Numéro 2




« Pour savoir quel est le genre d'une activité, il faut s'interroger sur ce qui en est le but. Celui qui s'enquiert de l'essence d'une activité telle que la philosophie, fait donc bien d'en rappeler la finalité. Or, l'étymologie du terme -  qui remonte au grec «philo-sopheîn» - nous donne un premier renseignement, à savoir que l'activité du philosophe consiste à s'adonner - par amour (philia) - à la recherche de la vérité ».
Manfred Frank « Histoire et interprétation des principes de la philosophie" in Cahiers internationaux de symbolisme, no. 56-57-58, 1987, p. 37.
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Articles
La Grande bibliothèque du Québec
Le projet de Grande bibliothèque du Québec : une critique.
Mémoire soumis à la Commission parlementaire sur la Culture


par Céline ROBITAILLE
«La Grande Bibliothèque demeure la meilleure solution possible, du moins pour l'instant (...) Cependant, il faut demeurer vigilants, être attentifs, et critiques. Mais positifs ». (Entretien avec M. Réjean Savard, directeur-adjoint du conseil d'administration de la GBQ et professeur à l'École des sciences de l'information de l'Université de Montréal.)

Entretien effectué par Pierre Blouin
La formation des usagers en bibliothèque universitaire : l'exemple des bibliothèques de l'Université du Québec à Montréal (première partie)
Marie-Hélène DOUGNAC
Mondialisation
La mondialisation: l'idéologie de la fin du millénaire.

par Roger CHARLAND
Mondialisation du capital & régime d'accumulation à dominante financière

par François Chesnais




Comptes rendus de lecture
Communication et société
Ricardo PETRELLA, Le bien commun. Éloge de la solidarité. Bruxelles, Éditions Labor, collection Quartier libre, 1996 (2e édition), 93 p. (ISBN 2-8040-1110-0) par Roger Charland
Bibliothéconomie
Walt CRAWFORD; Michael GORMAN; Future Libraries: Dreams, Reality and Madness, ALA Editions, 1995 (ISBN: 0838906478) par Pierre Blouin
Relecture
Technologie
Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette, coll. La force des idées, 1988, 489 p.  par Pierre BlouinArnold Pacey, The culture of technology, Cambridge, MIT Press,1983, 210 p.  par Pierre Blouin


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La Grande Bibliothèque du Québec: entre l'industrie culturelle et l'incertitude bibliothéconomique.par Pierre Blouin



Présentation

I. La culture et le nouveau projet bibliothéconomique

II. Petite étude de cas : la Bibliothèque Publique de San Francisco

III : La Grande Bibliothèque du Québec : quelques interrogations partagées

IV : Quelques dates et sites WEB pour comprendre l'enjeu et les débats. 




Présentation

Il y a près de vingt ans, Jean-Rémi Brault, alors conservateur en chef de la Bibliothèque nationale du Québec, écrivait que le temps était désormais venu pour les bibliothécaires de « s’impliquer concrètement et publiquement dans la solution aux grands problèmes sociaux et politiques du Québec » (1). L’auteur y exprimait entre autres ses craintes de voir des non bibliothécaires prendre la place des bibliothécaires dans les bibliothèques québécoises. Premier soubresault de la société de l’information, ou prophétie ironique d’une tendance actuelle ?
 
De la volonté de transformer le monde, on n’en demande pas tant après tout aux bibliothécaires, et encore moins au citoyen ordinaire. Toutefois, à l’heure où une nouvelle bibliothèque nationale, d’un type tout à fait original, est sur le point de naître au Québec, on ne peut qu’être étonné par un constat frappant : que les premiers intéressés, soit les membres de la profession, en sont étrangement absents, au milieu d’un discours général plein de promesses qui insiste sur l’idéalisation du projet sans en rendre compte de façon pleinement réaliste. On conviendra que les prises de position des associations professionnelles sont une chose (elles visent d’abord la défense des intérêts professionnels), mais une analyse de fond en est une autre. C’est ce que nous voulons proposer au stade présent de l’entreprise, et ce, à la suite de nombreuses autres. La Commission parlementaire sur la culture mériterait d'être revisitée également, car ses débats ont soulevé des points intéressants qui se sont évanouis une fois l'exercice terminé.
Notre critique sera-t-elle  « négative » ou  « positive » ? Au lecteur d’y répondre, puisque la subjectivité toujours inhérente à cet argument ne devrait pas mériter qu’on s’y arrête en premier lieu. Nous essaierons du moins de faire une critique sincère et documentée.
À l’été 1997, donc, le gouvernement québécois annonçait la construction d’une nouvelle Bibliothèque nationale québécoise, qui sera intégrée à la Bibliothèque municipale de la ville de Montréal. Expérience inédite s’il en est, et qui a fait l’objet de plusieurs questionnements. Le présent texte n’a pas pour but de poursuivre une remise en cause de l’entreprise, qui en est à l’étape des préparatifs de gestion à l’heure présente. Il désire cependant refaire un examen critique des conditions de la réalisation du projet, en mettant en relation des variables nouvelles – celles de l’industrie dans le contexte de la culture mondialisée, ainsi que celles, plus déterminantes et moins connues, de la crise d’identité professionnelle de la bibliothéconomie, qu’on nomme aussi science de l’information. On voudrait démontrer ici que cette crise, qui touche d’ailleurs tous les domaines professionnels à l’époque de la mondialisation et de l’économie des pratiques culturelles, peut nous permettre de situer plus globalement les grands enjeux du débat qui a entouré le projet, et ainsi de mieux saisir son évolution actuelle et future. Une meilleure compréhension des enjeux réels ne peut qu’aider à comprendre un projet d’une telle complexité et peut-être de mieux contribuer à une gestion critique.
Dans un premier temps, nous examinerons les fondements extra-bibliothéconomiques du projet, que l’on a d’ailleurs évoqués, mais pas suffisamment à fond, selon nous; nous convions le lecteur à faire avec nous un détour obligé par la structure culturelle qui, nous l’espérons, l’éclairera davantage et lui permettra ensuite de situer correctement l’objet de notre propos dans son milieu. Notre première partie sera en quelque sorte une exploration des images culturelles et de leur rôle dans le discours culturel. Dans un deuxième temps, une petite étude de cas, celle d’une grande bibliothèque américaine de la Côte Ouest (encore là pas très discutée dans le milieu, sinon pas discutée du tout), illustrera ces analyses. Enfin, la troisième et dernière partie soulignera certains aspects actuels de l’entreprise à la lumière des conclusions qui se dégageront de cette exploration.
Penchons-nous donc sur ce qui pourrait nous instruire sur les fondements d’une méga-entreprise (méga étant entendu dans le contexte québécois, et dans l’esprit du mot) qui nous présente les voies de la bibliothéconomie à l’ère  « post-industrielle », qui sont loin de se résumer au seul « changement technologique ».

I. La culture et le nouveau projet bibliothéconomique

  1. Le discours de la rentabilité



« Il faut que Montréal soit dotée d'une très grande bibliothèque, une Bibliothèque nationale du Québec. Avec tout le soin qu'on met à la culture, à cause de l'importance de la culture dans l'aventure québécoise et le destin québécois, on se donne des instruments physiques qui vont avec notre discours. »Bernard Landry, vice-premier ministre du Québec et ministre des Finances, Commission des finances publiques du Québec, 10 avril 1998
  
Partout dans le monde, la culture représente un nouveau champ économique. Les « baby boomers » veulent apprendre, voyagent et lisent. Ils s’informent, nous dit-on. D’autre part, la jeune génération, elle aussi, s’éduque au multimédias et se branche (doit se brancher) pour ainsi « s’ouvrir sur le monde ». Tout cela appelle une activité de contenus. On assiste à un double phénomène dans ce domaine : l’homogénéisation et l’interchangeabilité. Les deux termes sont aussi partie prenante de la définition théorique du concept d’information. La bibliothèque comme équipement culturel n’échappe pas à ce mouvement, pas plus qu’elle n’est déconnectée des politiques de développement de l’inforoute.

Le souci d’efficacité gestionnaire de la culture doit d’abord faire oublier que la culture est une « affaire culturelle ». Un des instruments pour ce faire consiste par exemple à centraliser en un événement, que ce soit le Salon du livre, un festival, une manifestation de masse ayant la cuisine ou la culture comme thème, ou encore qui se greffe à une autre, comme un festival de montgolfières. La concentration-centralisation se fait aussi de façon permanente, sous la forme des complexes muséologiques, des attractions touristiques, des regroupements de salles de cinéma dotées de cafés et d’amusements, etc. Dans le domaine des médias, on constate le même principe à l’œuvre : consortiums de télévision, segmentation du marché pour produire plus efficacement et à grande échelle (Canal Famille, Musique Plus, Météo-Média, RDS). Et surtout, la création culturelle comme telle ne peut vivre sans subvention. Qu’elle vienne de l’État ou de l’entreprise, la manifestation culturelle doit se conformer aux conditions de son aide. Or, cette dernière provient de plus en plus de la grande entreprise, trans-nationale. Celle-ci considère d’abord le contenu de sa commandite en termes d’image et de mythification culturelle (2).

Le développement culturel et une société ouverte forment pourtant un enjeu démocratique. Le nouveau rôle de l’État s’oriente en ce sens davantage vers l’industrie culturelle. « Si on a souligné le caractère polysémique de la culture, il est nécessaire de noter l’ambivalence du terme même de développement culturel. Pour les uns, il implique le développement des industries culturelles, et s’apparenterait au développement économique du secteur culturel. Pour d’autres, il s’apparenterait au développement d’activités plus classiques, des arts, a contrario des activités plus « populaires », ceci impliquant qu’il y ait une culture « supérieure » à d’autres. » (3) « Pour certains, le développement culturel équivaudrait au développement de la culture nationale, de l’identité nationale » (idem). Est-ce que ce sont là trois sens antinomiques de la culture, ou faut-il surtout bien saisir l’articulation suggérée entre développement économique, social et culturel ?

La genèse même du terme de développement culturel nous vient de l’influence de la diplomatie française à l’Unesco et du Conseil de l’Europe, nous disent Raboy et ses collègues, en citant André Lange (Raboy et al., p. 49). Les économistes contemporains leur donnent raison : c’est la communauté européenne qui définit actuellement les normes de la « nouvelle économie » de la globalisation, comme les normes ISO entre autres. Les Européens ont eu une influence déterminante quant à la définition de la culture et de sa gestion, surtout dans le cadre du Nouvel Ordre mondial de la communication et de l’information que l’organisation internationale a animé durant les années 70 et 80. Il est intéressant d’observer que le terme d’industrie culturelle avait au début une connotation négative et une charge dénonciatrice, chez Adorno et Horkheimer. Augustin Girard, du Ministère français de la culture, introduisit en 1972 un thème politique absent chez ces philosophes, celui de sauvegarde de l’identité nationale (pp. 84-85). La culture au sens français du terme était donc, à son apparition comme thème public, une défense bien française contre l’impérialisme « culturel » américain, qui commence ses ravages durant la décennie 1960. L’idée trouve alors son origine moins chez les créateurs et les intellectuels que chez les « politiques », qui le prennent aux professionnels et aux industriels du spectacle qui l’ont développée au cours des années 30 à 50.

Durant la période de 1988 à 1997, l’Unesco proclame la « décennie mondiale du développement culturel », premier modèle de nos Journées québécoises de la culture... Le discours culturel défend l’économie libérale dans le domaine des industries culturelles, mais aussi la démocratisation participative, une interaction entre l’éducation, l’action culturelle et le développement communautaire (p. 51). Il fait la promotion d’une disponibilité et d’un accès aux ressources dans un but de participation publique. Or, très tôt, une contradiction se dessine avec la participation des consommateurs au développement et au marché culturels. L’État se désengage, ses politiques sont marquées au sceau de l’ambiguïté (p. 52).

On constate que l’espace public devient symbolique. « Non seulement l’information constitue-t-elle de moins en moins une valeur en soi, mais dans l’espace public marchandisé, elle doit faire concurrence aux vidéo-clips, au sport professionnel, au cinéma, ainsi de suite » (pp. 74-75). L’enjeu devient de maintenir un espace public pluriel sur une base égalitaire. Les télévisions publiques essuient les revers des crises du Vietnam, d’Octobre 1970 au Québec, de Mai 1968 en France. Les expériences de télévision communautaire échouent. L’État se voit obligé de travailler avec et non contre le marché, tout en défendant l’intérêt public, soit de soutenir les réseaux de télévision publique et la diversité des productions. Mais «  un tel programme n’a rien à voir avec les anciennes stratégies étatiques restreignant l’accès au marché pour favoriser les produits d’origine nationale » (p. 112).<

L’investissement culturel est en fait comparable à l’investissement financier. Le nom de culturel est ouvert à tous les sens. Dans une économie mondialisée, cet investissement semble acquérir une autre valeur : il humanise une mécanique ultra-complexe et qui devient déshumanisante aux yeux du commun des mortels. L’industrie culturelle s’intègre à l’ensemble globalisé de la nouvelle économie, qui doit recourir à des mises de fonds massives et de plus en plus risquées pour fonctionner. Les projets culturels et autres se font obligatoirement à grande échelle, ils impliquent une logistique matérielle, financière et intellectuelle considérable. Un autre aspect essentiel de leur réussite, c’est la vente de leur concept : le projet, surtout culturel, doit être poussé constamment, par tous les discours possibles. Les nouvelles idéologies culturelles, que ce soit la société de l’information ou les NTI, côtoient celles de l’« amour de la lecture » ou des livres. La plupart de ces idées sont celles des gestionnaires et des producteurs. Elles sont d’abord issues des technocrates et des infocrates. Qu’on prenne l’exemple de la téléphonie cellulaire, qui met l’accent sur l’individu seul, en panne, sur l’enfant à l’école qui a avalé un produit toxique, etc. Un besoin obsessionnel de sécurité est exploité, par des situations d’urgence, avec des causes bien précises, techniques la plupart du temps.

Comme les investissements culturels nécessitent un financement considérable, on se tourne vers l’État pour les stimuler. L’État tend ainsi à se transformer, via diverses voies, en industrie publique, alliée naturellement à l’industrie privée. Le seul fait de se considérer comme une État-industrie signifie non seulement le démantèlement des services publics, voire des institutions publiques (comme l’ont traditionnellement été la Bibliothèque nationale et la grande bibliothèque publique), mais encore et surtout, une perte de l’éthique publique. Les relations entre les secteurs privés et publics, par exemple, illustrent bien cette perte dans le contexte de la mondialisation (4).
  1. La loi de la demande en bibliothéconomie

 Une étude de marketing bibliothéconomique démontre toujours que ce que les gens veulent, ce sont d’abord des livres, et ensuite un service humanisé. Le problème, ici comme ailleurs, c’est que les théoriciens ont le dernier mot. Après avoir traité les chiffres obtenus, d’après des questions orientées souvent vers des types de réponses précises, on procède à leur application. Dans le cas de la Grande Bibliothèque, par exemple, cela s’est traduit par l’optimisation de la fréquentation et du rendement des collections. On s’éloigne des préoccupations de départ, celles des lecteurs ou des besoins de lecture (Nous analyserons dans le détail ces paramètres substantiels dans notre troisième partie).

Pourquoi la loi de la demande gouvernerait-elle la conception d’une bibliothèque, qui est par essence un service public ? Serait-ce que le service lui-même, bien que demeurant du ressort public, a perdu sa substance publique, c’est-à-dire communautaire ? Ces questions soulèvent évidemment la problématique de la définition et de la mission du bibliothécaire. On a maintenant un peu honte du nom, du moins est-on gêné du nom, parce qu’il propage une image démodée, bien qu’un effet rétro le remette à la mode pour humaniser les NTI : le terme de « spécialiste de l’information » fait un peu sec. Les Français parlent du métier de bibliothécaire, comme si on était revenu à l’artisanat pré-industriel. Or, en attachant leur réflexion à cette question d’image, les bibliothécaires ou spécialistes de l’information ne se mesurent pas aux vraies questions qui les confrontent, et concourent, inconsciemment ou pas, à la commercialisation de leur profession. Il font le jeu de leurs décideurs économiques et politiques, mais sont aussi pris dans le tourbillon de la nouvelle gestion culturelle et de ses fausses séductions. Ce qui s’est un peu passé dans le cas de la Grande Bibliothèque.

Il est sûr que la mondialisation du discours économique et que sa prégnance dans tous les champs des sciences humaines ont initié cette crise d’identité de la profession et de sa philosophie. Comme le rappelait l’écrivain et éditeur Gilles Pellerin lors du dernier congrès annuel de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, en mai 1998, « comme nos dirigeants, comme les professeurs, comme les parents (...) les bibliothécaires ont à mes yeux certaines responsabilités. Vous comme moi travaillons à la transmission du langage (...) comme bibliothécaires j’escompte que vous ne cédiez pas à la rumeur marchande, que vous ne proposiez pas exclusivement ce que vous croyez qu’on vous demandera au comptoir du prêt : qui vous demanderait ce dont il n’a jamais entendu parler ? »

Or, qu’arrive-t-il dans une bibliothèque qui fonctionne selon les statistiques de fréquentation ? Quels livres ou documents achètera-t-on dans ce but ? Voilà, en quelques mots, trop brièvement esquissé, le conflit entre l’intégrité professionnelle et la nouvelle donne de la mondialisation culturelle : la philosophie de la « société de l’information » et de l’accès, que le bibliothécaire célèbre, qui est aussi celle de projets comme celui de la Grande Bibliothèque, est en voie de miner (discrètement parce que théoriquement) les assises de sa profession, qui sont d’abord d’ordre conceptuel. Nous répétons sans doute ici des choses que nous avons déjà écrites dans cette revue et ailleurs, mais nous croyons nécessaire même de faire cette répétition. (5)

Le bibliothécaire serait-il démissionnaire sans s’en apercevoir, tout occupé qu’il est à gérer les flux de l’information et à la distribuer économiquement grâce aux réseaux électroniques ? L’affaire de la GBQ ne serait au fond, suivant cette perspective, qu’une manifestation, grand public cette fois-ci, de cette démission malencontreuse, que maints théoriciens de la bibliothéconomie ont déplorée depuis près de vingt ans.

  • Bibliothèques, muséologie et immobilier
    Dans la nouvelle économie, le secteur des services joue un rôle capital. Ce secteur exige les technologies de pointe. L’autoroute de l’information québécoise met 30 milliards $ en jeu, et constitue l’infrastructure nécessaire à cette nouvelle économie de service, qui générait déjà 484 000 emplois en 1993 et représentait 6,2 % du PIB en 1992, soit plus que les secteurs de l’agriculture et de ses services, ou encore que ceux de l’exploitation forestière ou minière (6). Dans le réseau électronique comme dans celui de la télévision, la concentration des moyens domine, car c’est la méthode économique de « distribution » des services : « L’idée que le marché constitue le meilleur moyen de servir les besoins culturels d’une société (le public obtient ce qu’il veut) laisse sérieusement à désirer (...) En tant que groupe social, nous pouvons désirer un milieu culturel qui soit un lieu d’enseignement et d’information, un élargissement de notre horizon, mais en tant que consommateurs individuels, il est probable que nous options pour ce que nous connaissons déjà. Le public veut ce qu’il obtient.   » (7).

    Comme la technologie crée le besoin, une grande bibliothèque peut aussi créer le besoin, entre autres en installant 500 postes de consultation Internet, qui attireront les visiteurs à la fois pour l’Internet et à cause de la simple présence de tant de postes. C’est aussi la logique du grand musée, qui crée le besoin en créant de grandes expositions, qui laissent quelquefois les principes de la muséologie de côté (cf. l’expo Giacometti au Musée des Beaux-Arts de Montréal). Même chose pour la musique classique, « qui peut devenir bornée, prévisible et doucereuse dans le cadre d’un marché libre » (8).

    Guy Cogeval, ex-directeur du Musée des monuments français, devenu directeur du Musée des Beaux-Arts de Montréal, confie : « Je n’ai aucun problème avec les commandites. Le rapport entre le commerce et l’art est sain. À l’inverse, un art subventionné à 100 % par l’État m’apparaît anormal » (9). Il réfute les expos « blockbuster », mais rêve tout de même d’une affluence significative, d’expositions non confidentielles. Il désire un « blockbuster » intelligent. Dans le hall de l‘institution jadis très élitiste et anglophone, et qui accueille encore aujourd’hui une bonne partie de cette clientèle, une voiture de marque Oldsmobile est exposée. « Oui, certes, j’aimerais mieux qu’il y ait des tableaux, mais Oldsmobile nous est un partenaire très précieux ». Au Musée d’Art contemporain, un programme est destiné à attirer les organisations qui veulent tenir dans ses salles multimédias, ses halls ou sa salle du conseil des assemblées corporatives ou des happenings médiatiques. Le directeur de ce musée, Marcel Brisebois, qui souhaitait un lieu de débats, de discussion et de contestations à son ouverture en 1992, est aujourd’hui complètement silencieux face aux critiques. La désertion du public et le désengagement de l’État ont aussi fait leur œuvre.. 

    Le nouveau musée ne diffère certainement pas beaucoup de la nouvelle bibliothèque rêvée, et il y aurait de précieux renseignements à en tirer. Ainsi, le succès des musées montréalais s’explique-t-il par « leur effort en promotion et en marketing » (10). Le contenu des expositions à grand déploiement font le contenu des sites Internet de ces institutions, et grâce aux NTI, les frais d’exploitation et d’administration sont réduits. On peut aussi renouveler la clientèle et attirer les plus jeunes. Les NTI permettent aussi une gestion plus fluide des collections, et accroissent la circulation des expositions thématiques. Enfin, la diffusion du patrimoine par le multimédias est aidée par le Fonds de l’autoroute de l’information.

    Le projet de grand musée, comme celui de grande bibliothèque, est chargé de symbolisme d’État et de prestige, surtout par son architecture qui a le grand mérite de se voir par le citoyen, qui constitue une preuve tangible de culture dans la cité. On citera un court exemple : le musée Guggeinheim de Bilbao en pays basque espagnol, qui marque la renaissance de la ville et contribue à reconstruire son image de marque, Bilbao étant une ville industrielle en déclin et qui se trouve une vocation de technopole axée sur la technologie de pointe, surtout en communications. Le musée se veut un monument de prestige, conçu comme un ensemble de blocs de verre recouverts de feuilles de titane qui réfléchissent la lumière. L’institution est liée par un partenariat de trente ans avec le musée du même nom, mondialement connu, de New York. Elle fait donc circuler des collections internationales, avec d’autres villes européennes. Pendant ce temps, la culture basque est presque en déclin, sous-subventionnée et ses créateurs se voient marginalisés davantage (« Le Point », Radio-Canada, 3 août 1998).

    Dans une autre veine, pas très éloignée de la nouvelle muséologie, les complexes de cinéma sont en voie de devenir des équipements culturels qui forment une nouvelle sensibilité chez les spectateurs-consommateurs. On connaît le complexe de Daniel Langlois, président de Softimage et de la Fondation Daniel Langlois, qui regroupe salles d’exposition, salles de projection de cinéma d’auteur, café électronique, vidéo-club, écrans électroniques, etc, le tout gravitant autour de l’industrie du logiciel montréalais qu’on veut promouvoir en invitant les créateurs à exploiter le médium. Fait intéressant, M. Langlois est membre du Conseil d’administration de la Grande Bibliothèque. Invoquant la non viabilité de ce complexe, presque érigé sur un coup de cœur pour le nouveau cinéma, sur ses « feelings », il avoue : « Je veux lancer un message aux gens d’affaires : C’est super d’investir dans la culture. C’est un geste important à poser. » (11).

    Dans un telle perspective, il faut aussi voir que la construction de nouvelles bibliothèques en Amérique du Nord n’est pas uniquement le fruit d’un amour désintéressé de la culture de la part des promoteurs : il en va de la revitalisation des centre-ville, et dans des villes comme Portland, Denver ou Cleveland, les « centres culturels » que sont devenus les stades de baseball (cf. le discours promotionnel du nouveau stade de Montréal) et les mégacentres de divertissement (ancien Forum, ancien magasin Simpson qu’on vouait dans un premier temps à la nouvelle bibliothèque) ont retenu une bonne partie de la population de ces agglomérations dans leur centre-ville. Il y a là un effet de bulldozer qui dépasse les enjeux propres aux équipements eux-mêmes. Les parcs, les musées, les festivals, les centres d’interprétation font partie du grand boom d’architecture culturelle qui est issu de la récession des années 90 et qui a pris le relais de la construction des édifices à bureaux. Les villes y trouvent un sens de fierté civique et une relance de leur économie. Cathy Simon, qui a conçu la bibliothèque de San Francisco avec la firme Pei, Cobb, Freed (laquelle a acquis une spécialité dans la conception de bibliothèques aux États-Unis), mentionnait : « The library is part of this energy, and a really crucial part. » (12).

    Une bibliothèque-entreprise de prestige (nationale ou municipale) se met plus facilement à la merci de la politique culturelle du moment, et ne peut que se fragiliser dangereusement. En moins de vingt ans, le budget annuel du ministère des Affaires culturelles (lequel a d’ailleurs aboli durant ce temps sa Direction des bibliothèques) est passé de 19 à 289 millions $, une augmentation de 150 % en dollars constants. Il est ainsi devenu le ministère de la Culture... sans vraiment s’occuper du développement des bibliothèques québécoises. La plus grande part de la politique culturelle tend surtout à profiter aux entrepreneurs culturels et à une « faune de créateurs subventionnés » aux talents médiocres (exemples de la subvention cinématographique ou télévisuelle, voire en arts visuels) (13). Qu’on se rappelle la triste affaire des ordinateurs du groupe franco-québécois Comterm-Matra, en 1985, dans laquelle l’investissement dans 9 000 appareils destinés au réseau scolaire a été perdu.

    Il est significatif, d’autre part, que le gouvernement actuel promette une politique des musées, destinée à être annoncée d’ici un an, « compte tenu du rôle majeur que jouent les institutions muséales », dit Mme Beaudoin, ministre actuelle de la Culture. Faisant suite à celle de la lecture, elle a pour but de fixer les balises et les normes d’une structuration d’ensemble de ce qui est maintenant une industrie qui a généré des revenus de 350 millions $ en 1996-1997 et donné de l’emploi à près de 6 000 personnes, bien que les trois quarts des institutions déclarent des revenus annuels de moins de 250 $ (14). La décentralisation est un des thèmes majeurs de cette politique ; on prévoit y élargir le champ des responsabilités municipales, alors que dans le domaine des bibliothèques, on a réduit le financement de la petite bibliothèque municipale, celle des régions.
    1. Le nouveau statut de la bibliothèque publique dans l’économie de l’information

    La logique de cette gestion conduit presque d’elle-même à des solutions de « rationalisation » comme la sous-traitance de la lecture, laquelle exigerait, selon Jean-Michel Salaün, dans un développement de partenariats, le « paramétrage de standards de production et de service », une sorte de guide de bonne conduite de la sous-traitance (18). Bref, la sous-traitance développe l’usage des indicateurs. Bien que la situation ne s’applique pas à une Bibliothèque d’État, n’est-il pas inquiétant de constater une similarité rigoureuse dans le cours et la tendance de la pensée des concepteurs de la Grande Bibliothèque et de la rentabilisation à outrance de la bibliothèque ? À moins que justement une partie de la situation ne s’applique...

    La fusion peut être considérée comme une stratégie de « reingeniering » à très grande échelle, comme cela donne de très bons résultats dans les bibliothèques universitaires, où la fusion se limite à celle des catalogues et  au prêt-circulation des collections (leur mise en commun n’affectant pas l’autonomie de chacune des institutions). En outre, il s’agit d’institutions académiques, de même type, partageant déjà une foule de caractéristiques communes. Ce qui retient l’attention dans le cas de la Grande Bibliothèque, (comme nous allons le voir en troisième partie), c’est que la Bibliothèque de la ville de Montréal semble avoir été intégrée presque de force à un nouvel organisme qui l’incorpore dans un organisme étranger, qui relève davantage de l’ancienne Bibliothèque nationale et donc, de l’État. Jacques Panneton, son bibliothécaire en chef, déclarait qu’en 1993, au moment d’entreprendre les travaux de rénovation de l’édifice de la rue Sherbrooke, « la ville de Montréal ignorait tout du projet de Grande Bibliothèque », tout comme l’ensemble des citoyens d’ailleurs (19). Mais comme il était déjà question d’agrandir et de rénover la nationale, cette dernière avait une longueur d’avance sur sa planification. Triste constat d’une institution qui ne peut pas défendre ses convictions, ses conceptions et sa morale professionnelle, et qui s’intègre elle-même au système économique de la production de la culture, attirée par ce cadeau qui lui est aussi ambigu que matériellement bénéfique.

    Donc, à l’heure où les politiques culturelles identitaires servent d’instruments et sont devenues instrumentales (20), une volonté gouvernementale à la qualité, à l’excellence et au service public essaie de dorer l’image pas toujours fonctionnelle de cette uniformisation. On peut considérer la Grande Bibliothèque comme une institution clé de ce processus. Mais on doit aussi se demander si elle ne sera pas prise dans cette stratégie concurrentielle, non seulement avec les autres bibliothèques publiques et nationales, mais surtout celle du marché de l’information  et du marché de la culture. Au moment où entre autres, la société d’État, Radio-Canada, se comporte en télédiffuseur privé, « plusieurs observateurs ont noté la place de plus en plus grande occupée par les représentants des industries culturelles dans l’élaboration des politiques » (21). La politique culturelle sert à la fois l’entreprise privée productrice de services, et à la fois de garde-fou au citoyen désorienté par ce que les spécialistes nomment « l’offre informationnelle » dans un contexte de mondialisation. Là se situe le nouveau rôle de l’État et de ses politiques culturelles : donner une identité au citoyen par son intégration à la consommation culturelle. Que ce soit aux niveaux touristique, éducatif, récréatif, sportif, la culture s’infiltre comme liant à caractère universel, et fonctionnel. C’est ce qui permet, par exemple, à Ubi Soft de clamer qu’elle produit des logiciels de jeux originaux qui s’adaptent aux « cultures locales » ; l’entreprise recrute ses jeunes travailleurs selon leur « compétence culturelle » (au Québec, le savoir-faire pour la conception de sites Internet, entre autres).

    Le monde de l’édition peut largement témoigner de cette mutation. Fortement lié à celui des bibliothèques, ce domaine a été témoin depuis longtemps au Québec de la formation d’organisations fortes et centralisatrices. Le livre n’est plus un produit isolé et séparé des autres moyens de communication, rappelle Jacques Michon (22). Ce qui se passe dans l’édition est comparable à la mainmise du marché sur la culture et l’information. Les géants de l’édition ont aussi les moyens de se lancer dans l’édition électronique, soit en ligne ou sur CD-ROM. Déjà en 1989, plusieurs distributeurs contrôlaient des maisons littéraires, de sorte que même « si, en apparence, la littérature est toujours aussi bien servie par ces derniers que par leurs prédécesseurs, on sait que la logique commerciale a remplacé celle des éditeurs culturels » (p. 191). Ces derniers ne recourent généralement pas aux subventions pour survivre. Michon constate surtout une personnalisation de la littérature : simples entrevues dans les journaux (et aujourd’hui dans la presse dite « culturelle »), aucune émission culturelle autre que centrée sur la notion de divertissement culturel à la télévision, domination du best-seller et des biographies, entre autres. « En offrant au public ce que les diffuseurs les plus influents leur proposent, les médias électroniques participent à la marginalisation et à la folklorisation d’une culture nationale déjà minoritaire » (p. 192). « Aujourd’hui, les entreprises nouvelles centrées sur la grande production et le best-seller, comme les Éditions Stanké, Québec-Amérique ou Libre Expression, visent à transformer le livre en événement médiatique et introduisent de nouvelles pratiques dans la profession » (p. 193).

    Michon constate donc la disparition progressive des éditeurs indépendants, dédiés à des causes, ou à une esthétique, voire une idéologie. Les événements lui ont-ils donné tort ? Soulignons à tout le moins que les indépendants, comme XYZ ou VLB, sont parfois eux-mêmes obligés de jouer le jeu des grands pour rester dans le peloton. Le processus fustigé par Michon est celui de la chaîne de production, qui commence avec l’entrevue, la séance de signature, etc., et se termine avec le compte-rendu de presse et la traduction... Le distributeur est devenu le banquier de l’éditeur (p. 194).

    Des phénomènes plus subtils dénotent transformation commerciale de l’édition : l’uniformisation des produits du livre et de ses contenus, l’oralisation de la langue écrite entre autres, le rapport immédiat à l’actualité (cf. les livres sur le verglas en 1998). «  La transformation des pages couverture depuis 15 ans signale de façon éclatante cette soumission du livre à la culture de l’image » (p. 194). On ne peut que constater une accentuation de ce phénomène aujourd’hui en glanant les vitrines des grandes chaînes de libraires : les couvertures très « design » et toutes conçues avec des logiciels graphiques sont faites pour être vues dans une vitrine...

    Il est certain que les entreprises d’édition doivent faire face à une concurrence internationale des marchés et des « produits d’édition ». Ce qui n’est pas sans influer sur les contenus proposés, et sur la formulation des politiques de la lecture. Au Québec, la politique de la lecture adoptée peu après l’annonce du projet de la Grande Bibliothèque a essentiellement pour but de favoriser l’industrie nationale, par un plan d’achat chez les libraires agréés et selon une politique du prix unique.

    Françoise Benhamou remarque que « les bibliothèques ne peuvent mettre de l’avant des critères liés aux profits » (op. cit., pp. 153-154), d’où contradiction d’objectifs entre conservation et communication dans le cas de la bibliothèque spécialisée. Elle cite le cas de la BNF, dont le mode de fonctionnement se rapproche de celui du musée (de par sa vocation de conservation patrimoniale). La GBQ devra faire face, quant à elle, à deux types de bibliothèques qui peuvent être contradictoires sur ce plan de l’acquisition en vue de la consultation optimale.

    Enfin, pour établir des « stratégies de surqualité », la bibliothèque doit établir un système complexe de tarification, comme ce n’est pas exclu dans le rapport Richard, par exemple. Il est possible de dire : l’entrée est gratuite, mais vous devez payer pour les services. Ou le contraire : vous payez pour entrer, mais tous les services à l’intérieur sont absolument gratuits (c’est le discours adopté par la BNF). Se dirige-t-on vers une discrimination des prix comme mode de gestion, ou vers une gestion marchande de certains services (consultation de CD-ROMs, impressions laser) ? Autre question : quel degré de précision établir pour le catalogage ?

    À Montréal, une grande librairie déjà située au métro Berri-Uqam (site de la Grande Bibliothèque) a annoncé qu’elle allait s’agrandir suite à un investissement de 1,5 millions $. La librairie veut profiter des retombées de la Grande Bibliothèque autant que de la mode de l’expansion dans le secteur depuis quelques années. Lorsqu’on pense qu’effectivement les trois quarts de la collection de la future bibliothèque ne seront pas empruntables, il est permis de croire au bien-fondé du projet...
    1. Le nouveau statut de la culture dans la bibliothèque multimédias

     Voici un exemple très intéressant du débat théorique autour de la « bibliothèque du futur », et des implications qu’elle aura sur les grandes bibliothèques dans le contexte marchand. Il nous est apporté par Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque publique de Lyon, deuxième en importance après la BNF (23). Bazin conteste la vision de James Billington, directeur de la Library of Congress, à l’effet que l’ère du multimédias renforcera la culture du livre. Il reconnaît la perte de position centrale occupée par l’objet livre, et parle de « métalecture », qui serait la nouvelle dimension générée par la lecture du multimédias, « polymorphe, transversale, et dynamique ». Son analyse est très formaliste, bien qu’il se réclame d’une approche politico-culturelle (p. 166). Ses références sont Lévy et Authier, Élizabeth Eiseinstein, François Dagognet, George P. Landow, des auteurs qui se caractérisent par leur approche formaliste et instrumentale, centrée autour de l’« iconicité » et de la « métatextualité ». Pour Bazin, donc, armé de ces auteurs, la bibliothèque doit promouvoir de nouvelles « stratégies de lecture » fondées sur une « métalecture » qui devient une « nouvelle force de la culture » déterminante (p. 154). Il précise :
    To be sure, the contents themselves are changing and interacting. What was once encyclopaedism becomes interdisciplinary. Like the new San Francisco Library project, our library must acquire sufficient flexibility (...) After all, the library economy that was traditionnally an art of classification has to become an art of passage. (p. 157).
     L’art du passage est celui de l’organisation des connaissances « autour d’étangs aquatiques enchanteurs » dont les contours fluctuent selon les usages et les points de vue... Bazin, en citant le projet CARE de la BNF (CARE pour Computer Assisted Reading Environment), se demande en dernière instance : Comment humaniser la numérisation de l’information en bibliothèque, en n’en diminuant pas les enjeux cognitifs, politiques et culturels ? Dans un débat purement formel, le discours de Bazin nous apparaît témoigner d’une fausse complexité, destinée à masquer les vrais problèmes soulevés par la numérisation à outrance dont il se fait d’emblée l’avocat, ce qui ressemble étrangement au cas de San Francisco. Cependant, cet exemple nous montre surtout une déconnexion des gestionnaires d’avec une réalité, qui est celle de la grande bibliothèque à caractère marchand. Témoin encore, cette conclusion sur l’éternel rôle de « médiatrice » de la bibliothèque, où les citoyens sont appelés à « réinventer ensemble » l’« espace public du savoir », dans un « contexte de relativisme et de virtualité » (p. 166). Un espace où l’on s’efforce de encore et toujours de réduire le fossé entre ceux qui « maîtrisent les raffinements de la métalecture » et les « autres ». On renouvelle la classique opposition « info-rich » et « info-poor », alphabètes et analphabètes. L’auteur fait semblant de croire à une coexistence du livre et des médias digitaux, mais adopte une approche basée exclusivement sur ces derniers.

    Comment expliquer autrement que par l’indéfinition de la mission bibliothéconomique un concept un peu fourre-tout et composite comme celui de la Grande Bibliothèque ? Concept hybride qui apparaît normal dans une telle indéfinition. C’est ainsi que dans sa chronique, où, pour la première fois, en février 1996, Lise Bissonnette parlait de l’idée de Grande Bibliothèque, l’éditorialiste qualifiait le concept de « projet intelligent qui répondrait à toutes les urgences de l’heure : le mariage culture-éducation, la formation continue, l’accès à la société de l’information, et le retour à la qualité de vie au centre-ville... » (24).
    1. Quelle culture pour quelle bibliothèque ?

    L’idéologie de la bibliothèque numérique nous présente cette notion toujours floue de la culture, qui s’apparente à un ensemble divers de pratiques culturelles. C’est véritablement la notion gestionnaire qui domine, comme dans la « culture qualité ». La « culture » désigne une sorte de substrat omniprésent, une programmation qui, par exemple en bibliothèque, « vise à améliorer les performances internes à tous les niveaux d’un réflexe qualité » (25). Dans un contexte marchand, la culture devient un prétexte. On voit poindre un paradoxe : dans ce souci de la professionnalisation de la relation de service, où le public est l’arbitre de fond, la toile de fond devrait-on dire, à une mise en scène technique, l’usager (devenu désormais l’utilisateur, voire le visiteur) devient un impondérable dans la mécanique des services immatériels et instantanés. Le mot culture, porteur d’un héritage historique et intellectuel, est utilisé comme embellissement de la modélisation technique des activités.

    L’ASTED, qui représente les travailleurs québécois des techniques de la documentation, ne voit que des avantages à fusionner deux institutions dans une Grande Bibliothèque, et entre autres celui-ci : « originalité d’un lieu unique pour la promotion de la lecture » (26). Les deux bibliothèques actuelles font déjà convenablement la promotion de la lecture en remplissant leurs fonctions, celles de colliger, organiser et diffuser les connaissances et l’information ; de quel nouveau type de promotion s’agit-il ? Ce qui accroche au vu de cette argumentation, c’est le concept d’une culture « enfin accessible » en un guichet unique. Tout comme l’ASTED et la Chambre de Commerce du Montréal Métropolitain, M. Philippe Sauvageau, directeur de la BNQ, évoquait l’idée de « synergie entre les deux institutions », qui « entraînera une « rentabilité accrue » (entre guillemets dans le texte) des investissements » dont la population sera la première à bénéficier (27). Il défendait « l’optimisation des investissements technologiques » et « l’augmentation de l’impact des ressources des deux institutions » (à la condition d’admettre que l’impact serait un but recherché en soi par la bibliothèque).

    Bien sûr, l’accès est une des missions de la bibliothèque, mais ce n’est pas la seule. L’accent mis sur ce seul aspect a produit un discours de l’accès qui est la promotion de l’accès en ligne. Il ne faudrait pas oublier trop vite que c’est l’accès électronique qui a le premier introduit des coûts à la bibliothèque, qui a le premier systématisé des coûts d’accès à la connaissance. Par ce discours de l’accès, il se passe une sorte de transformation de l’éthique de service : celle-ci, par ailleurs commune à toutes les professions, va être en bibliothéconomie intégrée à la relation avec l’usager en tant que facilitatrice de l’accès. C’est en ce sens qu’un technicien peut remplacer un bibliothécaire pour « guider » l’usager, surtout si ce dernier n’est conduit que par des besoins ponctuels ou des besoins d’information (par rapport à ceux de connaissance).

    Il y aurait bien entendu beaucoup à élaborer dans cette veine, mais contentons-nous ici de noter que même une telle tendance est déjà amorcée, et qu’on doit la mettre dans le contexte que nous analysons ici.

    Le mémoire présenté par l’ASTED à la Commission d’Études parlementaire sur le projet nous semble témoigner de cette ambiguïté de la profession face à sa mission. L’organisme reconnaît la portée symbolique « plus qu’emblématique pour notre collectivité » de la Bibliothèque d’État (appelons ainsi ce volet de la Grande Bibliothèque), mais déplore le caractère imprécis du concept dans le rapport final. « Cela nous pose, en tant que professionnels du milieu documentaire, de sérieuses questions et interpelle notre sens commun » (ASTED, op. cit.). Elle souhaite que la population puisse se prononcer sur la question (sous forme de Commission parlementaire, ce qui n’inclut pas la population au sens large). Elle émet des interrogations sur la valeur du projet quant aux services à la clientèle, au développement des collections et aux retombées réelles sur le réseau des bibliothèques québécoises (surtout quand le gouvernement vient de recouper ses budgets de 17 % en 1998). À l’instar des autres ordres professionnels ou techniques et organisations du milieu, l’ASTED accepte d’entrée de jeu le concept de base de la GBQ (sous le prétexte de la nécessité d’une nouvelle bibliothèque de grand prestige) sans en interroger le bien-fondé et la nécessité ; elle propose, consciente des problèmes de l’intégration des deux bibliothèques sous un même toit, une « bonification du mandat de la BNQ » et une amélioration des moyens de la Bibliothèque municipale. Elle souhaite fortement des rectificatifs à une situation de départ qu’elle admet implicitement être boîteuse, insuffisante et mitoyenne. Elle se sent obligée d’apporter de manière « constructive », après-coup, un reproche amical sous forme de conseil d’ami, mais qui n’est pas relié à une description réaliste du projet lui-même. Elle éprouve un inconfort qui lui fait se poser de « sérieuses questions ».

    Pourtant, l'Association avait réclamé peu avant le début des audiences de la Commission de la culture une consultation publique pour que la population puisse se prononcer (résolution de l'Assemblée générale du 31 octobre 1997).

    Le discours de l’État, en la personne de la ministre de la Culture Louise Beaudoin, s’accorde bien lui aussi avec les conceptions courantes de la culture et de l’information, (28) ce qui rend le projet si difficile à critiquer même par les bibliothécaires. Ce discours nous dit que la culture non numérisée est une culture marginalisée, que l’analphabétisme résulte d’un manque d’accès et non pas de programmes déficients, voire inexistants à l’école. En l’absence de définition claire de la culture, le consensus se fait. Il existe un danger que livre soit en voie de servir d’alibi promotionnel et du côté de la culture, qu’elle joue le rôle de bonne conscience face à une perte de l’éthique. En fait, comme le remarquait Michel Lessard du Conseil des monuments et sites du Québec et bien connu pour sa défense des causes touchant le patrimoine, le mot de patrimoine, qui implique culture et mémoire collective, est expurgé des structures mêmes de ministère de la Culture et des Communications. Le patrimoine est ramené à la langue et à la culture nationale, ce qui le handicape, surtout dans la protection des causes environnementales (29). Dans ces dernières, des intérêts économiques sont souvent prépondérants, et on ne veut pas que le patrimoine y devienne un empêcheur de tourner en rond. La culture, certes, mais une culture décorative, inoffensive, promotionnelle (30).

    En fait, dans une large proportion, avec une industrie culturelle, la culture est devenue affaire d’opinion culturelle, ce qui est totalement étranger à l’art de vivre qu’elle était avant son passage dans l’univers marchand. Cet art de vivre se perd justement avec la vie économique. Le phénomène des hebdos culturels le montre bien, eux qui inspirent d’ailleurs les grands journaux et les chaînes de télévision comme Télé-Québec, qui recrutent ces journalistes du milieu « alternatif » pour leur programmation culturelle. C’est ainsi que Sophie « fait du « bungie »  en direct tous les soirs à Télé-Québec » (dixit la brochure des programmes) et que Richard Martineau « lit en mangeant, écoute la radio en conduisant et s’intéresse à tout, et surtout au milieu urbain » (idem). « Son esprit a la dégaine facile. Il tire sur tout ce qui sort des sentiers battus ». Non seulement la culture doit être urbaine (la vraie culture, avancée, non folklorique), mais elle est frénétique, toujours sur le qui-vive, aux aguets... comme ceux qui la font. Pas de place pour l’arrêt, le calme, le temps, la durée nécessaires à la lecture et la réflexion authentiques. Pas de place pour un silence nécessaire. L’écrivain Louis Hamelin remarquait : « À l’heure de la mise en marché, on s’encombre de moins en moins du texte comme tel (...) Il m’arrive moi aussi de parler de livres que je n’ai pas lus. J’en ai entendu parler. On glose sur un livre qui existe, mais dont l’existence même est encombrante, puisqu’elle exige du temps, de la lecture et donc du silence, et que nous sommes pressés de parler, de montrer les dessous de notre culture aux voyeurs de la masse. Il y a de plus en plus de livres d’actualité, il y a de moins en moins une actualité du livre » (« La connerie littéraire », Ici, 2/9 avril 1998, p. 6).

    Le phénomène se répercute très fortement sur Internet également, parce que le médium y est particulièrement bien adapté. La culture peut ainsi se confondre à la chronique, au « fait de société », au sport, à la musique classique, au cinéma commercial, etc. Le discours sur les médias lui-même devient culture, comme on le voit dans les bulletins québécois sur Internet et les journaux culturels, ainsi que dans la grande presse en général.
     
    1. La philanthropie et la bibliothèque
     Une part de plus en plus considérable des bénéfices de l’industrie culturelle transite maintenant par les donations des fondations ou des entreprises. Ces apports semblent être devenus nécessaires à la survie des organisations culturelles. Les capitaux des dons, déductibles d’impôt, permettent une recirculation profitable à l’entreprise qui fait ainsi la promotion de son image de marque et procède à des tests de marché à des coûts modiques.

    De plus, l’invasion du domaine culturel représente pour elle un investissement d’ordre aussi « culturel », à savoir, la formation des profils et des habitudes de consommateur, comme un porte-parole de Pepsi l’a très bien souligné par son contrat d’approvisionnement exclusif à l’Université de Montréal. Le marché culturel, ici comme dans le cas des bibliothèques publiques, est composé de jeunes entre 18 et 25 ans. Il s’agit en plus d’un public éduqué, de la classe moyenne ou en voie de l’être.

    Les milieux universitaires et bibliothéconomiques saluent les fondations comme des solutions salvatrices à leur problème de financement. À court terme, effectivement, ces solutions peuvent leur permettre un meilleur service et des ressources supplémentaires. À long terme, on ne tient pas compte de l’achat de nouveau matériel, de son entretien, de la formation du personnel et des usagers, etc. On s’embarque surtout dans un « joint-venture » non déclaré, avec des intérêts financiers à long terme, la plupart du temps énormes, lesquels ont sûrement leur mot à dire sur la vision de la bibliothèque et sur son offre de service.

    Un seul exemple : celui de la W. K. Kellogg Foundation, créée par Kellogg en 1930, pour « revitaliser la tradition commencée par Andrew Carnegie », et qui se donne comme mission de « promouvoir, développer et utiliser des accès électroniques à l’information comme moyen d’assurer le droit du public à une société de l’information libre et ouverte » (31). La fondation a investi 15 millions $ dans un programme intitulé « Human Resources for Information System Management », qui fait de la formation technique dans les universités et les écoles de sciences de l’information. Cette plate-forme comprend d’autres partenaires, dont la Brenton Foundation, le Center for Strategic Communications Inc., etc. La fondation a fourni 4,5 millions $ à la University of Michigan School of Information and Library Studies, de concert avec la Mellon Foundation et la National Science Foundation. Enfin, elle a contribué pour un montant de 500 000 $ pour l’Office of Information Technology Policy de l’ALA.

    L’ancienne Drexel University, maintenant le College of Information Science and Technology, utilise le fonds Kellogg pour « répondre à un principe central de l’Université » : « meeting the needs of today’s students/consumers ».(Voir American Libraries, Vol. 28, no 3, Août 1997, p. 35).

    Bill Gates est devenu un « library philanthropist » dans les pages de American Libraries. Le conseil d’administration de la GBQ compte lui aussi, comme on l’a mentionné précédemment, un de ces nouveaux mécènes, dont l’entreprise de multimédias était il y a peu la possession de Microsoft. La grande entreprise voit clairement là l’occasion de se substituer graduellement à l’autorité publique, dans un secteur qui relevait de sa juridiction, et de le transformer en marché, qui ne peut être que profitable. L’intérêt pour la virtualisation de la bibliothèque doit être aussi considéré comme partie prenante de l’investissement culturel, et une partie importante, sinon fondamentale. Aux USA, le National Information Infrastructure Advisory Council (NIIAC), présidé par Ed McKraker, p.d.-g. de Silicon Graphics, presse les écoles et les bibliothèques de se brancher, en leur fournissant un ensemble de démarrage. « The NIIAC believes that appropriate access to the data superhighway can be handled without government intervention or restrictions » (32). Le contenu pourra être laissé à l’entreprise technologique, via des « mécanismes de filtrage, de vérification ou de cotation » (Idem). « To ensure that information technology and services may evolve in a timely, productive and competitive fashion, maximum freedom of choice by individuals and organisations selecting the technology, content and services is critical » (Idem). Ne nous leurrons pas sur cette liberté de choix : elle est encadrée dans une finalité de rentabilité avouée.

    La Gates Library Foundation a déjà « donné » 400 millions $ aux bibliothèques américaines américaines et canadiennes, surtout celles des communautés à faibles revenus, dont 200 millions $ pour des ordinateurs et des logiciels. Patricia Martin, ancienne conseillère à l’ALA, aujourd’hui à la tête d’une entreprise, considère que le projet Libraries Online de cet organisme a fait des bibliothèques participantes des « major medis marketplaces » (Voir American Libraries, Août 1997, p. 15).

    Dernier exemple, et non le moindre : Georges Soros, qui dirige 29 fondations de par le monde, financier accusé par le premier ministre Mahatir de Malaisie d’avoir spéculé sur la monnaie de son pays, et d’en avoir provoqué l’effondrement. Soros est un grand ami de l’ALA : lors du Freedom of Information Day en 1997, il reçoit le prix James Madison de la Coalition sur l’information fondée en 1986 par l’ALA.
    1.   La lecture et l’éducation des lecteurs
    Comme on l’a vu dans le cas de l’ASTED, la promotion de la lecture a besoin d’être définie. La Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, dans son mémoire « Une Grande Bibliothèque pour le Québec » présenté à la Commission d’étude parlementaire (33), précise que « le goût de lire commence à l’école » et propose à la GBQ d’accepter « une responsabilité de stimuler le réseau des bibliothèques scolaires », soulevant par là la possibilité d’un concept similaire à celui des pôles associés adopté par la BNF et ses partenaires municipaux et universitaires, concept qui ne semble pas avoir été envisagé au Québec (34).

    Or, à la base du problème de la lecture, il y a l’éducation, et comme le disait judicieusement Xavier Harmel, des Diffusions Dimédia, « le problème fondamental du livre est le manque de lectorat. C’est le rôle de l’éducation – et il d’agit d’une tâche assez dantesque – de raviver chez les jeunes le plaisir de la lecture ». (Mario Roy, op. cit.). Bien entendu, on ne niera pas que la bibliothèque ait un rôle à jouer dans cette promotion, mais la lecture s’apprend et se développe ailleurs qu’à la bibliothèque. Croire que le ratio « livre par habitant » ou les chiffres de fréquentation soient porteurs d’un sens qualitatif en soi est sans doute une belle illusion.

    Rina Olivieri, fondatrice de la librairie Olivieri, bien connue des milieux universitaires de Montréal, remarque que « Qualité en même temps que rentabilité, c’est un mythe du néo-libéralisme! Je ne vois pas de quelle façon, dans le livre, la qualité serait rentable ». (M. Roy. op. cit.). Aveu de l’obligation pour les libraires de vendre autre chose à côté de la qualité ? Voyons-y donc pour notre part un avertissement fort à-propos de l’incompatibilité de la qualité et du rentable dans le domaine de la lecture. Si on vise au premier chef la rentabilité d’une bibliothèque presque pensée sur le mode d’une entreprise, on ne peut qu’aboutir à l’aggravation du conflit entre qualité et rendement économique, ce qui peut par exemple se répercuter sur l’acquisition et la gestion des collections.

    Autre figure de discours en bibliothéconomie : la lutte contre l’analphabétisme. Elle camoufle pourtant certains pans de la réalité socio-politique et économique. Ainsi que le remarque Mehran Ebrahimi, chargé de cours en management aux HEC et vice-président de la Fédération québécoise pour l’alphabétisation, « nous appuyons l’idée, au sein du Groupe Humanisme et gestion, que l’analphabétisme découle directement de l’absence de projet social ».(35) C’est l’éducation et la formation qui forment la conscience. Au Québec, 1 % de la masse salariale des entreprises est consacré à la formation, et le chef libéral Jean Charest souhaite le faire disparaître s’il est élu.

    Déjà, on peut constater que le livre « scolaire » est laissé à l’abandon au profit du livre de loisir, ainsi que le remarquait il y a dix ans Mme Lise Bissonnette, actuelle directrice de la Grande Bibliothèque (36). Elle énonçait dans son texte l’idée de l’auto-instruction gratuite que donne la BNQ versus les coûts de la formation pour adultes, cet « enseignement en morceaux dûment subventionné ». Sa dénonciation de la bureaucratisation de l’enseignement (et surtout de sa fonctionnalisation) devrait, pour notre part, servir de modèle à celle de la bureaucratisation de la bibliothèque elle-même – un phénomène encore peu connu à l’époque, et qui a beaucoup à voir avec une industrialisation culturelle galopante et avec la perte de pouvoir des bibliothécaires sur l’échiquier socio-culturel qui accompagne la première tendance.

    Il est symbolique que le comité Richard se composait de deux bibliothécaires et d’un entrepreneur des multimédias et de l’information (M. Clément Richard ayant été président du canal Météo-Médias et consultant en communications et relations publiques, entre autres à SNC-Lavalin, une multinationale québécoise de l’ingénierie et de l’expertise-conseil dans le domaine. M. Richard a aussi été ministre des Affaires Culturelles dans le premier gouvernement souverainiste du Québec, présidé par René Lévesque). « Depuis le début des années 1980, soulignent le SFPQ et et le SPGQ, [syndicats représentant les fonctionnaires de l’État québécois], nous assistons à une reconfiguration de l’État où des pans entiers de l’activité gouvernementale sont littéralement arrachés de la fonction publique à proprement parler » (37). Que ce soient les sociétés Innovatech, la recherche et le développement dans le secteur des forêts et de l’agro-environnement, ou encore le projet de loi 143, qui suggère de remplacer la Société de développement industriel par Investissement-Québec, ou bien encore les promesses du leader libéral Jean Charest d’abolir la Société générale de financement et d’ouvrir les portes au secteur privé en santé et ailleurs, la tendance néo-libérale se précise dans la gestion publique au Québec. Elle est déjà amorcée même avec un gouvernement nationaliste. Le « déracinement » de la Bibliothèque nationale pourrait-il être considéré dans une telle perspective ? Est-ce le début d’une possibilité de partenariat ouvert de la bibliothèque publique et nationale avec le secteur privé, comme le soulève le mémoire des syndicats des professionnels du gouvernement québécois à la Commission d’étude de novembre 1997 : « Il nous apparaît ironique que ce soit un gouvernement du Parti Québécois qui mette en danger une institution nationale qui souligne précisément le caractère distinct du Québec par rapport aux autres provinces et qui a, depuis sa création, assumé pour le Québec, malgré ses faibles moyens, les fonctions de la Bibliothèque nationale du Canada remplit dans le reste du Canada (...) La Bibliothèque nationale du Québec ne sera-t-elle plus qu’un fournisseur captif de services pour la Grande Bibliothèque du Québec, en compétition avec le secteur privé ? (...) Nous sommes convaincus que les bibliothèques de quartier sont beaucoup plus aptes à être un « outil d’intégration sociale »  (p. 46 du rapport Richard) que ne le sera jamais une très grande bibliothèque (...) » (38).

    Les syndiqués des bibliothèques rappellent aussi que le ministère de la Culture et des Communications a la responsabilité d’un développement de réseau de bibliothèques publiques au Québec, tel que demandé dans le rapport de la Commission Sauvageau en 1987, et non pas la Grande Bibliothèque, à laquelle on veut confier une « fonction de planification, d’expertise et de recherche, à mettre au service des bibliothèques publiques » (p. 77 du rapport).

    Nous y voyons pour notre part le signe évident de la présence et de l’affermissement du système de l’industrie culturelle dans ce débat et dans le devenir de la bibliothèque en général. Ce n’est que par une compréhension des enjeux industriels de la culture que nous réussirons à articuler un discours bibliothéconomique critique qui permettra de comprendre le fond du problème.


    Notes

    (1) J.-R. Brault, « Spécialistes de la documentation et de l’information de tous les pays, unissez-vous ! ». Argus, Vol 9, no 4, Juil.-Août 1980, pp. 129-132. (Retour au texte)

    (2) Qu’on considère l’exposition rétrospective sur « Borduas et l’épopée automatiste », tenue au Musée d’art contemporain et dénoncée par les signataires mêmes du Refus Global, et très durement par Pierre Gauvreau, qui se sont sentis insultés par la non consultation sur les oeuvres à exposer ou sur celui du commanditaire, une compagnie de tabac. Cas isolé, ou au contraire significatif de la nouvelle gestion muséale ? (Retour au texte)

    (3) Marc Raboy, Florian Sauvageau, Ivan Bernier, Dave Atkinson, Développement culturel et mondialisation de l’économie : un enjeu démocratique. Québec ; Institut québécois de recherche sur la culture, 1994. (Retour au texte)

    (4) Un exemple parmi cent autres pour éclairer cette contamination du politique : les subventions à l’industrie du multimédias en pleine expansion, qui font écho à celles forcées par le gouvernement canadien à l’aérospatiale. Une entreprise comme Cognicase reçoit 30 millions $ en subventions et son président avoue que de toute façon les emplois vont être créés. Les fonds publics accélèrent le processus. L’approbation forcée des médicaments non complètement testés s’ajoute aussi à ce manège de la haute technologie, qui est porteuse d’emploi et rentable au plan politique. 

    (5) À l’annonce de la fusion des bibliothèques, M. Jacques Panneton, alors bibliothécaire en chef de la Bibliothèque municipale de la métropole, soulignait simplement que l’intérêt supérieur des Montréalais primait avant tout. 

    (6) Les incidences économiques de l’autoroute de l’information : une vue d’ensemble. Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, 1995. 

    (7) Justin Lewis, « Culture, État et marché libre », Les politiques culturelles à l’épreuve : la culture entre l’État et le marché. Florian Sauvageau, dir. Québec : IGRC. PUL, 1996, p. 177. 

    (8) Idem, p. 182. 

    (9) N. Petrowski. « Le libre penseur du Musée ». La Presse, 28 sept. 1998, p. A1. 

    (10) Georgette Blanchard, « Les musées se dépoussièrent... ». L’Économique, Nov. 1997, pp.56-60. 

    (11) Luc Perreault. « Daniel Langlois veut ses cinémas et les aura ». La Presse. 27 nov. 1997, p. D7. 

    (12) Daniel Sneider, « San Francisco Library Marks Trend Toward Urban Revival », The Christian Science Monitor, April 3, 1996, p. 1 

    (13) Pierre Lemieux, « Réflexions libres sur la culture », Les politiques culturelles à l’épreuve…, op. cit., p. 154.

    (14) Stéphane Baillargeon. « Québec promet une politique des musées ». Le Devoir, 19/20 sept. 1997, p. A27. 

    (15) Bulletin des Bibliothèques de France, T. 43, no 2, 1998, pp. 87-89. 

    (16) Idem. 

    (17) Françoise Benhamou, « Questions posées par l’économie publique aux bibliothèques ». Économie et bibliothèques. Jean-Michel Salaün dir. Paris : Éditions du Cercle de la Librairie, 1997, pp. 151-152. Le schéma de mesure « input-output » est aussi celui retenu par José-Marie Griffiths et Donald King, « Mesure de la valeur des services d’information », pp. 159-175. 

    (18) J.-M. Salaün, « Le débat britannique », Économie et bibliothèques, op. cit. L’auteur cite une étude faite par KPMG et CPI pour le compte du Department of National Heritage, l’équivalent du ministère de la Culture en Grande-Bretagne... 

    (19) Voir, 17-23 juillet 1997, p. 5. 

    (20) Vincent Lemieux, « Des politiques culturelles comme les autres ? », Les politiques culturelles à l’épreuve..., op. cit.

    (21) Idem, p. 196. 

    (22) J. Michon, « L’édition littéraire au Québec : entre l’aide publique et les nouvelles logiques marchandes ». Théorie, méthodologie et recherche en bibliologie. (8ème Colloque international en bibliologie, 25-27 sept. 1989). Robert Estivals, dir. Paris : Bibliothèque nationale, 1989. 

    (23) P. Bazin, « Toward Metareading », in The Future of the Book. Geoffrey Nunberg, ed. Berkeley : University of California Press, 1996, pp. 155-168. 

    (24) Rima Elkouri. « La démocratisation culturelle doit primer, dit Lise Bissonnette ». La Presse, 7 août 1998, p. B4

    (25) Magali Rosolo. « L’Institut de l’information scientifique et technique à l’ère de la qualité », Bulletin des Bibliothèques de France, T. 143, no 1, 1998, p. 39.

    (26) ASTED. « Lettre de l’ASTED présentée M. Clément Richard ». 24 septembre1997 

    (27) « Un lieu unique d’accès à la culture et à l’information », La Presse, 20 juin 1997, p. B3. 

    (28) « Un projet d’intégration prometteur », Le Devoir, 19 novembre 1997. 

    (29) Louis-Gilles Francoeur, « Rivières et chutes, ça fait aussi partie du patrimoine ». Le Devoir, 15/16 février 1997, p. A5. 

    (30) Témoignages d’artisans culturels : « La Journée Mondiale du Livre (23 avril 1997) est un geste symbolique, qui est en somme une opération de bonne conscience », disait Paul Bélanger, des Éditions du Noroît. « Il n’y a pas de politique du livre. L’État coupe les budgets destinés aux bibliothèques, mais il organise des événements ! » (Marie-Madeleine Raoult, Éditions de la Pleine Lune). Mario Roy, « Des livres et des écrivains », La Presse, 20 avril 1997, p. B1. Remarquons que la politique du livre actuelle peut avoir des effets comparables aux coupures de budgets, dans les bibliothèques scolaires surtout.

    (31) Peggy Barker. « Look Out and Look Up – Libraries Are Not Alone ». American Libraries, Vol. 27, no 4, April 1996, p. 67.

    (32) Voir American Libraries, Vol. 27, no 3, Febr. 1996, p. 8.

    (33) Erreur! Signet non défini., 19 nov. 1997. 

    (34) Le mémoire fait toutefois de la gestion du projet une affaire de marketing, afin de « gagner à l’avance la population et créer une attente chez elle ». La fréquentation n’en sera qu’augmentée, précise-t-on. Il est possible de croire que la lecture sera une partie importante de ce marketing, ou de son contenu promotionnel.

    (35) Stéphane Batigne. « HEC, ABC : même combat ? » Ici, 10/17 sept. 1998, p.8. 

    (36) Lise Bissonnette. « La BN ferme à cinq heures ». L’Actualité, Août 1988, p. 88. 

    (37) L’Aut’ Journal, Juillet-Août 1998, no 171, p. 3

    (38) Mémoire du Syndicat des professionnelles et professionnels du Gouvernement du Québec (SPGQ) et du Syndicat de la Fonction publique du Québec (SFPQ) présenté à la Commission de la Culture sur le projet de Grande Bibliothèque du Québec. 12 novembre 1997. 


    Voir aussi deux textes essentiels:

    André Maltais. « Grande Bibliothèque : Le PQ enfonce son pays dans l’appauvrisement culturel ». L’Aut’journal, no 165, 15 déc. 1997-1 février 1998, p. 6 et 15. L’auteur est bibliothécaire à l’École Polytechnique de Montréal.

    Yvan Lamonde. « La Grande Bibliothèque : un concept qui ne résiste pas à l’analyse ». Le Devoir, 10 novembre 1997, p. A9. L’auteur est historien du livre à l’Université McGill.

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    Mémoire à la Commission parlementaire sur le projet de
    Grande Bibliothèque du Québec
    Par Céline Robitaille

    « Les idées, les opinions, les théories scientifiques, les dogmes et les histoires qu'on vous a inculqués pendant quinze ans, allez les chercher dans tous les recoins de votre cerveau, ramassez-les au râteau, faites-en un tas devant vous, puis commencez le triage. Examinez attentivement chacune de ces acquisitions, armez-vous d'une loupe, à la lumière du soleil, et mirez-les toutes une à une. Vous en verrez d'entichissantes et saines, vous en verrez d'ineptes et encombrantes, vous en verrez de pourries. Ne gardez pas celles qui, selon vous, après un pénible effort de pensée, sont conformes à votre jugement  et à votre raison. Rejetez tout ce qui froisse votre bon sens. Admettez loyalement ce qui convient à votre esprit. Condamnez le reste au crible du doute ou au dépotoir de l'absurde. Quand vous doutez, ayez le courage d'en rester à votre doute jusqu'au jour où peut-être, des lueurs nouvelles vous en délivreront. Le doute est d'ailleurs à la base même du savoir, puisqu'il est la condition essentielle de la recherche de la vérité. On ne court jamais après ce qu'on croit posséder avec certitude. On vous a toujours dit : - Ne doutez pas! - Moi, je vous dit : - Doutez! C'est la planche de salut de l'intelligence, c'est la ligne de flotaison de l'être raisonnable. Créez en vous la belle et courageuse inquiétude qui vous épargnera la maladie du sommeil et vous conduira à des trouvailles splendides. »

    Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés, Montréal, Typo, 1996,  pp. 107-108
      
    Présentation 

    Mme Céline Robitaille a été l’épouse de feu Georges Cartier, fondateur et premier conservateur en chef, comme on appelait le directeur à l’époque, de la Bibliothèque nationale du Québec. Mme Robitaille l’a secondé tout au long de son œuvre et a été intimement liée à l’histoire de la Bibliothèque. Son témoignage s’appuie sur une expérience de 25 ans dans les bibliothèques de recherche, dont 4 années à la direction des bibliothèques de secteur, des collections spéciales et des centres de documentation à l’université du Québec à Montréal (UQAM), et de dix ans à la Direction générale des bibliothèques de l’Université Laval de Québec.
      
    Le texte (par ailleurs remarquable) que nous vous présentons a été écrit et envoyé à moins de deux semaines d’avis avant le début des audiences de la Commission. Le mémoire ne venant pas d’un invité à la Commission, il n’a pas été présenté. On n’a pas jugé pertinent non plus de faire exception, vu sa qualité et l’expérience professionnelle de son auteur ; en fait, on a invoqué un manque de disponibilité à l’horaire de la Commission.
    Ce texte fut par la suite soumis au journal Le Devoir, qui l’a refusé, et a publié peu après une critique similaire, mais provenant d’un autre secteur d’expertise que la bibliothéconomie. Il s’agit du texte d’Yvan Lamonde, fort pertinent également (voir notes de la partie 1 de notre texte sur la Grande Bibliothèque).
      
    Compte tenu, donc, de ce contexte et de l’analyse pénétrante que fait ce mémoire, nous croyons utile et nécessaire de le publier ici, avec l’accord de son auteur.



    Lors de la création de la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ), en 1967, le dépôt légal était instauré et, dès lors, il a fallu envisager un agrandissement de l'édifice déjà exigu qui logeait, avant l'adoption de la loi 91, la Bibliothèque Saint-Sulpice, qui n'avait aucune mission particulière, et que le gouvernement québécois avait acquise en 1941, après dix années de fermeture. Il fallait déja prévoir l'expansion assez considérable que le développement gratuit allait entraîner dans les décennies à venir. Des solutions à court terme ont été adoptées au fil des ans, mais jamais jusqu'à maintenant, bien que plusieurs gouvernements aient fait de la BNQ une priorité, le problème global des espaces n'a été réglé, et les collections et les services de la BNQ sont toujours dispersés dans plusieurs immeubles. 

    Le 1er janvier 1997, sans que la chose n'ait été trop connue du public, les collections de conservation, les services administratifs et les services techniques de la BNQ, étaient regroupés dans un vieil immeuble du nord-est de Montréal (rue Holt), acheté et rénové par le gouvernement québécois pour une somme de 17 millions de dollars. 13 300 mètres carrés vont y assurer l'expansion des collections pour les 25 prochaines années (cf. Le siège social et le Centre de conservation de la BNQ, page 21). Cette réalisation apportait donc une solution partielle aux problèmes d'espaces, solution toutefois discutable puisqu'elle « consacrait », de façon irréversible, la scission des opérations et des services de la BNQ. 

    Ce projet étant concrétisé, il fallait trouver une deuxième solution pour loger « ce qui restait » des activités de la bibliothèque, c'est-à-dire les services aux usagers, qui occupent à l'heure actuelle le pavillon Saint-Sulpice de la rue Saint-Denis (4 226 mètres carrés) et l'annexe Aegidius-Fauteux de la rue Esplanade (1712 mètres carrés). Au cours de 1996, au moment même où se terminait l'aménagement du Siège social, un projet de « relocalisation » de la BNQ dans le centre-ville, rendu public, suscitait une intense controverse, et la ministre de la Culture, qui favorisait alors l'agrandissement de l'édifice de la rue Saint-Denis (projet qui avait d'ailleurs déjà été mis de l'avant dès les années '70 et qui fut parrainé par la suite par au moins deux de ses prédécesseurs), laissa mourir le débat sans prendre aucune décision. Au cours de la polémique entourant le projet avorté, le concept d'une TGB, une Très grande bibliothèque, fit son apparition, inspiré de la construction en France d'un très grand bâtiment devant permettre de résoudre les problèmes de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Il convient de préciser, d'entrée de jeu, que la réalisation du complexe français constituait essentiellement un agrandissement de la déjà grande Bibliothèque nationale, et qu'il n'a aucunement le caractère hybride qui est proposé pour la Grande bibliothèque du Québec. En effet, la BNF n'a pas agrandi ses locaux pour y intégrer une bibliothèque de lecture publique, telle la Bibliothèque Georges-Pompidou par exemple, ce qui aurait pu donner une Méga-bibliothèque. Pour qui connaît ces deux institutions, caractérisée chacune par leur aménagement, la disposition de leurs documents, l'organisation de leurs services, toutes spécificités dictées par des missions différentes et complémentaires, l'idée d'une fusion paraît absurde. Au Québec, on ne craint pas l'aberration, et le projet d'intégration de deux institutions à vocations différentes est mis de l'avant sans que cela provoque de remous importants. Toutefois, la « grenouille » québécoise a cessé de vouloir se faire aussi grosse que le « bœuf » français, et on ne parle plus de TGB mais, plus humblement, de GBQ.

    Voilà donc exposée sommairement, la trajectoire qu'a suivi le dossier des espaces de la BNQ, et l'aboutissement de ce parcours est inquiétant: il annonce l'évanescence, à plus ou moins brève échéance, de la Bibliothèque nationale du Québec qui, amalgamée avec la BCM, perdra toute visibilité et même son identité, qui disparaît déjà dans ce nom de Grande bibliothèque du Québec. Ce nom n'a d'ailleurs aucun sens, ni pour l'une ni pour l'autre des deux institutions qu'il qualifie. Même si l'on veut lui donner toute la noblesse possible, il ne connotera toujours que la taille d'un immeuble, il réfère essentiellement à des mètres carrés. « Grande » par rapport à quoi au juste? Faute d'avoir une grande bibliothèque nationale et une grande bibliothèque centrale de prêt public, on additionne deux unités, et on s'autorise à qualifier la nouvelle entité de « grande », parce que « deux » est toujours plus grand que « un », ça, au moins, on le sait au Québec. Après la construction de la GBQ et la fusion des activités « visibles » de la BNQ avec celles de la BCM, il restera de la BNQ un Siège social et un Centre de conservation, superbement aménagés dans une zone isolée, sans population, animée par les usines et les garages environnants, aucunement touristique ou achalandée, pas facilement accessible - un professeur de ma connaissance s'est vu récemment refuser une visite guidée pour ses élèves. Il convient peut-être de noter en passant que les collections spéciales (livres rares et anciens, éditions de luxe, reliures d'art, documents cartographiques, estampes, affiches et photographies, partitions musicales, archives privées et manuscrits) sont logées au Siège social et que leur consultation, depuis le transfert rue Holt, n'a pas été des plus intense. 

    Le débat qui a repris autour de la GB n'est pas un débat d'idées; c'est un débat sur un site, une construction, sur le béton. L'un ou l'autre des sites proposés actuellement, s'il y a effectivement construction d'une GBQ, pourrait très bien convenir. Le Palais du commerce avait d'ailleurs déjà été envisagé pour reloger la BNQ lors des nombreux projets d'agrandissement élaborés au cours des trente dernières années, tous renvoyés aux calendes grecques. Mais, pendant qu'on discute d'emplacements, de mètres carrés, de « contenant » et des millions, qu'on annonce une commission parlementaire (sur invitation) à une semaine d'avis; pendant qu'on « distrait » la population et que des mobilisations s'organisent autour du Palais du commerce en « oubliant » que la BNQ, elle est là, dans la rue d'à côté, qu'elle pourrait être agrandie elle aussi; pendant toutes ces diversions, on a relayé aux oubliettes la problématique de départ, on ne s'étonne pas de la tangente qu'a prise le dossier, on ne « questionne » aucunement la philosophie que sous-tend le projet de GBQ, on ne demande pas où et comment le gouvernement, en période de disette économique, de course au déficit zéro, de coupures dans les services à la population (éducation, santé, services sociaux), a soudain trouvé 75 millions de dollars, pourquoi il a décidé de jouer le bon Samaritain à l'égard de la Ville de Montréal (qu'il éreinte d'autre part), quand dans le passé, même en période d'aisance financière, il n'a jamais trouvé le moyen de supporter convenablement les bibliothèques en général et de loger de façon adéquate sa Bibliothèque nationale. Comme dirait le Bourgeois gentilhomme: « Il y a anguille sous roche, et ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous soyez ». À moins qu'on veuille encore à tout prix, comme le disait Boulerice, « talonner de près la Bibliothèque de France », à moins qu'on veille ériger un monument, une Bibliothèque du Pouvoir? En tout cas, ce que l'on sait, c'est que les élections au Québec sont plus proches maintenant qu'elles ne l'étaient en 1996, quand on débattait du défunt projet Simpson.

    Si 75 millions sont disponibles, personne, à vrai dire, qui se préoccupe du développement de la société québécoise, ne songerait à s'objecter à un investissement dans les bibliothèques. Le gouvernement aurait pu, déjà depuis un bon moment, investir quelque 20 millions pour agrandir la BNQ (c'est ce que prévoyait la SIQ comme coûts, il y a quelques années pour l'agrandissement du pavillon Saint-Sulpice), octroyer un autre 20 millions pour « encourager » la Ville de Montréal (Monsieur le maire aurait pu ainsi réaliser sa promesse électorale d'agrandir la BCM par l'acquisition de l'immeuble d'en face et même de creuser le passage souterrain qu'il avait proposé pour relier les deux sites); il resterait encore 30 et quelques millions, qui pourraient être investis dans les autres bibliothèques du Québec qui en ont grandement besoin, ou contribuer à limiter les coupures les plus blessantes et les protestations qu'elles suscitent. La raison et la politique peuvent-elles faire bon ménage? 

    Non, les motivations sous-jacentes au projet de GBQ échappent à ma raison. Les partisans de la « mixture » BNQ/BCM défendent l'opération en invoquant les avantages qu'en retirerait la population: la démocratisation de la BNQ et, surtout, l'augmentation spectaculaire de sa fréquentation. C'est le point de vue que défend Monsieur Philippe Sauvageau, PDG de la BNQ, qui répète inlassablement et stratégiquement qu'une bibliothèque nationale doit être une bibliothèque « publique », dans le sens de « populaire », au même titre que les bibliothèques publiques (qu'il serait plus correct et français d'appeler les « bibliothèques de lecture publique » ou des bibliothèques municipales). Que la BNQ soit publique, certes, personne ne peut le contester, mais au même titre que le sont les autres bibliothèques, les magasins, les banques, les hôtels, etc., dans le sens que toute le monde peut y entrer. Mais prétendre qu'elle doive être « populaire » constitue un sophisme. Qu'elle soit bien connue, publicisée, qu'on y organise des expositions, des conférences, des activités culturelles, certes - et c'est ce que la BNQ a toujours fait, cela n'en fait pas une bibliothèque « populaire », parce que la recherche fondamentae n'est pas une activité populaire, et  c'est à cela que sert prioritairement une bibliothèque nationale. Toutes les bibliothèques, quelle que soit leur vocation, ont des points en commun. Demandez à n'importe quel citoyen ce qu'est une bibliothèque, il vous répondra que c'est un lieu où il va lire des livres, en emprunter; il ajoutera parfois qu'il y va pour consulter, étudier, se distraire, ou encore pour y trouver de l'information ou faire des recherches, ce qui peut s'appliquer à toutes les catégories de bibliothèques, y compris la BNQ (sauf l'emprunt). Ce qui est plus difficile à percevoir, et que le citoyen ne sait pas toujours (d'ailleurs il n'a nulle obligation de le savoir pour s'en servir), c'est ce qui différencie et caractérise les différentes catégories de bibliothèques: leurs contenus, leur organisation, leur infrastructure, leur mode de fonctionnement, les exigences techniques de leurs opérations, les spécialisations des divers personnels, etc.

    La recherche de longue haleine dans les universités fait appel à des collections encyclopédiques, à des contenus « sédentaires »; le support à l'enseignement et à l'étude exige le roulement et la mobilité de documents choisis en fonction des programmes d'enseignement; la fourniture de services de lecture publique, d'information et de loisirs culturels nécessite des collections « vivantes », récentes dont on élague les documents désuets; les bibliothèques spécialisées recueillent le maximum de documents dans un domaine restreint et limitent parfois le prêt, etc. Ce qui caractérise la Bibliothèque nationale est encore plus difficile à cerner. Elle a, comme toutes les bibliothèques nationales, un mandat patrimonial et supporte essentiellement la recherche relative au patrimoine qu'elle conserve. Elle est offerte à tout citoyen du monde qui s'intéresse au patrimoine québécois. La BNQ joue un rôle tout à fait exclusif et unique, dans ce sens qu'elle ne choisit pas les documents qui forment ses collections, elle les reçoit gratuitement pour la plupart; elle ne se spécialise dans aucune discipline, elle n'est pas encyclopédique, elle ne porte aucun jugement de valeur sur ce qu'elle accumule, elle n'élague pas les documents périmés et, comme il a été dit souvent, elle ne consent aucun prêt, sauf à des institutions qui s'engagent à respecter la règle de la consultation sur place. En d'autres termes, elle recueille sans distinction, conserve, entretient et diffuse le patrimoine littéraire et scientifique du Québec, produit sous quelque support que ce soit, pour les générations actuelles et futures, celles du Québec d'abord, mais aussi pour celles des autres pays. Il est clair qu'elle doit soutenir toute les autres catégories de bibliothèques et collaborer avec elles, particulièrement les bibliothèques universitaires qui, d'ailleurs, en font un grand usage. La plus large coopération possible avec le réseau des bibliothèques nationales de la planète est aussi de son ressort. La BNQ, en vertu de la loi par laquelle elle a été créée, doit établir la bibliographie nationale du Québec, la publier, la diffuser et elle doit en outre assumer plusieurs autres fonctions moins connues, plus techniques, telle la création « d'outils » collectifs de travail et de recherche. Que connaît-on des bibliothèques du Québec à l'étranger? Sa Bibliothèque nationale! 

    La majorité des Québécois ont à leur disposition une gamme de bibliothèques variées pour répondre à la quasi-totalité de leurs besoins de lecture, d'information, de recherche, de culture, de loisirs, et ce sont celles-là qu'ils connaissent: les écoliers, les bibliothèques scolaires, les collégiens, celles des cégeps, les universitaires, les bibliothèques des universités - générales et spécialisées, les malades, les bibliothèques d'hôpitaux, les prisonniers, celles des pénitenciers, les hommes d'affaires, les centres de documentation de leur compagnie, les artistes, ceux des musées, etc., et chaque individu, à titre de citoyen du Québec a, en plus, accès à la bibliothèque de la ville où il réside et à la BNQ s'il en a besoin. Ce qui caractérise plus particulièrement encore la BNQ, au-delà des remarques qui précèdent, c'est que si l'on peut dire à son sujet, sans porter de jugement sur quiconque, qu'un citoyen n'en n'a pas forcément besoin, ou qu'il n'en n'a pas toujours besoin, ou qu'il en a besoin à un moment particulier de sa vie, de ses études ou de sa carrière, ou selon ses curiosités cycliques personnelles, on peut par ailleurs affirmer que tous les Québécois, et souvent les habitants d'autres pays, profitent de la Bibliothèque nationale par les retombées des recherches qui y sont effectuées: livres publiés, romans historiques, biographies de personnalités québécoises, dictionnaires, ouvrages sur le costume, le mobilier, l'architecture du Québec, ou autres thèmes (documents qu'ils peuvent acheter dans une librairie, ou emprunter dans leur bibliothèque « naturelle »); ils en profitent par les émissions radiodiffusées, les séries télévisées pour lesquelles d'abondantes recherches sont effectuées à la BNQ; par les expositions dans les musées, les Maisons de la culture, les centres de loisir à qui la BNQ prête des documents uniques, etc. (Je suis personnellement, et je le dis sans humiliation ni scrupule, une Québécoise qui, en ce moment de sa vie, n'a pas un besoin direct de la BNQ, la bibliothèque de mon quartier répondant très efficacement à mes besoins de lecture, d'information et de loisir. Je profite quand même des ressources de la BNQ, parce que j'ai regardé, entre autres, la série télévisée « Des crimes et des hommes » et les dix émissions télévisées sur l'histoire du jardinage au Québec, pour lesquelles une bonne partie des recherches ont été faite à la BNQ).

    Un exemple sommaire illustrera concrètement le fondement de mes propos sur la spécificité d'une bibliothèque municipale et celle d'une bibliothèque nationale: celui des livres pour la jeunesse. Les bibliothèques de lecture publique achètent des livres qui sont destinés aux enfants. Ces livres sont prêtés jusqu'à usure, exploités par « l'heure du conte » et toutes sortes d'activités d'animation. Le personnel affecté aux sections « jeunesse » guide les enfants les conseille, organise des discussions, des expositions, etc. La BNQ de son côté a développé, à partir du dépôt légal, une telle collection d'ouvrages pour la jeunesse; elle reçoit gratuitement deux copies des livres publiés par les auteurs québécois. Un exemplaire est déposé dans le fonds de conservation du patrimoine, et le second est mis à la disposition de qui veut bien le « consulter sur place », de façon générale les étudiants, les chercheurs, les historiens, les sociologues, etc. qui effectuent des travaux littéraires, historiques, socioculturels ou autres. Ce qui n'exclut pas que Monsieur ou Madame X qui voudrait se faire une idée sur la littérature de jeunesse puisse les consulter et que la BNQ puisse organiser une exposition sur les livres pour enfants. Il en va de même pour tout ce que possède la BNQ. Qu'y a-t-il d'élitiste ou de gênant, d'antidémocratique ou de non « public » là-dedans, comme on s'est plu à le répéter fallacieusement, puisque tout citoyen du monde intéressé par la littérature de jeunesse produite au Québec peut, s'il vient à la BNQ, ou s'il en fait la demande par l'intermédiaire d'une autre bibliothèque, y avoir accès? Cet exemple sommaire démontre bien que l'exploitation du livre pour enfants dans une bibliothèque « publique » ou scolaire, l'environnement dans lequel le document est utilisé, n'ont rien à voir avec l'usage qui en est fait à la BNQ. Et je pose la question: Qu'est-ce que la « mixtion » de deux bibliothèques à vocation complémentaire et exploitées de façon si différente et spécifique dans la quotidienneté, apporterait de plus pour chacune des institutions et chacun des usagers? Comment peut-on prétendre que la « délégation » par entente ou contrat d'une partie importante de la mission et des responsabilités de la BNQ à une autre institution qui a ses propres objectifs, qui en a déjà plein les bras et qui a bien d'autres sortes de chats à fouetter, pourra être plus efficace et rentable? On a vraiment du talent au Québec pour les élucubrations, pour ne pas faire comme ailleurs et pour défaire, à tous les dix ou trente ans, ce qui a été fait précédemment! 

    Enfin, dernier leitmotiv tendancieux invoqué pour soutenir le projet de GB: l'augmentation spectaculaire de la clientèle de la BNQ si elle est confondue dans la BCM. N'avait-on pas rapporté dans les journaux, l'an dernier, que la BNQ relogée au centre-ville attirerait annuellement à elle seule 250 000 personnes? Il est tout à fait exact que la fréquentation de la BNQ est « limitée » par la vocation qui lui est dévolue et la nature des collections qu'elle détient. Les clientèles sont pour ainsi dire captives, elles ne s'additionnent pas, elles se renouvellent. Pour les doubler, les tripler, il faudrait doubler ou tripler les universités, les collèges, les écrivains, les réalisateurs d'émissions radiophoniques ou télévisuelles, les historiens, les généalogistes, les éditeurs, etc. Cependant, si le « succès » des bibliothèques en général se mesure en partie par le nombre de ses usagers, ce succès dans une bibliothèque nationale, dans quelque pays qu'elle soit, se mesure de façon plus complexe. Sans étaler d'abondantes statistiques, je reprendrai l'exemple des livres pour la jeunesse. Le même conte prêté à 50 enfants dans la bibliothèque municipale donnera une statistique de 50 lecteurs. Si 50 contes différents sont consultés par un chercheur à la BNQ, on comptabilisera un lecteur.

    C'est ainsi que depuis sa création en 1967 (on visait alors l'objectif ambitieux de quelque 50 000 usagers), la BNQ accueille, bon an mal an, de 35 000 à 39 000 lecteurs. En 1967, année de l'Expo: 39 483 personnes sont entrées à la BNQ; en 1968, année sans doute plus conforme à une réalité moins touristique, ce sont 36 850 personnes qui y ont pénétré (cf. Bulletin de la Bibliothèque nationale, col. 2, nos 2 et 3, juillet/octobre 1968, page 10). En 1995-1996, la fréquentation a été de 35 776 et, pour l'année précédente, de 36 376 lecteurs (cf. Rapport annuel 1995-1996 de la Bibliothèque nationale du Québec, page 55). Ce qui est trompeur dans ces chiffres, c'est qu'ils ne font pas état du fait que, au cours des trente ans d'existence de la BNQ, sa clientèle, numériquement à peu près identique, a consulté cinq fois plus de documents, que les recherches ont été onze fois et demi plus nombreuses, que les emprunts extérieurs ont été huit fois et demi plus considérables, etc. C'est cela qu'il faut mettre en lumière si l'on veut honnêtement mesurer le degré de « succès » de la BNQ, sa productivité, les efforts de marketing qui ont été faits, sa démocratisation, sa « popularité ». Les statistiques de la BNQ, dans la future Grande bibliothèque, seront vraisemblablement plus impressionnantes, parce qu'agglutinées à celles d'une bibliothèque centrale de prêt public, mais quelle signification auront-elles? Pourra-t-on seulement savoir l'usage réel qui sera fait des ressources qui constituent le patrimoine québécois? 

    Et je n'ai pas parlé des trois « monuments » à recycler, ce qui n'est pas si simple quand on a déjà plusieurs immeubles sur les bras et quand les bâtiments ont été planifiés pour abriter des bibliothèques. Et je n'ai pas parlé du coût de conversion du système de classement des livres de la BNQ vers le système de la BCM qui est recommandé dans le rapport Richard (page 55) et qui n'a pas été évalué (quelques millions de plus pour une opération complètement improductive). Et je n'ai pas parlé de l'incertitude par rapport au financement futur de la GBQ, de l'engagement des « propriétaires » à supporter dans l'avenir le développement de l'institution bicéphale (la Ville de Montréal, qui sous-alimente ses bibliothèques, croit déjà, semble-t-il, que la GBQ lui fera faire des économies substantielles).

    Enfin, le projet de construction d'une grande « coquille », coûteux financièrement, obscur dans ses fondements et hasardeux au point de vue organisationnel et budgétaire, qui va entraîner la dépersonnalisation d'une institution à caractère unique, connue comme telle dans le monde entier, ressemble à une défaite, un naufrage. L'hybridation de la BNQ et de la BCM, l'assimilation de leur mission respective, le regroupement de collections composites et le détournement des responsabilités que comporte le projet de GBQ me remet en mémoire cette maxime qu'Alfred de Vigny énonçait dans son Chant d'ouvriers, dont on semble aujourd'hui avoir oublié la sagesse: « La vie est un vaste atelier, où chacun faisant son métier, tout le monde est utile ». 

    Céline Robitaille  
    Conseil CRC Consultant
    Ex-directrice des bibliothèques de l'université Laval
     
    Le 5 novembre 1997





    « La Grande Bibliothèque demeure la meilleure solution possible, du moins pour l'instant (…) Cependant, il faut demeurer vigilants, être attentifs, et critiques. Mais positifs »

    Entretien réalisé par Pierre Blouin avec Réjean Savard, membre et vice-président du Conseil d'administration de la Grande Bibliothèque du Québec, professeur à l'École de Bibliothéconomie et des Sciences de l’Information de l’Université de Montréal (EBSI), membre de la Commission d’étude sur le projet de Grande Bibliothèque (commission Richard).




    (M. Savard nous livre ces propos à titre personnel, et non au nom de la GBQ).



      
    Hermès:    M. Savard, comme vous le savez sans doute, l'interrogation réfléchie des technologies (davantage que leur simple promotion) nous préoccupe en tant que bibliothécaires. Dans un premier temps, je vous demanderais quel est votre conception d'un équipement culturel? Que penser de l'annonce d'une bibliothèque hautement conviviale en NTI à la GBQ? 

    RS Pour ce qui est des nouvelles technologies, le rapport du Comité Richard fournit un cadre de travail relativement précis à partir duquel il faudra composer. Ceci dit, avec l’arrivée d’une PDG à plein temps qui est nouvelle dans le dossier et la nomination d’un premier conseil d’administration, il est évident que la concrétisation de ce qui est décrit dans ce rapport pourra prendre une forme différente. Pour ce qui est des nouvelles technologies en particulier, comme les choses évoluent extrêmement rapidement dans ce domaine, je suis personnellement d’avis qu’il faudra examiner avec soin les paramètres définis dans le rapport Richard. 

    Hermès: Qu'en est-il du personnel des institutions existantes et de son intégration? 

    RS Bonne question. En ce qui me concerne je considère que le personnel sera un atout très important de la GBQ. Ce l'était déjà dans le rapport Richard, mais pour moi, le personnel, c'est quelque chose de fondamental : on aura beau pouvoir compter sur des collections extraordinaires et sur toutes les nouvelles technologies possibles, si on n'a pas un personnel compétent et en nombre suffisant, ça peut causer des problèmes. En un mot, si on vise l’excellence dans cette bibliothèque, on devrait miser sur l’excellence des ressources humaines. 

    Hermès:     Y a-t-il une collaboration prévue avec des institutions autres, telles que les musées par exemple? Il y avait déjà à la Bibliothèque nationale des expositions thématiques ou sur des auteurs, que Mme. Bissonnette voudra sûrement retenir pour sa « cité des Lettres…» 

    RS Encore là, il est trop tôt pour se prononcer. L'important, c'est d'abord le programme de construction. Il y a d’abord un concours d'architecture à mettre sur pied, un processus extrêmement complexe. Il faut aussi établir les règles de fonctionnement de cette boîte-là, et voir à l'engagement et au recrutement des premiers cadres. Après ça, on pourra commencer à penser à l'animation proprement dite et je suis convaincu que la GBQ fera ce qu’il faut pour établir les relations - qui s’imposent - avec d'autres organismes, musées, etc… Mais on ne sait pas encore quelle forme précise cela prendra. 

    Hermès:     Venons-en maintenant à l'option centrale et fort controversée: un organisme directeur indépendant constitue-t-il selon vous un handicap aux deux bibliothèques, ou est-ce là un débat moins important pour vous? 

    RS Il est vrai que c'est là une question délicate. Il était nécessaire, à mon avis, de former une troisième institution parce qu'il était question de fusionner deux services de deux autres institutions. Donc, c'était délicat de confier le rôle de Centrale à la BNQ, et c'était délicat de confier la diffusion du patrimoine à la Centrale de la ville de Montréal. La position qui a été mise de l'avant, c'est une troisième institution, à laquelle chacune des deux autres institutions déléguerait un certain nombres de pouvoirs, pour un certain temps, etc. 

    Personnellement, je pense que c'est la solution qui était et qui est toujours la seule possible, du moins pour l'instant. Il reste bien sûr des choses à discuter. Il est certain que la BNQ par exemple devra désormais de se concentrer davantage sur le contrôle bibliographique, la conservation, éventuellement les services bibliographiques à d'autres bibliothèques, etc.… Il faut revoir toutes ces fonctions pour consolider à mon avis cet élément-là qui est, et à toujours été, très important pour la BNQ. Quant à la ville de Montréal, c'est la même chose: comme avec la BNQ, il faudra signer un protocole d'entente, lequel n'est pas encore finalisé. Des ébauches ont été préparées, mais on a convenu qu’il faudra attendre après les élections (municipales) pour aller plus loin. Donc, on a encore un bout de travail à faire. 

    À mon humble avis, la création de la GBQ ne constitue pas un grave problème pour la ville de Montréal : elle pourra dorénavant se consacrer à l’amélioration de son réseau de bibliothèques de quartier, soit plus de vingt bibliothèques, ce qui est quand même très important comme service communautaire. Des gens disaient qu'on allait amputer la Centrale du réseau montréalais. La Centrale va continuer à exister, mais intégrée à une autre institution. Et la Centrale actuelle représente bien peu dans le réseau montréalais finalement, compte tenu qu’elle dispose de ressources totalement insuffisantes, dont à peine 5 000 m2 d’espace pour ses usagers alors qu’il en faudrait 25 000 prévus... 

    Hermès:     A-t-on des garanties sur l’approvisionnement de ce réseau? 

    RS Je pense qu’il n’est pas question de couper dans le réseau, au contraire : maintenant la Ville va pouvoir se concentrer sur celui-ci, le développer… 

    Il n’y aura plus la question de la Centrale, qui était un handicap terrible, car une troisième institution prend cela en charge. Donc, tant mieux pour les Montréalais! En plus, ça ne leur coûtera par cher parce que si la ville avait eu à payer $75 millions de frais de construction plus le 25 millions de fonctionnement par année prévus, la facture aurait été drôlement plus salée. Toutes les constructions de grandes bibliothèques en général, avec des fonction de centrale, ont été payées par les municipalités, que ce soit aux États-Unis ou à travers le monde… Ici le Québec a décidé de prendre ça en charge, pour le bénéfice de tous les Québécois il est vrai, mais il est évident que la GBQ étant située au centre ville de Montréal, ce sont les Montréalais qui en profiteront le plus. 

    Hermès:     Montréal contribue tout de même avec tout son fonds documentaire, qui n’a pas encore été évalué… On craint aussi un financement excessif de la ville à la nouvelle bibliothèque. 

    RS On demande à la ville une contribution minimum, c’est-à-dire l’équivalent de ce qu’elle paye pour la Centrale. Moi, je trouve qu’on devrait lui en demander plus, parce que $6 à $8 millions, ce n’est rien…. Ce n’est même pas le tiers du fonctionnement de la GBQ. C’est très peu finalement. La GBQ sera sans doute utilisée à 60-75% par les Montréalais. 

    Quant à la collection, il faudra considérer la composition exacte de son contenu. Certains disent qu’elle vaut des millions. Il n’est pas sûr qu’on trouverait beaucoup d’acheteurs pour cette collection, pour pallier par exemple à la leur. Et c’est une collection sous-exploitée, sous-utilisée…. Il faudrait vraiment en avoir une évaluation détaillée et effectuée par un expert impartial pour se prononcer. À mon avis, c’est tant mieux pour les Montréalais si on donne cette collection à la GBQ. Parce qu’au moins, on va pouvoir la consulter, cette collection. Une bonne partie repose actuellement dans des entrepôts, dans des boîtes, et on peut difficilement y avoir accès…. 

    Hermès:     Elle n’est pas disponible en entier donc? 

    RS Pas vraiment. Une petite partie (moins de 20%) est accessible directement par les usagers sur les rayons de la Bibliothèque centrale. Une autre partie (environ 30%) est stockée en magasin au même endroit et est accessible sur demande. Enfin la troisième partie est aussi accessible sur demande mais est localisée dans un autre édifice. Avec la GBQ elle serait plus accessible, mais il faudra au préalable effectuer un bon élagage. 

    Hermès:     La ville donnerait cette collection à la GBQ? 

    RS Je pense que ça reste un bon " deal ", un très bon " deal " pour Montréal. En échange l’État construit à Montréal un édifice de $80 millions, et contribuera pour 75% à son fonctionnement. D’ailleurs, allez demander aux gens de Québec, ils auraient bien aimé avoir cette bibliothèque-là. Il est évident que les autres villes auraient adoré bénéficier d’un tel équipement. 

    Hermès:     Est-ce que le mandat de la BN ne sera pas dilué dans la GBQ? 

    RS Moi, je ne pense pas. D’abord, il y a la loi de la BNQ, qui officialise la tradition, depuis 1967, et on sait qu’une loi permet une certaine stabilité. Il y a le dépôt légal, plusieurs employés qui travaillent là, une bonne expertise… On vient de construire le nouvel édifice de conservation qui est un bijou. Le pdg de la BNQ est membre d’office du Conseil d’administration de la GBQ. Au contraire, même, je pense que ça va être une chance pour la BNQ de se faire une nouvelle vie, plus axée sur les aspects techniques qui étaient, en fait, le gros de son expertise. 

    Hermès:     Mais qu’en sera-t-il de la représentation de la BNQ en tant qu’institution nationale et de porte-parole à l’étranger? 

    RS Il y a plusieurs types de BN dans le monde. Il y a la très Grande bibliothèque de Paris, il y a des bibliothèques nationales plus récentes, qui ont un certain style, par exemple la BNC, celle de l’Australie, etc. Il y a les BN des pays en développement qui sont en fait des bibliothèques publiques. Je pense qu’on aura ici un nouveau type de bibliothèque nationale, susceptible - pourquoi pas ? – de servir de modèle ailleurs. 

    Hermès: On peut donc très bien concevoir une bibliothèque nationale et une bibliothèque publique impliquées dans un seul ensemble…? 

    RS C’est-à-dire qu’il faut vivre avec nos moyens. Il est sûr qu’idéalement, on aurait pu avoir à la fois la construction d’un édifice de diffusion pour la BNQ comme il était prévu, et la construction d’une nouvelle Centrale par la Ville. Mais alors, au lieu de coûter $75 ou 80 millions, ça en aurait coûté peut-être… $150 millions. On se trouve donc à économiser pas mal d’argent, en construction et en frais de fonctionnement. Au lieu de coûter $25 millions par année, ça aurait sans doute coûté… certainement $35 millions. Donc, multiplié par x années, ça fait certainement de grosses économie pour les Québécois. 

    Et puis, en même temps, je crois que c’est une solution originale, par ce que là, au moins, nous allons avoir une bibliothèque qui a un niveau international et qui sera vraiment à la fine pointe. En regroupant les forces des deux, ça va être une bibliothèque extraordinaire que tout le monde va vouloir voir, visiter… Tout le monde va vouloir y travailler. Ça commence déjà : Mme Bissonnette a reçu plein de CV. Je pense que là, nous allons avoir quelque chose qui a de l’allure! Et qui manquait cruellement ici : quand je voulais montrer ce que c’était qu’une bibliothèque publique à mes étudiants, je ne pouvais pas en trouver à Montréal. Il fallait que j’aille à Québec pour montrer Gabrielle-Roy. Et en plus, ce n’est pas la " grande " bibliothèque publique, mais c’est la plus grande que nous avons au Québec. Sinon il fallait que j’aille à Toronto, montrer la Metro Toronto, qui est un modèle quand même intéressant également, mais qui commence à vieillir… Sinon, il aurait fallu que j’amène mes étudiants à Vancouver, voir la nouvelle bibliothèque publique. 

    Réellement, il est temps que Montréal aie une grande bibliothèque publique décente. On construit des bibliothèques partout à travers le monde actuellement et enfin Montréal embarque… Et il n’est pas trop tard. 

    Hermès: On a déploré unanimement le manque de débat préalable au lancement du projet. 

    RS Mais il y a eu débat! Il y a eu quand même une Commission parlementaire sur le projet de loi, sur le rapport Richard. Les associations professionnelles ne se sont pas gênées pour donner leur opinion sur la Grande Bibliothèque. Les individus non plus : ma collègue Diane Mittermeyer par exemple, qui était contre le projet, a aussi présenté son idée…. 

    Hermès: Mais il n’y a pas eu d’analyse de fond sur le bien-fondé du projet à partir du tout début de son développement…? 

    RS Mais il n’y a jamais eu tant de débats dans les journaux sur le projet! Donc, il s’est fait le débat. 

    Hermès: C’est qu’à mon sens, le milieu concerné, celui de la bibliothéconomie, ne s’est pas réellement prononcé. 

    RS Il y en a qui se sont prononcés. Les représentants des associations, se sont prononcés. Les regroupements de bibliothèques, les réseaux aussi. Les CRSBP également. Les individus… Effectivement, il n’y a pas eu beaucoup de gens qui se sont prononcés, tu veux dire dans les journaux? 

    Hermès: Entre autres… 

    RS Mais ça, ce n’est pas nouveau, n’est-ce-pas? Les bibliothécaires ne sont pas toujours les premiers à… exprimer leurs idées sur des sujets de la sorte, malheureusement. Ils sont débordés, aussi, il faut le dire. Il n’y a pas beaucoup de bibliothécaires dans le milieu québécois, donc ils font leur travail du mieux qu’ils peuvent… Mais il est vrai qu’il n’y a pas eu beaucoup d’analyses de fond au rapport Richard… 

    Pourtant, c’est un rapport qui a été publié, qui a été mis sur Internet. 

    Hermès: Il y a un mémoire présenté par Mme Georges Cartier qui n’a pas été retenu par la Commission parlementaire, et qui expose un point de vue assez documenté, et radical il faut bien le dire... 

    RS Je n’ai pas pris connaissance de ce mémoire. Il demeure certain que le concept n’est pas parfait. Je crois qu’il faut prendre des initiatives nouvelles, sinon on ne bougera pas. 

    D’ailleurs, pourquoi y a-t-il un projet comme ça sur la table? Parce que Montréal n’a jamais pris ses responsabilités face aux citoyens dans ce dossier. Une centrale comme ça, ça devrait faire vingt ans qu’on en a une, et ils ne l’ont jamais fait. Et là, l’État prend ça en mains, en disant : Pourquoi n’avez-vous pas pris vos responsabilités? On vous propose de la faire, cette bibliothèque…. Pour une fois qu’on a un projet de cette envergure, où, en plus, s’est directement impliqué le premier ministre... 

    Hermès: Dans le fond, on a voulu solutionner deux problèmes en une seule fois, dans le but d’économiser, entre autres sur les frais de diverses natures, dont de construction? 

    RS Non, pas tout à fait. Je pense qu’il aurait été dommage, dans une certaine mesure, de construire un édifice uniquement pour la diffusion de la BNQ. Le patrimoine documentaire national est certes très important à conserver pour la postérité, mais ce sont des fonds relativement modestes. Si l’on considère la BNF, son patrimoine documentaire national est très important et très ancien, plus ancien qu’ici, et en plus, on y conduit un programme d’acquisition universel depuis très longtemps. Donc, elle avait besoin d’un édifice spécial à cette fin. Dans le cas de la BNQ, ce n’est pas ce fonds qui, en soi, va faire courir les foules. Il aurait donc fallu se contenter de quelque chose d’assez modeste. 

    Hermès: C’était ce qui a été avancé par la ministre Lise Bacon dans les années 80… 

    RS Il y a eu plusieurs projets. Aujourd’hui, à mon avis, on aura une bibliothèque qui pourra compter à la fois sur ces fonds documentaires-là, plus les collections universelles, ce qui va être beaucoup plus intéressant pour les utilisateurs, qui vont avoir à portée de la main des collections beaucoup plus riches et plus importantes. De plus, ils ne seront pas obligés de se promener d’un édifice à l’autre. On peut imaginer quel va-et-vient cela aurait causé pour les utilisateurs s’il y avait eu la BN de diffusion dans un coin, plus la centrale plus dans un autre, … 

    Hermès: Les collections circuleront-elles? On peut difficilement imaginer une bibliothèque publique ne prêtant pas ses documents, mais ces derniers, s’ils relèvent du fonds de la BNQ, auraient intérêt à être disponibles sur place en tout temps, comme c’est le cas aujourd’hui? 

    RS Les collections de la Nationale ne seront pas prêtées. D’abord, il y a deux exemplaires : un restera en conservation, et l’autre sera disponible pour consultation sur place seulement. Il est certain que la GBQ devra acheter d’autres exemplaires des titres québécois les plus en demande pour les prêter, par exemple ceux de Michel Tremblay. Je ne pense pas qu’il y ait danger pour le patrimoine. Un exemplaire reste conservé, en sécurité, et l’autre va à la GBQ. Cette situation permettra même de mieux protéger le patrimoine : si jamais une des deux bibliothèques était victime d’un désastre quelconque, au moins un exemplaire serait sauvé. 

    Somme toute, il n’y a pas beaucoup d’objections par rapport à ce projet-là. Il s’agit de rester vigilant. Moi, je crois beaucoup à la BNQ, j’ai travaillé là, c’est une institution importante pour moi. Il faudra sans doute que la profession surveille ce qui va arriver à la BNQ. Une des questions qui se posent d’ailleurs pour le moment, c’est celle-ci : Qui va remplacer Philippe Sauvageau à la tête de cette institution? Il faut un leader pour cette bibliothèque-là, quelqu’un qui va s’en occuper, continuer de la faire progresser, comme Philippe Sauvageau a su le faire ces dernières années. Il est urgent de nommer un bon pdg, un bibliothécaire professionnel de haut niveau. C’est fondamental! 

    Hermès: On avait espéré au moins deux bibliothécaires au Conseil d’administration? 

    RS Il y en a trois en fait. Quand M Sauvageau quittera la BNQ par exemple, ils sera remplacé au Conseil par son successeur. Et la loi stipule qu’il y a au moins un bibliothécaire professionnel au Conseil. 

    Hermes: La nomination de Mme Bissonnette confirme-t-elle un choix restreint ou aussi inexistant dans le corps professionnel bibliothéconomique? 

    RS On n’avait réellement pas de choix… Ça prenait une personne d’envergure, et on n’a pas encore de bibliothécaire d’envergure comme ça, qui a une écoute des médias et une écoute de la politique, et elle [Mme Bissonnette] a les deux. Donc, c’est fantastique, de la faire venir dans cette boîte-là. 

    Mme Bissonnette a déjà fait beaucoup pour la GBQ par ses éditoriaux, et je pense qu’elle va réussir dans ses nouvelles fonctions, même si cette tâche n’est certainement pas facile. Il s’agit d’un dossier très délicat à mon avis : ce dossier est très politique… L’association avec la Ville de Montréal est aussi une question très délicate. Il faudra donc beaucoup de doigté, beaucoup de persévérance, beaucoup de diligence, toutes qualités que possède Madame Bissonnette 

    Hermès: Quelle place accordez-vous aux statistiques de fréquentation? Il me semble qu’elle jouent un rôle démesuré dans ce dossier, que ce soit dans le choix du site ou d’un stationnement…. Ne met-on pas trop d’emphase sur cette " fonctionnalité " qui n’est pas nécessairement un but en soi? 

    RS J’ai toujours pensé que le problème des bibliothèques, c’est qu’elles étaient sous-utilisées. Je pense que c’est encore le cas. Je pense qu’une bibliothèque comme celle-là, effectivement, est de nature à attirer beaucoup de monde, et en plus d’avoir un impact sur la fréquentation des autres bibliothèques. Les gens vont découvrir ce qu’est une bibliothèque. Bien sûr, ce n’est pas le seul critère à mettre de l’avant, loin de là. Il n’y a d’autres éléments, comme une certaine qualité de contenu, etc. Mais il est sûr qu’on vise à ce que les gens lisent plus, et viennent davantage à la bibliothèque, c’est l’objectif. C’est la raison d’être un peu de la bibliothèque. Justement, il y a eu un débat là-dessus : est-ce qu’on en fait une bibliothèque pour l’élite ou une bibliothèque pour le monde? Je pense, quant à moi, qu’il faut que ce soit une bibliothèque pour tout le monde. Ça ne veut pas dire que tout le monde va y venir évidemment… Mais il faut qu’une bibliothèque soit utilisée. 

    Hermès: Donc, à votre avis, pas trop d’emphase sur la fréquentation…. 

    RS On verra ce qui arrivera dans les faits. Je n’ai pas vu tant d’emphase mise là-dessus. C’est sûr qu’on a prédit des fréquentations importantes, mais on verra une fois la bibliothèque ouverte. Il ne faut pas tomber dans un commercialisme à outrance. 

    Hermès: Est-ce que le fait d’avoir un nombre assez considérable de postes Internet n’aura pas pour effet de faire augmenter cette fréquentation un peu artificiellement? 

    RS Attention… La bibliothèque est là pour l’information, et cette dernière n’est pas que dans les livres et les revues. Elle sera aussi sur Internet, mais comme il y a des problèmes sur Internet, peut-être que la GBQ avec son personnel va être capable de faire un certain ménage, de préparer l’information, d’assister les usagers… 

    Hermès: A condition qu’il y ait un programme d’intégration et de formation aux NTI? 

    RS C’est prévu. Il y a encore beaucoup de travail à faire là-dessus. Je ne sais pas qui va s’occuper des NTI, mais, entre autres, il faudra planifier l’intégration des sites Internet dans les collections afin que, par exemple, quelqu’un qui interroge le catalogue de le Bibliothèques puisse, quant il fait une recherche sur la culture des tomates, trouver des bouquins, des articles de revue ou des revues, mais également des sites Internet sur le sujet, qui seront catalogués, indexés, comme un livre. C’est là qu’on s’en va, et je pense que cette bibliothèque-là va devoir aller vers ça. 

    Hermès: Ça demandera surtout une bonne intégration, ce qui n’est pas très poussé dans les bibliothèques actuellement? 

    RS Tu as raison de soulever ces questions, mais elles relèveront des gestionnaires nommés et de leur vision à eux. Dans quelle mesure nous, on va être capables d’intervenir, même au Conseil d’administration sur ce qui se passe exactement, on le pourra sans doute un peu. Mais il faudra rester vigilant…. Le choix des gestionnaires sera de la toute première importance. Il faut que ce soit des gens qui ont une bonne culture des bibliothèques, une bonne approche de la lecture, etc., pas des gens qui vont privilégier l’aspect technique, qui vont vouloir engager des informaticiens partout. Il sera important d’intégrer des bibliothécaires au processus, car ce sont eux qui connaissent le mieux fonctionnement d’une bibliothèque (…) 

    Je pense que Mme Bissonnette est consciente de tous ces aspects de la question. C’est une femme intelligente. Il faut lui faire confiance et en même temps, il faut se tenir au courant de ce qui se passe dans cette boîte-là. Il y aura deux représentants des usagers au Conseil d’administration. Ces personnes, j’espère, vont apporter une contribution importante. Je pense que ça va aller. 

    Hermès: La Grande Bibliothèque n’est-elle pas aussi trop conçue en fonction d’une entreprise de relance économique d’un milieu géographique un peu délaissé? 

    RS Il ne faut pas se faire d’illusion non plus. Il est sûr que Gabrielle-Roy a été construite avec l’idée que ça allait améliorer le quartier, mais ça commence à peine à donner des résultats… Dans le cas de la GBQ, il est peut-être plus évident cependant que le projet apportera beaucoup au quartier parce que déjà il y a une assise culturelle, une université et tout… Les gens du quartier, d’ailleurs, sont très favorables au projet. L’enthousiasme et le dynamisme des gens du quartier a aidé beaucoup au choix du site, parce qu’au départ, ce n’était pas évident. 

    Hermès: A San Francisco, la saga de la bibliothèque municipale a inquiété plus d’un bibliothécaires, et certains ont même parlé de catastrophe dont on récupère peu à peu… 

    RS C’est certain qu’il y aura toujours des gens incompétents… Il y avait de sérieux problèmes là-bas. Tout projet de grande bibliothèque est plein d’embûches. Mais c’est un projet fascinant, extraordinaire ; on va vivre quelque chose, nous, en tant que bibliothécaires! C’est très complexe une bibliothèque. Les gens s’imaginent que gérer une bibliothèque, c’est d’être derrière le comptoir du prêt et d’enregistrer les prêts : c’est beaucoup plus que ça ! 

    Pour nous, au Québec, ce sera la plus grande bibliothèque. Mais si je compare avec Toronto, ce n’est pas si gigantesque. Si tu compares avec Vancouver, c’est à peu près la même chose. Et ce sera une bibliothèque à vocation nationale en plus. Par rapport à la BNF, ce sera minuscule... Donc, ce qu’on va avoir, ça va rester à dimension humaine. Tout dépendra beaucoup de l’aménagement. A Metro Toronto, c’était quand même agréable comme endroit : on y trouvait de petits coins tranquilles, des salles de journaux… 

    Hermès: Risque-t-on de connaître de ces ratés ou de ces grincements qui affectent les méga-projets, comme celui de la Metro Toronto Library? 

    RS J’ai fait mon doctorat à Toronto, j’ai fréquenté la bibliothèque pendant deux ans. Je sais que ça va être une grosse boîte, avec une multitude de succursales, 92 en fait, et 3 ou 4 centrales, donc vraiment énorme. Nous, on en est pas là… Précisons que ce n’est pas une nouvelle bibliothèque qu’on a fait, mais un regroupement des bibliothèques existantes. C’est le réseau qui va être gigantesque : l’actuelle " Metro Toronto" est à peu près de même importance que la GBQ. Disons que ce sera une bibliothèque de dimension " standard ". 

    Les gens voient du " méga " partout…. Une " mega-library " comme dit The Gazette, c’est énorme, pas du tout ce qu’on compte faire avec la GBQ. 

    Les problèmes réels peuvent découler de l’administration provinciale : si on décide de couper ressources et budgets après les élections [provinciales,  le 30 novembre] ? Qu’arrivera-t-il si on change de gouvernement? Bien sûr, l’Opposition a voté en faveur de la GBQ, c’est d’ailleurs un des seuls projets à avoir été adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale, ce qui est assez rare. Mais on ne sait pas ce que les partis en pensent précisément. Donc elle n’est pas faite encore, la GBQ. Il faut faire attention, il faut être prudent…. Ne pas trop tirer à boulets rouges sur le projet non plus. Il y en a qui sont trop négatifs. Je trouve ça triste, surtout quand ça vient des bibliothécaires. 

    Hermès: Ces critiques sont forcément radicales. Elles ont été générées en grande partie par l’imprécision du rapport Richard, auquel on a reproché de ne remplir qu’une commande définie par d’autres… 

    RS Mais le rapport était une commande. On avait une idée présente, et on a élaboré à partir de cette idée-là, et on en a fait un rapport qui est allé en Commission parlementaire, qui a été étudié. Les gens ont eu le temps de s’exprimer. J’ai une collection incroyable de coupures de presse sur le projet. On ne s’est jamais autant exprimé sur un projet, on n’a jamais parlé autant de bibliothèques tout court, depuis deux ans, à cause de ce projet ! 

    Hermès: Le milieu des bibliothèques s’est-il mal exprimé, ou pas suffisamment, au vu du ressac actuel? 

    RS Peut-être… 

    Hermès: N’est-ce pas le témoignage d’une résignation de départ? 

    RS Les gens sont sceptiques, et particulièrement certains bibliothécaires. Je trouve cela dommage…. Mais lorsque la bibliothèque ouvrira, les bibliothécaires seront très fiers de leur GBQ, s’il n’y a pas de pépins, évidemment. Les gens vont venir visiter cette bibliothèque de partout dans le monde, j’en suis sûr. Alors, pour une fois qu’on a un projet important en bibliothéconomie au Québec… Ça ne veut pas dire qu’il faut accepter tout en bloc, d’emblée; il faut demeurer vigilant, surveiller l’évolution des choses. Il y a un Conseil d’administration, il y a les associations professionnelles, il faut en parler entre nous, et il faut rester critique par rapport au projet, mais positif. Il faut avoir une critique positive. Sinon, ça ne nous aidera pas. 

    Hermès: La GBQ est donc à vivre comme une nouvelle expérience, et non pas simplement comme une nouvelle bibliothèque parmi d’autres. Il faut espérer très fort que cela puisse réussir, dans un contexte évolutif et critique. 

    RS Il faut oser dans la vie! 


    Entrevue réalisée en septembre 1998 par Pierre Blouin.



    La formation des usagers en bibliothèque universitaire.
    L’exemple des bibliothèques de l’UQAM
    Marie-Hélène Dougnac
    Conservateur, responsable du
    Service Commun de Documentation
    Institut Universitaire de Formation des Maitres



    « Car j'affirme que la Bibliothèque est interminable. Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l'espace absolu, ou du moins de notre intuition de l'espace; ils estiment qu'une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mythiques, ils présentent que l'extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c'est Dieu... Qu'il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. »
    Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel in Fictions, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 72.



    Introduction

    1. Les bibliothèques de l’UQAM dans leur contexte

    1.1. L’UQAM : place et rôle dans le tissu universitaire québécois

    1.1.1. Le réseau des Universités du Québec

    1.1.2. L’UQAM : objectifs et missions, place et rôle dans le tissu universitairMontréalais

    1.1.3. L’UQAM : organisation administrative et pédagogique, perspectives

    1.2. Le service des bibliothèques de l’UQAM : organisation, mandat et perspectives

    1.2.1. Organisation, objectifs et missions

    1.2.2. Partenariat et réseau de coopération entre les Bibliothèques Universitaires québécoises

    2. Les enjeux de la formation des usagers dans les BU québécoises : l’exemple de l’UQAM

    2.1. « L’aide à l’usager » : une notion omniprésente, une tradition et un service de base

    2.1.1. Tour d’horizon sur la formation des usagers dans les BU québécoises

    2.1.2. Organisation interne des services : qui assure l’aide à l’usager et les séances de formation ?

    2.2. Typologie des usagers et définition de leurs profils et besoins en formation

    2.2.1. Les formations proposées : une réponse à tous les besoins et à tous les publics?

    2.2.2. Grands axes du plan de formation documentaire à l’UQAM 
    (la suite  sera publiée dans le numéro 3 de HERMÈS)

    3. Une mise en perspective élargie avec l’importance croissante des « nouvelles technologies » et la mise à disposition d’Internet dans les B.U. québécoises


    3.1. Elaboration d’une instrumentation adéquate


    3.1.1. De l’élaboration d’outils de formation des plus traditionnels


    3.1.2. ...A la conception d’outils de formation plus élaborés


    3.2. La formation des usagers à Internet


    3.2.1. Identification des besoins en formation par rapport à Internet


    3.2.2. Création d’un laboratoire de formation documentaire


    3.2.3. Émergence de questions de fond de façon beaucoup plus aiguë avec les formations à Internet


    Conclusion : Perspectives : vers une intégration encore plus large du service à l’usager et du concept de formation, de pédagogie, dans les bibliothèques de l’UQAM

    Bibliographie


    RÉSUMÉ :La formation des usagers fait partie des missions premières de la bibliothèque universitaire. Les établissements québécois possèdent une expérience d’une vingtaine d’années en formation documentaire. A la lumière de l’exemple des bibliothèques de l’UQAM et de l’introduction des nouvelles technologies en leur sein, s’éclairent une conception et une offre de service, une démarche à l’intérieur du système pédagogique. Le rôle de formateur n’est par ailleurs pas sans répercussions sur l’évolution du métier de bibliothécaire.
      

    Introduction 


    Les professionnels des bibliothèques universitaires se penchent depuis plusieurs années sur le problème de la formation d es usagers. Cette réflexion trouve un écho particulier en France dans le contexte actuel, puisque c’est globalement le monde universitaire qui se remet en question (ou que l’on interpelle) depuis les grèves qui ont secoué les universités cet hiver et la mobilisation des étudiants, reflet d’une crise morale et institutionnelle qui n’est pas récente mais qui met en relief une dichotomie inquiétante entre la communauté universitaire et ses instruments documentaires ainsi qu’entre le Président de l’université et l’une de ses composantes, le SCD (1).

    La présente étude est le fruit d’un intérêt particulier pour la question principalement en raison de ses liens avec la pédagogie et l’enseignement. Le projet d’un stage dans les bibliothèques de l’Université du Québec à Montréal résulte, quant à lui, de l’expérience des bibliothèques universitaires québécoises en la matière et des similitudes des contextes français et québécois. Les universités s’interrogent en effet face au taux d’échec inacceptable des étudiants de premier cycle et à la place qui revient à la bibliothèque. Les États Généraux de l’Université en France, à l’instigation du Ministre de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Supérieur, Monsieur Bayrou, mettent en évidence un certain nombre de dysfonctionnements et tentent d’expliciter les problèmes. Ils viennent de se conclure il y a quelques mois par vingt et une propositions, suite à une vaste consultation de tous les acteurs du monde universitaire. Des États Généraux de l’éducation se tiennent actuellement au Québec et soulèvent des questions semblables. 

    Si les problèmes de manque de places assises, de baisse de crédits documentaires, de carence de personnel et de locaux, demeurent plus aigus en France, ils commencent à poindre au Québec, ce qui conduit immanquablement à s’interroger sur le rôle de la bibliothèque universitaire, sur les services qu’elle offre mais aussi sur ce qu’en attendent les usagers. La bibliothèque fait trop souvent office de salle d’étude (pour des étudiants souvent en mal de locaux chauffés en France) qui viennent y travailler avec leur propre documentation et ignorent la plupart du temps quels services ils sont en droit d’obtenir. A l’heure d’Internet et de l’intranet, des réseaux mondiaux de communication et de diffusion de l’information, la bibliothèque s’avère de plus en plus remise en question. A-t-on encore besoin de ce service qui apparaît pour certains dépassé par la technologie, à l’intérieur d’une université virtuelle ? La bibliothèque doit-elle subsister dans sa forme actuelle ou s’adapter en intégrant les nouvelles technologies, offrir les mêmes services ou de nouveaux services ? Quels sont les besoins des usagers et quelles sont les réponses possibles ?

    Face à l’université de masse et aux problèmes que cette réalité soulève dans sa gestion quotidienne, offre-t-on à la communauté universitaire les moyens de s’approprier et d’exploiter les ressources documentaires nécessaires au bon déroulement d’un cursus universitaire ? Répond-on à la mission première de toute bibliothèque : identifier, localiser et fournir un document, une information ? La bibliothèque ne peut plus prétendre à une légitimité si elle ne se donne pas les moyens en terme de services et surtout de formation de répondre aux besoins de son public. 

    La formation documentaire est devenue un problème central en France, même si nous ne possédons pas l’expérience de nos collègues québécois. Loin de nous lancer ici dans une étude comparative ni une analyse du contenu pédagogique qui dépasserait le cadre de ce travail, il semble intéressant de se pencher sur les réalisations et les réflexions menées depuis une vingtaine d’années au Québec, et plus largement Outre-Atlantique.

    Quelles réponses ou essais de réponses nos collègues apportent-ils ? Quelle attitude adoptent-ils face à l’irruption et à l’évolution des nouvelles technologies ? Comment conçoivent-ils la formation des usagers ? A quels types de besoins répondent-ils et comment adaptent-ils leur offre de services ? Celle-ci s’intègre-t-elle dans la démarche pédagogique de l’université ? Quelles incidences le rôle de formateur a-t-il sur le métier de bibliothécaire ? Enfin, quelle formation cela induit-il pour les formateurs ?
      

    1. Les bibliothèques de l’UQAM(2) dans leur contexte 

    1.1. L’UQAM : place et rôle dans le tissu universitaire québécois : 


    Avant d’entrer dans le vif du sujet du présent mémoire, il s’avère essentiel de resituer l’établissement qui servira de base à cette étude, dans le contexte historique qui a donné lieu à sa création, dans le réseau des universités du Québec ainsi que dans le tissu universitaire montréalais dans lesquels il s’insère, et de s’attarder sur ses objectifs et missions. En effet, l’UQAM - la plus jeune des universités de Montréal puisqu’elle a ouvert ses portes en 1969 - s’inscrit dans un vaste mouvement de renouveau de l’enseignement qui a donné le jour au réseau des universités du Québec(3). 

    1.1.1. Le réseau des Universités du Québec

      
    L’U.Q. constitue la première université publique québécoise(4), née de la volonté de couvrir l’ensemble du territoire et de répondre de façon plus équitable aux besoins de formation de la population québécoise (5) , tout en réduisant l’exode de « l’élite intellectuelle locale ». Créée en décembre 1968, alors que le domaine de l’Éducation s’est peu à peu démarqué de l’église catholique, il s’agit d’un réseau provincial(6) formé de divers établissements :

    1. d’établissements universitaires : l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), l’Université du Québec à Hull (UQAH), l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et la Télé-université (TELUQ);


    2. d’écoles supérieures : École Nationale d’Administration Publique (ENAP) et École de Technologie Supérieure (ETS).

    3. et d’instituts de recherche : Institut National de la Recherche Scientifique (INRS) et Institut Armand Frappier (IAF). 

    L’UQAM fait partie de l’Université du Québec, dont elle est la constituante la plus importante puisqu’elle accueille la moitié de la population étudiante de l’ensemble du réseau (soit 39 113 étudiants sur les 81 250 inscrits aux trois cycles universitaires à l’automne 1994, d’après le rapport annuel de l’UQ, 1994-1995). C’est pour cette raison qu’en 1989, elle a obtenu le statut « d’université associée », qui lui accorde une autonomie plus large au sein du réseau, lui permettant entre autre de décerner ses propres diplômes, et surtout de développer des problématiques qui lui sont propres et qui n’intéressaient que moyennement le réseau, ce qui pouvait être à l’origine de certaines dissensions et d’une paralysie administrative préjudiciable.

    Cette évolution statutaire illustre la volonté d’adaptation de l’UQ au contexte économique et social ainsi que l’essor de ce jeune réseau qui a su en 27 ans trouver sa juste place dans le contexte des universités québécoises et des universités montréalaises. Au tournant de l’an 2000, l’UQ compte bien se donner les moyens de relever ce nouveau défi en nourrissant une réflexion impliquant tous ses partenaires pour définir ce que sera « l’université de l’an 2000 »(7), tant au niveau pédagogique qu’au niveau technologique et sociologique. La bibliothèque trouve tout naturellement sa place dans cette réflexion, même si cela reste induit et relève d’un autre niveau, dans la mesure où elle aura à relever ces défis du point de vue documentaire. Nous verrons plus avant comment l’évolution technologique amène la bibliothèque a devoir répondre sans cesse à de nouveau défis en matière de formation et d’offre documentaire, entre autre. 

    1.1.2. L’UQAM : objectifs et missions, place et rôle dans le tissu universitaire Montréalais


    Née de la fusion de l’École des beaux-arts, du Collège Sainte-Marie et de trois Écoles Normales, l’UQAM est avant tout le fruit de la Révolution tranquille(8) et du vaste mouvement de réforme de l’éducation des années 1960. Une de ses missions fondatrices se voulait -et se veut plus que jamais- « [...] de démocratiser l’enseignement et d’accroître ainsi le nombre de diplômés universitaires francophones. »(9) Madame Paule LEDUC, rectrice à la tête de l’UQAM depuis le 01.08.96, lors de sa première interview a réaffirmé ce qui fait la spécificité de cette université et son attachement à ces valeurs fondatrices : « [...] la formation de tous les citoyens. » « Bref, l’enracinement de l’UQAM au sein de la société est fondamental. »(10) 

    Si l’on devait résumer en un mot ce qui demeure, 27 ans après, à la base de sa création, dans l’esprit des québécois, ce serait effectivement le terme « démocratiser ». Cependant, bien plus qu’une démocratisation d’un point de vue financier (les frais de scolarité n’ont en effet subi qu’une: augmentation récente dans les années 90, ce qui a soulevé un tollé de protestations étudiantes, mais étaient restés quasiment inchangés depuis les années 1960 et sont sensiblement les mêmes dans les quatre universités à Montréal), il s’est agi d’une démocratisation par une augmentation de l’offre de places à l’inscription, afin de suivre les évolutions de la société québécoise et les conséquences du baby-boom. Les tests d’entrée sont restés intransigeants sur un seul point : un niveau satisfaisant de maîtrise de la langue française.

    Toujours à l’écoute des besoins de la société québécoise qui l’a portée, l’UQAM a vu son offre de formation s’élargir et se renforcer en certains domaines porteurs et demandeurs. Tout en accordant une place importante aux arts et aux lettres, elle a d’abord mis l’accent sur les sciences humaines et la formation des maîtres, suivant en cela l’évolution du Québec des années 60. Au milieu des années 70, les sciences de la gestion ont à leur tour connu une forte impulsion en réponse à la demande de gestionnaires. Enfin, depuis les années 80, l’UQAM s’est résolument orientée vers le développement des sciences pures et appliquées(11), incontournable pour suivre l’évolution technologique de notre société. L’UQAM mise également sur l’aspect novateur de certains de ses champs d’études au Québec, parmi lesquels on peut citer la sexologie, la danse ou les doctorats en Sciences de l’Environnement et en Sémiologie (seuls du genre au Canada). Comme toutes les jeunes universités, elle doit encore renforcer ses champs de recherche et les programmes qu’elle offre au 3ème cycle, en doctorat, notamment en tirant parti de la complémentarité des composantes de l’UQ et en mettant en place des programmes conjoints. 

    L’on peut donc affirmer qu’en un quart de siècle, l’UQAM a atteint sa pleine maturité, ce qui se traduit bien entendu au niveau architectural. Durant une dizaine d’années, elle a fonctionné dans les locaux vétustes qu’elle a récupérés lors de la fusion qui est à son origine. Il a fallu attendre 1979, pour qu’elle investisse des locaux spécialement aménagés, avec intégration de la bibliothèque, juste au dessus de la station centrale de métro Berri-UQAM, redonnant ainsi vie au « quartier latin » et relevant un audacieux pari architectural en intégrant au projet une église vouée à la démolition. Ce regroupement a permis une meilleure cohésion de tous les services, en contact direct avec les étudiants et le personnel, notamment pour la bibliothèque comme nous le verrons. En 1996, le campus continue de s’agrandir et de se développer(12) , afin de répondre en offre de locaux à la diversification des formations et à l’augmentation des effectifs et des services. L’histoire de cette jeune institution n’est donc pas figée, elle se construit d’apports successifs, qui peuvent néanmoins laisser le visiteur perplexe, confronté à une sorte de labyrinthe de locaux, de pavillons et de salles, dans un premier temps(13)...

    Cependant, il demeure surprenant, de constater que Montréal (ville de 2 931 359 habitants avec la région métropolitaine, en 1992) compte quatre universités : deux anglophones (McGill, fondée en 1821 et Concordia, en 1974) et deux francophones (l’Université de Montréal, fondée en 1878 et l’UQAM). L’on ne peut s’empêcher de se demander si cette offre ne se avère pas redondante en certains domaines (les formations proposées dans les trois cycles d’études universitaires et les domaines couverts -mis à part quelques spécificités(14) - se recoupent et suivent les grands domaines de l’enseignement et du savoir : art, littérature, sciences, etc.(15) et si ces quatre universités rencontrent le public qu’elle visent. 

    Après les avoir visitées, avoir étudié les rapports annuels, avoir discuté avec différents responsables et avoir assisté en tant « qu’observateur » à la rentrée de la première session 1996-1997, il semblerait que se soit établi une sorte de modus vivendi permettant à chacun d’y trouver son compte. Bien évidemment, l’on ne peut occulter un certain climat concurrentiel et « clientéliste », néanmoins, si McGill et l’Université de Montréal jouissent du prestige de plusieurs décennies de diplômés et de chercheurs célèbres ou de prix Nobel, les petites dernières les talonnent et se sont conquis une place reconnue par la communauté intellectuelle et scientifique grâce à leur dynamisme, à leur jeunesse et à leur caractère novateur -notamment du point de vue pédagogique.

    Néanmoins, ce délicat équilibre survivra-t-il à la période de récession budgétaire amorcée depuis trois ans et qui semble devoir se poursuivre encore pour au moins une année ? Le ministère de l’Éducation a vu son budget diminuer -comme la plupart- afin de tenter de redresser les finances publiques et de combler le déficit du gouvernement provincial. Toutes les universités subissent une diminution conséquente de la subvention provinciale qui leur est allouée et qui constitue souvent l’essentiel de leur budget(16) de fonctionnement. Par ailleurs, comme en Europe, les conséquences du baby-boom ne se font plus sentir et l’on constate plutôt une tendance à la diminution des inscriptions, malgré un phénomène important de « retour aux études »(17). 

    Il convient ici d’introduire plusieurs éléments qui peuvent fournir matière à réflexion : cette diminution reste proportionnelle au budget (et donc d’autant plus catastrophique que celui-ci est peu important) et seules les universités prestigieuses, dont la réputation est assise dans la métropole depuis plusieurs générations, possèdent le potentiel nécessaire pour susciter des investissements, des dons ou subventions privées, par le biais de leurs fondations(18). Madame Paule LEDUC attire d’ailleurs l’attention de la communauté universitaire(19) sur un juste « [...]équilibre entre l’enseignement et la recherche[...] », la nécessité « [...]d’enrichir davantage l’enseignement, qui est somme toute une transmission de savoir, par la recherche[...] », et de « [...]mieux intégrer les étudiants aux travaux de recherche des professeurs[...] », développant ainsi leur esprit critique et la pluridisciplinarité dès le premier cycle. Elle souligne le désengagement du gouvernement au titre des subventions de recherche et le danger qui en découle pour la communauté universitaire de privilégier les champs de recherche susceptibles de recueillir des fonds privés (qu’en sera-t-il alors de la plupart des domaines en sciences humaines ?) ou de rencontrer des retombées économiques immédiates. Elle rappelle que « [...]le rôle premier d’une université n’est pas de produire des résultats immédiatement commerciaux » mais que « la rareté des fonds va peut-être nous obliger à choisir des pôles d’excellence[...]. » La nouvelle rectrice prend donc ses fonctions dans un contexte délicat mais, en femme de terrain forte d’une solide expérience(20), elle recadre les missions de l’UQAM dans un environnement de plus en plus concurrentiel avec une diminution globale des moyens alloués à l’enseignement et une remise en question du système éducatif(21) et réaffirme ainsi la singularité et ce qui fait l’originalité de son établissement. Ce contexte, n’est pas sans conséquences, nous le verrons, sur l’objet de notre étude car il demeure en toile de fond des grandes orientations et des choix en matière de missions du service des bibliothèques. 

    1.1.3. L’UQAM : organisation administrative et pédagogique, perspectives 


    Le contexte que nous venons d’évoquer induit pour l’UQAM une restructuration en profondeur qui touche tous ses services tant au niveau administratif que pédagogique, et qui se traduit sur une durée de trois à cinq ans en coupures de postes, en restrictions budgétaires et en réorientations des services, en vue d’une rationalisation des moyens humains et financiers. Ces mesures drastiques et ce contexte morose affectent, comme nous l’avons vu, toutes les universités -à des degrés plus ou moins importants- et toutes les bibliothèques universitaires. Néanmoins, cette crise semble être relativement mieux vécue -toutes proportions gardées- à l’UQAM qui, de par ses origines et ses liens avec les mouvements sociaux des années 196O en Europe et aux Etats-Unis, conserve une tradition de négociation et de concertation solidement ancrée. L’organisation des structures administratives et pédagogiques(22) que nous allons ici décrire s’applique à la situation de la rentrée 1996, mais pourra certes connaître des évolutions inhérentes au contexte. Néanmoins, elle demeurera dans ses grandes lignes.

    La structure administrative de l’UQAM ne se démarque pas réellement de celle des autres universités québécoises. Le détail se trouve en annexes. Néanmoins, il s’avère essentiel de la garder à l’esprit afin de comprendre la place qu’occupe le service des bibliothèques, dirigé par Jean-Pierre COTE, au sein de l’université. Ce service dépend directement du vice-rectorat aux communications, ce qui lors de sa création était une innovation mais n’est pas sans conséquences, comme nous le verrons, quant à l’implication de la bibliothèque sur le plan pédagogique qui ne relève pas -a priori et dans sa définition structurelle- de sa compétence. Hiérarchiquement -si l’on remonte la pyramide- les bibliothèques de l’UQAM relèvent donc en premier lieu du service des bibliothèques, puis du vice-rectorat aux communications, puis du rectorat et en dernier lieu du conseil d’administration de l’UQAM. 

    Cette position dans l’organisation administrative leur confère une place stratégique quant au suivi des évolutions technologiques, de par leur proximité et le travail en collaboration qui a pu s’établir avec le service de l’informatique(23), ainsi que quant à l’élaboration de sa politique de communication interne et externe qui lui permet de mieux faire connaître son offre de service et de promouvoir ses actions et son image au sein de la communauté universitaire, grâce à sa proximité d’avec le service de l’information et des relations publiques. Néanmoins, son éloignement du vice-rectorat à l’enseignement et à la recherche s’avère le point faible de son positionnement et ne fait pas de ce service un interlocuteur privilégié, ce qui serait un atout capital, notamment dans le dossier de la formation des usagers. Il faut cependant ajouter, pour introduire une nuance, que Jean-Pierre COTE, participe depuis peu (le printemps 1996) en tant qu’observateur à plusieurs commissions de ce vice-rectorat, ce qui constitue une avancée notable et capitale pour l’avenir de la collaboration enseignants-bibiothécaires, qui somme toute poursuivent le même but au sein de la même institution : concourir à la formation et à l’autonomie de citoyens, mais qui trop souvent se positionnent quelque peu concurrentiellement(24).

    Du point de vue pédagogique, l’UQAM se distingue par une structure assez novatrice qui veut mettre en valeur souplesse, originalité et décloisonnement des disciplines afin que les étudiants puissent construire un parcours universitaire le plus adapté à leurs aptitudes et goûts et au marché de l’emploi, et qu’ils participent à la vie académique en intervenant dans la gestion des programmes. Au premier cycle, l’étudiant s’inscrit à un programme de « baccalauréat » ou de « certificat » administré non pas par une faculté mais par un « module ». Ce dernier peut gérer un ou plusieurs programmes d’études et commander des cours à tout « département » de l’université. Les différents modules sont regroupés en six « familles » qui correspondent aux grands secteurs disciplinaires : arts, éducation, lettres et communications, sciences, sciences de la gestion et sciences humaines. Le département ne s’identifie pas au module. Il regroupe les enseignants par disciplines ou champs d’étude. 

    Aux deuxième et troisième cycles, la famille et le module n’existent pas. Les étudiants s’inscrivent à un programme administré par un comité de programme relevant d’un département. Ils préparent une des 35 maîtrises, un des 6 diplômes de deuxième cycle ou un des 16 doctorats proposés. L’UQAM met l’accent, comme nous l’avons remarqué, sur la recherche et la création, mais également(25) sur un partenariat avec l’entreprise, les autres universités et la coopération internationale, ce qui se révèle de plus en plus capital dans un contexte où le partage des ressources devient vital.

    L’UQAM compte actuellement 30 départements(26) dont le détail influence le développement des collections et l’organisation des bibliothèques, ainsi que nous allons le constater. 

    1.2. Le service des bibliothèques de l’UQAM : organisation, mandat et perspectives 

    1.2.1. Organisation, objectifs et missions 


    Le service des bibliothèques a vu le jour en 1969, lors de la création de l’UQAM, ce qui induit que l’université lui octroie une place de choix dans la formation et le cursus des étudiants. Son devenir(27), ses objectifs et missions, son extension au niveau architectural demeurent donc étroitement liés à ceux de l’UQAM. Les bibliothèques n’échappent pas à cette impression première que nous évoquions de « labyrinthe ». En effet, la bibliothèque centrale s’est installée sur l’emplacement Berri-Uqam en 1979, puis au fur et à mesure d’ajouts d’extensions de bâtiments et de déménagements de locaux, elle a ouvert de nouvelles sections. Passée la confusion entre les différents niveaux(28), cette conception et l’aménagement de l’espace se révèlent extrêmement positifs dans la mesure où chaque bibliothèque spécialisée touche son public puisqu’elle se trouve face au département concerné. Ainsi, par exemple, la bibliothèque des sciences de l’éducation communique avec la centrale, mais offre également une entrée sur le pavillon pédagogique. La bibliothèque s’intègre donc étroitement à l’université et n’occupe pas, comme cela reste souvent le cas, un bâtiment séparé, dissocié : elle vit, grandit et s’épanouit au sein de la communauté universitaire. Afin de tirer au mieux parti de cet atout et de minimiser les inconvénients, les bibliothèques ont adopté une signalisation claire et une organisation commune des espaces et sections principales, pour que le lecteur s’y retrouve plus aisément.

    Récemment restructuré, le service des bibliothèques adopte l’organisation suivante(29). La direction des bibliothèques supervise le fonctionnement de deux types de services : les « services de soutien » et les « services aux usagères, usagers »(30). Dépendent des services de soutien, les « services informatisés des bibliothèques» ainsi que les «services techniques» (les acquisitions, le catalogage, le traitement et l’analyse des documents ainsi que la reliure sont centralisés). Relèvent quant à elles des services aux usagères, usagers, les « bibliothèques spécialisées » (qui regroupent l’audiothèque, la bibliothèque de musique, la bibliothèque des arts, la bibliothèque de l’éducation -qui compte une didacthèque- et la bibliothèque des sciences juridiques), la «bibliothèque centrale» (qui comprend les deux centres de documentation, la cartothèque et les livres rares) et la «bibliothèque des sciences». 

    En offre de fonds spécialisés et en matière de locaux, le service des bibliothèques propose donc six établissements de référence(31) : une bibliothèque de musique, une bibliothèque des arts, une bibliothèque de l’éducation -qui compte une didacthèque, une bibliothèque des sciences juridiques, une bibliothèque centrale (où se trouvent l’audiothèque, deux centres de documentation, une cartothèque et les livres rares), et une bibliothèque des sciences. Le service des bibliothèques comptait au total 185,9 employés équivalents à temps complet en 1994-1995, répartis en 184 postes, auxquels s’ajoutaient 14,5 employés surnuméraires(32) équivalents à temps complet.

    Le service des bibliothèques s’identifie donc clairement au sein de la communauté universitaire et poursuit une politique de communication active avec ses usagers et son public potentiel. Son mandat apparaît nettement défini dans plusieurs documents officiels que l’on peut consulter sur différents supports et médias : papier, électronique, presse...afin de toucher et de gagner le public le plus large possible. C’est le cas, par exemple, du document «Notre vision : ce que nous voulons être»(33) publié par le service des bibliothèques en avril 1995. En six pages, le service définit ses valeurs, ses orientations et ses stratégies, de façon claire et concise, sur la base d’une stratégie marketing élaborée. Les bibliothèques ont en effet perçu la nécessité de mettre en oeuvre les outils nécessaires afin d’évoluer au même rythme que les technologies de l’information, de former leur personnel aux mutations technologiques et aux conséquences induites sur les instruments de travail, et de s’adapter en offre de services aux besoins de sa «clientèle». Dans la mesure où la communauté universitaire (notamment les étudiants par le biais de frais de scolarité assez élevés(34) et l’université par la part du budget qu’elle lui alloue ) contribue de façon importante au fonctionnement de ce service, elle lui reconnaît une place centrale mais s’avère en droit d’en attendre des services de qualité, adaptés et un personnel compétent et disponible. C’est ainsi que le service des bibliothèques depuis sa création met l’accent sur les notions de «service aux usagers», et de «formation documentaire»(35) afin que tout un chacun puisse exploiter les richesses documentaires à sa disposition et acquérir une autonomie indispensable dans sa démarche informationnelle et intellectuelle. Depuis quelques années, l’UQAM développe par ailleurs le concept de «bibliothèque virtuelle», que nous expliciterons ultérieurement. Le service des bibliothèques trouve tout naturellement sa place dans le rapport annuel 1994-1995(36) , au chapitre «services aux clientèles», où l’on peut lire : «L’UQAM a poursuivi la mise sur pied progressive de sa «bibliothèque virtuelle» par l’installation de dix-neuf postes d’accès au réseau Internet, la diffusion de la base de données bibliographiques avec résumés, Current Contents, l’alimentation du «Gopher» des ressources documentaires et le développement du serveur World Wide Web (WWW) des bibliothèques. A cela s’ajoute la consolidation du réseau de CD-Rom de même que l’augmentation du nombre de titres disponibles. Signalons enfin que tous les professeurs de l’UQAM ont désormais accès à ce réseau, s’ils sont reliés au réseau du campus. » Le paragraphe se conclut avec le rappel du projet SV3 qui vise «[...]à munir les bibliothèques de l’UQAM d’un nouveau système intégrant toutes les ressources informationnelles dans un e environnement convivial et assisté [...]». 

    1.2.2. Partenariat et réseau de coopération entre les Bibliothèques Universitaires québécoises

    Ayant replacé les bibliothèques de l’UQAM dans leur contexte au sein de l’UQ, des universités de Montréal et de la communauté universitaire, afin de déterminer quels sont les acteurs, les enjeux et les missions qui jouent un rôle déterminant, la nécessité et les atouts d’un travail en partenariat avec ces différents interlocuteurs ne fait aucun doute. Le service des bibliothèques le rappelle du reste dans l’énoncé de son mandat(37) en s’engageant à «coordonner, en collaboration avec les instances concernées, l’ensemble des activités documentaires de l’Université (production et diffusion de l’information) de façon à assurer la rationalisation et l’utilisation maximale des ressources à l’UQAM» et à «participer à des activités de concertation et de coordination inter-institutionnelles (bibliothèque ou tout autre organisme oeuvrant dans le domaine de l’information) en vue du partage des tâches ou d’une accessibilité élargie à l’information et à la documentation». 

    Les universités québécoises se rallient toutes à cette conception de partage des ressources et d’une mise en commun d’outils et d’éléments de réflexion afin de fournir une aide à la décision. Elles disposent en la matière d’un interlocuteur de choix : la CREPUQ [Conférence des Recteurs et Principaux des Universités du Québec] qui joue un rôle de fédérateur en permettant un débat d’idées permanent au niveau de toutes les instances et composantes des universités québécoises et en se prévalant des atouts d’une concertation menant à des prises de positions communes, afin de dialoguer en position forte avec les instances du gouvernement. Fondé en 1963, cet organisme privé à but non lucratif, qui regroupe sur une base volontaire tous les établissements universitaires québécois, se veut(38) un «forum d’échanges et de concertation», un «service d’étude et de recherche pour les administrations universitaires», un «porte-parole», un «coordonnateur et un gestionnaire de services», ainsi qu’un «lieu de ressourcement et de réflexion». Il met en oeuvre différentes commissions, sous-comités et groupes de travail, qui voient le jour, évoluent ou se dissolvent selon les besoins(39).

    Nous nous pencherons plus précisément sur les travaux du «sous-comité des bibliothèques», dont nous pouvons citer entre autres réalisations qui illustrent cette conception du travail en partenariat : la publication de statistiques générales sur les bibliothèques universitaires(40) québécoises, l’élaboration et la gestion d’une entente permettant aux étudiants d’emprunter dans les B.U. québécoises et ontariennes, la gestion d’ententes relatives aux problèmes de droits d’auteurs etc... 

    Ainsi, ce chapitre préliminaire nous a-t-il permis de comprendre dans quel contexte, avec quels partenaires et avec quels enjeux en toile de fond, l’établissement qui va nous servir de référence et de terrain d’étude principalement : le service des bibliothèques de l’UQAM, s’insère et trouve sa raison d’être, puise les postulats de son mandat. La formation documentaire, nous l’avons souligné, fait partie de ces derniers ; nous allons donc nous attacher à essayer d’en comprendre les mécanismes, les enjeux, les stratégies mises en oeuvre , les acteurs et les partenaires potentiels, ainsi qu’à en souligner les défis naissants à relever et les questions de fond qui ne manqueront pas de surgir.

    Pour se faire, nous dresserons des parallèles avec les actions menées par les autres B.U. québécoises, en matière de formation des usagers, chaque fois que cela nous semblera pertinent ou apporter un élément de réflexion nouveau ou en appui d’un concept développé. Bien évidemment il ne s’agira en rien d’un travail comparatif exhaustif, mais du fruit de nos entretiens avec différents collègues(41) en charge de la formation documentaire ou des nouvelles technologies, et d’observations(42) que nous aurons faites au cours de visites de B.U. québécoises ou de séances de formations(43) données par des collègues québécois. Nous tenons enfin à souligner ici que cet élargissement de notre champs d’investigation et de notre réflexion ne nous a été possible que grâce à cette tradition, ancrée dans la pratique quotidienne, d’un travail en partenariat et en concertation entre les professionnels des différentes B.U. et a été facilité par leur appartenance à différents groupes de réflexion thématiques du sous-comité des bibliothèques de la CREPUQ qui fédère tout un tissu de relations entre professionnels. 

    2. Les enjeux de la formation des usagers dans les BU québécoises : l’exemple de l’UQAM 

    2.1. « L’aide à l’usager » : une notion omniprésente, une tradition et un service de base

    « L’aide à l’usager » constitue indéniablement le service de base -après une offre documentaire adaptée au public ciblé- que proposent les bibliothèques québécoises, suivant en cela une tradition bibliothéconomique anglo-saxonne éprouvée depuis des années. Néanmoins, un tournant s’est opéré dans les années 1970 avec l’apparition, et très rapidement l’entrée dans ces institutions, de nouvelles technologies documentaires, la multiplication et la diversification des supports véhiculant l’information traditionnellement contenue dans des monographies ou dans des périodiques et accessible par un catalogue sur fiches. Le « monopole du papier » éclatant, la notion d’aide à l’usager s’est également vue transformée. En effet, une nuance s’est peu à peu fait jour au sein de la profession entre un « service d’aide » ponctuel, factuel et nécessairement superficiel et la nécessité de la mise en oeuvre de réelles « formations des usagers » afin de former ce public et de l’amener à un degré d’autonomie indispensable du point de vue intellectuel et informationnel, grâce à la maîtrise de ces nouvelles technologies et des stratégies de recherche documentaires qu’elles induisent. 


    2.1.1. Tour d’horizon sur la formation des usagers dans les BU québécoises 


    Les efforts déployés afin d’amener le public potentiel à la bibliothèque et de lui donner les moyens d’exploiter et de s’approprier les ressources documentaires à sa disposition –ressources, outils et services encore trop souvent méconnus ou mal maîtrisés(44) – ne semblent pas dénués d’intérêt. Un mauvais contact dès l’entrée à l’université, en premier cycle, peut générer un désintérêt, une crainte ou une aversion préjudiciables pour le bon déroulement du cursus de l’étudiant et difficilement « rattrapables » car il s’agit d’un « public volatile » qui ne reviendra pas à la B.U. s’il a été déçu et qui pérennisera une image négative de ce service. Lors d’un sondage réalisé en 1991 pour l’élaboration de son plan directeur 1992-1997, la B.U. de l’Université Laval à Québec faisait ce constat, et de fait, un dernier rapport d’auto-évaluation en 1996 montre que la B.U. de Sciences ne touche environ qu’un tiers de son public potentiel(45) avec ses programmes de formation. Il demeure nécessaire, malgré une politique de communication active comme nous l’avons souligné à l’UQAM, de combattre quelques idées reçues et solidement ancrées dans les esprits sur ce lieu mystérieux -mythique ou synonyme d’ennui mortel- que constitue la bibliothèque peuplée d’un personnel dont les tâches demeurent obscures... L’on peut encore en effet lire, avec cependant un certain humour et une légère provocation, dans un tract appelant à l’adhésion à une association étudiante, qu’elle s’adresse, entre autres, aux « Explorateurs. Menacés par l’ennui des quatre murs blancs de la bibliothèque, ils ont le goût de changer d’air [...] »(46)

    Si l’évolution des technologies documentaires connaît une forte explosion depuis une dizaine d’années -à un rythme soutenu, parfois difficile à suivre pour les bibliothécaires-il semble que les étudiants de premier cycle qui investissent la bibliothèque demeurent relativement peu familiers et en tout cas peu formés à ces technologies ni aux stratégies de recherche documentaires. Il convient cependant de signaler un effort notable depuis une dizaine d’années de la part de l’enseignement collégial pour introduire ces ressources et mettre à la disposition de leurs élèves et du corps professoral ces outils. La fédération des CEGEPS [Collèges d’Enseignement Général Et Professionnel du Québec] offre ainsi par exemple depuis 1984, via le projet RENARD [Reseau Normalisé et Automatisé des Ressources Documentaires du réseau collégial], le logiciel de gestion de bibliothèques Multilis(47) adopté par vingt-six bibliothèques, qui peuvent travailler en réseau même si elles conservent chacune leur base bibliographique(48) . Les quarante neuf CEGEPS disposent tous de ressources documentaires minimales : ils possèdent tous une bibliothèque et la plupart du temps une audiovidéothèque ; ils offrent parfois, en plus, les services d’une cartothèque, d’une cinémathèque, d’une logithèque ou d’une « matériauthèque »(49). Néanmoins, il n’existe pas réellement de politique de formation documentaire à ce niveau là du système éducatif, ce qui est à déplorer, même si ponctuellement l’on rencontre des actions et des initiatives fort intéressantes(50). En effet, sans concertation ni inscription de ce volet au mandat des bibliothèques de Cégeps, le lien avec l’Université -qu’intègrent de plus en plus de collégiens- ne se fait pas et se traduit en termes de rupture plutôt que comme une continuité en matière de formation documentaire, puisque les futurs étudiants ne possèdent pas systématiquement un « bagage documentaire » de base. Mais qu’entend-on exactement sous le terme « formation documentaire » ? et s’agit-il là d’une sorte d’engouement passager ou d’une offre de service qui trouve ses racines dans une démarche plus ancienne ? Yves TESSIER mène une réflexion sur ce sujet à l’université Laval et considère qu’il s’agit de « l’ensemble des activités d’apprentissage permettant de connaître et d’utiliser les ressources documentaires de façon optimale, afin de répondre à des besoins d’information pour fins d’étude, de recherche et de ressourcement permanent ». (51) 

    Cette définition assez large date de 1977 ce qui souligne la pérennité de cet axe de travail et de recherche depuis une vingtaine d’années chez nos collègues québécois. 

    La formation documentaire, en tant qu’objet de recherche, trouve ses origines en 1876 selon TUCKER(52), même s’il faut attendre 1960 pour que paraisse sous la direction de SHAW (53) un état de la question. Depuis le début des années 1970, des bibliographies(54) consacrées à un ou plusieurs aspects de la formation documentaire sont régulièrement compilées. Trois organismes établis en Grande-Bretagne (Library Instruction Materials Banks), en Australie (User Education Ressources) et aux États-Unis (Library Orientation-Instruction Exchange), se consacrent à la promotion de la formation documentaire sur le plan national et international. A cela s’ajoutent des conférences annuelles, des numéros spéciaux de certains périodiques (tels que Library Trends, Drexel Library Quaterly, etc.), qui font régulièrement le point sur l’état de la question, dans le milieu anglophone où cette problématique a vu le jour. La documentation francophone demeure certes moins abondante sur le sujet, néanmoins la bibliographie sélective finale montre qu’une littérature professionnelle existe depuis une bonne vingtaine d’années. Le dépouillement des revues Argus, Documentaliste et Documentation et bibliothèques permet de repérer une quinzaine d’articles de fond sur la question. Les différentes visites effectuées dans les B.U. québécoises, nous ont donné l’opportunité de discuter et d’échanger points de vue et pratiques sur le sujet, avec des collègues anglophones et francophones, aucun établissement d’enseignement supérieur ne se permettant de faire l’impasse sur la formation des usagers de sa (ou ses) bibliothèques. S’il était besoin de prouver l’importance de cette question dans le milieu universitaire québécois, signalons enfin qu’une centaine de documents sont publiés chaque année par des bibliothécaires et enseignants, et que se tiennent des conférences consacrées ponctuellement à l’état de la question(55) ou bien qui font régulièrement le point(56) sur ses avancées et l’émergence de nouvelles problématiques. Rappelons pour finir, la création en 1991 du sous-groupe sur la formation documentaire par le sous-comité des bibliothèques de la CREPUQ -qui a créé une base de données recensant tous les documents de formation produits dans les universités québécoises et disponibles à la CREPUQ(57) - et l’existence d’un groupe de discussion québécois, FORMADOC(58), qui offre sur Internet un lieu de débat et d’échanges permanent sur les questions de formation des usagers en B.U. 


    2.1.2. Organisation interne des services : qui assure l’aide à l’usager et les séances de formation ?


    Il existe indéniablement une « tradition bibliothéconomique québécoise » qui consiste en un subtil mélange entre les apports nord-américains au niveau de l’efficacité, de la conception de l’espace et de la constitution des collections et de leur accessibilité, et la tradition de service européenne qui a encore beaucoup de difficultés à se positionner en tant que prestataire de services à une « clientèle »(59). L’on perçoit très nettement en matière de formation documentaire cette double influence dans les établissements québécois.

    Ainsi, le bureau de « l’aide à l’usager » demeure-t-il toujours présent et clairement identifié au sein de la bibliothèque. L’aménagement intérieur de l’espace traduit ici une priorité et une volonté de lisibilité des rôles respectifs du personnel et des services que l’usager est en droit d’en attendre. Les commis qui assurent au comptoir du prêt toutes les opérations inhérentes à l’emprunt de documents n’ont pas dans leurs attributions la fonction « d’aide à l’usager » en tant que service de référence. Cette dernière est assurée par des bibliotechniciens ou des bibliothécaires, selon un planning généralement établi de service au public et un certain cloisonnement des tâches entre les différentes fonctions.

    Une volonté de rationalisation et d’optimisation des moyens et ressources a conduit la B.U. de l’UQAM -comme toutes celles qui atteignent une certaine taille- à une centralisation des « services techniques » qui permet un redéploiement des moyens humains et financiers sur d’autres objectifs et une efficacité liée à une économie d’échelle, chaque bibliothèque se déchargeant de tâches techniques souvent redondantes et concentrant ses énergies et ses moyens sur un service de qualité adapté au public. Néanmoins, au fil des années, s’est peu à peu creusé un fossé préjudiciable –nous semble-t-il- entre le personnel des services techniques attaché aux problèmes de catalogage, de récupération de notices, d’indexation et de traitement du document et le public... En effet, l’un des gages d’efficacité, de pertinence et de cohérence d’un catalogue public ne réside-t-il pas dans une bonne connaissance du public, de ses attentes et de ses difficultés, de la part ceux qui assurent la gestion de la base bibliographique ? Conscient du décalage qui risquait de découler de cette situation, le service des bibliothèques de l’UQAM tente depuis un ou deux ans de réintroduire dans les attributions des bibliothécaires et bibliotechniciens des services techniques un minimum de service au public, cela se traduisant par quelques heures de référence, ou des formations ponctuelles des usagers, surtout en début de session alors que les besoins sont très importants. Il va de soit que cette mesure demeure diversement appréciée par un personnel qui a souvent fait le choix d’un contact restreint avec les usagers, et que somme toutes l’on peut se demander quelle est l’efficacité d’un agent qui ne fait que quelques heures de référence et ne peut donc appréhender et posséder de façon satisfaisante des outils qu’il ne manipule que quelques heures par semaine –notamment pour les cd-roms dont les interfaces et le langage d’interrogation restent très hétérogènes et sujets à des évolutions très rapides d’une version à une autre... Néanmoins, cela semble un principe à développer et donner des résultats intéressants en matière de formations dispensées sur le catalogue de la bibliothèque(60).

    L’aide à l’usager et la formation documentaire de ces derniers demeure donc essentiellement du ressort des bibliothécaires et des bibliotechniciens en contact avec le public, et étroitement liées l’une à l’autre en poursuivant des objectifs communs tout en adoptant une démarche et des outils d’apprentissage plus ou moins approfondis. Nous avons souligné le fait que cette préoccupation ne constituait pas un engouement passager mais bien un postulat inscrit au mandat de chaque B.U. depuis une vingtaine d’années et que loin de perdre de son intérêt, elle trouve de plus en plus sa raison d’être -notamment du fait de l’explosion des technologies documentaires. 

    Il existe dans chaque établissement -avec un organigramme, des attributions et des moyens en temps et en personnel qui diffèrent selon les situations(61) - un poste de bibliothécaire en charge du dossier de la formation documentaire pour 30 à 80% de son temps de travail. Le contexte actuel de restrictions budgétaires pèse cependant lourdement sur cette activité et soulève un dilemme que l’on perçoit en termes antinomiques et quelque peu cornéliens mais garants de sa « survie ». En effet, les crédits subissant des baisses substantielles(62), le volume d’acquisitions chute sensiblement, ce qui porte les bibliothécaires à consacrer une part plus importante de leur temps à d’autres tâches que la sélection de documents, et aux activités permettant une meilleure exploitation des ressources documentaires de leur établissement ou des établissements dont les fonds peuvent compléter leurs collections (c’est par exemple l’un des attraits de la maîtrise d’Internet qui donne accès, depuis un endroit unique sans avoir à se déplacer, aux catalogues des autres B.U. et permet après identification et localisation le P.E.B.) (63). Mais la récession que vivent présentement les B.U. québécoises induit également un recentrage des services pour une plus grande efficacité et plusieurs coupures de postes...

    L’on constate ainsi que si le volet « formation documentaire » n’est certes pas en passe de disparaître de leurs missions premières, nos collègues québécois rencontrent de plus grandes difficultés dans sa mise en oeuvre, en termes de temps, de personnel et de moyens alloués. La plupart des établissements demandent actuellement des efforts accrus à leur personnel, en opérant des restructurations et des regroupements de responsabilités. Les attributions des postes « coupés » échoient à des bibliothécaires qui doivent les assumer en plus des leurs. La majorité d’entre eux sont impliqués dans différents groupes de travail qui demandent un investissement et une disponibilité qu’ils ne peuvent plus toujours trouver (64) , même si la reconnaissance du temps alloué pour ces activités -rentables à long terme pour l’établissement- n’est pas remise en cause... Les bibliothécaires québécois se retrouvent donc en ce moment devant des choix cornéliens et un certain malaise qu’ils doivent gérer au mieux, selon leurs centres d’intérêt, leur vision et pratique du métier et leur conception du service au public. Ce constat, loin d’être pessimiste, peut se révéler source d’un changement de paradigme et de modifications en profondeur dont nous tenterons d’ébaucher l’esquisse en ce qui concerne l’objet de notre étude. La formation documentaire ne semble pas menacée dans ses fondements ni dans son existence même, mais elle devra nécessairement suivre le tournant que vivent actuellement les B.U. québécoises et trouver d’autres réponses, s’adapter, relever un nouveau défi.


    2.2. Typologie des usagers et définition de leurs profils et besoins en formation


    La formation documentaire des « clientèles » des B.U. ne constitue donc pas un axe de réflexion ni de travail nouveau en soi, en Amérique du nord ni au Québec. Après avoir fait une sorte d’état de la question en mettant en relief les formes qu’elle revêt au Québec -des plus traditionnelles aux plus innovantes- nous nous attacherons à en dégager les grands axes, les enjeux et les perspectives que l’on voit actuellement se dessiner, cette problématique étant sujette à des évolutions extrêmement rapides du fait même de son étroite dépendance avec l’entrée de nouvelles technologies dans les bibliothèques et de l’évolution du contexte socio-économique et culturel dans lequel elle s’inscrit. 


    2.2.1. Les formations proposées : une réponse à tous les besoins et à tous les publics ?


    Afin de cibler son offre de services, le premier travail de la bibliothèque consiste en une analyse rigoureuse des publics et des besoins de sa « clientèle », dans le but de mettre sur pied une politique de formation adaptée et cohérente, éventuellement de faire des choix parmi ces attentes et de privilégier certains axes en toute connaissance de cause et de façon explicite et clairement intelligible pour les usagers. Cette démarche préliminaire permet de chiffrer et de prévoir en moyens, matériels, supports et personnels ce qui sera nécessaire à la mise en oeuvre d’une telle politique, ses retombées à court et à long terme et de défendre le projet auprès des autorités de tutelle (65). Cela s’avère capital alors que tous les services des universités recentrent leurs offres de services, ne pouvant plus se permettre de manquer la cible de leurs actions. Les bibliothèques de l’UQAM incluent la formation documentaire dans leurs missions depuis leur création. Cependant, l’importance de ce volet grandissant et la nécessité d’une certaine harmonisation se faisant sentir afin d’offrir d’une bibliothèque à l’autre le même type de service (quantitativement et qualitativement), une réflexion approfondie et un état de la question (66) ont été menés à partir de 1982 et systématisés depuis 1989, permettant de poser le cadre et les objectifs à venir de cette activité qui jusqu’ici « coulait de source », si l’on peut dire (67) . Bien évidemment, une certaine souplesse afin de coller aux besoins de publics spécifiques (les attentes en sciences et les prérequis informatiques, par exemple, diffèrent de ceux du public en lettres...) demeure primordiale pour éviter d’enfermer le personnel qui assure la formation et les usagers dans un cadre trop rigide et trop strict, carcan qui nuirait à la créativité et à l’expression de chacun. Le but de cette démarche analytique consiste plutôt à définir des objectifs, des priorités et des moyens d’action communs, afin de converger vers le même but et d’assurer une bonne lisibilité des services que le public est en droit d’attendre de la bibliothèque (68) .

    Un des aspects les plus intéressants de cette démarche de réflexion autour de ce qui finalement existait depuis le début, de façon plus ou moins explicite, a été la nécessité de mettre à plat tous les éléments, d’en dégager de nouveaux, de pouvoir établir des parallèles entre les actions menées souvent de façon individuelle et de tenter de réunir tous les acteurs impliqués. Le Comité des usagers des bibliothèques (69) de l’UQAM joue, depuis sa création en 1980, un rôle de moteur et de fédérateur en permettant de toucher toute la communauté universitaire, et à ce titre a beaucoup oeuvré pour la réussite de ce qu’il considère comme une priorité, la formation documentaire, avec un tournant décisif : la création en 1989 du Sous-Comité sur la formation documentaire qui en émane directement. Il remplit un mandat consultatif auprès du vice-recteur aux communications et du Service des bibliothèques, en assurant une analyse des besoins des usagers, en proposant des priorités entre eux, en recommandant l’adoption de politiques afin d’améliorer les services à la communauté universitaire, et en donnant des avis sur les ressources d’investissement en fonction des objectifs à atteindre. C’est lui qui, entre autres, a commandité le sondage réalisé en 1985 et les différentes études citées, donnant ainsi la possibilité de dégager les attentes des usagers, de clarifier les rapports qu’ils entretiennent avec la B.U., de définir le public cible, le public touché et le public à gagner et mettant en relief une évolution des rapports usagers-bibliothécaires et des horizons d’attente. Enfin, signalons que ces études mettent en évidence des problèmes encore non solutionnés : une complexification accrue des besoins en formation (qui sont de plus en plus spécialisés et divers), l’existence de clientèles très diversifiées et souvent difficiles à atteindre (1 869 803 usagers en 1994-1995 selon les chiffres du dernier rapport annuel, soit une augmentation de 14% par rapport à 1993-1994 alors que la population étudiante diminuait de 3,7% pour la même période), et un manque d’articulation entre le corps professoral et le service des bibliothèques (une méconnaissance des services offerts et une non-incitation à la fréquentation). Ces travaux reflètent toujours une image très positive en matière de qualité du service offert par un personnel disponible et accueillant, à tous les niveaux, mais en même temps une sous-information chronique quant aux services qu’ils sont en droit d’attendre de la bibliothèque...Les formations proposées par les bibliothèques visent 3 catégories distinctes de publics : en tout premier lieu, les étudiants, puis les enseignants et enfin depuis quelques années le personnel de la communauté universitaire. Chaque bibliothèque au sein du service des bibliothèques de l’UQAM développe son propre programme de formation avec son planning et quelques outils spécifiques adaptés à la matière et au public visé (70) –Lisette DUPONT jouant un rôle de coordination et d’incitation, en quelque sorte « d’autorité morale » veillant à la cohérence de l’ensemble. Les formations offertes suivent généralement deux modes de mise en place (71) : soit à la demande, si l’on peut dire « à la carte » (ce qui est le cas la plupart du temps en Sciences de l’Éducation), sur proposition d’un enseignant ou sollicitation d’un bibliothécaire elles concernent des classes entières ou des groupes d’enseignants, ou ce qui s’avère plus rare mais possible sur requête de plusieurs usagers, soit dans le cadre de plages horaires définies à l’avance et communiquées aux usagers par voie d’affichage, de presse interne etc... (ce qui demeure plus le fait de la bibliothèque centrale et de la bibliothèque de sciences, cette formule permettant de satisfaire un public potentiel plus important et supposant une fréquentation et un passage plus élevés). 

    Il demeure indéniable que parmi les trois catégories de publics visés, la « clientèle étudiante » s’avère la plus difficile à toucher dans sa globalité, du fait de son nombre élevé, de la diversité de ses situation et de son hétérogénéité. En plus du public étudiant « classique » que nous avons déjà évoqué au point 2.2.1., beaucoup d’étudiants soit ne sont inscrits que dans des certificats, soit étudient à temps partiel, soit sont inscrits dans des sessions intensives de fin de semaine, soit enfin font partie de ce que l’on nomme communément les « étudiants hors-campus » etc. et ne suivent donc pas une scolarité complète en fréquentant quotidiennement le campus. Le phénomène du « retour aux études » étant également très important à l’UQAM, qui se trouve être l’une des rares universités à reconnaître l’expérience professionnelle acquise pour intégrer ses formations même sans le D.E.C. [Diplôme d’Études Collégiales], il faut tenir compte de ce public aux besoins et aux prérequis informatiques et documentaires différents. Notons que les activités de « formation documentaire » culminent en début de session (72) et qu’elles visent essentiellement les étudiants de premier cycle, qu’il est capital de sensibiliser à ce stade de leur cursus comme nous l’avons souligné au point 2.2.1. Les formations proposées en deuxième et troisième cycle, aux enseignants ou au personnel, touchent un public beaucoup plus restreint mais portent sur des domaines spécialisés, plus pointus et se démarquent nettement de la formation de base dispensée en premier cycle par son contenu, son approche et son instrumentation.

    Le public étudiant de premier cycle constitue la catégorie d’usagers vers laquelle les efforts en matière de formation culminent mais qui pose également le plus problème, dans la mesure où une hausse de cette clientèle comporte le risque de ne plus pouvoir satisfaire toutes les demandes (73). Le dernier rapport annuel 1994-1995 montre en effet, malgré une légère baisse cette année que nous commenterons par la suite, que depuis 1989-1990 (année de référence 88-89), les opérations de référence (banques de données exclues) ont suivi une évolution de 46,40% et les initiations à la bibliothèque (individuelles ou collectives) en regard du nombre d’usagers initiés une augmentation de 129,2% pour les initiations et de 111,4% pour les usagers initiés. De 1988 à 1992, le nombre total de séances de formation documentaire a progressé de 200%, le nombre d’usagers ayant participé à des initiations collectives de 87% tandis que le nombre d’activités d’accueil augmentait de 43% et les initiations spécialisées de 141% (74). Cette tendance à la hausse des activités, liée à l’augmentation des clientèles , à la saturation des capacités d’accueil et à une non-augmentation du personnel, ne se démentant pas si l’on tient compte de l’évolution globale quantifiée depuis 1989-1990, a rendu d’autant plus impérieuse la mise sur pieds d’un plan de formation documentaire. Soulignons enfin, que cette réflexion ne peut être menée sans une concertation élargie et l’implication de tous les acteurs de la communauté universitaire, enseignants, étudiants sans oublier le personnel de l’université et surtout de la bibliothèque qui possède une expérience irremplaçable sur le terrain et dont l’adhésion au projet et la motivation restent des prérequis indispensables pour son succès. Une politique de formation documentaire doit s’inscrire dans un contexte, s’articuler avec le projet pédagogique de l’établissement ou le plan de formation du personnel et des enseignants et s’accompagner d’une sensibilisation et d’une politique d’information adéquate, si elle veut acquérir légitimité, portée et trouver sa raison d’être. Elle ne peut résulter d’une volonté personnelle et unique, aussi forte soit-elle... Cela paraît un enjeu majeur et une des raisons de son succès à l’UQAM.
      

    2.2.2. Grands axes du plan de formation documentaire à l’UQAM :


    Deux idées fortes et récurrentes (75) ressortent des différentes études : un manque d’articulation entre le corps enseignant et la B.U. et la nécessité de trouver une place à la formation documentaire dans le curriculum de l’étudiant. L’on constate encore trop souvent un écart considérable quant à l’impact des formations dispensées par la B.U. entre les différentes familles (elles touchaient en 1991 entre 76,9 et 13,3 % des étudiants au sein d’une même famille et seulement 63 % des familles (76), alors que le sondage de 1985 montrait que 75 % des sondés -appartenant tous au corps enseignant de l’UQAM-estimaient que la formation documentaire devait être obligatoire et ainsi faire partie intégrante de la formation de base de l’étudiant. Si bibliothécaires et enseignants s’accordent sur le principe, il faut avouer que concrètement la mise en place s’avère beaucoup plus épineuse et n’a pu aboutir que dans de rares cas, la plupart du temps dans de petites structures telles les B.U. de l’U.Q. à Hull, à Chicoutimi ou à Rimouski par exemple. En effet, elle achoppe sur un point capital : l’accréditation de ces cours et leur évaluation dans le cursus universitaire, prérogatives du corps enseignant (77)... Tant que ce problème ne pourra être résolu globalement avec une position commune, claire et officielle de la part des instances académiques, et non pas ce qui reste actuellement une pratique au cas par cas (78), cette intégration systématique et obligatoire dans la formation universitaire ne pourra voir le jour et restera tributaire de relations interpersonnelles : bibliothécaire-enseignant, avec ce que cela comporte d’aléatoire... L’intégration de la formation documentaire au cursus universitaire, outre le fait d’une reconnaissance et d’une légitimité officielle de cette activité pédagogique des professionnels des bibliothèques, permettrait non seulement une sensibilisation au monde documentaire, le développement chez l’étudiant d’une motivation à la fréquentation de la B.U. et à en utiliser les ressources ainsi qu’une désacralisation et une banalisation du lieu, mais également constituerait un facteur d’intégration du processus de recherche dès le premier cycle ce qui est vivement souhaitable. Par ailleurs, une politique ainsi pensée et établie pourrait s’inscrire dans la continuité et non plus se concentrer sur les mois de septembre-octobre où 50 % des formations sont données, avec ce que cela suppose de répétitif et de parfois démotivant et lourd pour le personnel...

    La définition d’un plan de formation à l’UQAM, au début des années 1990, a permis de dégager trois niveaux de formation qui coexistent dans toutes les B.U. québécoises. Le premier niveau de formation s’apparente plutôt à une « initiation de base » qui permet aux usagers d’apprendre à connaître la bibliothèque, son organisation et ses services. Concrètement, il s’agit de la « visite traditionnelle » de la bibliothèque, accompagnée d’une rapide présentation des outils documentaires, en début d’année. Son importance tend à s’amenuiser dans l’ensemble des activités de formation (79). En effet, les multiples outils développés par les bibliothécaires (dépliants sur les services, feuillets explicatifs, visites autoguidées, renseignements disponibles sur les serveurs WEB des bibliothèques etc.) favorisent l’auto-apprentissage des usagers. Le deuxième niveau de formation apprend à l’utilisateur à consulter le catalogue des bibliothèques, à utiliser les principaux ouvrages de référence, à repérer sa documentation et à comprendre la teneur des références bibliographiques. Il s’agit de l’initiation générale à la « recherche en bibliothèque », formation de base rendue essentielle avec le développement généralisé des catalogues informatisés. Toutes les B.U. québécoises offrent cette formation, sous forme de cours, démonstrations et plus rarement d’ateliers. Elle peut s’inscrire de façon obligatoire à l’intérieur d’un cours dispensé par un professeur, être donnée par le bibliothécaire seul (ce qui reste la majorité des cas de figure) ou en collaboration avec l’enseignant. Dans certains cas, même si elle demeure limitée dans le temps, elle peut donner lieu à une évaluation comme élément intrinsèque du cours. Mais cette formation est également offerte, en complément, à l’ensemble des usagers, selon des modalités d’inscription et un calendrier propres à chaque établissement. La popularité et la fréquentation de ces séances offertes en début de session d’enseignement montrent qu’elles répondent à un réel besoin. La motivation de ce public « libre » de toute contrainte scolaire (par opposition au premier public « captif ») s’avère indéniable et source d’un échange enrichissant. Ces deux formules semblent donc complémentaires, la deuxième, avec l’appuis d’une politique de communication et une « publicité » adéquates, favorisant la responsabilisation, l’auto-formation et la construction d’un cursus propre à l’usager et au développement de son autonomie. 

    Enfin, le troisième niveau de formation vise, entre autres, à initier l’utilisateur au contenu et à l’utilisation des sources d’information ou des sources documentaires spécialisées dans sa discipline. Avec la généralisation des bases de données sur cd-roms et leur récent accès via Internet (80), cette formation s’est surtout axée vers la maîtrise des nouvelles technologies (ce qui explique en partie la croissance de 238% des « formations spécialisées » depuis 1988, chiffres de 1994, des statiques générales des bibliothèques universitaires québécoises, de la CREPUQ). Cette formation spécialisée vise principalement à apprendre à l’étudiant à mieux maîtriser ses besoins en informations, à élaborer et à affiner ses stratégies de recherche et à repérer les sources d’information pertinentes pour répondre à ses besoins. « La formation à la documentation et à la recherche spécialisée » s’adresse surtout aux étudiants de deuxième et troisième cycles ou est intégrée aux cours de méthodologie de premier cycle. Elle est alors dispensée soit en classe, soit en bibliothèque par des professionnels de la bibliothèque en charge du domaine concerné, sur demande des enseignants. Elle s’inscrit parfois (mais cette tendance demeure marginale dans l’ensemble des activités de formation) tout ou partie dans le cadre d’un cours crédité. Compte tenu de l’importance des nouvelles technologies dans la recherche spécialisée en B.U. et de la très forte demande des usagers, la quasi totalité des B.U. québécoises offre également à l’ensemble de ses « clientèles » des séances d’initiation à l’interrogation de bases de données spécialisées. Phénomène récent et en pleine extension, l’introduction aux ressources accessibles sur Internet (81) demeure actuellement marginale dans l’ensemble des activités de formation proposées, mais se met en place dans toutes les B.U. québécoises.

    Il convient de garder à l’esprit que les trois niveaux de formation que nous venons de définir et d’expliciter, par rapport à la catégorie du public qui constitue l’essentiel de la « clientèle » de la B.U. : les étudiants, s’appliquent également pour les deux autres catégories de public que nous avons précédemment définies : les enseignants (le premier niveau de formation constituant souvent le premier contact avec la bibliothèque dont va dépendre la suite de la collaboration enseignant-bibliothécaire) ou les stagiaires et le personnel (notamment en ce qui concerne la formation des formateurs, sur laquelle nous allons revenir en troisième partie).

    La définition de ces trois niveaux de formation nous permet de mieux cerner les activités qui entrent dans ce cadre, leur complexité, leur diversité croissante et leur constante évolution. Le terme « formation documentaire » (plus précis que « formation des usagers ») recouvre donc une réalité complexe et multiforme. Cette expression utilisée comme équivalent francophone des termes « bibliographic instruction », « library orientation », « library skills », « library user education » et « user instruction » tend à élargir son champs d’application avec l’apport des nouvelles technologies documentaires, qui induisent la maîtrise de stratégies de recherche de plus en plus élaborées et d’outils de plus en plus sophistiqués si l’on veut en exploiter toutes les richesses informationnelles. Cela nous amène à reprendre la définition que TESSIER en donnait (citée au point 2.2.1.), en l’élargissant aux sources d’information accessibles en ligne et comprenant un caractère virtuel que ne pouvait contenir à l’époque la notion de « ressources documentaires » en tant qu’entités matérielles. La formation demeure plus que jamais un ensemble d’activités d’apprentissage et s’éloigne de plus en plus de la notion « d’initiation » (présente seulement au premier niveau de formation et tendant à céder la place à un « auto-apprentissage). En ce sens, la formation documentaire tend de plus en plus à se rapprocher de la notion d’« Information literacy »(82) en visant à l’autonomie de l’usager, au développement de ses capacités à trouver et à donner du sens à l’information afin de pouvoir se faire sa propre opinion sur quelque sujet que ce soit, d’être en mesure de trouver les éléments d’information pour pouvoir réfuter ou vérifier une opinion sans dépendre des autres dans cette démarche de recherche d’information, ce qui lui garantit objectivité et impartialité des informations. Devenir « information literate » se révèle capital aussi bien dans le domaine professionnel (où l’information la plus récente et la plus pertinente constitue un gage de succès) que dans l’exercice de la démocratie (l’état se devant de tout mettre en oeuvre pour tenir informés les citoyens de ses actions et le citoyen se devant de se tenir informé afin d’exercer son droit à la démocratie en toute connaissance de cause). Ce concept apparu aux États-Unis au début des années 1990 sous-tend un nouveau modèle d’éducation basé sur la maîtrise des sources d’information, sous toutes les formes qu’elles revêtent depuis les années 1990 : virtuelles ou matérielles, et sur la capacité à dissocier l’information passive et fragmentée de la recherche d’information active, à sa source, dans une relation dynamique. Comme le souligne Lisette DUPONT (83) : « Si l’on admet qu’une information c’est, de façon simplifiée, un élément de connaissance quel qu’il soit, et que la formation est le processus de communication et d’apprentissage de cet élément de connaissance, il va de soi que l’information et la formation sont complémentaires, voire intimement liées de par leur nature même » , et que par conséquent « la formation documentaire » constitue un volet fondamental dans la formation universitaire, et plus généralement dans la formation des citoyens. Le service des bibliothèques de l’UQAM poursuit comme but, nous l’avons vu, l’établissement d’une relation dynamique entre les usagers et la bibliothèque, relation qu’il importe de faire fonctionner dans les deux sens pour qu’elle prenne toute sa signification. Les politiques documentaires des B.U. québécoises tendent toutes vers un but unique : l’autonomie de l’usager, elles se donnent pour cela des moyens plus ou moins innovants et développent une instrumentation spécifique. Nous allons nous pencher plus en détails sur l’instrumentation mise en place par l’UQAM et sur les perspectives qu’ouvre l’introduction des « nouvelles technologies » dans les bibliothèques, notamment avec la mise à disposition d’Internet.

    (suite dans le prochain numéro d'HERMÈS : Revue critique)


    NOTES: 

    1. Service Commun de la Documentation. 
    2. UQAM : Université du Québec à Montréal.

    3. Pour faciliter la lecture, nous adopterons le sigle communément utilisé : « U.Q. » pour désigner le réseau de l’Université du Québec. D’autre part, pour éviter toute ambiguïté, nous emploierons le terme « universités québécoises » au sujet des universités situées au Québec, mais ne faisant pas partie de l’U.Q.
      
    4. Voir pour de plus amples renseignements quant à son statut juridique en comparaison avec les autreuniversités québécoises :
    * LAJOIE, Andrée et GAMACHE, Michelle. Droit de l’enseignement supérieur. Montréal : Thémis, c1990. 643 p.

    * GARANT, Patrice. Aspects juridiques des rapports entre certaines autorités gouvernementales et paragouvernementales et les universités. Sainte-Foy (Québec) : Conseil des universités, 1980. 366 p.

    Consulter pour éclairer le statut juridique des bibliothèques au sein des universités québécoises: JUVE, Marie-José. Le statut juridique des bibliothèques universitaires au Québec: essai de définition d’une problématique. Lyon : ENSSIB, mémoire d’étude de DCB 1994., 46 f.
      
    5. Cela serait tout de même à nuancer, en faisant un premier bilan au bout de 27 ans d’existence du réseau, dans la mesure où les formations scientifiques proposées en province restent très spécifiques (la biologie marine dans la région du St Laurent) et où il reste toujours nécessaire de venir étudier la médecine, la pharmacie ou les sciences politiques -par exemple- à Montréal ou à Québec...

    6. Voir carte en Annexes et le Rapport annuel [1994-1995] de l’Université du Québec et des établissements du réseau. Montréal : Université du Québec, 1996. 56 p.

    7. Voir le rapport du président de l’UQ, Claude HAMEL, in : Rapport annuel [1994-1995] de l’Université du Québec et des établissements du réseau. Montréal : Université du Québec, 1996. 56 p. , p. 4--13.

    8. De 1960 à 1966, le Québec a vécu une période de changements rapides, initiée par la victoire des Libéraux aux élections de Juin 1960, qui a mis fin à l’emprise de l’ Union Nationale au pouvoir depuis 

    9. [Livret d’accueil de l’étudiant] UQAM. Montréal :Service de l’information et des relations externes de l’UQAM, 1994. 34 p. , p.3.
      
    10. L’UQAM. Vol. XXIII, n?1, 3 septembre 1996. 12 p., p. 1.
      
    11. La 3ème tranche des travaux est actuellement en cours de réalisation, Place des Arts, au centre ville, afin d’offrir un campus scientifique moderne, doté d’installations performantes et de laboratoires adéquats. La bibliothèque des Sciences doit emménager dans ses nouveaux locaux à l’automne 1997, à quelques mètres de l’endroit où elle se situe actuellement, dans des locaux plus vastes et mieux équipés. 

    12. Voir note ci-dessus.
      
    13. Voir plan en annexes.

    14. C’est par exemple le cas de l’EBSI (École de Bibliothéconomie et des Sciences de l’Information) abritée par l’Université de Montréal, qui dispense la seule formation francophone en bibliothéconomie en Amérique. Il existe d’autre part à l’Université McGill une formation anglophone.

    15. Voir le contenu pédagogique des différentes les formations, documents distribués par le Registrariat des différentes universités.(retour au texte)
      
    16. Voir : CLERMONT, Louise et PROULX, Jean. Le financement des universités : avis à la ministre de l’Éducation. Québec : Conseil supérieur de l’Éducation, 1996. IV, 138 p.
      
    17. De récentes études de la société québécoise soulignent un phénomène accru de « retour aux études » dans un contexte de mutations technologiques où l’on sait que chaque individu a de bonnes chances d’exercer plusieurs métiers au cours de sa vie professionnelle et doit donc se recycler. Par ailleurs, de plus en plus d’étudiants étudient à temps partiel, devant exercer un emploi pour assurer leur subsistance (voir les statistiques officielles du Ministère de l’Éducation).
      
    18. La fondation de l’UQAM (créée en 1979 et composée en majorité de gens d’affaires) récolte ainsi des fonds privés destinés au développement de l’enseignement, de la recherche et de la création à l’UQAM. Elle a pour objectif de financer des projets qui ne pourraient l’être par d’autres moyens, notamment pour la création de bourses d’étude et l’achat d’équipement scientifique. En mars 1995, elle a lancé une campagne majeure, avec pour but de recueillir 20 000 000 $ can., pour des projets fortement axés sur les technologies de l’information (ce qui aura des retombées pour le service des bibliothèques comme nous le soulignerons). La campagne, intitulée « L’UQAM : une force novatrice », financera également la construction d’un pavillon des sciences biologiques.
      
    19. L’UQAM. Vol. XXIII, n?1, 3 septembre 1996. 12 p., p. 1 et 10.
      
    20. Madame Paule Leduc, jusqu’à sa nomination à la tête de l’UQAM pour un mandat de 5 ans, était vice-présidente à l’enseignement et à la recherche de l’UQ et a exercé diverses fonctions au sein de la direction de l’UQAM, puis de la haute fonction publique du Québec.

    21. Se tiennent actuellement les assises nationales des États généraux sur l’éducation, qui ne sont pas sans évoquer une certaine similitude avec les préoccupations qui animent les États généraux de l’Université qui se sont tenus au printemps 1996 en France.

    Par ailleurs, les étudiants se mobilisent actuellement, craignant une hausse des frais de scolarité ce qui aurait pour conséquence d’augmenter leur endettement déjà considérable par le biais du « système des prêts et bourses » alloués sans intérêts par le gouvernement provincial mais qui doivent ensuite être remboursés (sauf s’il s’agit d’une bourse, ce qui est rare). Le problème n’est certes pas nouveau (voir de nombreux articles dans la presse en 1995 et 1996), mais se pose de façon d’autant plus aiguë que le gouvernement opère des coupures budgétaires... Nous avons consulté :


    * FORTIER, Diane. Mémoire présenté par Diane Fortier à la commission des états généraux sur l’éducation (phase 1). Montréal : Alliance des professeures et professeurs de Montréal, 1995. 49 p.

    * BERTHELOT, Michèle. Les États généraux sur l’éducation : 1995-1996 : rapport de synthèse des conférences régionales. Québec : Commission des États généraux sur l’éducation, 1996. 42 p.

    * BERTHELOT, Michèle. Les États généraux sur l’éducation : 1995-1996 : exposé de la situation. Québec: Commission des États généraux sur l’éducation, 1996. 132 p.

    * MEGGS, Anne-Michèle. L’éducation dans un Québec moderne et pluraliste : mémoire présenté à la Commission des États généraux sur l’éducation. Montréal, Conseil des communautés culturelles et de l’immigration, 1995. 40, [18] p.

    * Fédération collégiale étudiante du Québec. L’éducation au Québec : une priorité pour un meilleur devenir collectif : mémoire présenté à la Commission des États généraux sur l’éducation, le 12 octobre 1995 à l’Université de Montréal. Montréal : FCSQ, 1995. 56 f.

    22. Voir : Rapport annuel 1994/1995. Montréal : UQAM, 1995. 40 p.

    23. Voir en conclusion, le projet de réinformatisation SV3.

    24. Voir plus loin, en 2ème et 3ème parties.

    25. Voir : la plaquette produite à l’occasion des 25 ans de l’UQAM. UQAM. Montréal : Service de l’information et des relations publiques, Service de l’information externe [UQAM], 1994. 77 p.

    26. Arts plastiques, chimie, communication, danse, design, études littéraires, études urbaines, géographie, histoire, histoire de l’art, kinanthropologie (étude du mouvement humain), linguistique, mathématiques et informatique, musique, philosophie, physique, psychologie, sc. [sciences] administratives, sc. biologiques, sc. comptables, sc. de la terre, sc. de l’éducation, sc. économiques, sc. juridiques, sc. politique, sc. religieuses, sociologie, théâtre et enfin travail social.

    27. Ne serait-ce que du fait que c’est le Conseil d’Administration de l’UQAM qui décide chaque année, sur bilan et projets du directeur du service des bibliothèques, du pourcentage de son budget global qu’elle va allouer à ce service. La CREPUQ [ Conférence des Recteurs Et Principaux des Universités du Québec] recommande entre 10 et 15% (les 15% étant rarement atteints...). Le budget d’acquisitions géré par les services techniques en 1995-1996 était de 3,5 millions de $ can.

    28. Selon les pavillons -qui communiquent tous entre eux, donc il est très aisé de changer de pavillon sans s’en apercevoir- les niveaux rez-de-chaussée, métro etc... correspondent à des endroits très différents...

    29. Voir en annexes les organigrammes respectifs.

    30. La législation québécoise sanctionnant les discriminations de tous ordres impose pour tous les documents officiels l’emploi du féminin et du masculin, tant pour les adjectifs et les accords que pour les noms communs. Considérant que cela alourdit considérablement le texte et nuit parfois à sa bonne compréhension nous ne suivrons pas cet usage -sauf lorsqu’il s’agira de citations- considérant que l’emploi grammatical du genre masculin, pour évoquer une réalité touchant à la fois des hommes et des femmes, ne constitue en rien une discrimination. Cette tendance québécoise datant d’une vingtaine d’années tend cependant à se nuancer avec l’introduction en préambule de ce type de mise au point.

    31. Voir en annexes la présentation de ces services aux usagers.

    32. Chiffres du dernier Rapport annuel 1994/1995. Montréal : UQAM, 1995. 40 p. , p.75. Ces chiffres sont malheureusement à revoir à la baisse pour 1995-1996.

    33. Voir en annexes, ce document produit pour servir de base au plan quinquennal contracté entre l’UQAM et son service des bibliothèques, en 1995.

    34. Beaucoup plus élevés qu’en France puisque cela se chiffre au minimum à 2000 $ can. par session de 4 mois, mais beaucoup moins qu’aux États-Unis qui fonctionnent sur le modèle des universités privées.

    35. Notions que nous allons développer en deuxième et troisième parties.

    36. Rapport annuel 1994/1995. Montréal : UQAM, 1995. 40 p. , p. 13-14.

    37. Rapport annuel 1994/1995. Montréal : UQAM, 1995. 40 p. , p. 8.

    38. Entretien avec Monsieur Onil DUPUIS, chargé de recherche à la CREPUQ, le 28.08.96.

    39. Voir en annexes l’organigramme de la CREPUQ et du sous-comité des bibliothèques, sur lequel nous reviendrons plus en détail en deuxième et troisième parties, avec les travaux des « groupe de travail sur la formation documentaire » et « sous-groupe de travail sur Internet » dont nous avons rencontré les membres.(


    40. Afin de ne pas alourdir le texte et en raison de la récurrence de ce terme dans notre travail, nous aurons recours à l’abréviation B.U.

    41. Qu'ils soient d'ailleurs ici une nouvelle fois remerciés pour la gentillesse de leur accueil et leur intérêt pour ma démarche. Grâce à eux, ce travail y a beaucoup gagné au niveau d'une mise en perspective plus large, d'un échange sur nos pratiques respectives et notre conception de la formation des usagers.

    42. Nous n'avons pas pour ce travail mis en oeuvre une méthode d'observation rigoureusement scientifique, mais l'avons abordée de façon libre et ouverte, en complément aux multiples entretiens avec des collègues québécois et aux échanges très fructueux au cours du service de référence et d'aide à l'usager, en stage à l'UQAM.

    43. Principalement dans les établissements suivants:
    À Montréal:  La BU de l'Université McGill
                        La BU de l'Université Concordia
                        La BU de l'Université de Montréal
                        La BU de l'École Polytecnique de Montréal
    À Québec:  La BU de l'Université Laval
                        La BU de l'Université du Québec

    44. Voir le document interne : UQAM, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Programmes de marketing pour l’année 1991-1992. Service des bibliothèques, avril 1991. 11 f.

    45. Entretien du 22.09.96 avec Richard LAVERDIERE, conseiller à la documentation spécialisée à la B.U. Sciences de Laval. Voir également l’article de presse en annexes : Sondage de la bibliothèque auprès de ses usagers étudiants : des services très appréciés mais parfois mal connus (05.12.91)

    46. Tract du GRIP [GRoupe de Recherche d’Intérêt Public], distribué sur le campus de l’UQAM à l’occasion du salon étudiant se tenant à la rentrée du 03 au 12 septembre 1996. « GRIP si t’as des  »TRIPS » ». Voir en annexes.

    47. Avec les modules : prêt, opac, acquisition et catalogage à présent.

    48. Entretien du 04.09.96 avec Jean PLANTE, coordonnateur du réseau RENARD, à la Fédération des CEGEP.

    49. FÉDÉRATION DES CEGEPS, Direction des services de formation et des communications. Annuaire des CEGEPS 1992-1993. Montréal : Fédération des Cégeps, 1992. 128 p., p. 122-125.

    50. Citons par exemple les formations de Raymonde BEAUDRY au Cégep de Rosemont.

    51. TESSIER, Yves. Apprendre à s’informer : les fondements et les objectifs d’une politique de formation documentaire en milieu universitaire. Documentation et Bibliothèques, vol. 23, n. 2, juin 1977, p. 75-84.

    52. TUCKER, J.M. The origins of bibliographic instruction in academic libraries : 1876-1914. In R.D. STUART and R.D. JOHNSON. New horizon for academic libraries. New-York : K.G. Saur, 1979. p. 268-276.

    53. SHAW, R.R. The state of the library art. New Brunswick : Rutgers university press, 1960. 2 vol. Consulter notamment les deux chapitres. de G.S. BONN, « Training laymen in the use of the library ». 

    54. Voir bibliographie finale.

    55. Colloque ABCDEF, les 23 et 24 octobre 1995, à l’Université Laval, intitulé « La formation documentaire ».

    56. Atelier annuel sur la formation documentaire : WILU [Workshop on Instruction in Library Use], dont la 26ème édition se tiendra en mai 1997 à l’Université de Montréal. Il regroupe des bibliothécaires universitaires ontariens et québécois qui y trouvent un lieu de débat privilégié avec des rencontres réunissant de 100 à 125 personnes et donne lieu à diverses activités : ateliers, forums, conférences, démonstrations etc....

    57. Soit actuellement environ 1800 références sur un système DBTEXT Imagic. Entretien du 28.08.96 avec Roger CHARLAND, responsable du centre de documentation de la CREPUQ.

    58. Groupe de discussion FORMADOC, modéré par Richard LAVERDIERE à la B.U. de l’Université Laval, qui compte actuellement une centaine d’abonnés francophones.

    59. Il faut cependant noter une très nette évolution en ce sens en Europe, avec l’introduction dans les bibliothèques de techniques de marketing et de notions d’économie de l’information, encore impensables en ce domaine il y a une vingtaine d’années... Voir par exemple : Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur. Sainte-Foy (Québec) : PUQ, 1995. 455 p.

    60. Entretien du 13.09.96 avec Roger GINGRAS, bibliothécaire en « analyse documentaire » aux services techniques de l’UQAM.

    61. UQAM : Lisette DUPONT, directrice des bibliothèques spécialisées, coordonne les activités de formation, entre autres dossiers. (rencontrée le 08.08.96) McGILL : Marilyn FRANSISZYN, bibliothécaire de référence en sciences humaines et sociales, idem. (rencontrée le 05.08.96) CONCORDIA : Melinda REINHART, bibliothécaire de référence à Webster, idem. (rencontrée le 07.08.96) École Polytechnique (Université de Montréal) : Nicole CAMPEAU, bibliothécaire de référence, idem. (rencontrée le 06.08.96) UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL : Jerry BULL, bibliothécaire de référence, responsable de la formation documentaire à la section lettres-sciences humaines. Il existe une vingtaine de bibliothèques et des actions de formation documentaire très variées ; au niveau de la direction générale Christiane ROBERT GUERTIN, adjointe au directeur, a en charge le dossier . (rencontrés le 28.08.96 et le 19.09.96) UNIVERSITÉ LAVAL : Richard LAVERDIERE, conseiller à la documentation en sciences et président du sous-groupe sur la formation documentaire CREPUQ et Diane POIRIER, conseillère à la documentation en lettres-sciences humaines et présidente du sous-groupe de travail CREPUQ sur l’Internet, tous les deux responsables de la formation dans leurs domaines respectifs. (rencontrés le 22.08.96 et à la CREPUQ lors de réunions) 

    62. Avec un budget d’acquisitions de ??3,5 M de $ can. jusqu’en juin 1996 et une coupure prévue de -10% pour 1996-1997. Cf. : entretien avec Claire BOISVERT, directrice des services techniques des BU UQAM, le 29.08.96.

    63. Voir en 3ème partie le système de PEB ARIEL et l’expérience de la bibliothèque virtuelle de chimie).

    64. Citons par exemple le cas du sous-groupe de travail sur Internet, de la CREPUQ (réunion du 13.09.96 à laquelle j’ai été conviée) qui compte quatre membres et qui voit ses travaux compromis ou pour le moment stoppés, leurs activités respectives ne leur permettant plus actuellement de trouver le temps nécessaire à la poursuite de la réflexion et à la production d’outils, sur leur temps de travail... 

    65. En 1991, une subvention de 5000 $ can. a été allouée sur le fonds Hubert-Perron par la Fondation de l’UQAM, au service des bibliothèques, sur présentation du projet de formation documentaire par Paul R. BELANGER.

    66. Consulter :
    • UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, COMITÉ DES USAGERS DES BIBLIOTHÈQUES. Rapport du groupe de travail sur l’initiation aux services documentaires. Juin 1982. 67 p.
    • SORECOM. Sondage auprès des usagers des bibliothèques de l’UQAM. Mai 1985. 41 p. et annexes.
    • LEROUX, Georges. La formation documentaire à l’UQAM : état de la question et plan d’action. Mai 1989. 2 p.
    • FISET, Danielle et HUARD, Mario. La formation documentaire à l’UQAM : état de la question et modèles de formation. Recherche réalisée sous la dir. du Comité des usagers des bibliothèques. Mai 1990. 65 p. et annexes.
    67. Entretien avec Lisette DUPONT, directrice des bibliothèques spécialisées, le 08.08.96


    68. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Programmes de marketing pour l’année 1991-1992. Service des bibliothèques, avril 1991. 11 f.

    69. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Rapport annuel 1994-1995. Montréal : UQAM, 1996. 80 p. et annexes, p. 11..

    70. Voir le point 2.2.3. et la 3ème partie.

    71. Que ce soit à l’UQAM ou dans les autres BU québécoises.

    72. L’année scolaire s’articule en trois sessions et il est possible de commencer sa formation indistinctement à l’une d’entre elle.

    73. Voir en annexes les graphiques : UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Rapport annuel 1994-1995. Montréal : UQAM, 1996. 80 p. et annexes, p. 24 à 25.

    74. Chiffres obtenus en compilant les données des différents rapports pour le sous-comité sur la formation documentaire.

    75. Valables du reste pour toutes les B.U. québécoises.

    76. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, COMITÉ DES USAGERS DES BIBLIOTHÈQUES, SOUS-COMITE SUR LA FORMATION DOCUMENTAIRE. La formation documentaire à l’UQAM : rencontre avec les secteurs. Montréal : UQAM, Comité des usagers, Sous-Comité sur la formation documentaire, février 1991. 9 f., f. 4.

    77. Voir en troisième partie, l’émergence de cette problématique (que nous développerons alors) face à la formation à Internet.

    78. Citons par exemple :
    • * à la B.U. de l’université Laval, les cours dispensés par Claude BEAUDRY (Conseiller en documentation en musique, rencontré le 22.08.96), depuis 1982 et comprenant 2 volets : bibliographie et techniques de travail, avec 3 crédits, c’est-à-dire 3 heures par semaine durant 1 session de 15 semaines, et concernant tous les nouveaux arrivés du département. L’évaluation était préparée par C. Beaudry mais corrigée par l’enseignant dans le cours duquel il intervenait (rémunéré en surnuméraire). Pour 1996-97, C. Beaudry se désengage quelque peu de cette formation, ayant reçu d’autres attributions à la B.U. ne lui permettant plus de s’y consacrer en plus, et ayant rencontré de sérieuses difficultés avec la corporation des chargés de cours de l’université Laval... Il n’interviendra plus que dans le cadre d’un séminaire, l’enseignant reprenant le contenu des cours allégé.
    • * à l’UQAM, en général, la formation documentaire s’inscrit dans un cours de méthodologie ou à l’intérieur d’activités d’intégration (exemple : GRM1OOO). Cependant, là où elle n’est pas formellement inscrite dans la description d’un cours, elle reste aléatoire d’une année à l’autre...
    79. Voir en annexes : UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Rapport annuel 1994-1995. Montréal : UQAM, 1996. 80 p. et annexes, p. 24-25 et 28-29 CREPUQ, SOUS-COMITE DES BIBLIOTHEQUES, GROUPE DE TRAVAIL SUR LES STATISTIQUES. Statiques générales des bibliothèques universitaires québécoises 1992-1993. Montréal : CREPUQ, 1995. 95 p., p. 33, 76-77 et 79. Travail également sur les statistiques 1993-1994 encore non publiées mais aimablement fournies par Onil DUPUIS de la CREPUQ.

    80. Nous adopterons l’appellation « Internet » et non l’Internet, en accord avec les recommandations de l’Office de la Langue Française du Québec (Lexique de l’OLF consultable sur Internet : http://www.olf.gouv.qc.ca/service/pages/p10ca.html )

    81. Voir en troisième partie.

    82. Voir bibliographie finale. A noter que le 26ème atelier de WILU [Workshop on Instruction in Library Use] les 14-17 mai 1997 portera sur la « culture de l’information. (Cf. rencontre avec son comité directeur). 

    83. DUPONT, Lisette et ROUSSEAU, Denis. Information et formation documentaire : relations avec les usagers. Dans : Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur. Sainte-Foy (Québec) : PUQ, 1995. 455 p., p. 331-341.



    La restructuration capitaliste & le système-monde

    Immanuel Wallerstein

    Note de l'éditeur: HERMÈS : Revue critique reprend ici un texte publié dans la revue AGONE, Philosophie, Critique & Littérature, numéro 16, 1996. Le lecteur peu rejoindre les éditeurs de la revue au site suivant, http://www.lisez.com/agone . Les éditeurs d'HERMÈS remercient ceux d'AGONE et Immanuel Wallerstein pour avoir accordé la permission de reproduire ce texte ici.

    « L'autonomie des politiques sociales et économiques des États-Nation est finie : tout doit être maintenant réglé en fonction des comptabilités et des équilibres du système financier mondial. (...) Maintenant, quel est le problème? Le problème, c'est de comprendre comment l'action, le discours, la résistance d'un prolétariat devenu désormais intellectualité de masse se confrontent à cette réalité. Paradoxalement, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui produisent les images, les langages et les formes utilisés pour construire la falsification du monde, pour transformer le sens de la réalité, pour enlever à cette réalité toute signification antagoniste. Le problème principal devient alors l'identification, à partir des forces qui vivent dans ce type de monde et qui sont entrées dans ce nouveau genre de réalité, d'une forme d'expression alternative, mais une expression au contraire qui réussisse à trouver, à l'intérieur de cette unification forcée, mondialisée et communicative, des points d'appui, des points de rupture, des points susceptibles de constituer du nouveau. »Toni Negri, Exil, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1998, p. 38




    Au cours de cet exposé, je soutiendrai principalement deux thèses. La première, c'est qu'il est tout à fait impossible que l'Amérique latine se développe, quelles que soient les politiques gouvernementales à l'oeuvre, pour la simple raison que les sujets du développement ne sont ni les pays ni les sociétés, mais l'économie-monde. Or l'économie-monde capitaliste est, par nature, polarisante. Ma deuxième thèse est que cette économie-monde est en train de se détruire, du fait même de ses succès. Or nous nous trouvons précisément à un tournant de l'histoire qui laisse présager cette désintégration, sans garantir pour autant l'amélioration de notre condition sociale. Malgré cela, je pense pouvoir vous adresser un message d'espoir. 


    Commençons par la thèse n° 1. Depuis 1945, la situation géopolitique a fondamentalement changé sous la pression du monde non occidental. Politiquement, ce monde se divisait en deux secteurs, avec, d'un côté, le bloc communiste (dit socialiste) et, de l'autre, le Tiers Monde. Du point de vue de l'Occident, et évidemment surtout des Etats-Unis, le bloc communiste devait être laissé à son propre sort, pour survivre économiquement comme il le pourrait. Ce bloc choisit un programme étatique d'industrialisation rapide dont l'objectif était de « dépasser » l'Occident. Krouchtchev promettait d'« enterrer« les Etats-Unis d'ici l'an 2000...


    Dans le Tiers Monde, la situation fut passablement différente. Au cours des années qui suivirent l'immédiat après-guerre, les Etats-Unis concentrèrent tous leurs efforts à aider l'Europe occidentale et le Japon à « se reconstruire ». Tout au long de cette période, ils ignorèrent le Tiers Monde, à l'exception partielle de l'Amérique latine, qui depuis longtemps avait leur préférence. Ce que les Etats-Unis prêchaient en Amérique latine, c'était le traditionnel refrain néoclassique : ouvrir les frontières économiques, permettre l'investissement de capitaux étrangers, créer les infrastructures nécessaires au développement, se concentrer sur les activités pour lesquelles ces pays avaient un « avantage comparatif » .


    Les intellectuels latino-américains furent particulièrement rétifs à ce prêche. Ils réagirent même assez férocement. La première réaction d'importance fut le fait d'une nouvelle institution internationale, la CEPAL (Commision économique pour l'Amérique latine), présidée par Raúl Prebisch et dont la création même fut farouchement contestée par le gouvernement américain. La CEPAL déniait tout bénéfice à une politique économique de frontières ouvertes et affirmait, à l'opposé, le rôle régulateur des gouvernements dans la restructuration des économies nationales. Sa recommandation principale était qu'il fallait encourager la substitution des importations par la protection des industries naissantes. Cette politique fut assez largement adoptée. Pour l'essentiel, les actions suggérées par la CEPAL revenaient à affirmer que si l'Etat suivait une politique raisonnable, il pouvait assurer le développement du pays et parvenir, par conséquent, à augmenter sensiblement le PNB par habitant.


    Jusqu'à un certain point, les gouvernements latino-américains suivirent les recommandations de la CEPAL et il y eut effectivement une amélioration économique, bien que limitée, durant les décennies 1950 et 1960. Nous savons aujourd'hui que cette amélioration ne fut pas durable et qu'elle reflétait la tendance générale des activités économiques au niveau mondial, en période Kondratieff-A(1). Quoi qu'il en soit, l'amélioration de la situation moyenne en Amérique latine a semblé insignifiante à la majorité des intellectuels latino-américains, lesquels décidèrent de radicaliser le langage et les analyses de la CEPAL. C'est l'époque des « dépendantistes », première version (parmi eux, citons Dos Santos, Marini, Caputo, Cardoso, Frank, ainsi que Samir Amin hors Amérique latine)(2).


    Les dépendandistes pensaient que les analyses tout autant que les remèdes préconisés par la CEPAL étaient trop timides. Ils considéraient que, pour se développer, les pays périphériques devaient aller au-delà d'une simple substitution des importations ; ils devaient, selon le terme de Samir Amin, se « déconnecter » définitivement de l'économie-monde capitaliste (de façon implicite, sur le modèle des pays communistes).

    Les dépendantistes considéraient, cela va sans dire, que le rôle des sociétés transnationales, des gouvernements occidentaux, du FMI, de la Banque mondiale et de tous les autres dispositifs impérialistes étaient négatifs et néfastes. Mais, en même temps, et avec une passion égale, si ce n'est plus vigoureuse, ils s'en prenaient aux partis communistes latino-américains et, derrière eux, à l'Union soviétique. Ils déclaraient haut et fort que la politique plaidée par ces partis - l'alliance entre les socialistes et les éléments progressistes de la bourgeoisie - équivalait, en fin de compte, à suivre le conseil des impérialistes, qui était de renforcer le rôle politique et social des classes moyennes. Selon eux, si l'objectif poursuivi était une transformation sociale profonde, cette politique n'était ni révolutionnaire, ni efficace.


    Les dépendantistes se sont exprimés à un moment d'euphorie de la gauche dans le monde : l'époque du Che et du foquisme(3) , de la révolution mondiale de 1968, de la victoire des Vietnamiens et d'un maoïsme enragé qui se répandait à toute vitesse dans le monde. Mais l'Orient n'était déjà plus aussi rouge qu'il l'avait lui-même affirmé. Et tout cela ne tenait pas compte des débuts d'une phase Kondratieff-B. Ou plutôt, la gauche latino-américaine et mondiale pensait que la stagnation de l'économie-monde affecterait en premier lieu les institutions politiques et économiques qui soutenaient le système capitaliste.

    En fait, le choc le plus immédiat atteignit les gouvernements dits « révolutionnaires » du Tiers Monde et du bloc communiste. Depuis les années 1970, ces gouvernements rencontraient des difficultés économiques et budgétaires énormes qu'ils ne pouvaient résoudre, même partiellement, sans compromettre la politique étatique qu'ils avaient tant mise en avant et la rhétorique qu'ils avaient si bien cultivée. Le repli général commençait. 


    Au plan intellectuel, apparu le thème du développement dépendant (cf., entre autre, le Cardoso des années 1970). Ce qui signifiait : « Un peu de patience, camarades, un peu de sagesse dans l'exercice du système existant, et nous saurons trouver les solutions intermédiaires susceptibles de marquer un pas dans la bonne direction ». Le monde scientifique et journalistique découvrait le concept des NPI (nouveaux pays industrialisés). Et les NPI furent proposés comme modèle à imiter. 


    Avec la récession mondiale, l'échec des guevaristes et le repli des intellectuels latino-américains, les puissants n'eurent plus autant besoin du soutien des dictatures militaires pour refréner l'enthousiasme des gauchistes. Hourra ! s'exclamait-on, la démocratisation arrive ! Vivre dans un pays de postdictature militaire devait paraître, sans aucun doute, infiniment plus agréable que de vivre en prison ou de connaître l'exil. Mais, à y regarder de plus près, les « hourras » lancés pour saluer la démocratisation furent un peu exagérés. Outre l'amnistie accordée aux bourreaux, cette démocratisation partielle incluait les programmes d'ajustement du FMI et la nécessité, pour les pauvres, de se serrer encore plus la ceinture. Et nous devons constater que si, durant les années 1970, la liste des principaux NPI comprenait naturellement le Mexique et le Brésil, aux côtés de la Corée et de Taiwan, durant les années 1980, Brésil et Mexique disparaissaient de cette liste, laissant seuls les quatre dragons de l'Asie. 


    Vint ensuite le traumatisme engendré par la chute des communismes. Le repli des années 1970 et 1980 devint la fuite désordonnée des années 1990. Bon nombre de gauchistes d'hier se changèrent en hérauts du marché. Ceux qui n'empruntèrent pas cette voie se mirent anxieusement à en chercher de nouvelles et, s'ils refusaient d'emprunter les « sentiers lumineux », ce n'était pas pour renoncer à la possibilité de quelque lumière. Malheureusement, il ne fut pas facile d'en trouver. 


    Pour ne pas nous effondrer nous-mêmes devant l'allégresse d'une droite mondiale ressuscitée, qui, partout, se réjouit de la confusion des forces populaires, nous devons aborder d'un oeil neuf l'histoire du système-monde capitaliste de ces derniers siècles. Quel est le problème principal des capitalistes dans un tel système ? La réponse est claire : individuellement, optimiser leurs bénéfices et, collectivement, assurer l'accumulation régulière et permanente du capital. Il y a bien certaines contradictions entre ces deux objectifs - l'individuel et le collectif -, mais je n'en discuterai pas ici. Je me limiterai à l'objectif collectif. Comment y parvenir ? Cela n'est pas aussi évident que l'on pourrait croire au demeurant. Les bénéfices proviennent de la différence entre les recettes des producteurs et les coûts de production. Evidemment, plus cette différence croît, plus les bénéfices augmentent. Mais si les coûts diminuent, les bénéfices augmentent-ils nécessairement ? Il semblerait que oui, à condition que cela n'affecte pas le volume des ventes. Or il est probable que si les coûts diminuent, les revenus des acheteurs potentiels auront également diminué. Par ailleurs, si les prix de vente augmentent, est-ce que les bénéfices augmentent ? Probablement, mais à condition de ne pas modifier, non plus, le volume des ventes. Or, si les prix augmentent, les acheteurs potentiels peuvent se mettre en quête de produits moins onéreux. Il est certain que ces décisions sont délicates ! 


    Mais là ne sont pas les seuls facteurs d'instabilité. Il y a deux types de coûts pour les capitalistes : le coût de la force de travail et le coût des transactions. Or, ce qui permet de réduire l'un peut très bien contribuer à accroître l'autre, et vice versa. 


    C'est essentiellement une question de localisation. Pour minimiser le coût des transactions, il est nécessaire de concentrer géographiquement les activités, en des zones où le coût de la force de travail est élevé. Pour réduire le coût de la force de travail, il est utile, au contraire, de disperser les activités productives. Or, de façon inévitable, cela affecte négativement le coût des transactions. Voilà pourquoi, depuis au moins cinq cents ans, et cela environ tous les vingt-cinq ans, en relation absolue avec les cycles de Kondratieff, les capitalistes réaménagent de-ci de-là leurs centres de production. Durant les phases A, le coût des transactions occupe la première place et il y a centralisation ; durant les phases B, c'est le coût du travail qui domine et on assiste à une délocalisation des usines. 


    Le problème se complique davantage encore. Faire des bénéfices n'est pas suffisant. Il faut faire en sorte de les conserver. Là interviennent les coûts de protection. Protection contre qui et contre quoi ? Contre les bandits, bien sûr. Mais aussi, et c'est sans doute le plus important, contre les gouvernements. Se protéger contre les gouvernements n'est pas si évident lorsqu'on pratique le capitalisme à un niveau un peu intéressant et que l'on est obligé de traiter avec de nombreux Etats. On peut toujours se défendre contre un gouvernement faible (où se trouvent concentrées des forces de travail à bon marché) en payant un impôt, en soudoyant qui de droit ou en usant de l'influence importante que les gouvernements centraux exercent sur les gouvernements faibles. Mais, pour cela, il faut aussi régler un intérêt. Autrement dit, pour se protéger contre le vol des gouvernements, les capitalistes doivent soutenir financièrement les gouvernements. 


    Enfin, pour dégager des profits toujours plus importants, les capitalistes ont besoin de monopoles ; des monopoles relatifs, certes, mais assez conséquent pour contrôler certains secteurs de la vie économique et ce, durant quelques décennies. Comment obtenir de tels monopoles ? Toute monopolisation exige, c'est certain, que les gouvernements jouent un rôle fondamental, soit en légiférant ou en décrétant, soit en empêchant les autres gouvernements de légiférer ou de décréter. Par ailleurs, pour favoriser l'établissement de tels réseaux monopolistiques, les capitalistes doivent créer des canaux culturels ad hoc ; il leur faut donc l'appui des créateurs et des détenteurs de modèles culturels. Bien évidemment, tout cela engendre des coûts supplémentaires. 


    Malgré tout (et, peut-être même, à cause de cela), il est possible de dégager des profits considérables, comme on peut le constater en étudiant l'histoire du système-monde capitaliste depuis l'origine. Au XIXe siècle, cependant, une menace est apparue, susceptible de faire tomber le système. Avec la centralisation croissante de la production, surtout en Europe occidentale et durant la première moitié du XIXe siècle, sont apparues les fameuses « classes dangereuses ». Autrement dit, dans le langage de l'Antiquité, réintroduit dans notre bagage intellectuel par la Révolution française, le prolétariat. 


    Durant la première moitié du XIXe siècle, les prolétaires d'Europe occidentale commencèrent à mener une activité militante. La première réaction des gouvernements fut de les réprimer. A cette époque, le monde politique se divisait principalement entre conservateurs et libéraux ; entre ceux qui méprisaient totalement les valeurs de la Révolution française et ceux qui, dans un contexte hostile, tentaient de poursuivre la construction d'un Etat constitutionnel, laïque et réformateur. Les intellectuels de gauche - démocrates, républicains, radicaux, jacobins, ou parfois socialistes - ne constituaient alors qu'un petit groupe. 


    La révolution « mondiale » de 1848 produisit un choc dans les structures du système-monde. Elle révéla deux choses. D'une part, que la classe ouvrière était réellement dangereuse et pouvait faire obstacle au fonctionnement du système (par conséquent, il n'était pas raisonnable d'ignorer toutes ses revendications). D'autre part, que cette classe n'était pas assez forte, en ses soulèvements sporadiques, pour faire tomber le système. Ainsi, le programme des réactionnaires se révélait autodestructeur, mais celui des partis de gauche l'était également. La solution, à droite comme à gauche, fut de pencher vers le centre. La droite se disait que, sans doute, quelques concessions devaient être faites aux revendications populaires. Et la gauche naissante se disait qu'une lutte politique longue et difficile l'attendait avant d'accéder au pouvoir. Le conservatisme moderne et le socialisme scientifique entraient en scène. L'un et l'autre sont, ou ont fini par devenir, deux ailes, deux avatars, du libéralisme réformateur, déjà intellectuellement triomphant. 


    La construction de l'Etat libéral « européen » (au sens large du terme) fut l'événement politique principal du XIXe siècle et la contrepartie essentielle de la conquête européenne du monde fondée sur des théories racistes. J'appelle cela « l'institution-nalisation de l'idéologie libérale comme géoculture de l'économie-monde capitaliste ». Le programme libéral des Etats du centre(4) , où la menace des classes dangereuses apparaissait comme imminente (particulièrement durant la période de 1848 à 1914), peut se résumer en trois points. Premièrement, étendre progressivement le droit de vote à l'ensemble des citoyens, de manière à créer, chez les plus pauvres, le sentiment d'appartenir à la « société ». Deuxièmement, augmenter progressivement les revenus réels des classes inférieures par le truchement de l'Etat-providence (les pauvres, pensait-on, seraient si contents de cesser de vivre dans l'indigence qu'ils accepteraient de rester plus pauvres que les classes supérieures). Le coût de ces transferts de plus-value seraient inférieurs aux coûts occasionnés par les insurrections et seraient, de toute façon, à la charge du Tiers Monde. Troisièmement, créer une identité nationale et internationale - le « blanc-européen » -, de façon à ce que les luttes de classes soient remplacées par les luttes nationales et raciales et que, face aux pays périphériques, les classes dangereuses des pays du centre se retrouvent du même côté que les élites. 


    Il faut reconnaître que ce programme fut un succès complet. L'Etat libéral réussit à dompter les classes dangereuses du centre, c'est-à-dire les prolétaires urbains (y compris ceux qui étaient organisés, syndicalisés et politisés). Leur franche adhésion aux politiques nationales de la guerre de 1914 en est la preuve la plus évidente. 


    Cependant, au moment où les puissants parvenaient à résoudre leurs problèmes internes, surgissait une autre menace provenant, cette fois, des classes populaires du Tiers Monde. La révolution mexicaine de 1910 en fut le signe avant-coureur, mais ce ne fut certainement pas le seul. Pensons aux révolutions en Afghanistan, en Perse et en Chine. Et pensons à la révolution de libération nationale russe, qui fut une révolution pour le pain et la terre, mais, par-dessus tout, une révolution pour la paix, dont le but était de mettre un terme à une politique nationale servant principalement les intérêts des puissances occidentales. 


    Est-ce à dire que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent ambiguës ? Bien entendu, mais c'est le cas de toutes les révolutions. Est-ce à dire que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent récupérées ? Bien entendu, mais il n'existe pas de révolution nationale qui ne soit finalement récupérée au sein du système-monde capitaliste. Là n'est pas la question. 


    Pour les puissants de ce monde, le soulèvement général des peuples périphériques représentait une grave menace pour la stabilité du système, au moins aussi grave que le soulèvement général des prolétaires européens. Ils devaient en tenir compte et décider de la meilleure façon d'y faire face. D'autant que, aux yeux de la gauche mondiale, les bolchevics russes représentaient une solution alternative résolument antisystémique(5). 


    Le débat droite-centre sur la méthode à utiliser pour combattre les classes dangereuses se répéta à l'identique. Comme elle l'avait fait vis-à-vis des prolétaires européens durant la première moitié du XIXe siècle, la droite encouragea la répression, mais cette fois sous une forme populaire-raciste (autrement dit fasciste). Le centre, quant à lui, poussait à la réforme, à des fins de récupération. Cette position fut incarnée par deux leaders américains successifs, Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt, qui adaptèrent les tactiques libérales du XIXe siècle à la nouvelle scène mondiale. Woodrow Wilson proclama le droit des peuples à l'autodétermination. Ce principe était le pendant du suffrage universel. Une personne, un vote ; un peuple, un Etat souverain. Mais, comme dans le cas du droit de vote, on ne pensait pas accorder tout à tous, immédiatement. Pour Wilson, cette mesure représentait peu ou prou une issue à la désintégration des empires austro-hongrois, ottoman et russe. Il ne tenta pas de l'appliquer au Tiers Monde. Et, pour cause, c'est sous son mandat que les Etats-Unis intervinrent au Mexique pour combattre Pancho Villa. 


    En 1933, avec la politique du « bon voisinage », Roosevelt étendit le principe d'autodétermination à l'Amérique latine et, plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, aux ex-empires d'Europe de l'Ouest, à l'Asie, puis à l'Afrique et aux Caraïbes. D'autre part, dans ses fameuses « quatre libertés », il inclut celle d'« être dégagé du poids de la nécessité » (freedom from want), faisant explicitement référence à la redistribution mondiale de la plus-value. Mais cela manquait de consistance. Quelques années plus tard, dans son discours d'investiture, Harry Truman décrétait quatre priorités nationales. Le point quatre disait que les Etats-Unis devaient « se lancer dans un programme neuf et audacieux » d'aide aux pays « sous-développés ». Se mit alors en place l'équivalent, à l'échelle mondiale, du programme de l'Etat-providence : le développement du Tiers Monde par la seule vertu du keynésianisme. 


    Ce programme libéral et mondial, patronné par les Etats-Unis, fut également un énorme succès. Ses causes profondes remontent à 1920, au congrès de Bakou organisé par les bolchevics. Lorsque Lénine et ses camarades virent qu'il était impossible d'amener les prolétaires européens à prendre un réel virage à gauche, ils décidèrent de ne pas attendre et se tournèrent vers l'Orient et les mouvements de libération nationale du Tiers Monde, qu'ils considérèrent comme des alliés dans la lutte du régime soviétique pour sa propre survie. Aux révolutions prolétariennes s'étaient effectivement substituées les révolutions anti-impérialistes. Mais, par cette nouvelle orientation, les bolchevics acceptèrent, de fait, l'essentiel de la stratégie libérale wilsonienne, à la différence près que le vocabulaire de l'anti-impérialisme était plus hâbleur et plus pressant que celui de l'autodétermination des peuples. Dès ce moment, les bolchevics devinrent l'aile gauche du libéralisme global. 


    Staline poursuivit plus loin dans cette voie. A Yalta, il accepta un rôle limité et consacré au sein du système que les Etats-Unis ambitionnaient de créer à l'après-guerre. Et quand, durant les années 1950 et plus tard, les Soviétiques prêchaient la « construction socialiste » des pays sous-développés, ils ne faisaient qu'utiliser, dans un langage plus hâbleur et plus pressant, le concept de développement prôné par les Etats-Unis. Ainsi, lorsqu'en Asie et en Afrique, à la suite de luttes plus ou moins âpres, les colonies obtinrent, les unes après les autres, leur indépendance, ce fut avec l'agrément, souvent occulte et prudent, mais néanmoins capital, des Etats-Unis. 


    En disant que la stratégie libérale mondiale fut un succès, je pense à deux choses. Premièrement, entre 1945 et 1970, dans la majorité des pays du monde, les mouvements porteurs des thèmes de la vieille gauche du XIXe siècle accédèrent au pouvoir sous diverses étiquettes : communiste, autour de l'Union soviétique ; mouvements de libération nationale en Afrique et en Asie ; social-démocrate en Europe occidentale ; populiste, enfin, en Amérique latine. Deuxièmement, le fait que ces mouvements aient accédé au pouvoir d'Etat eut pour résultat de créer une climat d'euphorie débilitant et de précipiter leur intégration dans la grande machinerie du capitalisme historique. Ils cessèrent de représenter une force antisystémique et devinrent des piliers du système, sans cesser pour autant de se gargariser d'un vocabulaire gauchiste, qui tournait à la langue de bois. 


    Pour autant, le succès dont il est question fut plus fragile que ne l'avaient escompté les puissants ; tout bien pesé, il ne fut pas aussi éclatant que la récupération de la classe ouvrière blanche occidentale quelques décennies plus tôt. Les situations nationales des pays du centre et la situation du système-monde dans sa globalité ont présenté, en effet, deux différences fondamentales. Le coût de la redistribution en faveur des prolétaires occidentaux n'atteignit pas un pourcentage énorme du total mondial et put être payé, en grande partie, par les classes populaires du Tiers Monde. Par contre, procéder à une redistribution significative envers les peuples du Tiers Monde aurait obligé les puissants à payer et aurait sérieusement limité leurs possibilités futures d'accumuler du capital. D'autre part, pour intégrer les peuples de couleur dans le système-monde, il ne fut pas possible de jouer la carte du racisme. Le mépris racial envers l'étranger avait été un élément crucial de ce qui fondait la loyauté des ouvriers de sang dévoués à leurs pays. Mais cette fois-ci, il n'existait pas un Tiers Monde pour le Tiers Monde. 


    L'année 1968 marqua les débuts de l'effondrement rapide de ce que les puissants avaient érigé dans le système-monde au moyen de la géoculture libérale d'après-guerre. Deux éléments y concouraient. L'expansion phénoménale de l'économie-monde avait atteint ses limites et nous allions entrer dans la phase B de notre actuel cycle de Kondratieff. D'autre part, au plan politique, on était parvenu à un sommet des efforts antisystémiques mondiaux : le Viêt Nam, Cuba, le communisme à visage humain en Tchécoslovaquie, le mouvement du Black Power aux Etats-Unis, les débuts de la Révolution culturelle en Chine, et tant d'autres mouvements que les années 1950 n'avaient pas prévu. Le point culminant fut atteint en 1968, avec les événements révolutionnaires qui secouèrent de nombreux pays et n'engagèrent pas exclusivement les étudiants. 


    Nous vivons, depuis, les conséquences de la rupture historique engendrée par cette seconde révolution mondiale ; une rupture qui, sur les stratégies politiques, eut un impact aussi grand que la révolution mondiale de 1848. Il est clair que, sur le coup, les révolutionnaires ont échoué. Les nombreux et spectaculaires incendies qui prirent, trois ans durant, partout dans le monde, finirent par s'éteindre, aboutissant à l'éclosion d'une multitude de petites sectes à tendance maoïste, qui rendirent l'âme rapidement. 


    Cependant, 1968 laissa deux victimes blessées et agonisantes : l'idéologie libérale et les mouvements de la vieille gauche. Pour l'idéologie libérale, le coup le plus dur fut de perdre son rôle d'unique idéologie imaginable de la modernité rationnelle. Entre 1789 et 1848, le libéralisme existait déjà, mais comme une idéologie possible, prise entre un conservatisme dur et un radicalisme naissant. Entre 1848 et 1968, comme je l'ai affirmé plus haut, le libéralisme devint la géoculture du système-monde capitaliste. Les conservateurs et les socialistes (ou radicaux) devinrent des avatars du libéralisme. Mais, après 1968, ils revinrent à leur position de 1848, démentant la validité morale universelle du libéralisme. Compromise avec ce dernier, la vieille gauche fit de vaillants efforts pour changer de peau et revêtir un vernis de nouvelle gauche. En réalité, elle n'y parvint pas.
    Elle réussit seulement à corrompre les petits mouvements de la nouvelle gauche, incapables de la subvertir et voués inévitablement à suivre son déclin. 


    Au même moment, nous subissions les aléas d'une phase B du cycle de Kondratieff. Il n'est pas nécessaire d'en retracer les étapes de façon détaillée. J'évoquerai simplement deux moments importants. En 1973, l'OPEP décréta la hausse des prix du pétrole. Ce fut un gain de revenus pour les pays producteurs, y compris le Mexique, le Venezuela, l'Equateur et divers autres pays d'Amérique latine. Ce fut une aubaine pour les sociétés pétrolières transnationales ainsi que pour les banques où furent déposés les réserves d'avoirs. Pendant un certain temps, cela aida les Etats-Unis, moins dépendants des importations de brut, dans la compétition avec l'Europe occidentale et le Japon. Ce fut un désastre pour tous les pays du Tiers Monde et du bloc communiste non producteurs de pétrole, dont les budgets nationaux connurent des déficits dramatiques. Enfin, cela accentua les difficultés des pays du centre qui virent diminuer davantage encore la demande globale pour leurs produits. 


    Quel fut le dénouement de cette crise ? Il y eut deux étapes. Premièrement, les banques transnationales, avec l'appui des gouvernements du centre, proposèrent des prêts aux gouvernements pauvres, en situation désespérée, ainsi qu'aux pays producteurs de pétrole. Il est clair que les gouvernements pauvres acceptèrent cette planche de salut pour se maintenir face à la menace de troubles internes ; quant aux pays producteurs de pétrole, ils profitèrent de cette opportunité pour « se développer » rapidement. Du même coup, ces prêts réduisirent les problèmes économiques des pays du centre en augmentant la vente de leurs produits sur le marché mondial. 


    La seule petite difficulté, avec cette belle solution, était qu'il fallait rembourser les prêts. En quelques années, l'intérêt composé des dettes représenta un pourcentage énorme du budget annuel des pays endettés. Il fut impossible de contrôler ce déficit galopant des ressources nationales. La Pologne doit sa crise de 1980 à ce problème. Et, en 1982, le Mexique annonça qu'il ne pouvait plus rembourser comme précédemment. 


    Quelques années durant, la presse évoqua la crise de la dette, puis elle l'oublia. Cependant, pour les pays endettés, la crise continue de durer ; non seulement en tant que charge budgétaire, mais aussi comme un châtiment administré par le FMI et ses exigences draconiennes. Dans tous ces pays le niveau de vie a sévèrement chuté, surtout parmi les couches pauvres qui représentent de 85 à 95 % des populations. 


    Les problèmes liés à la stagnation de l'économie-monde demeurèrent. S'il n'était pas possible d'en atténuer la rigueur au moyen des prêts accordés aux pays pauvres, il était indispensable de trouver de nouveaux expédients pour les années 1980. Le monde politico-financier en inventa deux. Un nouveau bailleur de fonds se présenta : les Etats-Unis, qui, sous Reagan, pratiquèrent une politique keynésienne occulte. Comme nous le savons, la politique de Reagan a consisté à soutenir certaines grandes entreprises américaines et à limiter la progression du chômage, au prix d'une accentuation de la polarisation interne. Cette politique a également aidé à entretenir les revenus en Europe occidentale et au Japon. Mais, évidemment, le même problème allait de nouveau se poser. L'intérêt sur la dette commençait à peser trop lourd et il s'ensuivit une crise de l'endettement national. Les Etats-Unis se trouvèrent dans une situation si déconcertante que, pour qu'ils puissent jouer leur rôle de leader militaire mondial durant la guerre du Golfe, il fut nécessaire que le Japon, l'Allemagne, l'Arabie Saoudite et le Koweit payent l'essentiel des dépenses. Sic transit gloria ! 


    Afin de prévenir le déclin précipité qui s'annonçait, les Etats-Unis recoururent à la solution FMI, s'infligeant à eux-mêmes leur propre punition. Cela donna le « contrat pour l'Amérique ». Comme dans le cas des pays pauvres, soumis aux ordonnances du FMI, les Etats-Unis réduisirent le niveau de vie des populations démunies, sans préjudice du maintien, voire de l'augmentation, des possibilités d'accumulation d'une minorité de la population. 


    Le second expédient auquel on eut recours tire son origine du fait que l'un des aspects fondamentaux des phases B du cycle de Kondratieff est la difficulté croissante de dégager d'importants bénéfices du secteur productif. Pour être plus précis, la phase B se caractérise, s'explique même, par la réduction des marges de profits. Pour un grand capitaliste, cela ne constitue pas un obstacle véritable. Si le secteur productif ne permet pas de dégager une marge de profit suffisante, l'entrepreneur se tourne vers le secteur financier et tente de tirer ses gains de la spéculation. Dans les décisions économiques des années 1980, cela s'est traduit par le contrôle brutal des grandes sociétés au moyen des fameux junk bonds ou titres illicites. Vu de l'extérieur, cela s'est traduit par l'endettement des grandes sociétés, avec pour effet, à court terme, un léger regain d'activité à l'échelle de l'économie-monde. Mais le combat des grandes sociétés a rencontré les mêmes limites : le remboursement des dettes. Lorsque celui-ci se révèle impossible, l'entreprise fait faillite, à moins qu'un « FMI privé » n'intervienne, lui imposant de se restructurer, c'est-à-dire de licencier une partie de son personnel. C'est ce qui arrive très souvent aujourd'hui. 


    Quelles conclusions politiques les masses populaires ont-elles tirées de ces événements pathétiques, presque indécents, des années 1970-1995 ? La première est que la perspective de voir le fossé entre riches et pauvres, développés et sous-développés, se combler par des réformes graduelles n'est plus envisageable actuellement. Par conséquent, tous ceux qui n'ont cessé de prédire une telle chose ont été soit des menteurs, soit des manipulateurs. Qui étaient-ils ? Avant tout, les mouvements de la vieille gauche. 


    La révolution de 1968 a ébranlé la foi dans le réformisme, y compris celui qui s'affichait comme révolutionnaire. Les vingt-cinq années suivantes, qui virent la liquidation des gains économiques des années 1945 à 1975, mirent un terme aux illusions encore persistantes. Dans chaque pays, le peuple octroya un vote de non-confiance aux mouvements héritiers de la vieille gauche (mouvements populistes, mouvements de libération nationale, sociaux-démocrates, léninistes, etc.). Cette perte du soutien populaire fut dramatique pour beaucoup de gens et, parmi eux, beaucoup d'intellectuels des Amériques ; ce fut le bouleversement de toute une vie intellectuelle et spirituelle. 


    L'effondrement des communismes, en 1989, fut le point culminant de la révolution de 1968 ; elle signifiait la chute de ceux qui avaient toujours prétendu être les plus solides et les plus militants. Les vautours du capitalisme ont crié victoire. Mais, pour les apôtres subtils du système, cela en disait plus long. La défaite du léninisme - et c'est une défaite absolue- représente, en fait, une catastrophe pour les puissants. Elle signifie l'élimination de leur ultime et meilleur bouclier politique ; la seule garantie que les masses croient, comme à une certitude, au succès du réformisme. En conséquence de quoi, ces masses ne sont plus disposées aujourd'hui à être aussi patientes que par le passé. La chute des communismes est un phénomène qui radicalise considérablement le système. Ce qui s'est effondré en 1989, c'est précisément l'idéologie libérale. 


    Ce que le libéralisme procurait aux classes dangereuses, c'était surtout l'espoir et, mieux, l'assurance d'un progrès matériel : la possibilité pour chacun d'accéder finalement à un niveau de vie confortable, de recevoir une éducation et d'occuper une position sociale honorable. Peu importait que ces promesses ne puissent être tenues dans l'instant, si elles pouvaient l'être dans un avenir prochain. L'espoir excusait les retards, à condition que certaines réformes fussent visibles, et qu'une certaine activité militante anime ceux qui espéraient. Pendant ce temps, les pauvres travaillaient, votaient et servaient sous les drapeaux. Autrement dit, ils faisaient tourner le système capitaliste. 


    Mais que feraient les classes dangereuses si elles devaient perdre espoir ? Cela, nous le savons, parce que nous le vivons actuellement. Elles renoncent à leur foi en l'Etat, non pas uniquement en un Etat aux mains des capitalistes, mais en toute forme d'Etat. Elles finissent par adopter une attitude cynique envers les politiques, les bureaucrates, mais également envers les leaders « révolutionnaires ». Elles se mettent à épouser un anti-étatisme radical - ce qui est différent que de vouloir faire disparaître les Etats en qui l'on ne peut avoir confiance. Cette attitude, nous pouvons désormais l'observer partout dans le monde : dans le Tiers Monde, dans le monde ex-socialiste comme dans les pays du centre ; aux Etats-Unis, de la même manière qu'au Mexique. 


    Les gens sont-ils satisfaits de cette nouvelle attitude ? Au contraire, ils en sont effrayés. Les Etats sont certainement oppressifs et louches, mais ils sont aussi les garants de la sécurité quotidienne. En l'absence de foi en l'Etat, qui peut garantir la vie en commun et la propriété personnelle ? On en revient au système prémoderne : les individus doivent assurer eux-mêmes les conditions de leur propre sécurité ; ils doivent assumer les rôles de policier, de percepteur et de maître d'école. Mais, comme il est difficile d'assumer toutes ces tâches, ils s'en remettent à des « groupes », constitués de différentes manières, sous diverses étiquettes. Ce qui est nouveau, ce n'est pas que de tels groupes s'organisent, mais qu'ils commencent à assumer des fonctions qui, jusqu'alors, relevaient du pouvoir d'Etat. Du coup, les populations qui y ont recours sont de moins en moins disposées à accepter ce qu'un gouvernement leur impose pour exercer ses fonctions. Après cinq siècles de consolidation des structures étatiques, au sein d'un système interétatique lui-même en consolidation, nous vivons actuellement la première rétraction du rôle des Etats, mais, également et nécessairement, du rôle du système interétatique. 


    Ce n'est pas rien. C'est un tremblement de terre dans le système historique qui est le nôtre. Ces groupes auxquels nous nous soumettons représentent quelque chose de très différent des nations que nous avons construites au cours de ces deux derniers siècles. Leurs membres ne sont pas des « citoyens », car les frontières de ces groupes ne sont pas définies juridiquement mais de façon mythique ; elles ne sont pas faites pour intégrer mais pour exclure. 


    Est-ce bien, est-ce mal ? Et pour qui ? Pour les puissants, c'est un phénomène passager. Pour la droite ressuscitée, c'est l'occasion d'éradiquer l'Etat-providence et de permettre l'épanouissement des égoïsmes de courte durée (« après moi le déluge(6) »). Pour les classes dominées, c'est une épée à double tranchant. Elles ne savent plus si elles doivent lutter contre la droite, dont les propositions leur causent des dommages graves et immédiats, ou si elles doivent appuyer la destruction d'un Etat qui les a dupés. 


    Mon opinion est que l'effondrement de la foi populaire dans le progrès égalitaire est le coup le plus sérieux qu'aient jamais reçu les défenseurs du système actuel, mais ce n'est sûrement pas le seul. Le système-monde capitaliste se désagrège sous l'effet d'un ensemble de facteurs. On pourrait dire que cette désagrégation est surdéterminée. 


    Avant d'examiner brièvement quelques-uns de ces facteurs, je voudrais insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un problème d'évolution technologique. Certains soutiennent que le processus continu de mécanisation, dans le secteur productif, causera la perte d'un potentiel d'emplois considérable. Je ne le crois pas. Il est toujours possible d'inventer de nouvelles tâches pour la force de travail. D'autres déclarent que la révolution informatique entraînera un processus de globalisation rendant caduc le rôle des Etats. Je ne le crois pas non plus, parce que la globalité est un élément essentiel de l'économie-monde capitaliste depuis le XVIe siècle Il n'y a là rien de nouveau. Si ces problèmes étaient les seuls que les capitalistes du XXIe siècle devaient affronter, je suis sûr qu'ils trouveraient le moyen de maintenir le mouvement d'accumulation incessante des capitaux. Il y a pire. 


    En premier lieu, il y a deux problèmes presque impossibles à résoudre pour les entrepreneurs : le dépeuplement rural du monde et la crise écologique. Ces deux phénomènes offrent de bons exemples de processus qui vont de zéro à cent pour cent et qui, lorsqu'ils approchent de l'asymptote, perdent leur vertu de mécanismes de régulation, révélant la phase ultime d'une contradiction interne. 


    Comment se fait-il que les campagnes du monde moderne se soient dépeuplées ? L'explication classique est que l'industrialisation nécessite l'urbanisation. Mais ce n'est pas exact. D'une part, il existe encore des industries implantées en zones rurales ; d'autre part, au cours de l'histoire, on remarque une oscillation cyclique entre la concentration et la dispersion géographique de l'industrie mondiale. L'explication est ailleurs. A chaque cycle de récession de l'économie-monde, on remarque, en fin de période, une mobilisation accrue du prolétariat urbain contre le déclin de son pouvoir d'achat. Ainsi se crée une tension que les capitalistes doivent supporter, bien entendu. Cependant, l'organisation ouvrière s'amplifie et commence à devenir dangereuse. Parallèlement, la réorganisation du monde des entreprises atteint un seuil tel qu'une relance de l'économie-monde devient possible sur la base de nouvelles filières de production et d'échange. Un élément, cependant, fait défaut : une demande globale suffisante. 


    Face à cela, la solution est classique : augmenter les revenus des prolétaires, en particulier ceux des ouvriers qualifiés, et même faciliter pour certains l'entrée dans cette catégorie. Du même coup se trouvent résolus les problèmes de tension politique et de demande globale. Mais il y a une contrepartie. Le pourcentage de plus-value qui revient aux possédants a diminué. Pour compenser cette baisse relative de plus-value, il existe à nouveau une solution classique : transférer certains secteurs de l'activité économique, devenus moins rentables, vers des zones où la population rurale est plus importante. Celle-ci ne manquera pas d'être attirée vers les nouveaux espaces de production par des salaires qui représentent une augmentation sensible de son revenu domestique, quoique, sur la scène mondiale, ils ne représentent qu'un coût de travail minime. Ainsi, afin de résoudre les difficultés récurrentes aux périodes de récession, les capitalistes encouragent la déruralisation partielle du monde. Mais s'il n'y a plus de populations à déruraliser ? Aujourd'hui, nous nous approchons de cette situation. Les populations rurales, encore fortes en Europe il y a peu, ont entièrement disparu de nombreuses régions du globe et continuent, partout, de décroître. Actuellement, elles représentent probablement moins de 50 % de la population mondiale et, d'ici vingt-cinq ans, cette proportion tombera à moins de 25 %. La conséquence est évidente : il n'y aura pas de nouvelles populations susceptibles d'être sous-payées pour contrebalancer les salaires plus élevés des secteurs antérieurement prolétarisés. Alors, le coût du travail augmentera mondialement, sans que les capitalistes puissent l'éviter. 


    Il se passe la même chose avec l'écologie. Pourquoi existe-t-il aujourd'hui une crise écologique ? Pour maximiser ses gains, le capitaliste dispose de deux moyens : ne pas trop payer les ouvriers et ne pas trop dépenser dans le processus de production. Comment arriver à cela ? Encore une fois, c'est évident : faire assumer par d'autres une part substantielle des coûts. On nomme cela l'« externalisation des coûts ». Il existe principalement deux méthodes pour y parvenir. La première, c'est d'attendre que l'Etat finance l'infrastructure nécessaire à la production et à la vente des produits. De ce point de vue, la rétraction des Etats représente une vive menace. Mais la seconde méthode, et la plus importante, consiste à ne pas assumer les coûts dits écologiques ; par exemple, ne pas remplacer les arbres coupés ou ne pas dépenser pour l'élimination des déchets toxiques. 


    Tant qu'il existait une multitude de forêts et des zones non encore exploitées, donc non polluées, le monde et les capitalistes pouvaient ignorer les conséquences de leurs actes. Mais aujourd'hui les limites de l'externalisation des coûts sont atteintes. Il n'y a plus beaucoup de forêts à exploiter et, au dire des scientifiques, les effets de la pollution terrestre, qui s'est démesurément accrue, sont lourds de conséquences. C'est pour cette raison que sont apparus les mouvements « verts ». Globalement, il n'y a que deux solutions : faire payer les coûts écologiques par les capitalistes ou augmenter les impôts. Mais cette dernière solution est peu envisageable, compte tenu de la réduction tendancielle du rôle des Etats. Quant à la première solution, elle implique une sérieuse réduction des marges de profits. 


    D'autres facteurs posent problème, non pas pour les chefs d'entreprise, mais pour les Etats. Tout d'abord, la polarisation socioéconomique, chaque jour plus aiguë dans le monde, va désormais de pair avec une polarisation démographique. Il est clair qu'une transformation démographique est en cours, depuis au moins deux cents ans. Pour la première fois, cette transformation touche même l'Afrique, dont le taux de croissance, depuis 1945, était le plus élevé au monde. Cependant, même si globalement les taux baissent, le fossé continue de se creuser entre le Nord, où ils sont souvent négatifs, et le Sud, où ils sont encore élevés. Si l'économie-monde vit une relance durant le premier quart du XXIe siècle, le fossé économique Nord-Sud ne fera que s'élargir, parce que la relance sera forcément inégale. 


    Le résultat est facile à imaginer. Il y aura une forte progression de l'immigration. Peu importe qu'elle soit légale ou non. Il n'y a pas de mécanismes possibles permettant de l'enrayer ou de la limiter sérieusement. Ceux qui voudront venir dans le Nord seront sélectionnés parmi les individus les plus capables et les plus déterminés du Tiers Monde. Il y aura pour eux de nombreux emplois insuffisamment payés. Naturellement, il auront à affronter un climat politique xénophobe, mais cela ne suffira pas à leur fermer les portes.

    Si, au même moment, le rôle des Etats diminue (ce qui aurait pour effet de faciliter l'immigration), les chances d'intégration économique des immigrés diminueront également. D'un autre côté, si l'institutionnalisation d'une politique xénophobe n'arrive pas à limiter le flux des immigrés, elle réussira probablement à limiter leurs droits politiques et sociaux. Dans tous les cas, je prévois la chose suivante : les immigrants venant du Sud, et leur descendance, formeront entre 10 et 35 % de la population des pays du Nord, si ce n'est plus. Et ceci, non seulement en Amérique du Nord et en Europe occidentale, mais également au Japon. Dans le même temps, ces 10 à 35 % d'individus, plus jeunes, plus pauvres et concentrés dans des ghettos urbains, composeront une population ouvrière sans droits civiques et sociaux. Nous reviendrons à la situation de la Grande-Bretagne et de la France durant la première moitié du XIXe siècle : celle des classes dangereuses. Ainsi, deux cents ans de récupération libérale partiront en fumée et, cette fois, sans qu'il soit possible de répéter le même scénario. Je prévois que les zones de conflit social les plus intenses du XXIe siècle ne seront pas la Somalie et la Bosnie, mais la France et les Etats-Unis. Les structures étatiques, déjà affaiblies, survivront-elle à ce type de guerre civile ? La question se pose. 


    Et, comme si cela n'était pas suffisant, il y a, enfin, le problème de la démocratisation. Problème, dis-je ? Et comment ! La démocratisation n'est pas une simple question de multipartisme, de suffrage universel et d'élections libres. C'est avant tout une question de participation égalitaire aux véritables décisions politiques et d'accès pour chacun à un niveau de vie et à des prestations sociales convenables. La démocratie ne peut aller de pair avec une grande polarisation socioéconomique, ni à l'échelle nationale, ni à l'échelle mondiale. Quoi qu'il en soit, on assiste, ces temps-ci, à un regain de sentiment démocratique, qui va en s'amplifiant. Par quoi cela se traduit-il ? La presse et les derniers hérauts du libéralisme déclarent que la démocratisation progresse au seul vu de l'effondrement des dictatures. Pour les pays concernés, la chute de ces régimes représente sans doute un pas vers la démocratisation. Mais, pour ma part, je suis un peu dépité devant le succès effectif de ces changements. Ce qui est plus intéressant, c'est la pression continue exercée non seulement dans le Sud, mais également, et plus fortement, dans les pays du Nord, pour augmenter les dépenses de santé, d'éducation et de subsistance en faveur des populations qui sont à la traîne du système. Or cette pression rend d'autant plus aigus les dilemmes fiscaux des Etats. La vague de démocratisation sera l'ultime clou au cercueil de l'Etat libéral. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis. 


    Pour toutes ces raisons, la période qui arrive - les trente à quarante prochaines années - sera le moment de la désintégration du système historique capitaliste. Ce ne sera pas un moment agréable à vivre. Ce sera une période noire, forte d'insécurités personnelles, de doutes sur le futur et de haines perverses. Ce sera, en même temps, une période de transition massive vers quelque chose d'autre : un système (ou des systèmes) nouveau(x). En écoutant cela, vous devez sans doute vous demander pourquoi j'ai prétendu vous apporter un message d'espoir. 


    Nous nous trouvons dans une situation de bifurcation très classique. Les perturbations augmentent dans toutes les directions. Elles semblent hors de tout contrôle. Tout paraît chaotique. Nous ne pouvons pas, nul ne peut, prévoir ce qui va en résulter. Mais il n'est pas dans mon intention de dire que nous ne pouvons pas avoir d'influence sur le type d'ordre qui sera finalement construit. Tout au contraire. Dans une situation de bifurcation systémique, la moindre action peut avoir d'énormes conséquences. Le tout se construit à partir de choses infimes. Les puissants de ce monde le savent bien. Ils préparent, de différentes manières, la construction d'un monde postcapitaliste ; une nouvelle forme de système historique inégalitaire, qui leur permettra de conserver leurs privilèges. Le défi pour nous, sociologues et autres intellectuels, et pour toute personne à la recherche d'un système démocratique et égalitaire (les deux adjectifs sont synonymes), c'est de nous montrer aussi imaginatifs que les puissants, aussi audacieux qu'eux ; à la différence que nous devons vivre nos croyances dans un esprit de démocratie et d'égalitarisme ; ce que ne faisaient jamais, ou presque, les mouvements de la vieille gauche. Comment y parvenir ? C'est ce dont nous devons discuter aujourd'hui, demain et après-demain. Cela est possible, bien qu'aucune certitude ne s'offrent à nous. L'histoire ne nous garantit rien. Le seul progrès qui existe, c'est celui pour lequel nous luttons avec, souvenons-nous en, de grandes chances de perdre. Hic Rhodus, hic salta. L'espoir réside, maintenant comme toujours, dans notre intelligence et notre volonté collective.



    IMMANUEL WALLERSTEIN
    Traduit de l'espagnol par Martine Mouton & Jacques Vialle 


    Ce texte est extrait d'une conférence donnée à l'occasion du XXe congrès de l'Association latino-américaine de sociologie (ALAS), dont le thème général était « Les perspectives de reconstruction de l'Amérique latine et des Caraïbes ». 


    NOTES 


    1. Les cycles de Kondratieff, ainsi baptisés par Schumpeter en souvenir d'un économiste soviétique mort au goulag, sont des mouvements conjoncturels des prix en relation avec des tendances séculaires de l'économie. Ces cycles alternent des phases de hausse (phases A) et de baisse (phases B), d'une durée de 25 à 35 ans environ. Aux phases de baisse correspondent, entre autres, des périodes de suraccumulation du capital, de stagnation des échanges et de réduction des marges de profit. [Ndt.] 


    2. Le terme de « dépendantistes » (dependentistas) désigne les théoriciens dits de la « dépendance » , à savoir les sociologues, économistes et activistes qui, les premiers, ont émis des doutes sérieux sur les chances de développement des pays pauvres dans un contexte de dépendance économique et géopolitique. Les théoriciens de la dépendance, puis de la « nouvelle dépendance », ont partagé, à divers degrés, l'idée qu'il existait une alternative « indépendante » pour le Tiers Monde. [Ndt.] 


    3. Foquisme : de foco (foyer). Doctrine de la lutte révolutionnaire armée, forgée et mise en oeuvre par Fidel Castro et Francisco Che Guevara, qui subordonne les mouvements de libération nationale à l'action de guérilla, plutôt qu'à l'agitation des masses populaires urbaines. [Ndt.] 


    4. Les notions de « centre » et de « périphérie », appliquées aux Etats, font référence, chez Wallerstein, à la polarisation, inhérente au fonctionnement de l'économie-monde capitaliste, entre pays riches et pays pauvres, développés et sous-développés. [Ndt.] 


    5. Les mouvements, ou les forces, « antisystémiques » représentent, pour Wallerstein, tout ce qui, dans les rapports économiques, les structures politiques ou les tournures idéologiques, s'oppose radicalement au système capitaliste. [Ndt.] 


    6. En français dans le texte. 



    La mondialisation :
    idéologie de fin de millénaire

    par Roger Charland


    « Le «  redéploiement  » économique dans la phase actuelle du capitalisme, aidé par la mutation des techniques et des technologies, va de pair, on l'a dit, avec un changement de fonction des États : à partir de ce syndrome se forme une image de la société qui oblige à réviser sérieusement les approches présentées en alternatives.  Disons pour faire bref que les fonctions de régulation et donc de reproduction sont et seront de plus en plus retirées à des administrateurs et confiées à des automates. La grande affaire devient et deviendra de disposer des informations que ceux-ci devront avoir en mémoire afin que les bonnes décisions soient prises. La disposition des informations est et sera du ressort d'experts en tous genres. La classe dirigeante est et sera celle des décideurs. Elle n'est déjà plus constituée par la classe politique traditionnelle, mais par une couche composite formée de chefs d'entreprises, de hauts fonctionnaires, de dirigeants des grands organismes professionnels, syndicaux, politiques, confessionnels. »
    Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 29-30.


    « Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres au fonctionnement de l'esprit de groupe, il devient possible de contrôler et d'embrigader les masses selon notre volonté et sans qu'elles en prennent conscience. La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique. Ce mécanisme invisible de la société constitue un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre pays. Ce sont les minorités intelligentes qui se doivent de faire un usage systématique et continu de la propagande ».


    Edward Bernays, Propaganda, New York, 1928, cité par Gilles Châtelet Vivre et penser comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés. Paris, Exils Éditeurs, coll. Essais, 1998, 119-120.

    Table des matières

    Introduction
    Entrée en matière
    La mondialisation
    Le commerce mondial
    Les technologies de l’information
    Mondialisation et salariat
    Sur l'idéologie et la mondialisation : existence de l'Homme-Machine
    Conclusion
    Notes
    Bibliographie
    Annexes statistiques



    Introduction


    La problématique de la mondialisation entraîne une révision de fond des acquis de la science économique. Dominique Méda, Vivianne Forrester et plusieurs autres auteurs cherchent les fondements de la crise de la valeur travail et du monopole qu’a pris la question de l’économique dans les sociétés industrielles avancées.

    Selon Dominique Méda, l’économie émerge de la tentative d’analyser et de mesurer la richesse ajoutée par le travail dans la production des marchandises. Elle remarque qu’à l’origine, l’économique est la tentative de mesurer la construction de la richesse par le travail. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis les analyses de Ricardo et de Smith, les pères fondateurs de cette vision de la production marchande comme augmentation de la richesse. Une idée plus connue sous l’appellation de la valeur travail. Mais comme Méda l’écrit, la société actuelle nous oblige à nouveau à une réflexion globale à propos de l’économie :
    « C’est donc bien à l’économie qu’il nous faut revenir désormais, car c’est elle qui est à l’origine de notre attachement – aujourd’hui voulu, jadis forcé –, au travail. Il nous faut montrer pourquoi les trois phénomènes majeurs qui caractérisent la modernité des sociétés industrialisés – la domination de la pensée économique, l’élection de la sphère du travail et de la production comme cœur de la vie individuelle et sociales et le dépérissement de la politique – ont partie liée, et sur quels postulats cette constellation parvient à se maintenir. Il s’agit également de savoir, d’une part, si l’économie n’a pas hérité de son passé un certain nombre de présupposés qui l’empêchent de s’adapter aux problèmes que nous connaissons aujourd’hui; d’autre part, si le choix que représentait l’économie au XVIII e siècle – individualisme contre holisme – se pose encore dans les mêmes termes aujourd’hui; enfin, si nous n’avons pas, avant tout, besoin désormais d’une conception de la société radicalement différente de celle à laquelle continue malgré tout de se référer l’économie. » (Méda, 1995, p. 194-195)
    Nous de parlerons pas ici des trois grands phénomènes majeurs qui donnent forme à la société moderne. Ce sont les deux premiers qui nous occupent le plus. Dans ce texte récent, Méda insiste sur le rôle qu’a jouée la pensée économique dans le développement de la société industrielle et, par phénomène d’entraînement, elle commente l’évolution de la sphère du travail dans le cadre de la transformation et la « mondialisation » de l’ensemble des rapports économiques. 

    Viviane Forrester de son côté présente une critique du discours néo-libéral. Elle soutient, tout le long de son analyse portant sur l’« horreur économique », que le système marchand est éthiquement un système anti-social. On assiste tout au long de son livre à une critique de l’idéologie néo-libérale. Souvent, elle nous propose des passages des plus critiques, mais l’ensemble du texte demeure au niveau du constat journalistique, les causes des problèmes qu’elle décrit ne sont pas analysés en profondeur. L’effroi ne mène pas très loin. Il nous faut pousser plus loin la recherche des origines des idées néo-libérales (1). Bourdieu écrit, lorsqu’il parle de la structuration du champ économique, que : 
    « Pour rompre avec le paradigme dominant qui s’efforce de rejoindre le concret par la combinaison de deux abstractions, la théorie de l’équilibre général et la théorie de l’agent rationnel, il faut, prenant acte de l’historicité constitutive des agents et de leur espace d’action dans une vision rationaliste élargie, tenter de construire une définition réaliste de la rationalité économique comme rencontre entre des dispositions socialement constituées (dans la relation à un champ) et les structures, elles-mêmes socialement constituées, de ce champ ». (Bourdieu, 1997, p. 52)
    Donc, construction d’un champ qui repose sur deux abstractions : 1. L’équilibre général et 2. La théorie de l’agent rationnel. L’équilibre général prend sa force dans une vision qui soutient que la société se maintient et se reproduit à même ses propres ressources. La théorie de l’agent rationnel est la cause de cet équilibre spontané, de cet structuration de la vie économique. On se situe entre une conception positive de l’économie et de son idéologie, celle d’un monde dans lequel l’ensemble des rapports sociaux deviennent translucides, transparents ou transférants (ou trans-sphèrants). Une totalité complètement claire, une économie des rapports sociaux qui est, en soi, le centre et la périphérie d’eu mêmes. Une forclusion, un monde fermé sur lui-même montré comme ouvert sur tout. Voilà le propre de l’idéologie de la mondialisation. 

    Le champ économique est à ce titre caractérisé par la nouvelle idéologie propre au discours économique qu’est la mondialisation. Donc : 
    « Le terme « mondialisation » est devenu un mot attrape-tout pour les journalistes, les politiciens et les milieux d’affaires. C’est l’horizon de tous les espoirs et la source de tous les maux. En Europe continentale, on lui impute le chômage tenace. Dans les pays anglo-saxons, c’est la baisse des niveaux moyens de salaires réels et l’accroissement spectaculaire des inégalités de revenus qui lui sont attribués. » (Aglietta,1997, p. 438)
    Ainsi un discours nouveaux reposant sur un vieil adage propre à l’économie classique : le monde économique est l’exemple absolu de la structuration du social. Héritage de l’échec du socialisme réel, héritage des crises politiques et des guerres mondiales, le capitalisme moderne détermine l’ensemble des rapports sociaux. Ainsi :
     « La mondialisation désigne avant tout la généralisation du salariat qui fait pénétrer le capitalisme au cœur même des sociétés non occidentales. Il en est ainsi parce que la division internationale du travail ouvre des perspectives de profit. D’abord, le progrès technique actuel a des coûts de transfert fortement décroissants. Un champ de plus en plus large d’activités est profitablement inclus dans l’échange international du travail plus qualifié des pays moins développés. [….] Dans les pays capitalistes les plus avancés, les services sont révolutionnés par l’essor du travail intellectuel sur les concepts, les symboles, les formes :  ingénierie technique et financière, design, savoir-faire, information, communication. Dans les pays en développement, l’intensité capitalistique augmente avec la production des biens d’équipement, la croissance des industries de transformation et l’expansion des services financiers. L’approfondissement de la division internationale du travail entraîne donc une augmentation de la productivité. » (Aglietta, 1997, p. 438-439)
    Rapports complexes entre le développement d’une économie de service dans les pays du centre, (les pays du capitalisme développé) et dans les pays en développement, dans ceux que l’on identifie comme étant les nouveaux pays à forte croissance économique (Pays de l’Asie, de l’Amérique latine) des modifications structurelles qui sont plus souvent présentées comme révolutionnaires, comme résultats d’une nouvelle division du travail au niveau international. Aglietta note que :
    « Cette transformation de la division du travail à l’échelle de la planète est une source d’accumulation du capital qui fournit la matière d’un nouveau régime de croissance. Cependant, comme il en a toujours été ainsi dans l’histoire du capitalisme, cette révolution des techniques n’est pas autorégulatrice. Les politiques, les mentalités et les institutions qui interfèrent avec les facteurs de l’accumulation du capital n’évoluent pas au même rythme que les techniques, les manières de travailler et les marchés. » (Aglietta, 1997, p. 439)
    Voici une position dont le fondement reste précieux pour l’analyse. Chez nos voisins américains, ces « relents » ou ces « freins » au développement étaient perçus comme l’influence de l’idéologie marxiste(Vernon, 1973). Ce discours a changé de cible maintenant. C’est à l’État lui-même qu’il s’attaque. Alors, l’État et ses politiques sociales deviennent un frein au libre développement des marchés. Bien que le grand capital ne se gêne pas à demander l’aide de ces mêmes États, sa critique de ce fournisseur d’aide est radicale. On appelle d’ailleurs maintenant « libérale » une approche qu'il n’y a pas très longtemps on appelait « conservatrice extrémiste » (Brunelle, 1997 p. 181) Plus :
    « Grâce à un habile travail politique et au raffinement de leurs outils intellectuels, les extrémistes d’hier ont conquis le pouvoir à partir des campus universitaires (Chicago University, Harvard University, MIT, YaleUniversity et plusieurs autres R.C.), pour en arriver à consolider leur emprise sur la Maison Blanche. Ce faisant, ils ont gagné également une indéniable crédibilité idéologique puisqu’ils ont su et pu faire accepter comme raisonnables, rationnelles et sociales, des idées et des thèses considérées naguère comme excessives, dangereuses et punitives. Comble de paradoxe, certains leur accordent parfois le qualitatif « néo-libéral », celui-là même qui, il y a un demi-siècle, servait à désigner les libéraux qui penchaient au contraire en faveur de l’étatisme et des interventions publiques dans la vie sociale. » (Brunelle, 1997, p. 181-82)
    Discours qui repose sur la théorie de l’action rationnelle. L’équilibre général est donc une théorie reposant sur l’agent (le sujet cartésien) et le monde social. Cet individualisme méthodologique est la base de l’économie moderne, de l’interprétation du monde comme choséité. Chez Durkheim, on assiste déjà à une définition de l’économie politique qui :
    « …est une science abstraite et déductive, qui n’est pas tant occupée à observer la réalité qu’à construire un idéal plus ou moins désirable; parce que l’homme dont parlent les économistes, cet égoïste systématique, n’est qu’un homme de raison artificiel. L’homme que nous connaissons, l’homme réel, est beaucoup plus complexe : il appartient à une époque et à un pays, il vit quelque part, il a une famille, un pays, une croyance religieuse et des idées politiques. » (Durkheim, (1888 (1970), p. 85.
    Cette vision de Durkheim permet de faire fie de la complexité humaine, de sa rationalité intersubjective et de son sens proprement humain. Mais n’oublions pas que ce dernier est loin d’allez aussi loin dans la construction de l’ « individu-mesure » que les Adophe Quételet, Alphonse Bertillon, Scipio Sighele, Gustave Le Bon, et plusieurs autres. L’ « individu mesure » c’est ce qui marque le début de la volonté de contrôle des foules par l’apparition des publics.(2) Paul-Laurent Assoun préfaçant l’œuvre de La Mettrie note :
    « Dans la perception des automates de Vaucanson exégète de l’Homme-Machine, le regard scientifique ne voit pas seulement le jeu d’une mécanique qui imite le vivant, mais le vivant lui-même, identifié dès longtemps comme mécanique, avouer sa vérité. La réalité s’avoue comme fiction, dans l’intuition que livre l’automate… Non pas que l’automate donnerait l’idée de l’homme-machine : mais dès lors que, sous sa figure, l’homme-machine est donné à voir, une nécessité s ‘impose dans le discours philosophique de le nommer – tâche longtemps ajournée – et de le fonder par le discours. » (Assoun, 1981, p.40-41)
    La théorie de l’action rationnelle est, dans un deuxième temps, une philosophie intellectualiste :

    « ... qui conçoit les agents comme de pures consciences sans histoire capables de poser librement et instantanément leurs fins et d’agir en pleine connaissance de cause (ou, dans une variante qui cohabite sans contradiction avec la précédente, comme des atomes isolés, sans autonomie ni inertie et mécaniquement déterminés par des causes). » (Bourdieu, 1997, p. 64)
    Le tout repose sur une vision du monde spontanéiste. Les actions individuelles sont, suivant cette vision du fonctionnement de la société et de l’individu, des reflets de la concurrence parfaite ou du marché parfait qui impliquent une vision spontanée et naturelle de l’évolution de l’économie. On est devant les idées de Ludwig von Mises (1881-1973) et de Friedrich August von Hayek (1899-1992), deux économistes autrichiens. Le premier était un spécialiste de l’économie monétaire et tenta de démontrer que l’économie est une science rationnelle. Le second, un peu plus connu, dès la publication de La route de la servitude défend les arguments - qui sont toujours les mêmes aujourd’hui - contre l’intervention de l’État dans l’économie et les lois du marché. Pour Hayek toute intervention de l’État est un geste anti-démocratique.  Les deux participeront en avril 1947 à la fondation de La Société du Mont-Pèlerin, chef de file du néo-libéralisme mondial(3). Ces pères de l’idéologie néo-libérale sont les intellectuelles qui ont structuré le courant conservateur qui prendra place dans les années 80 et 90 à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. Nous croyons qu’il est possible ici de faire un lien entre ces penseurs, ces économistes et la conception actuelle de la mondialisation. On présente dans cette école de pensée l’économie comme étant le centre de la spontanéité des individus dans les rapports économiques, politiques et sociaux.

    La mondialisation est ici un acte naturel :

    « Cette philosophie atomiste et mécaniste exclut purement et simplement l’histoire. Elle l’exclut d’abord des agents dont les préférences, qui ne doivent rien aux expériences passées, sont inaccessibles aux fluctuations de l’histoire; la fonction d’utilité individuelle étant décrétée immuable ou, pire, sans pertinence analytique. » (Bourdieu, 1997, p. 64)
    C’est sur cette vision du monde (atomiste et individualiste) que repose une vision tronquée de la mondialisation.
    « [Cette vision] fait ainsi disparaître, paradoxalement, toute interrogation sur les conditions économiques de la conduite économique, s’interdisant par là de découvrir qu’il y a une genèse individuelle et collective de la conduite économique socialement reconnue comme rationnelle dans certaines régions de certaines sociétés d’une époque déterminée et, du même coup, de tout ce que désignent les notions, apparemment inconditionnés, qu’elle place à son fondement, besoins, calcul ou préférences. » (Bourdieu, 1997, p. 64)
    Cette vision de la conduite économique a été la base de la stratégie développée par la Commission trilatérale dès l’année 1973.
    « Sa formulation paraît d’abord et avant tout tributaire d’une prétention de ses auteurs à percevoir le monde dans la nudité de sa véritable nature et à y recueillir les impératifs politiques dignes d’inspirer l’avenir de l’humanité[...] La réalité du monde moderne est déterminée par les liens réciproques qui nouent les sociétés entre elles. Selon le discours trilatéraliste, l’ordre international subit aujourd’hui les contrecoups de cette transformation radicale. Son évolution depuis la Seconde Guerre s’effectue dans le sens d’un renforcement notable des rapports entre ses unités composantes dans les champs économiques, certes, mais aussi social et politique. Elle oblige plus particulièrement les pays industriels à faire face à un nouveau défi : celui d’assumer le poids de l’interdépendance dans la confection d’un destin collectif. » (Larochelle, 1990, p.231)
    La Commission trilatérale est à la base de l’idée de mondialisation tel que l’on conçoit sa structure actuelle. La désuétude de la société nationale, de l’État national et le développement technologique sont les trois idées maîtresses de la mondialisation. (Larochelle, 1990, p. 263 et ss.) Les deux premières idées ont déjà fait l’objet de commentaires. La dernière est plutôt nouvelle dans l’analyse des relations internationales. Mais le développement technologique est ici perçu comme projet technocratique. Trois critères seront présentés comme des variables obligatoires dans la présentation de la trilatérale. Donc :
    1. Plus une société s’industrialise, plus elle peut être démocratique.
    2. Plus une société est démocratique, plus elle est réelle.
    3. La société ne peut se réaliser qu’en s’industrialisant. (Larochelle, 1990, p. 304)
    Lorsque les tenants de la Commission trilatérale construisaient cette vision il leur manquait un élément essentiel, « un vide béant », un lieu d’objectivité, une représentation scientifique.
    « En somme, l’évidence technocratique de la Trilatérale dépend d’une représentation imaginaire et non pas d’une production scientifique. Elle n’est toutefois pas articulée dans un vide béant, sans référence avec ce qui résiste. Son statut d’objectivation – au lieu d’une objectivité – ne se dérobe pas pour autant au spectacle d’une certaine réalité. Car, elle est effectivement inspiré par le rôle croissant que les acteurs, à l’époque moderne, attribuent à la technique dans l’organisation de leurs activités quotidiennes. Mais, ce fait ne se reflète pas comme un simple décalque dans la société gouvernable que propose la Commission. Certes, il en participe en tant que l’on s’y réfère à des fins de légitimation, mais non en tant que déterminisme d’une telle initiative. Or, si la démocratie doit être maintenue imaginairement, l’industrialisation qui en garantissait la prétendue positivité ne se révèle plus comme une causalité dont l’effet soit de réaliser les formes sociales. Elle devient plutôt une interprétation du monde parmi d’autres possibles. Pluralités de réalités. » (Larochelle, 1990, p. 323)
    Position qui a connu une modification majeure dans les dernières années. Cette représentation scientifique, le système-monde l’a acquise avec l’arrivée des réseaux de communication mondiaux. Soudainement, la technologie devient le moteur, même le véhicule du développement de la société capitaliste. Ainsi, à l’hypothèse qui affirme que plus une société se développe, plus elle est démocratique s’ajoute la proposition suivante : une société se réalise seulement en s’industrialisant. Apparaît alors l’obligation de s’industrialiser, car une société qui s’opposerait à l’industrialisation massive de cette fin de millénaire ne serait qu’une société archaïque et croulante. On est dans le progrès ou on n’est pas. L’imaginaire trilatéraliste est donc une question de gouvernementalité :




    Larochelle va plus loin en indiquant que l’imaginaire trilatéraliste est un ensemble de rapport reposant sur l’imaginaire social. Dans ce tableau, il présente les rapports de cet imaginaire en insistant sur les facteurs de gouvernementalité ou ce qu’Habermas appelle crise de légitimité.

    Composantes de l’imaginaire trilatéraliste




    Axiomes sociaux Récits mythiques Configuration spatiale

    L’essor de la productivité La rationalité de l’interdépendance Le progrès via la révolution technologique Le triangle versus le monde Devenir des choses
    Facteurs de gouvernabilisation sociale Le rôle de l’entrepreneurship La liberté des individus L’«amélioration de l’humanité» L’entrepreneurship du triangle versus l’«humanisme planétaire» Devenir des hommes

    Le retour de la guerre froide Le libéralisme Le féodalisme mondial L’Alliance antlatique versus la démocratie mondiale Devenir du social

    Source : (Larochelle, 1990, p. 401).

     Idéologie, donc, reposant sur les facteurs d’idéalisation de la technologie et des technocrates. Une idéalisation de l’histoire récente, une théorie de démocratie reposant sur la dépolitisation de la société civile et la glorification des changements technologiques reposant sur la société en réseaux: voilà les différents facteurs qui caractérisent la mondialisation de la société. Cette mondialisation est-elle une chose réelle? Est-elle aussi qualification du monde actuel, de sa qualification de mondialisation ou de nouvelle économie? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans les pages qui suivent.

    Entrée en matière
     
    Dans le premier paragraphe de son texte traduit en français et publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, Fligstein indique, après avoir présenté une analyse des pays de l’OCDE, qu’«il n’existe pas de preuves probantes que la croissance des échanges internationaux soit responsable de la désindustrialisation, de l’inégalité croissante dans la distribution des revenus ou de la contraction des politiques sociales dans les sociétés avancées. » (Fligstein, 1997, p. 36)

    Cette hypothèse est en rupture avec ce que l’on retrouve le plus souvent développé et soutenu dans les ouvrages portant sur la globalisation et la mondialisation des marchés, cette hypothèse qui soutient que les pays de l’OCDE traverseraient un période de « nouvelle économie » basée sur la diminution de l’importance du secteur de production industriel. Ce dernier serait alors remplacé par le secteur de l’information, donc de l’immatériel.

    Selon cette problématique, la mondialisation n’est pas responsable des tendances à la croissance des échanges internationaux et de la désindustrialisation de certaines régions développées. Comment peut-ont expliquer, alors, ces situations qui caractérisent, selon certains, la problématique même de tous les pays développés? N’y a-t-il pas un phénomène nouveau qui caractérise l’évolution récente de l’économie mondiale? La société en réseaux n’est-elle pas la nouvelle caractéristique de la conjoncture économique mondiale?

    Selon Neil Fligstein, les réponses à ces questions se trouvent plutôt dans les transformations de l’économie américaine de la dernière décennie. La modification des politiques telle la déréglementation des activités marchandes (résultats des négociations du GATT et maintenant de l’Association Mondiale du Commerce) et aussi le démantèlement de l’État Providence aux États-Unis, mais aussi ailleurs dans les pays de l’OCDE sont les causes de ce chassé-croisé. Ces changements étaient la réponse structurelle à la crise du capitalisme américain au début des années 70. Souvenons-nous de la crise massive qui alors entraîna la fermeture d’entreprises, le vote de coupures dans les politiques sociales, les nombreuses interrogations et interventions concernant la question de la monnaie et des taux d’intérêts, qui connaîtront des hausses importantes, et, finalement, le démantèlement de la société salariale (Castels, 1995, pp. 323 et ss.) Dans cette conjoncture de crise économique les dirigeants « accordent désormais à la rentabilité à court terme » une valeur de premier plan. (Fligstein, 1997, p. 36) Cette politique a été qualifiée par « la notion de conception du contrôle des firmes en termes de «  valeur actionnaire « (shareholder value) » (Fligstein, 1996). Cette politique soulève justement plusieurs questionnements maintenant. Elle est souvent présentée sous un exemple typique des hausses de valeurs des actions lorsqu’une compagnie rationalise en diminuant le nombre de personnes qu’elle employait ou bien en fermant complètement des usines qui sont jugées comme non rentables. Prenons l’exemple de l’achat de Digital par Compaq dans l’industrie informatique est éloquant: la firme, quelques mois après cette acquisition, ferme entre autres le site de production à Ottawa, ceci parce qu’il concurrence un autre site de production. Ces comportements s’accompagnent aussi d’une vision partielle et étonnamment « conjoncturelle » des décisions économiques. Il est loin d’être certain, dans l'esprit d’une entreprise visant des objectifs à long terme, que ce choix soit des plus rentables. On reviendra sur cela.

    Fligstein commente :

    « La rhétorique de la mondialisation et les implications en termes de politique publique de cette vision américaine ont ainsi envahi le langage de la communauté mondiale des économistes, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers les stratégies préconisées par la Banque mondiale et par l’OCDE. On prétend que, pour faire face à la mondialisation, il est impératif de réduire l’encadrement du salariat, de permettre plus d’inégalité en réduisant la fiscalité des capitaux et des hauts revenus, et de promouvoir une conception du contrôle en termes de « valeur actionnaire » en octroyant aux entreprises plus de flexibilité dans le domaine de l’investissement et du désinvestissement. » (Fligstein, 1997, p. 36)
    Dans une telle optique, les gouvernements sont invités ou incités à modifier les systèmes de protections sociales, ceci dans le but de permettre une plus grande flexibilité quant à l’emploi et aux règles de fonctionnement de ces systèmes (Castells, 1998, pp. 98 et ss.; CASTEL 1995, pp. 385 et ss.). En outre, les États sont de plus en plus dans l’obligation de diminuer leur endettement, de baisser des impôts pour les compagnies et une hausse des taxes à la consommation qui s’accompagne bien sûr de politiques de formation de la main-d’œuvre, ce qui permet aux entreprises de profiter de travailleurs adaptés à cette nouvelle économie. (Reich, 1992; et Castells, 1998, p. 135) Cette situation se retrouve ici, au Québec, dans la volonté politique de promouvoir une meilleure formation en ce qui concerne la langue maternelle, mais aussi la langue seconde, et, de surcroît dans la politique d’implantation de l’ordinateur dans les écoles et la mise en réseau de ces dernières.

    Par contre, le capitalisme reste quand même rivé sur le sol de la nation. Les entreprises demeurent redevables aux normes historiques et juridiques que les États nationaux se sont données dans les deux derniers siècles. Fligstein note :


    « …les entreprises capitalistes restent tributaires de leurs gouvernements nationaux respectifs, qui seuls sont à même de leur fournir des conditions politiques stables, une infrastructure, une protection douanière, des accords commerciaux, des politiques de concurrence, un accès privilégié au marché des capitaux, et le cas échéant, une aide directe. » (Fligstein (1997) p. 37)
    Quelques constats prennent place ici:


    • Les manœuvres des entreprises sont plutôt limitées par le cadre légal et politique des nations ;
    • La mondialisation ne serait pas ce grand mouvement mondial d’ouverture inter-étatique que l’on présente comme étant inéluctable et incontournable ;
    • La révolution de la société en réseaux, la globalisation et la mondialisation sont-ils aussi réels qu’on le soutient un peu partout?
    Ce sont ces diverses problématiques que l’on développera plus loin.

    La mondialisation
     
    Rapidement on pourrait dire que la mondialisation est l’économie internationale dans une phase de déploiement. Celle-ci est le résultat de la fin du bloc de l’Est et l’ouverture des marchés économiques au niveau international.

    Mais il y a plus. La mondialisation c’est l’omniprésence d’un système économique, le capitalisme, dans l’espace mondial. En premier lieu, la mondialisation c’est une caractéristique particulière, une géopolitique marquée par l’expansion et le développement de rapports sociaux particuliers aux marchés et à la production. D’autre part la mondialisation c’est le développement de l’accumulation du capital dans les frontières nationales, et dans une étape ultérieure la mondialisation se caractérise par le « démantèlement » de ces mêmes frontières nationales, par la remise en question des États, et des juridictions qu’elles promulguent.

    La mondialisation s’inscrirait ainsi dans une tendance plus longue, celle de la soumission progressive de toute espèce physique et sociale à la loi du capital, loi d’accumulation sans fins qui est la finalité ultime du système économique inventé il y a près d’un millénaire par les cités marchandes de la Méditerranée.  (Adda, 1996, p. 4)

    La mondialisation est mue par un triple processus, propose de son côté Fligstein.

    Le premier est caractérisé par une augmentation des échanges internationaux, plutôt transnationaux. Dans ce cadre, les entreprises luttent à un niveau transnational. Ce processus entraîne l’utilisation des réseaux tels que constitués grâce aux nouvelles technologies de l’information (communication, informatique). (Castells, 1998)



    « On peut ainsi transférer des emplois des pays industrialisés vers les pays du Tiers-Monde parce qu’il est possible d’y contrôler les usines, de transférer les savoir-faire, et que les salaires y sont suffisamment bas pour compenser les coûts supplémentaires de transaction ainsi qu’une éventuelle baisse de productivité. » (Fligstein, 1997, p. 37)
    Le deuxième processus est caractérisé par la monté des « Tigres » du Sud-Est asiatique (voir l'aticle de Chesnais dans ce numéro de Hermès). Le développement économique de ces pays, depuis le début des années soixante, se caractérise par une présence de l’État. Par cette dernière, on a pu mettre en place des infrastructures permettant aux investissements et à l’accumulation de capital et de capital humain de se développer, et, finalement, il s’agit d’un point très important, la stabilité politique y est très importante. Une structure artificielle affirme plusieurs (cf. La crise des banques japonaises par exemple) mais combien impressionnante.

    Le dernier processus de la mondialisation est caractérisé par l’importance de l’endettement et de la présence de plus en plus notoire du marché financier mondial. Ces banques et financiers mondiaux contrôlent deux choses : le flux mondial des échanges de capitaux et, par le fait des organismes de cotation, ils contrôlent aussi les taux d’intérêts concernant les dettes des nations. Comme le dit Fligstein :« Le marché mondial de la dette restreint également la politique fiscale de tout pays en augmentant le coût du crédit ». (Fligstein, 1997, p. 37)

    Ces processus de la mondialisation se développement simultanément. Les échanges mondiaux, le développement de nouveaux secteurs industriels dans des régions géographiques, tel le Sud-Est asiatique et l'Amérique latine, et le développement des grands financiers mondiaux forment ensemble l’économie mondiale en développement.

      
    Sont aussi importantes les technologies de l’information, affirme-t-on. Ces dernières entraîneraient la désindustrialisation et la perte d’emploi dans les pays économiquement dominants (Groupe des 7, OCDE, etc.) Ce chômage structurel entraîne d’ailleurs une redéfinition de la société salariale. Comme l’indique Robert Castels « [le] problème actuel n’est donc pas seulement celui que pose la constitution d’une « périphérie précaire », mais aussi celui de la « déstabilisation des stables ». »(Castel, 1996, p. 409) Donc un chômage qui est synonyme d’exclusion, donc un malaise qui cause plus ou moins directement la baisse des salaires moyens ouvriers par force d’entraînement. Ceci est accompagné, en permanence, d’une remise en cause des avantages sociaux que ces travailleurs avaient acquis à force de luttes et de grèves dans le demi-siècle qui précède. 

    Ce phénomène n'est pas unilatéral. La mondialisation crée de nouveaux emplois. Ces derniers sont qualifiés par Robert Reich de « manipulateurs de symboles ». En fait, ils sont formés de ce que l’on appelle les travailleurs de la nouvelle économie. Ils ébaucheront à moyen terme une nouvelle aristocratie.

    Ces travailleurs sont mieux rémunérés parce qu’ils possèdent les qualifications et les savoirs requis par la nouvelle économie des services. Leur productivité étant élevée, leurs salaires augmentent de manière continue. L’impact conjugué de ces deux tendances produit un ensemble d’effets pervers : le revenu du capital humain s’accroît pour ceux situés en haut de l’échelle des qualifications tandis qu’en bas il baisse, ce qui crée à la fois plus de revenu sociétal et plus d’inégalité des salaires. (Fligstein, 1997, p. 37)

    Comme on le disait plus haut, la baisse de pouvoir des États nation est affectée par ce mouvement de redéfinition de la société salariale. D’un côté il y a une monté très grande de la demande de services publics. Les personnes qui ne peuvent suivre les tendances de cette nouvelle économie deviennent souvent des « précaires ». Emploi de courte durée, chômage. En réponse, les pouvoirs politiques nationaux tentent de mettre en place des politiques pour venir en aide à ces groupes importants de la population qui sont laissés pour compte, mais les dépenses des États nationaux sont maintenant surveillées par les grands prêtres de la finance. Ainsi,  les gouvernements se trouvent-ils dans une situation conflictuelle. Ils tentent alors de sauver la chèvre et le chou.

    En fait, la mondialisation constitue un phénomène très étrange. D’un côté, on prétend qu'elle est le développement absolu des échanges financiers et commerciaux. Mais de l’autre, la mondialisation est aussi la restructuration économique, le déplacement de la production industrielle plus près des matières premières que sont la force de travail et les richesses naturelles. Dans un tel cadre, le commerce mondial a-t-il connu un développement « effréné » que l'on le dit ? Ou bien s’agit-il d’un faux problème ?

    Le commerce mondial
    Partons de cette citation de Fligstein :

    Nous savons que le changement social obéit à des causes complexes s’articulant de manière différente dans le temps et l’espace. Il est donc irréaliste de penser qu’une seule variable, la mondialisation des échanges marchands, puisse rendre compte des transformations socio-économiques et des modifications des politiques publiques qui s’observent dans les différents pays avancés.  » (Fligstein, 1997, p. 38)
    Cette citation indique bien un malaise qui reste presque toujours dans l’analyse de la mondialisation. Unilatéralement on affirme que tout est la faute de la mondialisation de l’économie, mais pourtant cette même économie est toujours mue par des règles, des normes et des lois nationales. Nous reviendrons sur cette question, pour le moment voyons ce qu’il en est du commerce mondial.

    Le commerce mondial des dernières trois décennies n’a presque pas dépassé le niveau d’avant la première guerre mondiale. Le commerce mondial ne représente que 15% du PIB mondial. (Kenwood et Lougheed, 1994) Ce constat a déjà été développé dans les années soixante-dix par Nicos Poulantzas dans un commentaire sur l’économie mondiale et le débat de l’échange inégal. (Poulantzas, 1976)

    D’ailleurs cet échange inégal ne touchait pas seulement la valeur des échanges.(Adda, 1996, p. 50) Il s’agissait plutôt de la conception supposant que les pays en développement envoient des matières premières et des produits de base vers les pays développés et que ceux-ci retournent des produits manufacturés. L’industrie, la transformation de la matière première, moteur de l’économie, était une affaire des pays économiquement développés. Paul Bairoch propose des résultats différents. Pour lui, les échanges mondiaux depuis près d’un siècle s’effectuent à une valeur de 60% du PIB entre les pays de l’OCDE (1913 = 65% du PIB). De plus le rapport entre produits manufacturés et matières premières est le même depuis 1910 environ. (Bairoch, 1996) En fait, le rapport exportations - PIB est à peu de chose près identiques à ce qu’il était au début du siècle.


    TABLEAU 1

    Exportations de marchandises en % du PIB


    OCDE
    États-Unis
    Europe de l'Ouest
    CEE-12
    Japon
    1890
    11,7
    6,5
    14,9

    5,1
    1913
    12,9
    6,4
    18,3

    12,6
    1929
    9,8
    5
    14,5

    13,6
    1938
    6,2
    3,7
    7,1

    13
    1950
    7,8
    3,8
    13,4
    13
    6,8
    1953
    8,4
    4,3
    13,4
    13,2
    7,5
    1960
    8,6
    3,8
    14,8
    14,3
    8,9
    1970
    10,2
    4
    17,4
    16,7
    9,7
    1975
    14,1
    6,6
    21,3
    20,9
    11
    1980
    15,5
    7,7
    22,7
    22
    11,8
    1990
    14,6
    7,2
    23
    22,2
    9,6
    1992
    14,3
    7,5
    21,7
    21,1
    8,8

      Source: Paul Bairoch (1976) p. 176 et 179. (Tableau est de l'auteur)


    Ce qu’il y a de nouveau dans ces échanges, c’est l’industrie informatique. Mais elle ne représente qu’un faible pourcentage, perdu dans les produits comme le pétrole, les métaux, les produits chimiques, etc. (4)

    D’ailleurs, il est toujours intéressant de voir que l’on parle toujours de concurrence entre les nations, alors que pourtant ce sont les industriels, les capitalistes qui sont concurrents et non pas les nations, même si à des périodes historiques, les deux se mêlent de drôle de manière.
      
    Voici un tableau intéressant :

    TABLEAU 2


    Part des exportations dans le PIB de quelques pays industriels développés (1970-1995)






    Pays

    États-Unis

    Allemagne

    Japon

    France

    Royaume-Uni

    Italie

    Canada

    Moyenne OCDE
    1970
    1980
    1985
    1990
    1995
    4.2
    7.9
    5.1
    6.7
    8.0
    18.5
    23.6
    29.4
    25.9
    21.0
    9.5
    12.2
    13.1
    9.8
    8.6
    12.4
    16.7
    18.5
    17.5
    18.5
    12.3
    17.4
    18.5
    15.5
    21.2
    15.5
    21.2
    21.9
    18.8
    21.8
    19.0
    23.8
    24.5
    20.8
    33.5
    17.7
    22.8
    26.0
    23.3
    23.1

    Sources : Foreign Trade by Commodities, OCDE, Paris, 1994, tableau 4.1, Economic Survey, OCDE, Paris, 1996.
    (Les exportations représentent 8% du PIB des États Unis en 1995, contre 4% en 1970. C’est une augmentation significative, mais lente. Celles du Japon ont baissé en part de PIB durant les dix dernières années. Les exportateurs allemands totalisent 21% de PIB en 1995. D’une manière générale, les pays européens sont les plus dépendants, les États-Unis et le Japon les moins dépendants. Cela implique que si les volumes croissants d’échanges engendraient des pressions au changement, l’Europe serait la plus fortement touchée.
    Les sociétés où la dépendance par rapport au commerce mondial est faible sont par définition moins soumises aux risques des échanges extérieurs et devraient être moins perméables à ses effets négatifs et positifs.) (Fligstein, 1997, p. 39)
    Comme ce tableau l’indique bien, l’idée d’un développement exponentiel des échanges mondiaux est plutôt une évolution lente. D’ailleurs on retrouve souvent dans la littérature économique des expressions comme tendance, prospective, éventualité, possibilité… Chez Manuel Castells, qui présente sans aucun l’approche la mieux structurée de la nouvelle économie sous l'appellation de « société en réseau », ce doute existe. Ainsi en résumant l’objectif de son dernier livre traduit en français, il écrit :
    « Ce livre étudie l’émergence d’une nouvelle structure sociale qui se manifeste sous des formes diverses en fonction de la variété des cultures et des institutions. Cette structure sociale nouvelle est associée à l’apparition d’un nouveau mode de développement, l’informationnalisme, historiquement modelé par la restructuration du mode de production capitaliste vers la fin du XX e siècle. » (Castells, 1998, p. 35)
    Comme on peu le voir ici, Castells ne parle pas directement d’une situation qui serait maintenant en application et fonctionnelle. Il parle d’une juxtaposition entre une nouvelle structure de la société et de ses échanges, dans laquelle l’information serait le cœur, et d’une économie basée sur la production capitaliste dont la planification étatique est toujours importante. Cette vision de l’évolution de l’économie mondiale date des débuts des années soixante. Elle se définit grosso modo en réaction à la montée du socialisme étatiste dans les pays du Sud-Est asiatique (Vietnam, Corée, Cambodge) et la cristallisation du socialisme dans la Chine. D'ailleurs l’expansion de l’économie de cette région doit beaucoup aux dépenses et investissements des américains au moment de la guerre du Vietnam et de la situation militaire et stratégique du Pacifique dans le cadre de la Guerre froide avec l’Union soviétique. Mais ceci n’est pas vraiment notre sujet de recherche ici. Mais il faut quant même analyser ce que l’on entend par technologie de l’information et de ses implications dans les théories de la mondialisation.

    Les technologies de l’information
     
    S’il faut en croire les théories de la mondialisation, l’une de leur idée centrale serait que depuis près de vingt ans les :


    « échanges internationaux se sont développés, non seulement du point de vue quantitatif, mais aussi au plan qualitatif, de sorte que nous serions entrés dans l’« ère de l’information » (information age). Toutefois, il est extrêmement difficile de rassembler des faits qui étayent la thèse selon laquelle les technologies de l’informatique auraient bouleversé les modes de fonctionnement des entreprises capitalistes au sein de l’économie mondiale et, par là, les modalités de la concurrence. » (Fligstein, 1997, p. 40)
    Cette vision que partage nombre d’auteurs selon laquelle la société de l’information par l’entremise du développement de l’informatique connaîtrait une extension grandiose peut paraître comme une utopie nouvelle. En somme, la nouvelle forme de structuration de l’économie mondiale est plus une restructuration nationale des modes de reproduction et de production qu’une nouvelle économie dont l’information serait le cœur stratégique et économique. Cette politique est très problématique. Les auteurs qui défendent cette omniprésence de l’information dans la nouvelle économie ne s’entendent pas quant à son origine et ses fonctions. Comme on vient de le voir dans le cas de Castells, souvent les auteurs parlent de tendances. Rien ne prouve que ces dernières seront décisives dans l’évolution de l’économie mondiale. Est-ce la micro-informatique ou les réseaux de communication à large bande passante qui sont à la base de l’évolution actuelle de l’Internet ? Voici les trois grandes problématiques telles que présentées par Neil Fligstein :

    « 1. …les facteurs sur lesquels insistent les chercheurs varient d’une étude à une autre. (Fligstein, 1998, p. 40)
     2. …il est presque impossible de déterminer si les caractéristiques observées sont décisives ou non dans la réussite organisationnelle, puisque la notion même de réussite est rarement spécifiée et que les données d’observation nécessaires à l’évaluation des multiples causes et effets de cette réussite ne sont pas disponibles. (Fligstein, 1998, p. 40)
     3. Enfin, la définition même de la nouvelle forme d’organisation mondialisée est pétrie d’ambiguïté. Selon Manuel Castells (Castells, 1996, p. 196-97), l’ « informationnalisme  » est un modèle d’organisation, qui comprend les réseaux commerciaux liant fournisseurs et clients, l’utilisation de l’informatique pour redistribuer les activités des entreprises, la concurrence globale et l’État, enfin, la consolidation de l’ « entreprise en réseaux  ». Il est clair qu’il ne s’agit pas là d’un seul mais de plusieurs phénomènes et il n’est pas démontré que ces tendances soient nouvelles et durables. » (Fligstein, 1998, p. 40)
    Si on reste un peu lucide devant les approches que l’on vient d’énumérer, il faut bien le dire, sauf pour ce qui est des nouvelles techniques de l’information, l’ensemble des autres facteurs sont parti intégrante de l’économie internationale depuis plus d’un siècle. Réseau de communications, transfert des matières premières, concurrence entre des entreprises, le transport, le commerce et l’intervention de l’État et des traités interétatiques pour faciliter les échanges datent même, dans certains cas, de l’époque féodale; tous ces éléments font partie du paysage classique de l’économie capitaliste.

    Fligstein est aussi très précis lorsqu’il dit :

    L’argument de l’« informationnalisme » présuppose que la technologie est le moteur du changement social. Or, on pourrait tout aussi aisément traiter la technologie comme une variable dépendante, compte tenu de ce qui vient d’être dit des activités des firmes multinationales. La demande d’équipements informatiques, de télécommunications, de formes rapides et nouvelles de transport depuis la Seconde Guerre mondiale ne provient-elle pas de ce que les plus grandes entreprises tentaient de contrôler un large éventail d’activités sur des périmètres de plus en plus vaste?  (Fligstein, 1997, p. 40)
    Cette ouverture vers le monde n’est que le reflet de la propre industrialisation des pays développés. Les marchés, leurs acquisitions sont au centre du développement économique depuis au moins deux siècles. Il est vrai que la consommation de masse est plutôt récente. Elle est avant tout une ouverture des capitalistes à une forme de rétribution du travail nouvelle. Le salaire devait permettre l’autonomie du travailleur et l’aider à s’intégrer à la société de consommation. En fait, ce que Ford a réalisé au début du siècle fut d'élargir son marché potentiel d’acheteurs d’automobiles en augmentant de manière radicale les salaires de ses employés. De plus, cette augmentation du revenu aura comme conséquence que les travailleurs eux-mêmes verront dans le travail autre chose qu’un simple moyen pour fournir l’argent nécessaire à la stricte survie de leur famille, lequel ne s'accomplira pas moins souvent dans des conditions affreuses.

    Autre chose à dire au sujet de l’« informationnalisme » est la suivante. Quel rôle joue-t-il dans les 80% de l’économie qui n’est pas mondiale ? Il n’est donc pas décisif au point que toute entreprise qui utilise l’information se retrouve automatiquement dans le giron de l’économie mondiale. D’ailleurs Fligstein donne dans son article l’exemple de l’industrie sidérurgique américaine:  la perte d’emplois industriels aux Etats-Unis est due, seulement pour une proportion de un ou deux sur dix, à de la relocalisation industrielle. Ce que l’on entend par relocalisation industrielle, c’est le déplacement d’une usine d’un pays à un autre. Habituellement ces changements de localisation sont dus à un coût trop élevé de la main d’œuvre dans les pays développés. Mais ce qui étonne c’est que ces emplois ne se sont pas déplacés ailleurs que dans d’autres pays développés, ceci dans une proportion d’au-moins 50%.

    Il est intéressant de suivre encore Fligstein dans l’analyse qu’il propose de la sidérurgie américaine. Cette dernière est presque toujours l’exemple que l’on cite pour parler de la relocalisation de l’industrie vers les pays en développement. La sidérurgie était au sortir de la Deuxième Guerre mondiale une industrie moderne, dont l’ampleur ne faisait pas de doute. Dès les années soixante, on commence à parler d’une industrie en perte de vitesse, d’une industrie non rentable qui ne peu plus faire ses frais à cause des coûts de la main-d’œuvre et de l’effet des politiques de plus en plus sévères concernant l’environnement. Les industries américaines n’auraient pas, alors,  investi dans des technologies de production plus efficientes. Leurs concurrents ont alors pris ce que l’on appelle, dans le jargon des affaires, des décisions efficientes. Les avantages que les Américains avaient concernant le coût de la main-d’œuvre, le système de transport efficace et des techniques de production de pointe se sont évanouis face à une concurrence qui a pris de meilleures décisions stratégiques. Alors :

     « C’est ainsi que, pour l’acier de base, les Américains ont perdu leur position dominante, non pas au bénéfice du Tiers-Monde, mais au profit du Japon et de l’Allemagne. La cause principale de leur déclin n’était pas le coût du travail, mais le fait que les dirigeants de la sidérurgie américaine avaient fait de mauvais choix stratégiques en matière de stratégie.   » (Fligstein, 1997, p. 41)
    Ce discours, qui maintient que c’est uniquement le coût de la main-d’œuvre qui entraîne les fermetures d’usine, est bien ancré. La croissance des inégalités entre pays riches et pays pauvres ne repose pas sur l’unique question des salaires. De plus, la fermeture des usines dans les pays riches n’est pas le reflet de condition de travail favorisant le travailleur à la place de l’entrepreneur. Les frais de main-d’œuvre dans l’entreprise ne sont habituellement pas les frais les plus élevés. En outre, on indique souvent que les salaires des gens les plus éduqués et instruits augmenteraient aussi à cause de la mondialisation de l’économie. Ce serait ainsi les emplois à forte valeur de connaissance qui en trouveraient pour leur compte dans l’économie mondiale. Mais de l’autre côté, les emplois moins scolarisés connaîtraient l’effet inverse et seraient de moins en moins bien rémunérés. On assisterait alors, impuissants, à une polarisation de la main-d'oeuvre dans les états nationaux. D’un côté, la main-d’œuvre instruite et bien éduquée connaîtrait prospérité et de l’autre, la main-d’œuvre moins scolarisée ne se définirait plus maintenant que par les concepts d’exclusion et de précarité. Le tout ne reposant que sur la conception que la cause de tout cela serait la mondialisation et ceci pour deux raisons :

    • La société de l’information, l’économie mondiale et la concurrence internationale demandent de la main-d’œuvre hautement qualifiée ;
    • La structure salariale se trouve modifiée de deux manières. A. les postes qui profitent à court terme à l’économie de marché actuelle sont favorisés (informaticien, avocat, expert en management etc.) mais par contre à l’intérieur même de ces occupations, des différences salariales font leurs apparitions et elles sont souvent très grandes.


    Mondialisation et salariat

    Ce portrait ne serait pas complet sans faire allusion à la question de la précarité et à l’exclusion. La précarité est le contre-effet des exigences des mouvements ouvriers (syndicat ou associations professionnelles) pour avoir de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire. Si dans un premier temps (après la Seconde Guerre mondiale) l’avantage a été favorable à la masse ouvrière, force est de reconnaître que la revanche est très dure de la part du patronat. Et encore ici, au nom de la mondialisation et de la concurrence internationale, on présente cette situation comme une exigence de première ligne. La question pourtant est fort simple: doit-on vivre la précarité et l’exclusion pour qu’une classe de privilégiés profite à eux seuls du progrès économique et social ?  

     «  L'effondrement ou le délabrement du statut conféré au travail entraîne pour les uns le manque de travail et l'inutilité au monde; et pour les autres l'excès de travail et l'indisponibilité au monde; deux formes différentes de mort sociale, mettant toutes deux en péril les conditions mêmes de l'existence et de la reproduction humaine (faute notamment d'argent ou de temps pour pourvoir à l'éducation des enfants). Avec au bout la violence, car les hommes ne se résignent jamais indéfiniment à la mort sociale. Or qu'elle soit religieuse ou maffieuse, criminelle ou nationaliste, la violence met à son tour en péril la sécurité des affaires, et la survie même de l'économie de marché. L'époque des naïvetés déréglementaristes en matière de travail («  il n'y a qu'à démanteler les droits nationaux du travail, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles  ») est en train de se clore, et aura été de courte durée. Bien loin de faire disparaître la question du travail, la mondialisation de l'économie de marché lui donne une dimension sans précédent  ». (Supiot, 1996)
    Car à côté de l’exclusion et de la précarité, les revenus de plusieurs personnes croîssent, mais le phénomène inverse est aussi vrai. Ainsi:
      
    «  Il y a avec la mondialisation comme avec toutes les grandes transformations économiques, à gagner et à perdre. Les effets négatifs frappent surtout, pour certains, des catégories de travailleurs ou des régions particulières : on les perçoit mieux que les effets positifs, plus diffus.  » (Lee, 1986)
    Lee considère que quatre éléments doivent être examinés. Le premier, c’est la crainte dans les pays industrialisés d’une concurrence des pays en développement, car dans ces pays le coût de la main-d’œuvre serait beaucoup plus faible que celui des pays développés. Cette situation entraînerait une montée du chômage et une baisse des salaires dans les catégories des travailleurs les moins qualifiés.
      
    Mais plusieurs analystes ne présentent pas ce phénomène comme un effet de la mondialisation. Ainsi « les spécialistes (…) s’accordent à penser que l’augmentation des échanges internationaux peut, au mieux, expliquer à peine 10% de l’accroissement de l’inégalité des revenus américains » (Fligstein, 1997, p. 42) . Les inégalités de revenus sont au centre d'une nouvelle problématique dans les économies du centre. La précarisation des emplois est phénoménale dans les deux dernières décennies.

    Pour Lee, la deuxième hypothèse concerne un phénomène semblable pour les pays en développement. La libéralisation de l’économie détruirait certains emplois, et entraînerait du même coup une aggravation des disparités salariales. Lee affirme que ce phénomène est réel. Il écrit à ce sujet :


    « En l’état des connaissances, on ne peut dire exactement pourquoi l’on observe une aggravation des disparités de rémunération dans une série de pays en développement. C’est un problème préoccupant face auquel il convient de reconsidérer attentivement l’ensemble des mesures qui, directement ou indirectement, peuvent influer sur le revenu relatif des différentes catégories de travailleurs. » (Lee, 1996)
    De ce constat, Lee répond par une réponse classique. La formation et l’instruction des travailleurs leur permettront d’accéder à une situation plus positive. Suivant en cela les théoriciens du capital humain, de l’Homme-Machine nouveau genre, Lee constate une situation qui, au fond, ne l’intéresse pas (on reviendra sur cette question de l’Homme-Machine dans les pages qui suivent).

    Le troisième questionnement de Lee vise la problématique des rapports qu’entretiennent la mondialisation et la rémunération et les conditions de travail. Cette interaction prend des proportions inégalées dans l’histoire du monde. En fait, la véritable question de la mondialisation est peut-être l’augmentation de plus en plus rapide de la prolétarisation des habitants des pays en développement. Lee indique qu’«  une fraction croissante de la population active du monde est employée dans des activités intégrées, avec le développement de ceux-ci, dans les courants internationaux d’échange et d’investissement » (Lee, 1996)

    Cette prolétarisation s’accompagne d’un questionnement sur l’autonomie des États dans le cadre de la mondialisation. Krugman, critiquant les thèses de Thurow, affirme que les firmes multinationales ne sont pas vraiment des firmes multinationales (Krugman, 1998, p.37 et ss) . Lorsqu’elles investissent dans un pays quelconque, elles doivent respecter les lois de ce pays. C’est justement cette situation que les négociations de l’AMI tentaient de résoudre. Pour l’OCDE, la question était simple. Les états nationaux ne peuvent plus être un empêchement aux investissements et aux agissements des multinationales, elles bloquent le développement spontané des investissements et des conquêtes de marché. La délocalisation de la production, le déplacement des lieux de production et la globalisation des marchés professent d’eux-mêmes la mondialisation comme système en développement, mais renforcent aussi la mondialisation comme moyen de contrôle et de conditionnement de ces mêmes pays. Ce quatrième point est important, surtout dans l’optique de la nouvelle ronde de négociations de l’AMI qui est annoncée.

    Pour Lee ce phénomène est encore classique. Classique car :
    « Malgré les procès de la mondialisation, les politiques nationales, c’est la conclusion qu’on peut tirer de ce qui précède, continuent d’avoir une influence déterminante sur le niveau de l’emploi et le régime du travail. Les États, certes, doivent davantage tenir compte des impératifs de la compétitivité internationale, mais cela ne signifie nullement qu’ils n’aient plus de liberté d’action ou que la seule façon de répondre efficacement à la mondialisation soit d’abaisser les rémunérations et les conditions de travail. » (Lee, 1996)
    Donc, la mondialisation n’est pas le Léviathan, mais c’est tout de même quelque chose de puissant, de désarmant. On a rappelé plus haut les liens qui relient les « think tank » néo-libéraux, la Commission trilatérale et les politiques enthousiastes de la mondialisation de cette fin de siècle. Dans les prochaines pages nous reviendrons sur la question de l’Homme-Machine, ou ce que d’autres ont célébré comme une forme d’apathie collective.


    Sur l'idéologie et la mondialisation : existence de l'Homme-Machine
    Nous affirmions plus haut que la préexistence d’une idéologie de la mondialisation reposait sur une définition, on oserait dire une diminution, de l’individu pour le comparer à une de ses créations : la machine. Le président de la Commission trilatérale Zbignew Brzezinski ne se gênait pas d’affirmer que les américains devaient être dominants dans les relations internationales. Cette domination ne se ferait pas de manière démocratique, en tout cas pas dans le sens d’une démocratie à la grecque. Pierre Vallières, essayiste québécois bien connu, écrivait en 1979 ceci :
    «  Des gouvernements peuvent-ils encore gouverner quand ils deviennent les otages apeurés des syndicats, des étudiants et des minorités?
     Pour la Commission trilatérale, qui n’a pas d’hésitation à appeler les choses par leur nom véritable, la démocratie ne peut fonctionner sans « une certaine mesure d’apathie collective », sans fidélité publique, sacrifice social et solidarité aveugle. Surtout que le système traverse en ce moment une « crise de croissance » dont l’aboutissement sera sans aucun doute cruel pour plusieurs mais qui, au delà de toute autre considération, ne doit surtout pas profiter aux adversaires de la libre entreprise et du progrès technologique.  » (Vallières, 1979, p. 30)
    Devant la faiblesse des gouvernements européens face au mouvement de contestation sociale et politique provenant de sa gauche, la Commission trilatérale riposte par l’organisation d’un nouvel ordre international patronné par les États-Unis, cela va de soi. L’objectif est « a global management of global interdependance » ce qui signifie : « concrètement, l’abandon des frontières nationales et régionales, le renoncement au concept traditionnel d’État-nation et l’établissement à court terme d’un gouvernement multilatéral (ou multinational). » (Vallières, 1979, p. 40) Vision largement partagée par une grande partie des entreprises multinationales, mais aussi des médias et finalement des organisations internationales comme la Communauté européenne, le FMI, la Banque mondiale, l’O.T.A.N. et le G.A.T.T., devenu depuis l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Les mouvements des idées sur l’Homme-Machine sont au centre de l’entreprise de la trilatérale. Ce qui fait dire à Vallières :

    « L’industrie de la consommation a habitué l’homme à ne plus réclamer ni choisir les objets. Ce sont eux désormais qui le réclament et qui le choisissent. Les dictateurs auraient-ils raison de croire que la majorité des hommes n’aimaient pas leur liberté?»(Vallières, 1979, p. 93)
    Dans ce cadre la Commission trilatérale propose un Global Management. Ce «  global management  » doit :

    «  Partout remplacer les assemblées délibérantes, issues du parlementarisme libéral et qui, aujourd’hui, manifestent clairement leur désespérante impuissance à gouverner. D’autre part, ce « global management » ne peut s’exercer efficacement qu’avec le consentement volontaire ou forcé des masses ainsi condamnées à une forme positive d’apathie sociale et politique.[…]
    La démocratie sera ainsi purifiée. Devenue l’outil technocratique du contrôle social, de la conservation du pouvoir politique et de la puissance économique et militaire, elle ne sera plus un idéal à atteindre, mais, au contraire, une lourde machine sans âme. » (Vallières, 1979, p. 161)
    Construction d’un consensus artificiel, établissement étriqué d’une légitimation démocratique et d’une démocratie formelle, composent les nouvelles formes de contrôle social. La spontanéïté des revendications démocratiques est remplacée par des normes abstraites de contrôle social. Comme l’affirme Habermas dans Raison et légitimité :



    «  Mais maintenant que l’envoûtement du fétichisme de la marchandise caractéristique du capitalisme libéral est brisé (et que tous les acteurs sont devenus des praticiens plus ou moins bons de la théorie de la valeur), le caractère spontané et pseudo-naturel des processus économiques peut tout de même resurgir sous une forme secondaire et dérivée au niveau du système politique : l’État doit maintenir une part d’inconscient afin que ces fonctions de planification ne lui imposent pas des responsabilités qu’il ne pourrait accepter sans vider ses caisses.  » (Habermas, 1978, p. 99)

    Cet envoûtement ne va pas de soi. Comme l’affirment plusieurs auteurs, l’État est au centre de la dépolitisation des nations. Bien que le rôle de ce dernier soit remis en cause par le discours néo-libéral, ce discours ne soutient pas la disparition complète de l’État. On parle de dégraissage, un dégraissage bien ciblé. Dans ce mouvement de dépolitisation, on présente l’héritage des années d’après la Deuxième Guerre mondiale comme des années durant lesquelles l’État et son équilibre festif favorisaient les travailleurs contre les élites et les classes dominantes. Cette situation devait être dépassée. Car il faut faire place à la vague postindustrielle caractérisée par sa légèreté, son urbanisme et son nomadisme.
    «  Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un « progrès ». Mais ces chairs se gâtent vite : la matière première consensuelle est essentiellement putrescible et se transforme en une unanimité populiste des majorités silencieuses, qui n’est jamais innocente. À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie – un techno-populisme – qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète. Le point de vue techno-populiste s’exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l’épicier du coin et du chef comptable – « un sou est un sou »- et la spiritualité administrative – autrefois un peu plus ambitieuse – de l’Inspecteur des finances.  » (Châtelet, 1998, p. 15-16)

    Cette chair à consensus est au centre d’une appropriation de l’Homme-Machine. L’individualité est ainsi conçue comme l’homme nu, concept de l’Un et la saisie de l’individu, comme un équivalent général gérable par le concept de la grande équivalence.

    Dans notre « société tertiaire de service » le prototype de la Bécassine Turbo-Diesel et du Gédéon Cyber-Plus devient central. Il s’agit de décrire l’homme moyen. Il est la symbiose de la main invisible qui elle-même est « une totalité masquée ».


    « Le cœur de la « gouvernementalité » fait donc miroir avec le point fixe de la Main invisible! Il trouve son siège dans une espèce de Boîte noire qui avale les inputs des demandes de prestations politiques issues des coagulations des citoyens-panélistes – les « groupes de pression » - et éructe des outputs et de la demande de biens et services politiques. On voit donc que les politiciens et électeurs sont considérés comme des agents rationnels, des « maximiseurs » opérant dans les conditions d’une libre compétition politique; il en résulte, de manière semblable au marché,« un équilibre optimal d’inputs et d’outputs, des énergies et des ressources investies et des récompenses espérées». » (Châtelet, 1998, p. 63)
    Individuer les rapports sociaux, les ramener à un exutoire, à une valeur neutre. Comme nous l'avons remarqué au début de ce texte, la modernité est un élément important dans la tentative de quantification du monde. Au XIXe siècle, on définissait les individus comme des gens semblables lorsqu'ils se regroupaient. La masse des individus formait une classe dangereuse, il fallait regrouper ces derniers dans des publics. Stratégie consciente ou hasard, c'est difficile à dire mais ce qui en ressort c'est que l’Un est devenu comparable à l’Un. Les Robinson se colmatent à une théorie du statistico-juridique. Et dans les décennies suivantes:
    «  Une science, la théorie générale des réseaux et systèmes – la cybernétique-, allait offrir ses services, permettre à d’audacieux « ingénieurs sociaux » de reculer les frontières de l’individualisme méthodologique, de concevoir des scénarios dont, voici peu, aucun homme moyen n’aurait osé rêver : transformer la thermocratie en neuricratie et parvenir à la fabrication de comportements garantissant une étanchéïté totale à l’intelligence politique.  » (Châtelet, 1998, p. 66)

    The Clash, groupe rock britannique des années 70 et 80, parlait dans une chanson d’allez acheter une personnalité garantie au supermarché. C’est un peu cela. Une personnalité garantie, prédéfinie et maléable dans laquelle rien ne résiste. Une consensus puissant.
    «  Car, on l’avait deviné, c’est la communication qui est la reine du « Grand Campus planétaire » du Pr Wiener, veillant jalousement à l’hygiène neuronale des Robinson-émetteurs-récepteurs de la « nouvelle société thermo-civile » : ceux-ci peuvent échanger des messages, transverser et perfuser de « l’informatif », mais doivent se soumettre à une discipline très stricte de fluidité, de transparence et de clarté.   » (Châtelet, 1998, p. 67)
    On arrive ainsi à une destruction, du moins à une modification en profondeur, du mode d’«  être ensemble  » de la société. La socialisation perd ainsi le rôle central qui était le sien. La mondialisation et l’idéologie qui la structure et lui donne vie, impliquent une conversion des individus en unités distinguables et négligeables. On gère par des équivalents généraux. Les sondages, l’invention du public, le comportement du consommateur sont parti prenante de ce mouvement.


    Conclusion
    En guise de conclusion partielle, on aimerait soutenir l’hypothèse suivante : la mondialisation est la cristallisation des rapports de domination des états nations, et la crise sociale est un exutoire de la crise de la mondialisation. Dans ce qui précède, on retrouve des idées de différentes origines. Les données statistiques qui ornent ce petit texte (cf. annexes statistiques)  tentent de présenter des tendances. Les tendances sociales comme des tendances locales sont et ont été l’objet de tentative de compréhension de notre objet d’intervention qu’était la mondialisation.

    La mondialisation, c’est l’idéologie de la cristallisation des rapports de domination dans les états-nations du centre. On l’a soutenu dans les pages qui précèdent, le mouvement du néo-libéralisme, quel que soit la forme qu’il prend, est le discours de légitimation des visées impérialistes et de contrôle des sociétés politiques. Du moins le tente-t-il. Samir Amin, dans un texte publié dans Le Monde Diplomatique, commente ainsi la recherche d'une interprétation pure de l'économie: «À la recherche d'une explication rationnelle de la réalité économique se substitue donc, dès le départ, la construction d'une rationalité mythique» (Amin, 1997, p. 16)   Citation qui peut être complétée par celle-ci: « Effet de la globalisation, les États deviennent, vus des marchés, des offres territoriales plus ou moins attirantes. » (Rachiline, 1998, p. 177) 

    Dans une société que l'on dit sans idéologie, il est étonnant que l'on trouve des discours de tous type. François Brune propose que « Plus que jamais, l'idéologie se donne l'apparence d'un simple constat, unique et irrécusable, de l'ordre des choses. » (Brune, 1996, p. 16) « Discours unique », c'est ce qu'un des membres de la droite française, Alain Minc, affirme de son coté en écrivant que : « Ce n'est pas la pensée, c'est la réalité qui est unique. » (Brune, 1996, p. 16) 

    L'idéologie de la mondialisation, selon Brune,  se forme autour de ces quatre complexes:

    • Le mythe du progrès
    • Le primat de la technique
    • Le dogme de la communication
    • L'époque comme mythe, comme divinité quotidienne.
    Ces quatre thèmes ne pourront pas être développés ici. Mais c'est à l'intérieur d'une critique de ces éléments qu'il faut chercher, à notre avis, les racines du discours néo-libéral. Ce discours, le voici tel que résumé par Halami :

    «  Culture d'entreprise, sérénade des grands équilibres, amour de la mondialisation, passion du franc fort, prolifération des chroniques boursières, réquisitoire contre les conquêtes sociales, acharnement à culpabiliser les salariés au nom des « exclus », terreur des passions collectives : cette pensée unique, cette gamme patronale, mille institutions, organismes et commissions la martèlent. » (Halimi, 1997, p. 47)
    Vision normative du monde reposant sur un discours du flux, de la liberté et de la concurrence. Un monde cynique dans lequel la communauté a fait place à la cruauté de la gestion du social. La gestion des ressources humaines comme réalité de l'être social du travailleur. La pensée unique comme le moule glacial des technocrates.

    Nos bilans critiques ont encore du pain sur la planche!

    Roger Charland


    NOTES:

    (1) Dans ce cadre d’une volonté de présenter les sources de l’idéologie du néo-libéralisme et de ses effets dans la gestion des États modernes, il est important de souligner la parution récente du livre de Keith Dixon (1998). La lecture de ce livre peut être complétée par l’article de Susan George (1996). Sur la position des néo-libéraux dans la critique de l’État social il faut lire avec attention les travaux de Jürgen Habermas(1978) et de Claus Offe (1997).

    (2) On trouve les textes de la plupart de ces auteurs sur le site WEB de la Bibliothèque nationale de France, plus précisément dans une bibliothèque électronique et multimédia composée de plus de deux millions de pages. Les écrits français du XIXe siècle y sont en entier, sous forme numérisée. Voici l'adresse électronique de ce site: [ http://gallica.bnf.fr ].

    (3) Les fondateurs de la Société du Mont-Pèlerin étaient : Maurice Allais (1911-), Milton Frieman (1912-), Frank Dunstone Graham (1890-1949), John Jewkes (1902-?), Frank Hyneman Knight (1885-1962), Salvador de Madariaga (1886-1978), Fritz Machlup (1928-1983), Karl Raimund Popper (1902-1994), William E. Rappard (1883-1958), Lionel Robbins (1898-1984), Wilhelm Röpke (1899-1966), Georges Joseph Stigler (1911-?) et von Mises et von Hayek. Pour une histoire de cette Société du Mont-Pèlerin voir C. Pasche et S. Peters (1997).

    Pour connaître les  idées et le fonctionnement de la Société du Mont-Pèlerin :C. Pasche et S. Peters « Les premiers pas de la Société du Mont-Pèlerin ou les dessous chics du néolibéralisme » in Les Annuelles, no. 8, 1997, pp. 191-216. et sur le mouvement néo-libéral : Richard Cockett, Thinking the unthinkable. Think-Tanks and the Economic Counter-Revolution. 1931-1983. Londres, Fontana Press, 1995

    (4) C’est d’ailleurs l’erreur que l’on retrouve souvent dans les analyses. Au mieux on présente les dernières trois décennies. Manuel Castels (1998, p. 110) par exemple présente les données depuis la deuxième guerre mondiale environ. Le commerce de marchandise est alors pour 1950 de 100, en 1993 il est alors d’environ 400. Mais comme Bairoch le montre, il s’agit d’un réajustement de l’arrêt du commerce entre pays dû aux effets des deux grandes guerres.

    Quelques indications de recherche:
      
     
    Bibliothèque virtuelle sur la mondialisation:




    Organisations internationales

    Groupes de recherche


    L'Observatoire de la mondialisation, présidé par Susan George, rassemble un groupe de 17 économistes, chercheurs, journalistes, responsables syndicaux et associatifs, engagés dans le suivi critique de la mondialisation de l'économie.

    Textes divers





    Bibliographie
     

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    Annexes statistiques:
     

    PIB mondial et exportations mondiales de marchandises (1980-1995)


    1980
    1985
    1990
    1995
    PIB mondial 13 663,0
    15 423,7
    24 540,0
    28 954,0
    Commerce mondial
    1 920,8
    1 848,7
    3 371,1
    4 890,0
    Part du commerce dans le PIB mondial
    14,0
    12,0
    13,8
    16,9
    Part des pays développés dans le commerce mondial
    62,6
    66,2
    71,5
    66,6
    Part des pays développés dans les exportations mondiales de produits manufacturés
    68,7
    69,4
    76,3
    78,3
    Part des pays développés dans les exportations des pays développés
    67,7
    69,2
    72,5
    70,6
    Part des pays en développement dans les exportations des pays développés
    67,9
    62,8
    62,0
    56,6


    Sources: World Economic Survey, 1996 cité par Neil Fligstein, «Rhétorique et réalités de la «mondialisation», in Actes de la recherche en sciences sociales, 119, Septembre 1997, p. 38.
    «Entre 1980 et 1995, les échanges mondiaux ont plus que doublé. Mais durant la même période, le PIB mondial a lui aussi plus que doublé. Sur la période de l'après-Seconde Guerre mondiale, les échanges ont en général augmenté plus vite. Mais ce mouvement a connu des à-coups. Pendant les années 1980, les échanges ont baissé par rapport au PIB, ont commencé à s'accroître nettement au début des années 1990, puis ont ralenti en 1996. Les échanges mondiaux ont donc progressé, mais replacé dans la croissance économique mondiale de long terme, cette progression n'a pas atteint des niveaux susceptibles de bouleverser les économies nationales.» p. 38
     

    Structuration des exportations mondiales de marchandises par régions


    Destination des flux :
    Origine des flux États-Unis Europe de l’Ouest Asie Reste du monde Total
    États-Unis 35,6 20,2 25,0 19,2 100
    Europe de l’Ouest 8,0 68,9 8,8 14,3 100
    Asie 26,4 17,6 46,5 14,2 100
     
    Source : World Trade Organization Annual Report, 1996, tableau II.1
     
    «Le plus important partenaire des pays de l’Europe occidentale est l’Europe occidentale. 46,5% des exportations des pays d’Asie sont à destination de l’Asie. L’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) a le profil commercial le plus diversifié. Ses exportations sont d’abord dirigées, presque à part égale, entre l’Asie, l’Europe et le reste du monde.
     
    L’image qui ressort de ces tableaux est celle d’un monde où le commerce s’accroît dans l’absolu (d’environ deux milliards à environ cinq milliards en quinze ans), mais pas nettement en termes relatifs (de 14% à 16,9% du PIB mondial). La direction des échanges reste principalement tournée des sociétés développées vers les sociétés développées, et la part du commerce de produits manufacturés originaires des sociétés développées a en fait augmenté. Alors que les exportations d’Asie ont augmenté, elles n’ont pas accaparé de part des échanges du monde développé. Les sociétés qui n’ont pas gagné autant du commerce sont celles du monde en développement.» (Fligstein, 1997, p. 39)




     Importation en % du PIB nominal
    OCDE vers OCDE







    1962
    1972
    1982
    1992
    1995
    1996
    OCDE
    6,14
    8,1
    10,52
    11,48
    12,11
    12,41
    États-Unis
    1,86
    3,55
    5,09
    6,02
    7,2
    7,19
    Japon
    5,42
    4,15
    4,72
    3,38
    3,45
    3,9
    Union Européenne
    11,07
    13,42
    17,93
    18,09
    18,76
    18,71


    Décomposition géographique du commerce de l'OCDE
    Exportation en % du PIB nominal
    OCDE vers OCDE







    1962
    1972
    1982
    1992
    1995
    1996
    OCDE
    5,89
    7,98
    10,17
    11,28
    12,18
    12,48
    États-Unis
    2,29
    3,01
    4,35
    5,32
    5,82
    5,95
    Japon
    4,18
    5,59
    6,68
    5,54
    4,82
    4,97
    Union Européenne
    10,35
    13,47
    17,05
    17,4
    19,54
    19,74


    Niveaux relatifs des coûts unitaires de main-d'œuvre
    dans le secteur manufacturier
    États-Unis = 100




    1985
    1990
    1996
    États-Unis
    100
    100
    100
    Japon
    74
    116
    169
    Allemagne(a)
    71
    144
    166
    France
    96
    154
    163
    Italie
    60
    114
    101
    Royaume0Uni
    100
    158
    148
    Canada
    84
    118
    102
    Australie
    98
    118
    145
    Belgique
    75
    135
    156
    Danemark
    97
    205
    218
    Corée
    29
    51
    58
    Pays-Bas
    65
    122
    120
    Espagne
    49
    108
    100
    Suède
    82
    158
    160
    Taipei chinois
    41
    70
    70

    OCDE, Perspectives économiques de l'OCDE, Paris, L'Organisation, 1998, p. 234.





    Parts dans les échanges mondiaux de marchandises des certains pays de l'OCDE
    En pourcentage

    Importations
    Exportations

    1985
    1995
    1985
    1995
    États-Unis
    24,1
    19,5
    15
    15,4
    Japon
    8,7
    8,5
    12,4
    11,7
    Union Européenne
    22,2
    18,9
    22,7
    19,4
    Autres pays de l'OCDE(b)
    14,6
    13,6
    16
    14,2





    Total des pays de l'OCDE (b)
    69,6
    60,4
    66,1
    60,7

    FMI, Direction of Trade Statistics (1996) cité dans OCDE, Perspectives économiques de l'OCDE, 1998, Paris, L'Organisation, p. 235.





    Et le Québec


    Les différents taux de croissance chez les 15-24 ans
    de 1976 à 1995, en %

    Total
    Hommes
    Femmes
    Population totale
    -26,8
    -26
    -27,5
    Population active
    -28,8
    -30,9
    -26,2
    Emploi total
    -30
    -31,9
    -27,7
    Temps plein
    -53,9
    -51,6
    -56,7
    Temps partiel
    110
    102
    117




    Les différents taux de croissance chez les 25-44 ans
    de 1976 à 1995, en %

    Total
    Hommes
    Femmes
    Population totale
    64,2
    33,9
    34,4
    Population active
    54,2
    27,2
    107,4
    Emploi total
    47,4
    20
    102,9
    Temps plein
    38,7
    15,8
    93,7
    Temps partiel
    172
    315
    148
     


    Les différents taux de croissance chez les 45 ans et plus
    de 1976 à 1995, en %

    Total
    Hommes
    Femmes
    Population totale
    36,1
    38,4
    33,9
    Population active
    49,7
    23,8
    111,7
    Emploi total
    43,3
    17,6
    105,7
    Temps plein
    31,1
    11,5
    88,7
    Temps partiel
    141
    133
    144


    Source: «L'évolution de l'emploi atypique au Québec» in Le marché du travail, Vol. 19,no. 5, mai 1998, (encart), p.41)





    Mondialisation du capital & régime d'accumulation à dominante financière

    François Chesnais


    Note de l'éditeur: HERMÈS : Revue critique reprend ici un texte publié dans la revue AGONE, Philosophie, Critique & Littérature, numéro 16, 1996. Le lecteur peu rejoindre les éditeurs de la revue au site suivant, http://www.lisez.com/agone . Les éditeurs d'HERMÈS remercient ceux d'AGONE et François Chesnais pour avoir accordé la permission de reproduire ce texte.

    « Dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens libres se sentent englués, poissés par un sorte de visqueuse doctrine qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l'inhibe, le trouble, le paralyse et finit par l'étouffer. Cette doctrine, c'est la «pensée unique», la seule autorisée par une invisible et  omniprésente police de l'opinioin. »
    Ignacio Ramonet, Nouveaux pouvoirs, nouveaux maîtres du monde, Montréal et Québec, Musée de la civilisation et Éditions Fides, coll. Les grandes conférences, 1996, p. 23.

    RÉSUMÉ:

    Ce texte aborde quelques problèmes de définition et de méthode, résume ensuite les principaux résultats de mes recherches sur l'activité des grands groupes industriels, et présente enfin mon interprétation des ressorts du régime d'accumulation qui me paraît avoir succédé au régime fordiste.

    Son émergence remonte au début des années 1980, à la suite des mesures de libéralisation et de déréglementation prises, dans le domaine clé de la finance notamment, par les gouvernements occidentaux. Ce régime d'accumulation, que je désigne du nom un peu compliqué de « régime d'accumulation financiarisé mondial », en soulignant comme P. Sweezy son fort caractère rentier (1), est à l'origine de beaucoup de faits qui ont marqué la décennie 1990 au plan mondial. Limitons-nous aux suivants : des rythmes de croissance très bas (avoisinant souvent la stagnation) dans beaucoup de régions du monde, tant au centre qu'à la périphérie ; la montée du chômage de masse, doublée d'un alignement des conditions de salaire et de travail sur les pays où la main-d'oeuvre est la plus durement exploitée ; l'accentuation des inégalités entre pays, et des inégalités de revenus et de conditions d'existence à l'intérieur de chacun d'eux pris individuellement. « L'horreur économique », dont Vivianne Forrester vient de dépeindre les traits, est constitutive au régime d'accumulation nouveau (2). Ce régime est celui où la civilisation recule et où la société capitaliste ne démontre plus qu'une immense capacité à créer de l'« insignifiance » (3).


    « MONDIALISATION » : UN TERME A CLARIFIER


    Peu de termes économiques contemporains sont aussi imprégnés d'idéologie que l'est le mot « globalisation ». A un degré plus fort encore que pour le « progrès technique », on serait en présence d'un processus auquel la société mondiale contemporaine, dans ses différentes composantes - les pays et à l'intérieur de ceux-ci les classes sociales -, n'aurait d'autre choix que de s'adapter   maître mot ayant aujourd'hui valeur de véritable slogan dans les organisations économiques internationales. A l'aube du XXIe siècle, selon les chantres du libéralisme, la globalisation serait l'expression même de la « modernité », notamment en ce qu'elle marquerait la victoire des « forces du marché », enfin libérées au moins partiellement des entraves nocives mises en place pendant un demi-siècle autour de l'Etat. Pressés de définir la globalisation de façon un peu plus précise, ceux qui l'assimilent au jeu du marché dans toute sa plénitude mettent l'accent sur la globalisation de la concurrence, l'effet supposé de l'ouverture des frontières sur la croissance des échanges et les vertus des flux internationaux de capitaux à court terme.

    La démonstration renvoie à une représentation aussi abstraite que fallacieuse du « marché », supposé mettre en présence des agents économiques égaux, dotés chacun d'attributs qui leur permettrait tous de concourir et de participer à la vie économique dans des conditions à peu près similaires. Le grand gagnant serait le consommateur, enfin libre d'acquérir les produits de son choix et de la qualité, aux prix les plus avantageux pour lui. Le marché (il serait préférable de parler de « rapports marchands ») est une construction sociale complexe (comme l'expérience russe actuelle le démontre amplement). Les principaux événements du XXe siècle ont montré où conduisait sa prétention à « s'autoréguler » (voir le travail émouvant de Karl Polanyi, publié en français en 1983) et à s'ériger face à la société comme une force autonome. Mais, pour les chantres de la globalisation, il faudrait bannir désormais toute idée d'orienter ou de maîtriser le marché.


    LE SENS DE L'EXPRESSION «MONDIALISATION DU CAPITAL»

    Dès qu'on regarde les choses de près, on constate que le contenu effectif de la globalisation est donné, non par la mondialisation des échanges, mais par celle des opérations du capital, tant sous sa forme industrielle que financière. On estime que les entreprises multinationales sont parties prenantes (en que maisons-mères, filiales, ou donneurs d'ordre dans des contrats de sous-traitance transfrontières) aux deux tiers des échanges internationaux de « biens et services ». A lui seul, environ 40 % du commerce mondial appartient à la catégorie « intragroupe ». D'autre part, ainsi que les statistiques officielles elles-mêmes le montrent, au cours des années 1980 et 1990, la croissance des échanges de marchandises et de services s'est faite à une allure modeste. Elle a été bien inférieure aux taux des années 1960-1974, mais surtout très inférieure à la croissance des investissements directs et des revenus du capital, sans parler des investissements de portefeuille effectués sur les marchés financiers internationalisés. Plutôt que d'utiliser le terme de globalisation et de se référer à l'économie de façon vague et floue, il parait donc déjà préférable de parler de « globalisation du capital », tant sous la forme du capital productif engagé dans l'industrie et les services que du capital concentré qui se valorise en gardant la forme argent. Un pas de plus peut être effectué, qui consiste à utiliser le terme de « mondialisation » - et cela pas seulement pour défendre la langue française. 

    L'emploi de l'expression « mondialisation du capital » énonce une filiation théorique, qui est celle des travaux français des années 1970, d'inspiration « marxienne », sur l'internationa-lisation du capital. L'approche peut ensuite être enrichie par l'apport de certains travaux anglo-saxons sur la production internationale, l'internalisation des coûts de transaction, l'économie du changement technique et la théorie des formes de marché (l'oligopole international). Elle doit surtout être actualisée pour intégrer la montée en force du capital-argent au cours des années 1985-1995. Le choix de l'expression « mondialisation du capital » reflète plusieurs priorités méthodologiques que ces courants ne partagent pas tous. La plus importante a trait au postulat central de filiation classique (Smith, Ricardo, Marx) relatif à l'antériorité et à la prédominance de l'investissement et de la production par rapport à l'échange. Une autre conception tient à l'attention accordée, dans la tradition marxienne, au processus de centralisation financière et de concentration industrielle du capital, tant au plan national qu'au plan international, dont les multinationales de l'industrie et des services, et les banques transnationales, maintenant suivies par les grands fonds de pension privés et les sociétés de placement collectif, sont les expressions les plus visibles. En s'internationalisant, ce processus a conduit à une inter-pénétration accrue entre les capitaux des plus grands pays (4), ainsi qu'à la formation de situations d'oligopole mondial dans un nombre croissant d'industries et d'activités de service. 

    UNE «MONDIALISATION» TRONQUEE PAR ESSENCE

      
    Dans les débats sur ces questions, on rencontre souvent l'objection suivante : comment parler de « mondialisation » alors qu'on constate, dans les flux d'investissements directs à l'étranger et les échanges commerciaux, la marginalisation de continents ou de sous-continents entiers, de même qu'une prédominance du processus dit de « régionalisation » dans les économies de l'OCDE aux trois pôles de la Triade (5)? L'objection tombe dès qu'on cesse de se référer à la « mondialisation de l'économie » en général, et qu'on parle de la « mondialisation du capital », tant sous la forme de capital productif que de capital financier.

    Accoler le terme de « mondialisation » à la catégorie de capital, c'est prendre acte de plusieurs aspects clés du mouvement de mise en valeur des capitaux dans un but de profit. Par exemple, que la fraction (qui grandit d'année en année) des capitaux mondiaux qui garde la forme argent pour se valoriser a bénéficié de mesures de libéralisation et de déréglementation qui lui permettent de se déplacer à volonté d'une place financière à une autre (de New York à Francfort ou à Singapour) et d'une forme de placement à une autre (de telle devise, de telle action, de tel titre de la dette publique à tel autre) à peu près instantanément, en s'aidant de l'informatique et des télécommunications. Ou encore, que le champ où le capital industriel concentré se déploie, c'est-à-dire le cadre que les multinationales se donnent pour élaborer leurs stratégies « globales », est celui délimité d'un côté par les relations constitutives de l'oligopole mondial, et de l'autre par les opportunités de délocalisation de la production en direction des pays à très bas salaires que la libéralisation à peu près complète des échanges a rendue possible. Mais cela n'implique pas - ne pourra jamais impliquer - que l'ensemble des régions et des pays du monde puisse intéresser le capital et que beaucoup de pays, et même des parties entières de continents, puissent être touchés par le mouvement de mondialisation du capital autrement que sous la forme contradictoire de leur marginalisation (mécanisme complémentaire et analogue à celui de l'exclusion de la sphère de l'activité productive qui frappe une partie de la population au sein même des pays, qu'ils soient industrialisés ou en développement).

    Des opérations faites dans un but de profit, pour « fructifier » un capital, sont par définition (mais sans que ce soit tautologique) sélectives. Dès que le capital prend la forme d'entreprises diversifiées et que celles-ci se dotent de principes de gestion et de modes d'organisation visant à accroître la mobilité du capital - c'est-à-dire la capacité de la firme à s'engager et à se désengager par rapport à telle activité ou à tel pays - les taux de rentabilité relatifs (ainsi que leur tendance) acquièrent autant d'importance que leurs niveaux absolus. Aujourd'hui, l'effet combiné de la répartition des marchés solvables au plan international, de la technologie contemporaine et du nouveau régime juridique des échanges internationaux et des mouvements de capitaux créé par le traité de Marrakech déterminent les taux de rentabilité relatifs et donc les choix de localisation de l'investissement. Ces facteurs expliquent aussi bien la marginalisation d'une large partie des pays en développement, que la force de processus dits « d'intégration profonde » aux trois pôles du « monde développé » (la fameuse Triade). 
     

    MONDIALISATION et « RÉVOLUTION CONSERVATRICE »

    Dans un débat public le patron d'un des plus grands groupes européens, ABB, a donné l'illustration la plus parlante de ce qu'est la mondialisation du capital. En substance, il s'agissait de « la liberté, pour son groupe, de s'implanter où il veut, le temps qu'il veut, pour produire ce qu'il veut, en s'approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales ». La liberté que le capital industriel, et plus encore le capital financier, se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement, comme ils n'avaient pas pu le faire depuis 1914, tient bien sûr de la force qu'il a recouvrée grâce à la longue phase d'accumulation ininterrompue des Trente Glorieuses (l'une, sinon la plus longue de toute l'histoire du capitalisme). Mais le capital n'aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » du tournant de la décennie 1970. 

    La discussion sur la mondialisation est bien plus qu'une simple discussion « économique ». Elle concerne les formes de la domination sociale propres à une phase historique prise comme telle, dont nous ne pouvons savoir ni la durée, ni par quelle porte l'humanité en sortira : celle d'une forme véritable de socialisme rendue indispensable par la montée de l'« horreur économique », ou celle de la plongée dans la barbarie pressentie par Rosa Luxembourg peu de temps avant son assassinat. Il s'agit d'une phase dont nous avons franchi le seuil, non en 1989 (chute du mur de Berlin) ou en 1991 (effondrement du régime soviétique), mais dix ans plus tôt, au tournant des années 1970-1980. C'est là que se situe le moment où les forces politiques les plus antisociales des pays de l'OCDE ont engagé le processus de libéralisation, de déréglementation et de privatisation. Ils ont pu le faire en exploitant à leur profit le reflux amorcé par l'action de tous les dirigeants politiques et syndicaux qui ont contribué, au nom de la classe ouvrière, à contenir et à assagir le potentiel véritablement démocratique, et de ce fait anticapitaliste, des grands mouvements sociaux qui ont jalonné la décennie 1968-1978 en Europe aussi bien qu'aux Etats-Unis.

    L'arrivée au pouvoir des gouvernements Thatcher et Reagan a été placée sous le signe de la restauration de la suprématie du « marché ». Elle a marqué le début d'une offensive politique et sociale, qui n'est pas encore arrivée à ses fins, dont l'objectif est de briser l'ensemble des institutions et des rapports sociaux qui ont corseté le capital à partir du premier mandat de F. Roosevelt aux Etats-Unis et de la victoire sur le nazisme en Europe. Ces institutions et ces rapports ont freiné la liberté d'action du capital, assuré aux salariés des éléments de défense contre leurs employeurs et, moyennant le plein-emploi, une protection sociale à la très grande majorité de la population dans au moins l'un des trois pôles des pays industrialisés. C'est dans la sphère financière que la « révolution conservatrice » a le plus vite et le plus massivement été suivie d'effets. La libéralisation et la déréglementation financières ont conduit à la croissance accélérée des actifs financiers dont l'expansion, depuis 1980, a été bien plus rapide que celle de l'investissement. Elle a permis la reconstitution d'une classe sociale de « créanciers professionnels », de très grands mais aussi de petits rentiers (les participants aux fonds de pension privés et aux sociétés de placement collectif) qui jouissent de revenus financiers résultant de la seule possession d'obligations (titres de la dette publique notamment) et d'actions.
     

    TROIS DIMENSIONS D'UNE TOTALITÉ SYSTÉMIQUE

      
    Il ne faudrait pas que le choix du mot français de « mondialisation », de préférence au terme anglais, occulte l'invitation faite au chercheur de considérer qu'il se trouve face à un phénomène « global ». Pour ma part, je pense que la mondialisation du capital nous met en présence de relations constitutives d'une totalité systémique exigeant l'adoption d'outils analytiques susceptibles de l'appréhender comme telle. Cet effort doit se faire sur plusieurs plans, qui sont interconnectés mais analytiquement distincts. Les trois points suivants me semblent particulièrement importants.

    Le premier a trait à la catégorie du capital comme telle. Valeur tournée vers l'autovalorisation et rapport social reposant sur la propriété privée des moyens de production, le capital doit néanmoins être pensé en tant qu'unité différenciée et hiérarchisée. Le capital productif (ou capital engagé dans l'industrie au sens large), le capital commercial (ou capital engagé dans le négoce et la grande distribution concentrée) et le capital-argent doivent être abordés comme « des éléments d'une totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité (6) ». De la différenciation entre les trois formes peuvent jaillir des contradictions profondes. Mais elles sont circonscrites par le fait que le capital sous toutes ces formes repose sur la propriété privée (ce qui marque les limites des affrontements économiques ou politiques entre les intérêts immédiatement liés à l'une ou à l'autre des trois formes), et aujourd'hui aussi par le fait que les trois formes, même la forme du capital « productif », sont marquées d'un sceau rentier extrêmement fort. L'ensemble de données analysées et rassemblées en 1994 suggéraient déjà « le crépuscule d'un cycle unifié de mise en valeur placé sous la domination du capital industriel (7) ». Je nuançais sérieusement le point de vue défendu par C.-A. Michalet (8). Le travail collectif sur la mondialisation financière publié cet automne renforce cette hypothèse et conduit même à un déplacement de l'axe de recherche des mécanismes qui commandent le mouvement d'ensemble (9)

    En 1994, j'ai mis en évidence une capacité considérable du capital commercial sous ses formes les plus concentrées, soit de se poser en rival du capital industriel en effectuant une partie des opérations qui sont en principe les siennes, soit de lui imposer des ponctions sur la plus-value, moyennant un contrôle efficace de l'aval, c'est-à-dire de l'accès au marché. Dans le cas du capital-argent, il s'agit de bien plus que cela. Il s'agit de la réaffirmation par le capital financier de la capacité, assez largement perdue du fait de la crise de 1929 et des événements des années 1940-1950, à dicter sa conduite au capital industriel. Il est maintenant devenu évident que nous avons assisté à l'émergence d'une situation où c'est le mouvement d'autovalorisation propre à cette fraction du capital, ainsi que les politiques monétaires et financières élaborées en sa faveur, qui commandent le mouvement d'ensemble de l'accumulation capitaliste.

    Le deuxième niveau d'analyse de la mondialisation du capital comme totalité systémique est celui de l'économie mondiale comprise comme espace de rivalité et ensemble de rapports de domination et de dépendance politiques entre Etats. L'approche en termes d'unité différenciée et hiérarchisée s'impose ici aussi. La mondialisation du capital et la prétention du capital financier à dominer le mouvement du capital dans sa totalité n'effacent pas l'existence des Etats nationaux. Ces processus accentuent simplement les facteurs de hiérarchisation entre pays, en même temps qu'ils en redessinent la configuration. L'abîme qui divise les pays participant ne fût-ce que marginalement à la domination économique et politique du capital-argent rentier et ceux qui subissent cette domination s'est encore accru. Seule l'Asie orientale semble en mesure d'y opposer une certaine résistance. Mais la mondialisation est aussi allée de pair avec des modifications dans les rapports politiques compris cette fois comme rapports internes aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés.

    Les Etats-Unis ont accentué leur poids, non seulement du fait de l'effondrement de l'URSS et de leur position militaire inégalée, mais aussi en raison de leur position sur le plan du capital financier, bien supérieure à celle qu'ils gardent sur le plan industriel. Sur ce plan, devenu pour l'instant décisif, leur position découle de la place particulière que le dollar conserve toujours, mais aussi de la dimension et de la sophistication uniques de leurs marchés financiers. La rivalité entre modes d'organisation du capitalisme - capitalisme « rhénan », « nippon » et « anglo-saxon » - analysée par M. Albert se déroule dans des limites qui se rétrécissent singulièrement (10). Du fait de leur supériorité dans le domaine de la finance, les Etats-Unis imposent aux autres pays, pas après pas, les règles du jeu qui leur conviennent le mieux et qui sont calquées sur les besoins du capital financier à caractère rentier dont ils sont l'épicentre. Ce sont donc eux qui dictent les règles du commerce et de la finance internationaux au travers de leurs positions au sein du FMI et du GATT (devenu Organisation mondiale du commerce, avec des pouvoirs d'intervention accrus). Ils imposent aux pays les plus faibles les politiques de libéralisation et de déréglementation qui achèveront de plonger les masses dans le dénuement le plus total. Mais, comme dans le transport aérien par exemple, ils dictent également les règles du jeu qui leur conviennent aux pays qui possèdent des firmes appartenant à l'oligopole mondial. 

    Le troisième niveau auquel la mondialisation du capital doit être pensée de façon systémique est celle du régime d'accumulation comme tel.


    LES MODALITÉS NOUVELLES DE MONDIALISATION DU CAPITAL INDUSTRIEL


    Les grands groupes manufacturiers dominent le paysage industriel contemporain, même s'ils subissent une très forte rivalité de la part des grands groupes de la distribution et même si le mode d'accumulation du système pris comme un tout est commandé à partir du secteur financier. Issus de processus de fusion longs et compliqués - commencés dans certains cas depuis un siècle (en particulier aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon), dans d'autres depuis les années 1920 -, ils concentrent entre leurs mains des actifs stratégiques décisifs et sont un point de référence incontournable pour l'activité des entreprises plus petites. On estime que plus de 80 % des dépenses de recherche-développement du secteur des entreprises des pays de l'OCDE sont effectuées dans des firmes classées dans la catégorie des grandes firmes (plus de 1 000 salariés). Même dans les pays où les PME sont assez fortes (comme en Allemagne ou en Italie du Nord), leur existence dépend très largement des débouchés que leur offrent les grands groupes en tant qu'acheteurs de produits intermédiaires, ainsi que de la nature de la coopération technologique qu'ils leur consentent. 

    Pendant très longtemps, l'internationalisation ne s'entendait qu'en référence aux grandes firmes industrielles. Même si les multinationales n'occupent plus une place aussi centrale qu'avant, l'importance du rôle qu'elles jouent dans la mondialisation ne fait pas de doute. Il faut donc voir ce que celle-ci a apporté de nouveau les concernant.


    DES MUTATIONS ORGANISATIONNELLES QUALITATIVES


    Certains chercheurs ont pu montrer récemment que les indicateurs habituels de multinationalisation (pourcentage de l'activité à l'étranger, nombre de filiales, etc.) des groupes industriels ne montraient pas de césure dans les années 1980 (11). C'est exact pour certains pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni ; déjà nettement moins pour d'autres (par exemple la France). Mais cela passe surtout à côté de l'essentiel, à savoir les mutations qualitatives survenues dans la configuration des groupes, leur organisation interne et externe, et l'origine de leurs résultats d'exploitation. Dès la fin des années 1980, J. Dunning a pu dessiner les traits de ce qu'il nomme les « multinationales de style nouveau ». Celles-ci seraient, avant tout, « le système nerveux central d'un ensemble plus étendu d'activités, interdépendantes mais gérées moins formellement [que dans le modèle centralisé utilisé par les EMN (entreprises multinationales) « classiques » des années 1960-1970], dont la fonction première est de faire progresser la stratégie concurrentielle globale et la position de l'organisation située au coeur (core organisation)« . Et Dunning de préciser : « Ce n'est pas seulement, ou même principalement, par l'organisation de sa production interne et de ses transactions sur le mode le plus efficace, ou par ses stratégies de technologie de produit et de commercialisation, que cette organisation atteint son but ; mais par la nature et la forme des relations établies avec d'autres entreprises (12) ».

    Une telle « entreprise » est évidemment un groupe. Même si l'usage veut que les organisations capitalistes, à implantation et à opérations transnationales, continuent à être désignées sous le nom d'« entreprises » ou de « firmes », on est en présence de groupes financiers à dominante industrielle, que tout contribue à distinguer toujours plus de la grande masse des entreprises : leur dimension, leur « portée globale », leurs modes d'organisation, la capacité exclusive d'accéder de plein droit aux marchés financiers, aussi bien pour y placer leurs obligations sans intermédiaire que pour y opérer comme investisseurs financiers - et cela à un moment où la majorité des entreprises vit sous la coupe des banques plus péniblement que jamais. Aujourd'hui, le « système nerveux central » de la core organisation est une société holding. Ce changement organisationnel n'est pas trivial. Il a des conséquences importantes, notamment pour ce qui est de l'accroissement, que je pense de type qualitatif, dans le degré de financiarisation des groupes qui adoptent la nouvelle forme. Ils deviennent à un degré toujours plus fort des groupes financiers, certes à dominante industrielle, mais avec des diversifications dans les services financiers, ainsi qu'une activité toujours plus importante en tant qu'opérateurs sur les marchés des changes (13).

    La seconde mutation qualitative concerne l'émergence de ces formations industrielles qu'on désigne sous le nom de « firme réseau (14) », auxquelles le texte de Dunning fait déjà allusion. Elles sont caractérisées par la multiplication des participations minoritaires et surtout par l'agglomération autour des firmes dont l'appartenance à un groupe donné ne fait pas problème, de très nombreuses firmes liées à celui-ci moyennant une multiplicité d'accords de sous-traitance et de coopération interentreprises entre partenaires de puissance économique souvent très inégale. Cette évolution n'a pas seulement eu pour effet de rendre les « frontières de la firme » très perméables et floues. Elle est également à l'origine d'un important processus de « brouillage » des frontières entre le « profit » et la « rente » dans la formation des résultats d'exploitation des groupes. Une part de ces résultats correspond à des formes de « créances en nature » sur l'activité productive d'une autre firme, à des ponctions sur son surplus, à des empiètements sur sa chaîne de valeurs. 

     

    LA PUISSANCE INDUSTRIELLE DE LA GRANDE DISTRIBUTION

      
    J'ai parlé plus haut de la capacité du capital commercial sous ses formes les plus concentrées, soit de se poser en rival du capital industriel en effectuant une partie des opérations qui sont en principe les siennes, soit de lui imposer des ponctions sur la plus-value, moyennant un contrôle efficace de l'aval, c'est-à-dire de l'accès au marché. Ici je me bornerai à un seul exemple portant sur l'une des formes de ce que je nomme l'« intégration sélective » des pays du « Sud » par ceux du « Nord ». Il a acquis beaucoup d'importance depuis les années 1980, mais il reste encore peu étudié. Cet exemple concerne le « capital-marchandise » ou capital commercial. Il est une parfaite expression de la force que celui-ci a acquise. Il s'agit de l'un des cas de figure de « délocalisations » identifiées par certains chercheurs (15).

    Ce cas de figure est celui des « délocalisations résultant du négoce international », portant sur l'approvisionnement en produits industriels standardisés (c'est-à-dire aujourd'hui ceux dont la production est aidée, gérée et vérifiée par ordinateur), là où les coûts salariaux sont les moins chers. Ce cas de figure ne concerne pas seulement les intrants et demi-produits dans le cadre de productions de masse flexibles, mais aussi les produits finis de consommation de masse que les grandes chaînes commerciales ou les hypermarchés peuvent désormais aller chercher très loin, en établissant leurs propres contrats de sous-traitance avec des producteurs locaux et en commercialisant les produits sous leurs propres marques. Ce système est pratiqué dans l'habillement, par exemple, par toutes les grandes chaînes de magasins. Les grands groupes de la distribution américains (Sears, Bloomingdale) ont commencé, mais ils ont été vite suivis par les groupes européens qui se comportent tous en « quasi-industriels », bien qu'appartenant au secteur des services. Pour peu qu'on adopte une problématique dans laquelle le concept clé est celui de capital, c'est-à-dire une masse financière d'une certaine dimension, dont le but est l'autovalorisation avec profit, il n'existe aucune difficulté à inclure ce cas de figure dans une problématique générale des délocalisations et des figures de l'intégration sélective des pays à très bas coûts de salaires et à protection sociale inexistante.

    L'OLIGOPOLE MONDIAL


    Une autre dimension qualitative des mutations des quinze dernières années que des indicateurs classiques ne capteront pas nécessairement a trait à la consolidation des relations « collectives » entre grands groupes. Depuis vingt ans, la majeure partie (environ 80 % dans la décennie 1980), des investissements directs à l'étranger ont eu lieu entre pays capitalistes avancés, environ les trois quarts des opérations ayant pour objet l'acquisition et la fusion d'entreprises existantes, c'est-à-dire un changement de propriété du capital et non une création de moyens de production nouveaux. La « concentration des moyens de production entre peu de mains », identifiée par Marx comme tendance de fond du capitalisme, a atteint des dimensions insoupçonnées, déjouant tous les pronostics optimistes au sujet d'une déconcentration du pouvoir économique.

    Au terme de ce double mouvement d'investissement international croisé et d'acquisitions et fusions, le taux de concentration mondial est tombé à des niveaux correspondant à ceux qui permettaient aux autorités antitrusts de diagnostiquer, il y a seulement vingt ans, l'existence d'une situation d'oligopole au plan national. Des formes très concentrées de la production et de la commercialisation à l'échelle internationale ne sont pas une nouveauté. Une concentration élevée et un pouvoir de marché très fort ont été depuis longtemps des traits dominants de l'industrie du pétrole ou de l'extraction et du traitement de métaux non ferreux (par exemple l'aluminium). Ce qui est caractéristique de la phase actuelle de la mondialisation du capital, c'est l'extension de structures d'offres très concentrées vers la plupart des industries de « haute technologie » ou de production à grande échelle. 

    L'existence de situations d'oligopole ne se déduit pas mécaniquement du degré de concentration. L'énoncé le plus général, mais aussi le plus fructueux de l'oligopole, tient à l'interdépendance entre firmes qu'elle comporte. Pour citer un universitaire anglais, « les firmes ne réagissent plus à des forces impersonnelles en provenance du marché, mais personnellement et directement à leurs rivaux (16) ». C'est pourquoi je définis généralement l'oligopole mondial comme un « espace de rivalité » délimité par les rapports de dépendance mutuelle de marché qui lient le petit nombre de grands groupes qui parviennent, dans une industrie (ou dans un complexe d'industries à technologie générique commune) à acquérir le statut de concurrent effectif au plan mondial.

    L'oligopole est un lieu de concurrence féroce, mais aussi de collaboration entre groupes. Ceux-ci reconnaissent l'inter-dépendance qui les lie par le biais de toutes espèces d'accords (de coopération technique, de fixation commune des normes) dont la plupart ne tombent pas sous le coup des législations antitrusts. L'oligopole est « excluant » par nature. Ce sont bien sûr les firmes les plus faibles des pays les plus vulnérables qui en subissent les effets - sauf possession d'un savoir technologique particulier les rendant attractives. Pour beaucoup de petites firmes, la seule voie de survie (si elle s'offre à elles) est l'« adhésion » à une « firme en réseau » du type Benetton, c'est-à-dire leur transformation en statut de sous-traitants.

    UN RÉGIME D'ACCUMULATION FINANCIARISE MONDIAL


    Le contexte macroéconomique mondial des années 1990 a été marqué par un ensemble de traits spécifiques. Ce sont, en particulier : des taux de croissance très faibles du PIB, y compris dans les pays (comme le Japon) qui ont servi pendant de longues années de « locomotive » au reste de l'économie mondiale ; une déflation rampante ; une conjoncture mondiale très instable entrecoupée de soubresauts monétaires et financiers, dont la fréquence paraît s'être rapprochée ; un chômage structurel élevé ; la marginalisation de régions entières du globe du système des échanges et, entre les grandes puissances triadiques, une concurrence internationale toujours plus intense, génératrice de conflits commerciaux sérieux.

    Ces éléments ne peuvent pas être considérés comme une simple addition de phénomènes isolés. Ils exigent d'être abordés comme un tout, en partant de l'hypothèse qu'ils pourraient « faire système ». De fait, ils traduisent l'émergence d'un régime d'accumulation financiarisé mondial. Issu des impasses sur lesquelles l'accumulation de longue période des Trente Glorieuses a débouché, ainsi que de la crise de la « régulation fordiste (17) », ce mode repose sur un rapport salarial fortement aggravé (18), mais son fonctionnement est essentiellement ordonné par les opérations et les choix d'un capital financier plus concentré et centralisé qu'à aucune période précédente du capitalisme. 

    Dans le chapitre final du livre publié en 1994 (19), je proposais une interprétation du mouvement d'ensemble du capitalisme mondial, dont le point de départ se situait encore dans les opérations du capital industriel dont j'ai parlé dans la deuxième partie. Je notais, bien sûr, le rôle des taux d'intérêt élevés, ainsi que la capacité du capital financier (entendu ici comme celui qui se valorise en gardant la forme argent) à imprimer sa marque à l'ensemble des opérations du capitalisme contemporain. Mais je ne partais pas de la sphère financière comme telle pour proposer une interprétation d'ensemble. L'ouvrage collectif sur la mondialisation financière comporte à cet égard un déplacement : la simple conséquence du fait que ce travail est axé sur la mondialisation financière comme telle (20). Depuis les grandes crises de change de 1993-1994, les marchés financiers et les grands opérateurs qui les dominent ont pris position solidement au coeur du système capitaliste mondial. Ils en occupent les commanding heights (pour reprendre une expression utilisée dans les années 1960). Ils « donnent le la » au régime d'accumulation par le rythme et l'orientation qu'ils impriment à l'investissement, mais aussi à la répartition des richesses et du travail.

    La configuration interne du capital mondialisé n'a cessé de se modifier en faveur des institutions financières non bancaires (21). Au premier rang, on trouve les grands fonds de pension anglo-saxons et les sociétés de placement collectives (les mutual funds dont il est de plus en plus question dans les pages économiques des quotidiens). Leur « métier » est précisément de se fructifier en conservant la forme argent (c'est l'expression utilisée par Marx), et en exerçant une forte « préférence pour la liquidité » commandée par le « motif de spéculation » (ce sont là les termes employés par Keynes (22)).


    Le capital argent privilégie les opérations de placement à court terme. Il se meut de façon tout à fait classique sur les marchés boursiers qui ont retrouvé une grande dimension, mais il affectionne tout spécialement les nouveaux marchés obligataires, privés mais surtout publics (achats de bons du Trésor et autres titres de la dette publique). Les formes de valorisation que ce capital recherche doivent allier la liquidité et la sécurité dans le rendement. Il s'agit d'opérations « spéculatives » qui n'ont pas de finalité en dehors des plus-values qu'elles engendrent et qui donnent lieu essentiellement à « des prises de position fondamentalement motivées par l'attente d'une modification du prix de l'actif (23) »

    Le principal mécanisme de régulation du mode d'accumulation financiarisé mondial est la politique monétaire américaine. Il en est ainsi, par l'effet combiné des facteurs de hiérarchisation propres à la période de la « mondialisation du capital », de l'interconnexion des marchés obligataires et de la place occupée par les déficits publics. La régulation par la politique monétaire américaine résulte simultanément du niveau atteint par les déficits publics dans beaucoup de pays de l'OCDE dès la fin des années 1970, de la libéralisation financière dont les Etats-Unis ont pris l'initiative et du changement qu'ils ont suscité ainsi dans le mode de financement des déficits. Le fait que la « marchéisation » des effets publics soit allée de pair avec la mise en oeuvre, par les Etats-Unis, d'une politique monétaire instaurant de façon transitoire un dollar à taux élevé, et durablement un régime de taux d'intérêt réels positifs (qui ont même atteint ou dépassé 10 % pendant plusieurs années consécutives), a puissamment contribué à assurer la diffusion internationale des mesures de libéralisation et de déréglementation financières, ainsi que l'adoption par la grande majorité des pays de l'OCDE du même mode de financement des déficits. 

    Certains économistes américains refusent de reconnaître le rôle clé joué par les Etats-Unis dans l'émergence du régime de « dictature des créanciers » en tant que régime à caractère mondial, affectant à un degré ou à un autre, directement ou indirectement, l'ensemble des pays. Dans un récent débat public (mai 1996) à São Paulo, Jeffrey Sachs, par exemple, a fait grand cas du fait que les Etats-Unis étaient plus proches des « critères de Maastricht » en termes de rapport de la dette publique au PIB que la majorité des pays européens. Avancer un tel argument, c'est bien sûr enterrer les conditions de genèse de la dictature des créanciers, mais c'est aussi occulter les effets de dimension (en termes absolus) de la dette américaine, avec toutes les conséquences qu'elles entraînent pour la structure des flux internationaux de capitaux et les niveaux des taux d'intérêt. Selon le FMI, la dette publique américaine représente à elle seule 39 % du total de la dette publique des pays de l'OCDE (24). Une étude de McKinsey arrive à un chiffre sensiblement plus élevé, estimant que la dette américaine atteindrait pratiquement 50 % du total de la dette publique de l'OCDE (25).

    La régulation par la politique monétaire est à l'origine des transformations d'ensemble du rapport salarial (flexibilité, précarité, baisse du niveau moyen des salaires réels) ; les changements technologiques n'étant souvent qu'un instrument additionnel pour les imposer (y compris sous la forme des discours théoriques qui ont aidé à obtenir l'adhésion de certains secteurs ou à neutraliser certaines oppositions). Les préceptes du remodelage industriel, dont le corporate governance (26) est l'outil, jouent un rôle central dans cette transformation qualitative du rapport salarial. Les enchaînements cumulatifs vicieux, constitutifs de l'« engrenage infernal » de l'endettement public, reposent simultanément sur la libéralisation financière et salariale. Les politiques néolibérales ont pour effet d'enfoncer les pays dans des situations de déficits constamment accrus. L'accroissement des déficits ne provient pas de la croissance « excessive » des dépenses, mais tout bêtement de la perte de recettes fiscales résultant de façon mécanique de la diminution de la consommation salariée qui suit la mise en oeuvre des politiques d'ajustement salarial à la baisse et de flexibilisation du travail, ainsi que de la baisse consécutive de la production et de l'emploi.

    Il s'y est ajoutée - de façon variable selon les pays, mais tout de même assez générale- une réduction du niveau d'imposition des revenus du capital. Ceux-ci sont doublement gagnants, puisque les gouvernements sont obligés de combler le manque à gagner des recettes par un recours encore accru aux marchés obligataires. Les taux d'intérêt n'étant pas seulement supérieurs à l'inflation, mais aussi supérieurs à la croissance des PIB, le régime économique de la mondialisation financière se présente comme celui dans lequel les déficits se creusent par un phénomène de boule de neige, et dans le cadre duquel s'effectue également un profond processus de modification de la répartition du revenu, en faveur des revenus financiers, dont une large partie est de nature rentière. Pendant plusieurs décennies, cette catégorie de revenus est demeurée très faible, parfois même inexistante (en tous les cas difficilement perceptible dans les statistiques, sauf aux Etats-Unis et en Suisse). Mais au cours de la décennie 1980 les revenus du capital placé sur les marchés obligataires et boursiers ont recommencé à croître de plus en plus rapidement. Dans son rapport annuel de 1995, la CNUCED note à cet égard que « les revenus résultant des intérêts tirés de placements, qui avaient virtuellement disparu au cours des Trente Glorieuses du fait des taux d'intérêt très faibles, se sont accrus rapidement. Une nouvelle classe de rentiers a surgi, détenant les titres de la dette publique que les banques ne prennent plus en charge (27) ».

    L'accélération depuis quinze ans du processus de financiarisation des groupes industriels (28), de même que le poids que la finance fait peser sur l'industrie sous des formes multiples ont eu, en interaction avec les mécanismes macroéconomiques résultant des politiques gouvernementales, des effets nocifs sur l'investissement. L'horizon temporel de valorisation du capital industriel est, de façon croissante, celui qui a été caractérisé par différentes études aux Etats-Unis à l'aide de l'expression short-termism, qui rend compte des décisions industrielles dominées par la rentabilité à court, ou même à très court-terme. Il est imposé par les marchés financiers et souvent aggravé par l'entrée massive de fonds de pension dans la propriété du capital. Il se fait aux dépens de l'emploi, de façon presque systématique, mais aussi de l'investissement ainsi que de la recherche industrielle dans les secteurs moins « rentables ».

    Les effets de la mondialisation financière, comme de l'extension hors des Etats-Unis de l'emprise du « gouvernement » des fonds de pension sur les entreprises dont ils sont actionnaires, ont été de permettre au modèle néolibéral américain de gagner du terrain aux dépens du « modèle rhénan ». Les horizons de valorisation très courts, dictés par les impératifs financiers tenant au cours des actions en bourse et à la peur des OPA hostiles, tendent à caractériser le type d'investissement propre au régime d'accumulation financiarisé mondial. Les caractéristiques de l'investissement productif, sous l'angle de son rythme, de son montant et de son orientation sectorielle (avec, en dehors des semi-conducteurs et de l'informatique, les priorités données aux télécommunications, au transport aérien, aux industries de médias, aux industries de loisir de masse pour une couche moyenne de retraités, etc.) conduisent à formuler l'hypothèse que, pour la première fois dans l'histoire du capitalisme, l'accumulation du capital industriel n'est plus orientée, au centre du système, vers la reproduction élargie.

    Le terme « mondialisation du capital » désigne donc finalement bien plus - ou même tout autre chose - qu'une simple phase nouvelle dans le long processus d'internationalisation capitaliste, qui est entamé depuis la formation, au XVIe siècle, de l'« économie monde » dont Wallerstein a retracé la genèse et l'essor. Elle désigne le cadre politique et institutionnel dans lequel a émergé un mode de fonctionnement spécifique du capitalisme. Celui-ci est-il « irréversible » comme on le prétend si souvent ? Doit-il déboucher un jour ou l'autre sur une vraie crise mondiale, dont l'épicentre serait le système financier, de sorte que le monde vivrait quelque chose d'analogue à 1929, mais avec une puissance correspondant à l'hypertrophie financière de la fin des années 1990 ? Ou alors les limites du mode de reproduction, et peut-être du système capitaliste comme tel, sont-elles simplement politiques, ne dépendant que de la capacité de la bourgeoisie financière à « gérer » la société duale et à réprimer les expressions de révolte, mais aussi du temps qu'il faudra à la classe ouvrière pour « digérer » les leçons du « socialisme réel » et pour se reposer la question du dépassement nécessaire du capitalisme ? Autant de questions ouvertes auxquelles seule l'histoire sociale des prochaines années fournira la réponse. 

    FRANCOIS CHESNAIS
     


    NOTE

    1. P. Sweezy, « The Triumph of Financial Capital », Monthly Review, 46: 2, 1994.

    2. V. Forrester, L'Horreur économique, Paris, Éditions Fayard, 1996.

    3. C. Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Paris, Éditions du Seuil, 1996. 

    4. Samir Amin, Mondialisation et Accumulation, Paris / Montréal, L'Harmattan, 1993.

    5. Triade : le terme fait référence aux trois pôles mondiaux que sont les Etas-Unis, le Japon et les pays d'Europe qui sont en même temps pays d'origine d'entreprises multinationales. 

    6. Karl Marx, « Postface » à la Contribution à la critique de l'économie politique.  

    7. François Chesnais, La Mondialisation du capital, Paris, Syros, 1994. 

    8. C.-A. Michalet, Le Capitalisme mondial, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.  

    9. François Chesnais, S. de Brunhoff, R. Farnetti, R. Guttmann, D. Plihon, P. Salama & C. Serfati, La Mondialisation financière : genèse, coûts et enjeux, Paris, Syros, 1996.  

    10. M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Édition du Seuil, 1991. 

    11. P. Hirst et G. Thomson, Globalisation in Question : The International Economy and the Possibilities of Governance, Cambridge, Polity Press, 1996.  

    12. J. H. Dunning, Explaining International Production, Londres, Unwin Hyman, 1988 (c'est moi qui souligne). 

    13. Cf. C. Serfati, in Chesnais et al., 1996, op. cit. 

    14. OCDE, La Technologie et l'économie : les relations déterminantes, Paris, L'Organisation, 1992.  

     15. F. Sachwald, « Mondialisation : la concurrence Nord-Sud », in Rapport RAMSES 1994, IFRI, 1994.  


    16. J. F. Pickering, Industrial Structure and Market Conduct, Oxford, Martin Robertson, 1972.  (retour au texte)

    17. R. Boyer, La Théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1987 ; R. Boyer & Y. Saillard, Théorie de la régulation : l'état des savoirs, Paris, La Découverte, 1995.

    18. M. Husson, La Misère du capital : critique du néo-libéralisme, Paris, Syros, 1996.

    19. François Chesnais, 1994, op. cit. 

    20. François Chesnais et al., 1996, op. cit. 

    21. Cf. C. Farnetti, in Chesnais, ibid. 

    22. J. M. Keynes, The General Theory of Employment, Interst and Money, Londres, Macmillan, 1936.  

    23. H. Bourguinat, La Tyrannie des marchés (essai sur l'économie virtuelle), Paris, Economica, 1994.  

    24. FMI./ IMF, International Capital Markets (Developments, Prospects , and Policy Issues), Washington DC, 1994.  

    25. McKinsey, The Global Capital Market : Supply, Demand, Pricing and Allocation, Washington DC, McKinsey Financial Institutions Group, 1994. 

    26. La traduction littérale de cette expression est « gouvernement d'entreprise ».  Mais il s'agit d'un terme trompeur qui désigne en fait l'entrée, dans le directoire de groupes industriels, de représentants de fonds de pensions privées et de fonds de placements financiers collectifs. Ceci impose à l'entreprise les positions des « marchés ».  

    27. CNUCED/UNCTAD,Trade and Development Report 1995, Genève, United Nations, 1995, p. 194.  

    28. Cf. C.Serfati, in Chesnais et al., 1996, op. cit. 




    Comptes rendus de lecture

    Refondation du bien


    Ricardo PETRELLA, Le bien commun. Éloge de la solidarité. Bruxelles, Éditions Labor, collection Quartier libre, 1996 (2e édition), 93 p. (ISBN 2-8040-1110-0)


    « Quand les hommes ont une fois acquiescé à des opinions fausses, et qu' ils les ont authentiquement enregistrées dans leurs esprits, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement que d' écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d' écriture ».
    Hobbes (1588-1679), cité par A. L. C. Destutt-Tracy (1754-1835), Éléments d’idéologie. tome I, Idéologie.  Paris : Courcier, 1804, p. 2

    Dès les premières pages, on reconnaît les idées maîtresse de Petrella : 1. Victoire du marché sur la société et domination d’un discours d’une culture de la conquête : 2. Une culture de la conquête dans laquelle le monde se réduit à un immense marché à conquérir et à gagner. 3. Une culture de l’outil dans laquelle la technologie, son système, compte plus que les individus ou l’Homme. Ces derniers deviennent des ressources humaines, des moyens comme les sont les ressources naturelles, énergétiques et autres. Ces ressources humaines sont des coûts à réduire et des opportunités de profit. Ainsi :
    « Les résultats de la prise du pouvoir par les deux cultures sont sous nos yeux; partout on a assisté :
    • À l’affaiblissement des principes fondateurs des sociétés modernes occidentales et occidentalisées que sont la citoyenneté et la solidarité. Le retour massif de la pauvreté représente la négation de l’État moderne. La pauvreté est l’ennemi de la citoyenneté. Il en va de même de l’exclusion sociales;
    • À l’effritement des principes-ciment de ces mêmes sociétés, représentés par la sécurité d’existence et la garantie des droits sur base du respect de la réciprocité entre tous les membres d’une communauté humaine. » (Petrella, 1996, p. 10-11)
    Pour Petrella, le constat est clair. Il affirme :
    « Nous sommes en train de perdre le sens de « être et faire ensemble », le sens du « bien commun ». La priorité a été donnée aux itinéraires individuels (ma formation), aux stratégies de survie individuelles (mon emploi, mon revenu), aux « biens individuels » (ma voiture, mon personal computer) considérés comme l’expression fondamentale et irremplaçable de la liberté. » (Petrella, 1996, p. 11)
    En plus des effets personnels de ces deux cultures, la société mondiale, la globalisation, gagne du terrain, au niveau du discours et des pratiques. Le bien commun a un objet, c’est la richesse commune. Donc :
    « L’objet du bien commun est la richesse commune, à savoir l’ensemble des principes, des règles, des institutions et des moyens qui permettent de promouvoir et garantir l’existence de tous les membres d’une communauté humaine. Sur le plan immatériel, l’un des éléments du bien commun est constitué par le triptyque reconnaissance-respect-tolérence dans les relations avec l’autre. Sur le plan matériel, le bien commun se structure autour du droit de l’accès juste pour tous à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au transport, à l’information, à la démocratie et à l’expression artistique. » (Petrella, 1996, p. 13)
    De longues luttes des mouvements sociaux ont légué à la société actuelle un équipement de politiques, des droits et de devoirs que l’on identifient habituellement à l’État social. Petrella préfère ici le terme de l’État du Welfare qui selon lui respecte mieux la dynamique propre de cette réalité. La justice sociale qui était au début du capitalisme un concept sans fondement pratique, s’est par la suite structuré en suivant les grands mouvements de revendication du mouvement ouvrier et des citoyens. Une étape importante de ces luttes ont été la protection des ouvriers et des citoyens face à l’exclusion. Les luttes pour que le principe de responsabilité soit établi comme critère dans le cadre des accidents du travail par exemple. Ce principe deviendra universel, il sera au centre des lois sociales, comme, par exemple : les lois qui protègent les ouvriers blessés lors de la réalisation de leur travail, les travailleurs qui se trouvent sans emplois, les citoyens qui sont privés de travail et toutes situations qui sont habituellement caractérisés par le terme d’exclusion. Tout comme l’État libéral deviendra de plus en plus démocratique grâce aux luttes des partis ouvriers, la protection des citoyens deviendra une question sociale; on parle alors de sécurité sociale. On oublie souvent que l’histoire sociale est depuis quelques siècles une histoire des relations salariales. L’État qui dans un premier temps se structurait sur les principes de la liberté (du libéralisme) deviendra un État de plus en plus démocratique. En ce sens, le droit de vote universel est un élément de la reconnaissance de la citoyenneté, mais pas le seul élément. La protection ou l’assistance publique compose la solidarité sans laquelle l’État ne saurait être démocratique

    De ces luttes, il ne reste aujourd’hui qu’une histoire handicapée de ses principaux acteurs. Si le socialisme réellement existant n’était qu’un pâle reflet des idées sociales reposant sur l’émancipation et la solidarité, la société moderne n’a pas résolu les causes qui entraînèrent les révoltes et les révolutions. L’État de Welfare est donc une situation qui résulte des mouvements sociaux, ceci quoi qu’en disent les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux tels les Touraine, Gorz et autres. 

    Le résultat de ces luttes est temporel et éphémère, il n’est pas éternel. Les critiques de l’État de Welfare viennent de toutes parts, des théoriciens qui critiquent ses insuffisances aux conservateurs de tout acabit qui considèrent que l’État, c’est déjà trop d’État. D’un côté, les critiques du manque de fonctionnalité de l’État, et de l’autre, une critique du rôle même de l’État de Welfare quant aux finalités morales et sociales de protection. En fait, on critique l’État car : 1. Au niveau idéologique et moral, il ne répond plus à la réalité et au besoin des citoyens. Nous serions maintenant dans une société du flux, et dans cette société les institutions ne peuvent être que des institutions de passage. Les « gourous du business et de la gestion, […] les économistes » pensent dans l’esprit du temps. Dans ce mouvement même le rôle économique de l’État est remis en cause, son rôle d’outil subventionnaire de l’entreprise privé (le bien-être social des compagnies); sa capacité à réduire les taxes et les impôts des compagnies ne sont pas remis en cause. Mais ce sont les mesures sociales, donc la sécurité sociale, qui sont remises en cause. L’État doit abandonner son rôle de régulation de système, elle doit laisser la libre entreprise et les flux circuler librement. 2. Cet État de Welfare est inefficace. Elle n’a pas réglé le problème de la pauvreté, elle est en crise financière et de plus, reconnaît elle-même avoir des problèmes de gestion et d’obésité. 3. Le problème de l’État du Welfare est quadruple. Il est politique, économique, social et culturel. 
     
    C’est la mondialisation qui est responsable de ce phénomène. Petrella écrit :
    « …l’espace économique national, l’économie nationale, le marché national, ne sont plus le point de départ et d’arrivée de stratégies pertinentes pour les acteurs économiques, notamment privés (ceux qui, pour l’instant, "mènent la danse" et fixent les priorités de l’ordre du jour mondial). Cette pertinence stratégique déterminante appartient désormais à l’espace économique mondial, aux marchés financiers mondiaux. » (Petrella, 1996, p. 39)
    Apparaît alors une double crise de l’État du Welfare. A) la mondialisation de l’économie impose aux États nationaux leurs vision du monde ; et B) le démantèlement de l’État du Welfare dans les pays développés dans lesquels une politique néo-conservatrice s’est instaurée (Grande-Bretagne, États-Unis, Canada). 
     
    Petrella propose de nouvelles tables de la loi économique. Les six commandements sont les suivants :

    1. Mondialisation : Il faut s’adapter à la globalisation actuelle des capitaux, des marchés, des entreprises. 4. Déréglementation : Donne le pouvoir au marché. Pour un État greffier.
    2. Innovation technologique : Tu dois innover sans cesse pour réduire les coûts. 5. Privatisation : Élimine toute forme de propriété publique et de services publics. Laisse l’entreprise privée gouverner la société.
    3. Libéralisation : Ouverture totale de tous les marchés. Que le monde devienne un seul marché. 6. Compétitivité : Sois le plus fort si tu veux survivre dans la compétition mondiale.

    Le tout fonctionne dans l’huile de la nouvelle société de l’information. C’est ce qui fait du point Innovation technologique le centre stratégique des discours savants sur la mondialisation. C’est par exemple le leitmotiv de l’OCDE depuis plusieurs années. Ainsi le monde ne perd pas son sens, mais devient un monde de "sans": sans-logis, sans-travail, etc. Le retour à l’individualisme est aussi central dans la politique économique des néo-conservateurs. Idéologie relevée, s’il en est. Ressources humaines, itinéraire individuel, mobilité du personnel, esprit d’initiative, force de caractère, autonomie dans le travail, discipline, désœuvrement font parti de l’arsenal des discours. Comme le disait Marcuse dans L’homme unidimensionnel :
    « La rationalité technique et scientifique et l’exploitation de l’homme sont liés l’une à l’autre dans des formes nouvelles de contrôle social. Peut-on se consoler en supposant que cette conséquence peu scientifique et provoquée par une application de la science, spécifiquement sociale? Je pense que le sens général dans lequel elle a été appliquée était déjà préfiguré dans la science pure, au moment où elle n’avait aucun but pratique. » (Marcuse, 1968, p. 169)
    Petrella propose en conclusion des nœuds à délier. Le premier nœud est celui de la rhétorique. Il exprime que « La véritable bataille d’aujourd’hui est idéologique » (Petrella, 1996, p. 79). Il faut donc lutter et délégitimer la rhétorique de la mondialisation et ses effets nombreux dans la pensée dominante. Ensuite, Petrella indique que c’est l’ordre du jour qu’il faut revoir. Il faut dès lors lutter pour la modifier et mettre à l’ordre du jour des revendications précises qui viseraient le bien être de l’ensemble de la population. Le troisième nœud est celui des finances. Petrella revient ici sur des politiques précises de prélèvement de taxes aux transactions financières dans le but de mettre sur pied un fonds mondial de la citoyenneté. Il faudrait aussi éliminer les paradis fiscaux et mettre fin au secret bancaire. Puis le quatrième nœud concerne le silence sur l’implantation de la science et de la technologie dans la société. L’implantation de la technologie devrait faire l’objet de débats publics au cours desquels ont s’interrogerait sur l’apport économique, mais surtout sur les coûts réels de l’implantation de tel ou de tel technologies.
    Le cinquième nœud est celui de la culture. Il faut revoir le rapport entre la culture et les civilisations. Le danger d’un conflit mondial entre les pays chrétiens de l’Ouest contre ceux musulmans de l’Est doit être tué dans l’œuf. Petrella écrit :
    « Il est urgent de s’indigner et d’agir contre une telle mystification de l’histoire et de la réalité.» (Petrella, 1996, p. 82)
    Opposer le « Grand Satan » que serait la société islamique à la civilisation de l’Occident ne mènera que vers une confrontation qui a tout d’une guerre des religions. Contre tout ceci, Petrella appelle à une solidarité plus fine, mais en même temps plus combattive.

    Roger Charland


    La culture du digital


    Michael Gorman et Walt Crawford; Future Libraries : Dream, Madness and Reality. Chicago ; London : ALA Editions, 1995, 198 p.



    The only difference between the men and the boys is the price of their toys
    (Lu sur un «  bumper sticker » d’automobile, p. 36)
    La futurologie a beau jeu dans nos pays industrialisés : les prévisionnaires y sont couverts par une immunité d’espèce technocratique, qui confère plus de sécurité que l’immunité banale dont jouissent parlementaires et diplomates.
    (Georges Elgozy, «  Le bluff du futur :demain n’aura pas lieu », pp. 82-83)


    Avec le rêve du cyberespace, celui de la bibliothèque électronique « virtuelle » semble sur le point de se réaliser et enflamme les imaginations les plus fiévreuses. Mais, comme tout rêve, il comporte aussi sa part d’impossible et d’excessif, mêlant l’irréalité et le merveilleux dans l’imagination de technocrates ou de professionnels, voire d’intellectuels, en mal de volupté technologique. Gérard Mercure, un bibliothécaire québécois, écrivait déjà en 1994 : «  Ce n’est pas à travailler à l’avancement de sa carrière que de promouvoir une bibliothèque bien pourvue de livres et des services personnalisés à ses usagers. Il est de meilleur ton de rêver tout haut de bibliothèque virtuelle et de scruter l’horizon pour y apercevoir des usagers non identifiés ». (1) Le présent ouvrage de Gorman et Crawford ne nous permet pas de douter un instant de la véracité de cette prophétie. Bien que le Web n’en était qu’à ses balbutiements à cette époque, la mise en ligne de l’information était déjà suffisamment développée, et on commençait à célébrer le festival permanent qu’on connaît aujourd’hui.

    Dans ce volume aux allures d’essai polémique, les auteurs, qui sont deux praticiens ayant joué un rôle prépondérant dans l’automation des bibliothèques, tentent de remettre à leur place les valeurs de base de la bibliothéconomie, en exposant les limites de la mutation technologique. Gorman, entre autres, a largement contribué à l’élaboration des règles de catalogage (dites RCAA dans le jargon) de 1978 à 1987, et aux RCAA2 la même année. Il collabore à American Libraries à de nombreuses reprises. Il est un des acteurs majeurs du projet de catalogue virtuel des universités de Californie. Pas du tout technophobe donc, et encore moins luddite. Simplement réaliste. 

    Soulignons que l’ouvrage a remporté le Blackwell Scholarship Award 1997, décerné par l’« Association for Library Collections and Technical Services » (ALCTS) aux Etats-Unis.

    Avec Crawford, Gorman met de l’avant dans ce livre une approche véritablement rationnelle qui tient compte du facteur humain, cela dans un accès et un style bien lisibles, pas du tout gestionnaires. Le débat est d’emblée situé dans un contexte sociologique et économique. On laisse enfin tomber ici le débat formaliste autour de la mort de l’imprimé et de la disparition du livre. Le débat théorique sous-jacent à ces approches qui ont été privilégiées a toujours été occulté, et ce débat, c’est celui de la définition de la bibliothéconomie. Les auteurs n’y échappent pas, et c’est pourquoi on peut avoir l’impression de relire chez eux des axiomes de base que l’on a appris dans nos cours. Or, il y a une nécessité aujourd’hui, celle de reformuler ces vérités fondamentales pour les réactiver. 

    L’argument de l’adaptation inévitable au changement (sous-entendu technologique) représente de plus en plus une sorte d’exploitation de la réalité ; s’il est nécessaire d’apprendre et de s’initier aux technologies de l’information (ce que, pour notre part, nous n’avons jamais remis en cause), il est tout aussi essentiel de les relativiser, de les intégrer à une pratiquer qui leur préexiste. Bref, il est aussi nécessaire de les penser. Et même d’en questionner la pertinence et la nécessité par rapport à d’autres pratiques, à d’autres moyens. Comme le disait Pierre Bourgault aux archivistes québécois réunis en congrès, (reprenant à son insu la pensée exacte de Paul Virilio), il faut se servir de la technologie de l’information tout en résistant à sa force. Lorsqu’on entend un directeur de bibliothèque publique (et président de l’Association des directeurs de bibliothèques publiques du Québec, l’ADIBIPUQ) soutenir que «  Si les bibliothèques publiques ratent le virage technologique, elles risquent de se retrouver dans le décor, avec comme seul viatique, «  la nostalgie de l’odeur de l’encre et de la texture du papier « , on peut se demander quelle conception culturelle du livre et de la lecture un bibliothécaire de la nouvelle génération peut se faire...(2) La créativité de la bibliothèque est d’emblée ramenée à une affaire d’innovation technique, laissant de côté un paquet d’autres questions irrésolues, dont celle de la distinction à faire entre l’information et la connaissance.

    Faisons un court détour par l’histoire pour mieux saisir les propos qui vont suivre : lorsque le microfilm et les bases de données industrielles sont apparues au cours des années 50 et 60, la bibliothéconomie y a vu l’occasion rêvée pour se redéfinir, se mettre à la page, briser son image souffreteuse et conservatrice, initiant du même coup le casse-tête où elle se trouve maintenant. Le niveau purement formel du débat autour de la disparition de l’imprimé a fait l’affaire d’un establishment de la profession, puisqu’il laissait le champ libre à une définition technique (managériale, scientifique, gestionnaire) du bibliothécaire, qui est devenu spécialiste (de l’information). Pouvait-il en aller autrement, se demandera-t-on ? Les compétences et les prérequis ne sont plus les mêmes qu’avant, bien entendu. Mais si des compétences nouvelles sont très fortement liées à l’évolution technologique, il n’en reste pas moins des compétences de base, qui ont presque tendance à être diminuées, voire oubliées, dans le contexte euphorique actuel. Voir par exemple la gestion des collections ou le catalogage dans les nouvelles méga-bibliothèques (lire notre analyse de la Grande Bibliothèque dans ce numéro). 

    Bref, on oublie les compétences de base au profit des compétences techniciennes. Cela ressort clairement au fil de la lecture du livre. Quand on considère que l’American Library Association (ALA) accorde une certification à près de 5 000 diplômés par an depuis 1993 et que sa présidente, Elizabeth Martinez, avoue ne pas posséder de statistiques précises sur le placement de ces heureux élus, il y a de quoi s’interroger. Elle concède que « more and more, we’re hearing titles like cybrarian, information specialist, Webmaster, knowledge navigator, and data base manager »  (3), toutes formes de titres qui s’apparentent aujourd’hui aussi bien à un gestionnaire d’affaires, voire une secrétaire, qu’à un bibliothécaire. Ford, Monsanto ou Microsoft emploient des « configuration managers » et des « records management analysts », poursuit-on dans l’article. Les NTI (nouvelles technologies de l’information) sont peut-être avant tout assez rentables et payantes : depuis 1986, dit Martinez, les inscriptions sont en hausse de 47 % aux USA et au Canada dans les écoles de bibliothéconomie. Dans les universités du Texas et du Michigan, on enregistre une hausse de 50 %. Des entreprises, comme CNA Insurance, mettent sur pied des programmes internes (« internship programs ») qui vont concurrencer bientôt les universités.(4) 

    Donc, le rappel des notions de base que font les auteurs n’est pas vain : la bibliothèque a comme rôle de conserver, organiser et diffuser la connaissance et l’information sous toutes leurs formes, et d’aider les lecteurs à y avoir accès. Distinguant information et connaissance, ils posent comme premier axiome : les bibliothèques ne se préoccupent pas d’abord de donner de l’information. Elles préservent, disséminent et utilisent la connaissance, ce qui fort différent d’un mandat de simple accès visa l’interconnexion en réseau. On rappelle ainsi que les cinq lois de Ranganathan sont tout aussi applicables aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans les années 30. 

    Deuxième axiome : Respecter les choix et les formes de connaissance (p. 9). Ne pas sous-développer le livre au profit de l’informatique. Penser un équilibre en tout : imaginer la planification sensée et partagée des tâches avec le personnel plutôt que d’automatiser un processus qui n’a pas besoin de l’être ; rechercher des solutions aux problèmes plutôt que de compenser par l’application automatique d’une technologie et surtout, peser sérieusement les coûts et les bénéfices de l’innovation technologique, ce que les promoteurs ne veulent que rarement aborder. Il ne suffit pas en effet de dire qu’une technologie ne coûte presque rien et que ses coûts ne peuvent que diminuer avec le prolifération des logiciels ou des équipements. Toute technologie est d’un coût phénoménal au départ, rappellent les auteurs, seule l’augmentation des frais de maintenance et/ou de remplacement semble négligeable (ces frais sont eux aussi considérables), et de par là même, fait illusion.(5) 

    L’innovation comme fin en soi est d’ordinaire promue par la frange des bibliothécaires qui ne sont pas en contact avec la communauté des lecteurs ordinaires, soutiennent Gorman et Crawford. Ils vivent dans un milieu très technologisé, soit en université ou en entreprise, voire en bibliothèque publique ; pour eux, la lecture ne représente qu’un discours surtout décoratif, qui sert par exemple à justifier une idéologie de la culture servant à la production ou à l’implantation du multi-médias. Cette catégorie de bibliothécaires ne lit pas beaucoup de livres, autres que de la documentation technique touchant à leur domaine ou leurs intérêts immédiats.(6) 

    Troisième axiome : Protéger l’accès gratuit au savoir (p. 11). Bien que fort discutée actuellement, cette prémisse traditionnelle de la bibliothéconomie trouve ici un sens particulièrement significatif. Il est clair qu’« avec les réseaux, c’est la tarification de la connaissance qui s’en vient, on le constate chaque jour. La numérisation veut aussi dire le paiement électronique de consultation (avec la monnaie électronique, il est possible de construire un circuit de l’échange par et pour la connaissance). Le savoir acquiert une quantification de type monétaire avec le réseau. D’ailleurs, on parle maintenant de transaction au lieu de consultation effectuée sur un site Web dans le réseau.

    Après ces notions de base, un second chapitre explore la « voix » du livre, qui nous parle où et lorsqu’on le désire. Le livre est lui aussi une technologie, et une technologie simple, non coûteuse et d’une efficacité remarquable. Le livre n’est désuet que pour un certain nombre d’usages qui peuvent être remplacés par l’électronique, par exemple le bottin ou le catalogue. Mais on ne lit pas de tels documents, on les consulte. « Le débat papier versus électronique est vraiment celui autour de la lecture et des meilleurs moyens pour lire » (p. 13, les soulignés sont de nous). « Sustained reading leading to the acquisition of knowledge is important (...) » (p. 14). Pourquoi imposer ses besoins d’information en ligne, alors que les besoins actuels se mesurent en nombre de magasines et en collections de qualité dans les bibliothèques ? (7) 

    On donne un petit coup de griffe à l’hypertexte en passant, parlant de lecture en Pages Jaunes (p. 23). Encore là, un usage éclairé de cette fonction est expliqué, lequel tient en grande partie à l’information, à la formation et à l’aide au lecteur, (p. 24), bref, à cette fameuse fonction d’intermédiaire ou de médiateur qu’on reconnaît depuis 20 ans au bibliothécaire.

    Un aperçu de l’économie de l’édition nous fait comprendre ensuite les avantages et les inconvénients de la publication électronique. Les auteurs remettent en question les coûts comparatifs des périodiques imprimés et ceux publiés en ligne (pp. 30-35). « Print on paper is a highly refined technology, developed over several hundred years and made cost-effective and timely by contemporary technology » (p. 34). De quoi sourire ? C’est tellement évident que personne n’y pensait plus... On ouvre ici toute une réflexion sur une opposition classique, mais que la nouvelle donne va transformer dans un sens qui n’est pas nécessairement celui des apôtres de la bibliothèque-éditrice. 

    Dans un troisième chapître, on explicite les fantasmes du « technolust », cette propension à croire que tout se « technologise » parce que la proportion des ventes et des marchés de la technologie de l’information augmente. Durant les années 50, on croyait que chacun allait pouvoir transporter la Bibliothèque du Congrès dans sa valise, grâce au microfilm... (p. 36). « Technojunkies look at new devices and see wonderful toys or wonderful «solutions» and never seem to pause to investigate the existence of the «problem» these devices are meant to solve » (p. 37). Des études de cas assez explicites accompagnent cette présentation.
    « The stain of the technolust is most difficult to deal with. It blinds its victims to reality in general » (idem). C’est ainsi qu’on est conduit à croire en une gratuité du branchement et de l’accès au réseau, alors que ces faciltés sont subventionnées et nous donnent l’illusion d’être gratuites... Mieux, toute information devrait être gratuite, soutient-on (p. 41). Les technojunkies (qu’on pourrait nommer infocrates en français) n’écoutent pas les autres points de vue et construisent un nouveau monde dont ils se disent les apôtres. « They know what is right, and dismiss other viewpoints as being old-fashioned and retrograde » (p. 42). « Technojunkies do not understand real-world economy as well (...) Their sanitized view of the world resembles nothing as an intellectual theme-park » (p. 43) (8).


    Les mordus du discours technologique (9) négligent les sacrifiés de cette révolution, à savoir les techniciens, le personnel et les producteurs de matériel, écrivains, auteurs, qui ne touchent qu’un infime pourcentage des ventes dans le système actuel de l’imprimé. Toute la question du droit d’auteur touche en dernière analyse à cette catégorie des « travailleurs du savoir » dont on fait assez bon marché dans les théorisations gestionnaires savantes ou demi-savantes de l’élite (revues spécialisées ) Qu’en serait-il avec le document numérisé, imprimable à l’infini, sur demande ? La situation pourrait être pire, car les détenteurs de droits de documents numériques seront beaucoup plus puissants que nos éditeurs actuels. La solution rêvée ne serait-elle pas l’identification de l’usager sur le réseau ? Ce qui amènerait la bibliothèque entièrement digitale à contrôler l’accès en temps réel, instaurant ainsi un contrôle des consultations et des contenus consultés en vue de leur meilleure gestion.... Il est effectivement inquiétant de constater comment on fait bon marché des questions touchant aux « ayants droit », de voir comment on réduit la question à sa seule dimension technique, c’est-à-dire juridique ; comment, entre autres, on privilégie la problématique du tarif des revues scientifiques et autres au regard des circuits de production-distribution classiques (cf. Jean-Claude Guédon), problématique qui est propre à un milieu scientifique et universitaire (sociétés savantes, presses universitaires) et qui ne s’aventure pas dans une interrogation globale

    En fait, un certain aperçu de la bibliothèque digitale peut nous être donné par l’état actuel du Web, qui en est après tout le prototype. L’« offre informationnelle » est largement dominée par le contenu corporatif et économique au sens large (gouvernemental, statistique, technologique). Les sites corporatifs et institutionnels dominent, et avec raison, parce que ce sont les plus riches de moyens, les plus proliférants (on a déjà évoqué une entreprise qui avait des dizaines, voire une centaine de sites par affiliations diverses). La bibliothèque digitale universelle est comme les méga-bibliothèques physiques : elle nécessite des mises de fonds énormes. C’est la condition de son existence. On parle bien sûr ici de la bibliothèque rêvée par les théoriciens du virtuel, pas des petites collections ou des sites répertoire ou autres, dont l’échelle et les fonctions dédiées permettent, du moins pour l’instant, d’échapper à cette complexité. Il est clair que les mentalités sont formées par cette offre informationnelle, par cette logique de vitrine infopublicitaire qui domine. Toute entreprise de digitalisation est patronnée par les grandes entreprises multinationales, qui y voient une occasion de former et de fidéliser des consommateurs d’information. C’est là une des facettes de la digitalisation qu’on ne devrait pas oublier, et qui de toute façon risque bien de nous revenir de manière un peu brutale avec l’avènement du livre électronique. 

    Le chapitre quatrième aborde justement l’édition et la distribution électroniques, en spécifiant qu’elles ne s’appliquent pas à n’importe quel contenu. Un catalogue ou un index ne sont pas un essai ou un livre de philosophie. Même la revue électronique comme celle que vous lisez doit être imprimée pour être lus confortablement. Et comment l’imprimez-vous, ce texte ? À un dollar la page dans un établissement commercial, ou à votre bureau, à l’université (moyennant l’achat d’une carte magnétique) ou à votre entreprise ? Déjà là, vous êtes des privilégiés de l’information. On comprend pourquoi M. et Mme Tout-le-Monde préfèrent, eux, acheter un « paperback » (dans les librairies anglophones uniquement) à 3, 4 ou 6 dollars, ou une édition populaire dans un kiosque de station de métro... Ou encore aller à leur bibliothèque de quartier. Étrange combat que celui pour la gratuité des bibliothèques alors qu’on ne glisse mot sur celle de l’information électronique (coûts initiaux d’un ordinateur haut de gamme, d’une imprimante, de logiciels nécessaires et performants, des accès, des services, etc...).

    Un cinquième chapitre analyse les solutions auxquelles correspondent les moyens électroniques, en les relativisant par rapport à l’ensemble de la circulation des documents. La technologie du moment n’est pas nécessairement la solution idéale et sans alternative aux types de communications qu’exige la pratique bibliothéconomique. L’édition électronique a des faiblesses spécifiques qui vont au-delà de la facilité de lecture des documents produits, et que les auteurs résument par cette question : « Can the user cope with the quantity and the lack of structure of the data and information ? » (p. 72). 

    En ce sens, ils soulignent la nécessité de distinguer gestion des données et gestion documentaire : « The data [of insurance companies] may very well be commercially useful and necessary, but it should be seen for what it is—unprocessed data and, as such, of little concern to libraries » (p. 73). La notion de veille statégique en entreprise a été amenée à rabattre la gestion bibliothéconomique au travail de gestion de l’information en entreprise, dans l’optique d’une valeur stratégique de l’information, valeur ajoutée à haut rendement économique (contrairement à celle qu’apportait le simple catalogage, par exemple).(10)

    En analysant les problèmes posés par la recherche en plein texte, telle celle permise par WAIS, les auteurs nous rappellent une vérité de La Palice, mais qu’on a tendance à oublier encore et encore : la recherche par occurrence, grâce à la technique du mot clé mise au point au début de l’informatique, s’applique très imparfaitement à de grandes bases plein texte telles le Web. Il faut développer une recherche théorique, entre autres en sciences cognitives. Le travail de construction des résumés dans la base ABI/Inform ne peut s’appliquer à des domaines comme celui d’Internet. Il s’agit là d’un apport intellectuel propre à tout instrument défini par la science bibliothéconomique (science étant entendue ici par son sens large de méthode, et non pas comme un savoir académique) (p. 76).

    Les auteurs remarquent fort pertinemment une déconsidération du travail du bibliothécaire au profit de celui du spécialiste de réseau :
    Unfortunately, that group – professionnal librarians – tends to be ignored by the computer wizards dreaming of new and wonderful tools. Worse, some librarians seem to ignore their own achievements and assume that the new ways, even ways that exist only in the fertile brain of some futurist, are better (p. 77).
    Le danger est également présent chez l’étudiant et le professeur. La fausse gestion de l’information les amèneront à se sur-spécialiser et à dépenser temps et argent à jouer avec le gadget technologique (ce qui est fort agréable), négligeant le travail d’organisation, de synthèse, d’analyse, en un mot, le travail de création (p. 81).
    Some assert that, in the future, all scholarship will be cooperative (...) and that is to be good. This assertion is oversimplified to the point of inanity. Some scholarship is, and should be, cooperative. But the best of new thinking, however, is not. Some scholarship arises out of simply massaging existing data (...) (idem).
    Il nous faut combiner le « surfing » et le « swimming », ne pas craindre de plonger dans l’océan informationnel pour en extraire réflexions, analyses critiques, synthèses, visions plus personnelles et globales (p. 84). La vision du tout-à-l’électronique est un cauchemar irresponsable, illogique et impossible, soutiennent Gormann et Crawford (p. 87). Rarement aura-t-on lu une critique si radicale et si franche. L’opposition des conceptions est extrême, entre un Jean-Claude Guédon (un défenseur de la digitalisation reconnu dans le monde francophone, et internationalement) et ces deux pourfendeurs du mythe technologique. (11).
      
    « The key point here is replacement. It is no accident that some futurists will not contemplate the print and electronic media in peaceful coexistence. The economic case for the universal workstation rests squarely on abandoning well-maintained print collections » (p. 89-90). Remarquons à cet égard ce qui s’est produit dans une bibliothèque prestigieuse comme celle de San Francisco (voir notre article sur la Grande Bibliothèque du Québec). Convertir drastiquement les imprimés existants est tout à fait injustifiable, pour la bonne et simple raison que la technologie ne cesse d’évoluer (celles des énormes mémoires nécessaires entre autres), compliquant graduellement l’opération par le fait même. Pire, la conversion sélective introduit un arbitraire inquiétant : qui décide de conserver quoi ?
    Who needs anything but the best and most up-to-date nonfiction works ? (...) This approach is a recipe for totalitarianism, a refined form of book-burning. Who will make the decisions ? Ultimately, those with the gold make the decisions, and, in this case, that means the government and mega-business  (p. 93).
    Le matériel non converti sera inacessible parce que trop coûteux à conserver, non rentable... Les promoteurs de la virtualisation documentaire se prétendent aussi écologiques, mais leur prestation ne convainc pas tout à fait jusqu’ici : l’informatique dépense autant de papier, sinon davantage dans de nombreux milieux de travail. L’impression sur demande exigerait 7,5 fois plus de papier chaque année que la quantité totale présente dans nos bibliothèques publiques.Un calcul rapide de la circulation dans les bibliothèques américaines et canadiennes nous dit ceci : 1,6 billions de livres circulaient en 1991-1992. Supposons une moyenne de 200 pages par livre, et les coûts d’une impression « just-in-time », selon les auteurs, se montent à 8 billions $ (US, bien sûr), et ces derniers excluent les redevances aux auteurs, les impressions faites en biliothèque, les droits de distribution, etc. Le budget total des bibliothèques considérées était de 5 billions $ durant la même période. 

    Il est clair que la vision du tout-virtuel profite d’abord à l’industrie du multimédias, du logiciel et de l’équipement informatique. Il s’agit de créer un bassin de consommateurs, en participant au mouvement vers la monétarisation du savoir, lequel contredit le principe même de la bibliothèque comme service à la communauté, financé par cette dernière et accessible à tous. L’appellation de « free library » a cristallisé cet idéal dans l’imaginaire et la réalité américaine depuis des générations.

    « The institutions apparent costs are reduced by the simple expedient of concealing actual costs and shifting them to the user (...) The free library is now only freely available to those with the money to pay » (p. 101). La gratuité serait-elle en passe de devenir un mythe ? Tout comme celle d’Internet, qui se paie en tant que vitrine technologique et commerciale par une hausse des tarifs généraux chez Bell Canada, qui disait au début 1998 vouloir ainsi financer l’implantation croissante des services Internet en région.

    Le ton se corse au chapitre 7, lorsque les auteurs ne mâchent pas leurs mots pour dénoncer les professionnels qui dévaluent leur propre profession pour mieux jouir de leur nouveau statut de gestionnaires. Ce ton serait qualifié d’« agressif » par certains bibliothécaires québécois peu habitués à de telles mises au point...
     It is profoundly discouraging to read that the head of a public library system, a person who calls himself a «chief executive» rather than a library director, has turned all the librarians into information specialists. Every white collar worker, professional or not, could be called an «information specialist». It is a bland, meaningless term (...) (p. 105-106).
    La bibliothèque est-elle pour autant devenue un centre d’information ? Le directeur de la Bibliothèque du Congrès, qui défend la complémentarité de l’électronique et de l’imprimé, « does not have an MLS (Master of Library Science).The head of the public library system alluded to [voir ci-haut] does have an MLS. Which professional serves libraries better ? » (p. 106). La référence s’inscrit dans cette « vision amincie » de la bibliothèque, où on se demande dans quelle mesure la présence même du bibliothécaire est indispensable à la recherche des documents. À l’Université Laval, à Québec, ce sont maintenant des techniciens et des commis qui guident les usagers « sur le plancher », les bibliothécaires ayant regagné leurs cubicules d’arrière-scène d’où on les avait tirés il y a de nombreuses années, lorsqu'ils ne sont pas en « en deuxième ligne » pour seconder les techniciens durant certaines périodes déterminées.

    L’acquisition n’est pas aussi sans souffrir d’un tel aveuglement, continuent Gorman et Crawford (12) :
    The idea is that even the largest university library should acquire items only when they are currently in demand (...) get rid of all journal subscriptions and centralized collections (...) this, not surprisingly, has been embraced enthousiastically by bureaucrats and technovandals (p. 109).
    En fait, l’idéologie de ces « nouveaux barbares » concerne l’éducation elle-même, dans laquelle s’inscrit la bibliothéconomie :
    The new barbarians will prove that the all-electronic virtual library is cheaper and better than boring old-print or some confused combination of print and electronic. They are already proving to some university management teams that the road to vibrant health for the university is to eliminate everything taht does not return top dollar to graduates ; in other words, they are turning universities into vocational schools (p. 111).
    Répondre aux besoins du marché est le dogme qu’on ne peut remettre en question. Ce qui veut dire, entre autres, privilégier la veille économique, l’approche systèmes (sic), la démarche qualité (resic). On fait peu à peu équivaloir la bibliothéconomie à la gestion des TI, alors que les deux domaines sont différents et spécifiques. Le livre de Gorman et Crawford insiste sur une définition fondamentale du bibliothécaire, qui le situe en dehors du spécialiste de l’information, puisqu’on n’a pas encore réussi à le distinguer raisonnablement de l’expert en gestion, du concepteur de réseaux, de l’expert en multimédias ou encore du gestionnaire en bureautique.(13).

    Des promoteurs « provocateurs » comme John Kountz nous avertissent que le bibliothécaire est en passe de « devenir le curateur archaïque d’un système de livraison intellectuelle pour des artéfacts de papier » (p. 112) ; or, que sont des artéfacts de papier au juste ? Nos actuelles listings informatiques et nos tas de feuilles au laser dans 50 ans sûrement... Comment ne pas avoir une conception uniquement gestionnaire et économiste du livre et de la connaissance pour affirmer pareille chose, et quel mépris inconscient, jamais remarqué, pour la fonction actuelle de bibliothécaire, sous prétexte de changement nécessaire ? Comme si les livres étaient soudainement devenus des artéfacts du passé, des modes dépassés de la connaissance, simplement parce que des moyens plus efficients et rapides, plus séduisants, arrivent sur le marché et donnent l’impression que tout va changer pour le mieux grâce à eux, et uniquement à eux...

    La gestion plus facile et flexible de l’information est une chose, l’organisation et la distribution des connaissances et la lecture en sont une autre. Les moyens matériels de consultation restent à leur stade optimal, dépendants du papier, ou de quelqu’autre matériau pouvant le remplacer (le livre électronique nous rend encore dépendant du système technique). La circulation et la distribution des documents en entreprise et en bibliothèque n’est pas susceptible d’être renouvelée à moyen terme par les processus électroniques : il faut encore imprimer si on veut distribuer aux gens qui n’ont pas d’ordi, effectuer un tri ou classement de nos feuilles brochées (qui auraient bien besoin d’être reliées d’ailleurs).

    Soulignons au passage les coûts afférents que représentent les logiciels ROC (reconnaissance optique des caractères) à licence d’utilisation, tel celui d’Adobe, Acrobat, pourvu d’un compteur qui en rend l’utilisation périmée après un nombre donné d’utilisations. Il y a aussi les coûts des logiciels de sécurisation des données nécessaires à des solutions plus économiques, comme celles d’Acrobat justement. Ces coûts supplémentaires peuvent être considérables, et sont presque toujours amortis au détriment des collections et du personnel, comme on l’a vu. À titre d’exemple de coûts de consultation digitale, mentionnons celui de la jurisprudence québécoise, interrogeable sur le serveur SOQUIJ à 1,30 $ la minute de branchement, plus un abonnement de 15 $ par mois. « De plus, pour lire à l’écran ou faire imprimer la décision juridique, il en coûte 25 cents l’octet. Une décision moyenne de 25 pages ou de 2 500 mots représente une facture de 62 $ environ. Le total pour une recherche par mois dans un organisme comme la Conférence des recteurs universitaires québécois serait de 80 à 100 $. Chaque décision supplémentaire coûterait environ 50 $. On a contacté une personne qui a comptabilisé son utilisation du service de SOQUIJ à 10 heures par mois. Sa facture se situait à près de 800 $. » (14).


    Les efforts faits pour augmenter la productivité et améliorer les conditions de travail en bibliothèque, ainsi que la satisfaction au travail, sont loin d’être couronnés par l’informatisation, soutiennent les auteurs. Remarquons encore ici que tout un discours sur la qualité a succédé à celui de l’excellence (la qualité fait plus fonctionnel, plus technique), mais « cette imitation du modèle de l’entreprise s’avère désastreuse (...) Elle confine parfois à l’absurde. Quel sens peut en effet avoir la notion de « qualité » et a fortiori de « qualité totale », ou encore de « marketing » ou de d’« orientation client » si elle ne se réfère pas à des missions et des services définis ? » (15)

    Les auteurs en appellent à une vision humaniste et courageuse (« affirmative » en anglais ) pour contrecarrer celle fondée par l’approche mécaniste (p. 113). Ils proposent des avenues de solution :


    • S’adapter au changement, oui, mais au changement des mentalités et des visions, pas au simple changement technique imposé par l’industrie du savoir et de l’information.
    • Aborder le changement dans sa complexité, non pas dans sa linéarité, orientée, elle, dans la consommation de produits et services (voir notre note sur le livre The Culture of Technology, qui explicite cette attitude ).
    • Être conscient de la diversité des bibliothèques, de leur complémentarité (par exemple, publiques et universitaires).
    • Ne pas définir la bibliothèque comme un centre d’information universelle. Cessons de la considérer comme désuète parce qu’elle est ce qu’elle est.
    Les prophètes, observent les auteurs, font leurs prédictions à partir d’un faux passé : de 1894 à 1994, la bibliothèque a en effet été le lieu de grands changements, aux plans de l’alphabétisation, l’apprentisage, l’animation, le service au lecteur et à la collectivité. Croire qu’elle n’a été qu’un entrepôt de livres poussérieux relève du mythe qui est utilisé à bien des sauces, et qui est bien facile à propager dans le public. « The absolute predictions of the futurists are made in the comfortable knowledge that nobody will denounce them, or even remember, when those projections do not come true » (p. 125).
     
    Pierre Blouin
     Notes

    1. « Bibliothéconomie versus science de l’information », Documentation et bibliothèques, Juillet/Septembre 1994, p. 166.

    2. Roger Bellefeuille, « L’avenir repose sur le virage technologique », Le Soleil, 24 avril 1994, p. C4.

    3. Kate Murphy, « Moving from the Card Catalog to the Internet », New York Times, Jan. 6, 1997, p. D5. Notons la différence de ton et de contenu de cette entrevue d’avec celle de l’organe de l’institution, American Libraries

    4. Pour la problématique touchant la profession bibliothéconomique en redéfinition, voir le texte de Roger Charland, « Le bibliothécaire n’est pas une espèce en voie de disparition, les musées de sciences naturelles ne sont pas prêts de l’acquérir », Hermès, Vol. 1, no 1, Printemps 1998.

    5. Walt Crawford, « Paper Persists : Why Physical Libraries Collections Still Matter ». Online, Jan. 1998 [www.onlineinc.com/onlinemag/OL1998/crawford1.htm ]. Voir également le témoignage d’une bibliothécaire de l’Université de Californie et membre des Computer Scientists for Social Responsibility, Karen Coyle, où elle soulève les questions économiques et morales liées à la responsabilité sociale et à la problématique de l’accès. « Growing our Communications Future : Access – Not Just Wires ». Progressive Librarian, No 14, Spring 1998, pp. 22-33.

    6. On reconnaît là les lecteurs et les rédacteurs de la Lettre du bibliothécaire québécois... 

    7. Un exemple parmi d’autres de cette place secondaire de l’objet livre par rapport à une vision du réseau d’accès : l’amende de retard au prêt de deux heures sur place, dont les étudiants d’une bibliothèque comme celle des HEC se moquent (ils préfèrent payer). Pourquoi ne pas penser à une amende formelle sur la détérioration des livres ? Elle serait plus efficace, mais exigerait par contre plus de temps et de soin. On constate qu’il en va pareillement quant à l’état des postes et des logiciels de connexion sur CD-ROM à la même bibliothèque, ainsi que le manque d’encadrement de leurs usagers, dans un bâtiment par ailleurs luxueux et ultra-fonctionnel. L’auteur du présent article y a perdu de précieuses heures de recherche sur des bases de données, à cause d’un "bug" anodin dont on lui a dit de ne pas se méfier (effectivement, malgré un avertissement de non-lecture, les fichiers s’enregistraient, sauf que seul le nom figurait au répertoire, et non le contenu...). Misères et splendeurs de la révolution technocratique (et non pas technologique).
      

    8. Dans sa critique du livre, April Bohannan, de la School of Library Sciences de la North Carolina University, [ http://venus.twu.edu/~F_Bohannan/resume/future-l.htm ] trouve irrespectueux et insultant de la part des auteurs l’enploi fréquent de termes comme « technojunkies », « barbarian » ou encore « madness, nonsense », précisant qu’on les applique à ceux qui proposent la bibliothèque électronique comme option viable (ce qui n’est pas le cas chez ceux visés par les auteurs du livre : on dit bien que les infocrates imposent la digitalisation et ses mythes, et non proposent). De plus, quel irrespect y aurait-il à appeler les choses par leur nom, un plombier un plombier, ou un bibliothécaire un bibliothécaire ? Seul le mot « imbécile » aurait été ici un manque de respect. Enfin, lorsque Mme Bohannan reproche aux auteurs de rejeter totalement l’ « option » électronique, elle semble ignorer que Gorman est à la tête d’un groupe qui se consacre à la digitalisation des collections de bibliothèques, le « Research Libraries Group » ; l’auteur note : « These projects will yield digital collections that enhance and extends libraries. They will not yield all-digital libraries... » (Site de Crawford, note 5).

    9. Une pensée idéalisante ayant sa logique propre est façonnée par les infocrates, et elle gagne en popularité parce qu’elle s’accorde au Progrès. Mes articles dans Argus (revue de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec) ont été qualifiés d’ « envolées dogmatiques » au ton « outragé », qui barraient d’autres points de vue (alors que personne n’a formulé un autre point de vue de fond sur les technologies dans cette revue...)

    10. L’introduction du « workflow », une solution de gestion des processus d’entreprise, pourrait s’appliquer par exemple à un environnement documentaire de bibliothèque digitale. Or, il faut considérer qu’un tel système est axé sur la rentabilité et l’efficacité en privilégiant les processus aux dépens de la fonction et du contenu. Il instaure aussi un contrôle sur la production, en fournissant une information statistique sur le travail, voire sur le « reingineering » des tâches. Les coûts de liaison avec l’équipement et les logiciels en place peut s’avérer très onéreux.. Voir Gregory Jordahl, « Workflow Solutions : From Department to Enterprise », Imaging Magazine, June 1998, pp. 19-30. 

    11. M. Guédon donnait, le 12 mai 1998, une conférence retransmise par satellite dans 230 établissements universitaires de l’Amérique du Nord, intitulée « The Virtual Library : An Oxymoron ? ». Il était invité en tant que « Leiter Lecturer » par la National Library of Medicine et la Medical Library Association. Il y défendait la nécessité pour les bibliothèques de se lancer dans la publication électronique, dans la continuation de ses écrits antérieurs. Il faut noter que les bases de données médicales représentent une avenue extrêmement prometteuse et fort populaire actuellement aux Etats-Unis. En 1997, près d’un internaute sur deux utilisait le Web pour aller chercher son information dans le domaine de la santé. (Référence : http ://msnbc.com/news/161582.asp). La National Library of Medecine était la quatrième productrice de bases de données en ligne aux USA, après OCLC, Lexis-Nexis et Westlaw en 1993. On connaît en outre l’association entre Microsoft Network et le réseau de télévision NBC pour produire avec Discovery Online le site « On Health », un must d’Internet dans le marché de la digitalisation. Et surtout, toute cette activité doit être considérée dans le contexte des luttes très aigües aux USA pour s’emparer du marché des soins de santé... (cf. l’échec du plan d’assurance-santé universelle de Hillary Clinton). Un autre commentaire fort intéressant en regard des bases de données médicales aux USA : « The new power of medical technology has been embraced by corporate and political America and by journalism, the pliant cousin of both (...) In modern-day America, we have so far opted to let technology decide moral issues for itself ». Jon Katz (un gourou des technologies), « The Blind New Science of Making Babies », Wired, March 1998, p. 73.

    12. Voir aussi à ce sujet M. Gorman, « The Treason of the Learned », Library Journal, 119, Febr. 15, 1994, pp. 130-131. Déjà, la bibliothèque de l’École Polytechnique de Montréal bénéficie maintenant des périodiques corporatifs gratuits des entreprises et des géants de la technologie, en remplacement progressif des périodiques traditionnels, indépendants, devenus trop onéreux.

    13. C’est ainsi que Bertrand Calenge parlera de « refonder la bibliothéconomie » à partir de cette absence de définition de ce qu’est un bibliothécaire. Face à cette angoisse d’ordre épistémologique, la tentation de l’école managériale se renouvelle aujourd’hui dans les TI ; liée à un contexte de crise économique, doublé d’une crise professionnelle d’identité dans les activités liées à la bibliothéconomie, on comprend qu’elle tend à occuper toute la place. Un rapprochement avec la médecine (traditionnelle, préventive et technologique) amène Calenge à parler de solutionner des « anomalies individuelles d’information » à partir d’une « modélisation des pathologies socio-cognitives » ... Il en arrive finalement à des conclusions qui se rapprochent de celles de Gorman et Crawford : 1) la bibliothéconomie n’est pas une science, ni même une discipline et 2) les bibliothécaires doivent réaffirmer le sens et le rôle de leur établissement dans la chaîne document-information-lecteur, finalement 3) on constate un fossé entre les conceptions des responsables de la formation et celles qu’ont les praticiens sur le terrain. B. Calenge, « Peut-on définir la bibliothéconomie ? », Bulletin des bibliothèques de France, T. 43, no 2, 1998, pp. 8-24.

    14. Roger Charland, « Scénarios de diffusion de la banque Badisau », Crepuq, Centre de documentation, Déc. 1997-Janvier 1998, pp. 47-48

    15. Thierry Giappioni, « De la bibliothèque au management », Bulletin des bibliothèques de France, T. 43, no 2, 1998, p. 30. 






    L’ensemble des choses contre la norme technique : regards historiques sur la technologie actuelle

    Le bluff technologique

    Jacques Ellul. Paris : Hachette, 1988, 479 p.




    « Il est encore dans la technique mais plus assez pour y croire. Pour être technicien, il faut rester le nez dedans parce dès qu’on met un pied dehors, on est foutu. »
    Laurent Gauthier, Notices, manuels techniques et modes d’emplois, Gallimard, 1998 (roman).


    « (...) l’informatique, au lieu de permettre une domination sur le système technicien, est entrée dans ce système, en a adopté tous les caractères et n’a fait qu’en renforcer la puissance et l’incohérence des effets. Actuellement, j’estime que la partie est perdue (...) Une fois de plus, la « force des choses » l’a emporté sur la libre décision de l’homme. »
    Ellul, 1988, p. 128





     
    Ce livre, malgré son titre accrocheur, est loin d’être une simple plaquette d’opinion « contre la technologie ». Pour ceux qui ne connaissent pas encore la somme magnifique des réflexions d’Ellul (nous sommes malheureusement trop nombreux dans cette situation), voilà une lecture essentielle, un contact de base avec un penseur que tout étudiant, où qu’il soit, devrait lire. Avec Mumford et Marcuse, Ellul nous donne une formation fondamentale sur la technologie et la société technologique.

    Le présent ouvrage approfondit et précise la réflexion de l’auteur sur une question d’ensemble qui, chez lui, touche plus à la culture qu’à la technique comme telle. La trivialisation de la culture par la technique érigée en système représente en fait son grand sujet. Le bluff technologique termine une trilogie commencée en 1954 avec La technique ou l’enjeu du siècle, qui étudiait déjà les mutations de société produites part la technique. Trilogie prolongée en 1977 par Le système technicien, qui appliquait la méthode des systèmes à l’analyse de la technique elle-même. Œuvre monumentale et capitale, la contribution d’Ellul a été marginalisée, dans les études universitaires et les analyses savantes, et pour cause : elle ne cesse de dénoncer les mythologies qui font la fortune des discours professionnels et académiques. « On préférait le langage berceur de la publicité selon lequel la technique est productrice de liberté » (p. 9).

    On a généralement considéré les livres d’Ellul comme de « paisibles études d’un intellectuel un peu déphasé (...) ». « La superficialité, la légèreté de lecture que j’ai constatées chez la plupart des lecteurs ayant parcouru mes livres » le frappent (p. 10). Comme quoi il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dix ans plus tard, en plein essor de connexion universelle à l’information... On lit mal, et on écrit mal également : le mot français « technologie » n’a rien à voir avec l’usage américain qu’on fait servilement du mot, souligne Ellul (p. 12) : « cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une technique, parler de technologies informatiques pour désigner les emplois des techniques informatiques (...) c’est une imbécillité. Je sais que ma protestation est vaine en face de l’usage établi par une irréflexion généralisée, une ignorance collective, mais je tiens à justifier mon titre ! » (lequel n’est pas Le bluff technicien). « Technologie », du grec « technè » et « logos », discours sur la technique. Toute technologie est philosophie. « La technologie constitue une branche de la philosophie morale, et non pas de la science », disait Paul Goodman. (1). Lorsque Eiseinhower a dénoncé l’importance démesurée du complexe militaro-industriel américain en 1960, on s’est immédiatement et comme naturellement demandé : Mais Ike est-il contre la Science ? Autre imbécillité ordinaire.

    Ce livre est si plein de bon sens et de clarté qu’on se demande pourquoi on n’a jamais lu ni entendu parler de tous ses propos. Pourquoi ne voit-on pas nulle part des idées aussi élémentaires (attention, pas simplistes) et lumineuses ?

    Ce qu’il y a de proprement révolutionnaire chez lui, c’est qu’il nous dit que penser la technologie, ce n’est pas seulement penser son usage et ses fins, mais c’est aussi penser sa logique, son pourquoi, et éventuellement la freiner dans son développement et sa mise en application. On n’a pas voulu d’un tel message.

    Il faut dire qu’Ellul a aussi beaucoup traité de religion et d’éthique dans ses quelque 40 ouvrages et 300 articles de revue publiés à ce jour. C’est pourquoi la force de caractère et la puissance intellectuelle de sa production sont incroyablement importantes pour nous aujourd’hui. On fera donc ici un résumé du livre qui essaiera de rendre justice à cette pensée riche et complexe. La table des matières se lit d’ailleurs comme une amorce presque littéraire de l’ouvrage, lequel est illustré de nombreux exemples concrets. En outre, la bibliographie est exceptionnelle ; on y trouvera de quoi méditer en profondeur avec de nombreux documents touchant aux manifestations de la technologie sous toutes ses formes. Le point de vue historique y est privilégié.

    Qu’est-ce que la technologie ?


    Thème philosophique de pensée de premier plan depuis Heidegger et Habermas, la technique s’est mutée en technologie, en discours, en communication et finalement en information. Tout ce qu’a prévu Ellul il y a 40 ans s’est confirmé à son sujet, comme à d’autres aussi (Chine et ex-URSS, entre autres). « (...) la technique apporte des produits extrêmement satisfaisants, ce que je n’ai jamais nié » (p. 9). D’être « opposé » à la technique « est aussi absurde que de dire qu’on est opposé à une avalanche de neige, ou à un cancer. C’est enfantin de dire qu’on est ! » (p. 9). Les critiques d’Ellul n’ont cité que des parties de ses démonstrations, par exemple celles sur les effets positifs de certaines techniques. On a surtout oublié de le lire comme on devrait lire tout texte, critique ou pas, c’est-à-dire de façon symbolique, en allant chercher la substance symbolique du texte. Chez Ellul comme chez tous les penseurs quelque peu exigeants, cet aspect constitue l’essentiel : le second degré des choses. On est incapable de saisir cette lecture, et on croit résoudre la question, fermer les débats, en concluant « contre la technique ». L’Homme, comme le lecteur, est un être symbolique, qui essaie de voir au-delà de la réalité immédiate.

    Donc, définir la technologie, c’est la dépasser dans ses manifestations concrètes. La technique préexiste à la technologie, qui elle relève davantage d’un discours et d’une manifestation idéologique. La technique est porteuse de changement à la seule condition de s’accompagner de changements structuraux dans la société et son organisation socio-politique. Ellul rêve d’une autre évolution possible. À partir de 1978, ses projets d’écriture du Bluff ne cessent d’échouer : Ellul est dépassé par l’évolution de l’informatique, et d’autres exposent avant lui ses propres pensées dans leurs livres. « Pourtant, j’avais quand même l’impression que j’avais quelque chose à dire, différent des autres » (p. 11).

    Une hypothèse de base, énoncée dès 1978, semble gouverner le livre : l’informatique sert à résoudre les dysfonctionnements de la technique, du système technicien. Elle met de l’« intelligence » dans un système mécanique et automatique. C’est à partir de là qu’on doit comprendre la technique et ses impacts. La micro-informatique, en réduisant l’échelle du développement de l’informatique, produit un nouveau modèle de société, la société en réseau, et un discours social centré sur l’information et l’espace. La technologie est une expérimentation sociale continue : elle peut aller jusqu’à la formation des habitudes, des pensées, voire des actions mêmes de l’Homme.

    La trilogie « Enjeu- Défi-Pari » fait alors son entrée. Elle moule le corps social, qui refuse la possibilité de l’erreur. La technologie est un jeu : quelle est notre mise ? Les règles sont celles de l’informatique, que l’on ne choisit pas, contrairement aux technologies précédentes, train, auto, avion, où un choix existe encore. L’informatique est un véhicule souverain, qui signifie croissance, bonheur et richesse. « Le Tiers-Monde pourra enfin « décoller », prendre enfin le bon chemin le la croissance à l’occidentale » (p. 27).

    Cependant, une constante immobile demeure : le progrès technologique ne porte que sur lui-même. Il est le progrès du Progrès. « Les innovations ne changent rien au système technicien antérieur » (p. 32). Mais l’innovation centrale est celle qui consiste à ne plus résoudre les conflits directement, et de contraindre l’économie ou la politique au cadre technique qui forme la technologie. « Car présenter à l’Homme l’image d’un mutant, d’un Kybert, le fait inévitablement réagir. C’est la banalité du quotidien qui le rassure. Et le génie technicien (non pas des techniciens !) est précisément de produire la banalité la plus rassurante et la plus innocente. C’est exactement cela que nous étudierons sous le nom de bluff technologique » (p. 35).
    Cet « encerclement par l’évidence » de la technologie favorise ceux à qui il rapporte le plus, soit les technocrates, qui n’exercent pas encore directement le pouvoir politique, mais qui imposent une dictature de la technologie pour gérer la société. Intellectuels néo-libéraux actuels, administrateurs, économistes, universitaires établis, journalistes tout aussi établis, sondeurs, publicistes, en font partie. Ils proposent tous une logique technicienne, et se font les promoteurs de la société du savoir... Cette nouvelle aristocratie possède des habiletés techniques qui s’appliquent partout et « leur permettent d’exercer la totalité des pouvoirs. Ils se situent tous au point crucial de chaque organisme de gestion et de décision. C’est d’eux, et d’eux seuls, que dépendent les armements, l’exploration de l’espace, la multiplicité des remèdes, la communication et les informations (...) » (p. 43). C’est bien là une aristocratie parente avec les anciennes, qui méprise tout ce qui n’est pas d’elle et qui a « [une] extraordinaire ignorance du reste du monde et des autres milieux » (p. 45). Elle a une totale indifférence à la morale, à l’éthique, au culturel (2). Leur liberté, c’est celle de la seule technologie, qui, se confondant graduellement avec le corps social, devient une liberté collective (la facette dominante de l’« intelligence collective »).

    Vivre avec la technique

    Le progrès technique est ambivalent. « Le plus souvent, on ajoute paisiblement que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin (...) Cette comparaison est absurde, et la technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages » (p. 53). La question des usages est un problème moral, qui n’a rien avec l’analyse de la technique, avec son essence. « Le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre (...) il est impossible de dissocier les facteurs [qui composent la technique] de façon à obtenir une technique purement bonne » (p.55). Dans l’usage de la technique, « nous sommes modifiés à notre tour » (idem), nous « sommes adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la technique grâce aux moyens psychologiques d’adaptation » (idem). Nous voilà d’ores et déjà très près des NTI et du cyberespace...

    Ellul nous propose donc une approche des composantes interactives du problème technique, qui ne repose pas sur une idéalisation des choses ou des effets. Il pointe l’opinion de François de Closets, vulgarisateur scientifique connu, selon laquelle c’est un manque d’organisation qui rend la technologie « mauvaise ». Ellul renvoie donc à d’autres spécialistes, ceux de l’organisation. « Il [de Closets] n’a pas vu que l’organisation est une technique qu’il faut insérer dans le système technicien. Elle n’est en rien la contrepartie » (p. 55). « L’autre notion à rejeter est celle, très à la mode, d’ »effet pervers ». Ce mot a une connotation morale qu’il faut rejeter ici » (p. 57).

    Quatre grands postulats ponctuent la première analyse d’Ellul :

    Tout progrès technique se paie, par la pollution, la congestion, le stress social et individuel, la destruction, la laideur, la sur-consommation, etc. La nature devient un lieu de loisir aménagé et un jardin de repos pour le citadin, enfermé et immobilisé dans des bureaux au décor aseptisé, mais où l’air est loin de l’être... Les vacances sont devenues obligatoires dans le Sud l’hiver. On gagne en liberté apparente à ce jeu, mais on s’adapte à la machine et on paie en contraintes de fonctionnement (3).

    Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles qu’il n’en résout effectivement. Atteinte à la vie privée, pouvoir secret, excessif, centralisation, complexité croissante... « On continue à obéir à la règle technique du primat des moyens. On accepte la croissance des problèmes » (p. 67). La société technicienne ne s’interroge jamais sur ses finalités. Elle ne sait pas où elle va. Elle répond à un certain nombre de problèmes particuliers, non urgents, en créant le plus souvent des besoins artificiels, et a comme objectif la création d’un bonheur matériel. Mais un problème nouveau correspond à celui qui est résolu matériellement (l’effet de serre, par exemple, comme résultante des problèmes de transport et de consommation mondiale de biens et d’énergie. L’effet de serre est désormais le problème technique par excellence, si l’on peut dire, qui va peut-être exiger qu’on retourne la technologie contre elle-même, qu’on la freine - chose impensable en ses propres termes).

    Les effets néfastes sont inséparables des effets positifs. Rythmes et complexités croissent avec la « croissance ». « Les travaux simples et lents n’existent plus dans notre monde » (p. 79). À part le folklore du vin ou de l’artisanat, qui sont d’ailleurs de plus en plus essentiels à la société technicienne.

    Les effets imprévisibles deviennent toujours plus sérieux. « L’obsession de l’efficacité conduit à prendre des risques toujours plus graves en espérant y échapper » (p. 85). La bio-technologie en est un exemple en cette fin de siècle ; combinée à la nanotechnologie, elle peut donner prise aux pires manipulations, mais qui sont en même temps très logiques.

    Vivre dans un système technicien

    En somme, « nous refusons de voir ce qu’est réellement le progrès technique. Nous refusons de voir quelles sont ses conséquences réelles. Nous refusons de payer le prix exigé par la technique et lorsqu’on le montre, on parle de pessimisme » (p. 95). « Toute croissance technicienne augmentant infiniment le risque hypothétique mais absolu me paraît strictement condamnable » (p. 96). Le contrôle en réseau, la prolifération nucléaire ou le génie génétique pourraient être des exemples contemporains ce cette affirmation.

    « Les intérêts engagés dans les opérations techniques ont une telle importance, que toutes les prises de conscience sont vaines et considérées comme le fait d’esprits rétrogrades » (p. 99). À propos de l’imprévisibilité, Ellul fait une remarque précieuse portant sur l’information : « L’intégration informationnelle n’est plus possible (…) L’ignorance devient chronique (…) À la limite, cela supposerait que l’homme soit exclu : l’ordinateur parle à l’ordinateur, car eux seuls peuvent tout enregistrer (…) L’ »intégration informationnelle » signifie que chacun n’est au courant que d’une petite parcelle des données touchant à l’outil dont il fait partie, mais la sommation ne peut se faire dans aucun cerveau ni conseil humain. Autrement dit, l’ignorance chronique des décideurs en tous domaines ne tient pas à l’absence de données ou à la difficulté d’accès, elle tient à la disproportion entre la finitude de nos capacités mentales et la démesure des contextes que nous prétendons pouvoir assumer quotidiennement! » (pp. 115-116). L’information serait-elle une perdition calculée dans un déluge informationnel contemporain ?

    Le thème de l’imprévisibilité conduit Ellul à celui du temps : « (…) ce qu’il faut faire dans une société technicienne moderne, c’est intégrer le temps passé et futur dans le présent seul réel (…) La programmation en fonction de la technique est infiniment plus large que la planification car tout élément, y compris le vivant, se trouve pris dans cette programmation (…) Le temps réel, en quoi fonctionne maintenant l’ordinateur, est un temps bouclé à l’avance, écrasé dans l’instantané. Il s’agit constamment de chasser les temps morts, de resserrer les délais, d’augmenter les cadences » (pp. 120-121). Finie la durée et la permanence des objets : « les produits de la technique sont incapables de s’insérer dans les rythmes propres à l’homme, au monde naturel et à sa possibilité d’avenir » (p. 122) (4). Ce progrès « surexponentiel » que nous donne la technologie ne peut que conduire à « des désordres psychiques s’inscrivant dans la désagrégation des sociétés » (p. 122). Alors que les chantres comme Albert Ducrocq ou Joël de Rosnay entretiennent l’ignorance des risques liés à la technologie, et alors que le citoyen accepte les risques mal connus en compensation des plaisirs dispensés par la société technicienne, l’expert continue à produire son savoir en vase clos et en circuit fermé, « toujours en marge du monde du risque » (p. 123). L’expert concluera à l’« accident de parcours », à la « major malfunction », comme le disait le commentaire technique du speaker en direct lors de l’explosion de la navette Challenger en 1986. Cet accident n’est pas que technologique, au sens strict d’appareillage physique, on le sait bien aujourd’hui; il a impliqué une série de responsables et de décisions dans des contextes de forte compétitivité et de rentabilité reliés à la recherche et à la technoscience. « Personne ne veut accepter cette idée que la technique nous a effectivement placés au milieu de centaines de volcans » (p. 123). En fait, l’information sur les risques est ultra-secrète, dans tous les domaines technologiques. L’information sur la sécurité aérienne, par exemple, et sur les risques qui découlent du surtemps exigé des travailleurs au contrôle (a fortiori dans un contexte de dérégulation du trafic et de privatisation des aéroports) est littéralement dissimulée au grand public, et il faut un cri d’alarme de l’OACI pour nous éveiller aux risques réels, que cette dernière projette pour le prochain siècle : un écrasement toutes les semaines si les conditions actuelles persistent... La complexité technicienne, qui est aussi et de plus en plus celle de la gestion et de l’organisation technocratique technicienne, risque, sans contrôle ou contrainte, de prendre le visage de l’horreur normalisée.

    Dans un troisième chapitre, Ellul examine l’autorégulation du système technicien, par ses relations avec le politique, la science et l’économie. Deux rétro-actions, l’une positive, l’autre négative, échappent complètement à la liberté humaine. « Les hommes ne sont plus que des intermédiaires et des vecteurs » (p. 129). (Étrange ressemblance de cette conception de subordonné avec celle de la pensée unique néo-libérale de la décennie 90, économique et gestionnaire, qui est au fond la réalisation dans le domaine des idées du système technicien). Ellul donne en exemple la fragilité des grandes organisations, où l’erreur minime est amplifiée jusqu’à la catastrophe.

    Ellul analyse ensuite les contradictions internes du système : puissance et vulnérabilité, rareté et sophistication, intérêt général et chantage social.

    Culture informationnelle et technicienne

    Une seconde partie décortique le discours technicien, qui est un discours humaniste et culturel. Discours de la nouvelle chance, de la réalisation de l’Homme, car jusqu’ici, l’Homme n’a pas été tout à fait un Homme. On est très loin du supplément d’âme de Bergson (pp. 157-160). L’Homme technicien est le seul modèle de civilisation. Avant lui, rien n’existe qui vaille la peine d’un intérêt intellectuel ou fonctionnel quelconque (exit l’Histoire). C’est le discours stalinien du « capital le plus précieux » qu’est l’ouvrier, réintroduit par nos technocrates et infocrates pour gommer la réalité brute des rapports entre réalité et croissance technologique (p. 163). C’est enfin un discours culturel centré sur trois aspects :
    1. Acquisition des connaissances technologiques (l’Histoire devient Histoire des techniques)
    2. Adaptation des jeunes au milieu technicien (technicisation de l’enseignement, « qui implique une culture de l’intelligence pratique et non pas réflexive ou critique », p. 169).
    3. Création d’une disposition psychique favorable
    « Après tout, la culture n’était-elle pas une transmission et une organisation de l’information, et puisque dans ce domaine, et puisque dans ce domaine tout devient nouveau, ne faut-il pas changer de culture? Tâche éblouissante! » (p. 166). Le mythe de la technologie qui nous redonne l’accès au Savoir, qui nous connecte en temps réel au reste du monde (donc, qui nous épanouit par le fait même). Si nous échouons à nous insérer dans le réseau technicien, nous en serons les esclaves, nous dit le discours technicien (…). Il ne faut pas rater le virage technologique (refrain plus connu). Ces mises en garde élégantes cachent une culture forcée à la technologie. On veut substituer la domination du technique à son intégration. Ellul est convaincu que la culture technicienne elle-même est impossible, car culture et technoscience s’opposent. « Tout langage, pour la technique, est qu’on le veuille ou non algébrique » (p. 177).

    Les idéologues de la technique ne peuvent non seulement penser la société qu’ils prétendent renouveler, mais ils sont incapables de penser leur technique elle-même (p. 179, d’après une remarque d’Edgar Morin). Les scientifiques ont toujours été incapables de le faire pour leur science d’ailleurs, sauf de rares exceptions, comme Einstein ou Oppenheimer, ou le biologiste Jacques Testard dans les années 80. On nagerait donc en pleine nullité philosophique. Beau rappel essentiel : « La culture est nécessairement humaniste, ou elle n’existe pas » (p. 182).

    Un effort pour maîtriser la technique serait un effort pour maîtriser la rationalité de puissance (Dominique Janicaud reprendra d’ailleurs ce thème) : qui pourra jamais y parvenir? Il faudrait savoir où on va avec la Technologie pour pouvoir la maîtriser. (p. 192). « Le scientifique ne supporte pas le jugement philosophique, théologique ou éthique » (p. 225).

    Depuis la crise de 1974-1975, la Science est redevenue une idéologie triomphaliste. Lui ont ensuite succédé la Communication, puis l’Information et le Réseau. Tous sont des modèles scientifiques du système économique et social. Pour que ces idéologies existent et se propagent, il faut des experts et leur technoculture. Ces experts, malgré leurs bonnes intentions et leurs compétences, ont un rapport ambigu au politique et envers le public. Résultat : seule leur Foi fait office de vérité. Et sans compter qu’un expert peut si facilement en contredire un autre…

    La rationalité et le sens commun

    Troisième partie du livre : le triomphe de l’absurde. La rationalité technicienne n’a rien à voir avec la raison et le bon sens. La Technologie s’accompagne d’un doux délire « soft », qui n’est pas sans rapport avec la philosophie de l’absurde française (Sartre et Camus), en ce sens que l’absurdité technicienne (surtout informatique) caractérise le développement actuel de la technologie (dix ans après la parution du Bluff, c’est encore plus vrai). Absurdité culturelle, économique, épistémologique. De nombreux exemples de réflexion et des éléments concrets de réflexion ponctuent la démonstration de l’auteur, entre autres une allusion amusante au Télétel, ancêtre du Minitel (p. 247).
    « L’important, à partir du moment où il y a création d’un produit technique avancé, c’est d’obliger le consommateur à l’utiliser, même s’il n’y trouve aucun intérêt. Le progrès technique le commande » (idem). L’habitude acquise devient besoin naturel, comme pour n’importe quel produit de consommation. Il faut toujours davantage d’absurdité pour surclasser le concurrent et rester compétitifs. Dans le domaine de la téléphonie sans fil, par exemple, on est rendu au cellulaire boursier, qui vous permet de spéculer en tout endroit, durant vos moments libres. Le primat de l’innovation technique est à proprement parler absurde pour ce qui est du développement d’une société. Cette innovation n’est au fond qu’un mécanisme technicien, qui sert à régler (à courte vue) les crises du système. Ellul rappelle qu’en 1930, l’automobile a permis au capitalisme américain de sortir de la crise en stimulant la consommation, tout comme le micro-ordinateur a aidé à émerger de celle des années 80, et que le réseau Internet est en train de façonner la nouvelle économie de demain. Le discours économique actuel est explicite là-dessus : les cycles de Kondratieff, rappelle Ellul, visent la stimulation de la consommation au lieu de sa redéfinition dans une optique de partage et de justice (5).

    « Nous ne sommes nullement dans une »impasse » économique, mais dans un désordre généralisé » (p. 256). Les technocrates qui nous vendent l’avenir radieux de la technologie nous sortent « tout à fait de la réflexion raisonnable » (idem). L’absurde se caractérise précisément par l’immédiateté, l’évidence et l’action hypnotique (p. 258). Ce sont les trois fondements pratiques de tout système technicien. Le système des NTI en a plus besoin que tous les autres qui l’ont précédé, ajouterions-nous ici.

    Toujours plus vite : même logique pour l’automobile, pour la communication, pour l’accès à l’information, pour la consommation, pour la vie quotidienne. « La vitesse est une violence active » (p. 318, citation qu’Ellul tire du Monde, dans un article intitulé « Automobile et vitesse », 23 juin 1985). On rejoint alors les thèmes chers à Paul Virilio, que ce dernier développera brillamment et dont la lecture complète fort pertinemment celle d’Ellul.

    La « culture technique » est incapable par principe de concevoir les problèmes d’ensemble et de réfléchir sur elle-même, de se penser elle-même« (p. 266). Dans sa déraison constitutive, elle vise à tout normaliser (la norme est devenue de nos jours une mode d’entreprise : or, l’AFNOR, crée en 1918, est issue de la conscience d’avoir gagné la guerre grâce à la normalisation industrielle, précise Ellul (p. 267), d’après un discours donné par le président de l’organisme de normalisation internationale sur France Culture le 12 février 1975. « La pseudo-diversité de moyens, de médias, de création par ordinateur, etc., joue en réalité à l’intérieur d’une normalisation plus globale » (p. 268).

    Technologie et économie

    Avec la technologie, plus rien n’a de prix. Obsession du changement à tout prix, de la croissance à tout prix, de la récusation de tout jugement et de toute critique. La destruction du milieu à tout prix, la pollution à tout prix. Aussi, l’accès à tout prix : accès à une nature recomposée et « interprétée » (p. 276), accès à l’information électronique comme si celle-ci constituait le tout de la culture et de la connaissance... La médicalisation de la vie à tout prix, laquelle fait de l’information statistique le centre du soin médical (la complexité de gestion des soins l’emporte sur la prestation des services ; on investit par exemple au Québec dans la constitution de fichiers informatisés alors que les soins de base et la dotation de personnel sont à des niveaux minimaux, voire critiques dans plusieurs endroits).

    On constate enfin que technique et économie politique se lient de plus en plus étroitement : la spéculation inflationniste a besoin de la technologie pour se réaliser. La couverture du risque provoqué par le changement technologique est devenue un système technicien à elle seule et met en jeu des fonds énormes, abstraits (pp. 295-300). Le gadget et le gaspillage, qui font l’objet de deux chapitres, complètent les exemples du coût socio-économique de la technologie.

    C’est finalement la productivité qui est visée en tant que bluff. L’efficacité technique est essentielle à cette productivité. Le Rapport Salomon, de juin 1985, dénonçait la politique française de la technologie et de l’État industriel et entrepreneur qu’elle instaurait ; on l’a mis à l’index sans plus de discussion. Même pas présenté officiellement, il a été publié clandestinement (p. 363). De moyen, la productivité est devenue critère de jugement (p. 366). La productivité constitue de fait cet enjeu majeur d’une société de l’enjeu et du défi, productivité présentée de façon humanisée comme créatrice de richesses communes et d’emplois, sous le couvert de la compétitivité. Il reste que cette présentation de la productivité en cache tout de même le vrai sens, qui tient à sa place dans le système technicien. Comme telle, la productivité tend toujours à être fétichisée dans ce fonctionnement systémique. « Entre 1963 et 1983, le commerce international a vu son chiffre d’affaires multiplié par douze (p. 366). Quel chiffre pourrait-on mettre pour l’intervalle 1983-2003 ? Le niveau de vie réel (pas le pouvoir d’achat) a-t-il vraiment augmenté depuis ces dates ?

    Le danger d’un telle situation, soutient Ellul, c’est que la stratégie du profit contrôle la science et la technique (p. 376). C’est la technoscience actuelle, où argent et connaissance se mélangent dans un composé de plus en plus néfaste.

    La quatrième et dernière partie du livre est peut-être la plus captivante : elle traite de l’« homme fasciné », particulièrement chez l’intellectuel, le professionnel, le leader d’opinion, et les enseignants qui, comme les bibliothécaires et les spécialistes de l’information, voient dans la modernité technologique une revivification de leur identité professionnelle et de leur image (p. 384). Les responsables sociaux sont en général tous fascinés, et quand leur discours se veut critique, il ne fait que reproduire les effets pervers du système technicien et en renforce le mythe (Un exemple : les dénonciations des atteintes à la liberté d’expression sur Internet, suivant lesquelles on peut dire n’importe quoi publiquement sans aucune impunité ni responsabilité envers autrui, simplement parce que nous sommes en ligne ouverte et que tout doit circuler...).

    Technique et information


    Ellul consacre dans ces chapitres une étude à l’information, où il montre que sa représentation informatique moderne, suivant le schéma de la communication, produit un discours fétichiste de l’Information, sur le même modèle que celui de la Production. Ce discours produit logiquement la désinformation, une vision ponctuelle et désarticulée de la réalité. L’Information produit la non décision, la consommation obligée ; l’homme « ne s’informe pas, il est informé » (p. 391). La « nouvelle » a un caractère salvateur comme celui de l’innovation technique.

    Quelques mots suivent sur la télévision et la télématique (avec des références au défunt Vidéotex, ancêtre de l’interface graphique), avec cet extrait franc et déjà « antique » du célèbre rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société (1978) : « La télématique ne véhicule pas un courant inerte, mais de l’information, c’est-à-dire du pouvoir » (p. 401). Ellul insiste sur le fait que les services offerts par la mise en réseau sont d’abord créés par lui. Il questionne les problèmes politiques, économiques et sociaux posés par le traitement de l’information. Au-delà de la commodité de l’usage, il y a le système signifiant de la télématique qu’il faut prendre en considération, et ses liens avec l’imaginaire, la magie, une narration de société.

    La technique de l’information remodèle la société. C’est pourquoi on peut la saluer et l’exalter comme telle avec raison, mais on ne dit pas qu’elle est aussi douée d’effets irréversibles, qui défient par exemple le droit, puisque le marché doit correspondre à leurs attentes. Le droit n’a pas ce pouvoir, il doit se conformer à l’état de fait, tout comme le langage, voire les processus de pensée (p. 407). Or, les responsables disent, comme Gérard Théry dès 1982 au sujet du Télétel de Vélizy : Embarquons-nous, on verra bien après ce qui se passera (6). Comme si la société était un laboratoire avec instruments et éprouvettes que l’on conforme à notre conception de « scientifiques sociaux » (le « social scientist » de la science sociale américaine).

    La technique secrète

    « Le discours technologique est essentiellement le discours du mensonge », (p. 438), qui a pris le relais de la publicité classique. C’est un discours qui diffuse la publicité technique dans le corps social. Il est une « pub » permanente, du « hype » comme la qualifient les auteurs de CTheory. Il se retrouve aujourd’hui à son meilleur dans celui de l’Automobile et de la mobilité sous toutes ses formes : Ellul ne manque pas de souligner, comme le faisait aussi Ivan Illich en son temps, les coûts sociaux et économiques importants de la prééminence de l’automobile, Sans mot dire, l’on consent au sacrifice imposé, digne de celui des Aztèques qui immolaient des victimes à l’autel des Dieux. Car même limiter la technologie soulève son intolérable remise en question. « Si nous étions si peu conscients, si peu libres que ce soit, nous commencerions par mettre la voiture en question » (p. 440).

    C’est une des grandes forces de ce livre que de mettre en rapport conscience et technique, et de nous faire prendre conscience du sens réel de la technologie. Les études les plus brillantes des années 90 doivent beaucoup à ce travail de pionnier. Bien que l’étude de la technologie se limite aujourd’hui à celle de l’informatique ou du réseau virtuel, il nous faut revenir à cette vision intégrante du tout technologique, pour se ressourcer et encore mieux penser cette dominante informationnelle de la technologie. Ellul n’hésite pas à parler de « terrorisme feutré » de la technologie (p. 449), terrorisme qui se répercute jusque dans nos contenus critiques qui doivent ruminer sans cesse sur l’univers des NTI parce que ces dernières ne cessent d’occuper l’espace de la connaissance. C’est le terrorisme de la société de l’avenir, et s’y opposer, c’est refuser le futur, aberration par excellence.

    Nouvelle conception du Destin tel que l’entendait l’Antiquité ; « Si vous ne savez rien sur les risques, vous ne vous tracassez pas, et ça vaut mieux pour tout le monde. C’est la Santé mentale » (p. 472). L’accident du MD-11 de Swissair en septembre 1998 au large de la Nouvelle-Écosse, dans une nature idyllique, est une illustration forte et combien significative de ce secret nécessaire à la haute technologie. Un simple isolant, le Kapton, aurait provoqué un court-circuit fatal dans cette machine ultra-sophistiquée. Dans une même page de journal (Le Soleil, 10 septembre 1998, p. A14), deux experts se contredisent à son sujet, l’un disant que le matériau est couramment utilisé en aviation, et l’autre, un pilote de Swissair, disant qu’il n’est plus utilisé... « Chaque fois que vous montez à bord d’un avion isolé avec du Kapton, vous êtes à bord d’une bombe incendiaire susceptible de vous sauter dans les mains à tout instant », dira l’expert de Boeing (idem). La Marine américaine a interdit ce matériau depuis 11 ans, dit-il. Est-il cynique ou logique ? Mais non, c’est un expert de la technologie. La contradiction fait partie du système de pensée technicien. Elle est nécessaire à l’expérience. Elle érige l’indifférence en système. La haute technologie fait de l’ignorance des risques une condition de base de sa propagation. On apprend après l’écrasement du Boeing 747 de TWA au large de Long Island qu’un fil aurait pu, par son frottement dans un réservoir à carburant, provoquer une étincelle et faire exploser l’appareil ; des directives de vérification sont émises. Pourquoi et comment une telle conception technique a-t-elle été possible, malgré tous les tests sur banc d’essai ? Peut-être un tel risque a-t-il précisément été calculé comme risque statistique mineur, jusqu’à ce que la catastrophe se produise et oblige à une action réelle... L’entreprise de transport perd un appareil (assuré), et est assurée contre les réclamations des passagers puisqu’il est prouvé qu’elle n’est pas en cause dans un tel « dysfonctionnement ». Rien de machiavélique là, c’est une banalité technique, dans tous les sens du terme.

    « J’ai entière confiance en cet appareil, mais il faut comprendre que c’est une machine », affirmera le pilote du même vol, le lendemain, à la télévision suisse qui l’accompagne de New York à Genève. « L’important, c’est de maintenir les mêmes routines », ajoute son co-pilote, qui marque dans le plan de vol numérisé l’endroit de l’incident, qu’il est en train de survoler.

    La technique d’Ellul est de plus en plus forte pour l’Homme de plus en plus faible.

    Il faut avant tout lire cet accident symboliquement, en ce qu’il nous transmet un message de la technologie : l’avion est disparu d’abord en tant que point sur un écran radar, en tant qu’information perdue dans le système de contrôle et de repérage aérien. Seule la boîte noire subsiste, qui contient le discours de la machine. Tout s’est passé dans la solitude collective de 229 personnes coupées du monde, dans la nuit, la non communication tragique, et scandaleuse. La désintégration totale des corps, qui frappe certes l’imagination, est non seulement répugnante physiquement et inquiétante pour notre croyance en une technologie radieuse : si rien ne peut jamais expliquer totalement cette catastrophe, faute d’indices réels, comment réinstaurer la sécurité du peuple des fidèles ? Concluera-t-on l’enquête, comme dans de nombreux cas similaires, par des hypothèses ou des recoupages d’indices et d’informations ? Toute technologie est porteuse d’une possibilité dysfonctionnelle, et plus cette technologie est avancée, plus le dysfonctionnement est catastrophique. Avec la haute technologie, le risque de la complexité est infiniment plus élevé que celui de la charrette, de la bicyclette, du téléphone. Malgré tous les contrôles, toutes les révisions (ce n’était pas une faute de maintenance), quelque chose peut se produire. L’aviation joue dans les limites de tolérance des matériaux (moteurs, structures). La présence et la notion même de boîte noire sont le fait de l’acceptation du sacrifice à la machine ; elle est l’expression d’un détour de la gestion technologique.

    Le MD-11 est le remodelage du DC-10, qui a connu maints problèmes. On a dit que son concept était défectueux. S’agit-il d’une mauvaise conception de design et d’évolution de la mise au point technique, ou du cours normal de production chez un grand constructeur ? Nous sommes dans ce cas à mi-chemin entre la technique et sa gestion, à moins que les deux ne soient que le face recto et verso d’une même entité, d’un même système technicien. Nulle technologie sans grande ou méga-structure technocratique. Nulle gestion systémique, nulle structure complexe d’administration dans la technologie complémentaire, informationnelle ou traditionnelle.

    « Nous n’avons pas la séquence globale », disait Benoît Bouchard, président du Comité de sécurité des transports au Canada, lors du début de l’enquête. Comme dans un logiciel, c’est la suite des séquences (codes, instructions, stratégies, actions) qui détermine la durée technologique, le déroulement du temps selon la technologie. L’écrasement ne s’expliquera qu’après le recollage de ces séquences d’information, comme un blocage, un bogue dans un système d’information s’expliquent par les séquences de programmation et de l’action de son utilisateur.

    Les pêcheurs de Peggy’s Cove, ces ancêtres de la technique, sont partis à la rescousse des survivants. Eux qui ont vu tant ce naufrages, assistaient peut-être pour la première fois de leur vie au naufrage instantané de la vitesse absolue. Naufrage banal, sans épopée. Court-circuit dans le filage, court-circuit dans les mémoires et les hommes. Le lendemain, le vol SR-111 était rebaptisé SR-115. Juste un changement de code, pour recoudre l’altération dans le continuum technicien. Tout passager est cobaye, et surtout ceux qui n’existent que par la technologie. La beauté simple du paysage marin a apaisé la douleur par sa qualité de nostalgie et d’esthétisme..

    Ellul parlait déjà en 1983 de quatre phénomènes majeurs occultés par l’utopie technicienne : la guerre atomique, la révolte du Tiers-Monde, la croissance exponentielle du chômage et l’éventualité d’une faillite financière du monde occidental (cumul de dettes, spéculation, inflation). Où en est-on exactement aujourd’hui ?

    De même, les avertissements répétés de l’auteur sur la génétique (avec l’inspiration des idées d’Albert Jacquard) sont d’une actualité vitale (7).

    « [Le système technicien] ne cesse de grandir, et il n’y a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne son point de déséquilibre et de rupture (l’équilibre et la cohésion sont de fait depuis vingt ans difficiles à maintenir » (p. 478).
    Concluons en rappelant une fois de plus une des qualités essentielles de ce livre, et de l’œuvre de Jacques Ellul : une appréhension holiste, ouverte et intégrante de la réalité. Une telle attitude en est évidemment une d’esprit bien plus que d’ordre intellectuel ou moral. Elle semble manquer depuis le début des années 90, chez les théoriciens critiques, pour une bonne raison : ces théoriciens doivent raisonner en experts, en vase clos, pour circonscrire ne serait-ce que le seul domaine des NTI, celui du virtuel entre autres. On ne peut quasiment plus se permettre des explorations d’ordre général, presque encyclopédiques, comme Ellul ou Illich, ou McLuhan, ou encore encore un Roland Barthes qui appliquait la sémiologie à l’étude d’un ensemble de phénomènes sociaux. Toute cette catégorie de penseurs était d’ailleurs la continuation des esprits dilettantes et révolutionnaires des années 30 à 60, les Alfred North Whitehead, Thornstein Veblen, Kenneth Galbraith, Lewis Mumford, Herbert Marcuse.

    Notes

    1. En-tête du livre de Neil Postman, Technopoly, the Surrender of Culture to Technology. New York, Knopf, 1992.
    2. Voir à cet égard une continuité de ce concept d’aristocratie du virtuel dans celui de « Virtual Class » développé par Arthur Kroker et Michael Weinstein, en rapport particulièrement avec l’économie globale. Les auteurs reprennent exactement les attributs de cynisme et d’indifférence à l’éthique soulignés par Ellul.
    3. Voir « Sur les traces du « phénomène technique », de Jacques Prades, qui s’inspire du concept de machine et de l’informatique selon Wiener pour présenter la technique comme un processus mental centré sur l’opérationnalité. Il s’inspire fortement de Marcuse en ce sens. http://www.lsv.ens-cachan.fr/Terminal/textes/Technoscience61.html .
    4. Est-ce à dire qu’il faut refaire l’Homme à l’image de la technique? La technique aboutira-t-elle à reconstruire un Homme à sa ressemblance, grâce à la génétique et à la bio-électronique? Ce sera effectivement, sûrement, sa seule voie de survie, à moins d’être renversée par l’Homme…
     

    5. Voir le texte d’Immanuel Wallerstein dans ce numéro, qui s’inspire des cycles Kondratieff. 

    6. Bel exemple du discours technicien sur le droit en information multimédia : « L’interactivité (...) fait en sorte que l’auditeur ou le lecteur n’est plus confiné à un rôle passif (...) il peut choisir quand il veut consulter l’information et dans quel format il la veut (...) La convergence des médias ne s’effectuera pas contre le gré des consommateurs. Ceux-ci ont un grand pouvoir dans le développement des technologies doit s’adapter à la technologie que le consommateur aura choisie ». Caroline Voisard, « L’impact des nouvelles technologies et la convergence des médias : un nouveau médium pour une société meilleure ? », Dire, Vol. 7, no 3, Été 1998, p. 31).

    7. Voir ce texte de CTheory sur l’eugénisme comme commodité et service, sur la conception du corps humain comme machine à améliorer, dans un système de relations sociales technicisées par la consommation et la famille. « Void Reports 4. Eugenics : The Second Wave ».Critical Art Ensemble, CTheory, [ http://www.ctheory.com/a58.html ].







    Repenser la pratique technologique

    Arnold Pacey

    The Culture of Technology. Cambridge, Mass. : MIT Press, 1983, 210 p.

    Voici l’ouvrage d’un ingénieur anglais ayant écrit sur l’histoire des technologies et sur les politiques technologiques et qui s’est intéressé aussi aux applications technologiques dans le Tiers-Monde  nutrition, santé, entretien de pompes sanitaires). L’intérêt de ce livre est double : il nous permet de comprendre la pratique de la technologie et amorçait en son temps une réflexion sur la neutralité de la technologie qui n’a pas fini de faire des petits.

    La réflexion de Pacey s’articule autour d’une interprétation pratique et scientifique de la technologie. Il ne remet pas en question la technologie dans ses expressions mythologiques, par exemple. Pour lui, la technologie est un outil qu’il s’agit d’adapter aux besoins réels de l’Homme. L’essentiel de sa conception est centré sur la simplicité de cet outil, en opposition à une virtuosité qui résulte d’un détournement de l’outil innocent et convivial par des groupes précis en vue d’intérêts qui n’ont rien à voir avec l’utilité réelle de la technique. 

    La page de garde du volume présente la critique du New York Times Book Review, disant du livre qu’il est une « calm and thoughtful study, without a shred of rancor or self-righteousness », faisant allusion aux examens philosophiques plus poussés sur le sujet qui donnent l’impression aux non initiés dans ce domaine de réflexion que la critique des fondements de la technologie est négative en soi, ou bien encore qu’elle donne raison sans raison à celui qui la fait. Or, précisément, ce n’est pas d’une approche philosophique qu’il s’agit dans ce livre, mais bien d’une réflexion sur la culture technologique faite par un praticien—ce qui n’exclut bien entendu aucun élément philosophique, bien au contraire. Pacey s’attarde surtout aux valeurs rattachées à la technologie, et son analyse concerne par conséquent davantage le niveau éthique et moral de l’application technologique. En ce sens, son livre peut être lu comme un début d’approche des prémisses philosophiques de la technologie. Il nous apporte une connaissance complémentaire et essentielle qui échappe parfois aux dissertations les plus aigües, aux Ellul, aux Virilio et aux Sfez, par exemple, lesquelles se préoccupent d’abord de l’aspect conceptuel et phénoménologique de la technologie. Nous allons voir que les deux approches peuvent aussi se rejoindre d’une certaine façon. On pourra voir que finalement, le livre de Pacey, si l’on en pousse les conclusions, pose les jalons d’une philosophie de la technologie, et particulièrement de la TI (technologie de l’information), laquelle était naissante à l’époque de la parution de l’ouvrage.

    Pour ce faire, nous allons suivre, chapitre par chapitre, le déroulement de l’analyse.
    Pratique et culture de la technologie

    Les activités humaines entourant la technologie ne la rendent pas neutre. Au départ, donc, Pacey se démarque de ceux qui considèrent, à la base de la technologie, une mentalité propre, une attitude, une idéologie de base. Mais tout comme eux, cependant, il reconnaît la confusion des sens donnés au mot « technologie ». Il distingue trois aspects fondamentaux de la technologie (tableau, p. 49) :
    • Organisationnel (activités des techniciens, des designers, des décideurs)
    • Technique (compétences, innovations)
    • Culturel (idées, valeurs).
    Or, la technologie, dit Pacey, est confondue avec son seul aspect technique. En ce sens, il nous rappelle que la technologie est aussi un discours et une pratique. Les exemples de la motoneige chez les Inuits et de la pompe à eau en Afrique illustrent ses propos, en démontrant les présupposés culturels qui peuvent limiter la créativité des concepteurs. « Part of the aim of this book, précise-t-il, is to strip away some of the attitudes that restrict our view of the technology » (p. 8).

    Ces exemples sont ceux de l’outil technique, conception qui oriente le cours de la pensée de l’auteur. La techno-science, par exemple, est encore considérée comme un « trip » de virtuoses, une affaire de fantasmes d’ingénieurs qui conçoivent des supersoniques ou des monuments somptuaires qui ne répondent plus aux besoins réels des gens. Pacey pointera alors les jeux de pouvoir politique commandant la foi en l’impératif technologique.
    Les croyances envers le Progrès

    L’idée de Progrès se manipule aisément par les méthodologie et les analyses incomplètes. Ce chapitre se distingue par son analyse remarquable des représentations statistiques du progrès (il en donne des exemples éloquents dans le domaine de la production agricole). Ces représentations courantes et dominantes restreignent la vision des choses à une seule dimension et à une vision linéaire (pp. 14-15), laquelle fait fi, entre autres, des coûts humains et environnementaux. Dans le même ordre d’idées, l’auteur explique que ce n’est pas la machine à vapeur de Watt qui a permis la Révolution industrielle (idée bien reçue s’il en est), mais plutôt l’organisation du travail en usine, qui induit une discipline de l’ouvrier qui elle seule rend pensable l’usage de la machine à vapeur.

    Ce sont donc des rapports socio-économiques de pouvoir qui règlent la technique industrielle. Croire le contraire fait l’affaire de ceux qui ne veulent pas mettre au jour les fondements de l’ordre politique des choses, et qui comptent sur l’explication mécaniste des phénomènes et de leur développement pour produire un savoir simple, facile à assimiler et inoffensif dans l’ordre des idées et des consciences.

    L’automatisation (des tours à bois ou à métal en usine comme des machines à coudre) effectue un déplacement du jugement de l’opérateur ; ce dernier surveille au lieu d’exercer un savoir-faire musculaire ou manuel ( p. 21). La mécanisation rend la machine informatrice de sa propre activité, alors que c’est l’homme qui informait l’outil auparavant. Ainsi dans notre siècle, la télévision, rendue possible par l’idée de la distraction de masse comme principe, constitue la première forme d’information technologique, dont le propos est de former à la consommation technologique de masse et industrialisée. Elle marque aussi la fin d’une forme d’information à échelle humaine et locale, maîtrisée par l’« utilisateur » qui faisait partie d’une société non axée sur la consommation à grande échelle.

    La première révolution industrielle (début 19ème siècle)n’était en aucune façon de nature technologique, soutient Pacey, en accord avec Harry Braverman (p. 23). Elle n’a pas changé la nature de nombreux processus, mais elle a fait disparaître la composante artisanale (« craftsmanship ») du travail pour imposer la gouverne d’un processus managérial qui semble se compléter de nos jours avec l’automation. 

    Le progrès d’une technique (et non pas de la technologie) évolue en fait fort peu dans le temps. Des techniques anciennes restent valables et efficaces depuis des millénaires, par exemple l’écriture. Témoin éloquent de cette permanence, la roue, qui n’a été qu’adaptée au cours des âges. Ainsi, cette découverte sur une momie du Musée Redpath de l’Université McGill de Montréal : un spécialiste, le Dr. Patrick Horne, de l’hôpital St-Luc, y a relevé une dent soignée pour une carie selon une technique assez proche de celle utilisée aujourd’hui. La momie date de 1 500 ans avant Jésus-Christ.

    Une vision linéaire du « progrès » de techniques de base encourage un faux optimisme tout comme un pessimisme désespérant, et cache les ambigüités liées au changement technologique, montre Pacey. Elle confirme une rationalité hégémonique de cette évolution (p. 24). « (...) Conventional beliefs serve a political purpose. When people think that the development of the technology follows a smooth path of advance predetermined by the logic of science and technique, they are more willing to accept the advice of « experts »  and less likely to expect public participation in decisions about technology policy » (p. 26). 

    Toute innovation technologique a une relation au politique : elle reflète des choix, des orientations, des opportunités économiques. Prenons garde aux graphiques, aux statistiques, à la passion des faits précis, nous dit Pacey, car tous risquent de nous aveugler sur les causes et les enjeux réels de l’évolution technologique en restreignant notre vision des choses.

    La culture de l’expertise

    La technologie intermédiaire (« halfway technology ») est fort séduisante, très populaire mais trop facile, explique Pacey. Elle résout temporairement des problèmes à moitié compris (il donne comme exemple les transplantations d’organes, qui sont l’expression d’une moindre attention accordée à la médecine préventive ou traditionnelle, qui obligent le bénéficiaire à une dépendance à des médications, voire à des interventions techniques ultérieures). Plus prosaïquement, les problématiques liées aux pénuries alimentaires et à l’énergie peuvent être abordées de la même façon par l’expert qui les réduit à des questions techniques. La course aux armements a témoigné de la même façon de considérer les choses par une catégorie d’experts (les ingénieurs et les fonctionnaires) qui onr maintenu de la sorte leur statut et leur succès dans leur branche professionnelle (p. 40). 

    L’expertise transformée en culture constitue au fond le problème central auquel l’auteur s’attaque dans ce livre (p. 43). Il est commode de réduire les problèmes complexes en les ramenant à des données techniques, qui impressionnent d’autant plus par leur précision et leur exactitude. « Professional tunnel vision has restricted the investigations made by experts ». (p. 48).

    Les croyances quant aux ressources
      
    « Famine, like recession, is largely man-made » (p. 57). Pacey met à profit son expérience en sol africain pour nous expliquer comment l’exportation de fertilisants chimiques et de surplus alimentaires aux pays du Tiers-Monde leur nuit plus qu’elle ne leur aide. Les ressources de la terre, de la forêt et de l’eau sont interdépendantes. La production industrielle de viande est une dépense inutile de grains, d’espaces et d’énergie si l’on considère les résultats obtenus. Les ressources ne sont pas inépuisables, mais les dommages causés par la pollution et l’exploitation minière sont, quant à eux, irréversibles, contrairement à ce que croient les technologues avec leurs solutions « contre-technologiques » (p. 62) (1).

    L’écologie, bien que déjà attaquée au début des années 80, représentait pour Pacey une analyse fort valable, voire nécessaire, des problèmes écologiques et technologiques. L’auteur cite les cas du Kérala, en Inde, et du Sri Lanka pour prouver que des collectivités déterminées politiquement et culturellement peuvent prendre en mains la direction de leur développement économique pour satisfaire leurs besoins réels (pp. 74-75). On sait ce qui s’est passé par la suite au Sri Lanka : l’« aide » du FMI, suite aux spéculations et aux dévaluations des monnaies asiatiques, a détruit une économie autochtone et provoqué des rébellions sociales particulièrement violentes.
      
    Il en va de la gestion écologique responsable comme d’une question essentielle à la survie même de l’homme comme espèce. Ainsi, au Brésil, où une gestion rationnelle et une formation adéquate, combinées à une maintenance correcte des équipements, feraient économiser près de deux tiers des forêts tropicales pour en arriver à la même production de bois utile à la transformation (2). Encore ici, la notion de maintenance, autre thème capital chez Pacey, s’impose en tant que solution à un développement « durable », efficace et profitable socialement : ce n’est pas tout de construire et d’inventer les objets technologiques, encore faut-il les entretenir et en assurer la « pérennité », du moins une durée de vie maximale. Or, ce volet de l’activité technicienne, comme nous allons le voir, est le moins valorisé dans une société de consommation et d’innovation.
    Nécessités et culture créatrice

    L’impératif technologique a ses valeurs et ses significations spécifiques. Le terme est une couverture commode pour en présenter une neutralité fictive. « Technological advance is sometimes pursued for departmental reasons realting to the dynamics of particular professions » (p. 80). Les promoteurs de la technologie veulent souvent se mériter la reconnaissance de leurs pairs (surtout dans le milieu de la recherche, universitaire ou privée) ou gagner un statut plus élevé dans la communauté professionnelle, ce qui serait commun parmi les scientifiques, aux dires de l’auteur.

    C’est précisément à cette étape que Pacey va prendre la notion de virtuosité technologique chez John Kenneth Galbraith pour décrire cette tendance à penser la technologie pour elle-même. Ce désir de virtuosité fait oublier la fonction première de la technique, celle d’outil, pour en faire un prétexte à des tours Eiffel, à des Concorde, à des réacteurs nucléaires en série (l’auteur étudie le cas de la Grande-Bretagne), et aujourd’hui à des automobiles plus puissantes et rapides, au fantasme de la mobilité (le cellulaire). Il est amusant de constater qu’on a appelé Virtuose un récent programme (controversé par les « intéressés ») d’équipement d’ordinateurs portatifs pour les étudiants de l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal (HEC) ; outre que le fournisseur (IBM) semble davantage en tirer profit que les étudiants eux-mêmes (qui ont une somme de 3 000 $ à débourser pour l’achat de l’appareil), on doit simplement se questionner sur cette notion de virtuosité informationnelle et du prestige qui est ainsi rattaché à l’institution, à l’avantage concurrentiel qu’elle obtient sur le marché de l’éducation (d’autres universités ont déjà entrepris ce type de programme).

    Ces valeurs liées à la virtuosité n’ont même pas de valeur économique, dit Pacey (p. 85). L’entreprise technologique est associée à la maîtrise de la nature par l’homme, un désir vieux comme le monde que Descartes a formulé pour notre monde actuel, mais un désir qui est aussi partie prenante du pouvoir dans ses manifestations socio-économiques. 

    D’où la conséquence suivante : deux ensembles de valeurs se recoupent dans la culture de la technologie, l’un basé sur des buts économiques, matériels et rationnels, l’autre sur la volonté d’aventure, d’exploration des frontières. La course à l’espace en témoigne, et la notion actuelle de cyberespace, qui reprend les notions d’abolition des limites spatiales et géo-sociographiques. Ce deuxième ensemble de valeurs concerne l’irrationnel (p. 89).

    On place alors la considération des risques technologiques dans une perspective économique, lorsqu’on ne les oublie pas tout simplement. On a dit de l’industrie du nucléaire qu’elle était moins dangereuse que celle du chimique dans la production de l’énergie. Le calcul des risques à ce niveau est une affaires d’actuaires. 

    Comme la construction des cathédrales au Moyen Âge, la grande ingénierie ne peut être séparée de ses fonctions religieuses, en plus de servir de symbole de prestige social et professionnel (p. 93). Ce génie est le descendant du complexe militaro-industriel des années 50 et 60, qui dans son irresponsabilité et son arrogance, a édifié un monde de techniciens qui fonctionne en vase clos et ne vise qu’à se transcender lui-même.

    Les femmes et les valeurs enrichies
    Ce chapitre est un des plus originaux et des plus captivants du livre. L’auteur y montre comment, dans l’Histoire, la femme a excellé au travail artisanal, grâce à ses habiletés socialement utiles. Puisque toute valeur de prouesse et vie héroïque lui était niée, elle s’est tournée vers la famille, les enfants, les vieillards, les malades, les pauvres, tout ce qui était un poids à un fonctionnement rationnel et économique du Pouvoir mâle, et capitaliste. Le jardinage, le travail répétitif (comme le tricot ou la couture), les activités dites de subsistance dans les civilisations africaines, ou asiatiques, tout cela relève aussi de la femme (pp. 100-102). Au plan de la société technicienne, les valeurs des femmes sont celles de l’entretien, de la gestion des équipements, les valeurs d’usage, contrairement à la valeur d’échange, ou de prestige, la valeur économique, qui sont celles de l’homme (Tableau, p. 102). La femme est davantage portée vers la prévention, la prévision et la responsabilité. Elle préférera la bio-économie à la sphère économique dure de l’expert. Le rôle traditionnel de la femme s’apparente à l’activité de service, alors que celui de l’homme en est un d’« activité sérieuse de création de richesse » ( p. 103). Ce qui explique pourquoi le travail de la femme à la maison n’a jamais été comptabilisé dans les PNB… Ce qui ne requiert pas de technologie ne saurait être générateur de richesse matérielle profitable à cette technologie. 
    La femme, continue Pacey, travaille avec la nature plutôt que d’essayer de la conquérir (p. 104). Elle sait utiliser une information de base pour ses tâches et fait progresser ainsi l’ensemble de la société. L’auteur donne en exemple la mère, l’éducatrice en soins de santé, l’infirmière et l’enseignante. Il en oublie une, fort importante également : la bibliothécaire, à la fois curatrice du patrimoine documentaire, éducatrice, conservatrice de l’héritage intellectuel, parfois même leader respectée dans sa communauté. La culture n’a de toute façon jamais été une affaire d’hommes, pas davantage aujourd’hui qu’hier.

    La femme peut apporter la dimension du développement éthique personnel dans le domaine de la science et de la technologie (p. 112). Pacey illustre ces propos par des exemples tirés de l’Inde et de l’Asie.
    Conflits de valeurs et institutions

    L’auteur montre ici qu’une dialectique inspirée de la vision de Thomas Jefferson devrait nous guider dans la vision de la technologie moderne. Jefferson, l’un des pères de la Constitution américaine, homme de culture dont la bibliothèque personnelle a été le noyau de la Bibliothèque du Congrès, n’a jamais eu une image fixe de la société : il a constamment redéfini son idéal pour l’ajuster à la réalité (p. 123).

    Pacey cite un technologue de renom qui disait préférer l’analyse au débat, marquant ainsi un des points faibles de la pensée uniquement technologique : elle s’enferme dans la vision détaillée et microscopique de la réalité, et refuse la vision globale et parfois contradictoire que donne le débat d’idées, une vision responsabilisante.

    En 1963, Edward Teller, le père de la bombe atomique, plus tard devenu conseiller de Ronald Reagan et concepteur de la « Guerre des Étoiles », s’oppose au traité d’interdiction des tests nucléaires. On n’arrête pas l’exploration technologique, soutient-il, c’est un non sens. Pour lui, ce serait comme de stopper soudainement la course à l’espace qui tient alors les peuples en haleine… La principale raison est qu’il était le père de l’attirail nucléaire. D’autres scientifiques s’y opposeront également parce qu’un tel traité aurait signifié la fin de leurs projets personnels de recherche. L’expert ne tolère pas l’ambigüité, car c’est son pouvoir qui en dépend (p. 126-127).

    Galbraith avait bien raison de considérer la virtuosité technologique comme un but subsidiaire de l’industrie, dit Pacey. Elle s’entoure d’un secret insondable qui défie les Parlements. Seul l’avis des parties intéressées est sollicité (p. 131). Cette ambigüité démocratique a été institutionnalisée, notamment par la techno-science ce qui risque de mener à une utilisation du savoir à tendance totalisatrice.
    Le dialogue innovateur

    Une technologie appropriée aux besoins réels de la société, voilà ce que toute bureaucratie a tendance à rejeter, car elle est incapable de penser la flexibilité des solutions. Par exemple, prévoir une interaction avec la demande d’énergie des consommateurs en termes d’équipement ( pp. 139-141). L’énergie éolienne, adaptée aux besoins à petite échelle, et à coût moindre, a été une des grandes opportunités commerciales ratées en Grande-Bretagne (p. 141). Il est significatif de constater un regain d’intérêt actuellement pour ce type de production énergétique au Québec et dans le monde, la dérégulation des marchés y étant pour quelque chose, ainsi qu’une nouvelle configuration des schémas d’exportation et de co-production. 

    Les échanges culturels favorisent une innovation interactive. La technologie, loin d’être universelle et culturellement neutre, s’adapte à chaque milieu. On a trop tendance à discréditer les techniques du Tiers-Monde, par exemple, au profit d’une homogénéisation sophistiquée étrangère aux besoins et aux contextes, ainsi qu’aux usages (p. 147). La médecine chinoise mesurera ses résultats en termes de santé générale de la population plutôt qu’en progrès des traitements spécialisés et des techniques de pointe (p. 149).

    Le nouveau professionnel devra être à l’écoute des gens ordinaires et collaborer avec eux. Qui perd et qui gagne? Il est certain que les vues de l’expert ne sont pas celles de l’usager quant aux questions liées au développement des technologies (tableau, p. 155). Un processus impliquant le dialogue signifie aussi un partage de la décision. La « démocratie électronique », ça pourrait être aussi cela (3).
    Une révolution culturelle

    L’opinion de l’expert comporte un mélange de faits techniques et de jugements de valeur. C’est pourquoi elle a besoin d’être équilibrée par la consultation démocratique et l’information.

    Les professionnels de la technologie doivent être plus conscients des implications socio-économiques de leur travail, et délaisser leurs illusions tenaces sur la neutralité de la rationnalité technologique (p. 166). Dans le jargon des philosophes, dit Pacey, cela signifie l’adoption d’un nouveau paradigme, d’un nouveau pattern pour organiser nos idées (p. 169). Cessons de produire un gaspillage organisé (énergie, consommation alimentaire et autre, « croissance de la richesse »), et examinons les vrais besoins des gens, dit Pacey. Peut-être certaines catégories de « travailleurs de la connaissance » profiteraient-ils avantageusement d’un séjour chez les agriculteurs en compagnie des étudiants d’ailleurs, comme au temps de Mao et de sa Révolution culturelle? (p. 170). 

    En guise de conclusion, soulignons les prémonitions révélatrices qui émergent de ce livre, surtout celles qui ont trait aux valeurs de virtuosité rattachées à la technologie dominante de l’époque, et qui ont pris avec le temps les proportions d’un amour quasi-physique de la technique chez nos architectes de l’information. Pacey sent clairement le lien inévitable entre technologie et mythologie, mais comme l’éminence technologique est encore fortement lourde et industrielle à l’époque de l’écriture de son livre, l’auteur ne voit pas de lien de nécessité entre les deux, lequel lien sera développé par les NTI en tant que « high tech » et qu’« intelligence » en réseau, mimant quasiment celui du cerveau… Les NTI modèlent la vie quotidienne, elles insèrent la sophistication technologique au cœur de notre vie. Elles sont la technologie du savoir, elles nous montrent comment appréhender le monde de l’information qui est un univers façonné pour et par elles. Elles ne peuvent pas échapper de ce fait à un rôle de matrice mythique de ce monde.

    Pacey, dans ce livre, croit à une technologie à visage humain, une technologie responsable, et il n’a pas tort. Dans une certaine mesure, il faut que la technologie en arrive à ce résultat, mais nous croyons pour notre part que les développements actuels et futurs de la technologie ne font qu’infirmer une telle constatation. Depuis deux siècles, la technique, puis la technologie, n’ont fait qu’accroître la productivité et la richesse économique. Elles ont enlevé l’homme du centre des processus vitaux reliés à sa survie, et c’est ce que le début du XXIème siècle nous apprend : la survie des espèces, humaine et animales, ainsi que de leur milieu, sont effectivement menacées. Ce n’est pas une menace d’écologistes en mal de publicité : le progrès technologique a atteint la possibilité de contaminer le globe et ses ressources, air, eau et terre. L’inconscience fondamentale à la source de l’évolution technologique est parvenue à la conscience d’elle-même en cette fin de siècle, qui marque la fin d’une certaine société industrielle. 

    En tant qu’outil, la technique est certainement aussi banale et inoffensive que toute autre technique, celle de la charrette ou celle de la boussole ; mais son essor en technologie pose le problème de son épistémologie (comment elle devient médiatrice de la connaissance et de l’esprit humains) et à partir de là, on doit douter de son « unique » caractère d’outil, en le remettant en question, en le relativisant. C’est ce qu’on empêche de faire quand on ne parle que du caractère de commodité lié à l’outil technologique. On peut dire d’une certaine façon que la technologie empiète sur la technique en l’obnubilant dans sa « culture » à elle, elle nous fait perdre le caractère pratique de la technique en tant qu’outil. Ce que Pacey voyait dans la virtuosité des constructeurs de cathédrales ou de Concorde, ou de centrales atomiques, c’était une empathie exagérée et presque enfantine pour une magie de la technologie qu’on voir aujourd’hui à l’œuvre dans toute réalisation ou application courante des NTI. La virtuosité, autrefois l’apanage des grands et des originaux, est aujourd’hui intégrée à nos objets quotidiens, elle nous séduit par son design, par sa convivialité.

    Là réside, par exemple, la différence entre une micro-informatique fonctionnant au DOS (celle des années 80) et celle des systèmes WYSIWYG de Windows (« What You See Is What You Get »). L’utilisateur du système DOS devait jouer au programmeur pour faire fonctionner une machine individuelle qui s’apparentait encore au gros ordinateur, qui étaient opérés avec un écran affichant des instructions codées. Les premiers micro des années 70 étaient destinés à la programmation maison de jeux. La machine des années 90 s’adresse enfin à l’utilisateur « laïque » , qui peut apprendre son maniement par intuition. 

    Enfin, ce que Pacey dit de la cathédrale en tant que symbole du Pouvoir est certes vrai, sauf qu’elle représente aussi la foi populaire du Moyen Âge dans l’irréel et le merveilleux. L’esprit du temps est dominé par le sentiment religieux et de transcendance de la réalité. La Technologie serait donc à la fois l’expression du Pouvoir et l’expression d’un dépassement propre à l’être humain. Plus exactement, la Technologie exploite ce sentiment de dépassement en l’instrumentalisant. Pacey sent clairement cette caractéristique lorsqu’il traite des super-fusées de la course à l’espace. Cette absorption de la substance humaine par la Technologie fait dire aujourd’hui que le réseau et le livre électroniques représentent l’achèvement de la puissance de la connaissance humaine : confusion religieuse du moyen et de la connaissance elle-même.


     Notes
     1. C’est ainsi qu’on défend au Québec la production hydroélectrique d’électricité, en dissimulant les chiffres reliés aux risques, tout comme Pacey explique qu’on le fait en Grande-Bretagne pour le nucléaire. Une forme de pollution de l’eau par les grands réservoirs existe, et le harnachement des rivières, en voie d’être systématisé, détruit un équilibre naturel, anihile des parcs. D’autre part, le Canada est le premier producteur d’uranium mondial ; par son agence nommée Export Development Corporation, fournit la moitié d’un prêt de 140 $ millions pour la construction d’une centrale atomique en Roumanie qui sera le maillon, en Europe de l’est, d’une stratégie d’exportation de la technologie canadienne Candu qui s’ajoute à ceux de la Corée du Sud, de la Chine, de l’Indonésie, de la Russie... Lorsqu’on connaît les fermetures de centrales aux Etats-Unis (Connecticut Yankee, Milestones) et les risques sans cesse croissants de ces installations, risques environnementaux et militaires, on peut s’interroger. De plus, le Canada supporte la candidature de la Roumanie comme membre de l’Otan, ce que nombre d’analystes reconnaissent comme étant relié à son désir de décrocher d’autres contrats dans le nucléaire (Jeff Weber, « Liberals Selling Environmental Degradation », McGill Daily, August 31, 1998, p. 13 et 17, d’après un court article du Globe and Mail, 6 août 1998, p. A8). 
      
    2. Source : http://www.worldwatch.org/alerts/pr980402.html
      
    3. La Grande-Bretagne propose des solutions originales et « avancées », techniquement et socialement, au problème du trafic routier et urbain. Ce n’est certes pas une coïncidence si la patrie de Pacey est à l’avant-garde dans le domaine, avec des villes comme Vancouver et Toronto. Un contexte de pensée critique semble y jouer énormément en faveur de solutions qui n’ont pas peur de remettre des dogmes en question.  »(...) en 1995, en Angleterre, le Standing Advisory Committee on Trunk Road Assessment (SACTRA), un comité parlementaire mixte, a fait une étude qui allait poser bien solidement les fondations d’un nouveau modèle de développement urbain. Son rapport a été reconnu par le ministère des Transports anglais, qui a en conséquence remis en question plusieurs de ses projets autoroutiers. L’idée centrale du rapport est celle de l’induction du trafic (...) ». C’est l’offre de circulation qui crée la demande : toute nouvelle voie générera du trafic supplémentaire. « Jonathan Bray, coordonnateur des routes pour le Toronto Metropolitan Transport Research Unit, explique que le phénomène d’induction [de trafic supplémentaire] devrait forcer les ingénieurs civils à réduire de 50 % les prévisions de décongestion attendue lors de l’ouverture de nouveaux tronçons routiers urbains. En somme, la moitié des économies de temps prévues sera perdue dès l’ouverture de la route (...) La plupart des projets routiers urbains seraient donc une pure perte d’argent ! La solution réside donc dans la gestion de la demande, dont l’efficacité est beaucoup plus grande ».(Christian Huot, « SACTRA, ou l’évidence enfin reconnue : la construction autoroutière remise en question », Place Publique, 29 octobre 1998, p. 7). La ville de Toronto a organisé en juillet 1998 une conférence sur les bénéfices économiques des transports écologiques, dont la bicyclette et la marche (serait-ce le « retour au cheval et à la charrette » dont nous accusent avec dérision les technologistes... ?). Réduction des espaces de stationnement, péages, augmentation du financement du transport public et de ses infrastructures, programmes d’appui au commerce de produits locaux, sont autant de solutions proposées dans le cadre d’une consultation publique pour le plan d’action économique de la ville. À Vancouver, on impose une taxe régionale de 4,5 cents sur le litre d’essence, et on songe à l’augmenter. Demi-mesure, certes, puisque la ville se résout à reconnaître la suprématie du transport automobile, tout en voulant décourager ce type de transport en ville. À Montréal, pendant ce temps, on peaufine l’image d’une ville « chaleureuse et respirant la joie de vivre européenne » en refusant toute mesure de réduction de la circulation automobile (par exemple, en réservant un mail piétonnier central comme toutes les grandes villes nord-américaines) et en coupant 45 millions $ dans le budget du transport en commun depuis 5 ans. Selon Transport 2000, un organisme de « veille » sur les transports, la circulation sur les ponts qui relient l’île à sa banlieue a augmenté 25 fois plus vite que la population, et depuis 20 ans, le transport automobile a augmenté de 90 %. Les maires de banlieue veulent amputer la société de transport de ses pouvoirs politiques, et en faire un gros organisme de services, semblable à la police ou à la gestion de l’eau...(C. Huot, « Quel avenir pour le transport en commun ? », idem).

    Bref, l’image d’une ville humaine et attachante ne sert que pour le tourisme, les festivals et l’industrie cinématographique (américaine surtout) qui vient y chercher le pittoresque ancien de ses décors.

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