toute critique n’est qu’une hésitation, un moment de stupeur devant la nouveauté et sa menace mentale (devant les réactions psychologiques à sa stricte nécessité).
Au fond, on en vient même à se demander, à la lecture de ces rapports, pour quelle raison tous ces décideurs économiques se soucient tant de la bibliothèque, eux qui refaçonnent le monde sur le mode utilitaire par leur technologie. Pour l’instant, le terrain de la bibliothèque semble représenter pour eux un banc d’essai et de formation. Mais qu’adviendra-t-il de leurs préoccupations et de leur intérêt en la matière avec le raffermissement de leur mainmise sur l’ensemble de la communication sociale, une fois atteinte la convivialité totale des TI (ce vers quoi nous allons avec eux) ? Apprend-on encore aux gens à « se servir » d’un réfrigérateur ? Avec la philosophie du « plug and play », il n’y aura plus rien à « enseigner » pour le bibliothécaire, sinon que les techniques de recherche et d’organisation du savoir, ce qu’il fait déjà très bien, technologie ou pas. Mais ce que l’importance accordée aux TI risque dès maintenant de lui faire oublier.
Qu’en sera-t-il de la bibliothéconomie, en tant que mission distincte et spécifique dans le domaine de la connaissance humaine, la « bibliothéconomie comme événement » et comme lieu social, de la « old library plus », après la victoire des TI et de l’idéologie mondialisante des marchés ?
Il est tout de même frappant, pour dire le moins, de voir jusqu’à quel point les TI ont besoin d’être ainsi poussées, moussées, marketisées pour devenir rentables. Ce qui n’était pas le cas avec la radio ou la télévision, du moins pas à une telle échelle. On ne peut que constater que la vieille histoire des TI se continue maintenant sur d’autres plans.

Pierre Blouin


Notes
(1) La fondation Benton est un réseau de fondations et d'entreprises d'information et de communications rassemblant des intervenants de tous les domaines, surtout des médias et du marketing, qui se voue à la « définition des politiques publiques » et à l'élaboration d'outils de communication en ce sens. Le groupe, qui s'apparente à un « think tank », a pignon sur rue à Washington, emploie 30 personnes et est doté d'un budget annuel de 6 millions $ US. Il dispose d'un fonds de 16 millions $. Voir http://www.benton.org/About/   (Retour au texte)
(2) Mme Bales est l'initiatrice du programme Connect For Kids, un programme multimédias pour enfants centré sur la promotion des valeurs familiales et communautaires, ainsi que sur la sécurisation et la « responsabilisation » des parents. (Retour au texte
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Turn Off the Network, Part II
par Pierre Blouin
Les lecteurs du magasine Wired (7.04, April 1999) auront remarqué que le numéro consacre sa couverture et son sujet principal aux pannes électriques de 1998 à travers le monde, et principalement dans le Nord-Est américain. Les auteurs mis à contribution en viennent sensiblement aux mêmes conclusions que Hermès avait exposées en ce sens (« Turn Off the Network », Hermès 1, Printemps 1998), à savoir : ce que les gens ont retenu comme leçon suite à de tels événements, c’est la vulnérabilité de leur dépendance à l’électricité et à son réseau de distribution, ainsi que les proportions jusque là inimaginables de cette dépendance.
Dans son texte « Powerless », Jacques Leslie tente de montrer ce que pourrait produire le bogue de l’an 2000 en termes de pannes d’approvisionnement énergétique. « We have never before anticipated the simultaneous breakdown of a significant fraction of the world’s machinery » (p. 175). Dans le spectre des craintes imaginaires ou réelles du bogue, on s’accorde sur un point : le système électrique est au cœur du problème. « One disturbing scenario is that Quebec-style outages will crop up all over the world, all at once : We will all find out that we’re hostages of electricity » (id.).
Le plat de résistance est cet article de Ellen Ullman, bien connue dans le milieu des programmeurs américains, et dans le milieu digital en général, intitulé « The Myth of Order ». Pour elle, un logiciel fonctionne à la façon de tout système naturel, c’est-à-dire hors de tout contrôle. Nous vivons avec avec des systèmes technologiques ultra complexes et faillibles, sujets à la « catastrophe occasionnelle », selon ses propres termes. « A computer system is not a shining city on a hill – perfect and ever new » (p. 126). « Y2K has challenged a belief in digital technology that has almost been a religion » (id.).
Techniquement parlant, précise Ullman, le bogue n’est pas un « bug », mais un « design flaw », une imperfection structurelle, un vice de conception. Le code accomplit parfaitement les instructions qu’on lui donne, mais la programmation a été, non pas mal faite, mais faite avec un souci d’économie de temps et d’argent. Le bogue n’est pas une « malfunction » du système, mais bien plutôt son fonctionnement parfait, ce qu’on a tendance à ignorer. Fonctionnement optimal, selon la volonté de standardisation et d’économie à courte vue qui régnait à l’époque de la première vague informatique, et qui a fait qu’on s’est contenté d’enregistrer deux seuls chiffres pour les dates.
Plus profondément, Ullman nous explique que la programmation tient tout à la fois d’un art, d’une science, du bricolage, de la plomberie, de la comptabilité. Les systèmes de code s’imbriquent l’un dans l’autre, et le travail du programmeur (un des mieux payés aux USA et des plus prestigieux dans le domaine de l’informatique, voire de l’information) est soumis constamment à des « délais agressifs », de sorte que les auteurs de logiciels ne peuvent parvenir à construire de systèmes « raisonnablement robustes ». C’est le prix à payer pour le déferlement de nouvelles versions de programmes dans des délais toujours plus dictés par les règles de la compétitivité.
En outre, la complexité des connections entre les systèmes anciens et nouveaux, et entre les réseaux de données, a fait qu’on ne sait plus réellement où ont sont les défaillances sur les dates (la documentation manque sur les systèmes déjà anciens, ceux des mini ou méga machines, par exemple).
La mentalité des programmeurs, révèle Ullman, est d’oublier les conséquences de ces défaillances lorsqu’ils créent leurs programmes. Ils développent « a normal sense of failure » (p. 183). Ullman parle de faillibilité humaine, un peu à l’opposé de l’infaillibilité papale. Mais c’est bien une faiblesse amplifiée et démultipliée par le système technologique à laquelle on a affaire, pas une simple faiblesse humaine nue et isolée. N’accusons pas la technologie, mais accusons plutôt la dépendance à cette dernière. Ullman avoue elle-même que les proportions du réseau technologique confinent désormais à l’incontrôlable, à l’irrationnel. Elle cite un programmeur de la Federal Reserve Bank qui avoue n’avoir jamais considéré les effets réels, matériels, de son travail. (id.). « (…) stay focused on the code on your desk ».
Peu importe ce qui se passera le premier janvier 2000, ce qu’on sait déjà, et ce que le grand public apprend à connaître, c’est bien le mythe de l’infaillibilité technologique.

Pierre Blouin
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Extraits de Geneviève Desrosiers, Nombreux seront nos ennemis. Montréal, L'Oie de Cravan, 1999, 71 p.

La poésie est l'arme de la survie, au-delà du temps; elle permet de saisir l'âme universelle et particulière. Geneviève Desrosiers en fait la démonstration.
Sa liberté est plus qu'un mot du langage, c'est une pratique quotidienne qui se traduit à travers son regard pénétrant sur la vie, sur ses espoirs et sur ses malheurs. La poésie vit ainsi et pour toujours. R.C.



Ce texte est daté du 23 février 1996 et s'intitule Faut l'faire.
Toutes ces belles lignes que je te prie. Et tu sais, toi qui m'as vue grandir, à quel point je sais prier. Particulièrement dans le lit des grandes personnes. Le doute n'est plus car la substance est morte. De sa belle mort. Carré blanc sur fond beige. Moutons-nous en choeur. Il n'y a qu'une chose à conserver, ce sont les post-scriptum. On vient vers moi. On vient vers moi. Je me suis brûlée sur un poêle à vivre. Que de chaleur. Débarque en ma temporaire demeure, ami, nous gouacherons ensemble. Depuis que je suis au monde, j'ai pris vingt-cinq ans. Ils forment du sommeil de la résignation et il y a fort longtemps que l'insurgement n'est plus de mise. Faut l'faire.
(p. 59-60)


 
Elle
Elle a construit mille et un navires qu'elle a déposés sur vos rives
Sans songer un seul instant que l'on pouvait calculer les eaux
Le ciel l'a abandonnée sur une valise à moitié vide de petits soucis
Allez savoir pourquoi, je vous récompenserais
Je vous récompenserais.
(p. 18)

 



La lumière
C'est la fermeture, la grande ouverture, la mort de l'attache. Je ne prendrai plus jamais le champ. L'idylle est consommée et le cadre entier. Note de passage indélébile.
Geste gratuit.
C'est d'ailleurs ce que je vais passer ma vie à vendre, de la gratuité.
Il neige à l'intérieur de la voiture.
Ce qui force la vie, c'est que la lumière est indélébile.
(p. 42)










Hermès remercie l'éditeur et vous propose de faire vos propres choix de ces mots, de cette poésie. Le livre est disponible dans plusieurs librairies du Québec et en France, ou chez l'éditeur, à l'adresse suivante :
L'Oie de Cravan
5460, rue Waverly
Montréal
H2T 2X9


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DEUX SOEURS / THE SISTERS
par Andrew Steinmetz
(traduction Edmond-Louis Dussault)


DEUX SOEURS

THE SISTERS

les soeurs vivaient hors de la ville

dans une maison isolée des autres

à des miles du chemin de fer

on les disait identiques

seul le train pouvait les séparer
 the sisters lived outside town in a house without surrounding houses
miles from the railway
they were called identical
only the train could tear them apart
* * *
* * *
la nuit menacées par le sommeil

elles veillaient

toute ouïe

et attendaient

le sifflet de la locomotive

c'était le seul son

provenant du train

à pouvoir les atteindre

le train en était néanmoins à peine plus réel
imperilled by sleep at night they used to keep watch
with large ears
and wait
for the locomotive whistle
it was the only sound
released by the train
to reach them
even then barely did the train come true
* * *
* * *
leur écoute énergique irrégulière

était telle qu’elles finirent par entendre des bruits

dans le vestibule

sur le toit

éveillées jusqu'à ce qu'un moment de la nuit

devienne un lieu de la nuit

où les noms des choses s'écaillent

et les fenêtres vibrent de manière insensée
they listened forcefully unevenly as when people listen hard and hear noises
in the house down the hall
on the roof
awake until a time of night
becomes a place of night
where the names of things are peeled off
and windows vibrate with lost sense
* * *
* * *
alors sans l'entendre elles imaginaient

le sifflet lui-même

dès la première fois

qu’elles attendirent

le sifflet de la locomotive

leur cour amoureuse évolua

avec la crainte de ne pas saisir le son du sifflet

de manquer le train tout à fait
and so they imagined without hearingthe whistle itself
from the time they first listened
for the locomotive whistle
their courtship evolved this way
afraid that if they did not catch sound of the whistle
they would miss the train completely
* * *
* * *
en ce temps où elles étaient si jeunes

le sommeil se fatigua de leurs jeux et les poussa jusqu'au lit

leur boucla les cheveux et leur retrancha des heures

pour les arrêter de rêver au train

mais le train lui-même jamais ne se reposait
when they were so young as thissleep tired of their games and pulled them to bed
sleep curled their hair and retrieved them hours
to stop their dreaming of the train
though the train itself would never rest
* * *
* * *
 plus avant dans la nuit par habitude les filles s'éveillèrent

à un silence austère et menaçant

et s’aperçurent du coup que le train était venu

et avait suivi son parcours
further along into the night by habit the girls wakened to an austere and menacing silence
and apprehended at once that the train had come
and passed along its circuit
* * *
* * *
des tourbillons de silence firent taire les lits

les ressorts et les matelas

les amarres du sommeil se comprimèrent et craquèrent

alors elles se sentirent rabaissées

délaissées

et eurent mal d'un mal neutre et lancinant
eddies of silence hushed the bedframessprings and hooks
the moorings of sleep compressed and creaked
then they felt taken down
unrequited
and they hurt a plain dull hurt
* * *
* * *
le silence qui les brisa fut provoqué

par le passage du train

le réveil laissa derrière lui

un art vivant émouvant

ce n’était pas un silence reposant

mais ondulatoire étrange

c'est ce silence qui éleva les soeurs

elles furent perchées sur des lits jumeaux

à vanner l'obscurité hiéroglyphique de leur chambre
ébranlées par le verbe un lit vide à la dérive
the silence which broke them was provoked by the passing train
the wake left behind a moving craft
it was not a restful silence
but undulatory and strange
it was this silence which raised the sisters
they were hoisted up in twin beds
to sift through the hieroglyphic dark of their room
upset into verb one bed empty set adrift
* * *
* * *
elles n'avaient pas peur de l'obscurité

si quelqu'un leur avait dit alors

que ce n'était rien

comme l'éternité

n'est rien

si vous étiez entré

aviez allumé la lampe

vous étiez agenouillé

et leur aviez parlé ainsi
alors elles n'auraient fait que rire
they were not afraid of the darkif someone had told them then
that it was nothing
as eternity
is
nothing
if you had entered there
switched on the lamp
knelt down
and told them so
then they would have just laughed
* * *
* * *
arrivées ici elles n'attendaient même plus le train

quand le sifflet retentit

ce fut un point tournant

elles verrouillèrent

la porte et tirèrent

les rideaux

les soeurs se retenaient mutuellement

de s'échapper

nulle ne voulant que l'autre
parte la première

nulle ne voulant partir
here they would not begin to anticipate the train when the whistle shrieked
this was a turn of events
they locked
the door closed
the curtains
the sisters held another
from escape
neither wanting the other to go first
neither wanting to go
* * *
* * *
à cette station le sifflet de la locomotive fit entendre

ses notes les plus antipathiques

des aigus indéterminés

les deux soeurs eurent des maux d'estomac

le bruit sec et strident se retourna

contre elles

à la manière d'enfants

qui tenant des ciseaux démesurés

découpent des personnages de papier
de tailles banales et terrifiantes
at this station the locomotive whistle sounded its most unsympathetic notes
unresolved high pitched
both sisters grew a stomach ache
the dry shrill turned
upon them
in the manner children
with outsized scissors
cut paper characters in trite terrifying measures
* * *
* * *
elle est assise et veille encore à la table près de la fenêtre

la maison est une autre maison

en bas c'est le ravin

les rails suivent

une distance d'ornements

la ville s'étend au-delà de leur limite

lave énorme de lumières instables
she is sitting up late at a table by the windowthe house is another house
and down below
is a ravine
where the tracks follow
an ornate distance
and the city spreads out beyond their limit
a lava mass of unsteady lights
* * *
* * *
il y a longtemps

elle et sa soeur

se réveillaient trop tard

après le passage du train

à l’inverse elle s'éveille maintenant

en avance sur lui
unlike long ago when she and her sister would awake too late
after the train
had passed
she now wakes for it before it
* * *
* * *
elle se lève dans sa robe de nuit

la referme et resserre

la ceinture

y fait un bon noeud

elle traverse la pièce jusqu'à la table

touche à la chaise

et se penche vers la lampe

tire d'un coup sec

retire d'un geste vif
sa main tenant encore
la chaîne
ravalée

papier stylo lumière
she rises into her nightgowndraws it close tightens
the belt
and secures a knot
she crosses the floor to the table
touches the chair
and leans to the lamp
tug  recoil
her hand left holding
the chain
swallowed
back  in
paper pen light
* * *
* * *
il y a des jours qu'elle aurait dû écrire

à sa soeur et voici

ce qu'elle écrit
she should have written her sister days agoand so
this is what she writes
* * *
* * *
ni explication ni excuse

or l'autre se réveillera plusieurs heures

plus tard dans la nuit et roulera

jusqu'à la gare

s'attardera sur le quai

regardera l'arrivée du train

s'en ira

suivra les phares

alors elle rentrera
retournera au lit
donnera un coup de téléphone
aussitôt levée le lendemain matin

ce matin même
no explanation or excusenow the other will awake several hours
along into the night and drive
to the station
and linger on the platform
watch the train arrive
and leave
and follow the lights
then return home
into bed
and telephone first thing the next morning
this morning
* * *
* * *
elle croit se souvenir

comme si cela s'était

déjà produit

flâneuse fascinée par le souci du détail

avec lequel les événements se présentent

aucun d'entre eux ne l'émeut

pas la moindre digression

elle s'attend plutôt

à ce que dans une autre vie
les choses

n'auraient été en rien différentes
she believes she remembers as if it has
already happened
idly fascinated by the concern for detail
with which all events present themselves
she is not moved by any of it
not the least digression
instead she expects
in another life
things
would have been no different
* * *
* * *
elle se souvient qu'elle devait manquer le train

il ne lui reste maintenant

qu'à oublier pourquoi

si la lettre n'avait pas été écrite

il aurait simplement suffi

d’être en un lieu à un moment

de choisir d'un répertoire d'intrigues

de mettre sur papier le vocabulaire de la nuit
she remembered to miss the trainnow is only the matter
of forgetting why
if the letter remained to be written
it was simple a case
of being in one place at one time
of choosing from a repertory of storylines
and setting this night’s vocabulary down on paper
* * *
* * *
 elle tient dans sa main le stylo

et

sans penser

trace la lettre

comme on fait couler un bain
she holds in her hand the penand
unthinking
draws out the letter
the same as running a bath
* * *
* * *
elle éteint la lampe et ses yeux cherchent la fenêtre

sans interruption

un animal

elle ne pense ni à la lettre

ni à sa soeur

en regardant par la fenêtre

elle regarde par la fenêtre
 she turns off the lamp and her eyes want the windowuninterrupted
animal
she is not thinking about the letter
or about her sister
looking out the window she is
looking out the window
* * *
* * *
n'oubliez jamais n'oubliez jamais

la détermination des choses

comment ce qui se produit

et qui pourrait aussi bien arriver

ou non

n'existe pas

et comment le hasard

peut-être le joueur le plus entêté de tous

comment le hasard nous malmène et complote
et fait pencher la balance

et règne sur ce qui peut devenir réalité
never forget never forgethow determined things are
how occurrences
which might as well happen
as not
do not exist
and how chance
perhaps the most stubborn player of all
how chance bullies and schemes
and tips the scales
and rules what may happen to come true
* * *
* * *
elle s'éveille à la sonnerie étouffée du téléphone

et suit la moitié

d'une conversation à travers les murs

un coup frappé à la porte

fait s'éloigner des pas

de vielles pantoufles facilement enlevées

d'un haussement de la cheville un bégaiement

elle en a une paire pareille quelque part
she wakes to the dampened ring of a telephoneand follows one side
of a conversation through the walls
a knock at the door
leading away
feet
worn slippers easily tossed off
with a stuttered shrug of the ankle
she has an equal pair somewhere
* * *
* * *
même son amant s'est retourné et s'est ouvert

comme tournent les pages d'un livre

dans le vent

mais elle n'entendit rien ni le bruit

sec et strident ni les notes enchantées

ni le silence immobile dans lequel elle et sa soeur

s'agenouillaient autrefois

les lits se rapprochèrent pour faire un radeau
even her lover turned over and openedlike the pages of a book turn
in the wind
but she heard nothing neither the dry shrill
nor enchanting notes
nor the fixed silence she and her sister
used to kneel inside
beds pushed together to make a raft
* * *
* * *
elle serre entre ses bras ses genoux

penche la tête sur le côté

elle a très envie de partir

de s'échapper

mais personne ne la retient
she hugs her knees and lays her head sidewaysshe wants badly to go to escape
but no one is holding her back




ANDREW STEINMETZ ANDREW STEINMETZ
Traduit de l'anglais
par Edmond-Louis Dussault
Montréal, le 8 juin 1999



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Articles et livres recommandés
par la rédaction de HERMÈS
Nous proposons ici des lectures. Ce choix est indicatif. Nous ajoutons des commentaires à ces références lorsque nous connaissons ou avons lu les titres en question. Les personnes intéressées a nous faire connaître le titre de livres intéressants sont les bienvenues. Les livres précédés d'un * seront recensés dans HERMÈS.
Roger Charland et Pierre Blouin


Chez nos éditeurs préférés:
AGONE EDITEUR
BP 2326 - 13213 Marseille Cedex 02
Tél./Fax 04 91 33 84 15
Email:
agone@lisez.com
Diffusion : Athélès. Distribution : Belles Lettres. Au Québec: Prologue

CHOMSKY, Noam; Responsabilités des intellectuels. Préface de Michael Albert, Trad. de l'américain par Frédéric Cotton, Marseille et Montréal, Agone et Comeau & Nadeau, 1999, 165 p.
À quoi bon dénoncer les crimes dont sont coupables les régimes totalitaires, si l'on est incapable d'investir la même énergie militante et la même rigueur intellectuelle à révéler ceux commis par les démocraties? - à commencer par la plus puissante d'entre elles, les États-Unis.
Telle est la question qui ouvre cette série de conférence de Noam Chomsky. Analysant notamment le sort médiatique réservé à la tragédie du Timor-Oriental, l'auteur s'applique tout particulièrement à dévoiler les ressorts cachés de la politique extérieure des grandes puissances et dénonce l'"utopie des maitres" qui, sous le couvert de libéralisme et de "démocratie de marché", se profile à l'horizon du nouvel ordre mondial. (Agone)

MELCHIOR Jean-Philippe, L'Etat entre Europe et nation. Petit manuel de sabordage du politique par lui-même, Agone, Marseille, 120 p. 9 x18. 48 F. ISBN 2-910846-14-8
Le désengagement de l'Etat résulte de la victoire du credo libéral : laisser faire le marché... c'est-à-dire donner tous les pouvoirs aux entreprises transnationales. On peut toutefois se demander comment nos gouvernants ont pu ainsi volontairement renoncer à l'essentiel de leurs moyens traditionnels d'intervention et de régulation. L'Etat n'est-il déjà plus qu'un "veilleur de nuit" ? Avec pour mission la simple reproduction de la domination ? Et comme ultime instrument les forces de maintien de l'ordre, la justice et le renforcement de la répression dans tous les secteurs de la vie sociale ? La question à poser n'est pas médiatico-libérale : "Faut-il plus ou moins d'Etat ?", mais citoyenne et démocratique : "De quel Etat avons-nous besoin aujourd'hui ?" (Agone)
Paul Nizan, Les chiens de garde. Préface de Serge halimi, Agone Éditeur, Marseille, 1998. 192 p. 2-910846-09-1
"L'actualité des Chiens de garde, nous aurions préféré ne pas en éprouver la robustesse fraîcheur. Nous aurions aimé qu'un même côté de la barricade cessât de réunir penseurs de métier et bâtisseurs de ruines. Nous aurions voulu que la dissidence fût devenue à ce point contagieuse que l'invocation de Nizan au sursaut et a la résistance en parût presque inutile." (Serge Halimi en Préface)

Agone. Philosophie, Critique & Littérature, no. 21, 1999.
Numéro dont le thème est "Utopies économiques". voici quelques extraits de la table des matières.
Herbert Marcuse, La fin de l'utopie
Michel Barrillon, L'URSS, un capitalisme d'État réellement existant. D'un mensonge "déconcertant" à l'Autre (1)
Jacques Luzi, Libéralisme & nihilisme
Philippe Van Parijs, Utopie pour le Temps présent
Normand Baillargeon, Une proposition libertaire : l'économie participative
Et bien d'autre chose....

EDITIONS DE L'AUBE
Le Moulin du Château
84240 La Tour d'Aigues
Tél. 04 90 07 46 60. Fax 04 90 07 53 02

WALLERSTEIN Immanuel, L'Histoire continue. Édition de l’aube, La Tout d’Aigues, 132 p. 11,5 x 19. 75 F. ISBN 2-87678-479-3

L'économie-monde capitaliste entre-t-elle dans une période chaotique, alors que la confrontation Nord-Sud est au coeur de la lutte politique mondiale ? Qui va poser les limites aux petites guerres Nord-Sud déclenchées par le Sud ? Un nouvel ordre mondial est-il susceptible de se dessiner dans la première moitié du XXIe siècle ? Telles sont les questions essentielles que pose I. Wallerstein dans cet ouvrage qui donne les clés pour comprendre le monde actuel, ses conflits et ses enjeux. (Éditions de l'Aube)
AUTRES TEMPS
97, avenue de la Gouffonne - 13009 Marseille
Tél. 04 91 26 80 33. Fax 04 91 41 11 01
Diffusion : CED. Distribution : Distique


PEREZ-SECHERET Patrick, Requiem pour le XXe siècle.Marseille, Autres temps, Collection "Temps poétique". 104 p. 13 x 22. 85 F. ISBN 2-911873-96-3

Cet ouvrage, dédié aux intellectuels algériens assassinés par l'intégrisme, ouvre les frontières de l'espoir d'une humanité dans la récurrence de sa décadence. Il engage la puissance du verbe contre les extrémismes, les totalitarismes, tous ces "ismes" qui ramènent l'homme à la bête originelle. (Autres Temps)
OPHRYS
6, avenue Jean-Jaurès - 05000 Gap
Tél. 04 92 53 85 72. Fax 04 92 53 35 60

MARTIN Hervé et MERDRIGNAC Bernard, Culture et société dans l'Occident médiéval.
Collection "Synthèse Histoire. 15,5 x 21. 356 p. 110 F. ISBN 2-7080-0906-0

Ce livre souligne les aspects créateurs de la pensée médiévale dès les siècles dits barbares. (Ophrys)


COMMUNICATION - INFORMATION
* Armand MATTELART, Histoire de l'utopie planétaire de la cité prophétique à la société globale. Paris, Éditions la Découvertes, collection Textes à l'appui / série histoire contemporaine, 1999, 422 p.
  • Livre à lire absolument pour comprendre le passage de la cosmopolis à la technopolis.
* Dominique Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias. Paris, Flamarion, 1999.
* Gérard Leclerc, La société de communication. Une approche sociologique et critique. Paris, Presses Universitaires de France, collection Sociologie aujourd'hui, 1999.
* Alain Milon, La valeur de l'information. Entre dette et don. Paris, Presses Universitaires de France, collection Sociologie aujourd'hui, 1999.
* Christian Marazzi, La place des chausettes. Le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques. Paris, Éditions de L'éclat, 1997.
  • Un livre rare, d'une précision et d'une analyse intéressante. Une traduction de l'italien.
Keith Devlin, Infosense: Understanding Information to Survive in the Knowledge Society, Hardcover, Freeman, W. H. & Compan, May 1999, 256 p. ISBN: 0716734842
  • Pour ceux que l'orientation dans la forêt de l'information intéressent.
Rolf Jensen,  Dream Society: The Coming Shift from Information to Imagination. Edition Number 01, McGraw-Hill Companies, May 1999, 256 Pages ISBN: 0070329672 
  • Rêvont toujours, un jour le matin viendra.
PHILOSOPHIE
Colas DUFLO, Kant. La Raison du droit. Paris, Michalon, collection Le bien commun, 1999, 119 p. (ISSN-2-84086-097-3)
* André JACOB, L'Homme et le Mal. Paris, Les Éditions de CERF, collection Humanités, 1998, 126 p. (ISSN-2-204-06208-1)
Russell Jacoby, The End of Utopia: Politics and Culture in an Age of Apathy, forthcoming from Basic Books.
POLITIQUE
Dominique MÉDA, Qu'est-ce que la richesse? Paris, Aubier, collection ALTO, 1999, 423 p. (ISSN-2-7007-3676-1)
  • Bien que moins intéressant que son premier (Le Travail, une valeur en voie de disparition) ce livre vaut le déplacement, surtout pour la dernière section portant sur l'idée de «Vouloir la civilisation».
Barbara Ehrenrieich, Le sacré de la guerre : essai sur les passions du sang, Paris, Calmann Levy, 1999, 328 p.


Marc Hees, Des dieux, des héros et des managers ou de quelques malentendus. Bruxelles, Labor, 1999.
Aldous Huxley, La science, la liberté, la paix. Monaco, Éditions du Rocher, 1999 (1946), 98 p.


  • A lire en complément de Henein que nous publions dans ce numéro. Merveilleux livre.
Gérard Raulet, Apologie de la citoyenneté. Paris, Cerf, collection Humanités, 1999.
Norberto Bobbio, L'état et la démocratie internationale. Études européennes. Bruxelles, Éditions Complexe, 1998.
  • Excellent livre du plus grand théoricien politiste vivant. L'État et la structuration du politique.
  • A lire du même auteur son exellent Libéralisme et démocratie, Paris, Cerf, collection Humanités, 1996.
  • Et aussi : Droite et gauche, Paris, Éditions du Seuil.

Jean-Michel LARRASQUET; LE MANAGEMENT A L'ÉPREUVE DU COMPLEXE : Tome I.  Une archéologie du savoir gestionnaire.Tome II.  Aux fondations du sens. Paris - Montréal, L'Harmattan, (Coll. Anthropologie du Monde Occidental) 1999.
  • Le premier tome se livre à une présentation critique des théories novatrices des vingt dernières années concernant le management alors que le deuxième tome met en question le rationalisme technico-organisationnel qui sous-tend la plupart de ces approches et propose des pratiques alternatives de management. (Extrait du catalogue)


Daniel A. HOLLY; L’ONUDI. L’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (1967-1995). Paris - Montréal, L'Harmattan, 1999, (256p, 140f) ISBN 2-7384-7802-6

  • L’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel est crée en 1966. L’objectif de l’ONUDI est la recherche d'un plus grand développement de l’économie mondiale à travers la croissance des économies dominées et la reconduction de leur insertion dans l’économie mondiale. Une réflexion sur l’histoire et l’avenir de cette institution. (Extrait du catalogue)
  • Daniel Holly est professeur au département de science politique de l'UQAM.
BIBLIOTHÉCONOMIE

Apostle, Richard A. Librarianship and the information paradigm. Lanham, Md. : Scarecrow Press, 1997. xiii, ; 162 p. cm.
Bennett, George E.  ; Librarians in Search of Science & Identity: The Elusive Profession. Scarecrow Publications, 231 p.,
De Beaugrande, Robert. New foundations for a science of text and discourse : cognition, communication, and the freedom of access to knowledge and society. Norwood, N.J. : Ablex, c1997. xi, 670 p.
Ganley, Oswald Harold, Communications and information in the post cold war era : forces and trends. Cambridge, Mass. : Program on Information Resources Policy, Harvard University, Center for Information Policy Research, 1993.iii, 29 p.
Harris, Michael H.; Stan A. Hannah; and Pamela C. Har ris. Into the future : the foundations of library and information services in the post-industrial era, 2nd ed. Greenwich, Conn. : Ablex Pub., c1998. xi, 159 p.
Ingwersen,Peter; Niels Ole Pors editors; International Conference on Conceptions of Library and Information Science (2nd : 1996 : Copenhagen, Denmark)   Proceedings : integration in perspective, October 13-16, 1996 / CoLIS 2, Second International Conference on Conceptions of Library and Information Science ; arranged by The Royal School of Librarianship ; Kobenhavn : The School, 1996. 484 p. : ill.
Kingma, Bruce R. The economics of information : a guide to economic and cost-benefit analysis for information professionals. Englewood, Colo. : Libraries Unlimited, 1996. xii, 200 p.
McCook, Kathleen de la Pena; Margaret Myers; Opportunities in library and information science careers. Lincolnwood, Ill. : VGM Career Horizons, c1997. x, 150 p.
Mount, Ellis edited by ; Expanding technologies--expanding careers : librarianship in transition. Washington, DC : Special Libraries Association, c1997. 158 p.
Roy, Loriene; Brooke E. Sheldon edited by; Library and information studies education in the United States. London ; Washington, D.C. : Mansell, 1998. xiii, 260 p.
S.A. La cultura informatica in Italia : riflessioni e testimonianze sulle origini : 1950-1970. Torino : Bollati Boringhieri, 1993. xxiii, 451 p.
Scherdin, Mary J. Discovering Librarians: Profiles of a Profession. Association of College & Research Libraries, November 1994, 220 p. Association of College & Research Libraries, November 1994, 220 p.
Vickery, Brian C. edited by; Fifty years of information progress : a journal of documentation review. London : Aslib, 1994, 235 p. : ill.
Weatherford, John W.  Librarians' Agreements: Bargaining for a Heterogeneous Profession, Scarecrow Publications, August 1988, 306 p.
Westbrook, Lynn. Interdisciplinary information seeking in women's studies. Jefferson, N.C. : McFarland & Co., 1999.xi, 219 p. ;
Williams, James G. & Toni Carbo; Information science : still an emerging discipline.Pittsburgh, Penn : Cathedral Publising, 1997.
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À propos des auteurs et des traducteurs, sur une pointe d'ironie.

PIERRE BLOUIN
Pierre Blouin est un bibliothécaire sans bibliothèque. Un amateur de cinéma avec diplôme, un auteur de napkin et un admirateur et marcheur de la nature; on comprend alors son admiration pour Virillio. Éditeur et fondateur de la revue HERMÈS : revue critique, il la corrige et la fait connaître. Il est aussi traducteur à temps... lorsqu'il a le temps.
LUC BONNEVILLE
Sociologue, s'intéresse aux questions relatives à l'informatisation et à la question de la francophonie. Une première collaboration qui ne sera pas la dernière.
ELVIO BUONO
Vieille connaissance, après le calme du travail quotidien, s'est colmaté avec des questions d'ordre juridique. On publie ici le résultat de sa maîtrise en droit. Et il persiste au doctorat...
ROGER CHARLAND
Roger Charland est un bibliothécaire avec une bibliothèque. Un amateur de livre, de philosophie et de technologie, le tout passé à la moulinette de la critique. Déjà durant ses études, il touvait que les livres avaient plus à lui enseigner que ses professeurs. Éditeur et fondateur de la revue HERMÈS : revue critique. A plusieurs publications un peu partout sur papier, beaucoup plus dans sa tête, la preuve matérielle de la virtualité. Et il se dit qu'une bonne rousse en bonne compagnie, c'est la vie. Dans ses vieux jours il espère que la vie sera belle, pleine de fleurs et d'espace.
EDMOND-LOUIS DUSSAULT
E.-Louis Dussault a aussi beaucoup étudié, surtout à l'Université de Montréal, à l'Université McGill et à l'Université de Leyde, aux Pays-Bas. Il vit à Montréal, dans le quartier Villeray. Ses langues préférées sont — dans l'ordre : le français, l'arabe, le javanais, l'anglais, l'espagnol, le persan et le malais d'Indonésie, aussi appelé indonésien. « Deux soeurs » est sa première traduction poétique publiée. 
SUSAN HEKMAN
Elle est professeure en science politique à l'University of Texas, Arlington. Elle a publié un livre Moral Voices, Moral Selves: Carol Gilligan and Feminism Moral Theory, Penn State Press, 1995 et plusieurs articles de périodique. Elle travaille maintenant sur le concept de différence dans la théorie féministe.
Quelques publications de Susan Hekman:
  • Gender and Knowledge: Elements of a Postmodern Feminidsm, Northeastern University Press, 1990.
  • (Editor ) Rereading the Cannon: Feminist Interpretations of Foucault, Penn State Press, Forthcoming.
  • Articles
  • "Truth and Method: Feminist Standpoint Theory Revisited," Signs, Forthcoming,
  • "The Moral Language Game," in Re-reading the Canon: Feminist Interpretations of Wittgenstein, ed. Naomi Scheman, University Partk: Penn State Press, forthcoming.
  • "Subjects and Agents: The Question of Feminism," in Provoking Agents: Theorizing Gender and Agency, ed. Judith Kegan Gardiner, University of Illinois Press, 1995, pp. 370-395.
  • "Weber and Post-Positivist Social Theory," in The Barbarism of Reason, ed. Asher Horowitz and Terry Maley, University of Toronto Press, 1994, pp. 267-286.
  • "Gadamer and Ricoeur on Hermeneutics," in The Polity Reader in Social Theory, Cambridge: Polity Press, 1994, pp. 49-53.
  • "The Feminist Critique of Rationality," in The Polity Reader in Gender Studies, Cambridge: Polity Press, 1994, pp. 50-61.
  • "Moral Voices, Moral Selves: About Getting it Right in Moral Theory," Human Studies, vol. 16, #1-2 (1993), pp. 143-162.
  • "John Stuart Mill's The Subjection of Women: The Foundations of Liberal Feminism," History of European Ideas, 1992, vol. 15 (#4-6), pp. 681-686.
  • "Totalities and Localities: The Question of Method," APA Newsletter of Feminism and Philosophy, Volume 91, Fall, 1992, pp. 46-49.
  • "The Embodiment of the Subject: Feminism and the Communitarian Critique of Liberalism," Journal of Polics, vol. 54, no. 4 (1992), pp. 1096-1117.
  • "Reconstituting the Subject: Feminism, Modernism, and Postmodernism," Hypatia, vol. 6, no. 2 (1991), pp. 44-63.
  • "Hermeneutics and the Crisis of Social Theory: A Critique of Gidden's Epistemology," in Anthony Giddens: Consensus and Controversy, ed. Jon Clark, Falmer Press, 1990, pp. 155-165, 167-8.
CAROL REID
Elle travaille à la New York State Library,  Albany, dans l'État de New York. Elle est l'éditrice de « Pressure Point, » le bulletin de la New York State Library Association's Intellectual Freedom Round Table.
ANNICK ROBERT
Historienne de l'art et bibliothécaire, quoi de mieux pour parler du livre, de son histoire et de son origine. Elle travaille dans des lieux saints, en attendant autre chose.
ANDREW STEINMETZ
Andrew Steinmetz a beaucoup étudié : la littérature anglaise à l'Université McGill et à l'Université de Toronto, et la bibliothéconomie à l'Université de Montréal. Il vit à Montréal, dans le quartier Mile End, avec son épouse et leurs deux jeunes enfants. Certains de ses poèmes ont été publiés dans les revues Antigonish Review, Poetry New York, et Fiddlehead. Hermès publie aujourd'hui la première traduction française de l'un de ses textes. Des extraits de « The sisters » ont été publiés dans le dernier numéro d'hiver de Prairie Fire. « The sisters » est aussi disponible sur le site Internet suivant: The Fugue State Poetry Project ( http://www.cam.org/~tarasuk/ ). Andrew Steinmetz prépare actuellement, pour la maison d'éditions montréalaise Vehicule Press, un recueil de récits inspirés de faits vécus dans l'unité de soins intensifs d'un grand hôpital de Montréal. Un aperçu de ces récits a été publié dans le quotidien The Gazette, le dimanche 1er mars 1998.
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« Aussi admirons avec quelle rapidité nous nous enfonçons dans la voie du progrès (j'entends par progrès la domination progressive de la matière), et quelle diffusion merveilleuse se fait tous les jours de l'habileté commune, de celle qui peut s'acquérir par la patience. »
Baudelaire, Charles; Curiosités esthétiques ; L’art romantique : et autres oeuvres critiques / Baudelaire ; [textes établis par Henri Lemaître,...] Paris : Bibliopolis, 1998-1999. Reprod. de l’éd. de Paris : Bordas, 1990, Classiques Garnier (Gallica, Bibliothèque nationale de France)
« Dans chaque gare quelques mitrailleuses, dans chaque localité une compagnie, et les idéaux s'effondrent devant les moyens de coercition; dans l'espace de quelques mois on a des idéaux qui se sont subordonnés aux moyens de coercition.
C'est en dernier ressort la mélodie de l'humanité. Supprimer la contrainte voudrait dire se ramollir. Rendre l'homme capable de grandes choses, bien qu'il soit un porc, tel est le problème. »

Musil, Des deutsche Mensch als Symptom, pp. 1359-1360 cité par Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme. Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p.87.


Un ami français vient de m'apprendre le suicide de Gilles Châtelet le 11 juin 1999. Pour connaître cet auteur et son oeuvre,  je vous renvoie à l'article du journal Le Monde de Martine Silber, « Disparitions : Gilles Châtelet, L'auteur de « Vivre et penser comme des porcs » à l'adresse Internet suivante :[  http://www.lemonde.fr/article/0,2320,12228,00.html ]
R.C. le 25 juillet 1999


Gilles Châtelet, Vivre comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Exils Éditeur, coll. Essais, 1998, 144 p
D'entrée de jeu, Châtelet s'excuse auprès des porcs, « bête singulière » contre lesquels il n'a aucun ressentiment. Ils ne sont pas  l'inclinaison de son livre. Il le dit dès le début de ce dernier, dans l'Avertissement :
« je hais la goinfrerie sucrée et la tartufferie humanitaire de ceux que nos amis anglo-saxons appellent la "formal urban middle class" de l'ère postindustrielle. »" (p.13)
Le propos du livre est une critique et un croquis socio-philosophique des démocraties-marchés contemporaines. Pour Châtelet, la fin de la contestation (mai 68, les mouvements de gauche, l'implication des intellectuels etc.) marque le début d'une période qu'il nomme l'équilibre fictif. Cet équilibre fictif se caractérise par un discours plat sur la bonne vie et sur la réussite individuelle, mais dénote aussi un avenir de l'ennui, de l'esprit d'imitation (la mode ou les modes), une société du fait sur mesure, des vêtements aux idées, un langage unique d'un angélisme pur. On parle du passage d'une société industrielle (travailleuse) à une troisième phase postindustrielle (foireuse). Châtelet dit, quant à lui, « légère, urbaine et nomade ».
Dans ce passage l'homme ordinaire devient une homme moyen de la statistique et du sondage d'opinion. En fait :
« Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un « progrès ». … « À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie - un techno-populisme - qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète. » (p. 15)
En somme, le techno-populisme, c'est le nouvel engouement de la technique (technique informationnelle) et l'idée de la société du laissez-faire. C'est la fin de la critique. Le monde est bien parce qu'il nous offre des opportunités toutes faites de réussite sociale. Des plats préparés, des succès personnels déjà prévus et agencés, des idées de réussite reposant sur les privilèges d'un monde parsemé de culture bâtarde et d'idées réchauffées, le tout reposant sur le libre marché, d'une seule valeur universelle qui est celle du profit et du développement « démocratique » d'un Nouvel Ordre Mondial de la bêtise.
« Pour la Contre-Réforme libérale, il n'y a désormais plus de doute: le XXIe siècle verra le triomphe complet de l'individu. Sans le vouloir, bien sûr, elle nous mène au cœur du futur combat politico-philosophique : tout faire pour que l'homme ordinaire, ce singulier qui n'est jamais produit ni terminé, ne soit plus confondu avec l'Homo-éco-communicans des démocraties-marchés. » (p. 19)
Stratégie à combattre, contre laquelle les intellectuels devraient prendre position dès à présent en refusant un destin qui nous dirige vers un état de bétail cognitif (p. 19). Voilà l'enjeu de ce livre, prendre position contre un « discours magique ».
Le Chaos comme imposture
Le chaos, c'est notre diable moderne. Il aimerait « se donner comme le Prince charmant qui éveille les virtualités ». (p. 33) Suivant dès le départ Bergson, Châtelet propose que l'expérience de pensée correspond à l'émergence progressive du chaotisant:
« Nous commençons par penser l'univers physique tel que nous le connaissaons, avec des effets et des causes bien proportionnée les uns aux autres; puis, par une série de décrets arbitraires, nous augmentons, nous diminuons, supprimons, de manière à obtenir ce que nous appelons le désordre. » (Bergson, 1966, p. 224 à 239)
On assisterait à la dissolution d'un ordre mécaniste dont le résultat est le chaos. Ce chaos est un spectacle inquiétant. Selon Bergson, il faut recourir à une volonté supérieure permettant de remettre de l'ordre dans ce chaos. Mais le doute reste entre deux positions qui résultent de cet état de fait. Soit que l'on se réfugie rapidement dans une tentative de refaire une unité, ou bien on tente de s'acclimater à ces éclats que crée le chaos de la réalité. En fait, soit que l'on tente de conserver l'unité du chaos et de recoller les morceaux, ou bien on travaille à s'identifier à des parcelles de ce chaos, à faire avec. L'ordre surgirait du Hasard et se laisserait enfin cueillir au moindre frais (p. 37). Mais ce qui est derrière cela, c'est un modèle supposément spontané de la nature. Le « Grand Chaudron » dans lequel s'alimentent des séries incommensurables d'idées tordues concernant les liens entre la science ou la nature et son chaos, et une société qui ne peut qu'être vue comme ce même modèle du chaos. Ainsi:
« La réponse s'impose: il faut que la société des hommes bannisse tout « volontarisme » et tout « interventionnisme » pour ne pas troubler l'auto-organisation du Chaos des appétits économiques qui saura trier ceux qui mangent de ceux qui sont mangés » (p. 38)
Mais Châtelet de poursuivre:
« Comment de pas s'incliner devant cet Élu de l'invisible? Comment refuser de voir que la chimie et la biologie modernes, pétries de cybernétique, nous donnent enfin la clef d'une gestion scientifique et indolore de la souveraineté politique? Le socio-économiste vonHayek remarque que le pouvoir émanant d'un particulier expressément repérable - d'un « tyran » -, devient très vite haïssable, et certainement beaucoup plus insupportable que les pressions exercées par une entité anonyme et non localisé - une opinion publique ou un marché -, entité que l'on serait tenté de qualifier de ventriloque. C'est pourquoi le Chaos des opinions, des offres et des demandes économiques particulières force le respect - comme toutes les entités ventriloques aux vois sans visage qui parlent avec leurs viscères »» (p. 38-39)
Enfin, dans ce chapitre, Châtelet nous dit que l'importation d'un modèle de la science, de la théorie du chaos, est une métaphore de seconde main. On importe d'un modèle mathématique une vision du monde en oubliant les structures propres des pensées légitimant le choix des variables et des paramètres qui caractérisent sa construction.
De l'arithmétique ou du chaos à l'empirisme mercantile

Châtelet, mathématicien, affirme que les chiffres sont devenus de références et des certitudes pour les simples d'esprit et les impatients. « Comme nous l'avions déjà remarqué, le chaos prétend délivrer un individu, ou une structure, à partir d'une bouillie démocratique de possibles, alors que l'imposture du chiffre, plus primitive, s'impose avec toute la crudité du comique troupier." (p. 52) En fait c'est à la construction d'un nouvel individualisme dont il est question, mais d'un individualisme de masse, symtôme de l'homme moyen. Ce qui frappe alors, c'est la prétention de ce développement de l'homme moyen, qui est de garatir l'évolution du marché, mais aussi de la démocratie. La majorité des hommes moyens représente le réseau des échanges marchands et symboliques et la représentation d'un monde démocratique. Le crétinisme prend la place de l'interrogation des Lumières. On n'agit plus par la raison mais par le nombre, et ce nombre est l'équivalent général. Position que Baudrillard nomme la culture du plus petit dénominateur commun.
Ainsi, un coup l'individu ramené à son équivalent général, le discours de l'équilibre du monde dans sa division au plus simple de Hobbes et Pareto prend un envol grandiose. Dans le système, dans le réseau, dit-on actuellement :
« Une science, la théorie générale des réseaux et systèmes - la cybernétique -, allait offrir ses services, permettre à d'audacieux « ingénieurs sociaux » de reculer les frontières de l'individualisme méthodologique, de concevoir des scénarios dont, voici peu, aucun homme moyen n'aurait osé rêver : transformer la thermocratie en neurocratie et parvenir à la fabrication de comportements garantissant une étanchéité totale à l'intelligence politique.» (p. 66)
Oeuvre de Norbert Wiener, cette méthode comportementale d'étude (1940) devait scientifisisée les phénomènes de la nature, les phénomènes psychologiques et sociaux. Car Weiner l'a très bien défendu, l'information est un concept de première importance. Suivant en cela Shannon, mais en allant beaucoup plus loin que lui sur la question du contrôle social, il écrira dans son livre Cybernétique et société : « En fait, (...) ce n'est plus l'étude de tous les messages possibles émis et reçus que nous pouvons envoyer ou recevoir, mais la théorie de messages bien plus spécifiques émis et reçus; et cela implique l'évaluation de la somme d'informations qu'ils nous fournissent, somme qui cesse d'être infinie. » (Weiner, 1971, p. 52-53) Et il va plus loin, beaucoup plus loin, lorsqu'il continu en écrivant : « Les messages sont eux-mêmes une forme de « modèle » et d'organisation (...) De même que l'entropie est une mesure de désorganisation, l'information fournie par une série de messages est une mesure d'organisation.» (Idem. p. 53) Cette vision du message, saisie comme modèle (pattern), est au centre de la conceptualisation de la société dite de l'information. Le consentement, le contrôle du consentement, cré un nouveau monstre, celui de la communication. Pas la communication dans le sens du partage dans la discussion tel que des auteurs comme Habermas en discutent, mais la communication comme la tentative d'organiser les réactions humaines et l'action sociale comme quelques choses de prévisibles. L'exemple que fourni Châtelet se présente comme deux modèles que sont  Bécassine Turbo-Diesel et Gédéon Cyber-Plus.  Chacun de ces deux personnages sont typiques de la nouvelle classe des cybers. Si Bécassine et Gédéon en sont les acteurs momentannés, ce sont des acteurs dont le rôle est bien commun. Société de la marchandise, société du spectacle qui, comme réseau, se réalise dans une dépendance grandissante de l'infini. Le vide des relations prends la place de l'interaction sociale.
Roger Charland


Henri Bergson (1966); L'évolution créatrice. Paris, Presses Universitaires de France.

Norbert Wiener (1971); Cybernétique et société. Paris, Union Générale d'Éditions, 509 p.



Bruno Blasselle, Histoire du livre. Volume 1 : À pleines pages. Paris, Éditions Gallimard, coll. Découvertes, 1997, 160 p.
par Annick Robert


Le livre, tel qu'on le connaît aujourd'hui, est l'aboutissement d'une évolution qui a commencé plus de 3500 ans après l'apparition de l'écriture et près de 1000 ans avant celle de l'imprimerie. Cette fabuleuse histoire est présentée par l'auteur Bruno Blasselle dans son livre intitulé « À pleines pages : Histoire du livre » (Tome 1) publié chez Découvertes Gallimard. Dans son livre magnifiquement illustré l'auteur nous fait découvrir les différentes étapes qui ont marqué l'évolution du livre de l'Antiquité à la Révolution française.

Le premier chapitre est consacré à l'apparition des premiers livres. Au tout début différents supports ont été utilisés comme par exemple; les tablettes d'argile, les pierres, les tissus, etc. Ce n'est que vers le IIIe millénaire avant Jésus-Christ que l'on verra apparaître un première forme de livre avec l'arrivée du papyrus qui triomphera en Égypte, en Grèce et à Rome. Les premiers livres se présenteront sous la forme de rouleaux, papyrus roulés appelés « volumen ». La première véritable révolution du livre se fera au début de notre ère avec l'apparition du « codex » qui est un assemblage de cahiers cousus ensemble et prenant l'aspect qui nous est encore familier aujourd'hui. Le codex par rapport aux rouleaux de papyrus a de nombreux avantages et qualités notamment, il est moins encombrant, se manie mieux, se range plus facilement et supporte l'écriture recto verso. De plus, le codex fixera des usages dont nous voyons encore les conséquences. Ces usages se trouveront principalement dans l'organisation des textes comme par exemple; division en chapitres, table des matières, titre, séparation de mots, etc. Le triomphe de cette nouvelle forme de livre sera étroitement lié à celle du parchemin dont l'usage connaîtra un grand essor durant plus d'un millénaire. Au Moyen âge ce seront les moines copistes et les monastères qui participeront à l'évolution des livres et ˆ la transmission des textes. À cette époque les moines se concentreront surtout à la transmission de la littérature latine et des textes religieux. De plus, de nouveaux publics qui sont des marchands, des universitaires et des juristes viendront alimenter la production de livres. Ces derniers liés à l'essor et à l'agrandissement des villes vont s'intéresser à des nouvelles productions littéraires tels que les romans de chevalerie, le théâtre, la vie des saints et les ouvrages historiques. Ces nouvelles formes littéraires favoriseront à partir du XVe siècle la lecture individuelle et silencieuse.

Les chapitres deux et trois sont consacrés à l'invention et au triomphe de l'imprimerie. En une vingtaine d'année seulement, l'Europe va connaître une technique révolutionnaire de fabrication du livre, l'imprimerie. Cette technique marquera profondément l'histoire de la pensée et sa diffusion. Révélant ses limites, la copie manuscrite ne pourra suffire à la demande de plus en plus croissante de textes. Très tôt , on procédera à des recherches permettant de découvrir un procédé pouvant multiplier rapidement les textes. C'est ainsi que la découverte de l'imprimerie par Gutenberg au XVe siècle va permettre pour la première fois de l'histoire la reproduction identique en autant d'exemplaires que l'on désire d'un même livre. La découverte de Gutenberg favorisera ainsi l'apparition de nouvelles vocations: imprimeurs et libraires. Ces nouvelles vocations auront comme conséquences d'entraîner une diffusion rapide de l'imprimerie à travers toute l'Europe puisqu'en 1446 on retrouve pour la première fois des livres en vente à Paris. Au XVIe siècle, l'imprimerie triomphe et le livre est au cœur de la vie religieuse et culturelle. Objet culturel, le livre devient aussi un outil de combat au service des nouvelles idées qui suscitent de la méfiance de la part du clergé et des autorités en place. En d'autres mots, le livre fascine mais il inquiète, suscite de la méfiance et de l'hostilité par sa capacité de diffuser rapidement et largement des idées nouvelles comme celles véhiculées par Luther et les Réformateurs. Dans un climat d'intolérance religieuse le livre et l'ensemble des professions deviennent des objets de surveillance et de répression. Une des réponses de l'Église aux progrès de la Réforme sera la mise à l'Index qui, par une série d'interdictions, marqueront profondément et durablement la chrétienté. Cet Index sera régulièrement mis à jour et ne sera supprimé qu'en 1966 par le Concile de Vatican II.

Au chapitre quatre, l'auteur Bruno Blasselle aborde le sujet de l'édition qui connaîtra une crise après la Réforme et la Contre-Réforme. Cependant le XVIIe siècle constitue une période charnière dans l'histoire du livre, du moins dans son aspect formel. Le livre acquiert sa présentation moderne et il devient un objet usuel. Cette évolution ne se fait pas sans heurts puisqu'à cette époque l'édition sera contrôlée et connaîtra une crise de saturation de livres religieux et d'innovation. L'édition contrôlée sera une des conséquences de l'absolutisme politique qui triomphe en France à cette époque avec l'ascension au trône de Louis XIV. On verra alors se mettre en place une panoplie de mesures qui seront destinées à lutter contre les « mauvais livres », c'est-à-dire ceux qui mettent en cause la morale, l'autorité et la religion. Le XVIIe siècle voit aussi la naissance de la presse mais ce n'est qu'au XVIIIe siècle que la presse jouera un rôle dans le débat politique et intellectuel. Des nouveaux genres littéraires prennent aussi leur essor comme par exemple, le roman, le théâtre et la littérature destinée aux enfants. Enfin, le cinquième chapitre se consacre au triomphe du livre. Au XVIIIe siècle, à l'aube de la Révolution française le livre imprimé constitue le principal véhicule de la philosophie des Lumières qui est au centre de toute la vie scientifique et culturelle européenne. Ce siècle sera aussi celui des dictionnaires et des encyclopédies. Le grand ouvrage de cette époque sera sans contredit l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. La lecture deviendra la frénésie de ce siècle et favorisera dans un même temps le développement des bibliothèques. On compte à travers l'Europe une centaine de bibliothèques de prêt donnant ainsi accès à des lectures variées. En d'autres mots, le XVIIIe siècle est marqué par le développement de la bibliophilie et le goût des grandes collections puisque le livre fera usage de la couleur tout en rénovant la typographie et en s'exprimant dans la langue vernaculaire. De plus, l'arrivée de la Révolution française donnera au livre une liberté encore jamais vue. Soutenus par des progrès technologiques qui se multiplient, les livres deviendront un incontournable moyen de communication de masse. Désormais, le livre ne fait plus que comprendre le monde mais il se propose de le transformer.

Pour tous ceux et celles qui veulent en savoir un peu plus sur l'histoire du livre, Bruno Blasselle vous offre l'occasion de vous familiariser et de découvrir cette fabuleuse histoire et ce, malgré les nouvelles technologies de l'information et ses détracteurs qui prédisent la disparition de ce merveilleux outil de communication.

Annick Robert


Clifford Stoll, Silicon Snake Oil : Second Thoughts on the Information Highway. New York : Anchor Books, 1995, 241 p. ISBN : 0-385-41994-5
Pierre Blouin
Les nouvelles sentinelles de l’air virtuel

I’m on a virtual team, one that seldom meets and never have parties. I’m truly a cog in some invisible machine. Probably, you can find a job where you never meet anyone. Perhaps you’d be a fire spotter on a New Mexico mountaintop or the lookout for an Aleutian military base. One of the promises of the Internet is short-term collaborations without meetings. Sounds as lonesome as that lookout. (p. 101)Our professional literature on automation has too long been dominated by cheerleading and how-to-do-it accounts ; critical analysis has been rare (…) It’s not just that users can now determine the presence of a book on the shelf in their neighbourhood library from home or find a specific fact in an online tool, but the Information Age has magnified the power of an elite and left average citizens increasingly without meaningful voic (…) Providing computer operations because they are available rather than because they are needed, while good for the computer industry, may not be good for libraries and library users.
(Suzanne Hildenbrand, School of Information and Library Studies, State University of New York at Buffalo, commentant le livre dans Library Quarterly, Vol. 66, no 4, 1996, p. 469-470)
Ce livre, écrit par un astronome et pionnier de l’Internet, ne peut laisser indifférent. D’abord et avant tout, il y a le ton, ironique et sarcastique, et cet humour pince-sans-rire qui ne fait pas trop dans le style ampoulé académique ou « sérieux ». Mais bien sûr, cet aspect est une faiblesse du livre ; on a en fait affaire ici à un heureux mélange de désinvolture et de philosophie dans cet essai, qui a introduit à l’époque de sa parution une bouffée d’air frais dans le discours « scientifique » sur l’utopie informationnelle. Il intéressera particulièrement les bibliothécaires.
À sa parution, en effet, ce fut un des premiers, sinon le premier, des ouvrages critiques globaux sur Internet. Acclamé par la grande presse américaine, il s’est fait certainement le manifeste d’une réaction contre l’ordinateur et les réseaux planétaires, lors de la naissance de ces derniers. Il faut parcourir cet ouvrage avec la conscience qu’il fut aussi (nécessairement) le manifeste d’un certain néo-conservatisme, axé sur la communauté, les valeurs américaines, et un sens certain de la tradition où toute une classe socio-économique dérangée par la technologie s’est reconnue. Ce qui n’enlève absolument rien à la pertinence et à l’intelligence des remarques qu’on y lit, et aux analyses que l’auteur y fait, pour peu qu’on aille au-delà de ces traits secondaires et qu’on lise effectivement le livre. Car aujourd’hui comme en 1994-1995, une réflexion philosophique d’ensemble sur ces questions est d’une urgence toujours présente. Pour nous qui pensons la technologie et s’efforçons d’y porter un regard de critiques et non de « nostalgiques », ce livre constitue presque une pièce historique.
L’auteur part de ses expériences personnelles pour nous amener à considérer un ensemble de faits, allant du trivial au théorique ; la méthode est typiquement américaine, pragmatique et s’applique à merveille à la réflexion sur la technologie et sa logique.
« And so, I’m writing this free-form meditation out of a sense of perplexity. Computers themselves don’t bother me; I’m vexed by the culture in which they are enshrined » (p. 3).  « As computers evolve, so do my opinions toward them (…) In advance, I apologize to those who expect a consistant position from me. I’m still rearranging my mental furniture » (idem). Nous sommes donc avertis dès le départ du caractère plutôt méditatif de l’essai, ce qui en fait la saveur et le mordant.
Une des parties les plus originales du livre est celle qui traite de la comparaison entre l’autoroute électronique et l’autoroute réelle. Lors de son apparition dans les années 50, après un début prometteur sous l’Allemagne nazie, il faut aussi le dire, le système autoroutier est acclamé par un tas de gens : politiciens, fermiers, routiers, manufacturiers automobiles, syndicats de la construction. Mais qui a affirmé, voire prévu, que ces autoroutes allaient constituer un cauchemar dans les villes, détruisant leur tissu géographique et social, dévisageant la campagne, inventant les bouchons aux heures de pointe et le désert de la banlieue ? (Quand on songe que le père de Al Gore fut un grand entrepreneur d’autoroutes, en ces temps bénis de la croissance américaine). Coûts économiques versus coûts humains : lesquels importent le plus, selon vous, nous demande Stoll.
« I do want people to think about the decisions they’re making. It’d be fun to write about the wonderful times I’ve had online and the terrific people I’ve met through the modem, but [ I say]  : You’re entering a nonexitent world. Consider the consequences » (pp. 3-4).
« Overpromoted, the small, intimate benefits of the Internet are being destroyed by their own success » (p. 10).
Le rapport Gore sur la National Information Infrastructure de septembre 1994 se voulait une rationalisation des bénéfices d’Internet au plan économique et politique, ce qui s’est traduit par des objectifs de réduction des soins de santé (36 billions $ par année), coupures effectuées par ceux-là même qui visaient « à préparer nos enfants pour l’économie du savoir », et à ajouter ainsi 100 billions au PNB du pays durant les dix prochaines années… On n’oubliait pas non plus la création de 500 000 nouveaux emplois pour 1996, ainsi que l’amélioration de la qualité de vie au travail (pp. 9-10).
Dès ce moment, Stoll se demande la folie du lemming ne s’est pas emparée des technologues. Pourquoi tant d’intérêt mis sur le réseau ? (Le lemming est cet animal nordique qui court partout et semble désorienté).
Les groupes de discussion ont des comportements primitifs, remarque Stoll, ils sont asociaux et laissent libre cours à une agressivité protégée par l’anonymat, se défoulant, par ce moyen, du stress imposé par notre société. On voudrait idéalement que chacun se plie à cette forme de discussion, sinon on reste derrière le changement, on s’exclut. En fait, c’est la loi de Gresham qui s’applique ici, souligne Stoll : le « babble » élimine le vrai dialogue. N’est-ce pas le but de ce processus, peut-on se demander ?
Stoll est un utilisateur d’Internet, clame-t-il, et un passionné en plus. Il n’a donc rien d’un « réactionnaire sentimental » (dixit un de ses amis), ou d’un craintif face aux NTI. Mais il tient encore au monde réel, à sa richesse, à sa culture, à l’intérêt qu’on lui prête : c’est peut-être ce qui le sépare des technojunkies. Il refuse la technologie comme bulle, comme île.
Ce que Stoll sentait très bien, c’est cette réduction, cet aplatissement aseptisé de l’expérience humaine par le réseau virtuel. Il ne cesse de dénoncer ces effets tout au long de son livre. Que ce soit le simple magasinage, la consultation des livres, la communication de personne à personne, le commerce avec le marché qui est composé lui aussi de personnes d’abord, l’auteur nous ramène au sens premier du face à face. Malgré tous les raffinements de l’échange en réseau, le commerce, par exemple, perd son sens s’il n’est pas un échange vivant et culturel, ce qu’il a été depuis les débuts de l’humanité, du moins jusqu’à la Révolution industrielle. Les notions de rite et de sacré ont aussi leur importance dans l’expérience humaine, et c’est que la totalité technologique veut évacuer dans ses phantasmes de purification (mot bien à la mode aujourd’hui s’il en est, et pour de tout autres raisons…). La maison informatisée n’est-elle pas un asile pour handicapés, incapables de faire la moindre chose par eux-mêmes ?
La bibliothèque n’est qu’un autre phantasme pour Stoll. Mais au-delà de ses interrogations fondées sur la limitation technique de la numérisation et des mémoires, il faudrait aussi demander ce qu’il va advenir du savoir et de la mémoire dans une société totalement définie par le seul critère de l’accès, de la consommation et de l’information. Une telle structure mentale ne peut que viser l’exclusion de la connaissance pour se réaliser, la connaissance en elle-même, non utilitaire, désintéressée comme on dit. Le simple fait qu’on compare Internet à une bibliothèque témoigne de notre démission intellectuelle et éthique face à la fascination pure. On exige déjà moins de profondeur dans nos connaissances en se contentant de ce qu’on trouve sur le réseau, comme en témoignent des études diverses et l’attrait des grandes librairies auprès des étudiants. Internet est le stade ultime de cette croyance en l’omnipuissance du mot-clé : parfait pour trouver une information précise, organisationnelle, pratique, mais nul (ou à peu près) pour la recherche de connaissances, d’idées, de sources fiables. Comme le dit Stoll, « if you’re satisfied with clean facts, numeric answers, and institutional reports, then look’em up on the Internet » (p. 126).
La recherche en hypertexte témoigne aussi de cette façon de faire : elle tend à dissocier le discours de sa structure logique interne. « As a result, the author’s logic, structure and reasoning disappear. You get random facts » (p. 198). Stoll déplore ainsi la perte de références croisées dans les catalogues en ligne (p. 201). Pour lui comme pour Nicholson Baker, l’effacement du catalogue sur fiches est la perte du travail de plusieurs générations de bibliothécaires, ainsi que du savoir relatif à une collection locale et spécifique. Le catalogue papier dans son principe, est un instrument de recherche, fruit d’une époque où le travail intellectuel avait une importance privilégiée dans une société plus libre, moins marquée par l’utilitaire, moins « mondialisée » paradoxalement.
Stoll lance des remarques à l’intention des spécialistes en information qui feront sourire ou grincer des dents, c’est selon ; celle-ci, entre autres : « High school teach us that knowledge is power. The movie « The Net » transformed that cliché into information is power. Today, those with the most information have the most power. This is parently false. The powerful aren’t informed. And who has the most information ? Librarians. Hardly a powerful group » (p.194). Ou encore celle-ci : « None of the library journals warn against tossing out the catalogs. The big-name librarians are all on board; inevitably, they’re administrators who never meet library patrons at the main desk » (p. 203).
La logique technologique diffère de la logique intellectuelle dans son obsession de la quantification, des statistiques, des mesures. Ajoutons davantage de bande passante, de liens de fibre optique, plus de serveurs et plus de vitesse : plus de connexions seront possibles, plus d’usagers s’ajouteront, et ce, jusqu’à la prochaine congestion. Mais surtout, le nombre total des « connaissances » va augmenter, ce qui confère de facto au réseau un caractère universel et illuminant, humanitaire pourrait-on dire (pour exploiter un autre mot fort du moment…). À la prochaine congestion, on trouve une nouvelle solution technique. Et le processus se poursuit ainsi en théorie jusqu’à une limite encore inféfinissable. Même logique que pour l’autoroute actuelle.
Allons faire maintenant un tour en Égypte : Ératosthène était bibliothécaire en chef à la bibliothèque d’Alexandrie. En 200 avant J.-C., il mesure la circonférence de la Terre, par deux simples observations de l’ombre projetée par le soleil à deux endroits différents, à la même heure du jour. Il est aussi ce mathématicien qui a inventé une méthode pour trouver les nombres premiers (p. 214). Son secret : il a mis son « cone-shaped thinking cap » (p. 3), l’une des innovations technologiques les plus significatives de l’Histoire…
À trop vouloir faire le vide sur la question du contenu des bibliothèques et du multimédia, nous nous préparons à évacuer la mémoire et sa durée. « Libraries will become adept at suppying the public with fast, low-quality information. The result won’t be a library without books – it’ll be a library without value » (p. 216). L’auteur donne comme exemple les données accumulées par la mission Pionneer en 1979. Ayant lui-même participé à l’enregistrement de ces données envoyées depuis Saturne, il affirme que plus rien n’est lisible aujourd’hui, à cause de la désuétude des supports (rubans magnétiques de divers formats et cartes perforées). Les rubans sont en trop grand nombre pour être transférés sur d’autres supports, en format disque par exemple (p. 182).
En plus de cette perte de savoir rétrospectif, le réseau a pour conséquence de privilégier le produit sur le processus (p. 125). « Answers are less important than the process of discovery » (p. 124). C'est pourquoi l'auteur considère l'enseignement à distance comme un autre mythe, puisqu'on ne l'imagine que comme un substitut au manque de fonds, d'espace et de communication du système actuel. Il ne renouvellerait pas l'enseignement, mais en dissimulerait les difficultés présentes. Il déplace le problème ailleurs, sur la scène technologique, avec tout son attrait auprès des décideurs et du corps professoral lui-même.
L'étudiant qui n'utiliserait que le réseau dans son apprentissage (ce qu'on constate aujourd'hui comme une tendance) peut être amené à avoir une conception assez simple de la recherche - à savoir, celle des données. Cette recherche apparaît alors « as an end in itself. It's usually the easy part of the reasearch, and the part requiring the least thought » (p. 130).   On peut dire en effet que le processus était déjà amorcé bien avant l'arrivée des ordinateurs, dans les secteurs de la sociologie, de la psychologie, des sciences sociales et de l'éducation, entre autres. Ce que l'informatisation a achevé, c'est cette fiabilité aux méthodes statistiques et empiriques donnant la priorité à la recherche quantitative.
L'ordinateur enseigne une façon de penser, nous dit Stoll. Une réaction à l'événement, un peu comme le conducteur automobile réagit au trafic. C'est ce qui fait la passion des jeux vidéo. On a certes un terrain de jeu pour la pensée avec un ordinateur (encore une fois, ce n'est pas la machine en tant que telle qui est en cause), mais il nous manque la profondeur de cette pensée, la nécessaire « cogitation » qui, elles, prennent du temps (p. 144).
D'autre part, l'apprentissage n'est pas seulement qu'un jeu : il requiert aussi du travail et une certaine discipline (p. 147).
Le paradoxe est qu'on s'imagine l'ordinateur comme un outil à penser. « We need a tool to spare us the effort of thinking ? (…) What is we're trying to avoid ? » (p. 44). Est-ce que tout ne serait pas un outil alors ? Mes chaussures, un outil de transport personnel, la gomme à mâcher ou la cigarette, un outil de relaxation… Sur ce point, l'auteur nous fait encore montre de son style incisif et sans pitié dans la dérision : « Calling a computer a tool gives us a warm feeling that we're craftsmen, burgeoning with physical skills and manual dexterity. It impacts none of these » (p. 45). Comme tant d'autres concepts, l'outil n'est qu'une image qui a pour fonction de valoriser une absence de définition. L'ordinateur est un autre genre d'outil, dit Stoll. Son usage limite notre habileté à reconnaître et à explorer d'autres solutions aux problèmes à résoudre. Stoll de conclure : « When the only tool you know is hammer, every thing looks like a nail. Which is the tool : the computer or the user ? » (p. 45).
Il y a toujours présente dans le livre une réaffirmation de l'art et de l'artisanat, comme dans cette remarque à propos du traitement numérique de l'image : « The romance and mystery is gone. Computer-processed images have no delicacy, no craftsmanship, no substance and no soul. No love » (p. 82, citant la photographe Kim Nibblett).  L'image numérique est froide, elle donne une représentation androgyne de la figure humaine, voire asexuée. Ce serait une erreur de considérer ce rappel des valeurs humaines de la création comme réactionnaire : bien entendu, l'infographe est créateur à part entière, mais il crée à partir de programmes et d'une technologie qu'il traduit dans un produit qui, finalement, a davantage pour but de fasciner et de célébrer le médium qu'autre chose (on n'a qu'à voir l'évolution des publicités, par exemple). L'infographie a tendance à confondre la quantité avec la qualité graphique, elle aurait besoin de redécouvrir la simplicité des instruments primaires comme le crayon ou la plume. Elle aurait besoin de plus d'artistes en arts visuels qui l'expérimentent. L'image animée de synthèse peut (pas à tout coup) être une prouesse technique artistique, mais n'a rien à voir alors avec la symbolique et l'expression propres à la recherche esthétique. C'est pourquoi la publicité et la télévision sont actuellement les médias qui lui permettent d'arriver aux réalisations les plus significatives (et spectaculaires).
Même réaffirmation par l'auteur des rencontres réelles et l'expérience réelle. L'accès à l'information, de meilleures communications et les programmes électroniques ne résoudront pas les problèmes sociaux, comme l'affirment les technocrates du digital. Les « communautés virtuelles » risquent fort de ressembler à ces touristes qui regardent les forêts détruites sur multimédia… dans des « visitor centers » érigés par les destructeurs eux-mêmes !… (p. 149).
Bref, chaque avantage du réseau correspond aussi à un désavantage : gain de temps versus perte de temps à lire les « newsgroups » et l’information mal présentée qu’on y trouve (pp. 90-91), commodité de la communication digitale versus ses coûts (pp. 70-71). Certes, répliquera-t-on, les coûts vont en diminuant, mais si on prend en compte les coûts afférents, comme les frais de connexion, d’utilisation, les logiciels, les mises à jour, les abonnements aux services divers, sans compter les restrictions que nous amènent ces services (comme le choix des périodiques dans les abonnements par Internet), l’image globale n’est pas si reluisante.
Toujours et partout, la fascination technologique l’emporte, même avec les meilleures intentions humanistes ou pédagogiques, continue Stoll. De ses étudiants, il dit : « I’m damn worried that these [ astronomy] students spend most of their time learning tools, rather than concepts. Science is knowing about our environment, not being able to manipulate a computer program » (p. 123). L’apprentissage par ordinateur occulte selon lui le processus de la démarche intellectuelle en fournissant une information facile et qui a l’apparence de l’universalité et de l’exhaustivité. Pour Stoll, le didacticiel enseigne à la façon du traitement de texte – en réduisant les connaissances à des « factoids », forcément simples puisqu’il s’agit d’être divertissant. Un peu comme le dictionnaire de synonymes de nos Word qui ont évacué la richesse de leurs équivalents imprimés et dont on a tendance à se contenter parce qu’ils sont justement accessibles directement.
De plus, le didacticiel est voué à un apprentissage individualisé, où l’élève n’a aucune interaction avec son confrère. L’auteur cite le travail de deux chercheurs qui ont souligné la préférence du livre chez un enfant de cinq ans (p. 142). Dans ce cas précis, une convivialité mal structurée a peut-être découragé l’utilisateur. Mais l’accès direct au livre et son enchantement (non pas sa fascination) n’ont-ils pas eu raison dans l’esprit de l’enfant de la machine ? Nul doute que de telles conclusions abondent plus qu’on ne le pense, le livre étant une technologie si simple et conviviale que même les enfants ne s’y trompent pas ; mais comment présenter ces leçons dans une faculté d’éducation, par exemple, où l’accent est mis sur la dévotion à l’enseignement par ordinateur et sur le télé-enseignement ?
Autre avantage qui fait naître un contrepoint moins perceptible : cette convivialité précisément. « A singular advantage of e-mail is its ability to be incorporated in other documents (…) Less chance for error and no wasted time retyping (…) Works just well with reports. I receive e-mail and copy important sections into my paper. Hardly a creative activity – it actually discourages me from critical reading the section » (p. 157). Stoll considère que le rituel de la lecture et de la communication écrite se perd, et avec lui une forme de la pensée critique. Cause perdue, dira-t-on ? Pas si sûr qu’on ne redécouvrira pas dans 20 ou 40 ans que le rite fait partie de l’expérience humaine et quotidienne. Un fait indéniable est que la technologie elle-même nous impose ses rites spécifiques, dont témoigne l’usage des « emoticons » dans le courrier électronique. « [ …] Of course, it’s absurd to put a TV on your work desk. Yet the Internet, with its wide-access video games, newsgroups and chat lines, is considered desirable for the office. Go figure » (p. 101).
Sur l’efficacité du e-mail, l’auteur a fait une amusante enquête en se faisant poster des cartes postales par son frère, qui réside à Buffalo (Stoll étant en Californie). Ses résultats corroborent ceux d’une enquête effectuée par Arthur Andersen Inc. sur le système postal US. Mais parmi la douzaine de courriels que l’auteur s’envoie par différents acomptes, 5 ne se rendent pas, dont 2 ne reviennent jamais (sous forme de confirmation de destinataire inexistant). Stoll se demande alors ce qu’aurait donné une enquête de la firme de consultants internationaux précédemment citée sur l’efficacité du courrier électronique ?… (pp. 162-163). Ce ne sont pas tant les raisons du mauvais fonctionnement qui sont importantes dans cette analyse que la pertinence de la fiabilité comparée des deux systèmes en cause ici.
« Instantenous response without reflection. Our words carry less weight, so we value them less. We won’t pack meaning into our messages » (p. 169). Nous ne soucions plus des fautes d’orthographe ou autres, puisque nous savons que nous écrivons du prêt à jeter.
Charles Kuralt, le commentateur bien connu du réseau CBS, peut résumer par cette remarque toute l’entreprise sarcastique et rafraîchissante de ce livre, qui fut aussi la première vraie critique d’Internet, toujours aussi actuelle : « Thanks to the Interstate highway system, it’s possible to travel across the country without seeing anything. I wonder if the Information superhighway will offer a corollary – a dulling impact on our cerebral cortex » (p. 221).
Pierre Blouin




Ceux qui pensent et ceux qui vissent (en pensant ?)

Jean Lojkine, La révolution informationnelle, Presses Universitaires de France, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 1992, 302 p.



« Tout se noue autour du concept d'outil, lieu stratégique de ce débat. L'usage de ce concept par les propagandistes de l'informatique se veut rassurant. Ne sommes-nous pas habitués aux outils? Ceux-ci ne sont-ils pas, comme Aristote l'avait suggéré, le prolongement des facultés de l'homme, ou même, comme Hegel l'affirme le miroir de l'esprit? Ne connaissons-nous pas l'optique de Jean-Loup Tressard, dans laquelle le vocable d'outil - lorsque cet auteur poétise autour des outils perdus de l'artisanat et de la paysannerie - génère une nostalgie qui rend aimable ce concept? Cependant, les thuriféraires d'Internet font usage du concept d'«outil» dans un sens trompeur. Trompeur, car encore utilisé dans une acceptation qui se situe sur le versant de l'anthropologie humaniste (le long duquel  on peut situer aussi bien Aristote, Hegel et Trassard, mais également Leroi-Gourhan et Bergson évoquant l'Homo Faber), alors que c'est de bien autre chose que d'un «outil» en ce sens-là, traditionnel, que l'on parle lorsqu'il est question de ces «nouvelles technologies de l'information» . Par abus de langage, et désir sophitique de tromper, nous serine que l'ordinateur est un outil, comme le livre, prend-on la peine de préciser - négligeant que loin d'être un outil, le livre désigne une civilisation, une conception de l'homme, une vision du monde. Malgré cet abus de langage, destiné à laisser entendre qu'Internet est à la fois un outil comme les autres, dans le prolongement des autres outils dont l'humanité a su se doter, et l'outil des outils, l'outil idéal, il importe de s'essayer à montrer qu'Internet n'est pas un outil.(...) Les technologies de l'information (dont Internet figure la ligne de crête, l'aboutissement, la plus belle réussite) sont des rejetons de la cybernétique. Celle-ci est une idéologie politique, une philosophie, un projet sur l'homme, une anthropologie, bref tout ce qu'on voudra sauf simplement/seulement une technique. La mystification sémantique des apôtres de ces technologies se propose de laisser supposer que l'informatique se meut dans la même dimension anthropologique que les autres outils - falsification : l'informatique transporte avec elle sa propre anthropologie, laquelle fait rupture avec l'anthropologie humaniste traditionnelle de l'outil. L'Homo Communicant (bien différent de l'Homo Faber si cher à Bergson : l'usage de deux expressions différenciées témoigne que l'informatique et Internet ne sont pas des outils) est pour le mouvement cybernétique un être sans intériorité : un émetteur-récepteur d'informations. L'intériorité est chassée, exclue de la cité fondée sur la nouvelle utopie, car elle serait cause de perte d'information, de «bruit» comme le proclame le sabir cybernéticien. »
Robert Redeker, « Du complexe de Frankenstein au complexe d'Internet. L'ordinateur assisté par enseignant » in Les Temps Modernes, 53e année, mai-juin 1998, no. 599, pp. 145-146


En quelle mesure une technologie peut-elle décloisonner [ les] différents flux d’information et [ les] fonctions organisationnelles ? Quels rapports de pouvoir vont naître de ces bouleversements des fonctions de chacun ? Tel est pour nous l’enjeu des nouvelles technologies de l’information (NTI). p. 119


Cette étude d’un auteur engagé au plan de la recherche urbaine et sociale, portant sur la société de l’information retient notre attention à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle date d’avant la vague Internet, donc qu’elle appartient à une époque qui apparaît de plus en plus claire et lucide (parce qu’un peu naïve) en ce qui concerne l’approche critique des NTI ; ensuite parce que l’auteur y décrit l’utopie de la société de l’information sans l’idéalisation à outrance et les fioritures qui s’y sont ajoutées par la suite.

Société fondée sur le dépassement de la société et de la civilisation marchandes, la société informationnelle de Lojkine est en effet une utopie et le demeure encore. Son étude, pour cette raison, n’est pas dépourvue d’ambiguïtés et de complexités. L’auteur tente de démontrer le contenu réel de la « mutation socio-technique » qui ne serait ni une seconde révolution industrielle, ni une révolution de l’automation. Il soutient que l’information ne se substitue pas à la production, pas plus que l’industrie n’est remplacée par les services comme l’avait prédit Daniel Bell et la cohorte des néo-libéraux des années 70. Il constate plutôt une interpénétration nouvelle entre information et production, et les NTI permettraient de rompre avec les structures hiérarchiques séculaires des rapports sociaux de production qui reposent sur la division. À l’heure où on essaie de trouver la spécificité de l’information comme valeur ajoutée ou comme « capital invisible », immatériel, de l’organisation, il peut être instructif de relire cette étude qui est une des premières, sinon la première, à avoir considéré le problème.

Herbert Simon, l’un des pères de l’intelligence artificielle et théoricien du management américain, précisait la nature de cette division identifiée par Lojkine dans les rapports sociaux : la césure tiendrait aux différents entre ceux qui décident avec créativité (les dirigeants), ceux qui décident fonctionnellement (les cadres opérationnels), et ceux ont charge des processus de base du travail (les opérateurs) (p. 14). On s’aperçoit toutefois assez rapidement que l’auteur parle surtout d’un modèle structuraliste et managérial du social ; il y est question de connectivité, de travail collectif, qui ont besoin de la libre circulation de l’information pour la soustraire à un mode propriétaire qui la ralentit et l’atrophie. On y reconnaît l’embryon de l’intelligence collective. Microsoft contre la communauté virtuelle au savoir connecté et partagé représente cette « ancienne » tendance à ne pas jouer les règles du jeu, à s’approprier pour soi un savoir technologique qui a été crée « collectivement » (par la communauté des programmeurs et des concepteurs), lequel savoir est mis à jour et distribué tout aussi collectivement.

En ce sens, la « valeur » d’une information, dit Lojkine, est d’abord déterminée par l’ampleur de son usage déterminé par l’originalité, et non par le volume de son échange (p. 15). C’est ce qui distingue la valeur informationnelle de la valeur marchande. « Or, dans un monde dominé par le marché capitaliste, le problème actuel, c’est justement l’énorme pauvreté des informations dans leur contenu, par rapport à la quantité énorme d’informations insignifiantes répandues par nos mass médias (p. 16, citant Norbert Wiener, dans Cybernétique et société, 1954).

La valeur informationnelle a partie liée avec le contenu informationnel donc. Von Neumann lui-même observait dès 1955 que l’environnement dans lequel se développe le progrès technologique était devenu « à la fois sous-dimensionné et sous-organisé » (Idem). Il y a donc un blocage, et c’est à ce dernier que l’auteur s’attaque dans son livre. Pour lui, la société informationnelle n’est pas la société de l’information telle qu’on l’entend aujourd’hui : c’est au contraire une société qui dépasse les formes les plus développées et les plus « souples » de l’organisation actuelle de l’information. Il est clair chez lui que la révolution informationnelle est née « dans le giron des formes les plus développées des rapports marchands » (p. 17)., et qu’elle n’a ainsi « qu’un très lointain rapport avec les sociétés non marchandes du « don-contre don » comme la société féodale et artisanale » (idem).

On est saisi par un éclairage significatif lorsqu’on lit que la société informationnelle vise à valoriser les investissements « immatériels » dans les sociétés capitalistes les plus avancées, ces investissements étant liés à la production et à la reproduction des hommes, et sont considérés comme des frais généraux, des coûts (comme ceux des services d’éducation, de santé, de recherche, d’administration et de gestion), alors que « la révolution informationnelle pousse justement non pas à en faire des coûts à réduire, mais des dépenses fixes à valoriser pour être plus efficaces » (p. 17, italiques de l’auteur).

On pourra continuer à lire cette argumentation de la société de l’informationnel au vu de cette ambivalence : société de l’utopie a-capitaliste, ou société du néo-conservatisme qui cherche à rénover ce capitalisme grâce au capital-information des coûts transformés en actifs et des biens publics transformés en investissements productifs efficaces ?

Dans une première partie, l’auteur fait une critique des approches classiques des mutations technologiques : le fordisme, le taylorisme et le « kan-ban » japonais sont passés au crible, pour faire ressortir la nécessité de prendre en considération les « potentialités contradictoires » des mutations socio-techniques. Il n’y a pas de conséquences à tirer automatiquement d’un progrès linéaire de ces mutations, signale Lojkine. La division entre travail productif et improductif est certes « mise en cause par les débuts de la révolution informationnelle », (p. 45, nous soulignons) mais reste plus vivace que jamais, contrairement aux mythes sur le « post-taylorisme » (idem). « L’objectivation croissante des fonctions intellectuelles dans les TI ne supprime nullement, nous le verrons, leur caractère de forces productives » (p. 44). En fait, ce que font les TI aujourd’hui, c’est d’automatiser les processus intellectuels pour les rendre conformes à l’organisation et à la gestion de ces processus.

La technologie façonne aussi le milieu, qui devient son milieu. En tant que produit socio-historique, elle est un instrument de transformation du monde, matériel et humain. Lojkine voit sous cet angle le concept de potentialité technologique contradictoire, qui serait né avec la législation de fabrique, première concession arrachée au capital en 1867, et qui est l’ombre d’un véritable enseignement polytechnique (p. 56). Marx parlait en effet de travail varié et du développement des aptitudes du travailleur en tant que nécessités de la production capitaliste. Dialectique de la technologie, ou dialectique du capitalisme, pourrait-on se demander ? Peut-être même ces deux polarités seraient-elles en rapport entre elles-mêmes, comme deux révolutions imbriquées l’une dans l’autre et congénitales ? Mais alors, qu’en est-il de la « société post-marchande » ? Est-ce aussi une autre variante de la société post-industrielle ou de la « troisième vague » inspirée de Toffler ?
Lojkine essaie de privilégier la machine-outil de Marx comme véritable moteur de la révolution informationnelle. La machine doit être considérée comme une continuation , comme un prolongement des possibilités humaines ; l’ordinateur « pourrait devenir un « instrument » prolongeant l’intelligence humaine » (p. 19), et non plus un dominateur et un remplaçant. Mais comme il a été démontré depuis que la technologie est à la fois outil et fabricant, cette position même semble tenir du « wishfull thinking », comme disent les Américains (un idéalisme déconnecté, pourrait-on traduire).
Jusqu’à l’analyse de la technologie qui tombe elle aussi dans le non sens, comme de dire que les « conducteurs seraient moins astreints au rythme des machines s’ils étaient plus nombreux et mieux formés » (p. 78), alors que la raison même de la présence des machines est d’avoir le moins de personnel possible et le moins qualifié… A-t-on jusqu’ici vu une entreprise engager davantage de personnel pour qu’il soit moins astreint aux contraintes de la performance ?
Une société non marchande le permettrait-elle ? Mais Lojkine définit cette société en termes de société industrielle hyper-développée. Bref, ses spéculations sur les possibles et impossibles technologiques qui ferment la première partie de l’ouvrage expriment bien ses interrogations parfois utopistes. Il ne trouve pas non plus de réponse du côté de Marx et son usage « communiste » des machines (p. 81). En revisitant l’histoire des métiers Jacquard (machines à tisser à cartes perforées, ancêtres des machines-outils à commandes numériques), il constate une « confédération de petits ateliers spécialisés chacun dans une phase de la production » qui ont vite cédé le pas au modèle anglais de la centralisation en usine (pp. 83-84). Il veut démontrer la faiblesse de la thèse de Piore et Sabel sur l’indéterminisme technologique qui veut que le seul recours à la technologie rende possible l’innovation flexible.
Car il y a un rapport dialectique entre flexibilité et rigidité dans la production capitaliste. Le fait de modifier rapidement les tâches à exécuter permet de répondre aux demandes du marché et à ses hiérarchies productrices. La révolution informationnelle implique une révolution organisationnelle : « l’informatique n’est qu’un instrument – mais aussi le révélateur – pour traiter un certain type d’information, bien plus une information standardisée ou standardisable qu’une information vraiment réflexive, intuitive et créatrice » (p. 102).
Voilà donc reposée la question de la valeur de l’information sous l’angle de son sens social. Les prêtres et l’intelligentsia seront dépossédés de leur mission de créateurs d’identité sociétale, croyait l’auteur, mais c’était avant l’apparition d’une nouvelle classe de prêtres et de sorciers qui ont eux-mêmes donné naissance à une intelligentsia… « L’élite technocratique » (p. 111) que l’auteur est bien prêt à voir dans les médias de masse en serait-elle le prototype, sinon l’ancêtre ?
En deuxième partie, Lojkine aborde l’enjeu de la maîtrise de l’information. Autre question essentielle : « En quelle mesure l’agir communicationnel peut-il permettre l’auto-gouvernement des hommes, le dépassement d’une civilisation et d’une éthique capitalistes fondées sur l’élitisme et le traitement des sujets humains comme des objets ? » (p. 110). Lucide préfiguration des temps actuels, avec une part d’honnêteté supérieure dans l’investigation que bon nombre de nos philosophes promoteurs actuels. Toutefois, la question elle-même témoigne d’un malaise dans sa formulation : l’éthique capitaliste n’est pas fondée d’abord sur l’élitisme ou le traitement des sujets en objets, mais sur des structures économiques et philosophiques précises qui sont plus à des profondeurs plus grandes. Lojkine pose la question en termes davantage moraux et populistes que politiques, par exemple. Cet exemple simple témoigne en fait de l’attitude générale qu’il adopte dans ce livre.
Dans un chapitre intitulé « Machines à informer ou instruments à penser ? », l’auteur fait ensuite ressortir la spécificité des NTI : une technologie de l’intelligence bien plus que de communication ou d’information, mais une technologie qui modèle l’intelligence, puisqu’elle est un substitut d’intelligence (p. 117). La machine permet de comprendre le monde en effet, un monde de l’information, créé presque par et pour elle. D’où la prégnance du modèle behavioriste de Skinner, qui étudie l’homme comme un ensemble de réflexes (stimulus-réponse) et des théories sur l’intelligence artificielle de Herbert A. Simon, qui visent à légitimer cette dernière comme forme achevée d’adaptation à la « complexité » (qui est toujours celle des informations et des décisions au sein de l’organisation complexe, il faut le souligner) (p. 122).
On a aussi droit à des considérations fort intéressantes, dans cette veine, sur les choix historiques qu’on a faits entre l’analogique et le digital dans la conception de l’informatique, le premier laissant place au travailleur qualifié, alors que la commande numérique s’inscrivait dans la logique de « l’usine sans hommes » et de l’élimination a priori de toutes les sources d’incertitudes et d’erreurs et donc d’abord de l’intervention humaine (p. 128). L’ordinateur analogique fut expérimenté dans les années 1946 à 1950, mais fut vite abandonné sous la pression du MIT et de l’ US Air Force. Il était également moins coûteux que la machine numérique.
Reste que « l’informatique adaptable » capable d’apprentissage et d’invention se retrouve aujourd’hui dans les recherches sur les processus en parallèle et les réseaux neuronaux. Les « smart technologies » se fondent aussi sur cette idée. Reprise ou récupération de l’utopie informationnelle formulée par l’auteur ? Seul l’avenir pourra nous le dire. Il reste cependant que les enjeux classiques de pouvoir à la base des organisations actuelles ne sont nullement effacés par les NTI ; ils sont même légitimés et intégrés à la sructure mentale de la « ressource humaine » par une organisation de la pensée calquée sur l’organisation (cf. Simon ou Drucker). Les sujets humains deviennent des acteurs pourvus de rôles (pp. 140-141).
D’autre part, la « marchandisation » de l’information atteint aujourd’hui des sommets, dit Lojkine (p. 169), bien qu’il considère que la spécificité de l’essor de l’informationnel se démarque de la production matérielle et de celle des marchandises (idem). Après avoir analysé les sociétés non marchandes, Lojkine conclut encore une fois sur la nécessité d’un nouveau rapport à la machine qui soit différent de celui qui existe dans les rapports de réciprocité entre individus, lesquels reproduisent trop souvent les clivages de classe.
La genèse et la circulation des faits scientifiques constituent un exemple majeur du conflit entre normes marchandes et non marchandes, poursuit l’auteur (Chapitre VII, pp. 192-216). Il touche là à l’esprit libertaire d’Internet, celui de ses débuts, lorsqu’il n’était qu’un réseau de collaboration entre universitaires et scientifiques. Or, on constate là encore « un équilibre précaire entre les forces de coopération et de concurrence, de partage et de monopoles des informations » (p. 193, citant M. Cassier), comme en témoigne à l’époque le programme européen de biotechnologie. Après avoir passé en revue moult modèles et théories, l’auteur conclut encore une fois sur une ambiguïté, un paradoxe : « les réseaux des technosciences font émerger à leur tour des relations non marchandes (partage de l’information), qui n’ont rien à voir avec le mythe du « marché » (p. 215). Mais ce partage, en opposition à l’appropriation privative, est-il vraiment non marchand ? Est-ce parce que c’est un partage d’information qu’il est automatiquement non marchand ? Ne serait-ce pas une nouvelle forme du marché, qui repose sur l’information scientifique, sur les savoir-faire technologiques et spécialisés, qui façonnent eux-mêmes une classe infocratique, une « hyperbourgeoisie »  (Denis Duclos). Lojkine donne le feu vert au partage comme garant d’une part d’authenticité et de « vérité » dans l’informationnel. Un des points centraux de son argumentation consiste à distinguer l’horizon à long terme de l’innovation par rapport à celui, à court terme, du profit et de la rentabilité. Ces derniers équivalent pour lui à la référence au marché comme norme mythique. L’innovation, c’est l’informationnel en œuvre, la recherche et le développement, la « valeur d’option d’un investissement (…) la valeur actualisée des opportunités futures que s’ouvrira l’entreprise en investissant » (p. 215, citant M. Dertouzos).
Mais qu’est-ce que cette « valeur d’option » ? N’a-t-elle pas un étrange rapport avec la conception actuelle de valeur ajoutée, qui exprime ce « capital immatériel » qui se mesure dans le temps et qui traduit bien plus la financiarisation des échanges et des flux commerciaux que l’excellence ou la qualité réelle des services ?
Lojkine, en tentant de se dégager de l’emprise du marché et des rapports marchands, revient donc chaque fois, immanquablement, à son point de départ, mais par un autre chemin qui lui fait croire qu’il est ailleurs. Ce n’est pas parce que le « dogme du critère marchand unique » est remis en cause, voire éliminé, que nous obtenons du non marchand. Les indicateurs non marchands sont pour l’auteur la « qualité ou le développement de la formation » (p. 216), alors qu’on voit aujourd’hui que ces indicateurs sont des normes du développement industriel avancé, de la société de l’information basée sur les savoir-faire techniques avancés. Les normes de qualité, telle que l’ISO, servent à insérer l’entreprise dans l’économie ultra-compétitive.
On assiste presque chez Lojkine à un retour sous un masque informationnel, neutre, de l’humanisme affairiste des années 50, celui du management coopératif de Joseph Scanlon, qui lui au moins avait une certaine charge réformiste.
Enfin, en troisième partie, on pose la question de la fin de la division du travail. Lojkine y esquisse la problématique des info-riches et info-pauvres, se démarque des théories de Bell sur la substitution de l’information à la production pour mettre en évidence l’interpénétration, celle des industries et des services entre autres. À cet autre stade, posons une autre question : cette interpénétration est-elle en œuvre dans l’Internet commercial, avec le marketing « one to one » par exemple ? Serait-ce une nouvelle conception du service à l’ère globale ? « Il n’y a pas de croissance des activités de service (informationnelles) sans croissance des activités industrielles », constate aussi Lojkine dans sa critique de Bell (p. 230).
Par la même occasion, l’auteur précise aussi qu’une nouvelle classe de travailleurs de l’information n’a pas remplacé la classe ouvrière, mais que cette dernière, par des processus de rapprochement et de différenciation, va « ressembler » à la première (p. 232). Constat prophétique et lourd de sens, à la lumière de son argumentation précédente. Constat contradictoire, comme Lojkine le voit bien lui-même.
« À long terme se fait jour, avec la révolution informationnelle, une tendance irréversible à ouvrir toutes les activités productives aux fonctions de service et toutes les activités de service aux fonctions productives » (p. 275). Contre cette tendance se battent les forces de la division, du cloisonnement et du monopole élitiste (idem). Le mot « ouvrir » porte pour le moins à réfléchir, dix ans après : « ouvrir » à la concurrence et au marché les entreprises de service public de base, comme le téléphone ou l’électricité, voire l’eau, laquelle aboutit à une dégradation des services et à une inflation de leurs coûts, et surtout à la création de nouveaux services, informationnels ceux-là, et inflationnistes comme les autres par leur gadgétisation, qui conduisent à plus de valeur économique ajoutée pour la grande entreprise et ses actionnaires, à des restructurations et à la nécessité de plus grands investissements « productifs ».
L’informationnel a pris ces dernières années le relais de la croissance économique en tant que moteur et en tant que mythe. Ou du moins il le prend graduellement et sûrement. Le rapport non marchand à l’état pur était un rêve des années 60 et 70, mais il est désormais l’apanage de cette philosophie du tout à l’information. Comme si cette dernière était une manne angélique tombée d’un ciel non marchand. En fait, l’état premier, pur, du rapport non marchand est le rapport familial, caritatif et domestique, comme le précise Lojkine. Tous types de rapports soigneusement cachés dans les statistiques nationales et économiques parce qu'ils feraient baisser les PNB réels. Le bénévolat en fait aussi partie. Ce qui caractérise ces rapports, c’est également qu’ils échappent à la logique non seulement marchande, mais aussi technique (au sens d’Ellul, au sens d’attitude mentale et idéologique). Ce sont des rapports intimistes, à petite échelle, qui impliquent un engagement, parfois des convictions, un dévouement, une conception élevée de l’Autre. Le simple partage d’idées dans la sphère informationnelle y mènera-t-elle ? L’auteur semble le croire à l’époque de l’écriture de son livre. Le partage a tout de même une limite qu’il exprime bien lorsqu’il parle de la crise d’identité professionnelle de nombreux travailleurs et ouvriers des secteurs du savoir, à commencer par les informaticiens qui ont vécu la mutation, dans les années 80, de la bureautique comme une « dépossession », un « vol de leur savoir », et une « perte d’identité », une déqualification de leur travail qui a été réduit à celui d’ouvrier spécialisé (OS) en informatique (p. 279, citant Lucas).
L’une des causes de la réussite des économies japonaise et allemande, insiste Lojkine à plusieurs reprises dans son livre, est cette forme de coopération des nouveaux savoirs technologiques et des anciens savoir-faire. Ces deux modèles économiques sont aujourd’hui devenus les modèles à imiter, par l’Occident en entier, bien que le modèle allemand de cogestion se solde par un bilan négatif (p. 291).
On sait que l’autogestion peut aussi vouloir dire pouvoir pyramidal décentralisé, tout comme informationnel peut vouloir dire productivité « soft » et humanisée… Lojkine n’échappe pas clairement à toutes ces contradictions, il les explore honnêtement et parfois s’y perd. Il se cramponne à la potentialité technologique dans la confondre avec l’utopie. Il ne manque à son travail, au fond, qu’une solide vision de la technique, appelons-la philosophique si on veut, ou du moins une approche qui lui permette de s’élever au-dessus de la mêlée et des théories, et de mettre à profit son scepticisme pour voir plus clair, pour pouvoir mieux qualifier les constats qu’il fait.
« Changer les règles du jeu » : tel est le mot de la fin (p. 297). C’est aussi notre impératif en cette fin de siècle. C’est le paradigme de ce livre, mais qui demeure comme incertain face à lui-même. On reste avec une sensation douce-amère au sortir de ce livre. L’information ne saurait certes égaler une valeur ou une richesse en soi, pas plus qu’elle n’est un « bien » immatériel, sinon dans une perspective mercantile. Elle n’a qu’une valeur d’usage, elle est un outil. Sa valeur d’échange existe bien sûr, mais à condition de l’intégrer dans un circuit économique, et de la traiter comme telle, c’est-à-dire en calculant ses coûts, en la quantifiant dans les calculs coûts-bénéfices et en étudiant sa « mécanique » économique et utilitaire, comme par exemple dans la gestion du temps de l’individu ou son rôle dans la dynamique des services de l’économie digitale, virtuelle. Tout cela est bien différent d’une célébration de l’information comme capital ou comme bien d’un nouvrau genre. L’information n’est pas une fin en elle-même, comme l’est devenu le capital. Souhaitons-nous d’ailleurs qu’elle le soit ?
À l’image du grand syndicalisme qui a laissé la défense des intérêts matériels (individuels ou collectifs) prendre le dessus sur celle du projet collectif d’une société solidaire et équitable, qui a effacé le rapport dialectique entre les deux tendances, par sa bureaucratisation et sa coopération avec les pouvoirs, ne pourrait-on pas voir dans l’informationnel, après sa phase utopiste et libertaire, une nouvelle figure de gestion du social ? Elle ne remet pas en question la logique productiviste, mais ne réussit jamais à cacher tout à fait son jeu et est prise dans des contradictions parfois insolubles.
Lojkine semble faire confiance à une forme de croissance économique classique qui serait informationnelle. Il cherche un arrimage entre les deux termes. Il ne questionne pas la notion même de croissance. L’homo informaticus succédera-t-il à l’homo oeconomicus, qui n’était lui aussi qu’une fiction au début de la science économique ?
Pierre Blouin
 
















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