Numéro 3

« De la vie, on peut tirer assez facilement tant de livres;
mais des livres, on tire peu, bien peu de la vie ».
G. Janouch, Conversations avec Kafka. Paris, Les Lettres
Nouvelles, Maurice Nadeau, 1978, p. 41
  
Table des matières




Articles
Bibliothéconomie
La formation des usagers en bibliothèque universitaire : l'exemple des bibliothèques de l'Université du Québec à Montréal (deuxième partie)
Marie-Hélène DOUGNAC 
Au-delà du discours idéaliste de l'information : Volet 1 : Information-connaissance, le mixte bienheureux
Pierre Blouin
Liberté académique
Les fondements constitutionnels de la liberté académique des professeurs d'université en droit canadien et américain
(première partie)
Elvio Buono
La pensée de droite 
Notes sur le conservatisme et le libéralisme et ses néos : ou comment le mirage est permanent. Lectures diverses
Roger Charland
Technologie de l'information
La supercherie fondamentale de la technologie
Stephen L. Talbott
(suivi de Post-scriptum de Hermès par Pierre Blouin )
Réflexions théoriques sur la profession bibliothéconomique : l’informateur désinformé
par Pierre Blouin
Fiction
Mesure ambiante
par Pierre Blouin


Comptes rendus de lecture
Théorie sociale et politique
Richard Dubois, Intellectuel. une identité incertaine, Montréal, Éditions Fides, 1998, 79 p.
par Pierre Blouin
 Bibliothéconomie, société et information

 Paul N. Edwards, The Closed World: Computers and the Politics of Discourse in Cold War America. Cambridge, London: MIT Press, 1996, 428 p. (Suite à la relecture de Jacques Ellul)
par Pierre Blouin


Paul VIRILIO, La bombe informatique, Paris, Éditions Galilée, Collection l'espace critique, 1998, 159 p.
par Pierre Blouin


Marie-France Blanquet, Science de l'information et philosophie. Une communauté d'interrogations, Paris, ADBS Éditions, 1997, 149 p.
par Pierre Blouin
 

Lucien Sfez, La santé parfaite : critique d'une nouvelle utopie, Paris : Éditions du Seuil, L'Histoire immédiate, 1995, 398 p.
par Pierre Blouin


Articles et livres recommandés par la rédaction de HERMÈS
par Roger Charland
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Présentation

De l’idéalisme, certes, mais avec des idées et pas du vent



Après plus de huit mois de parution, nous voici donc arrivés à un troisième numéro de Hermès. De nombreuses réactions nous parviennent, de France presque uniquement, donc de nombreux lecteurs nous suivent (notre compteur en fait preuve). Nous répondrions donc «à un besoin» s’il en est. Mais nous croyons que la réflexion théorique est une nécessité bien plus qu’un simple besoin parmi d’autres, surtout en cette période où les approches de la bibliothéconomie et de la technologie sont assez molles et complaisantes. C’est en effet toujours le «hype» qui domine, qu’on le veuille ou non. Ce «hype» a envahi le discours théorique lui-même, en construisant ses propres approches critiques. Il faut donc redoubler de vigilance, plus que jamais. Nous entrons dans une ère de grande confrontation d’idées qui accompagne le changement technologique. Visiblement, la première nous captive plus que la deuxième…
C’est ainsi que vous trouverez dans ce numéro trois une analyse de l’information en tant que concept, de même que des compte rendus d’ouvrages traitant des interactions entre cybernétique et société (Edwards, Virilio, Sfez), ou scrutant la science de l’information avec l’œil du philosophe (Blanquet). Nous publions également la seconde partie du rapport de Marie-Hélène Dougnac sur la formation des usagers en bibliothèque à l’UQAM. Vous y trouverez aussi un texte d'Elvio Buono portant sur la liberté d'expression dans les universités et de son rapport au droit constitutionnel. 

Nous avons traduit un texte de Stephen L. Talbott portant sur la technologie. Les mouvements conservateurs et les libertariens font l'objet d'une lecture critique. Nous avons cru bon de compléter ce texte par une enquête sur les groupes de droite dans le monde et par la publication de bibliographies sur ce sujet crucial. On comprendra, nous l'espérons, un peu mieux d'où origine le discours unique.

Enfin, une fiction illustre les thèmes de la technologie  sur le mode littéraire. Il s'agit là d'une première fiction, mais pas de la dernière.

Nous croyons que nos articles ne s’adressent pas d’abord à un lecteur spécialisé, mais à tout esprit curieux et ouvert. Nous essayons de procéder avec beaucoup de rigueur, en mettant la barre assez haute à cet égard. Pour nous, un compte rendu ne saurait être un résumé ou indicatif, ou fait sur le mode de la péroraison autour de quelques idées ou sur le ton – comme cette trouvaille de Louis-Bernard Robitaille sur Bourdieu dans L’Actualité de Novembre 1998.

Pour nous, la philosophie de la connaissance (que nous opposons à l'acceptation de philosophie de l’information) que nous adoptons ici, dépasse le monde clos de la spécialité ou de la problématique d’un seul domaine. Ce n’est pas parce que nous sommes professionnels ou spécialistes de la bibliothéconomie que nous avons perdu ce goût de la curiosité large que nous avions bien avant d’entreprendre ces études. Ce n’est pas parce que l’aspect pratique et pragmatique se présente toujours d’abord à nous en tant que praticiens (ou qu’utilisateurs) que nous nous serions délestés d’une ouverture sur le monde qui soit davantage que celle – rhétorique – qui est promue avec l’avènement de la connaissance en réseau qui ne vise en fin de compte qu'un management du savoir à des fins pratiques.

Comme le disait le dramaturge québécois Wajdi Mouawad, « c’est important et essentiel de se positionner (…) de prendre position radicalement. On commet des erreurs nécessairement en le faisant, mais c’est archi-important. C’est très difficile de le faire Québec : soit on sombre dans le cynisme, dans l’ironie ou bien dans le laisser-aller complet… Il faut être tranchant, avoir une pensée coupante, nette, forte, qui fait une démarcation… On ne nous a pas appris à penser, à articuler des idées, à aller au fond d’une idée, à l’explorer à fond » (Radio-Canada, De bouche à oreille, 27 décembre 1998).
Hermès poursuit donc l’expérience d'un espoir de folle connaissance, libre et active,  qui animait les fondateurs d’Internet à ses débuts. Sauf que nous, contrairement à ces techniciens (qui s’appelaient les sorciers, les « wizards ») plus en proie à leurs fantasmes qu’à leur conception responsable de l’avenir, nous y mettons du contenu. Alternatif, il va sans dire, et c’est pourquoi nous faisons notre part dans la preuve qu’Internet est véritablement anarchique et qu’il brise les institutions…
Bonne lecture, à la bonne vôtre, et faites-nous part de vos commentaires !

Pierre Blouin et Roger Charland

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Bibliothéconomie


La formation des usagers en bibliothèque universitaire. L’exemple des bibliothèques de l’UQAM

(Suite)

Marie-Hélène Dougnac
Conservateur, responsable du
Service Commun de Documentation
Institut Universitaire de Formation des Maitres

Table des matières
3. Une mise en perspective élargie avec l’importance croissante des « nouvelles technologies » et la mise à disposition d’Internet dans les B.U. québécoises
3.1. Elaboration d’une instrumentation adéquate
3.1.1. De l’élaboration d’outils de formation des plus traditionnels
3.1.2. ...A la conception d’outils de formation plus élaborés
3.2. La formation des usagers à Internet
3.2.1. Identification des besoins en formation par rapport à Internet
3.2.2. Création d’un laboratoire de formation documentaire
3.2.3. Émergence de questions de fond de façon beaucoup plus aiguë avec les formations à Internet
Conclusion : Perspectives : vers une intégration encore plus large du service à l’usager et du concept de formation, de pédagogie, dans les bibliothèques de l’UQAM
Bibliographie


3. Une mise en perspective élargie avec l’importance croissante des "nouvelles technologies" et la mise à disposition d’Internet dans les B.U. québécoises 

3.1. Élaboration d’une instrumentation adéquate :

Les bibliothécaires de référence remplissent la mission de faire connaître et exploiter les ressources existant dans les domaines de la connaissance dont ils ont la charge. Pour se faire, ils doivent développer divers outils de formation ou d’auto-formation afin de permettre aux usagers de trouver l’information mais également d’appréhender les différents supports la véhiculant. Jusqu’au début des années 1990, cette instrumentation revêtait presque exclusivement la forme imprimée (guides d’utilisation des différents logiciels de recherche, manuels ou feuillets d’exercices, guide du lecteur, présentation des services et sources d’informations etc...). L’importance croissante des nouvelles technologies ainsi que leur meilleure maîtrise (de la part des usagers comme des professionnels des bibliothèques) ont amené ces derniers à développer une instrumentation plus variée et "multi-supports" en adéquation avec cette évolution et en mesure de toucher tous les publics. Le service des bibliothèques de l’UQAM n’échappe pas à ce constat et a su très tôt miser sur l’atout que constitue le développement d’outils et de supports de formation divers et variés, des plus classiques aux plus innovants pédagogiquement comme technologiquement. 

3.1.1. De l’élaboration d’outils de formation des plus traditionnels...

Le service des bibliothèques de l’UQAM met à la disposition de ses usagers toute la documentation imprimée susceptible d’inciter les lecteurs à le fréquenter et à en exploiter le potentiel informationnel, en la plaçant à des points stratégiques (points de passage des nouveaux arrivants : kiosque de renseignements et présentoirs dans le hall de l’UQAM, hall d’accueil et comptoirs d’aide à l’usager des bibliothèques etc...), en participant à la semaine d’ Aide et d’orientation de la rentrée (du 03. au 12.09.96 cette année) avec un kiosque dans le hall de l’UQAM, à côté des autres services, afin de faire connaître ce dernier, ainsi qu’en diffusant auprès des enseignants, des étudiants qu’ils ont en cours et du personnel un certain nombre d’outils de base pour une connaissance des services offerts, dans une démarche visant à l’autonomie de l’usager : Guides de l’utilisateur, Dépliants sur les bibliothèques et les services, Dépliants sur les collections de microformes... 

En début de session, des Séances d’initiation à la bibliothèque (à ses collections et à son catalogue informatisé Badaduq (84) sont offertes avec l’enseignant dans le cadre de son cours (donc obligatoires) ou à titre individuel sur des plages horaires prédéfinies (sur démarche personnelle et inscription à la B.U. pour regrouper les intéressés). Certaines bibliothèques proposent également des Visites auto-guidées (document imprimé qui fait suivre un parcours qui permet de se familiariser avec l’organisation des bibliothèques et de leurs collections). Initiative originale qui rencontre un succès non démenti depuis sa création, il y a déjà quelques années à la B.U. des Sciences, Biblio-Rallye (85) offre la possibilité aux nouveaux usagers (ou à ceux qui ne sont pas parvenus à un degré de familiarisation satisfaisant) de découvrir la B.U. et les services qu’ils sont en droit d’en attendre, de façon autonome, à leur rythme (le bibliothécaire restant à leur disposition pour répondre à leurs interrogations, les mettre sur la piste ou les conforter dans leurs réponses), sur un mode ludique, en équipe ou individuellement en cours d’année.

Les bibliothécaires produisent d’autre part des outils de formation de plus en plus spécialisés, bien que restant jusqu’ici essentiellement sous forme papier : Guides bibliographiques et mini-guides thématiques, Listes et bibliographies d’ouvrages de référence dans un domaine, Guides d’utilisation d’outils de référence... Ces documents sont produits parfois sur demande d’un enseignant mais la plupart du temps à l’initiative du professionnel. Lorsque l’on constate à l’aide à l’usager la récurrence d’une demande d’information dans un domaine spécialisé, l’élaboration d’un tel outil permet de diffuser plus largement ces renseignements et non ponctuellement, en gommant le facteur répétitif. Par ailleurs, la sous-utilisation des instruments documentaires dans une discipline incite à vouloir se donner les moyens de porter à la connaissance d’un plus large public de nouvelles sources de référence et susciter ainsi un élargissement de l’horizon d’attente des usagers.. 

Depuis Janvier 1991 (date de publication du premier numéro), le service des bibliothèques de l’UQAM s’est doté d’un outil de communication et de formation extrêmement précieux : Biblio-Clip (86) , journal interne diffusé auprès de la communauté universitaire. Initiative originale (peu de B.U. disposent d’un instrument de cette qualité), cette publication permet aux bibliothèques de faire connaître leurs actions et leur actualité, ainsi que de mettre l’accent sur un aspect de la formation documentaire grâce à un encart détachable d’une ou deux doubles pages intitulé "Zoom sur..." qui fait le point sur un thème spécifique (dernier numéro : Zoom sur Internet : les outils de recherche).

3.1.2. ... A la conception d’outils de formation plus élaborés 

Depuis les cinq dernières années, les limites du support écrit se font de plus en plus sentir pour véhiculer ces outils de formation, d’un point de vue communicationnel mais également pédagogique. Dans son annexe au Rapport annuel 1990-1991, le Sous-comité sur la formation documentaire du Comité des usagers des bibliothèques de l’UQAM finalise un "projet de création d’un ensemble intégré d’instruments documentaires", reflet de cette évolution inéluctable due à l’intégration de plus en plus évidente des nouvelles technologies dans les formations proposées. Avec l’aide d’un didacticien, il a été élaboré dix modules (87) (ou activités) de formation documentaire, faisant appel à différents médias (vidéo, imprimé, informatique...) qui s’articulent pour favoriser la cohérence, l’efficacité et la facilité d’utilisation. La présentation ci-après de ces outils met en relief leur originalité et la démarche, par type de support adopté et non par objectif (formation au catalogue, à la recherche de périodiques etc... selon une progression par étapes d’apprentissage) ceux-ci étant multiples et se recoupant. Il importe donc de garder à l’esprit cette cohérence globale - chaque média participant à une politique d’ensemble intégrée - qui constitue la véritable originalité et le gage de succès de cette instrumentation. Les B.U. de l’UQAM offrent en effet le plus large éventail (88) d’outils documentaires d’un point de vue pédagogique et technologique, tout en assurant cette cohésion d’ensemble : ces instruments se complètent et ne se contentent pas de coexister côte à côte, indépendamment ; l’utilisation des différents médias ne se justifie pas seulement par un phénomène que l’on pourrait qualifier "de mode" même si cette dimension reste à prendre en compte.

Le service des bibliothèques de l’UQAM propose deux outils de formation documentaire originaux, développés par son équipe : une vidéo didactique : "s’initier à la bibliothèque" (89) et Le PROF, Programme d’Orientation et de Formation de la bibliothèque développé sur HyperCard. Le plan de formation documentaire en donnant une structure d’ensemble permet de faire converger tous les efforts de création d’outils documentaires. L’information s’avère segmentée en modules correspondant à des activités spécifiques qui répondent à des objectifs transitoires déterminés et doivent permettre d’atteindre les objectifs terminaux établis. La segmentation de l’information autorise une plus grande souplesse et une flexibilité d’utilisation qui vise à rendre la formation documentaire plus efficace. 

Plusieurs B.U. ont conçu une vidéo afin de présenter leurs services, c’est par exemple le cas de celle de McGill, "Discover McGill Libraries", d’une dizaine de minutes, réalisée sous la direction de Marilyn FRANSISZN en 1992. Néanmoins, ces productions ne se départissent pas d’un volet "marketing" et d’un traitement souvent volontairement superficiel afin de conserver un caractère de présentation, de survol. L’outil documentaire élaboré par l’UQAM en collaboration avec le service de l’audiovisuel en 1993, se démarque de ces productions par son objectif pédagogique et son traitement didactique. Il se compose de quatre parties indépendantes : "les bibliothèques de l’UQAM", "Badaduq", "la stratégie de recherche documentaire" et "la localisation des documents". Il semble cependant que ce média ne soit pas nécessairement le plus pertinent au niveau pédagogique, de par son manque d’interactivité et son caractère très rapidement obsolète quant au contenu des informations (qu’il n’est plus possible de modifier ni de réactualiser une fois la vidéo réalisée) et quant à la scénographie et au jeu souvent artificiel des acteurs qui nuit à la clarté pédagogique. La faible consultation de cette cassette, tant en auto-formation que dans le cadre de formations dispensées par les bibliothécaires, souligne l’intérêt de cette démarche mais son efficacité très relative.

Le PROF, programme de formation documentaire élaboré en 1993 sur support informatique (plate-forme Macintosh et logiciel Hypercard) et développé par une équipe de l’UQAM et de l’U.Q.A.R. grâce à une subvention, donne accès à trois modules : "les services", "la recherche documentaire et "les ressources documentaires". Ce programme de formation est empruntable sur disquettes à des fins d’auto-apprentissage ou peut servir de support pour une séance de formation. Néanmoins, il présente un inconvénient majeur, avec le recul de trois ans que nous possédons depuis sa conception, de par l’équipement micro-informatique qu’il requiert qui a depuis considérablement évolué (le logiciel Hypercard n’est possédé que par peu d’usagers et a été supplanté par d’autres logiciels sur le marché). La non compatibilité avec les plate-formes P.C. restreint par ailleurs sa diffusion. 

Ces deux expériences novatrices illustrent le foisonnement d’idées et de stratégies pédagogiques qui anime l’équipe des bibliothèques de l’UQAM. Si elles ne semblent pas appelées à connaître une réactualisation ou une seconde version, en raison des limites que nous avons soulignées et de l’apparition de médias plus appropriés (l’introduction d’Internet bouleverse le paysage documentaire et les possibilités didactiques), la démarche et l’expertise acquise, en matière de création d’outils de formation documentaire dans un ensemble intégré fonctionnant par modules indépendants, constituent une avancée remarquable qui permet de passer à une seconde étape visant une interactivité supérieure qui fait à présent défaut.

Dans cette optique, soulignons l’évolution qui est en train de se réaliser dans le cadre des séances de formation au catalogue informatisé, aux cd-roms etc... Ces initiations sont offertes depuis une dizaine d’années dans toutes les B.U. québécoises. Leur utilité et la demande demeurent indéniables, néanmoins, l’on constate une modification sensible de l’horizon d’attente des usagers. En effet, ces derniers se contentent de moins en moins de supports pédagogiques passifs et s’avèrent beaucoup plus sensibles à une pédagogie vivante, interactive et appliquée. Toutes les B.U. québécoises possèdent une (ou des) salle(s) de formation, de taille et de niveau d’équipement variables, avec au minimum une vingtaine de places assises, un tableau, un rétroprojecteur, une acétate électronique (90) et un ordinateur. Cependant, la conception de ces salles induit que la formation dispensée s’apparente plutôt à une démonstration magistrale qu’à un atelier. Les exercices ne peuvent être mis tout de suite en pratique, les personnes formées n’ayant devant elles que la copie de l’écran du formateur projetée sur le mur de la salle. Or, il est prouvé qu’il existe bien souvent un écart important entre la perception théorique que l’on a de sa propre compréhension et la mise en pratique. C’est pourquoi, le service des bibliothèques a défendu un projet de création de laboratoire de formation documentaire (91) , depuis 1991. Ce laboratoire est opérationnel depuis septembre 1996. A ce jour, il s’agit du premier fonctionnant dans les B.U. de Montréal et plus largement dans les B.U. québécoises. 

3.2. La formation des usagers à Internet

3.2.1. Identification des besoins en formation par rapport à Internet 

Les pages WEB des bibliothèques de l’UQAM (92) sont nées d’un concours de circonstances favorables, de la mise à disposition d’un serveur gopher en décembre 1994 et de la volonté de diffuser largement la base de données Current Contents auprès de la communauté universitaire (93) . Très rapidement, les possibilités offertes par ce média en matière d’information et de formation ont suscité de nombreuses initiatives de la part des professionnels des bibliothèques, aussi s’avère-t-il important à présent de rétablir une certaine homogénéité des pages et de développer l’aspect graphique du Web. Une étude est en cours à ce propos depuis septembre 1996 afin d’adopter un gabarit commun et un bandeau caractéristique du site des bibliothèques pour une meilleure identification. En collaboration avec le service audiovisuel de l’UQAM, le service des bibliothèques nourrit une réflexion afin de se repositionner au niveau de l’apparence graphique des pages, avec par exemple un fond de couleur propre à chaque bibliothèque et dans le cadre des ressources thématiques de chaque discipline, le rappel de la couleur de fond de la bibliothèque concernée. Passé l’engouement des premiers temps, l’urgence des débuts et les tâtonnements, la nécessité d’un développement harmonieux se fait sentir. Par ailleurs une meilleure maîtrise de la conception des pages Web, grâce à un programme de formation du personnel (94) et la simplification grandissante des éditeurs de pages au format HTML (95) autorise une plus grande souplesse et une créativité qu’il convient d’encadrer sans pour autant l’étouffer.

Depuis juin 1996, les pages Web de la B.U. sont hébergées sur un serveur unix de capacité supérieure partagé avec d’autres services universitaires et géré par le service informatique de l’UQAM. L’on trouve essentiellement deux types de données sur ces pages Web : des renseignements généraux et des ressources thématiques. Ces dernières fournissent l’accès à trois catégories d’informations bibliographiques qui se complètent: des pages thématiques, des bases de données et les catalogues informatisés d’autres bibliothèques. 

Le premier niveau d’information consiste à fournir les renseignements sur le mode de fonctionnement des différentes bibliothèques, avec la mise en pages au format HTML des informations contenues dans les dépliants sur les bibliothèques et les services, ce qui permet de toucher un public différent mais n’apporte rien d’original en soi et reste d’un recours ponctuel pour une information factuelle. Elles permettent également à la B.U. de diffuser divers documents qu’elle produit sous forme papier, d’un intérêt général pour ceux qui s’intéressent au devenir et aux projets de ce service (tels le Rapport annuel du service des bibliothèques 1994-95 ou "Vision, valeurs et orientations" document que nous avons déjà cité).

Le second niveau d’information permet de proposer l’accès à des ressources thématiques, champ d’investigation beaucoup plus vaste auquel ce média ouvre des perspectives élargies et nouvelles par rapport à l’imprimé, grâce aux liens hypertexte et à l’accès aux ressources offertes sur Internet. En effet, le classement thématique des ressources documentaires de la B.U. auxquelles viennent s’ajouter les pointeurs sur les sites disciplinaires repérés par les bibliothécaires de référence dans chaque discipline constitue un instrument de formation documentaire, une aide à la recherche indéniable et un outil efficace en complément aux collections de la bibliothèque. 

Enfin, à l’intérieur de ce second niveau d’information, se dégage un troisième type de ressource avec l’accès à des bases de données. Current Contents en sciences, UNCOVER (qui indexe 17 000 titres de périodiques dans toutes les disciplines avec un index mots clefs et propose la livraison des articles contre rétribution) et Trésor de la langue française sont déjà accessibles pour le réseau de l’U.Q. via le Web. Un projet à court terme vise à intégrer, par un accès unique grâce au Web des bibliothèques, le réseau de cd-roms bibliographiques actuellement sur un serveur indépendant et non compatible. A cette fin, les services informatisés des bibliothèques travaillent sur la mise en opération d’un serveur ERL sur Silverplatter, néanmoins les cd-roms fonctionnant avec d’autres interfaces demeureront encore un certain temps en service sur le serveur de cd-roms, les problèmes de compatibilité étant loin d’être entièrement résolus par les constructeurs... Cette démarche reflète une volonté d’intégration de toutes les ressources documentaires et de transparence en même temps que de meilleure lisibilité pour les usagers (96) .

En effet, ceux-ci demeurent encore trop souvent perplexes quant aux multiples interfaces qu’il est nécessaire de maîtriser pour atteindre l’information et quant à la teneur des données qu’ils sont en mesure d’y trouver. Lors des séances de formation (à Badaduq, d’initiations aux cd-Roms ou tout récemment à Internet) ce sont deux difficultés qui ressortent immanquablement, les lecteurs pensant "tout trouver sur Internet", sorte de solution miracle à tous leurs problèmes documentaires, et avoir accès aux documents en texte intégral et non à des références bibliographiques qui leur permettront d’identifier, de localiser puis d’emprunter le document où qu’il se trouve. 

La formation documentaire joue donc un rôle capital avec l’introduction de cette notion de "bibliothèque virtuelle", la bibliothèque sortant hors de ses murs et offrant l’accès à des documents qu’elle ne possède pas nécessairement. Les usagers ont besoin d’être guidés dans ce nouveau mode de recherche d’information à la fois passionnant mais déroutant (tant pour les professionnels que pour les usagers des bibliothèques). Les lecteurs tout comme les bibliothécaires requièrent une formation -certes avec des objectifs différents- pour en exploiter les richesses, développer des stratégies de recherche propres en apprenant à "naviguer" sur le Web. En effet, le premier contact ludique et le plaisir de la découverte passés, la nécessité d’élaborer une stratégie de recherche structurée afin de ne pas se disperser, de ne pas perdre son temps et de recueillir des informations pertinentes se fait très vite sentir, si l’on ne veut pas se laisser submerger par une sorte de découragement face à la masse d’informations que recèle Internet. Il importe également d’être parfaitement conscient des limites de ce média : de savoir ce que l’on peut s’attendre à y trouver et de ne pas en espérer des "miracles" en tenant compte du fait que l’on ne peut y trouver une réponse toute faite à un problème documentaire et qu’il sera nécessaire d’y consacrer un certain temps et de consulter plusieurs sites.

Partant de ce constat et d’une très forte demande face à ce phénomène médiatique, la nécessité de formations à cet outil documentaire, mis à la disposition des usagers des bibliothèques de l’UQAM depuis fin 1994, n’a fait aucun doute dès le départ. Il s’est simplement agi de faire face à deux problèmes d’organisation pour les professionnels : trouver une plage de temps parmi les autres tâches (97) , pour naviguer sur Internet et repérer les sources d’information intéressantes à intégrer dans les pages thématiques du Web tout en vérifiant constamment la pertinence et la validité de ces adresses, et par ailleurs élaborer une formation adéquate pour les usagers en définissant les objectifs à atteindre. L’exploitation de statistiques de consultation des ressources thématiques du Web pourrait constituer nous semble-t-il un indicateur fort utile pour être en mesure de modifier l’offre et adapter au mieux les formations. 

3.2.2. Création d’un laboratoire de formation documentaire

Ce projet, né il y a cinq ans, a pu se concrétiser en septembre 1996 grâce à la ténacité de la direction des bibliothèques et à l’octroi d’une subvention de la fondation de l’UQAM de 500 000 $ can. (divisée en cinq tranches), pour la création de trois laboratoires de formation documentaire : deux à la bibliothèque centrale et un à la bibliothèque des sciences (encore en construction). Après maintes vicissitudes inhérentes à l’aménagement et à l’emplacement, la première salle a élu domicile dans la B.U. centrale (au niveau métro, après construction d’un mur au fond, la séparant de la salle de lecture). Elle compte actuellement douze P.C. (il en est prévu vingt), répartis sur trois rangées de tables et accueillant chacun deux personnes en formation. Cette salle est prévue pour dispenser toutes les formations requérant l’utilisation de matériel informatique (Badaduq, les cd-roms en réseau et Internet) et fonctionne selon un système de réservation pour l’ensemble des bibliothèques. L’observation des usagers en situation, dans les salles de formation documentaire (celle de la centrale, de la B.U. des sciences ou de sciences de l’éducation) ainsi que dans le laboratoire, nous permet de tirer les premières conclusions de cette expérience. Par ailleurs, l’élaboration d’un questionnaire d’évaluation (98) avec que le dépouillement des réponses apporte des éléments de réflexion quant à la forme de ces séances et au taux de satisfaction des personnes formées (personnel, étudiants...). Quant au fond, nous nous intéresserons plus particulièrement à la formation à Internet mais ces remarques n’en demeureront pas moins valables pour les formations aux autres instruments documentaires. 

Du point de vue de la forme, il est indéniable que la formule de laboratoire répond à une demande de la part des usagers (99) et de la plupart des formateurs. Néanmoins, comme lors de toute mise en place, un certain nombre de dysfonctionnements inhérents à l’ergonomie et à l’aménagement spatial ressortent de cette observation. La salle a en effet été conçue comme une salle de cours, avec des rangées de tables sans espace entre chaque, les unes derrière les autres. Cet aménagement pose des problèmes pédagogiques évidents lors d’un travail en ateliers. Le formateur ne peut avoir un regard d’ensemble sur les écrans et se rendre ainsi compte de l’avancée de son auditoire dans les exercices proposés puisqu’il se trouve face à eux. Au bout d’une heure, de petits groupes se forment et l’attention fléchit sensiblement. Le formateur ne peut circuler aisément entre les groupes et répondre aux nombreuses questions que suscite un travail de ce type. La dynamique de groupe corrige quelque peu cet inconvénient, néanmoins il reste souhaitable qu’il n’y ait pas plus de deux personnes par poste ni un nombre supérieur de P.C. (ce qui avait été envisagé). Par ailleurs, il semble qu’un aménagement en petits ateliers, en îlots d’un ou deux postes, ou une disposition le long des murs, avec des sièges dactylo permettant aux personnes formées de se retourner vers le bibliothécaire situé au milieu serait beaucoup plus adéquate, même si elle nécessiterait quelques réaménagements au niveau de l’implantation des prises et du câblage. Il est notable que plusieurs conceptions pédagogiques se sont confrontées pour l’aménagement de cette salle et le parti-pris de ne pas vouloir en faire un laboratoire informatique (ceux-ci existant par ailleurs et n’étant pas du ressort de la bibliothèque) s’il demeure louable et important ne s’avère pas moins remis en cause par ce dysfonctionnement pédagogique et par la volonté de rentabiliser cet équipement en dehors des formations en en proposant le libre-accès aux usagers. Cependant, les problèmes de surveillance et d’aide technique (du ressort des bibliothécaires ?) et bibliographique restent actuellement sans solution par manque de personnel...

Du point de vue du fond, les séances de formation à Internet constituent un phénomène récent qui date de la mise à disposition d’Internet en libre-accès. Néanmoins, depuis deux ans qu’elles sont offertes dans toutes les B.U. québécoises (100) , elles ont connu une très nette évolution quant à leur contenu, les usagers se familiarisant de plus en plus avec l’interface et l’aspect technique, cela permet de mettre l’accent sur le contenu bibliographique et informationnel. Cependant, la transposition de ces formations en laboratoire ne va pas sans induire plusieurs modifications. Pour le bibliothécaire, cette formule requiert un investissement personnel relativement plus important, en ce qui concerne l’élaboration des exercices (101) il convient de réduire la partie didactique et magistrale au minimum et de l’intégrer à la pratique, sans cela une bonne partie de l’auditoire se consacre à une "auto-exploration" sur son poste au détriment des explications fournies...) et en ce qui concerne la dynamique formateur-personnes formées. La formation en laboratoire (102) suppose une attention et une présence soutenues de la part du bibliothécaire. Les formations données en septembre et en octobre soulignent ce paramètre à prendre en compte. De façon optimale, il s’avère essentiel de prendre de petits groupes (vingt-cinq personnes maximum) et de fonctionner en binôme pour créer une synergie et pouvoir porter l’attention nécessaire au public. 

L’introduction de formations en laboratoire pose de façon incontournable la dimension de pédagogue du bibliothécaire, ce rôle ne découlant pas naturellement de sa formation initiale et requérant des aptitudes indéniables tant au niveau relationnel, communicationnel que didactique. L’élaboration du formulaire d’évaluation pour la bibliothèque des sciences de l’éducation se veut une participation à cette démarche, le formateur acceptant de se remettre en question grâce à un "retour" des impressions des personnes ayant suivi la séance. Il existe presque toujours des statistiques quantitatives (pourcentage du public cible touché, taux de satisfaction etc.) mais le manque de statistiques qualitatives se fait cruellement sentir. Il s’agit bien évidemment ici de l’esquisse d’une première évaluation qui restera à affiner mais elle nous a donné la possibilité de tirer les conclusions ci-dessus et surtout d’être en mesure de déterminer l’horizon d’attente du public et de constater s’il a rejoint les objectifs de la formation. Dans le cas contraire, la plupart du temps, il s’agit d’un malentendu quant à l’intitulé de la séance, de l’instrument présenté ou à une mauvaise auto-évaluation du niveau des usagers à former, ce qui constitue des groupes hétérogènes très difficiles à gérer en cours magistral ou nécessitant un investissement personnel accru de la part du formateur pour suivre individuellement chaque groupe dans son apprentissage en laboratoire.

3.2.3. Émergence de questions de fond de façon beaucoup plus aiguë avec les formations à Internet 

L’introduction d’Internet dans les bibliothèques soulève de nouveaux enjeux en matière de formation dans la mesure où cela suppose de repenser une offre adaptée mais surtout remet en perspective les questions que nous avons soulignées tout au long de ce travail. L’organisation en modules de formation indépendants mais structurés en fonction d’objectifs pédagogiques à atteindre et d’une progression par niveau (103) (il existe par exemple une initiation à la recherche dans badaduq de premier niveau, puis une formation aux stratégies de recherche dans badaduq et enfin à badaduq niveau avancé) demeure entièrement valide dans le cadre de l’élaboration d’une formation à Internet. Les questions et les enjeux mis en relief se situent plutôt du point de vue d’une éthique professionnelle et de la philosophie de la conception de la formation dispensée par des bibliothécaires, qu’il nous semble primordial de clarifier à ce stade de la réflexion.

Ainsi, faut-il parler de "formation" ou vaut-il mieux employer le terme "d’initiation"? étant donné que le bibliothécaire donne des clefs d’utilisation sans le suivi de l’apprentissage qui peut exister à l’intérieur d’un cours. La nécessité d’une formation des formateurs s’est toujours avérée incontournable pour la maîtrise des outils présentés, cependant on introduit actuellement une autre dimension pour laquelle le bibliothécaire n’est pas nécessairement préparé ou prédisposé et à laquelle il est impératif de se former : celle de pédagogue. Le fonctionnement en laboratoire ou en ateliers, avec l’application immédiate et concomitante de ce qui est enseigné (le terme prend ici toute sa force et donne la mesure de la nuance introduite par rapport aux initiations) induit une modification essentielle de la relation formateur-public, un changement de paradigme fondamental dans le métier de bibliothécaire. 

Forts de ce constat, une autre question ne manque pas de se poser : jusqu’où le bibliothécaire doit-il (et souhaite-t-il) s’impliquer dans la formation des usagers, des étudiants en particulier ? Les professionnels demeurent parfois partagés sur la question. Le partenariat avec les enseignants s’avère de plus en plus évident et nécessaire, cependant, il ne reste pas moins un clivage extrêmement difficile à faire tomber. S’il existe différentes initiatives individuelles (104) , elles ne doivent pas faire oublier le problème de fond. A travers cette problématique, se pose plus largement la question du statut académique du bibliothécaire : entre un statut propre défendu par la corporation et le statut d’enseignant accordé par les B.U. anglophones mais non reconnu à part entière par leurs pairs.

Les activités de formation documentaire s’apparentent de plus en plus à un enseignement qui nécessiterait une évaluation pertinente, comme tous les enseignements dispensés à l’université, mais cela reste encore l’exception et lorsque c’est le cas, les exercices ont bien souvent été élaborés par le bibliothécaire mais ce dernier ne corrige (105) pas les copies et n’a que rarement les résultats ou un retour des commentaires. Quant à l’intégration de la formation documentaire dans le cursus de base de l’étudiant, il s’agit encore d’un objectif à atteindre mais pas d’une réalité quotidienne. 

D’autre part, la formation à Internet met en relief un enjeu fondamental quant au contenu de l’offre de formation. Il s’avère capital de définir clairement les objectifs pédagogiques et d’en poser les limites. L’aspect "bibliographique" revient par excellence aux bibliothécaires, cependant il est nécessaire d’élargir la formation à la notion de "recherche documentaire" étant donné qu’Internet englobe énormément de notions interdépendantes qu’il se révèle artificiel de tenter de dissocier. Il n’est pas possible de parler du Web sans expliquer brièvement quelles sont les fonctionnalités essentielles et les caractéristiques techniques d’Internet. Néanmoins, la limite de compétence entre bibliothécaires, enseignants, informaticiens et organismes de formation se montre relativement ténue et souvent difficile à observer ; l’on risque aisément de basculer dans un environnement concurrentiel alors que l’on devrait exploiter la complémentarité de ces différents partenaires, tout en confirmant la légitimité du rôle de formateur du professionnel des bibliothèques et son champ d’application. Internet bouleverse en effet le paysage documentaire, jusqu’ici assez clairement cloisonné, entre les différentes données et moyens d’y accéder, les médias et les personnes ressources pour atteindre l’information. L’on constate ainsi que l’usage et l’exploitation des ressources documentaires sur Internet concurrence directement la "téléréférence" (R.D.I.), en parallèle avec la mise à disposition sans frais des bases de données sur cd-roms. D’un point de vue pédagogique et formel, la mise à disposition sur le Web des bibliothèques des ressources thématiques et de divers renseignements remet en question, dans le contexte économique délicat que nous avons évoqué, la pertinence de la production parallèle de ces documents de formation sous forme papier. Dans l’absolu, il s’avère indéniable que ces deux médias se complètent et permettent de toucher des publics complètement différents. Cependant, un choix drastique va devoir s’opérer très rapidement, nous semble-t-il, au détriment du papier. La tendance s’observe déjà actuellement avec une limitation des bibliographies, produites abondamment et largement diffusées jusqu’ici, alors qu’elles ne le sont plus que principalement à la demande. Les coûts de réimpression et les délais, pour la réactualisation des documents sur les services et les bibliothèques par exemple, pèsent lourdement dans la balance et possèdent un impact psychologique indéniable auprès des responsables. Cependant, il serait extrêmement intéressant de réaliser une étude de marché  objective afin de vérifier ces données qui ne sont pas le produit d’une observation rigoureuse mais d’éléments empiriques et de comparer les avantages directs et indirects entre la production de documents de formation sous forme papier et sous forme de pages H.T.M.L. (pour ces derniers il n’a pas été réalisé d’évaluation en critères de coûts : du temps passé à leur élaboration, vérification, etc...) ainsi que d’évaluer l’impact sur les publics cibles de ces deux moyens de véhiculer l’information.

Enfin, d’un point de vue pédagogique, l’introduction d’Internet dans les B.U. permet dorénavant la production et l’exploitation d’outils de formation propres. Le sous-groupe de travail sur Internet de la CREPUQ a ainsi conçu GIRI [Guide d’Initiation à la Recherche sur Internet], outil lancé en avril 1996 et produit de la collaboration de bibliothécaires de Laval, de l’UQAM , de l’Université de Montréal et de l’U.Q. Cet outil d’auto-formation, complément naturel des formations dispensées par la B.U., est mis à disposition sur le Web des universités québécoises participantes. Articulé en trois modules, il veut donner dans le premier une compréhension globale de ce qu’est Internet et il aborde dans les deux suivants l’apprentissage de la "cueillette d’informations " sur Internet à travers la recherche par navigation et la recherche par interrogation. GIRI a reçu un accueil très favorable de la part des professionnels comme des utilisateurs. Il répond à un réel besoin de formation en la matière et revêt un caractère innovant et original pédagogiquement : il s’agit du premier du genre, mais gageons qu’il ouvre la voie. La quatrième édition mise à jour date du 01.09.96, la prochaine est attendue pour décembre. Il va sans dire que ce travail d’actualisation requiert beaucoup d’énergie et de disponibilité mais constitue une condition sine qua non de sa pérennité. Le sous-groupe travaille actuellement sur l’ajout d’un module sur les moteurs de recherche, qui devrait voir le jour incessamment. Autre réalisation sur laquelle le sous-groupe se penche : le "projet d’une banque commune" (106) qui a pour but de proposer une classification des ressources du Web. Les informations sur Internet faisant désormais partie de la référence quotidienne, il importe d’offrir aux bibliothécaires un outil commun alimenté par tous les participants et constituant ainsi une base de données organisée de façon thématique, regroupant les ressources signalées jusqu’à présent individuellement sur les pages thématiques de chaque site de B.U., tout en conservant la possibilité d’intégrer tout ou partie de cette base sur son site. Le gain de temps en matière de recherche et de vérification d’adresses paraît évident ; demeurent les problèmes techniques à aplanir et la participation de la majorité des B.U. québécoises à gagner (une version anglophone serait un atout indéniable, étant donné la lacune pour GIRI). Le sous-groupe en est à présent au stade de la définition du design d’un prototype. 

Ces deux réalisations soulignent l’effervescence suscitée par l’introduction d’Internet dans les B.U. et les nouvelles perspectives qui se dessinent en matière de formation documentaire et d’aide à l’usager. Les B.U. québécoises ont su être à l’avant-garde quant à la formation des usagers, Internet leur fournit l’occasion d’aller plus loin pédagogiquement et intellectuellement en mettant à leur disposition des outils et des ressources qu’il serait préjudiciable de ne pas exploiter. Le retard en ce domaine se prend très vite et il s’avère extrêmement ardu de le combler au rythme soutenu des évolutions technologiques.


NOTES 
84. BAse de Données à Accès Direct de l’U.Q. : catalogue collectif informatisé des bibliothèques du réseau de l’U.Q.   (Retour au texte) 
85. Voir en annexes. (Retour au texte) 
86. Biblio-Clip : Bulletin d’information du service des bibliothèques de l’UQAM. Publication bisannuelle du Service des bibliothèques. 1er n° : n°1 (janvier-février 1991) ; dernier n° paru : n°20 (septembre-décembre 1996). Voir dernier numéro en annexes.   (Retour au texte) 
87. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC A MONTRÉAL, COMITÉ DES USAGERS DES BIBLIOTHÈQUES. Projet de création d’un ensemble intégré d’instruments documentaires. Annexe du rapport annuel 1990-1991, rédigé par Lucie VERREAULT (bibliothécaire), consultant : Hassan AZROUR (didacticien). 16 p.  (Retour au texte) 
88. Qu’il nous ait été donné de voir dans les B.U. québécoises.  (Retour au texte) 
89. Réalisée par Catherine DORE, 64 mn, avec la collaboration entre autre de Lisette DUPONT et Lucie VERREAULT.  (Retour au texte) 
90. Terme québécois désignant une tablette de rétroprojection.  (Retour au texte) 
91. UQAM, DIRECTION DES BIBLIOTHÈQUES. Demande de subvention pour la création de laboratoires de formation documentaire. Montréal : UQAM, octobre 1991, révisé en janvier 1996. 9 p. Document consultable sur le web des bibliothèques de l’UQAM.  (Retour au texte) 
93. Rencontre avec Réal RODRIGUE, bibliothécaire aux Services informatisés des bibliothèques, en charge entre autre de ces pages WEB (le 17.09.96).  (Retour au texte) 
94. Formation à Internet : à la recherche documentaire sur Internet, à la structure des pages Web des bibliothèques, au télédéchargement de données et aux nouveaux outils de création de pages HTML, dispensée à tout le personnel du service par les services informatisés des bibliothèques. Ce plan de formation a été mis en place au printemps 1996 et prend effet depuis la rentrée 1996. Il permet une formation continue systématique alors qu’elle revêtait plutôt une forme ponctuelle et informelle relevant de l’échange d’informations entre collègues.  (Retour au texte) 
95. Utilisation actuellement du logiciel Netscape gold, qui fonctionne sur le principe des traitements de textes et offre une ergonomie bien supérieure à celle des débuts...  (Retour au texte) 
96. Voir en conclusion, le projet SV3 de réinformatisation.  (Retour au texte) 
97. Il n’existe pas de B.U. québécoise, à notre connaissance, qui ait introduit une plage horaire consacrée à cette activité pourtant fondamentale ; ce qui permettrait aux professionnels d’y octroyer régulièrement le temps nécessaire au lieu de devoir le faire entre deux renseignements à l’usager ou sur son temps libre (pour les passionnés)... Ce qui importe n’est pas tant la durée que la régularité et la concentration.  (Retour au texte) 
98. Voir en annexes.  (Retour au texte) 
99. Dépouillement des questionnaires lors de séances de formation à Internet dans la salle de formation de la bibliothèque des sciences de l’éducation, en août.  (Retour au texte) 
100. L’observation d’une séance dans les quatre B.U. de Montréal nous a fourni l’occasion d’en dégager les constantes et d’étayer nos observations, même s’il ne s’est pas agi d’une observation au sens rigoureux du terme, portant sur un échantillonnage suffisant.  (Retour au texte) 
101. Voir en annexes.  (Retour au texte) 
102. RING, Donna M. et VANDER MEER, Patricia. « Designing a computerized instructional training room for the library ». Special libraries, été 1994, p. 154-161. GLOGOFF, Stuart. « Library instruction in the electronic library : the university of Arizona’s electronic library education centers ». Reference services review, été 1995, p. 7-12. LAGUARDIA, Cheryl et VASI, John. « Creating a library electronic classroom ». Online, septembre-octobre 1994, p. 75-84.  (Retour au texte) 
103. Dans le cadre de ce travail, nous ne nous sommes pas fixé comme objet d’étude le contenu des formations proposées par les B.U. de l’UQAM, bien que nous soyons conscient de l’aspect fondamental de cette dimension, cette étude ayant déjà été réalisée par le service des bibliothèques afin d’élaborer son plan de formation et de l’évaluer par la suite. Nous renvoyons donc pour cela aux documents déjà existants. Par ailleurs, cela nécessiterait une analyse propre, approfondie, du point de vue pédagogique et didactique. Le Groupe de travail sur la formation documentaire du Sous-comité des bibliothèques de la CREPUQ travaille d’ailleurs actuellement sur des propositions à faire au Groupe de travail sur les statistiques pour une évaluation des activités de formation plus pertinente.  (Retour au texte) 
104. Signalons, une initiative très intéressante à suivre : à l’université Concordia, la mise en place en 1996  d’un module de formation de 20heures (dont 2h sur la B.U.) durant l’été, destiné aux étudiants de 1ère année ayant échoué à leurs examens et à qui l’on souhaite offrir une 2ème chance, en leur donnant des outils méthodologiques et une meilleure organisation de leur travail. L’initiation à la B.U. concerne les ouvrages de référence, le catalogue en ligne et la recherche de périodiques. Les exercices sont élaborés par les bibliothécaires mais corrigés par les professeurs dans l’immédiat. Cela permet de toucher un public qui majoritairement n’est jamais rentré à la B.U. et qui à cette occasion prend conscience de cet atout pour la réussite de ses études. (Entretien avec Melinda REINHART du 07.08.96).  (Retour au texte) 
105. Voir les expériences à : l’université à HULL (UQAH) : retour des corrections l’université à CHICOUTIMI (UQAC) : travail très intéressant en partenariat avec les enseignants.   (Retour au texte) 
106. Participation à la réunion du sous-groupe, en tant qu’observateur invité, le 13.09.96. (Retour au texte)
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Au-delà du discours idéaliste de l’information : 

Volet 1 : Le mixte Information-Connaissance, ou comment entretenir une indéfinition fondamentale (réflexions sur le mode interactif)

Pierre Blouin

 

Now what I want is Facts- Facts alone are important in life
Thomas Gradgrind in Charles Dickens, Hard Times, Livre 1, chapitre 1

1. De la donnée
2. De l’ensemble de données
3. De la nature de l’ensemble de données nommé information
4. De la valeur de l’information
5. De l’information-richesse
6. De la connaissance
7. De la connaissance-savoir et sa raison
8. De la sécurité informationnelle
9. De l’information comme déterminisme
10. De la nano-information
11. Du point aveugle de l’information
Notes

 

1. De la donnée

Inside every fat man there is a man who is starving. Part of you is being
starved to death, and the rest of you is being stuffed to death…

Randall Jarrell, poète, « A Sad Heart to the Supermarket »,
Culture for the Millions, 1959, p. 110
Je viens d’un monde où on ne peut rien dire. J’arrive
dans un monde où on peut tout dire et où ça ne sert à rien

Alexandre Soljenytsine

Comment sortir de la définition triviale de l’information, de l’information objet trivial à l’objet théorique ? Au Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa, on a pu voir à l’été 1997 une installation interactive faisant appel à la notion d’information et à celle des technologies de l’information (TI). Le visiteur pouvait y manipuler un cœur de verre, un senseur lisait son pouls et transmettait le signal à un cœur jumeau et à un site Web, sur lequel était enregistrée l’information transmise et était produite une fiche signalétique du visiteur et de son cœur sur le Web. À partir de cette production artistique, on peut réfléchir à la notion d’information telle qu’elle se présente une fois dépouillée de son aura technologique. 

L’auteur d’un article sur l’installation dans la revue ETC pose la question suivante : Comment créer du sens dans un monde de non-sens? Si on pose que l’information in-forme, c’est-à-dire donne une forme au monde, elle serait donc productrice de sens. Or, il se passe qu’elle en arrive aussi au non-sens, notamment par sa prolifération. Dans l'installation de Catherine Richards et ses confrères, les signaux transmis sont identiques, avalisés à une moyenne générale, privés de contenu. Leur figuration sur le Web les rend « interactifs », mais seulement pour le spectacle. Les auteurs pensaient y représenter une information personnalisée sans un réseautage transparent, la TI couronnant l’expérience de son prestige mythique. Il y a là trop de notions chères au discours bibliothéconomique et technologique actuel pour ne pas en être concernés.

Hormis le fait que l’installation était subventionnée par ATT Canada, The Internet Conveyor et autres organismes publics et privés, il faut surtout noter « l’horreur de tout art médiatique qui évacue le sens, le contenu, le mythe, la pensée critique (…) » de son médium (Camille Bouchi, « Catherine Richards : The Medium is not the Message », ETC, no 40, Déc. 1997-Janvier-Février 1998, pp. 29-30). Le cœur, dans cette œuvre, est réduit à l’état d’une donnée transitoire, d’une icône, « l’anti-métaphore par excellence », c’est-à-dire une réduction de toute portée symbolique. L’icône est du simulacre, du simili. Elle interdit la puissance et la profondeur de la pensée symbolique, qui est celle de l’image. L’icône est du réel donné en spectacle qui s’oppose à la connaissance et au savoir eux-mêmes. Elle est du savoir mort, disparu, telle cette grotte de pierre qui abritait une statue pieuse, qu’on a conservée à l’entrée des Hautes Études Commerciales de Montréal. 

L’icône, à vrai dire, représente assez bien l’information telle qu’elle se produit aujourd’hui. Elle est le « signe de la surveillance, du vide, de la solitude, du monologue ». Elle témoigne de l’aliénation et de la victoire de la marchandise. Avez-vous remarqué que les icônes des logiciels de vos ordinateurs représentent le plus souvent des objets disparus ou folkloriques (un appareil téléphonique à cadran, une boîte aux lettres de campagne, une brouette ou une plume, etc.) ? Tous ces objets étaient porteurs de convivialité et de matérialité corporelle.

Posons d’emblée que l’information en tant que concept et que mythe est par essence iconique, réductrice, quantificatrice et que c’est là sa grande force, puisqu’elle a un caractère essentiellement fonctionnaliste, pour un univers fonctionnaliste. Il ne s’agit pas de porter un jugement, ni de condamner un monde fondé sur l’idéologie de l’information. Il ne s’agit que de constater, au départ de nos analyses, un état de fait. Dans le contexte des réseaux planétaires, où l’image devient une réalité presque physique, et où elle remplace notre médiation au monde, l’univers est aux prises avec son information, et cette dernière l’est avec l’univers lui-même. On peut dorénavant dire, au vu de l’évolution de cette fin de siècle, que de ce combat dépend l’avenir de l’Homme et de sa pensée d’être autonome. 

Deuxième postulat : l’information est un des paradigmes fondamentaux du management, d’un univers gestionnaire. Cette hypothèse se confirme depuis le début des années 90, qui sont celles du réseautage planétaire. Le management s’est aussi affirmé durant cette période comme système de coordination d’informations produites par les instances de responsabilités. « On est obligé d’accorder de l’importance à cette matière première qu’est devenue l’information dans l’économie de la connaissance » (Alain Chanlat, « Métiers et management », L’Agora, Vol. 3, no 1, Octobre 1995, p. 29). Comme le charbon ou le pétrole, la matière première détermine l’économie. Chanlat parle de l’économie de l’information et non pas de société de l’information. La société n’est pas davantage informée ou ne pense pas mieux avec l’information, elle ne possède pas non plus de conceptions plus élevées, au sens moral ou éthique, parce qu’elle serait mieux informée. C’est l’économie qui est mieux informée, et la société qui est mieux encadrée, mieux gérée, et plus contrôlée.
Enfants et divorces : statistiques troublantes
« Moteur souple et vigoureux » (Le Journal de Québec)
Site Internet de Radio-Canada le 2 juin 1998
 Bell Canada has seen data transmission take up 52% of its networks, while voice transmission waned to 48%. It is estimated that in four of five years, voice will only count for 2% to 3% of the total network.
Yan Barcelo, Tech Tips, Présentation de Bell et de Hour, Hour, November 19-25, 1998, p. 9
 Troisième postulat : l’information représente la part objective du savoir. Elle naît au moment où on peut concevoir que la connaissance n’est plus d’origine sacrée, transcendante. Ce n’est plus le mythe qui donne une consistance au monde moderne, comme l’a expliqué Mircea Éliade. L’objectivité sépare l’objet du tout de la connaissance, elle en fait l’unique référence. Elle mesure un ordre des faits. Une valeur absolue lui a été conférée (d’où la grande difficulté qu’ont les tenants du progrès et des conceptions dominantes à comprendre les critiques qui sont adressées aux bienfaits du monde pratique). 

De fait, la connaissance informative est enregistrée aujourd’hui comme une sorte de science par elle-même. Comme la science, l’information est investie d’une force bienfaitrice, c’est la science des êtres et des faits. La force de cette « knowledge society » est qu’elle suggère l’idée d’une société idéale et pure. Il faut pourtant appliquer la méthode de la science dans notre analyse critique et dans notre quête de toute connaissance, surtout celle qui touche à l’humanisme et au champ social.
La science ne sécrète pas une sagesse intrinsèque (…) Il faut renoncer à l’eschatologie de la Science
Georges Gusdorf, devant les étudiants du Groupe Humanisme et Gestion des HEC en 1990
 Ne pas faire de la Connaissance un mythe. Ne pas ériger l’Information en Connaissance. Tâches bien pénibles en ces temps de techno-junkies de tout acabit, des vendeurs d’encyclopédies sur CD-ROM aux universitaires croyants. Serait-ce que l’information serait un paradoxe? À la fois donnée quantitative et chemin vers la connaissance. L’information n’est pourtant pas la parole, car cette dernière est du discours vivant et actif, profond; la parole est le contraire du discours académique et de tout discours institutionnel, publicitaire ou autre. Dans les articles de revues savantes, par exemple, le discours s’enfle, s’allonge par divers procédés rhétoriques (répétitions, reformulation de la phrase, etc.) et emplit ainsi le maximum d’espace pour justifier le « publish or perish ». C’est, la plupart du temps, un discours empirique par excellence, qui se fonde sur des données et des quantifications, un discours qui fait de la description des faits et de la réalité une fin en soi, une connaissance en soi. Le côté noble et distingué de l’Information.
On est en face d’un discours très mélangé qui accompagne Internet. C’est un récit nouveau qui est un mélange de vulgarisation, de science-fiction, d’idéologie, de publicité, et avec un reste de discours politique.
Philippe Breton, entretiens avec Blaise Galland, Sur « Smart Geneva » et la société de l’information »,
[ http://dawww.epfl.ch/bio/galland/Breton.htm ]
Un nouveau rite de ce genre de connaissance est l’emploi du « buzzword ». Autant dans les textes de vulgarisation que dans les thèses avancées, une série de clichés bien apprêtés de ces mots techniciens devient du savoir respectable. C’est l’art de nommer sans identifier, l’art d’une simili-parole qui plane dans un discours idéalisant. 

Tout cela est le contraire même de la véritable information, qu’on entendra ici à titre de « renseignement utile » C’est ce que David Schenk entend par « information glut », un déglutinage d’information, un trop plein d’information. Un trop plein du principe d’information plus que d’informations au pluriel. Toujours McLuhan qui a raison : le multimédia est le message et le massage. Média diffuseur comme informatif, la logique est la même. Mêmes stratégies.
What the media does is cut things into little fragments, factoids and soundbites that are easily manipulated (…) It is not there to inform the public. Information technology produces an information glut. Much of it is factually inaccurate, and a lot of it is produced by those who have vested interests in continuing to destroy our planetary life-support system
David Suzuki, Hour, Nov. 6-12, 1997, p. 11
 La prose simple semble disparue, et avec elle la faculté de simplifier justement. Ceux qui reviennent à une telle prose sont des « réducteurs ». L’étymologie du mot informer, in-former, « introduire une forme dans une matière ». Donner du sens. Le sculpteur informe le marbre. Dans les sociétés archaïques, la forme est aussi l’âme. L’information, dans le sens générique du mot, est une idée esthétique et culturelle. Elle transmet des connaissances « qui font exister », des textes sacrés comme les premiers livres en transmettaient. 

Il y a une impasse presque radicale dans le discours actuel sur l’information et le savoir. Ce qui explique en partie l’incompréhension d’auteurs comme Baudrillard, Virilio, Kroker, Marcuse, dits post-modernes. Mais ils s’apparentent davantage à des bardes, des poètes du social et du politique. Ils se servent de la matérialité de leurs mots, ils jouent avec le langage dans leur analyse. On peut y voir un manque de rationnel et trop de subjectivité, mais n’exploitent-ils pas ces paramètres à leur façon, plus consciemment que d’autres ? N’essaient-ils pas de réveiller chez le lecteur une faculté de penser autrement qui s’est éteinte dans les discours généraux ?

L’apprentissage universitaire exige de l’étudiant qu’il produise le plus de sources possibles, mais plus rarement de fouiller à fond un point de vue avec une documentation choisie et justifiée. L’exhaustivité est liée au principe d’information. C’est bien d’avoir le plus de points de vue possibles sur un sujet, mais c’est essentiel de savoir les analyser et de défendre son point de vue à soi, qu’on finit toujours par avoir plus tôt que tard. Discerner le savoir qui en vaut la peine de celui qui nous fait perdre notre temps. Cultiver son jardin intellectuel. Émonder, sarcler.

2. De l’ensemble de données

The false algorithm of the Information Age (…) states : more information and faster access = more choice!
Peter McDonald, Progressive Librarian, no 12-13, Spring-Summer 1997, p. 33
 Je suis un véritable infophage, je bouffe de l’information comme d’autres respirent
Jean-Pierre Cloutier, Lettre du bibliothécaire québécois 10, Mars 1998. De l’auteur des « Chroniques de Cybérie ».
« Le monde ne s’arrête pas de tourner, c’est pourquoi RDI est là »
« Six suicides depuis un an parmi le personnel en chômage de l’usine GM »
« 500 licenciements chez Digital à Kanata (Ontario), suite à l’acquisition de la compagnie par Compaq. 1 500 mises à pied prévus. »
 L’information n’est pas une force bénéfique ni progressiste en soi. Elle relève d’un modèle qui se révèle faible à l’analyse. Elle s’apparente plutôt au design social et économique, et c’est pourquoi elle est ambiguë comme concept. Tantôt connaissance, tantôt communication, toujours mélangée avec ces deux dernières. 

Daniel Bell distinguait le savoir théorique de la connaissance ordinaire dans sa société de l’information ou « société post-industrielle ». « Every society, to some extent, has always been dependant on knowledge, but not on theoretical knowledge », écrit-il. (1) La première industrie moderne est celle de la chimie, dépendante d’un savoir organisé et hautement structuré. D’où l’empirisme comme paradigme d’organisation de cette connaissance. « At best, theory assumes a greater intellectual coherence in the process of decision-making ; at worst, it facilitates a technocratic organization of society » (Bell pensait que le « self-cultivation » de l’individu allait devenir un mode de connaissance à gérer dans une nouvelle sensibilité de la structure sociale axée sur la gratification immédiate de l’expérience sensorielle. La science et l’humanisme eux-mêmes sont réduits à l’état de « cultures » coexistant avec celle de la cuisine ou des ordinateurs. « The idea of the « two cultures », a scientific and a humanist one, pales before thought of a hundred cultures open to the man of sensibility of these times » (p. 11).

Ce nouvel être de sensibilité sera aussi un être pratique. « In the next fifty years, the university will begin to assume the functional role in society that the business firm played in the previous hundred years » (p. 6).
Publicité, entendue sur France Inter, où un heureux actionnaire de France Télécom (Philippe, étudiant) explique : «  c'est évident qu'il fallait en prendre, moi, sans vouloir me vanter, je suis actionnaire du réseau le plus moderne de la galaxie  ». Et son copain de répondre : «  bon, d'accord, t'as été plus malin que moi  ».
Les Chroniques du menteur, Pierre Lazuly, 7 déc.1998 (en attendant une augmentation de 12 % des tarifs de base de France Télécom).
 L’éducation à la consommation (et dorénavant à la spéculation) se fait en informant adéquatement et efficacement. En 1969, Peter Drucker, père spirituel de la société de l’information, présentait la connaissance basée sur l’éducation de masse comme condition essentielle à un univers nouveau(2). La connaissance déjà vue comme ressource, comme habileté. La connaissance de Drucker vise à donner au citoyen un statut et une fonction qui lui fasse éviter le travail lié, aliénant.Dans son livre The Age of Discontinuity : Guidelines to Our Changing Society (1969), Drucker en appelle à une « compréhension conceptuelle de l’information » en comparant information et énergie électrique. Le réseau, disait-il, donnera à cette information isolée la puissance qui en fera une connaissance productive. Le monde sera parsemé d’« information utilities ».
The knowledge we now consider knowledge proves itself in action. What we now mean by knowledge is information effective in action, information focused on results. These results are seen outside the person—in society and economy, or in the advancement of knowledge itself.
Peter Drucker, Post-capitalist Society, p. 46
 L’information-faire, le savoir-faire, voilà le grand rêve. Tout dans le faire, rien dans le dire.
Cette fusion de l’encyclopédie et du Web présente un intérêt évident pour le secteur de l’éducation. Les étudiants constituent d’ailleurs le public cible de ces services. Avec des ressources ainsi sélectionnées, il devient beaucoup plis facile de repérer les informations pertinentes et d’acquérir de nouvelles connaissances.
Stéphanie Simard, Lettre du Bibliothécaire québécois 13, Août-Sept. 1998.

Témoin ce catalogue Alex, parmi mille exemples, constitué en 1994 par un économiste de la Banque Mondiale, Hunter Monroe, et publicisé en 1998 par Eric Lease Morgan. Il permet de chercher par mots clés et par auteur dans 675 textes de la littérature américaine et britannique, et dans les textes majeurs de la philosophie. L’utilité d’un tel outil est la référence générale ou spécialisée. Mais il est aussi clair que la philosophie qui le sous-tend est justement celle du savoir du mot-clé ou de l’auteur (connu, voire mythologisé, comme les grands philosophes peuvent l’être). Il est curieux d’ailleurs de voir à quel point les bases de données s’intéressent à la philosophie en tant que corpus. 

Le service d’information se charge d’administrer la connaissance générale. « CarPoint pour l’automobile, Expedia pour le voyage, Microsoft Investor pour les finances, Hotmail pour la messagerie gratuite » (Idem, G. Gourbin).

Le National Institute of Standards and Techniques (NIST) a participé aux États-Unis à la conférence « Electronic Book 1998 », avec le Department of Commerce, et le Video Electronics Standard Institute. Le titre : « Turning a New Page in Knowledge Management ». C’est plus franc que « Science ». Le Advanced Technical Program du NIST précise son objectif : « To stimulate US economic growth by developing enabling technologies ». 

David Ronfeld, un chercheur de RAND Corporation, le think tank où a pris naissance Internet (voir notre texte sur le livre de Paul Edwards dans ce numéro) parlait déjà de la notion de cyberocratie en 1991, selon laquelle une organisation trouve dans le cyberespace « un facteur essentiel de la présence, du pouvoir et de la productivité de l’organisation ». Écrit avant la vague de délire sur la libération conviviale par l’intelligence collective... Un peu comme ces commerçants du début du siècle qui tenaient à être inscrits à l’annuaire, mais en plus sérieux, sur une base encore plus intégrée. « Cyberocratic elites [will] tend to define issues and trends in informational terms, and to look for answers and solutions through their access to cyberspace and their knowledge of how to use it to affect behavior » (3)

3. De la nature de l’ensemble de données nommé information

L’information fut d’abord une théorie de savants. Elle est née dans le milieu universitaire. On ne parlait pas du tout d’information au siècle dernier, au sens moderne du mot, celui de savoir-faire pratique, de données. Le major William Pierce décrivait Madison, un des signataires de la Constitution américaine, et président par la suite, comme un « well-informed man, wise, moderate, docile, studious » (4). L’homme informé est un homme cultivé, un « scholar » aux bonnes manières, orateur éclairé et distingué parmi sa génération. C’est celle des « Men of property », des avocats, banquiers, marchands, juristes, qui modèlent le système politique. Dans ses écrits, Henry David Thoreau parle de « Men of information » pour désigner le même type humain.
 Les premiers systèmes d’information moderne, bureaucratique, ont été mis sur pied avec l’extension des premiers ordinateurs, par RAND et par Mitre Corporation aux USA. Ces systèmes étaient développés pour les agences gouvernementales, telles la NASA. L’information qualitative se retrouve sous forme de documents de travail, elle est formulée en équations et formalisée à l’extrême pour être gérée par ces systèmes.

La connaissance scientifique devient ainsi un paradigme dominant dans notre appréhension de la réalité. Y sont mêlées autant la mythologie de la société technologique que l’information exacte et pratique. Pourtant, information et connaissance ne se confondent pas, bien que la première serve à construire la seconde. Dans l’Antiquité, le métier de Socrate et de Protagoras n’était pas un savoir. Il se limitait à des applications spécifiques, sans principes généraux et unificateurs comme le sont ceux de la technologie. La « technè », c’était le faire, le métier, l’apprentissage. (Un peu l’équivalent du bon sens comme on dit aujourd’hui pour sortir du cadre imposé). Avec la mécanique, le métier à tisser transfère l’« information », qui va de l’artisan à la bande perforée. On assiste alors à une objectivation physique de l’information. Le métier à tisser rend possible la machine à vapeur, l’usine, le gestionnaire, lequel n’est ni tisserand, ni commerçant, mais qui organise, prévoit, planifie et contrôle. Tout travailleur de l’information est gestionnaire d’un système technicien plus ou moins complexe, plus ou moins évolué techniquement, et vice-versa. 

À la Renaissance, puis au Siècle des Lumières, la technique acquiert une valeur autonome et devient source de pouvoir et de richesse, avant de devenir principe d’organisation collective.

Une invention curieuse des navigateurs de la Renaissance, que certaines sources historiennes nomment un renard, montre qu’il y a même eu à l’époque une révolution informationnelle. Les marins de la Renaissance sont peut-être la première élite informationnelle : leur savoir-faire et leurs connaissances techniques étaient les plus avancées du temps. Ils ont inventé la cartographie, la mesure abstraite de l’espace et du temps. Le renard est un tableau de bois percé de trous dans lesquels on fiche des os de poisson attachés à des ficelles pour marquer des positions. C’est un aide-mémoire. Avec la boussole et le sextant, il témoigne de l’accumulation des savoirs et des richesses par les puissances maritimes de l’époque, Espagne, Portugal et Venise. 

Pour une définition de base de l’information, il faut toujours en rejeter au départ une approche idéaliste platonicienne, celle des Trois Mondes de Popper, par exemple, qui stipule que l’information est une entité mentale, purement cognitive. On doit relativiser l’approche cognitive pour la situer en relation avec la relation Homme-Monde. On appelle cela une approche holistique.

De communication qu’elle était dans les années 70, l’information est apparue avec la familiarisation à l’informatique. La confusion subsiste toujours. La communication ne parlait que d’elle-même, tout comme l’information de nos jours pérore autour de son propre domaine. (5) Les nombreuses chroniques Internet québécoises en témoignent chaque jour (Mémento, Chroniques de Cybérie, etc.). L’auteur de cette dernière Chronique, au demeurant fort agréable à lire et critique, a déjà avoué qu’il « bouffait de l’information comme d’autres respirent ». Ce pourrait être la marque de la nouvelle élite informationnelle On peut surconsommer de l’information comme d’autres surconsomment des images à la télévision. Toute cette surconsommation conduit à tuer notre sensiblilité et nos émotions. Elle nous rend insensibles à la vraie beauté et à la violence réelle aussi (comme en témoigne la violence au cinéma, y compris celle gratuite des divertissements familiaux).
On peut ignorer le monde, ne pas savoir dans quel univers social, économique et politique on vit, et disposer de toute l’information possible. La communication cesse ainsi d’être une forme de communion.
José Saramago, Prix Nobel de littérature 1998, « À quoi sert la communication? », Le Monde Diplomatique, Déc. 1998, p. 26
L’information n’a pas de substance en elle-même. Elle est un paradigme, une résultante de la dimension pragmatique de l’existence humaine. Dans le cas de la science de l’information, le seul savoir scientifique a servi de modèle. « Scientific knowledge is the classical field where the creation of a common pre-understanding is an essential aim by itself. It is not by chance that information science, since its very beginning, considered the process of technological manipulation of scientific, or, more generally speaking, professional-oriented knowledge, as its paradigmatic model of shared knowledge, i. e. of information ». (6) Au lieu de se demander « Qu’est-ce que l’information? », on doit donc se demander « Pourquoi la science de l’information ? »
 
4. De la valeur de l’information
Dans une étude de l’information comme support à la décision et à la résolution de problèmes, Aatto J. Repo se base sur la distinction fondamentale à faire entre valeur d’échange et valeur d’usage de l’information.(7) La première est celle de l’information comme instrument. La distinction de Repo s’inspire de celle de Machlup, qui distinguait entre connaissance comme stock et l’information comme flux ou flot. Mais sa conception d’économiste ne le satisfait pas, et il cherche une distinction cognitive. De la même façon, « Shannon’s approach is not useful in information science and thus it cannot be used in assessing the value-in-use of information » (p. 71). La théorie classique de l’information n’offre pas d’explication solide de la valeur de l’information. L’économie mesure quantitativement l’information, en tant que bien d’échange, en tant que produit. Alors la valeur de l’information devient celle du produit et du système d’information. Feinman (1981) nomme ce produit un « package » de communication-information-connaissance, et compare l’information à l’argent dans son processus de circulation et d’échange. Taylor (1982) semble être le premier à la définir comme valeur ajoutée. Mais la valeur d’échange est toujours privilégiée par les théoriciens parce que la productivité, l’efficacité et la rentabilité des activités d’information exigent la mesure de cette valeur d’échange. L’approche cognitive permet de mettre en évidence la structure cognitive et son rôle, par rapport à l’incertitude subjective entre autres. « Now we have to deal with subject and situation-orientation instead of « only » struggling with problems of data-collection about probabilities »  (p. 78). 
L’auteur appelle toutefois l’approche économique à la rescousse pour l’intégrer à une compréhension du produit d’information. La recherche empirique est d’une bien pauvre valeur en ce domaine, considère-t-il. C’est par cette double approche que nous pourrons sortir d’une considération simplement économique ou psychologique de l’information, soutient l’auteur. « (…) Information scientists have mostly been interested in value-in-use described by indiduals » (p. 81). L’étude de cas semble être, précise-t-il, le seul moyen de permettre une telle approche. « The key point in assessing value is in the use of information » (p. 83), conclut-il. 
À quoi peuvent bien servir les technologies de l’information si on leur enlève toute valeur d’échange? Beau rappel de la valeur réelle et du sens réel de l’information au milieu de sa gadgétisation. Il nous faut opposer l’intégration de la connaissance et son sens véritable à la fragmentation de l’information dans un marché du sur-mesure et du segmenté.
C’est aussi en ce sens que la spécificité du livre nous saute aux yeux : le livre est le contraire du gadget, de la sophistication technique, de la fausse complexité, son coût est (et doit rester) bas, son intégration « ergonomique » est optimale, il ne consomme aucune énergie à l’utilisation, et il offre une connaissance incorporée et extensive par le texte sans limitation qu’il offre, le texte qui se prolonge, qui n’offre que sa valeur intrinsèque, sans fioritures. 
Pourquoi ne parle-t-on pas d’information humaine, comme on parle de savoir humain, demande Geoffrey Nunberg (8) C’est que l’information n’a pas de possesseur, elle est partagée, distribuée, mais « it is also a mode of reading » (p. 123). L’information est une forme. « Its exchange value has come to dominate its use value » (p. 118). L’information définie par sa valeur d’échange est une forme de connaissance qui privilégie une « intelligence » (au sens américain) des choses. « We read Web documents not as information, but as intelligence » (p. 123). L’électronification de la connaissance ne mène pas nécessairement à cette fin, mais sa configuration dans le système d’échange de l’information-marchandise y conduit. 
Le livre est aussi une « technologie » (sic) dernier cri… Bien entendu, il peut se prêter lui aussi à l’informationnel pur. En fait, le livre correspond à un mode de lecture propre à une connaissance de type « méditatif », par opposition à une information médiatisée. « The « book » is not the physical form of the printed word (…) The book is a slow form of exchange. It is a mode of temporality, which conceives of public communication not as action, but rather a reflection upon action. Indeed, the book form serves precisely to defer action, to widen the temporal gap between thought and deed, to create a space for reflection and debate » (9) L’auteur s’inspire de la conception de Benjamin Constant. Par contre, son approche tourne au formalisme lorsqu’elle ne voit pas d’influence de la technologie sur les formes culturelles et d’organisation. La nouvelle connaissance digitale, soutient-elle, est un « knowledge not longer conceived and construed in the langage of forms at all (« bodies of knowledge » or a « corpus », bounded and stored), but rather as modes of thought, apprehension and expression, as techniques and practices »  (p. 31). L’information et son contenu sont une série de vecteurs qui traversent l’espace, chacun avec sa durée, sa direction et sa limite. 
C’est ici un autre discours qui veut embellir le concept plutôt que d’en décrire la réalité vécue. Une vision de ce que devient une « connaissance vectorielle » fondée sur des modes de pensée peut très bien nous être donnée par Nicholas Negroponte (que les penseurs de la société de l’information considèrent comme extrémiste parce qu’on trouve toujours chez lui la vérité de la logique technocratique de l’information). toujours chez lui la vérité de la logique technocratique de l’information). « As Negroponte states with reference to gardening and the problem of parasite maintenance : « Think of a CD-ROM title on entomology (…) Its structure is will be more of a theme park than of a book » (Being Digital : New York, Vintage Book, 1995, p. 72). Books lose out to theme parks, or maybe a better way to express it is that books become theme parks at the moment they shed their analog existence and become digital. » (10) Est-ce à dire que tous les CD-ROM au fond prennent le parc thématique comme base de départ (ou le cinéma, ou le jeu)? L’infotainment présente l’information-spectacle, et est à la base de toute présentation multimédias. 
La dimension ludique de l’apprentissage et de la connaissance a ses dangers, dont ceux de voir des formes de rationalité s’effriter au profit du behaviorisme dans notre exploration intellectuelle du monde. « Where the economy is everything, virtual information serves as the uncritical means of disarticulation from the politics of it ». Ce mode de pensée se retouve dans l’approche mathématique, fondée sur les statistiques par exemple, et le marketing, qui sont bien plus qu’une simple approche; ils représentent un paradigme de la connaissance. « Information appears to have made definitions obsolete, as users are encouraged to move with a speed of a « click », leaving encounetrs unmediated by causal critique ». (11). Le savoir n’est plus réellement recherché : on peut voir le « (…) knowledge as an inconvenience that would stand in the way of the thetoric of convenience. The fantasy of information is preferred ».
5. De l’information-richesse
La valeur d’usage de l’information est liée à ses applications. Elle n’est pas facilement séparable de sa valeur d’échange. En fait, sans la technologie de l’information, pas d’information, et pas de sciences de l’information. On l’a oublié, et c’est un peu ce pourquoi on n’a pas de définition valable de ce qu’est l’information.S’il y a vraiment une richesse liée à l’information, ce n’est certes pas celle de la culture d’entreprise qu’elle tend de plus en plus à représenter. Ce serait une richesse qui donne son vrai sens à la quête du savoir. Cette notion de trans-disciplinarité que défendait Gusdorf, qui s’oppose à celle d’inter-disciplinarité, qui provoque une mutation de notre intelligence des choses. C’est tout autre chose que du e-mail ou des promenades au fil de liens hyper-texte…
 Gusdorf disait : « Toutes les sciences sont des sciences humaines ». (12) Surtout la cybernétique et celle de l’information.

Pour défendre la mythologie de l’information, on oppose les pauvres en information aux riches en information, ça permet d’éviter de se questionner sur le pourquoi et la nature de l’information. Aidons ceux qui ne sont pas encore enterrés et aseptisés. Dépêchons-nous d’alphabêtiser le Tiers-Monde aux technologies occidentales et à leur idéologie spécifique, et au système économique globalitaire qui les façonne.
On te fait croire que tu peux être un pauvre parmi les inforiches. Or les cartes se superposent. La question, c’est de savoir si on veut sortir de cette société à deux vitesses. Moi je suis radical : on peut régler demain matin le problème du chômage, et après-demain on peut régler les problèmes des inégalités du Tiers-Monde. C’est pas un problème, on a tous les moyens de le faire. Ça se joue à un autre niveau : on estime que lorsque deux Rwandais s’assassinnent, c’est pas vraiment des humains qui meurent; si le chômage nous était totalement intolérable, on renoncerait tous à une partie de notre emploi
P. Breton, op. cit.
 La vraie menace est d’ordre culturel : celle de la culture de niche, où, avec des services comme les « netcasters », on n’a plus besoin d’aller vers l’information, on ne se nourrit que de l’information qu’on veut.(Idem).
We have marketed the phrase « information literacy » as a vital survival skill. And it appears that we have suscribed to, if not perpetuated, the reigning belief that access to information is the key to success (…) some of us perceive current librarianship emphasizes technology over subject-knowledge (…) Information processing cannot engage the intellect. Knowledge, however, demands personal attention, decision and contemplation. Early in this century, the venerated American library pioneer, John Cotton Dana, believed that informing a library’s constituents was equal in purpose to arousing their interest in knowing.
Paula Eliot, bibliothécaire de référence, Washington State University, « What Information is not : A Meditation on Knowledge, Values and the Senses », PNLA Quarterly, Vol. 61, no 2,, Winter 1997, p. 17.

The term « information literacy » was coined in the mid-1970s (…) Paul Zurkowski, the president of the Information Industry Association, was the first to use the term in his report to the National Commission on Libraries and Information (…) By the late 1980s, information literacy became a rallying cry in the library promotion.
Karen Strege, « Information Literacy », PNLA Quarterly, idem, p. 18.
 Les bons travailleurs sont « information literate ». Dans l’imaginaire américain, et dans son système juridique, où la corporation jouit du statut de personne à part entière, cela équivaut à responsabiliser le citoyen en l’intégrant.

La révolution informationnelle n’est pas la révolution informatique, bien que la dernière conduise à une forme de la première. La révolution informationnelle n’est pas non plus la révolution virtuelle : cette dernière touche à bien autre chose que l’information, elle touche à la vie. Du latin « vir », homme, et « virtu », force, vertu, courage. L’aboutissement du virtuel est le nanotechnologique et le clonage, qu’on commence à peine à entrevoir en cette fin de siècle. Suite et fin au suivant.

 Le discours du bibliothécaire se résume à ceci quant à sa mission d’éducation moderne : les classes défavorisées en information ne savent pas reconnaître leurs besoins (en information bien sûr). Le bibliothécaire avisé saura les satisfaire. Michèle Senay, dans un article de périodique étudiant, (13) pose que « l’information est devenue source de pouvoir », mais pas de pouvoir politique, uniquement de pouvoir personnel. Elle crée des « classes informationnelles » fortement liées à la connaissance de l’instrument informatique. Sans analyser le vrai pouvoir de l’information, qui est celui d’une classe technocratique précise, que Kroker nomme la « virtual class », l’auteur assigne une nouvelle fonction au documentaliste, celle de donner de l’information secondaire afin que les défavorisés connaissent mieux leur univers. Le problème est certes réel, mais il ne représente qu’une partie de la problématique liée au pouvoir de l’information. Le vrai but du discours des « info-rich versus info-poor » se résume dans le message suivant : préoccupons-nous d’une part importante de notre clientèle potentielle qu’on ne peut laisser de côté. Malgré le fonds humaniste de ses préoccupations, l’auteur se situe dans un contexte professionnaliste. Il faut seulement en être conscient, pour ne pas substituer une réflexion professionnelle axée sur des problématiques pratiques et circonscrites à leur domaine précis, à la pensée théorique plus englobante sur des problématiques plus générales. Plus trans-disciplinaires aussi.

 La préoccupation des « besoins »   d’information des « défavorisés » tient souvent la place d’une véritable articulation d’ensemble des conceptions bibliothéconomiques. Il s’agit davantage, dans ce cas-ci, d’organiser des services pour les gens moins habiles et moins familiers avec la bibliothèque. Il ne faudrait pas faire passer une préoccupation de fourniture de services pour un discours théorique sur l’information dont on ne veut même pas paece qu’il dérange. Le vrai pouvoir de l’information, c’est d’abord de s’informer soi-même en tant que dispensateur de cette information et de sortir des conceptions dominantes, pour rendre accessibles des conceptions alternatives.
Avec les NTI, l’individu ne sera pas plus intelligent, n’aura pas plus de savoirs ni de mémoire qu’auparavant. Ce sont seulement les rapports spatio-temporels dans la constitution des mémoires et des savoirs qui sont modifiés. On ne passe pas à un stade ultérieur de l’Écrit. On est toujours dans l’écrit, mais son support privilégié est passé du papier à l’électricité.
Blaise Galland, « Les limites socio-techniques de la société de l’information », Revue européenne des sciences sociales, T. XXXVI, no III, 1998, p. 31.
 À Parthenay, le projet « Ville numérisée » se veut un laboratoire « d’expérimentation en grandeur réelle des NTI ». On a adopté une « démarche de « social pull », c’est-à-dire d’associer les citoyens au projet, à partir de leurs « besoins », en tant que co-créateurs de services, et non pas simplement comme des « consommateurs-cobayes ». Un consortium s’est crée autour du projet, constitué de grands industriels européens et d’équipes de chercheurs en sciences sociales (14). Le capitalisme intelligent, autre visage de la société du savoir.

 Si les bibliothécaires veulent éduquer les masses, qu’ils continuent et affermissent leur rôle, celui de porteurs et d’organisateurs de la connaissance, et non pas de l’information. Qu’ils apprennent aux gens comment bien penser, surtout les technologies. Comment bien écrire aussi, c’est encore primordial. Et surtout, qu’ils aient ce minimum de culture qui fait qu’on ne s’exclame pas devant la moindre innovation technologique. Qui fait qu’on puisse parler de livres sans en faire un discours décoratif. Qu’ils lisent eux-mêmes, afin d’être curieux et ouverts. L’anti-intellectualisme primaire semble trop être de mise en ce moment.
Lorsque Paul Virilio dit que les NTI « accomplissent d’une certaine façon ce que les totalitarismes n’ont jamais osé espérer », il a raison.
Galland, idem, p. 20.

Le savoir se construit dans un contexte, jamais dans un non-dit culturel (…) Refuser, réfuter activement le point de vue impérialiste de l’informatisation générale de la société. Assigner à l’informatique les limites que lui posent en vérité sa définition scientifique et son utilité.
Denis de Rougemont, « Information n’est pas savoir », Diogène, 116, 1981
 La nouvelle richesse de l’information, c’est celle que procure la veille technologique, la sentinelle aux aguets de l’information économique, le nouveau filon. Le documentaliste au service du pouvoir privé des corporations et de leur rentabilité. Heureusement, cela même commence à être questionné parmi les documentalistes.
We must radically redesign and improve general and liberal education for librarians(…) We must also equip librarians with generic intellectual skills such as rhetoric, critical and lateral thinking, qualitative reasoning, and critical philosophy (…) We must teach them not the techniques, but the art, of how to use wisely their powerful information technology tools to smelt data and information into knowledge.
Yonathan Mizrachi, « The Knowledge Smiths : Librarianship as Craftship of Knowledge », New Library World, Vol. 99, Issue 1143, 1998.

J’ai toujours pensé que « chat » ne signifiait que bavardage en français, mais j’ai appris en consultant BABEL [ un glossaire sur Internet] que c’est aussi l’acronyme de « Conversational Hypertext Access Technology »
Guy Teasdale, Lettre du bibliothécaire québécois 12, Juin-Juillet 1998

L’information peut tout nous dire. Elle possède toutes les réponses. Mais ce sont des réponses à des questions que nous n’avons pas posées, et qui, de toute évidence, ne se posent même pas.
Jean Baudrillard, Library Juice, no 19, 20 mai 1998.
 Pour conclure élégamment cette section, une élégance mondiale :
Les savoirs technologiques, que nous appelons connaissances techniques, ou simplement, savoir-faire, telles que la nutrition, les méthodes contraceptives, le génie logiciel, ou les techniques comptables, en règle générale, [sont] moins répandus dans le monde en développement et existent moins chez les pauvres (…) L’information socio-économique, comme la qualité d’un produit, l’efficacité d’un employé ou la solvabilité d’une entreprise, [règle] le bon fonctionnement des marchés. Nous qualifierons de problèmes d’information les difficultés résultant d’une connaissance imparfaite de ces paramètres. Les moyens d’y remédier- par l’application des normes de qualité, par la validation des acquis professionnels ou l’évaluation de la capacité d’endettement, par exemple- sont plus rares et manquent d’efficacité dans les pays en développement. Les problèmes d’information et de dysfonctionnement du marché qui en résultent pénalisent surtout les pauvres.
Banque Mondiale, « Rapport sur le développement dans le monde : Le savoir au service du développement ».
[ http://www.worldbank.org/wdr/french.pdf ]
 Le nivellement des cultures humaines et de leur diversité est donc naturel, puisque conforme aux nécessités des marchés. Évidemment, ce sont les « pauvres » qui souffriront de l’opération : faisons en sorte qu’ils aient un « accès égal » à l’information pour qu’ils sachent au moins ce qu’il leur arrive…
L’immense majorité de nos frères humains ignorent jusqu’à l’existence des NTI (à peine 3 % de la population du globe a accès à un ordinateur). À l’heure qu’il est, ils ne disposent toujours pas des acquis élémentaires de la vieille révolution industrielle : eau potable, électricité, école, hôpital, routes, chemin de fer, réfrigérateur, automobile, etc. Si rien n’est fait, l’actuelle révolution de l’information se passera également sans eux.
José Saragamo, op. cit.
6. De la connaissance
Le savoir n’est pas un capital, mais une capacité (Vermögen, « fortune » et « capacité ») qu’on doit exercer (Picht, « Warheit, Vernunft, Verantwertung », Stuttgart, 1969).
Edgar Ascher, « Informations, savoirs, mémoires », Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXVI. No III, 1998, pp. 151-156.
 Pour la définition de la connaissance à l’ère informationnelle, c’est Alvin Toffler qu’il faut aller voir. Dans son Powershift (1990), il écrit : « Données désigne des « faits » plus ou moins en relation; information se rapporte à des données qui ont été casées dans des catégories et des schèmes de classification ou dans d’autres types; enfin savoir désigne l’information qui a été affinée davantage pour former des propositions plus générales » (p. 18).

Toffler met l’accent sur les conditions pragmatiques du savoir. Pour le lire en profondeur, il faut prendre en compte la socio-économique de l’information, et pas seulement les facteurs techniques. Comme la mémoire, par exemple, repose aussi sur une activité, l’informatisation de la mémoire amenuise et cette activité et la mémoire elle-même. On revient un peu à ce Platon disait de l’écriture dans Phèdre. Mais, comme le disait Jay David Bolter, l’écriture a imposé de nouveaux standards pour la mémoire. Il n’est bien sûr pas question de tomber ici dans le panneau des comparaisons trans-historiques entre phénomène technique contemporain et développement de l’homme pastoral; si comparaison il y a, elle serait d’ordre symbolique, encore une fois. La transformation de la société au temps de Platon marque le passage de la Mythologie à la Raison. L’oral disparaît du discours, la démocratie a besoin de discours et de lois écrites. Qu’en serait-il aujourd’hui, avec le passage au virtuel et à la dématérialisation, et avec une crise de la Raison classique? Et même, avec la reconnaissance vocale, on va bientôt revenir à l’oral, à une écriture orale.

Pour Toffler, en tout cas, et pour la conception de la classe informationnelle, le savoir a une niche économiste et phénoménologique très précise. La connaissance est ce qui sert à quelque chose. Elle permet la transformation des matières. Elle est un savoir-faire. « New knowledge speeds things up, drives us toward a real-time, instantaneous economy, and substitutes for time » (A. et Heidi Toffler, Creating a New Civilization:  the Politics of the Third Wave. Atlanta, Turner Publishing, 1994, p. 38). En fait, dans ce livre passionnant, préfacé par Newt Gingrich et lu par tous les businessmen et de nombreux politiciens, les auteurs (dont l’épouse de Toffler, qui a été bibliothécaire et productrice à la télévision) exposent leur explication de la désuétude de la civilisation industrielle classique et de l’émergence d’une société de la Troisième Vague, qui est celle du savoir. Le « mind work » propre à cette nouvelle civilisation est du « symbolic processing », et la nouvelle classe du cognitariat « do nothing but move information around, or generate more information. Their work is totally symbolic » (p. 55).

L’attrait du livre est qu’il nous présente une analyse socio-politique sur le mode de la science-fiction. La théorie quasi allégorique de la Deuxième et Troisième Vague laisse croire que la vieille société industrielle est morte, et qu’un monde nouveau et radieux est né avec la virtualisation. La Deuxième Vague était une « smokestack society », qui polluait et détruisait l’environnement. L’affrontement entre libéraux et libertaires américains, entre les tenants d’un capitalisme à l’ancienne et les partisans de sa réforme (qui sont ceux de la classe informationnelle, de la jeune génération) se traduit dans ce livre par une opposition entre les technocrates du savoir de la Citybank, dynamiques, fonceurs, impétueux, et les aristocrates de la Chase Manhattan, nostalgiques, attachés au passé et au prestiges anciens. La classe informationnelle technologique est une nouvelle race d’une société démassifiée.
 Dans cette analyse, la place du savoir en tant que pouvoir nouveau en économie est primordiale. « Third Wave machines are intelligent. They have sensors that suck information from the environment, detect changes and adapt the operation of the machine accordingly. They are self-regulating. The technological difference is revolutionnary ». (p. 65). La vision de la société technologique est très juste… lorsque les auteurs parlent du marxisme et du socialisme d’État : « Marx wrote of freedom, but Lenin, on taking power, undertook to engineer knowledge » (idem). Or, Lénine et Staline étaient fascinés par la production industrielle, et le dernier a reçu l’aide de planificateurs américains du travail dans les années 30, pour appliquer les méthodes de Taylor. Mais « nationalized enterprises as a rule are almost uniformly reactionary- the most bureaucratic, the slowest to reorganize, the least willing to adapt to changing consumer needs, the most afraid to provide information to the citizen, the last to adopt advanced technology ». (p.67). Inutile de commenter.

 Le plus intéressant et le point capital en ce qui nous touche : le savoir est une propriété, au sens de « proprietary », une possession privée. « (…) the most important form of property is now intangible. It is super-symboloc. It is knowledge.(…) And unlike factories and fields, knowledge is, for all intents, inexhaustible » (idem). Les marxistes se sont trompés : ce n’est pas le hardware qui est important, c’est le software. Ils ont négligé la consommation, les services, la force du savoir. « It is knowledge that drives the economy, not the economy that drives knowledge » (p. 70).

 Les Tofffler terminent leur livre par un plaidoyer à la liberté d’expression pour la nouvelle classe, « the right of people to voice their ideas, even if heretical » (p. 108).
 Et tant que la culture est le capital à une telle vitesse de rotation, à une telle condensation du temps, qu’il est devenu Information, fit la lascarde. Et que la culture est le dernier avatar du capital par lequel celui-ci s’est emparé de l’intégralité du temps des pauvres et de leur vie. C’est pourquoi le capital a tant besoin de managers et de formateurs. (…) La formation professionnelle des subjectivités est le nom générique de cette entreprise totalitaire de mise au travail des pauvres (…) dans le cadre d’une insécurité de chaque instant, et d’une précarisation toujours accrue. C’est, vois-tu, un devenir-contrôle de l’économie, un devenir-exploitation de la pratique culturelle et du savoir, un devenir-management du sens. C’est le mécanisme du salariat étendu jusqu’au centre ontologique de l’espèce.(…) Dans cette économie, le langage est la matière première principale, et la culture la part immatérielle du travail contenu dans les produits exposés et promus sur les écrans. Leur « âme », comme ils disent. La part de la subjectivité exploitée dans leurs entreprises et valorisée sur leur marché. La part de la coopération sociale assujettie dans leurs réseaux de capture et d’exploitation. […] Moi, je ne suis pas criminel, gémit l’étudiant moribond. Je n’ai rien à me reprocher, je n’ai volé personne, je suis étudiant en management.
Christophe d’Hallivillée, « Dialogue entre une lascarde et un étudiant moribond »,
[ http://www.save-the-world.com/FORM/lascarde.htm ]
 Cette conception d’un capital-savoir, d’abord élaborée chez les savants, a été prise par les politiques, par la nouvelle classe politique réformatrice, par les socialistes en France, les démocrates aux Etats-Unis, ou les péquistes comme les libéraux au Québec. C’est ce qui fait dire au maire Bourque de Montréal :
Montréal has become a city that attracts a lot of investment, that makes products of the new economy and that generates a lot of profits. This year, we will see $ 8,6 billions invested in our knowledge-based industries. It was only $ 4 billions in 1994.
Angela Marion Lee, « Mayor Bourque Adds Incentives to Sweeten Plot : Continued Redevelopment of City Core Is a Key Part of Municipal Mandate », Journal Le Monde des Affaires au Centre-Ville-Downtown Business News, Déce. 1998-Janvier 1999, p. 21.
L’article poursuit en mentionnant : « Other emerging industries, within the new economy, include : information technology employing 150 000; aerospace with 40 000 positions filled; telecommunications has 45 000 working in the field; and biotechnology representing 20 000 workers ».
Bienvenue au Siècle du Savoir, de la Nouvelle Économie et de la Créativité! Bienvenue au 21ième siècle! Voyez comment la mobilité vous rend plus libre et plus productif! Rendez-vous avec les principaux conseillers d’Équipe-Canada! Quel sera votre chiffre d’affaires en l’an 2001? Grâce à l’automatisation des forces de vente, les vendeurs acquièrent une nouvelle mémoire… et gagnent du temps! Venez partager avec nous des recherches qui peuvent vous ouvrir des marchés encore inexploités sur tous les continents!
14ième Salon international du monde des affaires, 23-25 septembre 1998, Montréal
The Citizen’s Chart is about giving more power to the citizen (…) The modern citizen’s prime rights are to have the freedom to make a well-informed choice of high quality commodities and services in public and private sectors, and to be treated in due regards for « their privacy, religious and cultural beliefs » ».
David Evans, « Sexual Citizenship. The Material Construction of Sexualities ». New York et London, Routledge, 1993, p. 5 (d’après le « White Paper » du gouvernement Thatcher).
 Autre aspect de la nouvelle économie : le droit du citoyen est de sa responsabilité. C’est le droit de s’informer pour ne pas se faire avoir…
We have the historic opportunity to provide health care security for every American. We are counting on every American to be informed.
Hillary Clinton, American Libraries, Vol. 24, no 11, Dec. 1993 (adresse à un congrès conjoint de bibliothécaires américains et canadiens).

Increasingly, goods and services with information components are more competitive, and the implicit knowledge component dramatically affects quality and price
Banque Mondiale, « Harnessing Information for development », [Http://www.worldbank.org/html/fpd/harnessing/hid2./html#c]

The ideal figure of our culture, the knowledgeable consumer (…) The challenge of today [1959] is to make the consumer raise his level of demand.
Randall Jarrell, op. cit.

      Et le mot de la fin :
The people never act from reason alone but are the dupes of those who have more knowlwdge.
Gouverneur Morris, avocat, homme d’affaires, délégué de Pennsylvanie à la Convention constitutionnelle américaine.
7. De la connaissance-savoir et sa raison
Certes, ces nouvelles technologies sont elles-mêmes le fruit de la raison, de la réflexion. Mais s’agit-il d’une raison éveillée? Au vrai sens du mot éveillé, c’est-à-dire attentive, vigilante, critique, obstinément critique? Ou d’une raison somnolente, endormie, qui, au moment d’inventer, de créer, d’imaginer, déraille et crée, imagine effectivement monstres? Bientôt, on aura la nostalgie de l’ancienne bibliothèque : sortir de chez soi, faire le trajet, enter, saluer, demander un livre, le saisir sans ses mains […] Avec hantise, on voir se concrétiser le scénario cauchemardesque annoncé par la science-fiction : chacun enfermé dans son appartement, isolé de tous et de tout, dans la solitude la plus affreuse, mais branché sur Internet et en communication avec toute la planète. La fin du monde matériel, de l’expérience, du contact concret, charnel… La dissolution des corps.
José Saragamo, op. cit.

 Le bonheur du riche en information, mais du pauvre d’esprit (et surtout en esprit).
Impressionnés, intimidés par le discours moderniste et techniciste, la plupart des citoyens capitulent. Ils acceptent de s’adapter au nouveau monde qu’on nous annonce comme inévitable (…) Comme si l’exploitation avait disparu et que la manipulation des esprits avait été bannie. Comme si le monde était gouverné par des niais, et comme si la communication était soudain devenue une affaire d’anges.
Idem.

À partir d’une certaine vitesse de conformisme et de renoncement, les dommages politico-neurologiques sont irrémédiables.L’étudiant peut alors aller jusqu’à accepter de balayer le bureau de son employeur avec son diplôme de docteur en hypermédia ou sa licence en sociologie.
Christophe d’Hallivillée, op. cit.
8. De la sécurité informationnelle
La prévision météorologique, toujours et de plus en plus, est le symbole parfait de la société informationnelle : on se fie à une prédiction informationnelle et informatique comme référence à la réalité, comme réalité même. «  Il est possible qu’il y ait une réédition du verglas de 1998, mais très improbable » . Reformulation de l’incertitude commune, populaire, sous forme scientifique. Avec le dérèglement climatique mondial, la météo accède à un statut de sécurisation publique. 50 % de chance de pluie ou de pluie verglaçante, ou encore de neige. Amas de données en flux dans un modèle mathématique en temps réel. 
L’information est la réduction à du mesurable, du quantifiable, selon la théorie maîtresse de Shannon et Weaver. Elle évolue dans un univers technique, parle son langage et crée du technique. Mais la technique crée aussi dans son sillage, comme sa traînée, de l’insécurité. Toujours cette vieille peur de la complexité. Peur technique et peur économique.
Le capital est partout, la peur l’accompagne comme son ombre. La peur est le cœur de la, subjectivité salariée, à l’ère du capitalisme mondial intégré.
Christophe d’Hallivillée, op. cit.
 « Le changement vous fait-il peur? », demandait-on à Joël de Rosnay. « Bien sûr que non, répond-il. Il aurait fallu avoir peur du téléphone, de l’automobile, du réfrigérateur, etc. Ce n’est pas maintenant qu’on va se mettre à avoir peur ».

Pourtant, l’information se gonfle, elle prend des démesures monstrueuses. Elle s’enfle comme un cancer. Elle se propage dans les réseaux comme une contagion, bientôt elle se retournera contre l’Homme avec la cyberguerre.

Image moins « science-fiction » du cynisme bureaucratique technicien : les enquêtes sur les dysfonctionnements, telle celle sur l’affaire du sang contaminé au Canada (enquête Crever). 17 millions $ au bas mot, uniquement pour obtenir de l’information sur les rouages de la bureaucratie. Gagner du temps pour indemniser le moins possible de victimes de l’hépatite C. Qui a eu le temps de lire les 1 200 pages de ce rapport ?
  
L’information vient à la rescousse du consommateur de services. Les transports aériens deviennent de plus en plus insécures avec la dérèglementation et l’organisation du contrôle aérien : un réseau global de régie par satellite réglera le problème. Trop d’accidents automobiles : une auto intelligente aidera le conducteur la nuit (les études de GM prouvent que la majorité des accidents arrivent la nuit « en trop grande proportion »). On pourra ainsi faire du 160 km/h en toute sécurité. « In one sense, at least, the marriage between computers and cars makes perfect sense. Car makers, like computer firms, will stop at nothing in the search for sexy technologies to build into their products » (15) Navigation, cellulaire et cinéma, tous par satellite, seront ainsi intégrés à la « cabine vitrée motorisée » (Illich).
9. De l’information comme déterminisme
Une nouvelle industrie est née, la biotechnologie. Ce qu’on sait moins, c’est que c’est aussi une industrie de l’information, l’information génétique, l’information du vivant. Ou le vivant réduit à l’information.
(…) mankind’s finalities cease to exist at the point where they come to be registered in a genetic capital and solely in the biological perspective of the exploitation of the genome.
Jean Baudrillard, «  The End of the Millenium or the Countdown », Theory, Culture and Society. Vol. 15, no 1, Febr. 1998, pp. 1-9.
 On nous parle de maladie génétique, nous disent deux chercheurs en la matière, déterminée par l’information de l’ADN qu’on peut manipuler à souhait, selon le but « désiré », qui est bien sûr de guérir la « maladie génétique ».). La tautologie est plus sérieuse qu’il peut paraître : toute maladie est « génétique », mais il s’agit désormais de cacher les facteurs extérieurs qui la déterminent et la causent. (16) L’alcoolisme, l’obésité, le manque d’exercice ont des racines sociales et économiques. L’information génétique devient alors un instrument idéologique au service de l’industrie pharmaceutique et médicale. Le moyen de ce détournement est la notion même de connaissance développée par Drucker, Toffler et consorts : la réalité est réduite à de la technicité, à des codes objectifs, formulables, informatifs. Dans ce cas-ci, génétiques; dans d’autres, informationnels, économiques, probabilistes, ou statistiques. Ou bien carrément corporatifs, comme dans le discours bibliothéconomique dominant. La connaissance technique nous sauve.

En fait, tous les savoirs se tiennent, et encore plus ceux de la société fortement technicisée. « Le complexe génético-industriel s’efforce de transformer des questions politiques en des questions techno-scientifiques, de façon à les déplacer vers des instances qu’il peut contrôler ». (Idem).
En s’isolant de la société, au nom de l’objectivité et de leur technique, victimes de leur conception étriquée de la causalité et de leur a-historicité, les biologistes constituent une proie naïve pour les investisseurs.
Idem
 Le spécialiste qui ne veut être que spécialiste est « partenaire » des intérêts financiers et industriels. Il court un risque qu’il perpétue lui-même par son inconscience. C’est sûrement le drame à venir d’une connaissance enfermée sur elle-même, comme un monde clos. (Peut-on même encore parler de drame dans un tel univers totalement aseptisé et indifférent? Parlons plutôt de phase de modernisation et de réajustement structurel, d’une période de transition).

Ensuite, on cherche à rendre le citoyen sécure face aux brevets que veulent imposer les trans-nationales sur les codes génétiques. « Voulons-nous laisser confisquer la part biologique de notre humanité par quelques multinationales, en leur conférant un privilège – légal, biologique, contractuel – sur le vivant? » (Idem).? (17)

  10. De la nano-information

La définition que donnait B. F. Skinner de l’information nous introduit peut-être au prochain millénaire et à l’intégration complète. Skinner voyait la théorie de l’information en relation avec le comportement. L’information serait une copie du Réel, copie intériorisée du Réel. Le monde extérieur est traduit, encodé, « stored within the body (…) As a form of knowledge, information can be treated more effectively in a behavioral repertoire ». (18). Ce qui nous conduit directement à la nano-technologie et à la question des réseaux neuronaux. 
Le « savoir dans la peau », ou le prototype de l’homme informationnel qui maîtrise son environnement technico-informationnel, dont le premier type actuel serait peut-être le contrôleur aérien. « Large technical systems make that yopu don’t really have any time to think, you just go (…) Your cognitive abilities are lagging behind the reality of the interaction. But you can’t stop and day no ». (19) 
Ce professeur de Reading, en Angleterre, qui s’est fait greffer une puce électronique au bras pendant 10 jours, pourrait bien faire figure de précurseur du citoyen de l’an 2 000. Comme l’eugénisme ou le clonage, il reste à supprimer la répulsion qu’elles inspirent, travail déjà entrepris. Ce qui conduit au fantasme de Kenneth Starr : ne rien pouvoir dissimuler, tout savoir. Tout appartient à tout le monde, les zones les plus secrètes de l’individu, les sentiments les plus profonds, les pulsions les plus intimes.
(…) In 2013, the Net can be entered directly using your own brain, neural plugs and complex interface programs that turn computer data into perceptual events.
David Birch et Peter Buck, View from the Edge : The Cyberpunk Handbook, R. Talsorian games Ltd, 1988.
 Remplacer l’événement conscient par un événement perceptuel.

11. Du point aveugle de l’information
Events which are more or less ephemeral because they no longer have any resolution except in the media (in the sense in which we speak of the resolution of an image); they have no political resolution.[…] Sarajevo is a fine example of this unreal history, in which all the participants have impotent walk-on parts. It is no longer an event, but the symbol of an impotence specific to history […] In the past, the virtual had actuality as its end, its destination. Today, it is the function of the virtual to proscribe the actual reality.In the absence of real history, virtual history is here, and provides the sanction, in the guise of information, for the definitive absence of history.
Baudrillard, op. cit.
C’est absurde, répondit Pierre Lévy. Chacun sait bien qu’il est dans le virtuel et que ce n’est pas le réel. On sent très bien la différence.

Et Baudrillard de continuer :
The sphere of information is like a space where, after emptying events of their meaning, an artificial gravity is created for them, after deep-freezing them politically and historically, they are re-staged transpolitically, in real – that is to say, perfectly virtual – time.
 Lévy est celui qui a raison : le virtuel est une nouvelle philosophie, une nouvelle relation au monde. Surtout au Réel, ce qui est plus important, car le virtuel relève de la métaphysique.

Baudrillard poursuit : nous sommes en pleine pataphysique, en plein absurde. Les choses ont dépassé leurs limites. Nous sommes dans un état de paroxysme et de parodie tout à la fois. C’est le stade ironique de la Technologie et de l’Histoire que nous sommes en train de traverser. 

Le « crime parfait » (selon le titre d’un de ses récents essais) : l’extermination par la technologie et la virtualité, de toute réalité, et même du jeu ironique de la Technologie.

Ce que précise Philippe Breton : « (…) si la représentation est toujours décalée par rapport au réel et que tout d’un coup les deux ne font plus qu’un, alors on redevient des bêtes ». (Breton, op. cit.).

On s’amuse à crédit, on paiera au siècle suivant. L’évolution du cinéma, par exemple, a suivi le même chemin, de divertissement de foire au Septième Art, à l’entreprise industrielle. À tel point que les vrais films sont aujourd’hui ceux faits comme un jouet, avec peu de moyens, avec l’humilité de l’artisan, sans exhibition technique. Idem pour l’auto, pour l’avion, pour Internet.

Nous sommes en effet la première société où l’épidémie est considérée comme un bienfait. Où le sens devient non-sens, et vice-versa : le hamburger McDo en Russie comme signe catalyseur du changement, au Mexique, comme modernisation du Tiers-Monde. La stratégie caméléon de McDo adapte l’entreprise à la couleur culturelle locale, elle colonise l’espace et le temps à la façon de l’entreprise virtuelle. Elle forme un « citoyen familial » et global, un autre type de citoyen in-formé.
Laudering activity is the prime acticity in this fin de siècle (…) the laundering of a dirty history, of dirty money, of corrupt consciousness, of the polluted planet—the clansing of memory being indissolubly linked to the –hygienic—cleansing of the environment or the –racial and ethnic—cleansing of the populations.
Baudrillard, op. cit., p. 1
Mais vous ne comprenez rien à rien, retontit une voix venue du lointain : « Comme la plupart des journaux, nous avons cédé à la tentation du « shovel-ware » en pelletant notre contenu ; nous devons trouver des moyens plus radicaux de rendre nos contenus à la fois plus vivants, plus pertinents, plus immédiats et plus attrayants pour un public en mal de sensations fortes » (Pierre Bergeron, éditeur du journal Le Droit d’Ottawa, Lettre du bibliothécaire québécois 12, Juin-Juillet 1998). Le besoin du public, créé, manipulé, est souverain, dit-il.
We think with ideas, not data. Ideas must be there to contain data.Ultimately ideas generate data by defining problems, raising issues (…) thinking in the highest sense of the word has little to do with information, and still less to do with expensive information-processing machinery. It has everything to do with knowing how to deal with ideas. And that requires plain old-fashioned literacy—the ability to read, write, listen and speak with critical awareness.In the natural order of things, it is ideas—wether in the form of judgements, evaluations, interpretations, theories, beauties of form and structure—that take precedence over facts and figures
Theodore Roszack, « Virtual Duck and Endangered Nightingale », PNLA Quarterly, Vol. 59, no 1, Fall 1994, pp. 11-14.
 Après avoir présenté une savante spéculation sur la modulation de l’acquisition du savoir, un chercheur en information concluait, il y a longtemps, que le contrôle de la modulation de l’information est un cadeau prométhéen, qui peut s’avérer plus dangereux que le feu. Un tel contrôle provoque certes des avancées cognitives remarquables, mais il a déjà effacé l’affectif comme force primordiale chez l’humain, et une telle asymétrie peut être fatale. (20). « Therefore, development of a pure science of information is, by itself, not enough. Ultimate survival litterally depends on world education of human users. » (p. 370).
To uncritically place our trust in the growth of new forms of informational media can only worsen the tendency towards nonthinking passiveness that currently marks much of North american life.
Chris Adams, Goldfarb Consultants, [ http://www.crim.ca/inet96/papers/e3/e3_1.htm ]
 Questions pour la bibliothéconomie :
(…) it is possible to conceptualise rich investigations into the rôle played by information historically (…) Indeed, should such a sub-discipline come to be recognized, then the history of libraries would surely be subsumed within, and therefore eclipsed by, a new history of information. (…) Those who hype the information society for strategic advantage – wether economic or professional – generally turn a blind eye to history, and in particular to the history of information.
Alistair Black, « Information and Modernity : The History of Information and the Eclipse of Library History », Library History, Vol. 14, May 1998, p. 40.
 La simulation, le virtuel, sont l’extase de l’information. « Truer than true ». Plus réel que le réel, plus présent que le présent. (Baudrillard encore, op. cit.). On a déjà commencé à raisonner ainsi chez nos nouveaux apôtres de la bonne nouvelle. Qui sont nos nouveaux prêtres. Comme ce Michael Hart, avec son projet d’encyclopédie Gutenberg, sorte de fantasme borgésien en dimension réelle, « qui carbure au sucre… même avec sa pizza (ouache!) » (Lettre du bibliothécaire québécois, 12, Juin-Juillet 1998). Évidemment, puisque le sucre est la troisième drogue douce, après l’électronique et l’automobile (placez les deux dans l’ordre préféré).

Après tout, le dogmatisme chrétien est né lorsque les Apôtres se sont arrêtés de marcher parmi les leurs et qu’ils se sont mis en tête de partir répandre leurs idées dans le monde méditerranéen avec des moyens de transports. Lorsqu’ils ont renoncé à l’interactivité. Lorsqu’ils ont entrepris la première guerre de l’information, la première course de l’espace-information.
What we forget is that the arms race between the powers of information proliferation and powers of information management is an endlessly escalating one. The logical finesse with wich we manage information is the same logical finesse that generates yet more information and outflanks the tools of management. Software agents are quite as capable of mindlessly flinging off information as of mindlessly collecting it.
Steve Talbott, « The Illusion of Online Efficiency », NETFUTURE 20, June 4, 1996
[ http://www.oreilly.com/people/staff/stevet/netfuture/1996/Jun0496_20.html#2 ]

Finalement, les mots disent le contraire de ce qu’ils veulent dire. On dit « évidemment », et rien n’est évident.
Jean-Luc Godard, Pierrot le fou, film, 1965


Notes :
(1) D. Bell, préface à The Future of General Adult Books and Reading in America, Peter S. Jennison, Robert Sheridan, eds, ALA Editions, 1970). (Retour à la page)
(2) « Managing the Knowledge Worker », Wall Street Journal, Nov. 7, 1975  (Retour à la page)
(3) Cyberocracy, Cyberspace and Cyberology : Political Effects of the Information Revolution. Santa Monica, CA : RAND Corporation, 1991).   (Retour à la page)
  
(4) Saul Padover, The Living US Constitution, New American Library, Mentor Book, 1953  (Retour à la page)
 (5) Il y a plus de vingt ans, l’auteur de ces lignes a soumis à un professeur de cinéma de l’Université Laval un travail de fin de session qui démontrait la non pertinence de la communication à une étude théorique du langage cinématographique, telle qu’il était fait dans son cours. On dit qu’une image vaut mille mots, mais c’est faux : une image n’est pas équivalente à mille mots. Elle représente, elle symbolise. C’est la dimension métaphorique du langage qui est ignorée par l’information. L’application parfaite de la Communication, c’est le cinéma hollywoodien qui la fait.  (Retour à la page)
(6) Rafael Capurro, « What is Information Science for? A Philosophical Reflection », Conceptions of Library Science, p. 90.  (Retour à la page)
(7) A.J. Repo, « The Value of Information : Approaches in Economics, Accounting and Management Science », Journal of American Society for Information Science, Vol. 40, no 2, 1989, pp. 68-85.  (Retour à la page)
(8) G. Nunberg, « Farewell to the Information Age », The Future of the Book. G. Nunberg et P. Violi, eds. Berkeley : University of California Press, 1996, pp. 103-138  (Retour à la page)
(9) Carla Hesse, « Books in Time », in Geoffrey Nunberg, op. cit., p. 27  (Retour à la page)
(10) David Cook, « Growing Old with Negroponte », CTheory
  [ http://www.ctheory.com/e30-growing_old.html ]  (Retour à la page)

(11) Marcus Breen, « Information Does Not Equal Knowledge :Theorizing the Political Economy of Virtual Reality », Journal of Computer Mediated Communication, Vol. 3, no 3, Dec. 1997
[ http://www.ascusc.org/jcjm/vol3/issue3/breen.html ])  (Retour à la page)


(12) G. Gusdorf, « Les sciences humaines et l’Occident », vidéo, HEC, 1990   (Retour à la page)
(13) M. Senay, « La société de l’information dans un monde à deux vitesses : les solutions de la bibliothèque publique », Cursus, Vol. 2, no 2, Printemps 1997  (Retour à la page)
(14) [ http://www.district-parthenay.fr/sommmaire/villnum/histo/intro.htm ]  (Retour à la page)
(15) The Economist, Nov. 28, 1998, p. 85  (Retour à la page)
(16) Jean-Pierre Berlan et Richard Lewontin, « Racket sur le vivant : la menace du complexe génético-industriel », Le Monde Diplomatique, Déc. 1998, pp. 22-23  (Retour à la page)
(17) Il ne faut pas oublier que ces entreprises forment des clientèles primordiales pour la veille économique, à Montréal notamment.  (Retour à la page)
(18) B. F. Skinner, About Behaviorism. New York, Alfred Knopf, 1974, p. 143  (Retour à la page)

(19) Andrew Leonard, « Trapped in the Net : Little Crashes Lead to Big Crashes », SalonMagazine, Août 1997, d’après Gene Rochlin, « Trapped in the Net », [ http://www.salonmagazine.com/aug97/21st/trapped970821.html ]  (Retour à la page)

(20) Laurence Heilpin, « Foundations of Information Science Reexamined », Annual Review of Information Science and Technique, Vol. 24, 1989, pp. 343-371   (Retour à la page)

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 Liberté académique

 

Les fondements constitutionnels de la liberté académique
des professeurs d’université
en droit canadien et américain (partie 1)
par Elvio Buono

Liste des abréviations
Remerciements
Introduction
PARTIES I - La notion de liberté académique en droit américain
1. La liberté d'expression en droit américain
2. Deux définitions de la liberté académique aux États-Unis
A- La définition de la profession
B- La définition constitutionnelle
C- Analyse comparative des définitions professionnelle et constitutionnelle
SUITE DANS LE NUMÉRO 4 de HERMÈS : revue critique (été 1999)

 LISTE DES ABRÉVIATIONS

I. Abréviations relatives à la législation et à la réglementation
al.       alinéa(s)
art.  article(s)
c.  chapitre
C.c.B.C. Code civil du Bas Canada
C.c.Q. Code civil du Québec
et suiv. et suivants (pour les articles)
G.O.  Gazette officielle du Québec
L.C.  Lois du Canada (depuis 1987)
L.Q.   Lois du Québec (depuis 1964)
L.R.C. Loi révisées du Canada (depuis 1985)
L.R.Q. Loi refondues du Québec (depuis 1977)
mod. (et mod.) modifié(e) (et modifications)
S.C. Statuts du Canada (avant 1987)
S.Q. Statuts du Québec (avant 1969)
S.R.C. Statut révisés du Canada (avant 1985)
S.R.Q. Statuts refondus du Québec (avant 1977)
   II. Abréviations relatives à la juridiction
c.    contre
et suiv. et suivantes (pour les pages)
j., jj. juge, juges
R. La Reine (Le Roi), Regina (Rex)
R.C.S. Recueils de la Cour suprême du Canada
S.A.G. Sentences arbitrales de griefs
v. Versus
III. Abréviations des principales revues de droit et recueils de doctrine
1. Canada
C. de D. Cahirs de droit
et suiv.  et suivantes (pour les pages)
R. du B. can. Revue du Barreau canadien
R.G.D. Revue générale de droit
R.J.T. Revue juridique Thémis
2. États-Unis
J. Collective Negociations Journal of Collective Negociations
Tex. L. Rev. Texas Law Review
J.C. & U.L. Journal of Collecge and University Law
Yale L. J. Yale Law Journal
Ariz. L. Rev. Arizona Law Review
Wash. L. Rev. Washington Law Review
Cornell L. R. Cornell Law Review
Rutgers L.R. Rutgers Law Review
Duke L. J. Duke Law Journal
Loy. L. Rev.  Loyola Law Review
U.C. Davis L. Rev. U.C. Davis Law Review
Wis. L. Rev Wisconsin Law Review

«(...)l'essentiel, dit le renard au Petit Prince, est invisible pour les
yeux (...) c'est le temps que tu as perdu pour ta rose
qui fait la rose si importante.»
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

 REMERCIEMENTS
À la fin d'un long voyage, le moment est venu de rendre à César ce qui appartient à quelques-uns. Mes premiers remerciements iront au professeur Pierre Trudel, du Centre de recherche en droit public de la Faculté de Droit de l'Université de Montréal, qui a su avec finesse, intelligence et générosité me guider tout au long de mon travail. L'Université, celle d'hier comme celle d'aujourd'hui, est ce qu'elle est et ce qu'elle doit rester, parce que des hommes et des femmes font de la connaissance le voyage le plus grand et le plus exaltant que l'esprit humain puisse entrevoir. J'ai eu le privilège d'avoir comme directeur de mémoire une de ces personnes.
Je tiens à remercier monsieur Patrick Molinari qui, d'abord à titre de vice-doyen aux études avancées m'a accueilli au programme de maîtrise, et par la suite, à titre de doyen de la Faculté de droit, m'a manifesté sa confiance et son appui. Je voudrais aussi souligner le soutien de trois de mes collègues du secrétariat de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ). Messieurs Yvon-Albert Laurendeau et Louis Savard pour avoir eu l'amabilité de lire le manuscrit et pour leurs commentaires judicieux. Monsieur Roger Charland, bibliothécaire et responsable du Centre de documentation, pour sa collaboration précieuse dans le repérage pointu de certains documents touchant l'enseignement supérieur au Canada et aux États-Unis.
Je ne pourrais terminer cette page de remerciements, sans souligner le travail remarquable de madame Gisèle Carbonneau qui a fait la saisie des versions du manuscrit. Elle a réalisé ce travail exigeant avec rigueur, patience, minutie et humour; elle a aussi accepté de supporter le caprices du « chercheur » que je suis devenu le temps d'un mémoire de maîtrise. Nous avons formé, je crois une bonne équipe, moi qui en suis encore à l'écriture avec une plume d'oie et elle se baladant sur l'autoroute de l'information...
Sur un ton plus personnel et puisque l'essentiel, ainsi que ma l'a enseigné Saint-Exupéry, est invisible pour les yeux, merci à Josette, Thomas et Ariane pour être ma rose si importante.

INTRODUCTION

La présente étude porte sur les fondements constitutionnels de la liberté académique des professeurs d’université dans le contexte du droit canadien et québécois. Plus précisément, elle tente de répondre à la question suivante: depuis l’enchâssement dans la Constitution de la Charte canadienne des droits et libertés(1), ci-après désignée  , est-il possible de rattacher la liberté académique à une des libertés fondamentales qui y sont énumérées et ainsi lui permettre de jouir d’une protection constitutionnelle?

Puisque la liberté académique n’est pas, de façon spécifique, inscrite dans la Charte, il faudra analyser son rattachement à la liberté d’expression, nommément mentionnée et considérée comme une des libertés fondamentales protégées par la Charte. Notre étude présentera donc une réflexion sur la liberté d’expression, en droit canadien, depuis l’adoption de la Charte. Par ailleurs, l’intérêt de situer notre propos dans une perspective historique nous conduira aussi à cerner les fondements constitutionnels de la liberté d’expression avant l’adoption de la Charte.

 En retenant comme point de référence l’adoption de la Charte, notre réflexion s’articule autour d’un repère à la fois historique et méthodologique. D’abord historique, puisque le 17 avril 1982 marque une date importante dans l’histoire constitutionnelle et politique du Canada: en effet, le rapatriement de la Constitution et l’enchâssement d’une charte des droits et libertés constituent des jalons déterminants dans l’évolution du Canada depuis la création du pays en 1867. Mais pour les fins de notre étude, l’année 1982 représente surtout un repère méthodologique, puisque le rôle du système judiciaire s’en est trouvé profondément bouleversé.

 De 1867 à 1982, le Canada se situait dans la tradition britannique en ce qui touche le rôle du système judiciaire. Pendant cette période on peut affirmer, de façon générale, qu’en matière de droits fondamentaux les tribunaux ne sont intervenus, pour limiter la souveraineté du parlement, que sur des questions reliées au partage des compétences entre les deux ordres législatifs. En effet, ce n’est que dans des litiges portant sur le partage des compétences que les tribunaux ont déclaré des lois ultra vires. Même si les droits et les libertés de la personne ne constituent pas un domaine de compétence au sens de la Loi constitutionnelle de 1867 (2), les tribunaux ont à plusieurs reprises invalidé des dispositions législatives provinciales portant atteinte aux libertés fondamentales, notamment aux libertés d’expression et de religion, au motif que leur traitement relevait historiquement du droit criminel, une compétence fédérale exclusive (3). Lorsque le législateur s’en tenait à un champ de juridiction qui était le sien, les cours de justice exerçaient une grande retenue judiciaire et refusaient de remettre en question le bien-fondé de la loi.

 L’adoption en 1960 de la Déclaration canadienne des droits (4) n’a pas réussi à renverser cette tendance. En interprétant la Déclaration comme une loi ne faisant que reconnaître et déclarer l’existence de droits préexistants, la Cour suprême du Canada en a fait un instrument juridique presque stérile.

La possibilité de s’interroger sur les fondements constitutionnels de la liberté académique tient non seulement au fait que la Charte aît été enchâssée dans la constitution canadienne, mais tient aussi à l’avènement d’une ère nouvelle d’activisme judiciaire où la Cour suprême du Canada assure un rôle primordial. Cet activisme judiciaire est né du fait que la Charte a été enchâssée dans la Constitution du Canada qui est la loi suprême du pays, en vertu de l’article 52, étant par ailleurs convenu que le législateur ne peut y déroger qu’en utilisant la clause dérogatoire prévue à l’article 33. De plus, l’article 1 de la Charte précise que les droits et les libertés qui y sont énoncés ne peuvent être restreints que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Ainsi, depuis 1982 il appartient aux tribunaux, et en dernière instance à la Cour suprême du Canada, de juger de l’opportunité de certaines mesures législatives, en s’interrogeant d’une part sur les limites raisonnables que l’on peut imposer à une liberté ou à un droit et, d’autre part, sur le concept de société libre et démocratique. C’est dans cette perspective que l’année 1982 est, sur le plan juridique, un repère méthodologique puisque l’adoption de la Charte crée un nouveau paradigme judiciaire.

Ce nouveau paradigme judiciaire rompt avec la tradition britannique en donnant aux cours de justice un rôle de chien de garde des valeurs fondamentales de la société canadienne. Le rapatriement de la Constitution et l’enchâssement de la Charte rapprochent le système judiciaire du Canada du modèle américain. En effet, depuis plus de deux siècles nos voisins du sud ont dans leur Constitution une charte des droits et libertés et la Cour suprême des États-Unis exerce un contrôle judiciaire sur les décisions des législateurs fédéral et des États membres. On comprendra alors l’intérêt d’interroger l’expérience américaine dans son traitement de la liberté d’expression et de la liberté académique.

En précisant que notre étude porte sur les fondements constitutionnels de la liberté académique, nous en traçons aussi les limites. La notion de liberté académique est largement reconnue dans les universités canadiennes et québécoises. Au Québec, la plupart des professeurs d’université étant des salariés syndiqués au sens du Code du travail, les conventions collectives prévoient des dispositions relatives à la reconnaissance de la liberté académique (5). Ainsi, on peut repérer dans la jurisprudence arbitrale universitaire quelques décisions où la question de la liberté académique a été soulevée. Il s’agit de décisions arbitrales concernant, entre autres, la révocation d’un professeur de ses fonctions administratives, le non-renouvellement de contrat d’un professeur adjoint, le refus d’un doyen de la faculté des études supérieures d’affecter un professeur à cette faculté, la définition de la charge de travail d’un professeur où la notion de la liberté académique a été effleurée au passage (6). Étant à la recherche des fondements constitutionnels de la liberté académique, nous avons laissé de côté cette jurisprudence qui n’était pas très éclairante pour les fins de notre propos.
Nous avons aussi laissé de côté les rapports entre la notion de liberté académique et le contrat de travail liant le professeur à l’université. Les articles 2085 à 2097 du Code civil du Québec réfèrent au contrat de travail (7). L’article 2085 prévoit que:
«Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur.»
Cet article consacre le caractère essentiel du lien de subordination et, en corollaire, du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur. De plus, l’article 2088 du Code civil du Québec décrit comme suit les obligations du salarié:
«Le salarié outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail...»
Ces dispositions législatives mènent forcément à la question suivante : compte tenu de la notion de liberté académique, comment faut-il interpréter ces notions de subordination, de loyauté et de discrétion? Qu’il suffise de rappeler, en ce qui touche le lien de subordination, la conclusion des auteures Lajoie et Gamache à l’effet que le professeur d’université est un salarié que l’appartenance à la communauté universitaire dote d’une grande autonomie (8). Pour sa part, Denise Chalifoux conclut, au terme d’une étude sur le professeur d’université et la notion de salarié du Code du travail du Québec — comme nous l’avons déjà mentionné, la grande majorité des professeurs est syndiquée — qu’«il serait difficile, en effet d'imaginer un salarié syndicable dans un état de moindre subordination ou qui jouisse d'une plus grande autonomie et exerce une plus grande autorité au sein de l'entreprise qui l'emploi» (9). Ces questions, qui mériteraient une attention particulière, auraient nécessité de longs développements qui nous auraient éloignés de notre sujet.
Avant de présenter brièvement les différentes parties de notre étude, une remarque s’impose relativement à une difficulté que nous avons rencontrée dans le cadre de nos travaux de recherche. Nous avons déjà indiqué notre intérêt à interroger l’expérience américaine touchant la notion de liberté académique et son interaction avec la liberté d’expression. Nos recherches nous ont permis de découvrir une riche et abondante doctrine sur la notion de liberté académique en droit américain; la doctrine américaine a en effet abordé des sujets complexes et fort variés. Cette dernière a examiné entre autres, pour n’en nommer que quelques-uns, les définitions professionnelle et judiciaire de la liberté académique, le lien entre la notion de liberté académique et le concept de liberté d’expression, les différentes définitions que la Cour suprême des États-Unis a données à la notion de liberté académique et, enfin, l’enjeu le plus spécifique à la vie universitaire, à savoir si les universitaires et les scientifiques ont un droit constitutionnel à l’égard de la liberté de leur recherche et de celle d’en publier les résultats (10). 
À côté de cette riche littérature juridique américaine, la doctrine québécoise et canadienne sur le même sujet est plutôt dans un état d’indigence. Au Québec, l’ouvrage de référence est sans conteste celui des auteures Lajoie et Gamache sur le Droit de l’enseignement supérieur que nous avons déjà cité (11). Les deux auteures traitent évidemment de la question de la liberté académique, mais le sujet y est abordé de façon générale, puisque l’objectif était de réaliser un ouvrage sur le droit de l’enseignement supérieur et non pas de développer de façon spécifique le thème de la liberté académique.
Ces mêmes auteures, dans le cadre de leur analyse de la liberté académique, soulèvent des questions sur le lien entre cette notion et le concept de liberté d’expression, s’interrogent sur la possibilité d’une protection constitutionnelle de celle-ci depuis l’adoption de la Charte et, enfin, tentent de préciser quels sont les détenteurs de cette liberté au sein de la communauté universitaire. Nous avons voulu pousser plus loin ces questions et, dans cette perspective, les réflexions des auteures Lajoie et Gamache ont servi en quelque sorte de prolégomènes à notre étude sur la liberté académique.
Au-delà de cet important ouvrage, nous n’avons pas repéré sur le sujet, en droit québécois et canadien, d’autres livres ou articles qui, de façon spécifique, ont abordé la notion de liberté académique et ses fondements constitutionnels (12). Il ne faut guère s’étonner de cet état de choses, lorsqu’on considère que la Charte est en vigueur depuis à peine quatorze ans. Que ce soit par rapport à l’enchâssement d’une charte des droits dans la Constitution ou au rôle dévolu à la Cour suprême, ou encore sur des sujets plus spécifiques comme la liberté académique, la doctrine américaine jouit d’une importante longueur d’avance. Il ne faut pas s’en plaindre, il faut plutôt en prendre acte et se mettre en marche pour combler l’écart, et non pas pour imiter nos voisins du sud — les différences politiques et culturelles entre les deux pays, ainsi que les instruments constitutionnels dont disposent les Cours suprêmes des deux pays interdisent une telle approche — mais plutôt pour mesurer de quelle façon l’expérience canadienne pourrait se démarquer de celle des États-Unis.
Cela dit, pour en revenir à notre tour d’horizon de la doctrine québécoise et canadienne, nous nous en sommes remis à la riche littérature portant sur la liberté d’expression garantie par l’article 2b) de la Charte (13) . Cette littérature qui couvre à peu près toute la période de la mise en vigueur de la Charte, nous a permis de mettre en relief le contenu même du concept de liberté d’expression, par une analyse du libellé de l’article 2b) de la Charte, et aussi de faire une analyse critique des premières décisions de la Cour suprême du Canada sur ce sujet depuis son adoption. Ces questions, posées dans les contextes canadien et québécois, étaient les jalons nécessaires avant d’entreprendre toute réflexion sur les possibles fondements constitutionnels de la liberté académique.
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’expérience américaine a servi de modèle pour amorcer notre réflexion sur la liberté d’expression et la liberté académique. Aussi la première partie de notre étude, qui en comporte trois, sera consacrée à la notion de liberté académique en droit américain. De façon plus spécifique, nous analyserons l’émergence de la protection constitutionnelle de la liberté académique élaborée par la Cour suprême des États-Unis en rattachant celle-ci à la liberté d’expression protégée par la constitution américaine.
La deuxième partie de notre étude sera consacrée à la notion de liberté d’expression dans le contexte canadien. La Charte, tout comme le Bill of Rights aux États-Unis, est muette en ce qui touche la liberté académique. Ainsi, ce n’est que par le biais de la liberté d’expression qu’il serait possible au Canada, comme cela a été le cas pour nos voisins du sud, de faire naître une protection constitutionnelle de la liberté académique. Dans cette partie de l’étude, nous allons d’abord situer dans une perspective historique la notion de la liberté d’expression au Canada. Nous nous attarderons ensuite à une analyse de l’avènement de la Charte. Nous allons situer le cadre général d’interprétation de la Charte, ainsi que le cadre spécifique d’interprétation de la liberté d’expression. En examinant la liberté d’expression à la lumière de la Charte, nous allons aussi nous interroger sur la portée de celle-ci dans le contexte de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (ci-après désignée la Charte) (14) . En d’autres mots, la liberté d’expression a-t-elle la même portée dans les deux chartes?
La dernière partie de l’étude portera sur la liberté académique au Canada. Pour l’essentiel, cette partie de l’étude sera consacrée à l’interaction entre la notion de liberté d’expression et la notion de liberté académique dans les contextes québécois et canadien. Cependant, une question préalable a surgi au cours de nos travaux de recherche, visant à définir quel est le champ d’application de la Charte et, de façon plus spécifique, dans quelle mesure cette dernière s’applique aux universités. Ce détour obligé a nécessité un important développement.
Dans l’analyse de l’interaction entre la liberté d’expression et la liberté académique, nous nous sommes intéressés aussi à la définition professionnelle de cette dernière. En effet, dans notre recherche en droit américain, nous avons dû constater que les définitions judiciaire et professionnelle de la liberté académique étaient des réalités incontournables. Les deux définitions ont marqué profondément le débat chez nos voisins du sud. Par ailleurs, en analysant l’interaction entre la liberté d’expression et la liberté académique dans les contextes canadien et québécois, nous avons aussi voulu enrichir la discussion en mettant en relief la définition que le milieu universitaire a donnée à la notion de liberté académique.
À l’issue de notre étude sur les fondements constitutionnels de la liberté académique, nous verrons à identifier dans quels contextes la Cour suprême du Canada pourrait être appelée à reconnaître la liberté académique, en tant que liberté fondamentale protégée par l’article 2b) de la Charte et quelles conditions devraient être réunies pour que cette reconnaissance se réalise.

PARTIE I – La notion de liberté académique en droit américain.  

Dans la première partie de notre étude, nous allons examiner la notion de liberté académique en droit américain. Puisque cette notion a été développée par la Cour suprême des États-Unis, sous le couvert de la liberté d’expression protégée par la Constitution américaine, nous allons d’abord situer la liberté académique dans le contexte du droit américain. En effet, la Constitution américaine ne prévoit pas la protection spécifique de la liberté académique et il a fallu un développement jurisprudentiel pour articuler sa protection constitutionnelle, en la rattachant à la liberté d’expression. Ainsi, même si l’essentiel de notre chapitre est consacré à l’émergence de la protection constitutionnelle de la liberté académique, il nous semble important dans un premier temps de situer la liberté d’expression en droit américain.


1. La liberté d’expression en droit américain.
La protection de la liberté d’expression aux États-Unis prend sa source dans la Constitution américaine, plus précisément dans les premier et quatorzième amendements du American Bill of Rights (15) . Aux États-Unis, compte tenu de l’existence, depuis plus de deux siècles, du Bill of Rights, il existe une abondante doctrine qui tente de cerner les principes philosophiques qui fondent la primauté de la liberté d’expression dans une société démocratique. Il existe aussi une abondante jurisprudence permettant de constater que les tribunaux américains ont déployé des efforts importants pour tenter de résoudre les questions touchant les limites qui peuvent être imposées à la liberté de parole garantie par le premier amendement de la Constitution. Il ne semble pas exister, ni dans la doctrine, ni dans la jurisprudence, un consensus touchant les valeurs que devrait sauvegarder la liberté d’expression. Cependant, il semble bien exister un consensus à l’effet que la liberté d’expression est, dans la Constitution, une des libertés les plus importantes (16) .

Pour le professeur Alexander Meiklejohn, la liberté d’expression trouve son fondement dans la démocratie. Elle est la conséquence du principe de base du système politique américain, c’est-à-dire la loi de la majorité (17) . Le professeur Meiklejohn a d’abord considéré que le premier amendement ne protégeait que le discours politique. Il a par la suite élargi sa conception de la liberté d’expression lorsqu’il a commencé à tenir compte du  . Dans le cadre de cet élargissement de point de vue, il a identifié quatre catégories de messages protégées par le premier amendement: (1) le message éducatif, car la liberté de l’éducation est un postulat de toute société libre, (2) le message scientifique et philosophique, (3) le message littéraire et artistique, qui constitue une réponse aux valeurs sociales et (4) la discussion publique de problèmes publics(18) .

Une telle théorie exclut de la protection constitutionnelle de nombreuses formes d’expression n’ayant pas de rapport manifeste avec le régime démocratique. La Cour suprême des États-Unis a adopté cette approche au cours des années 1940 et 1950; ainsi l’obscénité, le discours commercial et la diffamation ont été exclus de la protection de la liberté d’expression(19) .

Pour sa part, le professeur Zechariah Chafee insiste sur la double finalité de la liberté d’expression. D’une part, celle-ci protège un intérêt individuel qui consiste à permettre à chacun d’exprimer une opinion personnelle sur des sujets jugés d’importance vitale et, d’autre part, la liberté d’expression protège un intérêt social qui permet de dégager la meilleure voie d’action possible en laissant vérité et contre-vérité s’affronter (20) .

Mais c’est le professeur Thomas I. Emerson qui a le plus contesté la position de Meiklejohn; on peut même parler d’une polémique entre les deux auteurs et leurs partisans respectifs. Pour Emerson, la liberté d’expression a aussi pour finalité l’épanouissement individuel et toute tentative voulant établir des distinctions entre les différentes catégories de messages procède, selon lui, d’une mauvaise conception de la liberté d’expression (21) . Pour Emerson, quatre valeurs justifient la protection constitutionnelle de la liberté d’expression:

« The values sought by society in protecting the right to freedom of expression may be grouped into four broad categories. Maintenance of a system of free expression is necessary (1) as assuring individual self-fulfillment, (2) as a means of attaining the truth, (3) as a method of securing participation by the members of the society in social, including political, decision-making, and (4) as maintaining the balance between stability and change in society »  (22) .
Ainsi, dans la perspective du professeur Emerson, la liberté d’expression forme une partie essentielle de la dignité de l’individu ou de la personne. Avec une telle approche, il n’est plus possible d’exclure, de façon automatique, des catégories de discours de la protection constitutionnelle, puisque, parmi ces catégories, certains discours peuvent jouer un rôle important dans le développement de la personne et contribuer à la dignité de l’individu. Au cours des années 1960, la Cour suprême des États-Unis a davantage épousé cette conception de la liberté d’expression et elle a remis en cause ses positions antérieures touchant la diffamation, le discours commercial et même, dans une certaine mesure, l’obscénité. Dans l’arrêt New York Times Co. v. Sullivan (23) , la Cour suprême a imposé aux États membres l’obligation de sauvegarder la liberté de parole et la liberté de presse, dans la rédaction des dispositions législatives visant la diffamation. Par ailleurs, plusieurs litiges ont conduit les tribunaux à protéger le discours commercial, bien que celui-ci n’ait pas accédé au même niveau de protection que les autres formes de discours(24) .
L’analyse de cette jurisprudence a amené le professeur Tribe à dire que la Cour suprême des États-Unis, au fil du temps, a attribué trois objectifs distincts à la liberté d’expression:
1) veiller à ce que le régime démocratique établi par la Constitution demeure intact et fonctionne de la manière prévue;
2) contribuer à l’avancement de la connaissance et à la découverte de la vérité;
3) veiller à ce que chacun des membres de la société, c’est-à-dire chaque personne, soit libre de cultiver son intelligence, ses intérêts, ses goûts et sa personnalité (25) .
Ainsi, au point de départ, les tribunaux aux États-Unis ont cru nécessaire de soustraire à la protection du premier amendement des catégories entières de discours. Mais après avoir statué sur les limites de la liberté de parole, les tribunaux ont modifié leur position afin d’en arriver à un meilleur équilibre entre les valeurs et les intérêts concurrents.
Le discours commercial illustre bien cette évolution de la jurisprudence américaine. On entend par discours commercial, tout discours annonçant un produit ou un service offert dans un but lucratif ou dans un but commercial. Dans un premier temps, dans l’affaire Valentine (26) , le discours commercial a été soustrait de la protection du premier amendement. En effet, les tribunaux ont conclu que le discours commercial ne méritait pas de bénéficier de la protection offerte par la liberté d’expression, puisque cette activité ne contribuait à aucune des valeurs importantes qui, seules, devaient bénéficier de la protection.
C’est au cours des années 1970 que les tribunaux américains ont commencé à remettre en question cette approche. Ainsi, dans l’arrêt Bigelow v.Virginia (27) , prononcé en 1975, où le litige visait certaines poursuites intentées à l’encontre d’une personne qui avait annoncé un service d’avortement à New York, la Cour suprême a mentionné que l’arrêt Valentine ne permettait pas d’affirmer que la publicité devait, d’une manière générale, se voir refuser la protection constitutionnelle. Un an plus tard, dans l’arrêt Virginia State Board of Pharmacy v. Virginia Citizen’s Consumer Council Inc. (28) , la Cour suprême a conclu qu’interdire la publicité faisant état du prix des médicaments accessibles sans ordonnance médicale était contraire à la Constitution. La Cour a mentionné que la protection du premier amendement s’appliquait aussi aux discours de nature purement commerciale; elle a ajouté, par ailleurs, que les tribunaux n’étaient pas tenus de faire preuve, en matière de protection du discours commercial, d’une vigilance aussi grande que lorsqu’il s’agit de protéger les autres formes de discours.
Ce n’est pas par hasard que nous avons voulu mettre en relief l’exemple du discours commercial. En effet, et nous allons clore cette première section de notre étude sur cette remarque, les premières décisions de la Cour suprême du Canada sur la liberté d’expression, depuis l’adoption de la Charte, ont porté sur le discours commercial. Nous aurons l’occasion d’examiner cette question dans la deuxième partie de notre étude.

2. Deux définitions de la liberté académique aux États-Unis.


Dans une perspective historique de la liberté académique aux États-Unis, le professeur Metzger identifie deux définitions qui se sont développées au cours du 20e siècle et qui, à son avis, sont incontournables si l'on veut comprendre la place qu'occupe cette notion en droit américain (29) . Pendant la première guerre mondiale, l'American Association of University Professors (AAUP) voit le jour; nous sommes en 1915. Dès la fondation de cette association, la problématique de la liberté académique est au cœur des débats et la définition qui sera élaborée reflétera les besoins de la profession. Depuis cette époque, cette définition fait partie de la réalité du milieu universitaire américain. Elle a été reprise et utilisée dans les textes de plusieurs statuts de collèges et d’universités aux États-Unis.

Un peu après la deuxième guerre mondiale, la Cour suprême des États-Unis reconnaît une liberté d'expression particulière aux professeurs, protégée par la Constitution américaine. Cette deuxième définition est développée par les tribunaux fédéraux à même des litiges fort différents, mais toujours reliés au monde de l'éducation, et prend assise dans les premier et quatorzième amendements de la Constitution américaine. Les deux définitions, en tenant compte de leur logique propre et de leur cohérence interne, ont grandement influencé le milieu universitaire et le milieu judiciaire. Toute réflexion sur la liberté académique dans le contexte américain passe inévitablement par un retour aux sources de ces deux définitions. Dans les pages qui suivent, nous tenterons de cerner les contours de chacune d’elles et d'indiquer leurs différences.

A- La définition de la profession.


En 1915, un comité de quinze éminents professeurs d'université rédigent, en vue du premier congrès annuel de l'Association (AAUP), un rapport sur la liberté académique et la permanence des universitaires (30) . Il est important de bien saisir le contexte dans lequel l'Association a vu le jour et les motifs qui ont inspiré les professeurs à adopter la Déclaration de principes sur la liberté académique et la permanence. Au début du siècle, l'université est en pleine transformation et n'est plus uniquement un lieu d'enseignement. Sous la poussée de l'évolution scientifique et technologique, les universitaires doivent se spécialiser; l'organisation du travail est progressivement attribuée aux départements, et la recherche, ajoutée à la tâche professorale, constitue un des éléments à partir desquels le professeur est évalué. Ainsi, le statut de profession dorénavant reconnu au métier de professeur d'université, lié à l’émergence d’un savoir de plus en plus technique, a pour effet de soumettre le professeur d’université à une double allégeance: d'une part, il est membre du corps professoral et il doit exercer ses droits et obligations à l'égard de la communauté universitaire tout en étant, d'autre part, membre d'une équipe travaillant à l'intérieur d'un champ disciplinaire spécifique, tels la physique ou le droit.

Dans ce nouveau contexte, les universitaires acquièrent une plus grande conscience professionnelle et leur fierté croît par rapport à l'époque où ils étaient des pédagogues. Cette prise de conscience correspond, en ce début de siècle, au triomphe de la science moderne et à l'ère technologique qui s'amorce. Cette nouvelle conscience va rapidement engendrer un besoin de grande autonomie et de liberté pour mener à bien les recherches dans lesquelles les universitaires s'engagent. Les universitaires voudront notamment se libérer de l’exigence de la confessionnalité institutionnelle et ils seront vite convaincus que la compétence d'un professeur ne peut être soumise qu'au jugement de ses pairs.

Ce qu'il y a de paradoxal dans la situation des universitaires américains à cette époque, c'est que simultanément à cette prise de conscience de leur nouveau rôle dans la société, ils éprouvent dans les faits, plusieurs difficultés avec les administrations universitaires. En effet, plusieurs professeurs avaient été congédiés par leur administration en raison de leurs opinions. Ces congédiements ont eu lieu après une période relativement calme sur les campus universitaires, plus précisément autour des années 1870 et 1880 qui ont vu naître la controverse liée à la théorie de Darwin. D'ailleurs, dès la première année d'existence de l’AAUP, plusieurs enquêtes menées sur les campus universitaires, et les rapports auxquels elles ont conduit, avaient identifié ce problème de congédiement et l'avaient qualifié d'endémique. Le congédiement des professeurs, fondé sur leurs opinions, était généralisé partout aux États-Unis: les universités publiques et privées, les grandes et les petites, du Nord comme du Sud, aucune n'échappait au diagnostic (31) . Ainsi, dans l'esprit des professeurs, leur profession devait acquérir un statut qui soit à la hauteur de leur nouveau rôle social et qui reconnaisse la réputation de plus en plus grande de leurs membres. Dans cette perspective, l'AAUP mit sur pieds un comité sur la liberté académique pour corriger la situation. Les travaux du comité, présidé par le professeur Seligman, aboutiront à la Déclaration de principes de 1915 (32) .

Pour élaborer la notion de liberté académique, les intellectuels américains actifs au sein de l’AAUP s'inspireront du modèle allemand. Cela n'est pas étonnant si l'on tient compte du fait qu'entre 1870 et 1900 environ huit cents étudiants américains ont complété, dans divers disciplines, leurs études supérieures dans des universités allemandes. Pour bien comprendre le modèle américain, il nous faut donc, dans un premier temps, cerner le modèle allemand (33) .

À la fin du dix-neuvième siècle, la liberté académique s'articule en Allemagne autour de trois principes interreliés: « Lehrfreiheit » , « Lehrfreiheit »  et « Freiheit der Wissenschaft » . Le premier terme,  , traduit de façon littérale, veut dire la liberté d'enseigner ou la liberté de l'enseignement. Mais à sa source, l'expression signifie plutôt le droit statutaire reconnu aux professeurs titulaires et agrégés, qui dans le contexte allemand, étaient des fonctionnaires ou des commis rémunérés de l'État, de s'acquitter de leurs charges sans être soumis aux ordres de l'État, comme cela était le cas des autres fonctionnaires du gouvernement. Les professeurs allemands pouvaient décider du contenu de leur enseignement et publier les résultats de leurs recherches, sans qu'il soit nécessaire d'obtenir au préalable la permission des autorités gouvernementales ou ecclésiastiques; ils étaient, en outre, à l'abri des représailles de ces mêmes autorités. Il s'agissait en fait d'un privilège exceptionnel, car ni les hauts conseillers de l'État — qui étaient pourtant du même rang que les professeurs d'université — ni les professeurs des autres ordres d'enseignement — qui étaient eux aussi des fonctionnaires — ne jouissaient d'un tel privilège. Ce privilège comportait cependant des limites puisque les professeurs d'université devaient respecter leurs obligations civiles — notamment la loyauté à l'égard de l'État — et ils étaient responsables, en tant que citoyens, de leurs comportements politique et social.

Le second terme, «Lernfreiheit» , réfère à la liberté d'apprendre, et dans un sens restreint, signifie l'absence de cours prérequis. Mais dans le contexte universitaire allemand, le sens de l'expression était beaucoup plus large. En effet, l'université n'avait aucun contrôle sur le cheminement académique de l'étudiant, sauf en matière de préparation aux examens imposés par l'État dans les domaines professionnels ou pour l’octroi des permis d'enseignement. De façon corollaire, l'université n'était pas responsable des agissements de ses étudiants; elle était essentiellement un pourvoyeur de connaissances et elle n'était pas subrogée dans les droits des parents. Les étudiants allemands étaient libres d'assister aux cours de leur choix, ils devaient voir à leur logement et aux autres facilités matérielles. En somme, ils étaient considérés comme des êtres ayant atteint la maturité et non comme des élèves ou des pupilles.

Enfin, le troisième terme   signifie l'autonomie facultaire c'est-à-dire le droit de l'université, sous la direction de ses professeurs jouissant d’un statut de séniorité regroupés au sein de plusieurs facultés sous un sénat commun, de contrôler les affaires internes de l'institution. Ce troisième principe n'était pas seulement valable en soi, mais il assurait la protection de la liberté d'enseigner et de mener des recherches. En effet, s'il n'était pas possible d'assurer à l'université une vie corporative autonome et clairement séparée de l'administration publique, celle-ci serait vulnérable à la censure de l'État et de l'Église, d’autant plus que dans l’Allemagne impériale l’État exerçait un contrôle important sur les universités. Le principe voulant que l'autonomie institutionnelle soit indispensable à la liberté académique était alors largement répandu en Allemagne et menait parfois à l’oubli des contraintes qui pesaient sur le système (34) .

L'influence du modèle allemand sur les intellectuels américains du Comité de l’AAUP était presque inévitable: la moitié de ses membres étaient des diplômés des universités allemandes; pour ce qui est de l'autre moitié, elle était consciente que la notion de liberté académique, dans sa forme la plus rigoureuse, émanait du modèle allemand. Ainsi, les membres du comité ont voulu adapter la notion de liberté académique du modèle allemand au contexte américain. Ils ont voulu se doter d'un instrument pratique pour servir une profession qui était en pleine expansion, mais qui était par ailleurs encore dévalorisée par l'ensemble de la société.

L'adaptation du modèle allemand à la réalité américaine fera disparaître un de ses trois principes. Dès les premières pages du rapport, les auteurs mentionnent que, dans le contexte américain, le principe de la liberté d'apprendre n'est pas nécessaire. (35)  Selon le professeur Metzger, le motif de ce retrait n'est pas idéologique, mais plutôt stratégique (36) . En effet, les intellectuels chargés de rédiger le rapport étaient des libéraux qui ne craignaient en rien qu'une trop grande liberté d'apprentissage pour les étudiants leur soit fatale et provoque la décadence de la jeunesse américaine. L’excellente organisation des campus américains qui, à cette époque, étaient déjà très structurés en ce qui a trait aux besoins matériels des étudiants — résidences, cafétérias, terrains de jeu — explique plutôt le retrait du principe de la liberté d’apprendre. Dans ce contexte, sachant qu'ils auraient plusieurs luttes à mener, les membres du comité ont jugé qu’il était inutile d'en ajouter une autre.

Une fois évacué, le principe de la liberté d'apprendre n'a jamais été introduit dans le contexte américain comme un élément fondamental de la liberté académique. Depuis cette époque, l'AAUP a dénoncé à plusieurs reprises les politiques de certaines universités qui portaient atteinte à la liberté d'apprendre des professeurs et des étudiants, notamment lorsqu’on a empêché certaines personnalités de prendre la parole sur des campus. Vers la fin des années 1960, en collaboration avec plusieurs associations étudiantes, l’AAUP a même contribué à l'élaboration d'une charte des droits des étudiants (37). L'AAUP a toujours considéré cependant que la liberté d’apprendre des étudiants n'est pas un élément essentiel de la liberté académique, mais qu'il s'agit plutôt d'un droit différent et de moindre importance (38) .
Le rapport du comité de l'AAUP mentionne que la liberté académique est essentielle à la vie d'un collège ou d'une université. Il s’agit là, selon les auteurs du rapport, d'un principe qu'il ne faut pas perdre de vue sans quoi l'essence même de l'institution universitaire serait perdue. Le rapport ne fait cependant aucune référence à la liberté académique des professeurs des autres ordres d'enseignement; cette omission les rend de façon implicite exclus du bénéfice de cette liberté. De prime abord, il est possible de penser que cette exclusion était fondée sur le fait que les élèves des écoles primaires et secondaires formaient un auditoire facilement influençable et moins mature et ainsi qu’il devait y avoir une plus grande limite à la liberté académique des professeurs de ces ordres d'enseignement. Cependant, force est de constater qu'au début du siècle la différence entre les élèves des collèges et des écoles secondaires n'était pas très marquée.
Ainsi il est plutôt vraisemblable de croire que le nouveau phénomène de la double carrière des professeurs d'université, à savoir l'enseignement et la recherche, les ait éloignés de leurs collègues des autres ordres d'enseignement. Tant que les universitaires étaient essentiellement des enseignants, il était possible de maintenir les liens avec les collègues des autres ordres d'enseignement. D'ailleurs, à cette époque, il était fréquent au cours d'une carrière de professeur de passer d'un ordre d'enseignement à l'autre. Cependant lorsque les universitaires sont devenus des professionnels ayant une double carrière, ils ont peu à peu pris leurs distances par rapport à leurs collègues des écoles secondaires et primaires. Pour l'essentiel, l'AAUP n'est jamais revenue sur sa position initiale et la liberté académique fait référence à la liberté des universitaires (39) .
Nous pouvons maintenant examiner la conception que les professeurs de l'AAUP avaient de la liberté académique. Nous allons d'abord examiner le premier principe de cette liberté, à savoir la liberté d'enseignement (Lehrfreiheit). Les membres du comité de l'AAUP, plus près des idées de Mill et Dewey que de celles de Fichte et Humbolt, ont développé une approche fonctionnelle plutôt qu'idéaliste de la liberté d'enseigner et de faire de la recherche. Selon eux, l'université moderne doit avoir comme mission de faire avancer la somme des connaissances humaines. Les personnes qui œuvrent dans le domaine de la recherche doivent avoir la liberté de mener leurs recherches et d’en publier les résultats sans la crainte de représailles. De plus, puisque l'université moderne continue de dispenser l'enseignement aux étudiants, les professeurs doivent pouvoir jouir de leur entier respect et pour l’assurer, il est primordial que la confiance soit fondée sur l'intégrité intellectuelle du corps professoral. Cette confiance serait ébranlée si les étudiants avaient des raisons de croire que les professeurs ne s'expriment pas librement ou qu'ils forment une classe opprimée par les autorités de l'université ou de l'État. Enfin, l'université moderne assume une troisième fonction qui est d’offrir l'expertise professionnelle de ses membres à l'administration publique. Pour être utile à l'appareil législatif ou à l'administration publique, le professeur en tant que consultant, doit jouir de la confiance de ses mandants pour tout ce qui touche l’indépendance et la neutralité des conclusions auxquelles il en arrive. Sur ce point, le comité de l'AAUP rejoignait un objectif reconnu dans le contexte allemand qui visait à protéger le professeur lorsqu'il agissait dans le domaine de sa compétence et qu'il était autorisé et formé pour le faire.
Là où le comité de l'AAUP s'est éloigné du modèle allemand, c'est lorsqu'il a ajouté un troisième élément à la liberté d'enseignement. En effet, la liberté d'enseignement ne couvre pas seulement la liberté d'enseigner et de faire de la recherche – les deux éléments du modèle allemand – mais aussi la liberté de s'exprimer à l'extérieur de l'université, sans référence à un devoir professionnel ou à une expertise technique (40). Dans la perspective américaine, la liberté d'enseignement s'applique à une classe de personnes et non pas à des types d'expressions appartenant à une classe de personnes. Pour comprendre l'apparition de ce troisième élément, il faut s'en remettre au contexte de l'époque. La majorité des professeurs qui avaient eu maille à partir avec les administrations universitaires le devait à leurs prises de positions sur des sujets qui n'étaient pas reliés à leur enseignement. Ainsi, la décision du comité de protéger à la fois les opinions professionnelles et les opinions personnelles du professeur était basée sur une analyse des faits; il leur fallait en effet étendre la sphère de protection à un domaine — les opinions personnelles du professeur — où les professeurs d'université étaient particulièrement vulnérables. Dans son rapport sur une série de congédiements à l'Université de l'Utah, le professeur Lovejoy avait pu constater que les professeurs devenaient des cibles de l'administration universitaire lorsqu'ils en critiquaient ou contestaient les décisions de ses membres (41). Depuis lors et jusqu'à maintenant d’ailleurs, la majorité des cas soumis à l'AAUP porte sur des questions reliées à la liberté d'expression personnelle du professeur à l'extérieur de l'université, notamment sur des problèmes d'insubordination, de conflits entre collègues de travail, de préséances, plutôt que sur le contenu de l'enseignement et de la recherche (42) .
Mais un motif encore plus profond justifiait les universitaires américains à vouloir se démarquer du modèle allemand, en élargissant le concept de la liberté d'enseignement. Parmi les pays occidentaux, les États-Unis avaient le système universitaire qui octroyait aux conseils d'administration des institutions les pouvoirs les plus étendus. L'enseignement supérieur n'était pas un monopole d'État puisqu’il avait été développé par des institutions privées et publiques. Les professeurs n'étaient pas des fonctionnaires d'un service public bénéficiant de certains privilèges, mais plutôt des employés engagés par les conseils d'administration des différentes institutions. L'administration universitaire n'était pas dirigée par un recteur et des doyens, mais plutôt par un président à qui le conseil d'administration avait délégué de larges pouvoirs et qui était à la tête d'une bureaucratie de plus en plus importante. Pour les membres du comité de l'AAUP, cette réalité de la vie universitaire américaine était incontournable et elle était la source des appréhensions des professeurs, d’où le problème fondamental auquel il fallait s’attaquer. Cependant depuis sa création jusqu’à ce jour, l'AAUP n'a jamais fait de l'autonomie facultaire une condition essentielle à l’existence d’une université libre.
Ainsi les auteurs du rapport de l'AAUP n'ont jamais fait référence au troisième élément de la liberté académique que l'on retrouve dans le modèle allemand, à savoir l'autonomie facultaire («Freiheit der Wissenschaft» ). Par le fait même, ils sont restés silencieux sur le lien qui existe entre la liberté individuelle et l'autonomie facultaire. Ils étaient bien sûr conscients des pouvoirs qui, de l'extérieur de l'université, pouvaient exercer une grande influence. Si dans le contexte européen ces pouvoirs étaient détenus par la monarchie et par l'Église, dans la réalité américaine ils se retrouvaient entre les mains des organismes subventionnaires, des législateurs et aussi dans la tyrannie que peut exercer l'opinion publique. Mais ils ne croyaient pas que les plus grandes menaces pourraient provenir de l'extérieur et ils ne se sont guère prononcés sur des sujets importants — comme le financement de l'enseignement supérieur — pour permettre aux professeurs de mieux contrôler les ressources financières disponibles, ou encore sur des changements législatifs qui auraient pu mieux assurer l'autonomie des institutions publiques.
La position des auteurs du rapport allait plutôt dans le sens d'une protection de la liberté académique à l'intérieur des murs de l'université. Selon eux, la plus grande menace pour la liberté académique provenait des membres des conseils d'administration des universités qui entretenaient, estimaient-ils, une vue erronée et dangereuse du fondement même de leur autorité, aussi bien que de la vocation de la profession de professeur ou des caractéristiques d'une véritable université. En effet, à l'encontre de la position que défendaient certains membres des conseils d'administration des universités privées, le comité de l'AAUP insistait sur le fait que ceux-ci, tant dans les universités privées que publiques, détenaient leur poste à titre de fiduciaires publics (43) . Ainsi, les membres de ces conseils d'administration avaient des comptes à rendre à la société et cette obligation les empêchait de porter atteinte à la raison et à la conscience d'un professeur. Les professeurs n'étaient pas des employés au sens classique du terme, mais plutôt des personnes nommées à leur poste par le conseil d'administration de l'université. Le professeur devait d'abord rendre des comptes au public et son indépendance d'esprit et sa liberté d'expression, dans sa relation avec le fiduciaire, pouvaient être comparées à celle du juge d'une cour fédérale par rapport au pouvoir exécutif qui le nomme à son poste. Pour éviter l'arbitraire du pouvoir politique ou financier, les membres de l'AAUP s'en sont remis à la métaphore du  «marché des idées»  (marketplace of ideas).
Par le biais de cette métaphore du marché des idées, les membres du comité de l'AAUP estiment qu'une université est un laboratoire intellectuel où les nouvelles idées peuvent germer et où leurs fruits, même s'ils sont rejetés par la majorité, peuvent se répandre et peut-être devenir un jour la nourriture intellectuelle de la nation ou du monde (44) . Comme on peut le constater, la métaphore du marché des idées met davantage l'accent sur la neutralité de l'institution universitaire au détriment de son autonomie.
L'utilisation de la norme de la neutralité institutionnelle a eu beaucoup d'effets et il nous semble pertinent de les traiter brièvement. D'abord, la distinction entre institutions privées et publiques, si importante sous plusieurs aspects de la vie universitaire américaine, aura peu d'importance dans le domaine de la liberté académique. Aussi, pour l'AAUP, cet élément n’a jamais été jugé assez important pour déterminer la nécessité de son intervention. Deuxièmement, la norme de la neutralité institutionnelle allait permettre de contrer les critiques de ceux qui s'objectaient à une plus grande protection des droits civils sous le couvert de la liberté académique. La norme de la neutralité faisait place au jeu des idées et les membres des conseils d'administration ne pouvaient, en vertu de leur autorité administrative, en restreindre la libre expression. Pour les membres de l'AAUP, limiter la liberté académique à l'enseignement et à la recherche revenait à concéder que les fiduciaires n'étaient redevables à leur fiducie publique que sur certaines questions.
Troisièmement, la neutralité institutionnelle pouvait être assurée par l'absence de responsabilité de l'université à l’égard des idées exprimées par un de ses professeurs. En d'autres mots, le professeur exprimait ses opinions personnelles et non pas le point de vue de l'institution. D'ailleurs, un an après la publication du rapport de l'AAUP, en 1916, le président de l'Université Harvard refusa de prendre des sanctions contre l'un de ses professeurs qui avait exprimé ses sympathies à la cause allemande, au risque de perdre une somme d'argent importante en provenance d'un donateur privé (45) . En 1940, dans une déclaration conjointe, l'AAUP et l'Association of American Colleges (AAC) feront de la neutralité une obligation bilatérale, en s’appuyant sur l’absence de responsabilité entre les deux parties. Les administrateurs s'engageaient à ne prendre aucune mesure disciplinaire contre les professeurs lorsqu'ils s'exprimaient en tant que citoyens; de leur côté, les professeurs s'engageaient à indiquer qu'ils n'étaient pas les porte-paroles des institutions universitaires, lorsqu'ils intervenaient sur la place publique (46) .
Les deux derniers effets de la neutralité institutionnelle montrent que certaines questions fondamentales reliées à la liberté académique ont été escamotées. L’une d’elle vise à déterminer qui peut porter atteinte à la liberté académique. Dans la perspective de l'AAUP, il s'agissait essentiellement des conseils d'administration, des présidents et des directions des universités. À l'époque, on n'avait pas envisagé la possibilité que des professeurs, au sein de facultés ou de départements, puissent compromettre la liberté académique en imposant à l'embauche, à titre d’exemple, des orientations idéologiques aux nouveaux professeurs. En effet, l'AAUP n'est jamais intervenue pour corriger ce type de comportements. Enfin, le dernier effet de la neutralité institutionnelle met en relief le fait que le comité de l'AAUP prenait pour acquis que le statut d'une université était déterminé par la manière dont l'institution agissait à l'égard de ses professeurs et non en vertu de ses critères d'embauche. Ainsi, au cours de son histoire, l'AAUP a été davantage concernée par le non-renouvellement du contrat d'un professeur pour des motifs idéologiques, que par le refus d’engager un professeur pour ces mêmes motifs.
Pour le comité de l'AAUP il était clair, par ailleurs, que la liberté académique ne devait pas servir à protéger des personnes irresponsables qui désiraient s'exprimer sur la place publique. Les professeurs qui intervenaient sur la place publique étaient liés par leur obligation professionnelle qui consistait à ne pas tenir de propos exagérés, ou sans fondement, et à ne pas utiliser un ton intempestif ou sensationnel. Si dans des cas limites, il s’avérait nécessaire de faire intervenir des comités de discipline, ceux-ci devaient être composés de membres provenant du corps professoral. En effet, la démarcation entre un discours acceptable ou non chez un professeur devait refléter l'éthique de la profession et non l'arbitraire des administrateurs (47).
Pour asseoir les principes de la liberté académique, le comité de l'AAUP a aussi fait une série de propositions. Ainsi, pour protéger la liberté académique, les auteurs du rapport ont élaboré des règles de procédure et des mesures concrètes pour atteindre cet objectif. La permanence d'emploi devait être accordée au professeur après une période de probation; le congédiement d'un professeur ne pouvait avoir lieu que pour une cause juste; le droit d'être entendu et de présenter son point de vue devait être reconnu au professeur. L'élément le plus original de ces propositions est sans conteste le lien pour la première fois établi entre la liberté académique et la permanence. Ce lien qui, tout au long du siècle, connaîtra un essor remarquable, était une innovation de l'Amérique. Ainsi, pour l'essentiel, dans la perspective élaborée par l'AAUP, la liberté académique était rattachée au professeur et non à l'université. Toute violation de cette liberté était celle qui se produisait à l'intérieur des murs d'une université, mais la victime ne pouvait jamais être l’institution elle-même.

B- La définition constitutionnelle.


Il faudra attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que des cours de justice se prononcent sur la question de la liberté académique (48). Cette intervention des cours de justice coïncide avec le fait qu'à la même époque, les États-Unis sont plongés dans l’ère du «maccarthysme»  où le gouvernement s’active pour éliminer du système d'éducation les professeurs considérés subversifs. Dans ce contexte particulier, les cours de justice seront saisies de la problématique de la liberté académique d’où émergera le développement de cette notion dans le domaine du droit constitutionnel.

On peut s'interroger sur les motifs de ce retard du système judiciaire à être saisi de la problématique de la liberté académique. En effet, comme nous l'avons déjà indiqué, au cours des années 1920 et 1930 les conflits étaient déjà nombreux entre les professeurs et les administrations universitaires et ils engendraient de nombreuses poursuites devant les tribunaux pour bris de contrat. Après avoir examiné des centaines de causes impliquant des professeurs et des administrations scolaires, le professeur Fellman est arrivé à la conclusion que très peu de décisions faisaient référence à la liberté académique et presque aucune ne tentait de la définir et d'en situer l'importance (49). Il est probable que la meilleure explication qu’on puisse trouver, pour comprendre cette situation, tient à l’absence d’une théorie juridique de la liberté académique qui pouvait aisément s'inscrire dans l'architecture de la Constitution américaine.

En effet, la Cour suprême des États-Unis avait statué que les premier et quatorzième amendements du American Bill of Rights s'appliquaient au Gouvernement fédéral et aux gouvernements des différents États (50). La doctrine du «State-action» (action gouvernementale ou les actes de l’État) laissait, dès le point de départ, les professeurs des collèges et des universités privés sans aucune protection constitutionnelle. Même pour les employés de l'administration publique, la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression a longtemps été freinée par le principe élaboré par la jurisprudence à l’effet que l'emploi dans la fonction publique était un privilège et non un droit et que l'État pouvait donc imposer des conditions permettant de limiter l'exercice des libertés publiques. Le critère de la raisonnabilité des pratiques gouvernementales permettait certes le contrôle de la constitutionnalité des actes de l'État, mais la présomption que les employés de l'État jouissaient d'un privilège qui pouvait leur être retiré au bon plaisir du législateur était une entrave très grande à la protection des droits constitutionnels. Ainsi, lorsqu'on examine la jurisprudence des cours fédérales relative aux libertés publiques des professeurs en rapport avec la doctrine du privilège de l'emploi (privilege-in-employment doctrine), les résultats sont pour le moins désastreux. Pour ne citer que l’exemple de la célèbre affaire Scopes Monkey (51) de 1927, la Cour suprême du Tennessee avait indiqué que la Constitution américaine n'offrait aucune protection à un employé qui était au service du gouvernement.

En 1952, pendant la période du  , un groupe de professeurs des écoles publiques a décidé de contester une loi de l'État de New York qui portait atteinte à leurs droits constitutionnels protégés par le premier amendement du American Bill of Rights. Cette loi empêchait une personne d'être à l'emploi d'une école publique si, selon le conseil d'administration de l'école, celle-ci était membre d'une organisation qui avait pour but de promouvoir le renversement du gouvernement par des moyens illégaux. Dans l'affaire Adler v. Board of Education (52), la majorité de la Cour suprême des États-Unis a rejeté la demande des professeurs en réaffirmant le principe du privilège de l'emploi. Le juge Minton s’exprime ainsi:

«It is clear that public school teachers have the right under our law to assemble, speak, think and believe as they will. It is equally clear that they have no right to work for the State in the school system on their own terms. They may work for the school system upon the reasonable terms laid down by the proper authorities of New York. If they do not choose to work on such terms, they are at liberty to retain their beliefs and associations and go elsewhere. Has the State thus deprived them of any right to free speech or assembly? We think not» (53).
Comme on peut le constater les juges de la majorité faisaient référence à la liberté d'expression et à la liberté d'association des professeurs, mais ils commençaient à définir, de façon implicite, la liberté académique puisqu'ils situaient ces droits en relation avec la doctrine du privilège de l'emploi. Mais comme cela est souvent le cas, il reviendra aux juges de la minorité de prendre une position qui s'avérera plus tard la position majoritaire de la Cour suprême des États-Unis. Le juge Douglas dans l'affaire Adler avait établi trois principes qui allaient faire basculer la jurisprudence de la Cour. Le premier principe arguait qu'un citoyen qui entrait à l'emploi d’un service public ne pouvait, pour ce seul motif, avoir renoncé à ses libertés publiques. Malgré la doctrine du privilège de l'emploi, le juge Douglas était incapable de trouver dans la Constitution américaine un fondement quelconque au pouvoir de l'État de faire de ses employés des citoyens de seconde zone en leur niant la liberté de pensée et d'expression (54). D'ailleurs vers la fin de la même année, la Cour suprême dans un jugement majoritaire — l'affaire Wieman v. Updegraff(55) — allait appuyer ce principe. En effet, la Cour a déclaré inconstitutionnelle une loi du Oklahoma qui empêchait toute personne d'être à l'emploi du gouvernement si elle refusait de prêter le serment attestant qu'elle n'appartenait pas à une organisation subversive, et ce, même si en fait la personne ignorait les buts subversifs de l'organisation.
Le deuxième principe du juge Douglas affirmait que si la Constitution garantissait la liberté de pensée et la liberté d’expression à tous les citoyens, les professeurs avaient besoin plus que personne de cette protection puisque l'école publique est au cœur de la démocratie (56). Ce principe qui, à première vue, peut sembler paradoxal puisque tous les citoyens sont protégés par le premier amendement et que, par ailleurs, les professeurs semblaient l'être davantage, allait rapidement recevoir l'appui de la majorité et devenir une référence constante de la Cour suprême. Ainsi dans l'affaire Wieman, le juge Frankfurter après avoir rappelé la dimension universelle des premier et quatorzième amendements, soulignait la situation particulière des professeurs dans ce domaine:
«The Bill of Rights and the fourteenth amendment protect freedom of speech, inquiry, and association for all persons no matter what their calling... (but the calling of teachers) brings the safeguards... vividly into operation... To regard teachers – in our entire education system, from the primary to the university – as the priests of our democracy is... not indulge in hyperbole» (57).
Huit ans plus tard dans l'affaire Shelton v. Tucker (58) , la Cour invalidera une loi de l'Arkansas qui obligeait les professeurs des écoles publiques à dévoiler le nom de toutes les organisations dont ils étaient membres. La Cour, sous la plume du juge Stewart, mentionne à cette occasion que les écoles publiques étaient des institutions particulièrement concernées par le premier amendement.

Enfin le troisième principe du juge Douglas allait introduire pour la première fois la notion de liberté académique dans le vocabulaire de la Cour suprême des États-Unis. Le juge de la minorité était d’avis que la loi de l'État de New York, avec son système d'espionnage et de surveillance, était incompatible avec la liberté académique (59). Un peu plus loin dans son jugement, il a indiqué qu'il ne pouvait y avoir de liberté académique dans un tel environnement (60). Ce néologisme judiciaire allait désormais faire partie du vocabulaire de la Cour suprême des États-Unis et, quinze ans après l'affaire Adler, la Cour allait déclarer inconstitutionnelle la loi de l'État de New York dans l'affaire Keyishian v. Board of Regents (61) . Au nom de la majorité, le juge Brennan a indiqué que cette loi portait atteinte à plusieurs droits constitutionnels, dont la liberté académique sur laquelle il a fait les remarques suivantes:

«Our Nation is deeply committed to safeguarding academic freedom, which is of transcendent value to all of us and not merely to the teachers cocnerned.

That freedom is therefore a special concern of the first Amendment, which does not tolerate laws that cast a pall of orthodoxy over the classroom» (62).

Ainsi en l'espace de quinze ans, la Cour suprême des États-Unis a fait de la liberté académique un droit constitutionnel. Cependant une importante doctrine aux États-Unis prétend que la Cour suprême, tout en protégeant constitutionnellement la liberté académique, n'a pas réussi à la définir de façon adéquate. Certains critiques s’en prennent notamment à l’ambiguïté que maintient la Cour suprême quant à savoir si la liberté académique est une liberté distincte ayant son propre cadre constitutionnel ou s'il s'agit d'un cas particulier de la liberté d'expression prévue au premier amendement (63). D'autres mettent l’accent sur la confusion qui émane de la prose de la Cour suprême quand il est possible d’y trouver trois définitions de la liberté académique (64). D’autres insistent plutôt sur l'incapacité des tribunaux fédéraux à identifier les balises de la liberté académique applicables aux différentes réalités de l'école, telles la classe d'enseignement, l'auditorium et la bibliothèque (65).

Si le professeur Metzger admet que ces critiques sont en partie fondées, il estime néanmoins possible de démontrer que les juges de la Cour suprême des États-Unis avaient une idée assez juste de la liberté académique et que la définition qu'ils ont élaborée n'a cessé d'être une référence pour les cours de justice.

C- Analyse comparative des définitions professionnelle et constitutionnelle.


Pour démontrer la relative cohérence de la définition de la liberté académique élaborée par la Cour suprême des États-Unis, il est utile de la confronter à celle construite par le milieu universitaire. En effet, en faisant ressortir les différences entre les deux définitions, nous serons mieux en mesure de comprendre la portée de chacune. La comparaison entre la définition professionnelle et la définition constitutionnelle de la liberté académique nous permettra de compléter par ailleurs la première partie de notre étude.

Le premier amendement de la Constitution américaine protège la liberté d'expression du citoyen contre les actes de l'État. Même si le professeur Shubert a déjà tenté de démontrer que les universités et les collèges privés sont des organes de l’État parce qu’ils acceptent d'être financés par l'État, d'être exemptés du paiement de taxes, et parce qu’ils ont une fonction de service public, la jurisprudence de la Cour suprême a toujours maintenu que le premier amendement ne concerne que les actes de l'État (théorie du State Action) (66). Ainsi, lorsqu’il s’agit de la liberté académique, les institutions d'enseignement privées ne sont liées que par leurs politiques internes ou leurs obligations contractuelles. Elles ne peuvent, au plan du droit constitutionnel, porter atteinte à la liberté académique des professeurs. Or, l'AAUP n'a jamais fait une telle distinction entre les institutions privées et publiques.

Par ailleurs, lorsqu'on tente de définir l'État, il y a deux entités qui émergent. D’une part, l'État vise l’entité ayant la capacité de faire des lois, que ce soit au niveau du gouvernement fédéral, des gouvernements des États ou des gouvernements locaux. D’autre part, l'État vise aussi l’entité représentée par l'Administration publique dans son rôle d'employeur, qu'incarnent les corps publics tels les commissions scolaires, les municipalités, les conseils d'administration des universités publiques.

La jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis, relative au premier amendement et touchant des professeurs, porte essentiellement sur le rôle de l'État en tant que gouvernement ayant la capacité de légiférer, tant pour obliger des citoyens à déclarer leur allégeance politique que pour interdire des activités subversives, donner des ordres à des agents publics ou même forcer des agents privés à obéir à sa volonté. Par le fait même, la Cour suprême a accordé beaucoup moins d'attention à l’administration publique en tant qu'employeur qui pouvait congédier du personnel, mais qui ne pouvait adopter des législations répressives ou emprisonner des personnes (67).

Ainsi dans le domaine de l'éducation, l'agent public (Agent State), c'est-à-dire la commission scolaire ou le conseil d'administration de l'université, se retrouvait au bas de la liste des contrevenants potentiels de la liberté académique (68). Cette approche était évidemment à l'opposé de celle défendue par les représentants de la profession; pour ces derniers, la liberté académique était d'abord et avant tout une protection contre l'arbitraire des administrations scolaires.
Il est important de comprendre par ailleurs que les degrés de suspicion élaborés par la Cour suprême des États-Unis quant à la nature de l'État — agissant en tant que gouvernement central ou en tant qu'employeur — prennent leur source dans le texte même de la Constitution américaine. En effet, dès l'origine le texte de la Constitution allait dans ce sens. Le constituant voulait contrôler par l’intermédiaire du Bill of Rights les abus du gouvernement central, alors que les amendements incorporés après la guerre civile avaient pour but de contrôler les abus des gouvernements des états membres de la confédération. Mais le constituant ne pouvait envisager le contrôle des abus de l'État en tant qu'employeur, compte tenu que les effectifs des services publics étaient peu nombreux et que le plus important de tous ces services, l'éducation, était entre les mains du secteur privé.
Ainsi, la première vague de décisions judiciaires portant sur la liberté académique mettait en cause les actions du gouvernement central. Au moment où la Cour suprême élabore la notion de liberté académique, il n'y aura aucune cause relative au congédiement d'un professeur par l'agent public. Or, dans les faits, plusieurs administrations universitaires avaient congédié des professeurs à cause de leur supposé lien avec le parti communiste ou de leur refus de le quitter (69). La deuxième vague de décisions judiciaires, vers la fin des années 1960, a enfin permis à la Cour d'examiner la constitutionnalité des actes posés par l'agent public. Cet examen était maintenant possible, puisqu’il y avait eu à ce moment d'importantes percées. En effet, la Cour avait rejeté la doctrine du privilège de l'emploi (privilege-in-employment doctrine) et la liberté académique jouissait d'une protection constitutionnelle. Mais, comme nous le verrons un peu plus loin, la Cour n'a jamais abandonné son double standard en ce qui touche les actes de l'État, et l'agent public sera toujours traité de façon distincte.
L’étendue de la liberté académique est l’autre critère qui permet de différencier la définition constitutionnelle de la définition professionnelle. En d'autres mots, qui peut jouir de la protection de la liberté académique? La réponse de l'AAUP a toujours été claire: un universitaire et seulement un universitaire. La réponse de la Cour suprême a été fort différente. D'abord, les professeurs qui détiennent un rang académique étaient protégés par la liberté académique, à l'encontre des actions du gouvernement central qui portent atteinte au premier amendement. Deuxièmement, lorsque la liberté académique est soulevée à l’encontre d’un acte posé par l'agent public, l'objet de la protection constitutionnelle est déterminé par la nature de l'agent public. Ainsi, si les menaces proviennent des institutions d'enseignement privées, les professeurs n'ont aucune protection constitutionnelle; si elles proviennent par contre des institutions d'enseignement publiques, ils peuvent se prévaloir d'une défense basée sur la liberté académique. Un professeur, en changeant d'employeur, peut perdre ou acquérir une protection constitutionnelle. Troisièmement, parmi les professeurs d'université seulement ceux qui sont des employés de l'État ont une protection constitutionnelle à la fois contre le gouvernement central et contre l'agent public. Mais cette double protection constitutionnelle n'est pas exclusivement réservée aux professeurs d'université, puisqu’elle s'applique à tous les employés de l'État qui enseignent. Ainsi les professeurs des écoles primaires et secondaires jouissent de la même protection que les professeurs d'université.
Cette inclusion des professeurs des écoles primaires et secondaires ne découle pas nécessairement de la logique même du texte constitutionnel. En effet, puisque le texte de la constitution ne parle pas directement de la liberté académique, il eut été possible de limiter celle-ci aux professeurs d'université. Mais la majorité des décisions judiciaires porte sur des cas de professeurs d’écoles primaires ou secondaires. La Cour suprême des États-Unis avait donc déjà jeté les fondements de la théorie de la liberté académique avant que l'AAUP ne lui soumette son premier mémoire (70). Même si l'AAUP est intervenue plus tard et à plusieurs reprises devant les cours de justice, sa position sur la liberté académique n'a jamais eu d'effet important sur la pensée judiciaire (71).
Le fait que la majorité des décisions impliquait des professeurs des écoles primaires et secondaires aura donc eu un impact important sur l’interprétation judiciaire de la liberté académique. D'un côté, il a permis le développement jurisprudentiel de cette notion, puisque les causes sur ce sujet sont devenues nombreuses et qu’une partie importante des décisions des cours fédérales impliquant le premier amendement portent précisément sur la liberté académique. D'autre part, la jurisprudence s’est développée à partir de litiges qui n'étaient pas reliés à la vie universitaire, mais qui visaient plutôt le droit des commissions scolaires d'interdire certains livres dans les écoles (72), ou de congédier certains professeurs qui avaient permis la lecture de certains livres interdits (73). En conséquence, l'enjeu le plus spécifique à la vie universitaire, à savoir si les universitaires et les scientifiques ont un droit constitutionnel à l’égard de la liberté de recherche et de la liberté d’en publier les résultats, a été à peine effleuré (74).
Ainsi, même si leur réalité était fort différente, les deux groupes qui pouvaient se prévaloir de la liberté académique — les professeurs des écoles primaires et secondaires, d’une part, et les professeurs d'universités, d’autre part — ont été jugés par les cours de justice à partir des mêmes critères. Pendant la guerre froide, les professeurs impliqués dans les causes étaient la plupart du temps des universitaires et la référence au monde universitaire y était implicite (75). Cependant, lors de la deuxième vague de décisions, où s’est élaborée une méthodologie judiciaire pour évaluer les demandes reliées à la liberté académique, la majorité des protagonistes seront des professeurs des ordres d'enseignement primaire et secondaire (76). Dans ce contexte, les universitaires qui faisaient appel au système judiciaire pour connaître l'étendue de la protection de leur liberté d'expression ont dû accepter de se soumettre à des règles de preuve et à des critères qui avaient été élaborés pour une clientèle différente. Par ailleurs, même si les cours de justice ont appliqué les mêmes critères aux professeurs des différents ordres d'enseignement, les juges étaient conscients des différences entre une école et une université (77). Leurs décisions, même si elles ont été conçues davantage pour le monde scolaire ont été, dans certains cas, avantageuses pour les universitaires. Cependant, les universitaires n’ont pas bénéficié d’une protection plus grande que celle de leurs collègues des ordres d'enseignement inférieurs. Pour arriver à un tel résultat, il aurait fallu que les cours de justice acceptent d'appliquer des critères différents au monde universitaire, ce qu'elles ont refusé d'envisager.
Après l'inclusion des professeurs des écoles primaires et secondaires, les cours de justice allaient étendre la protection constitutionnelle de la liberté académique à un autre acteur de la scène scolaire. Cet ajout allait encore creuser davantage l'écart entre la définition de l'AAUP et celle du système judiciaire. En 1961 dans l'affaire Dixon v. Alabama State Board of Education (78), une cour fédérale d'appel a statué qu'une université d'État avait porté atteinte au droit d’être entendu des étudiants — protégé par le quatorzième amendement — lorsqu’ils ont été expulsés de l’institution pour avoir participé à une manifestation. Depuis cette décision, il est acquis que les étudiants dans les écoles et les universités publiques jouissent d’une protection constitutionnelle à l’égard du droit d’être entendu, même si l’étendue de ce droit n’a pas été clairement définie. En 1969, dans l’affaire Tinker v. Des Moines School District (79), la Cour suprême des États-Unis décidait qu’une école publique avait porté atteinte à la liberté d’expression de ses étudiants en interdisant le port de certains symboles pour protester contre la politique du gouvernement au Vietnam. Pour la Cour, il s’agissait là d’un langage symbolique que l’on ne pouvait interdire, à moins qu’il ne soit possible de démontrer qu’il perturbait le déroulement des activités régulières de l’école (80).
Ainsi une nouvelle catégorie de personnes, oeuvrant dans les écoles et universités publiques, se voyait octroyer une protection constitutionnelle à l’égard de la liberté d’expression. Cependant, la Cour a toujours eu tendance à bien distinguer la situation des étudiants de celle des professeurs. Dans l’affaire Tinker, le juge Stewart a indiqué — bien qu’il fût du côté de la majorité — qu’il était inquiet de la variable de l’âge des élèves et qu’il ne pouvait mettre sur un même pied les droits des enfants et ceux des adultes lorsqu’il était question d’appliquer la protection du premier amendement (81). Dans la même affaire, le juge Black fut dissident parce qu’il s’inquiétait de voir passer le pouvoir disciplinaire des commissions scolaires — là où il était et où il aurait dû rester — entre les mains de la Cour suprême (82). Il y aura, plus tard, un important courant minoritaire au sein de la Cour suprême pour remettre en question l’affaire Tinker ou, à tout le moins, pour en limiter le champ d’application (83).
La Cour suprême des États-Unis n’a d’ailleurs jamais établi un lien très fort entre la liberté du professeur et celle de l’étudiant. Elle n’a jamais développé le concept de la liberté d’apprendre comme complément indispensable à la liberté d’enseignement. En fait, dans l’affaire Tinker, la Cour n’a jamais mentionné que les étudiants jouissaient de la liberté académique et qu’ils avaient des droits constitutionnels reliés au premier amendement. La nuance ne réside pas tant dans le fait que la liberté académique n’est pas mentionnée — elle l’est à peine davantage dans les causes impliquant des professeurs — mais tient plutôt au fait, lorsqu’elle l’est, qu’elle n’est pas décrite comme un droit mais comme un environnement contre lequel l’école peut porter atteinte, notamment par son attitude vis-à-vis des journaux étudiants, de l’organisation d’activités ou de manifestations (84).
Si la   des étudiants peut paraître paradoxale, elle est indispensable pour comprendre les tenants et aboutissants de cette notion. Il est certes possible de retracer dans la jurisprudence des situations où la liberté des professeurs et celle des étudiants étaient en contradiction lorsqu’il a été question de l’évaluation de la performance des étudiants par les professeurs (85). Mais il est arrivé aussi que leurs libertés soient en symbiose lorsqu’un droit reconnu aux étudiants a été extrapolé aux professeurs en matière de langage symbolique (86) . Enfin, dans certains cas, le premier amendement a permis aux deux groupes de s’opposer à des décisions de l’administration scolaire empêchant des tiers de prendre la parole sur les campus ou censurant des publications étudiantes financées par les professeurs (87). Mais l’apport majeur des litiges impliquant des étudiants dans ce domaine réside dans l’orientation des cours de justice à mettre l’accent sur l’autonomie institutionnelle de l’université au détriment de sa neutralité; cela aura bien sûr des effets importants sur la liberté académique des professeurs. En somme, dans la sphère de la liberté académique, les étudiants forment un groupe particulier: ils ne sont ni des citoyens à part entière de l’État central, ni des employés contractuels de l’agent public. En revanche, les exclure totalement de la liberté académique serait anormal et appauvrissant.
Au-delà de l’étendue de la liberté académique, les méthodes d’analyse de la Cour suprême sont un autre facteur important pour expliquer les différences entre sa définition de la liberté académique de celle de la profession. Un des axiomes du droit constitutionnel américain est à l’effet que l’État-employeur ne peut porter atteinte aux droits de ses employés en ce qui a trait à leur liberté d’expression et d’association. Cependant dans ses décisions, la Cour suprême des États-Unis a élaboré des méthodes d’analyse qui illustrent sa réticence à intervenir dans les décisions de l’État-employeur. La Cour a estimé que la seule preuve qu’un professeur ait été pénalisé pour ses opinions par son employeur public n’est pas suffisante pour conclure que ses droits constitutionnels ont été enfreints. Pour que la Cour arrive à une telle conclusion, elle doit être convaincue que l’intérêt du professeur de s’engager dans l’activité en question est supérieur à celui de l’État de vouloir restreindre la participation du professeur à celle-ci.
Cette approche, fondée sur un équilibre des intérêts, va à l’encontre de la position de l’AAUP sur au moins deux éléments: elle implique d’abord que les conseils d’administration et les professeurs ont le même intérêt dans la liberté académique et que, par ailleurs, si l’une des deux parties n’agit pas dans cette perspective, il y a de graves carences. La position des cours de justice à l’effet que l’intérêt de l’État peut légitimement être plus important que l’intérêt du professeur dans sa liberté va à l’encontre de la position de l’AAUP qui soutenait que la liberté devait être exercée avec responsabilité. L’AAUP mettait l’accent sur la supériorité d’une valeur, la liberté, dans un contexte d’éthique professionnelle, alors que le système judiciaire acceptait de confronter des valeurs différentes.
Lorsque la Cour suprême sera appelée à mesurer l’équilibre entre la liberté académique et les autres valeurs, l’écart entre les deux définitions sera encore plus grand. Dans l’affaire Pickering v. Board of Education (88), la Cour devait se prononcer sur la constitutionnalité du congédiement d’un professeur qui avait critiqué publiquement les politiques financières du conseil d’administration. Dans sa décision, la Cour suprême a précisé les balises qui permettent de comparer les intérêts divergents du professeur et ceux du conseil d’administration (89); les cours fédérales ont d’ailleurs mis en application celles-ci. L’analyse de la Cour, à partir de la distinction entre le gouvernement central et l’agent public, identifie des niveaux d’intérêt différents pour l’État qui justifient son intervention pour limiter la liberté d’expression. En ce qui touche le gouvernement central, le critère est relié — il faut se rappeler que nous sommes pendant la période de la guerre froide — à des questions de sécurité nationale. Pour ce qui est de l’agent public, le test consiste à comparer les intérêts du professeur de se prononcer, en tant que citoyen, sur des sujets d’intérêt public face à l’intérêt de l’État, en tant qu’employeur, de promouvoir l’efficience des services publics offerts par l’intermédiaire de ses employés. Il est assez aisé de constater que ces deux niveaux d’intérêt sont fort différents, d’autant plus que le critère de l’efficience des services publics est plus vague et que son contenu est assez incertain; le contrôle judiciaire est par conséquent moins strict, même s’il s’agit de la liberté d’expression, et le critère de l’efficience fait en sorte qu’il est plus difficile de favoriser la liberté d’expression.
Dans l’affaire Pickering (90), après avoir examiné les intérêts des deux parties, la Cour est arrivée à la conclusion que l’employeur avait porté atteinte aux droits constitutionnels du professeur. Cette décision allait devenir l’un des points forts de la doctrine de la liberté académique en droit américain. Sous certains aspects cependant, la décision allait troubler les personnes qui défendaient la définition professionnelle de la liberté académique (91). En effet, certains commentaires de la Cour laissaient entendre que la décision aurait pu être différente si le discours du professeur ne s’était pas inscrit à l’intérieur de certaines limites. D’abord, la Cour a mentionné que le discours de l’employé devait rencontrer le prérequis d’être d’un intérêt public légitime (92). Ceci revenait à dire que la plainte d’un employé qui n’était pas d’intérêt général pour le public ne serait pas protégée. De plus, la Cour a examiné le langage utilisé, les circonstances et les effets de la communication pour en mesurer l’aspect perturbateur. Dans cette perspective, la Cour a tenu compte des faits suivants: le professeur n’avait pas critiqué les personnes avec qui il avait travaillé sur une base régulière (93); il n’avait pas divulgué de l’information confidentielle obtenue dans le cadre de son travail (94); ses propos, reçus avec indifférence et auxquels la communauté universitaire prêtait peu de crédibilité, n’avaient pas eu de conséquences négatives pour l’employeur (95).
Ces règles, élaborées pour encadrer le discours public, allaient à l’encontre des orientations de l’AAUP. En effet, ce qui lui apparaissait le plus inquiétant dans la position de la Cour suprême était la présomption que l’efficience du travail dépendait du maintien de l’harmonie dans le milieu de travail. Un tel postulat mettait en danger toute expression d’opinion à l’extérieur de l’école ou tout désaccord avec l’administration scolaire, voire toute allusion à une certaine désobéissance, lesquels auraient pu facilement être qualifiés d’insubordination. La Cour suprême qui devait trancher entre des intérêts légitimes et divergents, venait d’énoncer un nouveau critère fondé sur l’impact du discours dans le milieu de travail pour mesurer la balance des intérêts des deux parties. Pour l’AAUP, il n’y avait qu’un seul intérêt légitime, à savoir la liberté d’expression. Le critère retenu par la Cour suprême ne pouvait qu’aider les administrateurs à s’attaquer aux professeurs qui les avaient critiqués ou à les forcer à garder le silence.
Dix ans plus tard, la Cour suprême ira beaucoup plus loin dans l’application du critère retenu dans l’affaire Pickering. Dans l’affaire Mt. Healthy City School District Board of Education v. Doyle(96), la Cour devait se prononcer sur le congédiement d’un professeur qui contestait notamment son licenciement pour atteinte à sa liberté d’expression. La Cour suprême est arrivée à la conclusion que le congédiement du professeur était valable, même s’il avait été motivé par une volonté de porter atteinte à un comportement protégé, dans la mesure où l’employeur pouvait faire la preuve qu’il serait arrivé à la même conclusion en l’absence d’un tel comportement par ailleurs protégé (97). Ce n’est que lorsque le congédiement porte sur l’exercice des droits constitutionnels du professeur que les cours de justice peuvent arriver à la conclusion que ses droits ont été enfreints.
Mais la divergence entre les cours de justice et l’AAUP est encore plus manifeste, lorsqu’on examine l’attitude fondamentale de ces deux acteurs à l’égard de la liberté académique. Pour l’AAUP, une enquête pour déterminer une atteinte à la liberté académique est une chasse pour démasquer les motifs obscurs ou cachés des administrateurs universitaires dans leurs décisions. Le scepticisme est en quelque sorte un instrument de travail si l’on ne veut pas se laisser berner par l’apparence des choses. Pour les cours de justice fédérales, il y a au contraire une tendance à vouloir légitimer les gestes des administrateurs scolaires en l’absence d’une preuve flagrante d’une atteinte à un droit fondamental. Cette retenue judiciaire est basée sur le principe que les cours de justice ne veulent pas se transformer en conseil d’administration du monde de l’éducation. Ainsi, lorsque les règles de justice naturelle sont respectées, les cours n’auront pas tendance à intervenir sur le fond de la question, en se basant sur la bonne foi des intervenants.
Les cours de justice justifient, règle générale, cette position en rappelant qu’elles n’ont pas l’expertise nécessaire pour débattre des questions complexes du monde de l’éducation. Pourtant, tout en reconnaissant cette complexité, il faut s’interroger sur cette retenue judiciaire dans le monde de l’éducation. En effet, de prime abord les domaines des communications, des finances et de la taxation, pour ne donner que quelques exemples, soulèvent aussi des questions très complexes et les cours de justice ont accepté, au fil des ans, d’intervenir parfois de façon importante. Qu’est-ce qui rend le monde de l’éducation si particulier pour engendrer une telle retenue judiciaire et une telle déférence? Nous allons conclure cette première partie en cherchant ce chaînon manquant.
Vers la fin des années 1970, la Cour suprême des États-Unis allait donner une nouvelle interprétation à la liberté académique. Dans l’affaire Regents of the University of California v. Bakke(98), il s’agissait de vérifier la constitutionnalité d’un programme d’équité en éducation pour les minorités, élaboré par un collège de médecine. Le juge Powell, au nom de la Cour, a indiqué que même si le programme d’admissions appliquait une classification raciale qui le rendait suspect, il était néanmoins valide compte tenu de l’intérêt substantiel de l’État à mettre sur pied de tels programmes. Cet intérêt était d’autant plus grand compte tenu de l’importance de la liberté académique, protégée par le premier amendement, que le juge Powell définissait comme étant la liberté de l’université de prendre ses propres décisions en ce qui touche l’éducation (99). Le juge Powell ne sentit pas le besoin de comparer cette définition institutionnelle de la liberté académique avec la définition individuelle qui avait préalablement été développée par la Cour suprême. Pour le juge Powell, les deux définitions étaient en accord ou à tout le moins conciliables.
Mais assez rapidement les contradictions entre la définition institutionnelle et la définition individuelle allaient être mises en évidence par la jurisprudence. Dans l’affaire Cooper v. Ross (100), un professeur adjoint de l’Université de l’Arkansas s’était vu refuser un renouvellement de contrat parce qu’il était membre du «Progressive Labor Party»  et qu’il défendait des idées communistes. La Cour donna raison au professeur, en mettant l’accent sur la tension qui existe entre les deux définitions:
«The present case is particularly difficult because it involves a fundamental tension between the academic freedom of the individual teacher to be free of restraints from the university administration, and the academic freedom of the university to be free of government, including judicial, interference» (101).
Les décisions qui permettront à la définition du juge Powell, dans l’affaire Bakke, de prendre tout son sens porteront sur l’évaluation négative de la performance académique d’un étudiant par un professeur. Dans l’affaire Board of Curators v. Horowitz (102), la Cour a refusé d’intervenir en invoquant plusieurs motifs, mais elle ne fait pas référence à la liberté académique. Cependant, sept ans plus tard, la dimension corporative ou institutionnelle de la liberté académique allait devenir un élément explicite pour justifier le refus d’intervenir de la Cour. Dans l’affaire Regents of the University of Michigan v. Ewing(103), l’Université du Michigan se défendait d’avoir expulsé de façon arbitraire un étudiant sans lui avoir donné l’occasion de se faire entendre. Le juge Stevens, dans un jugement unanime, a indiqué que les cours de justice devaient respecter le jugement professionnel des professeurs lorsqu’elles étaient appelées à revoir une décision essentiellement d’ordre académique. En refusant de s’immiscer dans les prérogatives des institutions d’enseignement, tant au niveau de l’État que sur le plan local, la Cour suprême accomplissait son devoir de protéger la liberté académique des institutions d’enseignement (104). Le juge Stevens concluait ainsi:
«Academic freedom thrives not only on the independent and uninhibited exchange of ideas among teachers and students... but also, and somewhat inconsistently, on autonomous decision-making by the academy itself» (105).
Il y avait là une référence explicite à l’autonomie universitaire («Freiheit der Wissenschaft» ). Ce qui est clair, par ailleurs, c’est que la Cour suprême n’a jamais fait référence à la norme de la neutralité institutionnelle en interprétant le texte de la Constitution. Même si ce droit n’est pas spécifiquement mentionné dans la Constitution, la liberté académique pour les individus a été rattachée au premier amendement qui protège la liberté d’expression et d’association et au quatorzième amendement qui protège le droit d’être entendu. Pour ce qui est de la liberté académique des institutions d’enseignement, la Cour n’a pas élaboré un raisonnement qui lui aurait été spécifique, même si certaines décisions font référence à l’autonomie institutionnelle. La Cour n’a jamais voulu étendre aux personnes morales l’ensemble des droits reconnus par le Bill of Rights. L’argument à l’effet que les entités publiques, tels les écoles ou les collèges, sont protégées par le premier amendement comporte le corollaire que l’agent public (agent state) a des droits constitutionnels qu’il peut faire valoir à l’encontre de son créateur et de son bailleur de fonds, à savoir le gouvernement central (Prime State). Sur le plan de la logique juridique, la démonstration n’est pas facile à faire. Cependant, même si une norme n’a pas une référence explicite dans la Constitution, cela n’implique pas qu’elle n’a aucune valeur constitutionnelle.

La conclusion préliminaire qui se dégage de notre analyse est la suivante: après la période initiale où la liberté académique a été rattachée à la liberté d’expression du premier amendement, la Cour a accepté que les valeurs du premier amendement puissent être contrebalancées par d’autres valeurs, en particulier par celles qui pouvaient être rattachées d’une certaine façon à la liberté académique, et dont la plus significative est certes l’autonomie institutionnelle. La référence à l’autonomie institutionnelle allait à l’encontre de la vision des défenseurs de la profession qui voulaient faire de l’université une institution neutre.



NOTES:

(1) Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 [Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U, c.11)] (Retour au texte)

(2) Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Vict., R.-U., c.3 (Retour au texte)

(3) Renvoi relatif aux lois de l’Alberta, [1928] R.C.S. 100; Switzman c. Elbling [1957] R.C.S. 285; R. c. MacKay, [1965] R.C.S. 798; Saumur c. Cité de Québec, [1953] R.C.S., 299; Birks & Sons (Montréal) Ltd. c. City of Montreal, [1955] R.C.S. 799. (Retour au texte)
(4) Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), App. III (Retour au texte)

(5) Code du travail, L.R.Q., c. C-27. Sauf à l’Université McGill et à l’École des Hautes Études Commerciales, les professeurs d’université au Québec sont syndiqués. (Retour au texte)
(6) Université du Québec à Montréal c. Syndicat des professeurs de l’Université du Québec à Montréal, S.A.G. 20 décembre 1991, arbitre Guy E. Dulude; Association des professeurs de l’Université Concordia c. Université Concordia, S.A.G. 28 juin 1988, arbitre André Sylvestre; Université de Montréal c. Syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal, S.A.G. 6 décembre 1993, arbitre Marc Boisvert; Syndicat des professeurs de l’Université Laval c. Université Laval, S.A.G. 23 février 1979, arbitre Guy E. Dulude; Syndicat des professeurs de l’Université Laval c. Université Laval, S.A.G. 3 janvier 1989, arbitre François G. Fortier; Syndicat des professeurs de l’Université Laval c. Université Laval, S.A.G. 10 octobre 1986, arbitre Guy E. Dulude; Syndicat des professeurs de l’Université Laval c. Université Laval, S.A.G. 15 février 1988, arbitre Jacques Dupont; Renaud Santerre c. Université Laval, S.A.G. 27 mai 1988, arbitre Jean-Guy Ménard; Syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal c. Université de Montréal, S.A.G. 18 octobre 1988, arbitre André Rousseau. (Retour au texte)
(7) L.Q.1991, c. 64 (Retour au texte)

(8) Andrée LAJOIE et Michèle GAMACHE, Droit de l’enseignement supérieur, Montréal, Éditions Thémis, 1990, p. 399 (Retour au texte)

(9) Denise CHALIFOUX, «Le professeur d'université et la notion de salarié du Code du travail du Québec», (1984) 25 C. de D. 307; sur la notion de subordination voir: Robert P. GAGNON, Louis LEBEL, Pierre VERGE, Droit du travail, 2e éd., Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1991, p. 11 et suiv.; Fernand MORIN, Rapports collectifs du travail, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1991, p. 69 et suiv.; Marie-France BICH, «Le contrat de travail»  dans la réforme du Code civil, textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires, Obligations, contrats nommés, tome II, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1993, p. 741 (Retour au texte)
(10) Walter P. METZGER,  «Profession and Constitution: two definitions of Academic Freedom in America», (1988) v. 66, n. 7 Tex. L. Rev.,1265; David RABBAN, «Academic Freedom» , in Encyclopedia of American Constitution 12 (L. Levy, K. Karst Ed. Mahomey editors, 1986); Mark YUDOF, «Three faces of Academic Freedom» , (1987) 32 Loy. L. Rev., 831; DAVIDSON, «First Amendment Protection for Biomedical Research» , (1977) 19 Ariz L. Rev.893; Delgado & MILLER, «God, Galileo and Governement: toward Constitutional Protection for Scientific Inquiry», (1978) 53 Wash. L. Rev. 349; FERGUSON, «Scientific Inquiry and the First Amendment» , (1979) 64 Cornell L. Rev.639; O’NEIL, «Scientific Research and the First Amendment: An Academic Privilege» , (1985) 16 U.C. Davis L. Rev. 837; Christina RAMIREZ, «The Baance of Interests between National Security Controls and Fisrt Amendment Interests in Academic Freedom» , (1986) 13 J.C. & U.L. 179 (Retour au texte)
(11) A. LAJOIE, M. GAMACHE, op. cit., note 8. (Retour au texte)

(12) Quelques ouvrages sur le droit de l’éducation font référence à la liberté d’expression: Patrice GARANT, Droit scolaire, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1992, p. 13; A. Wayne MACKAY et Gregory M. DICKINSON, Rights, Freedoms and the Education System in Canada, Cases and Materials, Toronto, Emond Montgomery Publications, 1989, p. 507 (Retour au texte)
(13) Clare F. BECKTON,«Liberté d'expression» , dans G.A. BEAUDOIN et E. RATUSHY, (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, Wilson et Lafleur, 1989, p. 223; Nicole DUPLÉ, «Les libertés d'opinion et d'expression: nature et limites», (1987) 21 R.J.T. 543; André TREMBLAY,«La liberté d'expression au Canada: le cheminement vers le marché libre de idées», dans D. TURP et G.A. BEAUDOIN, Perspectives canadiennes et européennes des droits de la personne, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1986, p 281; A. Wayne MACKAY, «Freedom of Expression: is it all just talk?» (1989) 68 R. du B. can. 712; Yves DE MONTIGNY, «Les rapports difficiles entre la liberté d'expression et ses limites raisonnables», (1991) 22 R.G.D. 129 (Retour au texte)
(14) L.R.Q., c. C-12. (Retour au texte)
(15) Henri BRUN et Pierre BRUN, Chartes des droits de la personne, législation, jurisprudence et doctrine, 7e édition, coll. "Alter Ego", Montréal, Wilson et Lafleur, 1994, pp. 733, 734. (Retour au texte)
        Le premier et le quatorzième amendements se lisent ainsi:
        1. Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibing the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.
        14. (1) All persons born or naturalized in the United States, and subject to the jurisdiction thereof, are citizens of the United States and of the State wherein they reside. No State shall make or enforce any law which shall abridge the privileges or immunities of citizens of the United States; nor shall any State deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law, nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws.
(...) (Retour au texte)
(16) Clare F. BECKTON,«Liberté d’expression», dans G.A. BEAUDOIN et E. RATUSHY (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, Montréal, Wilson et Lafleur, 1989, p. 223. (Retour au texte)
(17) Alexander MEIKLEJOHN, Free Speach and its relation to Self-Government, Harper and Row, 1948. (Retour au texte)
(18) Alexander MEIKLEJOHN, «The First Amendment is an Absolute», (1961), Sup. Ct. Rev. 245. (Retour au texte)
(19) Roth v. United States 354 U.S. 476 (1957) (Obscénité) confirmant la décision de la Cour dans l’affaire Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568 (1942); Valentine v. Chrestinsen, 316 U.S. 52 (1942) (discours commercial). (Retour au texte)
(20) Zechariah CHAFEE, «The Free Speech in the United State», dans M.A. Franklin (dir.), The First Amendment and the Fourth Estate, Mineola, N.Y. Foundation Press, 1977. (Retour au texte)
(21) Thomas I. EMERSON, The System of Freedom of Expression, New York, Randon House 1970. (Retour au texte)
(22) Thomas I. EMERSON, «Toward a General Theory of the First Amendment», (1963), 72 Yale L.J. 877, 878. (Retour au texte)
(23) 376 U.S. 254 (1964). (Retour au texte)
(24) Pittsburgh Press Co. v. Pittsburgh Commission on Human Relations, 413 U.S. 376 (1973); Bigelow v. Virginia, 421 U.S. 809 (1975); Virginia State Board of Pharmacy v. Virginia Citizens Consumer Council Inc., 425 U.S. 748 (1976). Pour ce qui est de l’obscénité, dans l’arrêt Miller v. California, 413 U.S. 15 (1973), la Cour a retenu le critère des normes communautaires généralement reconnues, ce qui venait restreindre la portée du principe général d’exclusion avancé dans l’arrêt Roth v. United States, précité, note 19. Cependant dans l’arrêt New York v. Ferber 73 L.Ed.2d 1113 (1982), la Cour a maintenu le principe retenu dans l’arrêt Chaplinsky v. New Hampshire, précité, note 19. (Retour au texte)
(25) C.F. BECKTON, loc. cit., note 16, 230. (Retour au texte)
(26) Valentine c. Chrestinsen, précité, note 19. (Retour au texte)
(27) 421 U.S. 809 (1975). (Retour au texte)

(28) 425 U.S. 748 (1976). (Retour au texte)
(29)Walter P. METZGER, «Profession and Constitution: two definitions of Academic Freedom in America », (1988) 66, no 7,Tex. L. Rev., 1265. (Retour au texte)
(30) Id., 1267; en anglais General Report of the Committee on Academic Freedom and Academic Tenure; Declaration of Principles. Les leaders du comité étaient l'économiste E.R.A. Seligman et le philosophe Arthur O. Lovejoy. (Retour au texte)
(31) Id., 1268 (Retour au texte)
(32) Id., 1268; selon METZGER, la Déclaration de principes de 1915 doit être mise dans le contexte de l'histoire de la liberté académique et de la permanence des professeurs. (Retour au texte)
(33) Id., 1268; voir: C. DIEHL, Americans and German Scholarship, 1770-1870 (1978); J. Herbst, The German Historical School in American Scholarship: A study in the Transfer of Culture 1 (1965). (Retour au texte)
(34) Id., 1271; les professeurs titulaires pouvaient élire leurs propres administrateurs, engager des assistants avec les frais de scolarité des étudiants et soumettre au ministre de l'Éducation une liste de noms pour combler les chaires vacantes. Le ministère de l'Éducation avait le pouvoir de nommer les professeurs pour les nouvelles chaires, de fixer la rémunération, de refuser l'agrégation et la titularisation des professeurs, et enfin de prendre des sanctions contre les professeurs adjoints accusés de radicalisme politique. Voir: F. RINGER, The Decline of the German Mandarins: The German Academic Community 1890-1933 (1969); J. BEN-DAVID, The Scientist's Role in Society: A comparative Study 109 (1971). (Retour au texte)
(35) Id., 1271 (Retour au texte)
(36) Id., 1271 (Retour au texte)
(37) Id., 1272; American Association of University Professors, United States National Student Association, Association of American Colleges, National Association of Student Personel Administrators and National Association of Women Deans and Counselors, Joint Statement on Rights and Freedoms of Students (1967), réédité dans American Association of University Professors, Policy Documents and Reports, 141-144 (1984). (Retour au texte)
(38) Id., 1272 (Retour au texte)
(39) Id., 1273 (Retour au texte)
(40) Dans la littérature américaine on utilise l'expression « extramural freedom ». (Retour au texte)
(41) American Association of University Professors, Report of the Committee of Inquiry on conditions at the University of Utah (July 1915); Walter METZGER, "The First Investigation", (1961) 47 AAUP Bulletin, 206, 208. (Retour au texte)
(42) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1276. (Retour au texte)
(43) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1279. Le contrat entre une université et un professeur, dans une approche théorique classique, était un contrat entre maître et domestique et l'employeur pouvait mettre fin au contrat pour une cause juste, une cause valable ou sans motif et sans préavis ni droit d'être entendu.  (Retour au texte)
(44) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1279. Le passage se lit comme suit en anglais: (une université est) "intellectual experiment station, where new ideas may germinate and where their fruit, though still distateful to the community as a whole, may be allowed to ripen until finally, perchance, it may become a part of the accepted intellectual food of the nation or of the world". Declaration of Principles (1915), Academic Freedom and Tenure, app. A (éditeur L. Joughin, 1969). (Retour au texte)
(45) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1281. Dans son rapport annuel de 1917, le président mentionne:

"If a university or college censors what its professors may say... it thereby assumes responsability for that which it permits them to say... This... is a responsability which an institution of learning would be very unwise in assuming... Either the university assumes responsability for permitting its professors to express certain opinions in public, or it assumes no responsability whatever and leaves them to be dealt with like other citizens by the public authorities according to the laws of the land". (Retour au texte)
(46) American Association of University Professors & Association of Administration Colleges, Statement of Principles on Academic Freedom and Tenure (1940), publié dans American Association of University Professors, Policy and Reports , 1984. (Retour au texte)
(47) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1284. Lors de la déclaration conjointe de l'AAUP et de l'AAC en 1940, l'AAUP pour la première fois acceptera le principe qu'une administration universitaire puisse imposer à un professeur des sanctions, si celui-ci ne se conforme pas à l'éthique de sa profession. (Retour au texte)
(48) Une exception est à signaler; en effet en 1940 la Cour suprême du district de New York mentionne que la liberté académique est «The freedom to do good and not to teach evil», Kay v. Board of Higher Educ., 173 Misc. 943, 951, 18 N.Y. 5.2d 821, 829 (Sup. CT. 1940). (Retour au texte)
(49) David FELLMAN, «Academic Freedom in American Law», (1961) Wis. L. Rev. 3,17 (Retour au texte)
(50) H. BRUN et P. BRUN, op. cit., note 15, pp. 733, 734. (Retour au texte)
(51) Scopes v State, 154 Tenn. 105, 111-12, 289 S.W. 363,365 (1927). (Retour au texte)
(52) 342 U.S. 485 (1952). (Retour au texte)

(53) Id., 492. Déjà en 1892 le juge en chef Holmes de la Cour suprême du Massachusetts avait "réglé" les droits constitutionnels des employés du secteur public dans l’arrêt McAuliffe v. Mayor of New Bedford, 155 Mass. 216, 220, 29 N.E. 517, 517-18 (1892), dans les termes suivants:

"The petitioner may have a constitutional right to talk politics, but he has no constitutional right to be a policeman. They are few employments for hire in which the servant does not agree to suspend his constitutional right of free speech, as well as of idleness, by the implied terms of his contract. The servant cannot complain, as he takes the employment on the terms of which are offered him". (Retour au texte)

(54) Id., 508 (Retour au texte)
(55) 344 U.S. 183 (1952). (Retour au texte)
(56) Adler v. Board of Education, précité, note 52, 508. En anglais le texte dit: «...none needs it more than the teacher... for the public school is in most respects the cradle of our democracy ». (Retour au texte)
(57) Wieman v. Updegraff, précité, note 55, 195, 196. (Retour au texte)
(58) 364 U.S. 479 (1960). (Retour au texte)

(59) Adler v. Board of Education, précité, note 52, 510, 511. En anglais le terme est "Academic Freedom". (Retour au texte)
(60) Id., 510 (Retour au texte)
(61) 385 U.S. 589 (1967). (Retour au texte)
(62) Id., 603 (Retour au texte)

(63) David RABBAN, « Academic freedom» , in 1 Encyclopedia of the American Constitution 12 (L. Levy, K. Karst & D. Mahoney editors, 1986). (Retour au texte)

(64) Mark YUDOF, « Three faces of Academic Freedom» , (1987) 32 Loy. L. Rev. 831, 857. (Retour au texte)

(65) « Comment, Academic Freedom for Public Universities after Widmar v. Vincent», (1983) U. Bridgeport L. Rev. 335, 336; « Case Note, Carey v. Board of Education: Academic Freedom at the High School Level », (1980) 57 Den. U.L. Rev. 197, 224-228. (Retour au texte)

(66) SHUBERT,  « State Action and the Private University », (1970) 24 Rutgers L. Rev. 330, 334. (Retour au texte)
(67) En droit américain la première source du gouvernement est appelée « Prime State »   et la seconde « Agent State » . (Retour au texte)

(68) Le juge en chef Rehnquist est celui qui a le plus clairement établi les différents degrés de suspicion à l'égard de l'État en tant que gouvernement central et en tant qu'employeur. Voir: Healy v. James, 408 U.S. 169 (1972), p 203.
"The government as employer or school administrator may impose upon employees and students reasonable regulations that would be impermissible if imposed by the government upon all citizens. And there can be a constitutional distinction between the infliction of criminal punishment, on the one hand, and the imposition of milder administrative or disciplinary sanctions, on the other, even though the same First amendment interest is implicated by each".  (Retour au texte)
(69) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1293, 1294; voir: Academic Freedom and Tenure: Nine reports, 44 AAUP Bull. 5 (1958); Academic Freedom and Tenure in the Quest for National Security, 42 AAUP Bull. 49 (1956). (Retour au texte)
(70) W. METZGER, loc. cit., note 29, 1296. L'AAUP a présenté son premier mémoire à la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Barenblatt v. United States, 360 U.S. 109 (1959); dans cette affaire un professeur avait refusé de témoigner relativement à ses supposés liens avec des associations communistes lorsqu'il était étudiant à l'université. Brief of American Association of University Professors as Amicus Curiae at 15, Barenblatt v. United States, 360 U.S. 109 (1959) (no. 35). (Retour au texte)
(71) Les tribunaux ont à quelques reprises fait référence à la Déclaration de 1940 en ce qui a trait à la responsabilité des professeurs à l'extérieur de l'université; Adamian v. Jacobsen, 523 F.2d 929, 934 (9th Cir. 1975); Starsky v. Williams, 353 F. Supp. 900, 915-26 (D. Ariz 1972); aff’d, 512 F. 2d 109 (9th Cir. 1975). Mais dans ces deux décisions, pour ce qui est de la liberté académique et la responsabilité professionnelle, les tribunaux ont mentionné le manque de cohérence des positions de l'AAUP. (Retour au texte)
(72) Certains jugements ont tenté d'encadrer le pouvoir discrétionnaire des commissions scolaires; Minarcini v. Strongsville City School Dist., 541 F.2d 577, 579-82 (6th Cir. 1976); Pico v. Board of Educ., 638 F.2d 404, 412-15 (2d Cir. 1980); aff’d, 457 U.S. 853 (1982); contra: Bicknell v. Vergenness Union High School Bd of Directors, 638 F.2d 438, 441 (2d Cir. 1980); President's Council, Dist. 25 v. Community School Bd. no.25, 457 F.2d 289, 291-93 (2d Cir.), cert. denied, 409 U.S. 998 (1972). (Retour au texte)
(73) Keefe v. Geanakos, 418 F. 2d 359, 362-63 (1st Cir. 1969); Mailloux v. Kiley, 323 F. Supp. 1387, 1390-93 (D. Mass.) aff’d, 448 F. 2d 1241 (1st Cir. 1971). (Retour au texte)
(74) Sur ce sujet nouveau en droit constitutionnel américain voir: Davidson, « First Amendment Protection for Biological Research » , (1977), 19 Ariz. L. Rev. 893; Delgado & Millen, « God, Galileo and Government: Toward Constitutional Protection for Scientific Inquiry », (1978), 53 Wash.L. Rev. 349; Ferguson, « Scientific Inquiry and the First Amedment » , (1979), 64 Cornell L. Rev. 639; O'Neill, « Scientific Research and the First Amendment: An Academic Privilege », (1985), 16 U.C. Davis L. Rev. 837; Ramirez, « The Balance of Interests between National Scurity Controls and First Amendment Interests in Academic Freedom » , (1986), 13 J.C. & U.L. 179. (Retour au texte)
(75) Les professeurs d’université étaient impliqués dans les décisions suivantes: Whitehill v. Elkins, 389 U.S. 54, 57-62 (1967); Keyishian v. Board of Regents, 385 U.S. 589, 597-604 (1967); Baggett v. Bullitt, 377 U.S. 360, 366-72 (1964); Sweezy v. New Hampshire, 354 U.S. 234 (1957); Slochower v. Board of Higher Educ., 350 U.S. 551, 555-559 (1956); Wieman v. Updegraff, 344 U.S. 183, 187-192 (1952). Les professeurs des ordres d’enseignement primaire et secondaire étaient impliqués dans les décisions suivantes: Effbrandt v. Russell, 384 U.S. 11, 16-19 (1966); Cramp v. Board of Pub. Instruction, 368 U.S. 278, 285-288 (1961); Adler v. Board of Educ., 342 U.S. 485, 491-96 (1952). (Retour au texte)
(76) Dans le domaine de l’emploi, les critères applicables en vertu du premier amendement ont été déterminés dans trois décisions importantes reliées aux commissions scolaires: Mt. Healthy City School Dist. Bd of Educ. v. Doyle, 429 U.S. 274, 284-287 (1977); Tinker v. Des Moines Indep. School Dist., 393 U.S. 503, 506-514 (1969); Pickering v. Board of Educ., 391 U.S. 563, 568-573 (1968); voir: Connick v. Myers, 461 U.S. 138, 147-149, 150-153 (1983); Givhan v. Western Line Consol. School Dist., 439 U.S. 410, 413 (1979); City of Madison Joint School Dist. No 8 v. Wisconsin Employment Relation Comm’n, 429 U.S. 167, 174-176 (1976). Deux décisions touchent les professeurs d’université portant sur le droit d’être entendu avant qu’une décision sur le non-renouvellement de contrat ne soit prise par l’université: Perry v. Sindermann, 408 U.S. 593, 599-603 (1972); Board of Regents v. Roth, 408 U.S. 564, 572-575 (1972). (Retour au texte)
(77) Les juges estiment notamment que les universitaires ont une liberté d'expression plus étendue que les professeurs d'écoles en se basant sur la différence entre l'enseignement supérieur et l'enseignement au primaire et au secondaire voir: Carey v. Board of Educ., 598 F. 2d 535, 539-43 (10th Cir. 1979); Mabey v. Reagan, 537 F. 2d 1036, 1048 (9th Cir. 1976); Wilson v. Chancellor, 418 F. Suppl. 1358, 1365-66 (D.Or. 1976), supplemented by 425 F. Supp. 1227 (D.Or. 1977); Mailloux v. Kiley, 323 F. Supp. 1387, 1392 (D. Mass.), aff’d, 448 F. 2d 1241 (1st Cir. 1971). (Retour au texte)
(78) 294 F.2d 150 (5th Cir.), cert. denied, 368 U.S. 930 (1961). (Retour au texte)

(79) 393 U.S. 503 (1969). (Retour au texte)

(80) Id., 509 (Retour au texte)

(81) Id., 515 (Retour au texte)

(82) Id., 515 (Retour au texte)

(83) Hazelwood School Dist. v. Kuhlmeier, 108 S. Ct. 562 (1988); Goss v. Lopez, 419 U.S. 565 (1975). (Retour au texte)

(84) Healy v. James 408 U.S. 169 (1972), dans cette affaire la Cour a invalidé l’expulsion d’un étudiant qui avait organisé une manifestation contre le collège. La Cour a référé à l’affaire Tinker v. Des Moines School District, précitée, note 79, qui porte sur des étudiants, mais qui ne mentionne pas la liberté académique; la Cour a aussi cité Keyishian v. Board of Regents, précité, note 61; Sweezy v. New Hampshire, 354 U.S. 234 (1957). (Retour au texte)
(85) Regents of the Univ. of Mich. v. Ewing, 474 U.S. 214 (1985); Boards of Curators v. Horowitz, 435 U.S. 78 (1978). (Retour au texte)
(86) James v. Board of Education F. 2d 566 (2d Cir.), cert. denied, 409 U.S. 1042 (1972). (Retour au texte)

(87) Bertot v. School Dist. no 1, 522 F.2d 1171 (10th Cir. 1975), subsequent opinion, 613 F.2d 245 (1979); Wilson v. Chancellor, 418 F. Supp. 1358 (D. Or. 1976) supplemented by 425 F. Supp. 1227 (D. Or. 1977); Brooks v. Auburn Univ., 296 F. Supp. 188 (M.D. Ala.), aff’d, 412 F.2d 1171 (5th Cir. 1969); Snyder v. Board of Trustees, 286 F. Supp. 927 (N.D. 111, 1968). Dans ces décisions, les professeurs défendaient leur liberté d’expression en appuyant celle des étudiants. (Retour au texte)
(88) 391 U.S. 563 (1968). (Retour au texte)
(89) Id., 568 (Retour au texte)

(90) Id., 574 (Retour au texte)

(91) William VAN ALSTYNE, « The Constitutional Rights of Teachers and Professors »  (1970) Duke L.J. 841, 850-854 (Retour au texte)

(92) Pickering v. Board of Education, précité, note 88, 571 (Retour au texte)

(93) Id., 572 (Retour au texte)

(94) Id., 569-570 (Retour au texte)

(95) Id., 570 (Retour au texte)

 (96) 429 U.S. 274 (1977). (Retour au texte)

(97) Id., 285, 286 (Retour au texte)

(98) 438 U.S. 265 (1978). (Retour au texte)

(99) Id., 312. Le texte anglais mentionne «...the freedom of the university to make its own judgements as to education ». (Retour au texte)
(100) 472 F. Supp. 802, 804-808 (E.D. Ark 1972). (Retour au texte)

(101) Id., 813 (Retour au texte)

(102) 435 U.S. 78 (1978). (Retour au texte)
(103) 474 U.S. 214 (1985). (Retour au texte)

(104) Id., 225 (Retour au texte)

(105) Id., 226 (Retour au texte)

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La pensée de droite 


Notes sur le conservatisme, le libéralisme et ses néos :
ou comment le mirage est permanent.

Lectures diverses.

par Roger Charland

  • Nicolas Kessler, Le conservatisme américain, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je? 1998, 127 p.
  • Keith Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Liber - Raison d'agir, 1998, 111 p.
  • Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber - Raison d'agir, 1997, 111 p.
  • Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale, Paris, Liber - Raison d'agir, 1998, 123 p.
Table des matières
  • Du conservatisme au néo-conservatisme
  • Constitution du new conservatism: la fondation de Modern Age
  • Un nouveau courant venant des libertariens
  • L'arrivée des intellectuels comme classe sociale
  • Le néo-conservatisme : contre la nostalgie d'un âge d'or?
  • Les néo-libéraux anglais et les conservateurs : le gouvernement Reagan et le gouvernement Thatcher
  • La presse : les nouveaux chiens de garde
  • Résistance contre l'invasion néo-libérale et néo-conservatrice
  • Sur le conservatisme et le libéralisme: en guise de conclusion
  • Notes 
Annexes
  • Société du Mont-Pèlerin in page 2
  • Penseurs de la droite
  • Guide des organisations néo-conservatistes et néo-libérales, des ses principaux penseurs et des périodiques du domaine

  • Bibliographie sélective sur les droites et ses manifestations
  • Libéralisme : bibliographie générale
  • Bibliographie sur le néolibéralisme 

 «  Nevertheless, this liberal conservatism has structured American culture since the war  ».
Russell Jacoby, The Last Intellectuals. American Culture in the Age of Academe, p. 77


Du conservatisme au néo-conservatisme 

Nicolas Kessler propose un livre exemplaire pour ce type de sujet. Il ne se perd pas en conjectures. Avec un style précis et des arguments bien étoffés, Kessler propose une revue du conservatisme américain, de la deuxième moitié du XXe siècle, qui débute avec la publication du livre de Russell Kirk intitulé The Conservative Mind en 1953. Kirk présentait ainsi les six thèses du conservatisme:
… la croyance en un ordre moral et transcendant, le goût du pluralisme social, le sens de la hiérarchie, l'amour des coutumes et des traditions, le culte de la propriété privée, la méfiance à l'encontre des idéologies réformistes et l'attachement au principe de continuité historique. (p. 9)
En fait, ce nouveau conservatisme rompait avec celui des pensées anti-bourgeoises européennes, de Burke et de Coleridge, qui proposait le retour aux valeurs propres de la féodalité et qui s'opposait aux changements sociaux de la révolution industrielle et aussi de la révolution politique. Ce vieux conservatisme était en bonne partie anti-moderniste. Plusieurs conservateurs américains ont pensé que ce type de conservatisme n'avait rien à voir avec l'Amérique. Selon eux, le féodalisme et le monde aristocratique n'étaient que des phénomènes étrangers à l'Amérique. Le conservatisme européen était perçu comme une « importation exotique », comme un produit « contraire à l'idéal de liberté inhérent au projet américain ». (p. 10)Il y avait aussi une rupture en ce qui concerne les influences philosophiques. Si le conservatisme européen pouvait s'identifier à des penseurs comme Burke, Bonald ou autres, aux États-Unis c'est plutôt une orientation vers les idées des pères fondateurs que sont les Adams, Franklin etc. qui le caractérise. Ce que d'autres ont appelés les mythes fondateurs de la nation américaine, celui des Founding Fathers (1)
Son fondateur était John Adams, qui avait dès 1787, dans sa Defense of the Constitution, fustigé le rouseauisme et dénoncé l'importation des « idées françaises » aux États-Unis. Pour le reste, cet American conservatism ne différait pas foncièrement de son homologue britannique. Pénétré comme lui de l'influence de Burke, il s'articulait pareillement autour de deux pôles fondamentaux : la résistance aux tendances centralisatrices, égalitaristes et étatistes, héritées de la Révolution française incarné par les « Sudistes » John Randolph et John C. Calhoun, et le rejet romantique et aristocratique de l'utilitariat et de la vulgarité de l'ère industrielle qui avait inspiré plusieurs générations d'intellectuels de James Russell Lowell et Henry Adams à Paul Elmer More, T.S. Eliot, Irving Babbitt et George Santayama ». (p. 10-11)
 Ce conservatisme s'inspirait de l'Europe, mais aussi de la tradition du Sud des États-Unis. Le peuple américain avait, aux yeux de Kirk:
…toujours été un peuple animé de puissantes pulsions conservatrices, pénétré d'un sentiment religieux sans commune mesure, fermé dans ses convictions morales, hostile à l'arbitraire du monarque comme à celui de la masse, méfiant face à la centralisation, attaché à ses droits prescriptifs et convaincu de la nécessité et des bienfaits de la propriété privée. (p. 11)
 Comme dans tout conservatisme, la peur y joue un rôle premier. Elle est de deux types dans les années 50. Premièrement, une peur que l'on peut qualifier comme interne : il faut lutter contre les idées modernes, propres à ceux qui luttent contre la tradition, et qui célèbrent le progrès. L'autre peur est celle qui servira de moteur à la Guerre Froide et à la course effrénée à l'armement. Il fallait tout faire pour contrer un socialisme de plus en plus important dans le monde (Chine 1949; Corée 1948, Vietnam 1955 et Cuba 1959). Cette dernière peur sera au centre de tout un battage idéologique avec la publication de Route de la servitude de Friedrich von Hayek(2).

Un autre fait doit être souligné. C'est le rapprochement entre certaines idées anti-modernes du conservatisme, et les critiques venant de la philosophie de la vie. Kessler parle surtout ici de George Orwell et de Hannah Arendt(p. 13). Il faut bien le dire, les idées du New Deal, auxquelles on identifiait un peu tous les courants prônant l'intervention de l'État, avaient du plomb dans l'aile. On comparaît facilement le New Deal a  des systèmes de gestion économique et politique qui étaient à l'opposer de lui. C'est ainsi que le fascisme, le stalinisme et même le nazisme étaient à l'occasion identifiés à un même mal : une volonté d'intervention de l'État dans le libre marché. Ainsi l'intervention de l'État (les idées de Keynes en autres) était mise au même niveau que les systèmes totalitaires européens. Cette tentative sera d'ailleurs au centre de publications académiques comme celle de Leo Strauss, de Eric Voegelin et même d'ouvrages moins connus comme ceux de Hoffman, Vivas et Robert Nisbet. (p. 14) Tous étaient, malgré des différences importantes, en accord sur un certains nombre de points:
[Dans le cas de Weaver, il] ne lui en fallait pas plus pour dénoncer la faillite de la cosmogonie individualiste et nominaliste issue de la Renaissance et des Lumières. Ses congénères, poursuit Kessler, n'étaient pas moins amers : dans un bel ensemble, les néo-traditionalistes s'accordaient à déceler dans la vie politique, artistique et intellectuelle de leur temps les signes d'une profonde crise morale, et tous voyaient cette crise s'enraciner dans l'orientation scientiste et matérialiste prise dans la pensée occidentale depuis la fin du Moyen Âge. C'était, s'exclamaient-ils à l'unisson, l'oubli de ces « vérités absolues, immuables et éternelles » qui constituaient le socle de la civilisation chrétienne et le développement d'une vision du monde mécaniste et athée qui avaient seuls permis les excès sanglants des deux dernières décennies.  (p. 15)
 L'ouverture vers la modernité, vers la nouveauté et le développement économique et social sont des dangers communément critiqués par le conservatisme. La recherche de « vérités absolues » sera au centre d'un retour vers une pensée conservatrice.
Cet antimodernisme radical, les néo-traditionalistes l'étendaient à tous les domaines: à la politique bien sûr, (…) mais aussi à la culture, à l'éducation, aux mœurs et à la vie sociale. (p. 15-16)
 Crise de l'éducation, crise de la communauté, lutte contre la mise en cause des valeurs morales sont tous des thèmes qui parsèmeront les luttes politiques de la droite américaine dans le demi-siècle qui se termine. Une autre caractéristique de ce mouvement, qui prend forme dans les années cinquante, c'est que le mouvement conservateur prend racine dans le passé et dans la tradition. (p. 17) Une grande part des penseurs du mouvement conservateur se tournait alors vers les valeurs des états du Sud des États-Unis. Ils prônaient un retour au Moyen âge pour y retrouver les valeurs de la « loi naturelle ». Aristote et Saint Thomas sont à l'ordre du jour, ainsi que le beau XIIIe siècle.

Ce qui importe alors, c'est que ce courant des idées politiques procédait à un lecture anti-républicaine et surtout anti-jacobine de la fondation des États-Unis d'Amérique. Selon eux, les pères fondateurs étaient davantage des disciples de la « grande tradition » que des rationalistes inspirés par l'esprit des Lumières. Burke devenait un héros d'une histoire bizarrement écrite. (p. 21) 

Constitution du new conservatism: la fondation de Modern Age 

À partir de 1957, la revue Modern Age sera publiée sous les auspices de la Foundation for Foreign Affairs de Chicago, ceci jusqu'à l'été de 1976. Par la suite, elle sera publiée par l'Intercollegiate Studies Institute.

Le comité de rédaction est composé d'une brochette de nouveaux conservateurs dont Bell, Vavas, Harrigan, Hoffman, Weaver et Wilson.  D'autres sont plutôt d'obédience catholique. Ce sont : John Lukacs, Frederick Wilhelmsen. On trouve aussi des fédéralistes sudistes avec Donald Davidson et James Kilpatrick, et de Burkean Conservatism (Raymond English et William McGovern). Cette équipe biguarrée regroupera aussi des européens tels Rudolph Allers, Wilhelm Röpke et Ludwig Freund.

Kirk dans le premier numéro écrivait:
Par revue conservatrice nous entendons un journal voué à la préservation des meilleurs éléments de notre civilisation; et ces meilleurs éléments sont en danger aujourd'hui. Nous avouons volontiers un préjugé hostile à l'encontre du volontarisme radical, et un goût marqué pour la sagesse de nos ancêtres. En dehors de cela, nous n'avons pas de discipline de parti. Notre but est de stimuler le débat sur les grandes questions d'ordre moral, social, politique et économique de notre temps, et de tenter de définir par quels moyens l'héritage de notre civilisation peut être sauvé. (cité et traduit par Kessler p. 25)
  Ce groupe ne se donnera pas de politique précise d'édition ni de ligne directrice de ses idées. Le livre de Kirk demeurait l'inspiration fondamentale du groupe. La libre discussion sera l'idée de base du fonctionnement de Modern Age. L'objet des critiques y demeurait le système scolaire américain, surtout l'influence des idées libérales dans l'éducation. Les partisans de Modern Age partageaient pour la plupart une haine très forte des théories de John Dewey. Les visions d'égalité et d'équité devant la connaissance et sa diffusion ne plaisaient pas aux rédacteurs de Modern Age. Kessler écrit à ce sujet: 
C'était de son égalitarisme et de son prosaïsme, expliquait le directeur de Modern Age, que procédait la barbarie du XX e siècle. Cette « négation de l'esprit », protestait-il, conduisait à « l'appauvrissement de l'imagination supérieure de chaque homme ou femme ou presque, l'obscurcissement de la raison, cette faculté qui distingue en ce monde l'être humain de la brute », mais aussi à « l'oubli de ces disciplines intellectuelles et morales que rendent possible une vie en commun harmonieuse  qui constituent les fondements du gouvernement libre. (p. 27)
 D'autre part, Modern Age se permettait de discuter de bien d'autres sujets. Elle s'identifiera de manière positive au conservatisme européen. Un bulletin portera même le nom de Burke Newsletter et sera publié à partir de 1959. L'hypothèse, qui se concrétisera avec les années, est que le progrès nous mène vers une impasse. Puis un rapprochement se fera de manière permanente entre les thèses conservatrices et celle des mouvements conservateurs libéraux comme l'étaient le Mount Pèlerin Society fondé à la fin des années quarante par des intellectuels comme Bertrand de Jouvenel, Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek, Fritz Machlup, Karl Popper et plusieurs autres. (3)

En quelque cinq années, les nouveaux conservateurs auront conquis une reconnaissance et le statut d'acteur important dans les débats idéologiques, contrairement à la situation en Europe,  où les idées de gauche seront de retour en force, après des moments plus difficiles au milieu des années cinquante. Il faut bien le dire, plusieurs des penseurs conservateurs européens furent près des mouvements fascistes, des traditionalistes et, même certains, du nazisme. Aux États-Unis les mouvements historiques de l'extrême droite ont été presque complètement absents de la scène. Comme le dit Kessler, « l'American conservatism avait acquis une vigueur et un pouvoir de séduction sans précédent dans son histoire ».(p. 29) Il n'avait donc aucun besoin d'un radicalisme politique qui n'était en fait qu'un effet du développement de la modernité économique. Car pour ses partisants, le totalitarisme était une excroissance de la modernité.

Un nouveau courant venant des libertariens 

Parallèlement au développement des nouveaux conservateurs, se développe un autre courant de droite qui loin de s'intéresser aux bondieuseries se concentre sur l'usurpation de la liberté causée par l'intervention de l'État dans le libre marché. Le maccarthysme sera l'événement majeur qui regroupera les conservateurs avec les penseurs libertariens. Cette lutte acharnée contre le communisme par Joe McCarthy sera appuyée par un regroupement de droite composé par la droite libertarienne, individualiste et sociodarwinienne, du moins pour un temps. D'autres personnes, tels Kendall, Burnham et Eastman qui étaient des anciens communistes, seront du groupe. Ces derniers représentaient alors une nouvelle forme d'unité de la droite contre les idées développées par des intellectuels de gauche et les idées développées par les jeunes. Ainsi:
Toute société viable a une orthodoxie, un ensemble de valeurs fondamentales, qui sous-tend sa manière de vivre. Aucune société ne peut survivre - ou ne doit survivre sans de telles (…) fondations. (4)
 Un auteur, jeune diplômé de Yale, sera la figure de proue de cette fusion entre le conservatisme et les libertariens. Il écrivait en 1951: 
Je pense que la lutte entre la chrétienté et l'athéisme est la plus importante au monde, et que le combat entre l'individualisme et l'étatisme relève de la même lutte portée sur un autre plan.  (5)
 Buckley que l'on vient de lire avait des alliés importants, son mentor Albert-Jay Nock et Ortega y Grasset, les penseurs d'une unification entre capitalisme et traditionalisme. Ces multiples idées prendront définitivement forme par la publication d'un périodique, la National Review, à partir de 1955. Dès les premiers numéros, les auteurs regroupés autour de cette revue ne se gêneront pas et attaqueront de front les anti-maccartystes et les défenseurs de l'intervention de l'État. Tous les moyens étaient bons: de l'attaque personnelle au débat théorique. Pour un certain temps, une variable va cimenter cette alliance : c'est la peur du communisme. La National Review encourageait tout ce qui remettait en cause le communisme, de la guerre froide à la guerre, réelle celle-là, de Corée.

Mais les matières qui formèrent ce mortier anti-communiste et conservateur ne tiendront pas longtemps. Buckley défendra rapidement des idées « purement conservatrices ». Si les libertariens refusaient tout contrôle extérieur au marché, les conservateurs croyaient, eux, que le marché devait croître mais que ses mécanismes devraient être contrôlés par un cadre social et moral.
Sans cette discipline imposée aux égoïsmes des individus, expliquait Buckley, les vices privés, loin de déboucher sur la prospérité publique, ne pouvaient que provoquer la dégénérescence et la décomposition de l'ensemble du système économique. Un capitalisme vigoureux, donc, mais un capitalisme moral et ascétique, profondément enraciné dans les valeurs traditionnelles: tel était l'idéal de la National Review et le plus petit commun dénominateur de ses principaux animateurs. (p. 38-39)
Le conservatisme, n'était pas le libre marché des libertariens. C'était le contrôle moral sur le développement de la société, de la famille et des personnes.

De leur côté, les libertariens, regroupés autour de la New Individualist Review, réagiront à cette approche. Les critiques des libertariens seront regroupées dans le livre de Friedrich von Hayek intitulé « Pourquoi je ne suis pas conservateur ». Il écrira dans ce texte que:

Les conservateurs s'opposent d'ordinaire aux mesures collectivistes et dirigistes dans le secteur industriel, et le libéral peut trouver en eux des alliés. Mais dans le même temps, les conservateurs sont en général protectionnistes, et ont fréquemment appuyé des mesures socialisantes, dans le secteur agricole. De fait, même si les restrictions imposées actuellement dans l'industrie et le commerce découlent principalement de la vision socialiste, les restrictions imposées dans l'agricultures ont souvent été introduites plus anciennement par des conservateurs. Et dans leurs critiques de la libre entreprise, maints dirigeants conservateurs ont rivalisé de zèle avec les socialistes. (6)
Ils célébraient des systèmes politiques comme celui de Franco en Espagne et de Salazar au Portugal. Ils ne se gênaient pas pour appuyer toutes les politiques qui allaient dans le sens de la conservation du pouvoir des pays alliés contre toute autre forme de pouvoir politique. Le conformisme du Sud, donc des conservateurs traditionnels, était préféré aux idées libérales du Nord (proche de l'idée d'une rationalité de l'intervention de l'État dans l'économie, surtout en tant que «   moyen  » visant la lutte contre la situation précaire des laissés pour compte de la société industrielle). Ce passage de Kessler résume bien ce qu'étaient les conservateurs :
Cette éthique, tout à la fois traditionaliste dans ses opinions métaphysiques, et libérale dans son œcuménisme et son ouverture au monde, insurgée contre la modernité intellectuelle et l'ingénierie sociale, marquait de son empreinte les positions du groupe, faisant de lui le relais privilégié d'une opinion catholique bien décidée à enfin jouer un rôle actif sur la scène politique nationale. (Kessler, p. 45)
Comme on le voyait au début de ce texte, ce sont les valeurs traditionnelles des pères fondateurs qui sont reprises de manière plus ou moins complète. En fait, on en voulait aux politiques étatiques qui étaient trop centralisatrices, sécularistes et bureaucratiques. On en voulait à la philosophie matérialiste et positiviste, à la presse, à la radio, aux cercles académiques dont les idées étaient par trop modernes. Même si la fusion des deux tendances de la droite américaine n'a jamais eu lieu, leurs réciproques influences marquent l'histoire de leur mouvement respectif.

Les conservateurs mettront aussi en place la Foundation for Economic Education, ils se rapprocheront de politiciens comme Richard Wiscar et le jeune Ronald Reagan, des éditeurs comme Regnery Devin-Adair et The Careton Press, et d'autres associations comme la Intercollegiate Society of Individualists et le Volker Found for Humane Studies. Ces éditeurs et fondations publièrent des livres et des brochures appuyant leurs théories. Enfin, dans les années soixante, les fonds nécessaires au fonctionnement de ces groupes étaient au rendez-vous.

L'arrivée des intellectuels comme classe sociale 

Au cours des années 60 et au début de 70, les conservateurs trouveront certains alliés « non-naturels ». Ils n'espéraient pas les convertir à leurs théories. Les politique de l'État américain en faveur des minorités sera le moteur du rapprochement de certaines catégories de citoyens aux idées conservatrices. Les politiques en faveur des minorités, mais aussi la force politique et publique que prendra la nouvelle gauche, le mouvement étudiant, le mouvement des noirs et le mouvement des femmes y seront aussi pour quelque chose. En somme, c'est la classe moyenne américaine qui voyait dans les politiques en faveur des noirs et des hispaniques, les politiques en faveurs de l'équité en emploi pour les femmes et les ethnies, l'ouverture de plus en plus grande des médias de masse en faveur de la culture des jeunes (musique rock, cinéma qui remettait en cause les idées reçues sur l'Amérique merveilleuse, etc.) et la critique de la guerre du Vietnam, un danger pour leur propre statut social.

La présence des penseurs de la « gauche conservatrice » (7) ne date pas d'aujourd'hui. Le plus connu d'entre-eux est sans doute Daniel Bell. Mais à ce dernier se joint un groupe d'intellectuels qui marquent le tournant «  When jews turn rich… » comme le dit Kessler. Ce groupe est constitué de Nathan Glazer, Irving Kristol et Norman Podhoretz. Cette génération d'anciens intellectuels de gauche verra dans le discours néo-conservateur un nouvel espoir.
 [Ce groupe] entreprit de s'attaquer méthodiquement aux thèmes directeurs du discours libéral, progressisme, égalitarisme, permissivité, et par-dessus tout à la confiance aveugle dans les vertus de l'action publique qui paraissait jusque-là la caractéristique première de la gauche américaine. (p. 55)
Ce groupe d'intellectuels en voulait au fait que le gouvernement central tentait de gouverner les États et les villes depuis Washington. Les problèmes sociaux propres à une Amérique en pleine crise de valeurs constitueront l'élément déclancheur qui entraînera le regroupement des intellectuels touchés par cette situation. Plusieurs s'écartèrent d'un passé marxiste. Anciens trotskystes pour les uns, ils vivaient la fin du rêve d'un monde meilleur et déclamaient la croyance en un monde rationnel, à un « meilleur des mondes » que serait les États-Unis, fer de lance du capitalisme mondial et de la protection de la liberté, valeur très chère à tous les libéraux et néo-libéraux, comme aux conservateurs.

Regroupement atypique que cet American Committee for Cultural Freedom, versant américain du Congrès pour la liberté de la culture, fer de lance de l'anti-communisme et de la «  lutte pour la liberté et la vérité ».(8) Dans ce dernier groupe se rencontrent les éditeurs de Encounter, plusieurs conservateurs, des libéraux dissidents dont l'anticommunisme était la valeur suprême. Parmi ces gens on peut nommer James Burnham et Eric Voegelin; mais des personnes comme Raymond Aron, Bertrand de Jouvenel, Denis de Rougemont, Jacques Maritain et ceux plus connus en Amérique du nord de Kristol et de Bell. Ce dernier, ne l'oublions pas, est l'auteur et le théoricien de la crise de la culture et d'une théorisation de la Société post-industrielle, théoricien et grand tenancier de l'idée que la production industrielle est remplacée par la production et la gestion de l'information, cette marchandise immatérielle… (9)  

Ce virage à droite prendra effectivement quelque temps. Mais, de 1955 aux premières années de la décennie 60, suivant en cela le phénomène mondial de la radicalisation de la jeune génération, un mouvement de gauche ou critique verra le jour. La «  Nouvelle Gauche  » sera anticapitaliste et multiculturaliste. Les idées politiques, le changement dans les valeurs des jeunes, la contestation de la guerre du Vietnam, la lutte pour l'égalité des noirs, le début des revendications féministes (création de la National Organization of Women (NOW) en 1966) et autres, seront au centre de la cristallisation vers la conservation de ce groupe d'intellectuels, pour qui la grande Amérique était en train de sombrer dans le cynisme et la facilité.

Les conservateurs s'étaient, avec le temps, insérés dans des départements universitaires, là où justement les jeunes de la New Left frapperont le plus rapidement. Les années 60 seront marquées par un mouvement étudiant très politisé. Les mesures pragmatiques des gouvernements de Kennedy et de Johnson étaient aux yeux des conservateurs largement suffisantes. Elles ne l'étaient pas pour les militants de la Nouvelle Gauche. La revendication et le succès des règles d'Affirmative Action sera le comble. Ainsi Nathan Glazer écrira dans Commentary:
Pour ma part, je suis maintenant convaincu que le radicalisme est à ce point engoncé dans l'erreur et la confusion que notre première tâche, si nous voulons résoudre nos problèmes est de l'affronter et de lui dénier toute prétention à définir les causes de nos maux et les remèdes y afférant." (10))
Les revues de cette droite conservatrice prendront les moyens à leur disposition pour critiquer le mouvement de la Nouvelle Gauche sans réserve. Commentary, The Public Interest, New Leader, Atlantic Monthly et toutes les autres seront de la partie. (11)

A côté de ce nouveau discours se développe un nouveau groupe social, les intellectuels, les travailleurs du savoir. Le lien entre ces trois éléments ne va pas de soi dans l'histoire des idées chez nos voisins du sud. Dans les livres de Kessler et de Russell Jacoby (voir la bibliographie), il est largement question de la cristallisation des intérêts d'un nouveau groupe social, celui des spécialistes de l'analyse de la politique et de la société. Ces intellectuels qui formeront dans une Amérique en crise les principaux interprètes de celle-ci, et quelle que soit leur position politique, mettront au monde un discours savant: celui des sciences sociales. Ce nouveau rôle de l'intellectuel universitaire accompagne donc le développement d'une théorie sociale qui vise l'étude et la compréhension du social; et, dans le même sens, une critique de ce discours en construction. D'une part, on peut voir que le conservatisme américain prend racine dans une nouvelle structure du savoir (l'université et le développement des sciences sociales), et, d'autre part, il continue à se développer dans ses officines traditionnelles (groupes, fondations etc…). Cette évolution, peu importe la tendance que ces personnes défendent, semble être commune. La droite américaine prendra le contrôle de la diffusion et de la constitution du capital culturel de cette société en profonds boulversements. L'explosion des idées propres à cette décennie conduira en contrepoids au développement de l'intellectuel organique (Gramsci). Le constat est le suivant:
 C'était ce qui faisait volontiers répéter à Kristol ou à ses amis qu'avant d'être la New Class ou la contestation étudiante, «   l'Ennemi c'était nous  ». Nous, ou plus précisément la tendance naturelle des sociétés capitalistes à mépriser des valeurs et les institutions auxquelles elle devait sa stabilité. A l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, les collaborateurs de The Public Interest avaient emprunté l'idée que le capitalisme portait en lui les germes de sa propre perte. Le principe moteur de la libre entreprise, expliquaient-ils ne résidait pas dans le seul égoïsme de l'individu, mais dans une propension à l'effort, à l'initiative et à l'austérité qui s'était dégagée d'un complexe de valeurs sociales, morales et religieuses, issu de la société traditionnelle. Le capitalisme classique devait ainsi sa stabilité à la survie d'allégeances institutionnelles et culturelles qui étaient, dans tous les sens du terme, précapitalistes. Or ces allégeances, on n'avaient rien fait pour les préserver. Pire, on avait méthodiquement organisé leur démantèlement, En promouvant à tous les échelons de la société une morale hédoniste, matérialiste et individualiste, en détruisant pièce par pièce l'infrastructure organique de la nation, le libéralisme américain avait créé les conditions de sa propre subversion. C'était la thèse centrale de The Cultural Contradictions of Capitalism de Daniel Bell. (p. 71)
Longue citation que celle-ci. Cette idée conservatrice portera les stigmates d'une critique radicale du monde par cet autre auteur qu'est Kristol:
L'évolution contemporaine du capitalisme libéral, (…) l'esprit du rationalisme terre à terre si caractéristique d'une société commerçante et de sa civilisation d'affaires (…) (a eu) pour effet de dévaluer tout ce qui était simplement traditionnel en fait de croyances, de tâches et d'habitudes. (…) Cette tournure d'esprit (a donné) de la légitimité à l'idéal socialiste d'une société planiste, mais aussi à l'impulsion « expressionniste », anarchique, antinomienne dans le domaine culturel et spirituel. » (12)
Kessler de commenter: « C'était cette évolution et ces conséquences dramatiques sur l'infrastructure sociale qui avaient permis à la Nouvelle Gauche « d'investir le vide spirituel au coeur de notre civilisation capitaliste libérale ».(13) 

L'idée, que le conservatisme américain va développer à partir de ce moment, est stratégique. Pourquoi stratégique? Le capitalisme ne refermerait-il pas cette négation en son sein? Serait-il auto destructeur? Les sources de ce scepticisme venaient de plusieurs directions. Kessler bien sûr discute de Bell, de Kristol et de Schumpeter. Mais nous serions capables d'y inclure les idées de la révolution conservatrice allemande des années 20, qui voyait d'ailleurs dans la révolution bolchevique des sursauts de l'âme pour reconquérir « l'esprit du peuple », comme en 1938 lors de la Nuit de cristal et dans les opprobres contre les homosexuelles, les socialistes et communistes et le pogrom visant l'exclusion (années 1930) et l'extermination des juifs dans la décennie 40. Est-ce que nous exagérons ici les liens entre ces évènements? Plus ou moins, je crois.
Le problème de manque de discipline dans la société américaine était présenté comme un fait négatif. Le « malaise de la civilisation » était maintenant identifié. Il fallait donc revenir aux valeurs morales et sociales d'un âge d'or. Kristol defendait en 1972 ce qui deviendra l'idée maîtresse de ce mouvement.L'essai était consacré, de l'aveu même de [Kristol], à la « tendance des démocraties à s'éloigner de (…) leurs principes fondateurs et par là même, à plonger dans une profonde crise de l'ordre moral et politique. » (p. 75)
 Ces principes fondateurs, rappelons-le, étaient l'idée de gouvernement populaire, de l'autogouvernement donc de l'autodiscipline. La gestion de l'État et de la société allait de soi, naturellement. Ainsi toute intervention ou volonté politique visant la planification de l'État central est une catastrophe. Ce sont les sources religieuses et morales qui permettront un retour à la vraie nature de la société américaine. La décennie soixante est donc, dans les faits, l'époque où les idées conservatrices retrouvèrent des balises nouvelles. Il fallait découvrir sur des bases plus solides ce qui caractérisait le sentiment de la supériorité américaine, le fait d'être unique et en même temps supérieur.

Ce mouvement mènera tout droit vers une redéfinition du conservatisme. On l'appellera néo-conservatisme.
 
Le néo-conservatisme : contre la nostalgie d'un âge d'or? 

Qu'est ce que les néos? Voici une question qui peut paraître innocente. Est-ce que les néos sont vraiment des néos, ou ne sont-ils qu'une fausse alternative, qu'un changement de terminologie ou qu'un changement de vocabulaire n'apportant rien de nouveau à l'idéologie en place?

Dans le cas des néolibéraux le «  néologisme   » est simple : ils sont néos car ils utilisent un bagage ancien qu'ils tentent de moderniser. C'est un peu la même chose en ce qui concerne les conservateurs. C'est au début des années soixante-dix que l'appellation prend son envol. Parfois rejeté, le terme de néo-conservateur comme dans Commentary et The Public Interest par exemple. Mais d'autres fois, on utilisera de nouveaux termes comme celui de néo-libéraux (Podhoretz et Glazer), par contre le concept sera parfois totalement mis de côté, comme le fait Daniel Bell. Il préfère se définir comme «  conservateur sur le plan culturel, mais libéral en politique et socialiste en matière économique » (p. 77). Les choses se compliquent-elles ici? Mais non! En fait le terme de néoconservateur indique surtout une position conservatrice quant à la culture (dans son sens large) et libérale quant à l'économique. 

Les préoccupations des néo-conservateurs, ajoutait Robert Bartley, sont les préoccupations centrales de notre temps. La crise des valeurs, la place de la tradition dans une époque tourmentée, le besoin non pas seulement d'un progrès matériel, mais aussi de la satisfaction intérieure qu'on éprouve à vivre dans une société digne de ce nom. (14)
En fait on constatait dans ce numéro de The Alternative la rencontre de deux tendances symbolisées par les gens de The Public Interest et par la National Review. Il ne faut pas croire que le courant qui va du conservatisme au néoconservatisme est simple. Diverses tendances idéologiques traversent le courant conservateur. Ils ne voient pas la réalité et ne l'analysent pas toutes de la même manière. Pour certains, la gauche étudiante jouerait même un rôle positif. Les étudiants rendraient plus aigües les contradictions que renferme le capitalisme moderne. Ainsi ils jouent un rôle positif dans la prise de conscience des limites du capitalisme libéral, de son idéologie individualiste et de son manque de morale.

Le néoconservatisme sera défini par Kristol ainsi:
Le néo-conservatisme est un courant d'idées qui surgit du monde intellectuel et universitaire, provoqué par la désillusion à l'égard du libéralisme contemporain.  (15)
Mais de plus en plus les conservateurs collent sur la droite libertarienne. Kristol écrit: 
De Milton Friedman le néo-conservatisme a appris à reconnaître les vertus d'une économie de marché comme moteur de la croissance économique. Des conservateurs culturels et de la philosophie politique de Leo Strauss, il a appris à apprécier la portée des traditions morales et philosophiques précapitalistes. [Mais] « Le néo-conservatisme (…) a ses propres inclinaisons distinctives. En politique économique et sociale, il n'éprouve aucune hostilité latente envers l'État-providence. Il cherche, non pas à démanteler le système de sécurité sociale au nom de la science économique des marchés libres, mais plutôt à le remodeler de telle sorte que s'y attachent les prédispositions conservatrices de la population. Le gouvernement limité, tels que les néo-conservateurs le conçoivent n'est pas exclusif d'un gouvernement énergique. Les deux peuvent être les corollaires l'un de l'autre. (16)
On peut voir ici un rapprochement très relatif. En fait structurellement, les penseurs conservateurs verront dans les structures intermédiaires de l'État et de la représentation les moyens les plus efficaces de réintroduire des bases morales dans la gestion des choses et des personnes. La centralisation à outrance n'est pas de mise. Il appartient aux collectivités locales de se prendre en mains. Le Welfare ne devrait pas relever de l'État, surtout pas d'un État centralisé. La critique néo-conservatrice s'attaquera ainsi aux mesures de ségrégation positive, telles les politiques d'Affirmative Action pour les minorités culturelles et les femmes. «  Les effets pervers sont la règle, et non l'exception de la politique sociale. » (17) Ces idées sont un mélange des acquis des libertariens (École de Chicago entre autre) et d'une vision simple des échanges économiques. L'offre créerait de manière simple la demande.

Des auteurs, comme Robert Nisbet, proposeront de nouvelles interprétations visant à répondre aux limites de la société actuelle. Pour Nisbet:
 Le vrai problème n'est pas tant (…) la disparition des anciens cadres sociaux que l'incapacité de notre univers industriel et démocratique à créer un nouveau cadre associatif et moral à l'intérieur duquel les allégeances de proximité auront une réalité fonctionnelle et morale (…) On dirait que les forces qui ont affaibli les anciennes structures associatives se maintiennent pour entraver les nouvelles. (18)
Comme on peut le voir, le néo-conservatisme comme le conservatisme proposent des critiques radicales de la société libérale et de son laissez-faire. Dans les années 70 et 80, plusieurs nouvelles revues virent le jour, d'autres consolideront leur base. Les revues telles The Public Interest, Commentary et Encounter; les The New Leader, Harper's Magazine, Atlantic Monthly, Change, Science et Deadalus, les magazines économiques comme Fortune et Wall Street Journal, grand public comme Time, Newsweek, The Business Week seront des exemples du luxe de la propagande. Des maisons d'éditions comme Free Press, Basic Book seront influencées par Kristol et son épouse Gertrude Himmelfarb. Les néo-conservateurs sauront aussi défendre leurs intérêts chez des éditeurs comme Harvard University Press, Berkeley University Press, Stanford University Press, le MIT, ainsi que dans les think tanks comme sont les Contemporary Studies de San Francisco, l'Heritage Foundation, le Georgetown, le Center for Strategic and International Studies, la Commission on Critical Entreprise Institute et la John M. Olin Foundation.(Kessler, 1998, p. 100) Tous ces journaux, revues ou organisations de think tanks partageaient des intérêts souvent semblables avec les groupes néo-libéraux. Les jeux de va et vient entre ces groupes sont réels. Ainsi, des organismes comme la Société du Mont-Pèlerin fondée en 1947 en Suisse (d'où son nom) est au centre de la fondation de plusieurs autres organisations néo-conservatrices et de « libres penseurs » néo-libéraux. Il faudra revenir sur cette question un peu plus loin.
 
Les néo-libéraux anglais et les conservateurs : le gouvernement Reagan et le gouvernement Thatcher
Quels étaient les rapports entre les gouvernements conservateurs de Reagan et de Thatcher et les mouvements conservateurs en Angleterre et aux États-Unis? Cette question mériterait à elle seule des pages et des pages d'explications et d'analyses. J'aimerais quand même présenter les développements de l'idéologie néo-libérale et ses liens avec le Parti Conservateur anglais. Le livre de Keith Dixon me servira de guide à ce sujet.
La contestation de l'État social-démocrate est commune dans les débats des conservateurs et des néo-libéraux depuis longtemps (19). Dans toutes les approches concernant la critique de l'État social (tradution de Welfare State), des idées reviennent de manière permanente. La principale, c'est que le Welfare State va à l'encontre du libre marché. Il empêche le déploiement de l'économie de marché, celle-ci devrait prendre son expansion de manière naturelle, spontanément et sans aucune embûche. C'est déjà l'idée que Friedrich von Hayek défendait, contre Keynes, dans les années 1930 en Angleterre lorsqu'il travaillait à la London School of Economics. Ces idées prendront vraiment leur sens avec la publication de La route de la servitude en pleine Seconde Guerre Mondiale, en 1944. Il est important de dire dès à présent que von Hayek, ne s'oppose pas uniquement au collectivisme propre à l'URSS, mais tout aussi bien à la social-démocratie traditionnelle. Ce que reproche au communisme von Hayek ce n'est pas seulement son anti-démocratisme, mais surtout son anti-libéralisme. C'est pourquoi la social-démocratie est autant coupable de notre cheminement vers la servitude dans le monde que le totalitarisme.
Ces idées prendront vraiment leur sens avec la première réunion de la Société du Mont-Pèlerin(20) en 1947; 36 personnes y prenaient part. Au premier congrès de cette organisation étaient présents Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises (économiste), Sir Karl Popper (philosophe, père du positivisme logique), Felix Morley (ensuite de la National Review), Bertrand de Jouvenel (auteur), Frank Knight, Fritz Machlup (théoricien du concept d'économie du savoir), Henry Hazlitt (journaliste au New York Times, et à Newsweek à partir de 1946), George Stigler, Milton Friedman (jeune économiste américain alors), Maurice Allais, Walter Lippman, Salvador de Madariaga, Michael Polanyi (ne pas confondre avec Karl Polanyi(21)), Anthony Fisher (fondateur de plusieurs think tanks britaniques), William E. Rappard, Wilhelm Röpke et Lionel Robbins (22). La Société du Mont Pèlerin sera le principal groupe d'intellectuels qui, isolé à l'époque, tiendra bon et réussira dans la décennie 80 à prendre le haut du pavé, sous l'effet de la crise économique de l'État social et de l'élection de gouvernements conservateurs en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ainsi que de la conjoncture de crise, de l' échec de ce que l'on appelle le keynésianisme, qui est d'ailleurs la principale cible des théoriciens libéraux de la Société du Mont Pèlerin.
Actuellement, note Dixon, on trouve parmi les 5 000 membres, choisis parmi l'élite politique, économique et universitaire, plusieurs anciens ministres (Antonio Martino, ancien ministre des Affaires étrangères italien, Ruth Richardson, ancienne ministre des Finances de Nouvelle-Zélande, John Biffen, Geoffrey Howe et Rhodes Boyson, anciens membres du gouvernement Thatcher, etc.), de nombreux économistes (Yoshito Suzuki, économiste et politicien japonais, Pascal Salin, l'un des relais français du néo-libéralisme universitaire, James Buchanan, prix Nobel d'économie dont le nom est associé à la théorie du « public choice », et, bien sûr, Milton Friedman, membre fondateur et principal théoricien du monétarisme), ainsi que des personnalités du monde économique comme Maurice Newman, président de la bourse australienne. (Dixon (1998), p. 21)
Pour continuer sur ce beau portrait de la plus grande société néo-libérale, il faut parler d'Edward Feulner (fondateur de l'Heritage Foundation aux États-Unis et actuel président de la Société du Mont Pèlerin), d'Anthony Fisher, millionnaire britannique et fondateur de plusieurs officines néo-libérales à travers le monde, dont le Fraser Institute au Canada. On y reviendra. Mais ce qui est intéressant au sujet de la Société du Mont Pèlerin c'est que :
À la différence d'autres think tanks de la nébuleuse néo-libérale, la Société du Mont Pèlerin ne dispose ni de personnel permanent ni de bureaux, et elle publie très peu. Son activité, très peu médiatisée, s'articule essentiellement autour de séminaires et de colloques organisés à intervalles réguliers partout dans le monde. (Dixon, 1998, p. 22)
Donc,  une association qui se réunit chaque année (ou presque) mais qui n'a pas de secrétariat ou de permanence. Ce qui est plus important, c'est que la Société n'est pas une organisation comme les autres. Ce n'est pas justement une organisation qui publie ou défend une ligne politique très précise. C'est une organisation qui regroupe des intellectuels de droite dont l'objectif avoué est de s'intégrer dans des groupes, des associations ou des départements, de les constituer et de les influencer le plus possible. (23)
Si, jusqu'à aujourd'hui, ces groupes se sont lentement structurés, c'est dans les décennies 80 et 90 qu'ils prennent un envol important. Le premier groupe a été créé en 1955, c'est l'Institute of Economic Affairs. Cet Institut sera financé par Anthony Fisher et dès 1957 il organisera le congrès de la Société du Mont Pèlerin. Des auteurs néo-libéraux comme von Hayek et Friedman écriront de nombreux textes pour l'Institute of Economic Affairs.
Nous venons pour la deuxième fois de parler de Anthony Fisher. Ce dernier est un multimillionnaire britannique qui a fait fortune dans l'élevage du poulet jusqu'à la fin des années 60. Depuis ce temps, il participe une multitude de fois à la création de groupes et d'instituts néo-libéraux. Après avoir participé à la fondation de l'Institute of Economic Affairs, il collabora directement à la création de plusieurs dizaines d'organisations néo-libérales et néo-conservatrices. En 1975, il sera co-directeur du Fraser Institute au Canada, officine néo-libérale ayant une influence très grande dans les milieux d'affaires et universitaires, mais aussi auprès des gouvernements canadiens (fédéral et proviciaux). De la même manière, il participa de près à la mise en place de l'International Center for Economic Policy Studies (la Manhattan Institute for Policy Research), du Pacific Institute for Public Policy, du Centre for Independent Studies en Australie, de l'Atlas Institute et de plusieurs autres en Amérique Latine, aux États-Unis et ailleurs. Comme on peut le voir, ce personnage est très important, et sa fortune est sans doute un élément important dans la mise sur pied de tous ces organisations néo-libérales.
Des officines néo-libérales, naîtront une grande partie des idées de Margaret Thatcher. Un groupe assez important de ses conseillers, dont Keith Joseph et Geoffrey Howe, en seront directement issus. Dixon présente bien l'ensemble des liens et des ramifications entre les groupes de plusieurs régions d'Europe. Ayant des intérêts de plus en plus précis dans leur lutte contre l'économie du Welfare State (pour la réduction de l'État) et l'accusation contre les syndicats d'être des organismes qui abusent d'un pouvoir trop important, on voit poindre le discours qui caractérise encore aujourd'hui la pensée unique. L'ingouvernabilité de la société devient ainsi des concepts importants dans ce discours. Cette ingouvernabilité, c'est surtout l'impossibilité de la part des néo-libéraux de contrôler les travailleurs. Comme en Angleterre durant les années 70, où de longues grèves ont marqué les premières années du gouvernement Thatcher. On parlera de l'impossibilité de gouverner un État dans une situation d'anarchie causée par les conflits sociaux.
On vit émerger l'idée de « l'ingouvernabilité » d'une Grande-Bretagne dans laquelle même les syndicats contribueraient au travail de déstabilisation de la société. Tout était bon d'ailleurs, pendant ces années-là, pour étayer à longueur de page cette thèse de l'ingouvernabilité, dans ce que l'on n'appelait pas encore les tabloids mais aussi et de plus en plus dans le reste de la presse : de la guerre civile naissante en Irlande du Nord à la délinquance urbaine, de l'agitation estudiantine au hooliganisme footballistique, sans oublier le réveil nationaliste sur la périphérie écossaise et galloise, tout était désormais signe d'une évolution vers l'anarchie. (Dixon, 1998, p. 48-49)
Ceux qui ont connu les débats sur la politique internationale dans les années 70 et 80 retrouveront ici un discours connu. Discours de la Trilatérale portant sur l'impossibilité justement de gouverner. (24)
Il est sans doute important de parler d'un autre regroupement de néo-libéraux : le Adam Smith Institute. Il sera fondé en 1977 par Madsen Pirie et Eamonn Butler. Ce groupe est très lié historiquement, et même au niveau familial, avec l'Heritage Foundation des États-Unis. Les deux fondateurs ont fourbi leurs armes à l'Heritage Foundation avant de retourner en Grande-Bretagne pour mettre en place l'Adam Smith Institute (ASI). L'ASI est aussi très influent, grâce à ses ramifications, dans la reconstruction des pays de l'Est et dans la privatisation des sociétés d'État. La dénationalisation des sociétés d'État est d'ailleurs une de ses spécialités. Il soutient aussi le gouvernement Blair et le nouveau travaillisme. Certains voient même dans l'ASI un « relais de la CIA »(25). Même si ce dernier support de la CIA envers l'ASI mériterait des preuves un peu plus évidentes, il est intéressant de noter que le International Center for Economic Policy Studies (ICEPS) a été mis en place par un personnage qui deviendra plus tard un directeur de la CIA, M. Bill Casey. L'ICEPS deviendra le Manhattan Institute for Policy Research plus tard. Ramifications qui en disent long sur le rôle politique et stratégique de ces organismes.
La presse : les nouveaux chiens de garde
Par ailleurs, c'est sous un autre rapport que le livre d'Halimi aborde la droite, plus globalement, les forces conservatrices. Le livre d'Halimi est simple dans son approche. Les medias sont de plus en plus propriétés de grands consortiums. Cette situation entraîne un contrôle indirect sur le contenu des reportages ou des textes selon le support du media.
Il s'agit d'une pente qui peut être assez glissante, consistant à présenter les gens des médias comme des personnes à la solde de l'employeur, directement dans certains cas ou indirectement dans d'autres. En effet, il semble qu'en France, comme ailleurs, les journalistes soient quelque peu à la remorque des idéologies propres de leur employeur. Surtout lorsque l'on pense à l'évolution de plusieurs médias écrits importants comme le sont L'Express, le Nouvel Observateur, Libération… et plusieurs autres. Ces journaux et revues ont fait les beaux jours de la gauche socialiste dans les années 60 et 70. Selon Halimi, plusieurs membres de la profession de journaliste ne sont devenus que des chiens de garde. Halimi écrit en présentation de son livre que :
Ce texte n'a pas pour fin de discréditer des personnes, et moins encore une profession. Il est écrit par un journaliste qui, convaincu que les journalistes ne peuvent rien gagner à l'indulgence qu'ils accordent mutuellement, entend rompre le silence complice et apporter son témoignage critique, au lieu de se contenter de hurler avec les loups devant la moindre tentative d'objectivation. Il est écrit pour les journalistes qui font dignement leur métier et qui souffrent de l'image dégradée qu'en donnent certains. (Halimi, 1998, p. 8)
Ce n'est pas la profession qu'Halimi attaque, mais une certaine pratique professionnelle. On pourrait aller jusqu'à dire que la cible qu'il vise est l'autonomie fantoche que semblent défendre certains membres de la profession, mais qui dans leur pratique n'est rien d'autre qu'une défense de la stabilité d'une pensée qui se fait de plus en plus unique. Procédé connu dans les communications que l'on peut résumer par le concept d'action mimétique. Ce n'est pas toutefois le concept qu'utilise Halimi. Car pour lui, il s'agit plutôt d'un journalisme de révérence (p. 13 et ss.) qui correspond à une certaine époque du contrôle presque immédiat de l'information par l'appareil d'État (il n'y avait pas de télévision privée en France dans les années 1960-1980 environ) (p. 13)
Un exemple d'une pratique douteuse considérée comme normale pour la France; il semble habituel que les ministres et le président lui-même procèdent aux choix des journalistes qui les interviewe. En ce sens, si un ministre n'aime pas tel journaliste, ou bien si un ministre se sent plus à l'aise de discuter avec un tel au lieu d'un autre, il peut influer encore ce choix. Pire, il semble aussi que cela fasse partie d'une pratique consacrée. L'exemple donné est, à ce titre, élogieux. Il s'agit d'une crise causée par une idée d'émission qui voit deux hommes politiques, Mitterrand pour la France et Kohl pour l'Allemagne, se voir offrir un interview. La pratique française est ici mise à jour. Une liste de journalistes est proposée pour cette rencontre aux deux hommes politiques. Moeurs incompréhensibles en Allemagne (Le Monde, 25 mai 1994), normalité en France. Et le directeur de la chaîne télévisé de défendre:
En France, il est tout à fait normal de discuter avec l'Élysée du choix du journaliste qui pose les questions. Les relations que ceux-ci entretiennent avec le pouvoir politique, mais également avec le monde culturel, sont beaucoup plus étroites. (Halimi, 1998, p. 16)
Le livre d'Halimi est une suite de ces histoires un peu loufoques, drôles et tristes en même temps. D'ailleurs, les conclusions sont à cet égard très précises:
Des médias de plus en plus présents, des journalistes de plus en plus dociles, une information de plus en plus médiocre. Longtemps, le désir de transformation sociale continuera de buter sur cet obstacle. Face à un parti non déclaré, à une oligarchie dont on ne doit rien attendre, mieux vaut rechercher et encourager les voix dissidentes, conscients du caractère irréversible de leur marginalité médiatique. (Halimi, 1998, p. 102)
Bilan drastique, mais qui est modéré par la résistance d'une société qui voit dans ses pratiques les limites même des médias et du traitement de l'information. Le spectacle, ce n'est pas le réel. La docilité des journalistes, la vie le long du fleuve tranquille du discours officiel, l'impossibilité de penser le différend, voilà le constat de Serge Halimi, journaliste au journal Le monde diplomatique.
Résistance contre l'invasion néo-libérale et néo-conservatrice
Les pages qui précèdent ont la particularité d'être une sorte d'interprétation impressionniste des débats concernant la droite contemporaine. Il aurait été très intéressant de faire le lien entre cette droite et celle du fascisme et du nazisme et, d'établir les rapports de ces tendances avec l'ensemble du totalitarisme. On utilise d'une manière tellement idiote les qualificatifs de fascisme pour lui adjoindre n'importe quel contenu, c'est le cas récemment de René-Daniel Dubois. Innocence provocatrice, peut-être. Mais qu'en serait-il si au lieu de parler de fascisme à la québécoise, il disait avec la même innocence de l'intellectuel « bien pensant » qu'il se prétend être, que le nationalisme canadien est un symptôme de l'étroitesse d'esprit de ces derniers face à la culture américaine? Comment réagirait-on si au lieu d'accuser Jean Charest et Lucien Bouchard d'être les mêmes faces de Janus d'un nationalisme fascisant, on faisait la comparaison avec nos élites politiques fédéralistes? Poussont plus loin l'analyse.  Dubois semble penser que le fascisme, c'est d'être critique face à un fédéralisme canadien aissi étroit que Stéphane Dion le propose : un fédéralisme de la centralisation et du drapeau canadien flottant au sommet de chacun des parlements provinciaux. Qu'en est-il de cette ambivalence d'un discours qui se voudrait progressiste, d'un discours qui en fait n'utilise que des images ternies par le temps d'une idéologie politique qui ne s'appuie que sur de la résignation? Car il faut bien le dire, René-Daniel Dubois est bien représentatif d'une génération d'intellectuels qui ne voient rien de mal dans la tyrannie de l'impérialisme américain (les Martineau et les Jean Barbe en tout genre dont la bêtise est proportionnelle à la fadeur de leurs propos), d'une génération plaignarde qui au lieu de se battre, s'apitoie sur des idées défaitistes du manque de place pour eux, du manque d'espoir ou du manque d'emploi. L'exigence de me reproduire comme classe sociale en tant seule valeur importante. En fait, il s'agit d'une génération qui, à force de vouloir aller ailleurs, vers d'autres horizons que ceux de la précédente, est pire qu'elle. Consciemment ou inconsciemment, les anti-babyboomers sont des clones grotesques des autres. À la différence que les babyboomers ont tenté des choses. Ils ont raté ce qu'ils ont essayé, mais au moins ils ont agi. Mais le plus triste, c'est que ce discours revendicatif se présente comme étant un discours du « donne-moi ce qui me revient ». Je caricature à peine. On ne revendique pas socialement, mais on revendique ce que « personnellement je crois valoir ». Aucune recherche, aucun questionnement social, aucune interrogation sur les causes de cette situation. C'est la victoire du discours unique. C'EST LA VICTOIRE D'UN DISCOURS INDISCUTABLE CAR AUTOPRODUCTEUR DE LUI-MÊME. Valeur sûre du néo-conservatisme : un discours où les effets d'une chose sont réduits à des causes fictives. Il y a là un détournement de réalité et un retour à l'individualisme propre à l'économie du laissez-faire. L'horizon d'attente n'est plus global ou utopique, mais vu comme immédiat. Le construit n'existe plus. Il y a la réalité et cette réalité est là, comme un donné.
J'ai l'impression, et elle augmente dans le temps, que Bourdieu touche à une question importante lorsqu'il dit:
On a là un exemple typique de cet effet de croyance partagée qui met d'emblée hors discussion des thèses tout à fait discutables. Il faudrait analyser le travail collectif des «  nouveaux intellectuels  » qui a créé un climat favorable au retrait de l'État et, plus largement, à la soumission aux valeurs de l'économie. Je pense à ce que l'on a appelé «  le retour de l'individualisme  », sorte de prophétie auto-réalisante qui tend à détruire les fondements philosophiques du welfare state et en particulier la notion de responsabilité collective (dans l'accident de travail, la maladie ou la misère), cette conquête fondamentale de la pensée sociale ( et sociologique). Le retour à l'individu, c'est aussi ce qui permet de « blâmer la victime  », seule responsable de son malheur, et de lui prêcher la self help, tout cela sous le couvert de la nécessité inlassablement répétée de diminuer les charges de l'entreprise. (Bourdieu, 1998, p. 14-15)
Individualisme, réalisation individuelle, performance, auto-réalisation, sont toutes des notions propres à l'idéologie de « l'individu porteur de liberté ». Bourdieu affirme aussi que nous assistons à la mise en place, dans nos sociétés contemporaines, des doxosophes, des « techniciens-de-l'opinion-qui-se-croient-savant ». Idée ancienne mais importante à rappeler: les solutions du nihilisme individualiste sont à proscrire, il faut être capable de «  mobiliser les volontés sans mystifier les consciences » (p. 17). C'est, je crois, l'important dans les argumentations propres à la critique. En ce sens, il est possible, à notre, avis de rapprocher Bourdieu et le programme de la Théorie critique. On entend habituellement par Théorie critique:
la recherche interdisciplinaire où s'articulerait une philosophie enrichie par les sciences positives, en particulier par les sciences sociales, et un travail empirique stimulé par la conscience philosophique des fins et enjeux de la connaissance du présent. Son objet propre serait en effet de discerner les pathologies, les crises du présent, afin d'accroître l'intelligence qu'en ont les agents, et, par là, de rendre possible une action historique éclairée qui viserait à les surmonter. (Haber, 1998, p. 10)
Le projet de l'École de Francfort était multidisciplinaire comme celui de Bourdieu. Le mélange heureux de la philosophie et des sciences sociales, les enquêtes sur le terrain, les débats avec les idées de l'époque, la volonté d'accroître l'intelligence du présent sont effectivement des pratiques propres à l'École de Francfort et de Bourdieu.(26)
Cette volonté de redécouvrir une critique de la société actuelle et de l'idéologie qui lui est propre est un leitmotiv de longue date de Bourdieu. C'est en ce sens qu'il propose depuis plusieurs années maintenant une lecture critique de plusieurs intellectuels de sa génération. Dans Contre-feux, par exemple, il tire à boulets rouges sur Sollers :
il est l'incarnation idéaltypique de l'histoire individuelle et collective de toute une génération d'écrivains d'ambition, de tous ceux qui, pour être passés, en moins de trente ans, des terrorismes maoïstes ou trotskiste aux positionx de pouvoir dans la banque, les assurances, la politique ou le journalisme, lui accorderont volontiers leur indulgence. (Boudieu, 1998, p. 19-20)
Au Québec, les mêmes rapports. Des historiens, des sociologues, des politicologues anciens du terrorisme, anciens du trotskysme, maoïstes du saint évangile léniniste, sont maintenant les tenanciers du discours conservateur ou libéral. Nouveaux moines de la technologie, défenseurs d'une communauté sacrée pour laquelle nos bassesses sociales sont par trop communes. Ils sont nos théoriciens d'un retour à la collectivité des citoyens, du ressourcement individuel dans la grande culture. Morale atterrée, morale du regret, morale que le capital est bon, mais que l'homme est mauvais. Que de lectures de Hobbes ou Locke ratées! Hobbes lu par le saint évangile léniniste : « penseur bourgeois »; Rousseau « rêveur bourgeois »; Locke « démocratie bourgeoise » etc…
Mais... passage à la bourgeoisie, le regret des tueurs d'idées, lamentations minables d'une jeunesse militante, remords et repentances d'une pratique orthodoxe et d'un manque flagrant d'idées voilà ce qui est prope au discours ambiant. En fait, un phénomène que l'on a identifié plus haut lorsqu'il était question de Daniel Bell et des anciens « gauchistes » des années 40 aux États-Unis. Sortie à droite toute, on gère le réel maintenant, fini le pelletage des nuages rouges de la révolution. C'est un peu comme des «   Rêves des rêves  » pour reprendre le titre d'un petit roman de Antonio Tabucchi.(27). On tente de rêver ce qu'aurait pu être la jeunesse perdue du militantisme de jeunesse. Je rêve que je recommence, je rêve que ma jeunesse est différente, même opposée à ce qu'elle a été. Pour me repentir, je refais le jeu à l'envers, je me convertis aux valeurs de la droite, car les valeurs de la gauche, j'y ai donné. Le petit livre rouge de Mao s'est changé en bonnes nouvelles du FMI ou de la Banque mondiale. Enfin, dans la société de l'information, il n'y aura plus de pauvreté, cette denrée sera nourricière d'une économie nouvelle, l'économie du savoir. De ce fait, les nations africaines sont heureuses de voir cette denrée nourricière à leur table. Mais il y a méprise, l'information et l'économie du savoir, c'est de l'immatériel. Que mange-t-on ce soir pour dîner, se demandent-ils? De l'immatériel disent les grands parleurs du FMI.
Mais au nom de la raison, celle du plus fort c'est certain, des discours aussi violents peuvent être aujourd'hui célébrés par nos anciens adorateurs du temple de la gauche. Elle n'était pas plurielle, elle ne sera plus pareille. Car notre acte de contrition, c'est de garder le silence, d'écouter les oiseaux chanter, de peiner au travail pour préparer une rente (REER de tout acabi). L'objectif est défini comme de raison. Mais cette raison, c'est le cynisme des enfoirés, de ces salauds qui deviennent la caution morale d'un monde de monopoles, nous les gendarmes du monde qui déguisons nos lacunes personnelles derrière des discours reposant sur le raisonnable. Car c'est de ce cela dont il est question dans le discours unique. « L'analyse nous montre… » « Objectivement on peut dire… » « Le Canada croit… »; «  les partis politiques québécois sont fascistes… », «   L'immense majorité de compagnies canadiennes devront procéder à des compressions pour rester concurrentielles sur le marché mondial »; «  La bourse de Tokyo affichait hier une remontée extraordinaire… disent les spécialistes… »etc.
C'est encore défendre la raison que de combattre ceux qui masquent sous les dehors de la raison leurs abus de pouvoir ou qui se servent des armes de la raison pour asseoir ou justifier un empire arbitraire. (Bourdieu, 1998, p. 26)
Discours dominant. Mais voyons, nous sommes à l'époque de la fin des idéologies. La seule contradiction de la société du capitalisme avancé, c'est la culture. Pourquoi reprendre un discours critique, pourquoi se fatiguer à comprendre ce qui se passe autour de nous, les médias nous le disent bonne parole d'experts à l'appui, La Vita è bella comme dans le film de Benigni. Mais à quel jeu jouons nous, nous tous?
Ce qui est en jeu, aujourd'hui, écrit Bourdieu, c'est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des « experts », style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, «  les marchés financiers », et qui n'entendent pas négocier, mais « expliquer »; il faut rompre avec la nouvelle foi en l'inévitabilité historique que professent les théoriciens du libéralisme; il faut inventer les nouvelles formes d'un travail politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques notamment (ce peut être la tâche des experts), mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser. (Bourdieu, 1998, p. 31)
Retour à la case départ. La critique des idéologies, la résistance, le combat d'idées sont tous des thèmes que l'on a vus et revus dans une multitude de textes et d'exposés ces dernières années. La lutte pour ci et pour ça, la résistance, on doit reconnaître que c'est un éternel recommencement. La démocratie c'est l'idée; les moyens la répétition.
Bourdieu propose à ce sujet des idées qui ne sont pas nouvelles. Fourbir ses armes, c'est à dire aller à l'encontre du discours qui dit « qu'il n'y a rien à opposer à la vision néo-libérale, qu'elle parvient à se présenter comme évidente, comme dépourvue de toute alternative. » (p. 34) Le discours néo-libéral est une banalité, une sorte de banalité, qui résulte d'une incantation symbolique que le monde est bien comme il est, qu'il est meilleur qu'il n'a jamais été et que critiquer ce fait, c'est faire preuve de fanatisme. À l'inverse, Bourdieu dit que les intellectuels doivent analyser ce discours, montrer et démonter son fonctionnement réel et symbolique. C'est l'inévitabilité de ce discours qui fait de lui son importance.
On sait, du moins c'est ce dont il est question ici, que les intellectuels sont importants dans le développement des idéologies néo-libérales et néo-conservatrices. Bien que Boudieu fasse une critique bien structurée de ce phénomène, il manque, à son livre, une perspective historique. C'est pourquoi je me suis longuement attardé à cette histoire du développement de la pensée, mais surtout des groupes de think tanks.
Il est important de revenir sur la question de ce qu'est le conservatisme et le libéralisme, en conclusion. Il est important de parler des effets pervers de ces idéologies, mais pour comprendre l'influence d'une idée, il faut comprendre cette idée et en saisir les motifs et les aboutissants.
Sur le conservatisme et le libéralisme: en guise de conclusion
Le néo-conservatisme est une version plus intelligente du conservatisme. La plupart des néo-conservateurs sont des libéraux qui rejettent la modernité culturelle propre au développement du capitalisme. La modernité culturelle est la motivation fondamentale du retournement néo-conservateur. Les néo-conservateurs constituent donc le mouvement politique qui a connu la plus grande influence dans les deux dernières décennies. À côté des conservateurs, dont les affiliations religieuses sont la principale caractéristique, les néo-conservateurs défendent des idées qui, à première vue, semblent reposer sur des postulats intéressants. Souvent les thèmes abordés par les néo-conservateurs sont les mêmes que ceux des penseurs critiques.
Ce qui frappe, écrivait Habermas à ce sujet, ce sont les convergences de la théorie néo-conservatrice avec les théories critiques de la société, quant au choix des phénomènes à élucider. Il va de soi que les descriptions respectives des phénomènes de crise sont différentes. Les néo-conservateurs ne cherchent pas les causes de la crise dans le fonctionnement de l'économie et de l'appareil d'État, mais dans les problèmes de légitimité culturelle et, d'une façon générale dans le mauvais rapport entre démocratie et culture. Ce qui les inquiète, c'est la prétendue perte d'autorité que subissent les principales institutions, en particulier le système politique. Par des expressions telles qu'« ingouvernable », « perte de confiance », « perte de légitimité », ce phénomène est présenté de façon suggestive. On commence alors par souligner «  l'inflation  » des revendications et les exigences mises en œuvre par la concurrence des parties, les mass-média, le pluralisme des associations, etc. (Harbermas, 1983, p. 1114-1115)
En fait, les néo-conservateurs défendent un principe de société qui tiendrait compte des effets de la modernité économique sur celle-ci. Ces derniers proposent une thérapie choc.
Les bureaucraties de l'État seront allégées par transfert au marché des charges qui grèvent le budget public. Étant donné qu'il s'agit en même temps d'encourager l'investissement, la réduction des charges devra s'étendre aux prestations sociales de l'État et d'une façon générale aux dépenses non productives. (Habermas, 1983, p. 1115)
On croirait que ce discours est celui de la Banque mondiale, ou du FMI, ou du ministre des Finances du Canada. Diminuer l'État, c'est lutter contre la révolution keynésienne. Les néo-conservateurs vont encore plus loin. Selon eux, il faut aussi réformer l'État dans son processus de fonctionnement et son mode de représentation. Ainsi parle-t-on d'une « surcharge utopique du niveau de légitimation démocratique » et de « l'énorme pression revendicative qui s'exerce à l'égard de l'État par voie de décisions démocratiques largement ouvertes à tous » (Habermas, 1983, p. 1116).
On cherche donc à résoudre l'omniprésence de la démocratie qui prendrait le dessus sur le libéralisme. (28) Mais ce mouvement, pour les néo-libéraux, est causé par une nouvelle classe d'intellectuels qui fracasse le système social bourgeois d'une critique sans fin. La cible des néo-conservateurs sera donc les idées de gauche, celles d'une social-démocratie qui tente de défendre des idées nouvelles dans la gestion et le déploiement de la démocratie. L'ingouvernabilité(29), est le thème fort d'une vision très particulière de la société. Le processus démocratique est ainsi saisi comme non-rentable. Encore ici on retrouve un discours connu au Canada, les mouvements d'autonomie des provinces étant toujours présentés comme des mouvements réactionnaires. Le Fédéralisme doit être rentable. La société civile trop autonome c'est la perte de gouvernabilité, on l'a vu plus haut à propos du gouvernement Thatcher.
Il s'agit d'une lecture très particulière de Max Weber qui est proposée par Daniel Bell et ses amis. Cette lecture peut être résumée par trois moments. 1) Une critique des intellectuels, surtout de leur rôle négatif dans le secteur de l'éducation et la transmission de la tradition; 2) La modernité culturelle serait le résultat d'une perte de sens obligatoire. Le monde technique n'est alors qu'une forme de domination instrumentale contre laquelle il faut lutter; 3) C'est par la tradition qu'il est possible de retrouver un sens au monde moderne. Les Lumières ont raté le besoin «  de consolation  » et il faut retrouver un sens éthique à la pratique humaine qui ne repose plus sur la simple religion (ce qui sépare les conservateurs et les néo-conservateurs).
Il n'y a aucun doute que ce programme semble à première vue s'attirer le soutien de plusieurs personnes. Pouvons-nous être contre une vision du monde qui permettrait à celui-ci de se sortir d'une crise de légitimation qui le marque depuis longtemps? Mais comme le rappelle Habermas, les néo-conservateurs confondent les causes et les effets de celles-ci.
Aux impératifs économiques et administratifs, les prétendues «  contraintes objectives  », qui ne cessent de monétariser et de bureaucratiser des sphères toujours plus larges de la vie, qui changent de plus en plus de relations humaines en marchandises ou en objets de l'administration - aux véritables foyers des crises sociales, ils substituent le spectre d'une culture envahie par la subversion. Cette analyse fausse révèle que la vie (Lebenswelt), même familiale, n'est pas aussi sacrée aux yeux des néo-conservateurs qu'ils le prétendent, dès qu'ils sont placés devant le choix.  (Habermas, 1983, p. 1136.
On revient donc à la différence que l'on a tenté de montrer plus haut entre les néo-conservateurs et les néo-libéraux. Car pour ces derniers, il faut pousser à la limite un programme politique d'action qui:
accomplit un immense travail politique (dénié, puisqu'en apparence purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie »; un programme de destruction méthodique des collectifs (l'économie néo-classique ne voulant connaître que des individus, qu'il s'agisse d'entreprises, de syndicats ou de familles). (Boudieu, 1998, p. 110)
On retrouve ici une différence fondamentale entre les néo-libéraux et les néo-conservateurs. Ces deux groupes se retrouvent sur une base commune dans la critique des alternatives privilégiant la société civile, ceci en rupture avec la pensée unique. Laissons à Bourdieu la conclusion de ce texte:
Mais ces mêmes forces de « conservation », qu'il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l'instauration de l'ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives, - à condition notamment que l'on sache mener la lutte proprement symbolique contre le travail incessant des « penseurs » néo-libéraux pour discréditer et disqualifier l'héritage de mots, de traditions et de représentations associés aux conquêtes historiques des mouvements sociaux du passé et du présent; à condition aussi que l'on sache défendre les institutions correspondantes, droit du travail, assistance sociale, sécurité sociale, etc. contre la volonté de les renvoyer à l'archaïsme d'un passé dépassé ou, pire, de les constituer, contre toute vraisemblance, en privilège inutiles ou inacceptables. (Bourdieu, 1998, p. 118)
En somme le message des quatre livres que nous avons recensés ici est simple. Nous les recommandons tous, car ils se complètent l'un et l'autre. Le monde est encore à transformer. Et c'est encore à une critique de l'idéologie qu'il faut s'attaquer, et cette fois-ci c'est à l'idéologie bicéphale des néo-libéraux et néo-conservateurs. Ils ne sont pas la même chose, mais un monstre à deux têtes qu'il faut combattre.

Roger Charland


NOTES:
(1)Je pense ici au livre magnifique, et malheureusement peu connu, d'Élise Marientras, Les mythes fondateurs de la nation américaine. Essai sur le discours idéologique aux États-Unis à l'époque de l'Indépendance (1763-1800), Paris, Éditions Complexe, 1992, 2e édition, 373 p. (Retour à la page)
(2)Friedrich von Hayek, Route de la servitude, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. Ce livre sera publié en 1945 sous un format bien spécial. Il paraîtra en plusieurs parties dans le Selection du Reader's Digest. Pour les détails, voir les commentaires dans Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Paris, Liber - Raison d'agir, 1998. (Retour à la page)
(3)Voir l'excellent livre de Keith Dixon que nous présenterons en deuxième partie de ce compte rendu. (Retour à la page)
(4) Willimore Kendall « Three on the Line » in National Review, 16 août 1957 cité par Kessler, op.cit. p. 33 (Retour à la page)
(5) William F. Buckley, God and Man at Yale, Chicago, Henry Regnery, 1951, p. xii-xiii. Cité par Kessler, op.cit. p. 33-34. (Retour à la page)
(6) Friedrich von Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur », in La Constitution de la liberté, Paris, 1993, p. 399. Cité par Kessler, op.cit. p. 39-40. (Retour à la page)
(7) Ce concept est utilisé depuis quelques années pour caractériser la gauche qui au lieu de promouvoir l'avancée dans le progrès et le développement critique les acquis de la Modernité, considère important le retour à des valeurs communautaires qui seules mèneraient à la libération et à une bonne vie. Ce concept est largement utilisé à l'heure actuelle pour caractériser le gouvernement de Tony Blair en Grande-Bretagne. Voir le numéro de New Left Review, sur le nouveau parti travailliste anglais intitulé « New Labour, old danger », no. 219. (Retour à la page)
(8) Pierre Grémion, Intelligence de l'anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture, 1950-1975, Paris, Fayard, 1995. Et du même auteur Preuves, une revue européenne à Paris, Paris, Julliard, 1989. Preuves fut financée par la CIA. De grands intellectuels français y ont écrit des textes. À ce sujet le texte de Pierre Bourdieu, «  Le mythe de la «  mondialisation  » et l'État social européen  » in Contre-feux, Paris, Liber, Raisons d'agir, 1998, pp. 34-35. (Retour à la page)
(9) Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, Paris, Laffont, 1976. Et Les contradictions culturelles du capitalisme. Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 292 p. (Retour à la page)
(10) Nathan Glazer, «  On Being Deradicalized  » in Commentary, octobre 1970, cité par Kessler, op.cit. p. 60. (Retour à la page)
(11) Pour une histoire de cette époque et le rôle des intellectuels conservateurs Russell Jacoby, The Last Intellectuals. American Culture in the Age of Academe, New York, The Noonday Press, 1989, 289 p. Voir entre autre les commentaires sur Kirk et la liberté académique p. 204 et 205. Pour une autre version de cette question de la liberté académique, le texte d'Elvio Buono dans nos pages. (Retour à la page)
(12) Irving Kristol, « L'anticulture des intellectuels » in Réflexions d'un Néo-conservateur, p. 65 cité par Kessler, op.cit. p. 71-72. (Retour à la page)
(13) Kessler, idem, p. 72. (Retour à la page)
(14) Robert Bartley, « Irving Kristol and the Public Interest » in The Alternative, june-september 1972 cité par Kessler, op.cit. p. 77-78. (Retour à la page)
(15) Irving Kristol, « Confession d'un vrai néo-conservateur », in Réflexions d'un néo-conservateur, p. 110. (Retour à la page)
(16) Idem, p. 11-12 (Retour à la page)
(17) Aaron Wildavsky, « Using public Founds to Serve Private Interests », in Society, 10 february 1979 cité par Kessler, op. cit. P. 85. (Retour à la page)
(18) Robert Nisbet, The Quest for Community: A study in the Ethic of Order and Freedom, New York, 1953, réed. 1990, p. 65 cité par Kessler, op.cit. p. 96. (Retour à la page)
(19) Voir notre compte rendu de Petrella dans le deuxième numéro de HERMÈS. (Retour à la page)
(20) Pour cette histoire: Keith Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britaniques et le néo-libéralisme, Paris, Raisons d'agir - Liber, 1998, 111 p. Perry Anderson, «  Histoire et leçons du néo-libéralisme. La construction d'une voie unique  » in page 2, [ http://web.fasnet.ch/page2/p2_neolib_anderson.html ] Charles-André Udry, Von Hayek: Des postulats largement diffusés. Un pèlerin prosélyte [ http://fastnet.ch/page2/p2_neolib_udry.html ]; et Richard Cockett, Thinking the Unthinkable. Think-tanks and the Economic Counter-Revolution, 1931-1983, Londre, Fontana Press, 1995. (Retour à la page)
(21) Dixon parle à la page 20 de Polanyi comme auteur de La grande transformation. Mais il y a erreur sur la personne. Karl Polanyi est l'auteur de La grande transformation, ce n'est pas Michael Polanyi qui lui est membre fondateur de la Société du Mont Pèlerin. (Retour à la page)
(22) L'histoire de la Société du Mont-Pèlerin est encore à faire. Mais pour les premières années de ce groupe : C. Pasche et S. Peters « Les premiers pas de la Société du Mont-Pèlerin ou les dessous chics du néolibéralisme » in Les Annuelles, no. 8, 1997, pp. 191-216. Une histoire favorable a été publiée aux États-Unis par R.M. Hartwell, A History of the Mont Pelerin Society, Liberty Foundation, 1995, 250 p. (Retour à la page)
(23) Le texte de Susan George est très important à ce sujet. « Comment la pensée devint unique » in Le Monde Diplomatique, août 1996, p. 16-17. Mais aussi le texte de Perry Anderson, op.cit. (Retour à la page)
(24) Voir mon texte sur la mondialisation dans le numéro 2 de HERMÈS ou je discute de la Trilatérale dans le cadre plus global de la mondialisation. (Retour à la page)
(25) Radhika Desai « Second-Hand dealers in Ideas: Think Tanks and Thatcherite Hegemony » in New Left Review, no. 203, 1994, pp. 27-64. Et sur le gouvernement Blair et ce qu'il représente voir le numéro spécial de New Left Review, «   New Labour, Old Danger » no. 219. (Retour à la page)
(26) Sur l'École de Francfort la littérature est gigantesque. La meilleure histoire intellectuelle est celle de Rulf Wiggershaus, L'École de Francfort. Histoire, développement, signification. Traduit de l'Allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, Presses universitaires de France, coll. Philosophie d'aujoudhui, 1993 (1986), 694 p.; En anglais c'est Martin Jay, L'imagination dialectique. Histoire de l'École de Francfort et de l'Institut de Recherches Sociales (1923-1950), Traduit de l'américain par E.E. Moreno et Alain Spiquel, Paris, Éditions Payot, collection Critique de la politique, 1997 (1973), 416 p. Je reviendrai bientôt sur cette École dans un prochain numéro de HERMÈS. (Retour à la page)
(27) Antonio Tabucchi, Rêves de rêves, Traduit de l'italien par Bernard Comment, Paris, Christian Bourgois Éditeurs, collection Domaine étranger, 1994 (1992), pp. 159. (Retour à la page)
(28) Nous reviendrons à ce débat bientôt à propos de Norberto Bobio. (Retour à la page)
(29) Voir notre article sur la mondialisation dans le numéro 2 de HERMÈS portant sur la mondialisation et la partie du texte sur la profession de bibliothécaire sur la société de l'information et la mondialisation. (Retour à la page)


ANNEXES:

 (*) Ce long passage est tiré de Liberalism in America: A Note for Europeans by Arthur Schlesinger, Jr. (1956) extrait de The Politics of Hope (Boston: Riverside Press, 1962). Il exprime bien cette idée d'une Amérique différente de l'Europe quant à l'évolution historique et aux liens entre le libéralisme et le conservatisme. Des idées similaires seront aussi développées dans un autre livre de Schlesinger, The Vital Center

The use of words like « liberalism » and « conservatism » immediately raises questions of definition. The absence of a feudal tradition, of course, has gravely affected the character of American « conservatism. » It has deprived American conservatism of the instinct to be responsible as well as the instinct to kill, of both decorum and of terror, reducing it, on the whole, to expressions -- or, rather, ejaculations -- of individual or class self-interest. In recent years a school of New Conservatives has sought to rehabilitate the tradition of American conservatism. But, since many of the New Conservatives take positions on immediate issues which are closer to the views of American liberals than of American conservatives, the semantic confusion has only been compounded.
Accepting the theory of America as essentially a liberal society, how can one distinguish the liberal and conservative tendencies within that society? Some of the New Conservatives tell us that the liberal believes in the perfectibility of men, while the conservative has a conviction of human fallibility and of original sin. Yet no one has preached more effectively to this generation of the reality of human imperfection than the liberal (in politics, at least) Reinhold Niebuhr, while it was Andrew Carnegie, a conservative, who used to say of man that there was no « conceivable end to his march to perfection. » And it would be hard to argue, for example, that the words of Dwight D. Eisenhower, the conservative, show a greater sense of the frailty of human striving or the tragedy of the human condition than those of the liberal Adlai Stevenson.
Similarly, it is difficult to believe that the crucial distinction lies in the attitude toward the role of the state. Thus the conservatives Alexander Hamilton and John Quincy Adams and the liberal Franklin D. Roosevelt agreed in advocating government direction of the economy, while the liberal Thomas Jefferson and the conservative Herbert Hoover agreed in wishing to limit the power of the state.
Nor does the distinction lie in the question of civil freedom. Some liberals have been majoritarians with a limited concern for the rights of minorities; some conservatives have been valiant defenders of the liberties of conscience and expression. Nor does it even really lie in the question of private property. While conservatives have been the more vigilant champions of private property, liberals have perhaps stood more consistently for the rights of property in Locke's original sense of a product of nature with which man mixes his labor.
All this ambiguity and even interchangeability of position testify once again to the absence of deep differences of principle in American society. « Each is a great half, » wrote Emerson of the liberal and the conservative, « but an impossible whole. Each exposes the abuses of the other but in a true society, in a true man, both must combine. » In elaborating on the character of each « great half, » Emerson went on to define the diverging tendencies which liberalism and conservatism have embodied within the American consensus. His distinction, I think, is still useful today.
For Emerson the basic difference was between the party of the past and the party of the future, between the party of memory and the party of hope. It is still true that the American liberal believes that society can and should be improved, and that the way to improve it is to apply human intelligence to social and economic problems. The conservative, on the other hand, opposes efforts at purposeful change -- especially when they threaten the existing distribution of power and wealth -- because he believes that things are about as good as they can be reasonably expected to be, and that any change is more likely than not to be for the worse.
The liberal belief in working for change does not mean that he regards human reason as an infallible or incorruptible instrument, or that he thinks utopia is just around the corner. But it does mean that he feels that history never stands still, that social change can better the quality of people's lives and happiness, and that the margin of human gain, however limited, is worth the effort.
Nor will the conservative in all cases and occasions resist change. But he inclines to accept it only when the intellectual case for it is overwhelming and the political pressure for it irresistible. Up to that point, he clings stubbornly to that which he knows and to which he is habituated. « The castle which conservatism is set to defend, » said Emerson, « is the actual state of things, good and bad. »
Enough should have been said by now to indicate that liberalism in the American usage has little in common with the word as used in the politics of any European country, save possibly Britain. Liberalism in America has been a party of social progress rather than of intellectual doctrine, committed to ends rather than to methods. When a laissez-faire policy seemed best calculated to achieve the liberal objective of equality of opportunity for all -- as it did in the time of Jefferson -- liberals believed, in the Jeffersonian phrase, that that government is best which governs least. But, when the growing complexity of industrial conditions required increasing government intervention in order to assure more equal opportunities, the liberal tradition, faithful to the goal rather than to the dogma, altered its view of the state.
The process of redefining liberalism in terms of the social needs of the 20th century was conducted by Theodore Roosevelt and his New Nationalism, Woodrow Wilson and his New Freedom, and Franklin D. Roosevelt and his New Deal. Out of these three great reform periods there emerged the conception of a social welfare state, in which the national government had the express obligation to maintain high levels of employment in the economy, to supervise standards of life and labor, to regulate the methods of business competition, and to establish comprehensive patterns of social security. This liberal conception won, in a sense, its greatest triumph in the election o[ 1952 when the Republican party, as the party of conservatism, accepted as permanent the changes wrought in the American scene by a generation of liberal reform.
The ideological content of modern American liberalism has been less coherent than its political and administrative evolution. The two Roosevelts and Wilson were ideologists only in the broadest and loosest sense. Their oratory dealt in mood and in program rather than in philosophy; and, with inspired eclecticism, they drew on all types and sources for their ideas and policies. In the 1920's, however, a liberal ideology did begin to crystallize, deriving its main tenets from the philosophy of John Dewey and from the economics of Thorstein Veblen. Dewey, with his faith in human rationality and in the power of the creative intelligence, gave this ideological liberalism a strong belief in the efficacy of overhead social planning; and this bent was reinforced by Veblen, who detested the price system and the free market and thought that the economy could be far more efficiently and sensibly operated by a junta or soviet of engineers.
This liberal ideology, with its commitment to central governmental planning, was shattered, however, by the experience of the New Deal. Men in the Dewey-Veblen tradition tended to regard the New Dealers as hopeless improvisers and opportunists, engaged in the futile patching of an old system when they should have been consecrated to the triumphant creation of a new one. But in time it began to appear that the somewhat helter-skelter, catch-as- catch-can improvisations of the New Deal were more true to the helter-skelter, catch-as-catch-can conditions of American society than any rational central Gosplan could have been. What at first seemed the vices of pragmatism and expediency in the New Deal came later to be regarded as among its greatest virtues. (Pertinent references to John Dewey may be found in William Whyte's Organization Man.)
In this process, Dewey and Veblen lost their hold on American liberalism. They have been more or less replaced in recent years as guiding influences by Reinhold Niebuhr and John Maynard Keynes. Niebuhr, the neo-orthodox theologian, has provided a more realistic and searching picture of man than Dewey's image of a rational and cooperative planner. The Niebuhr restatement of the Christian conception of human nature has made it easier for the present generation to understand the suprarational extremities of cruelty and of sacrifice in this tragic century. And Keynes has made available a far more useful, flexible, and intelligent set of economic ideas than those of Veblen. The Keynesian emphasis on indirect controls -- on fiscal and monetary policy -- rather than on direct, physical, quantitative controls of the Veblen type has persuaded American liberalism that central economic management may be reconciled with the decentralization of decision and the technical advantages of a price system and a free market.
The broad liberal objective is a balanced and flexible « mixed economy, » thus seeking to occupy that middle ground between capitalism and socialism whose viability has so long been denied by both capitalists and socialists. American liberalism, it should be emphasized, is antisocialist, where socialism retains its classical connotation of state ownership of the basic means of production and distribution. This is partly because American liberals doubt whether bases for political opposition and freedom can survive when all power is vested in the state; liberty, if it is to be guaranteed by anything but the self-restraint of the rulers, must have resources of its own inaccessible to the state. And the antisocialism of American liberals derives also from an estimate of the administrative difficulties of a socialist system. If substantial abundance and equality of opportunity can be achieved through a system of mixed enterprise, why throw up a rigid and oppressive structure of state bureaucracy? The humane, as distinct from the institutional, goals of socialism can be better achieved, American liberals feel, through diversifying ownership rather than concentrating it.
American liberalism believes that in this respect it has made a major contribution to the grand strategy of freedom. Where both capitalists and socialists in the 1930's were trying to narrow the choice to either/or -- either laissez-faire capitalism or bureaucratic socialism -- the New Deal persisted in its vigorous faith that human intelligence and social experiment could work out a stable foundation for freedom in a context of security and for security in a context of freedom. That faith remains the best hope of free society today.
Contemporary American liberalism thus has no overpowering mystique. It lacks a rhapsodic sense. It has jettisoned many illusions. Its temper is realistic, even skeptical. Its objectives are limited. It is mistrustful of utopianism, perfectionism, and maximalism. It abhors the maudlin sloganism of the popular front of the '30's. It refuses to believe that lofty aspiration excuses cruel oppression. In particular, it lacks patience for those who can pronounce societies « progressive » which develop huge and terrible systems of forced labor and deny freedom of expression and movement to the bulk of their populations.
Some Europeans feel that this realistic mood is an expression of weariness and defeat, if not a confession of cowardice. Yet American liberalism feels that realism is the source of strength, and that illusion, while productive of momentary enthusiasm, will be in the end a source of catastrophe. And American liberalism can point to concrete national gains even in the period of the cold war -- to the great strides toward achieving better opportunities for Negroes, to the maintenance of high levels of employment, to the extension of the system of social security, to the eventual defeat of Senator McCarthy; not to speak of such extraordinary world initiatives as the Marshall Plan and Point Four.
Even under a conservative administration, these liberal impulses will continue to have effect. Even the Republican party, on the whole, is « conservative » only in the special American sense. For all its tendencies toward ignorance and self-righteousness, that party is far from blind reactions and will, in the end, accept the arbitrament of reason and debate.
One can understand how the excesses of certain American politicians in recent years may have shaken world faith in the essential liberality of the American political tradition. Yet that tradition and its liberality rest on something deeper and solider than official rhetoric or pious hope. American liberalism, in the broad sense, is an expression of the total national experience -- a fact which will doubtless become evident to the world again when American liberalism, in the more restricted sense, returns to political power.

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Tiré de page 2 [ http://www.fastnet.ch/page2/p2_neolib_encart.html ]

La Société du Mont-Pèlerin

Trente-six personnalités participent à la conférence du Mont-Pèlerin du 1er au 10 avril 1947. Des représentants de trois publications américaines importantes doivent être mentionnés: J. Davenport de Fortune Magazine, H. Hazlitt de Newsweek. et G. Révay du The Readers' Digest dans lequel une version résumée de La route de la servitude de von Hayek avait été publiée. L'essayiste Bertrand de Jouvenel, qui vit alors à Chexbres (Vaud), est aussi présent. Voici quelques brèves indications sur les principaux acteurs de la mise en place de la Société du Mont-Pèlerin. - Réd.
Maurice Allais (né en 1911)
Diplômé de l'Ecole nationale des Mines, il sera professeur d'analyse économique dans cette institution et chercheur au CNRS. Il publie en 1943 A la recherche d'une discipline économique qui sera réédité sous le titre Traité d'économie pure, puis en 1947 Economie et intérêt. Il obtiendra la médaille d'or du CNRS en 1979 pour « ses travaux de pionnier sur la théorie des marchés et l'utilisation efficace des ressources ». Il sera le professeur d'Edmond Malinvaud, futur directeur de l'INSEE, de Marcel Boiteux, futur président d'EdF, et de Thierry de Montbrial, directeur de l'Institut français des relations internationales.
Milton Friedman (né en 1912)
Economiste, professeur à l'Université de Chicago à partir de 1948. Il écrit régulièrement dans l'hebdomadaire américain Newsweek et acquiert de la sorte une vaste popularité. Conseiller économique d'organismes officiels tels que la Banque centrale américaine (Federal Reserve), du Parti républicain (entre autres de son candidat, très à droite, à la présidence en 1964, Barry Goldwater) et des présidents Nixon et Reagan. Il est un des chefs de file de l'Ecole de Chicago qui incarne le courant néo-libéral. Prix Nobel d'économie en 1976.
Frank Dunstone Graham (1890-1949)
Economiste, spécialiste du commerce international, il enseigne à l'Université de Princeton.
John Jewkes (1902- ?)
Economiste, il enseigne à l'Université de Manchester de 1949 à 1969. Durant la guerre, il est responsable des programmes de la production aéronautique britannique. C'est un avocat de l'économie de marché libre dont il vante les mérites à l'opposé de la planification et de la propriété gouvernementale. Il a porté des attaques à l'encontre du Service national de la santé en Grande-Bretagne.
Friedrich August von Hayek (1899-1992)
Il fait ses études à Vienne où il suit le « Privatseminar » de Ludwig von Mises. Il s'intéresse dans un premier temps aux cycles économiques. Il enseigne avant-guerre à la London School of Economics. Après la guerre, il met l'accent dans ses recherches sur la psychologie, la philosophie politique, la philosophie du droit et l'histoire des idées. Dans La route de la servitude, il développe la thèse selon laquelle toute « socialisation de l'économie » et tout interventionnisme de l'Etat dans le marché débouchent sur la suppression des libertés, y compris politiques. Dès 1950, il travaille à l'Université de Chicago. La constitution de la liberté et Droit, législation et liberté (1973) sont ses deux oeuvres majeures. En 1974, il obtient le prix Nobel. Son opposition à l'étatisme - qui va jusqu'à l'opposition à l'existence de banques centrales - explique l'auto-qualification de « libertaire ». Von Hayek est une référence centrale du courant néo-libéral, même si ses contributions sont « digérées » de manières diverses.
Frank Hyneman Knight (1885-1962)
Il enseigne à l'Université de Chicago de 1927 à 1948. Il présidera l'Association des économistes américains. Il s'est attaché entre autres à la définition de la concurrence parfaite.
Salvador de Madariaga (1886-1978)
Ingénieur, journaliste, diplomate espagnol. Dès 1921, il préside la Commission du désarmement de la Société des Nations à Genève. Durant la Guerre civile espagnole, il sera brièvement ministre de l'Instruction publique, puis ambassadeur à Washington et à Paris. Avec la défaite de la République, Madariaga, en exil, sera enseignant à Oxford, au Mexique, aux Etats-Unis. Dans l'après-guerre, il présidera le Collège de l'Europe de Bruges, institution du Mouvement européen.
Ludwig von Mises (1881-1973)
Economiste autrichien, professeur à l'Université de Vienne de 1913 à 1938, puis à l'Université de New York de 1945 à 1969. Son oeuvre a trois centres d'intérêt: l'économie comme science rationnelle des choix, la monnaie, et l'impossibilité d'un calcul économique en régime socialiste, en raison d'une absence de prix de marché libres.
Fritz Machlup (1928-1983)
Economiste. Il fait sa thèse de doctorat sous la direction de Ludwig von Mises à Vienne. Dans les années 30, il se rend aux Etats-Unis où il enseigne successivement à la University of Buffalo, à la John Hopkins University, puis à Princeton et dès 1971 à la New York University. Machlup concentra ses recherches dans deux domaines: le système monétaire international et l'organisation industrielle.
Karl Raimund Popper (1902-1994)
Philosophe. Il passe son doctorat à Vienne en 1928. De 1945 à 1969, il est professeur de logique et de méthodologie des sciences à la London School of Economics and Political Science. En 1945, il publie La société ouverte et ses ennemis, qui sera aussi un ouvrage de référence de la Société du Mont-Pèlerin.
William E. Rappard (1883-1958)
Dès 1913, il détient la chaire d'histoire économique de l'Université de Genève. Il jouera un rôle important dans le cadre de la Croix-Rouge, de la Société des Nations, etc. Dans les années 30-40, à la tête de l'Institut universitaire de hautes études internationales, il invite des professeurs tels que L. Robbins, F. A. von Hayek, mais aussi Emile Vandervelde et Harold J. Laski. Dans le Journal de Genève (12 février 1945), il salue la publication du livre de son collègue et ami F. A. von Hayek, The Road of Serfdom. La thèse de von Hayek lui paraît « fort intéressante, partiellement juste, mais sensiblement exagérée ». Pour une biographie détaillée, le lecteur peut se rapporter au récent ouvrage de Victor Monnier, William E. Rappard (éd. Slatkine 1995).
Lionel Robbins (1898-1984)
Economiste. Il étudie puis enseigne à la London School of Economics. Dans ses écrits, il fait connaître les élaborations des économistes de l'Ecole autrichienne (von Mises). Influencé par ces théories, il s'oppose lors de la crise des années 30 aux propositions de Keynes. Il modifie sa position après son expérience comme conseiller du gouvernement britannique durant la guerre.
Wilhelm Röpke (1899-1966)
Economiste allemand. Opposant au national-socialisme, il s'exile. Il enseigne de 1937 à 1967 à l'Institut universitaire de hautes études internationales à Genève. Il sera l'un des conseillers du ministre de l'économie démocrate-chrétien allemand Ludwig Erhard, qui lancera la formule « économie sociale de marché ». L. Erhard participera à des réunions de la Société du Mont-Pèlerin.
Georges Joseph Stigler (1911- ?)
Economiste. Il étudie à l'Université de Chicago avec Milton Friedman; son directeur de thèse est F. H. Knight. Stigler fera un travail d'historien de l'économie néo-classique. Il fera aussi des travaux en micro-économie et dans le domaine de l'organisation industrielle. Dans les années 60, il met en question le rôle de la régulation de l'Etat dans l'économie. Il fait partie de l'Ecole de Chicago où il a enseigné durant l'essentiel de sa carrière.

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Technologie de l'information

La supercherie fondamentale de la technologie
Par Stephen L. Talbott
Ce texte est paru dans le premier numéro du bulletin électronique NETFUTURE, le 14 décembre 1995. Adresse Internet : [ http://www.oreilly.com/people/staff/stevet/netfuture/1995/Dec1495_1.html#2 ]
 
Il est traduit et reproduit ici par HERMÈS : revue critique par Pierre Blouin.

Nous le produisons ici en traduction française. Son auteur, Stephen L. Talbott, est l’auteur de The Future Does Not Compute—Transcending the Machines in Our Midst (O’Reilly & Associates, 1995, 481 p.). La réflexion que nous reproduisons fait partie d’une collection intitulée Daily Meditations for the Computer Entranced (Méditations quotidiennes pour les enivrés de l’ordinateur). Elle est dédiée à ceux qui croient toujours que les critiques de l’état actuel de la technologie ont beau jeu, et que l’évolution de cette dernière va balayer tous ces empêcheurs de tourner en rond.

J’ai récemment entendu un pontife de l’industrie affirmer : « Avec la sophistication croissante de la reconnaissance vocale, nous pouvons nous attendre à ce que l’ordinateur devienne plus convivial ». Est-ce une vérité qui va de soi? Considérons plus attentivement la chose.

L’application la plus remarquable aujourd’hui de la reconnaissance vocale réside peut-être dans le système de réponse téléphonique. L’idée, bien sûr, est que de meilleures « formations » d’écoute vont rendre le logiciel capable de répondre de façon plus flexible à vos besoins et aux miens. Les faiblesses reconnues des systèmes courants de réponse vocale vont disparaître au profit de capacités plus « conviviales ».

En un sens, cela est vrai. Lorsque je téléphonerai pour faire des affaires ou des transactions dans le futur, les options seront plus nombreuses, et je pourrai même les négocier à l’aide de commandes vocales plus complexes qu’un « oui » ou un « non ».
Cependant, on ignore ainsi un fait évident au sujet de ces nouvelles possibilités : leur portée sera étendue. Là où le logiciel précédent vous aiguillait éventuellement vers un opérateur humain, la version « plus conviviale » remplacera l’opérateur par un agent intelligent qui tentera d’établir une conversation brute avec vous. De sorte que les frustrations antérieures seront tout simplement répétées—mais à un niveau beaucoup plus critique. Alors que vous pouviez finalement parler à une personne, en temps réel, vous allez maintenant être connecté à une machine. Et si vous pensiez que la phase du « presse-boutons » (« pitonnage », en québécois) était irritante, attendez de voir lorsque vous devrez communiquer l’essentiel de votre entreprise à un ordinateur doté d’une ouïe erratique, d’un vocabulaire douteux de 400 mots et ayant la compassion d’un monolithe de granite!
L’opportunité technique qu’offre davantage de convivialité est aussi, en d’autres termes, une opportunité de devenir non convivial à un niveau plus décisif. C’est la loi dominante du développement technologique, qui sous-tend pratiquement chaque revendication pour le progrès. 
Par exemple, l’ordinateur est censé nous faire sortir de ce désert qu’est la télévision, « parce que désormais tout est interactif ». Mais l’interactivité ne rendra pas désuet le téléroman ou les « sitcoms » à l’américaine. Ce qu’elle fera plutôt, c’est de transformer même ces activités où nous interagissions avec l’un avec l’autre directement. « Direct » va devenir synonyme de « moins direct ». La politique locale, du face-à-face, pour ne citer qu’une conséquence, devra le céder de plus en plus à une politique médiatisée par l’ordinateur.
Vous voyez la tromperie. Les enthousiastes font l’éloge d’une vision de légumes allongés sur leur divan, joyeusement libérés de la passivité par une nouvelle activité. Encore une fois, le développement essentiel ne concerne pas tant la revigorisation d’un désert que la réduction d’un territoire adjacent et riche à une sorte d’état de semi-aridité. Et on entend ensuite dire :« Regardez combien cette contrée nouvelle, semi-aride, est plus verte que le désert! » 
« Mais sans doute », vous dites-vous, « toutes nos avancées technologiques représentent un gain cumulatif. Presque tous s’accordent à reconnaître que les services informatiques s’améliorent ».Or, cette confusion du progrès technique avec le bénéfice humain est au cœur du mensonge qui règne sur nos vies.
Je travaille pour un éditeur de livres, O’Reilly & Associates. Il est maintenant possible pour nous d’échanger nos gens du service informatique pour un service de prise de commandes automatique. J’espère que nous ne le ferons pas. Le plus gros du succès de l’entreprise découle du contact exceptionnellement étroit avec ses lecteurs. Un lien de confiance mutuelle et de respect s’est développé, lequel influence la qualité de nos livres.
Bien entendu, si nous décidons de faire le sault, chacun va sans doute s’adapter. Un autre vestige de signification personnelle disparaîtra du monde du commerce sans même qu’un soupir soit poussé. Les analystes de l’industrie vont remarquer l’efficacité croissante, la main-d’œuvre réduite. Peu d’entre eux vont noter que la signature humaine sur les produits de la maison aura encore poursuivi sa descente dans les profondeurs…
Ne blâmez pas l’ordinateur. Si vous et moi sommes satisfaits de produits et services qui ne portent aucune marque morale, artistique, significative, déterminante, apposée par un autre être humain, alors l’ordinateur est l’instrument de livraison parfait. Nous pouvons continuer de changer nos habitudes et nos attentes jusqu’à ce que même ces logiciels d’opération téléphonique commencent à sembler progressistes.
Toutefois, gardez bien en tête que ce « progrès » ne reflète pas tant la convivialité et l’humanité croissantes de la machine que votre volonté et la mienne de devenir plus semblables à une machine.
Il y a une alternative, cependant, et qui ne nous demande pas de sacrifier l’efficacité. Quiconque suggère d’abandonner l’efficacité pour l’amour des valeurs humaines a manqué le point critique. L’efficacité n’est jamais en conflit avec la valeur.
La question est plutôt de savoir si nous pouvons redécouvrir un sens du geste humain, artistique, de la signification profonde de chaque rencontre personnelle, pour le partage commun sans lequel un avenir de société ne peut être façonné.
Si nous apprenons à nous soucier de ces choses, nous paierons volontiers et avec joie pour elles dans chaque produit et service – non pas parce que nous aurons abandonné l’efficacité, mais parce que nous rechercherons désormais des fins qui ne peuvent pas être simplement forcées mécaniquement. Nous ne blâmerons plus nos machines. Mais nous ne manquerons plus de reconnaître les conséquences anti-humaines d’un progrès conçu en termes purement techniques. Les machines vont alors trouver leur juste place dans nos vies précisément parce que nous serons capables de nous porter attention l’un envers l’autre, d’abord et avant tout.

 Stephen L. Talbott


Post-scriptum de Hermès


Ma grand-mère, lorsqu’elle n’était qu’une adolescente, a un jour entendu un grondement sourd dans le lointain de ses collines de Bellechasse, à Saint-Philémon, dans les contreforts des Appalaches. Au fur et à mesure que le bruit augmentait, elle a vu cette chose, impensable, mais dont on avait entendu parler dans la communauté : une voiture sans chevaux. Elle et tous ses parents ont ressenti cette irruption comme une sorte de violence, violence du vacarme, certes, mais violence faite au paysage, au calme, à la lenteur (à la vitesse inhérente des lieux). Avec son moteur toussotant, son grincement d’acier, la chose soulevait un nuage de poussière. Ce ne pouvait qu’être que le Diable en personne. Le Diable en chair et en os, c’était le cas de le dire.

On était dans les années 1910 ou 1920, les routes étaient faites de gravier. Ce n’étaient pas des routes, d’ailleurs, c’étaient des chemins, comme on dit de nos jours chemin forestier ou chemin de traverse. Le pays était isolé – même de nos jours, il est relativement épargné par le tourisme de masse. C’est resté un des coins les plus sauvages et les plus beaux du Québec. Dans ce pays de vallons et de rivières tumultueuses, les habitants ont défriché les champs parsemés de pierres et ont bâti maison.

Lorsqu’on me racontait cette histoire, enfant, je riais devant tant de naïveté et d’obscurantisme; aujourd’hui, je suis plutôt porté à méditer cette anecdote, dans toutes ses dimensions, et surtout la symbolique. Cette peur de ce qui n’est pas l’Homme, devant ses créations, devant le machinique se retrouve dans ce qui troublait avec un vacarme d’enfer l’ordre naturel des choses et imposait un nouvel ordre, artificiel, des choses. L’automobile était à la fois un bienfait et une malédiction pour cette société comme pour la nôtre. Ce qu’Henry Ford voyait dans ces années 1910 comme un moyen d’aller prendre l’air à la campagne et un décongestionnant pour les villes encombrées (et un antidote à l’odeur pestilentielle des chevaux) s’est avéré devenir l’exact contraire de ce rêve.
Or, on peut se demander qu’est la malédiction de ma grand-mère devenue. Où s’est-elle cachée? Ce qu’on percevait chez ces gens du terroir (et non pas du territoire, lequel sera créé avec les routes) comme une imposition venue de l’extérieur, mais porteuse du Progrès (heureusement), qu’en est-il devenu en cette fin de siècle et en ce début d’un autre? Nous sommes devant le cul-de-sac du réchauffement planétaire, la contamination sous toutes ses formes, la destruction des campagnes et des villes par les autoroutes et les services qui les accompagnent. Le milieu stérile et de plus en plus invivable de nos grandes villes nous empêche de marcher, de prendre le temps, de rencontrer les gens, et témoigne chaque jour de cette malédiction toujours présente du « Diable »…
Qu’est-ce que le Diable, au juste? C’est une figure de l’inhumain, du Mal, de la volonté de puissance. C’est une des figures du Pouvoir. C’est ce que ma grand-mère, fille de cultivateur, et sa parenté avaient bien perçu (bien qu’ils n’étaient pas diplômés de l’Université de la société du Savoir comme nous). Bien sûr, ils ne s’en sont pas aperçus sur le coup. Ça a pris un certain temps avant que leurs fils et leurs petits-fils le réalisent pleinement. Le Pouvoir, eux, ils ne connaissaient pas tellement : dans une communauté autarcique, où on produit notre nourriture, nos outils, nos moyens de transport, il n’y a que le magasin général et le bureau de poste qui sont les signes d’un gouvernement central, assez lointain. Quand c’était le temps, on descendait à Lévis et on traversait au marché de la basse-ville de Québec pour vendre les produits de la ferme. On en profitait aussi pour jaser avec les clients.
Ces habitants des campagnes, qu’on veut bien prendre pour des naïfs, comme dans ces pubs des Caisses Desjardins, pour des peu évolués, de quel droit le fait-on? Et nous à côté d’eux, avec tout notre patafla de gadgets indispensables, on aurait l’air de quoi? De quel droit nos critères industriels et rationalistes modernes devraient-ils servir de normes universelles? Il y a bien une vérité profonde dans les réactions de ma grand-mère, qu’il faut savoir acceuillir et creuser.
On m’accusera bien entendu d’être « nostalgique ». Mais c’est parce qu’on n’aura pas lu ces lignes, parce qu’on est incapable de lire de toute façon. Lire, c’est comprendre en filigrane, à-travers les lignes qu’on lit. Mais si on ne lit que du technique, que du convenu d’avance entre soi et l’auteur, c’est difficile, sinon impossible, de lire authentiquement.
Ah oui, je voulais juste vous dire une autre petite chose : la télévision, dont nous parle Talbott, cette télévision que les promoteurs du virtuel rejettent comme un bouc émissaire de leurs fantasmes, savez-vous d’où elle vient, cette télévision? Elle a été inventée par un jeune émigré russe aux Etats-Unis, David Sarnoff, qui était opérateur chez Marconi et qui avait, dit-on, des conceptions « hérétiques » de la diffusion par radio. Il crée NBC, avec General Electric et Westinghouse, le premier réseau national de radio et d’entertainment. Il fait tout ce qu’il peut pour éliminer la culture alternative des opérateurs indépendants et amateurs. (À la même époque, les monopoles automobiles achetaient les transporteurs en commun des villes pour les vendre et les liquider). Avec l’aide des réglementations gouvernementales et de bons avocats, il y est parvenu.
L’invention technique de la télévision lui échappa cependant, mais il avait le Pouvoir de la télévision entre les mains, et c’est ce qui importe. Il est le père du « commercial broadcasting ». Aujourd’hui, plus personne ne nie que la télévision « nous rapproche » et fait partie intégrante de notre culture et de notre mémoire collective.
Bref, l’histoire de la télévision, c’est celle d’Internet.
Celle de toute « révolution » : de l’hérésie à l’orthodoxie douce et à visage humain.
Sarnoff est aussi ce radiographe solitaire qui a relayé au reste du monde le signal de détresse du Titanic.
Pierre Blouin
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Réflexions théoriques sur la profession bibliothéconomique :
l’informateur désinformé
 par Pierre Blouin

  • Wayne A. Wiegand, « Tunnel Vision and Blind Spots : What the Past Tells Us About The Present : Reflections About the Twentieth-Century History of American Librarianship ». The Library Quarterly, Vol. 69, no 1, Jan. 1999, pp. 1-32.
  •  Dave Muddiman, « Information and Library Education : A Manifesto for the Millenium », New Library World, Vol. 96, no 2, 1995
    [ http://www.emerald-library.com/brev/07296be1.htm ]
  • Andrew Abbott, « Professionnalism and the Future of Librarianship », Library Trends, Vol. 46, no 3, Winter 1998, pp. 430-443.
Cette sélection d’articles constitue presque une base obligée pour une prise en considération sérieuse du futur de la bibliothéconomie. Dans le premier, l’auteur, qui enseigne dans le domaine à l’Université du Wisconsin, met en relief l’incompréhension qu'ont les bibliothécaires de leur propre histoire, ce qui les empêche de penser avec clarté leur avenir en tant que professionnels autonomes. On souligne le manque d’études sur le rôle de la bibliothèque, celui de la lecture et sur le type de lecteurs qui fréquentent les institutions de diverses sortes. L’importance accordée au « good reading », aux bonnes lectures, comme idéologie imposée aux bibliothécaires et acceptée par eux, a fait en sorte qu'à une sélection « naturelle » des collections s’est faite grâce aux instruments que sont les « booklists » fabriqués par d’autres professionnels. Les éditeurs et l’industrie des index ont mis en place un système de filtration qui touchait, surtout, au départ, la fiction et les livres pour enfants. 

Dans les années 70, le « good reading » a fait place au « best reading », défini par les universitaires et les élites littéraires. Peu à peu, on a délaissé l’attention au contenu pour privilégier le « largest number » et le « at least cost », selon la devise de l’ALA. La profession continue cependant d’ignorer les vrais goûts du public, qui demeurent la fiction, surtout avec le développement de bibliothèques spécialisées, qui privilégient l’IST (information scientifique et technique). « (…) librarians continued to emphasize and improve professionnal expertise and management, and persisted in a « library faith » steeped in high culture canons that over time werw slow to shift  » (p. 11).

La liberté intellectuelle et l’alphabétisation sont ainsi devenues les nouvelles causes de la profession, et de ses associations (surtout aux Etats-Unis). Elles varieront dans le temps, et se transformeront en promotion de la lecture, par exemple. Or, pendant ce temps, le discours professionnel se moule aux nouveaux modèles de la science de l’information et de ses clientèles spécifiques, qui s’en trouvent privilégiées. Des débats ont lieu à la fin des années 60 sur la responsabilité sociale du bibliothécaire et la neutralité de la bibliothéconomie et de sa science, surtout sous l’impulsion des idées de Michael Harris.

Quels types d’information sont valorisés au détriment d’autres, se demande l’auteur. Quelles sont les connections entre savoir et pouvoir ? Questions essentielles à l’ère de la veille informationnelle. 

Wiegand déplore aussi le circuit clos du discours professionnel qui refuse de s’ouvrir aux disciplines connexes comme la sociologie et l’histoire ou la philosophie. « One also gets the impression of a profession much more interested in processes and structure than in people » (p. 24).

Bref, l’auteur incite les membres de la profession à définir et à poser les questions justes et adaptées aux circonstances afin de prendre conscience de leur évolution et de leur présent, afin de ne pas identifier leur futur avec la seule vision techniciste, dont la question technologique n’est qu'un aspect dominant. 

Les 131 références fourniront au bibliothécaire intéressé à poursuivre dans cette veine une solide base de départ.

Le second article s’interroge sur la relation entre les professionnels et les marchés. « Émergence ou envahissement ? », demande l’auteur, qui enseigne la bibliothéconomie à l’Université de Leeds en Grande-Bretagne. Il analyse avec pertinence la différence entre le « package » d’information offert par l’industrie, axé sur le management de l’information, et les services d’information adaptés aux réalités locales. Ce qui a privilégié le concept ou l’idée de marché dans les nouvelles appellations des écoles de bibliothéconomie qui se sont rangées du côté de la gestion de l’information, et de son aspect technologique. L’auteur y voit bien plus qu'une simple question de nom ou d’image : c’est l’identité professionnelle qui est ainsi mise en vitrine, et présentée avec une force toujours vacillante, toujours incertaine parce qu'elle se met à la remorque des tendances dominantes, des marchés dominants, fascinée par l’outil informatique ou par les « communication studies » (comme à l’Université de Toronto, par exemple). Hantée par son passé, par un passé dont elle ne connaît que des clichés ou presque, la profession cherche à se sortir d’un bourbier en s’en créant un autre. Le pouvoir qu'elle cherche à se donner semble l’aveugler au point de lui faire oublier les moyens qu'elle prend pour l’atteindre. « Identities have become scattered or schizophrenic », observe Muddiman. 

L’accent mis sur les compétences, par exemple, privilégie le jargon de la gestion et de l’informatique, continue-t-il. (Je me permets de renvoyer le lecteur à mon texte « Compétences et culture de l’information », paru dans Argus, Vol. 27, no 1, Printemps-Été 1998, pp. 5-8, qui était un commentaire sur la philosophie de l’enseignement de la bibliothéconomie au Québec). Le curriculum universitaire a de la sorte mis en veilleuse des options importantes, pour certaines essentielles, de la formation intellectuelle en la matière, que ce soit le catalogage, l’indexation, l’histoire de la bibliothéconomie ou le domaine de la littérature enfantine, soutient l’auteur. L’enseignement, comme le développement général de la profession, se concentre désormais sur la pratique et les résultats, davantage que sur la théorie et les connaissances, ce qui est contraire à n’importe quelle discipline académique et ce qui fait graduellement le bonheur de nombreuses entreprises ou organismes publics, qui en profitent ainsi pour économiser sur leurs frais de formation à la gestion et aux technologies, lesquels frais handicapent le rendement à court terme.

L’auteur s’inspire de Frank Webster et de Kevin Robins pour proposer un retour au sens véritable du service en bibliothéconomie. « 2001 may well see in libraries an emergence of the jobber, who knows how but not why, who knows now but not then ». 

L’urgence n’est pas celle du « Adaptons-nous ou disparaissons ! », mais plutôt celle de distinguer entre stratégie corporative et perfectionnement nécessaire, autant théorique que pratique, conclut l’auteur.

Le dernier texte, écrit par un enseignant en sociologie à l’Université de Chicago, classe le bibliothécaire comme un semi-professionnel, comme le travailleur social ou l’enseignant (p. 431). Définir le travail du bibliothécaire et sa fonction, dit-il, c’est aussi se pencher sur les conséquences de ce travail, sur celui des professions connexes qui le grugent ou dont on voudrait s’emparer. « It is obvious that the major cultural force affecting librarianship is internal intellectual change (…) » (p. 437). Qu'on le veuille ou non, le débat sur le statut du bibliothécaire est aussi un débat sur des conceptions et sur le fondement de ces conceptions. Les TI (technologies de l’information), par exemple, ont amélioré le seul aspect de l’emmagasinage des données, et des information, mais pas celui de leur accès ordonné et rationnel, de leur organisation, note Abbott. Cette dernière exige une nouvelle forme de connaissance. 

De plus, l’attitude du bibliothécaire vis-à-vis de l’imprimé va avoir un impact sur la place que ce dernier occupera dans la société. L’imprimé deviendra-t-il un luxe réservé à l’élite, un produit de haute culture ? La commodification des biens d’information fait qu'une distance s’établit entre une « core professional elite » et un groupe périphérique, majoritaire, qui fournit les ressources aux clients. L’élite s’occupe de définir et de produite l’information et ses « besoins » ; elle produit les algorithmes, les systèmes d’index, les encyclopédies électroniques, les bases de données, les systèmes d’organisation informatisée, les systèmes d’archivage, de GED, etc.

L’autre groupe est composé de l’ouvrier de l’information, qu'on pourrait classer dans les catégories suivantes : bibliothécaire régional, de petites bibliothèques municipales ou scolaires, archiviste, responsable de centres de documentation, employé à contrat ou travailleur autonome, représentant d’entreprise, etc. Ce qui fait dire l’auteur : « (…) the common form of professionalism today is the pattern that can be called elite professionalism (…) An elite dominates provision of services to large-scale clients, controls provision of instruction in universities and directs the main march of professional affairs » (p. 441). Ajoutons que ce pattern semble commun à toutes les professions actuelles, ou presque. Mais ce ne devrait pas être une raison suffisante pour que le bibliothécaire s’en fasse l’avocat, lui qui s’est de tous temps targué d’être le défenseur des libertés intellectuelles et de la libre propagation des connaissances. 

Il s’agit là d’un avertissement pour le moins alarmant que lance l’auteur de ce dernier texte, et dont on aurait tort de négliger l’importance ou même la simple présence. 

(L’usage du terme « bibliothécaire » dans ces notes de lecture se veut générique et non discriminatoire. Il renvoie autant aux hommes et aux femmes, aux personnages du passé comme ceux du futur, aux professionnels comme aux « paraprofessionnels », aux amants nostalgiques de la connaissance (des « livres ») comme à ceux de la nouvelle connaissance de la gestion électronique). 

Pierre Blouin

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Fiction

Avant-propos
Voici un morceau de « speculative fiction », écrit en 1981 (il y a donc 20 ans) lors des études de l’auteur à l’Université Laval. Le texte avait remporté un prix à un concours de nouvelles organisé par la revue Critères.
La fiction spéculative se nourrit de l’actualité et de ses extrapolations. On y parle d’aujourd’hui par le détour du futur et de l’ailleurs. Il y a une forme de contestation dans l’ironie et le ton employés dans ce genre. Comme le soulignait Stanley Péan, les auteurs de cette veine sont Harlan Ellison, Norman Spinrad, Maurice Dantec, (lequel était d’ailleurs présent au Colloque sur le virtuel tenu à l’Uqam en 1997), Riton V. La lecture de ce dernier « est d’autant plus exigeante que [ son] montage se réfère moins au montage cinématographique qu’à la construction arborescente des sites Web »( « La fiction < bypass> la réalité », (sur Dose léthale à Lutèce-Land de Riton V.), Ici, 18-25 juin 1998, p. 13).
La fiction nous permet de comprendre la réalité d’une autre façon, plus sensible, plus intuitive. Avec une réflexion en profondeur, elle peut constituer un auxiliaire précieux de l’approche philosophique.
« Selon Tsvetan Todorov, les textes littéraires eux-mêmes sont des formes d’accès à la connaissance. Ils ne sont pas que le lieu d’une esthétique ».
Anne Kupiec, Bulletin des bibliothèques de France (T. 43, no 2, 1998, p. 37).
Bientôt, de toute façon, la science-fiction sera du domaine du rationnel. « Not only the effects of cyberspace should be studied, but also it should be examined on its own terms [ ...] . What are its metaphysics ? What will it mean to humankind to live in a world of pure simulation and artifice, where everything that seems real is just pure data ? I believe these speculations to be valid, and right now they seem to be almost the sole domain of science fiction writers. This problem requires serious scientific study as well. »
 Michael Bauwens, « What is Cyberspace ? », in The Cybrarian’s Manual. Pat Ensor, dir. Chicago, London : ALA Editions, 1997, pp. 402-403. 
  
«Mesure ambiante : 81 degrés. A l'intérieur, c'est présentement 54 1/2... Le commandant souhaite une excellente journée à tous. Prochain bulletin à 35 heures 10 minutes.» Les mains se retirent du clavier, et l'ordinateur complète la présentation en ajoutant la disposition et la ponctuation manquantes. La musique prend la relève, une fois la chaude voix de Tomes passée. Le travail se poursuit régulièrement. 

Alors que le commandant se rassied doucement dans son fauteuil, un asservisseur programmé allume silencieusement sa lampe au dôme de plastique blanc, et ajuste sans heurt son récepteur analogique a l'émetteur principal du bord, afin de terminer la diffusion à la Terre du déroulement de la mission SX-72, via le réseau ABC de télévision américaine. A vrai dire, le présent bulletin, le 103ième, ne diffère des autres que par un ton nouveau, comme si Tomes essayait de rassurer la Terre au lieu de l'informer. Une avarie d'importance secondaire, croit-il, a causé la brusque amputation d'une partie de la tasse modulaire aux instruments directionnels et décisionnels. Cela se compare un peu à un être humain qui perdrait connaissance. Temporairement, bien sûr. Or, comme dans le cas de toute autre mission spatiale, il n'y a aucune raison de se laisser aller à la panique : le «Golden Slave», gloire de la «U. S. Space Fleet», a presque atteint le terme de son périple et aucune anomalie n'a été signalée jusqu'à présent. Pour l'instant, Tomes doit s'affairer à rassurer l'opinion publique américaine par son spécial hebdomadaire au cours duquel il rend compte de la progression de l'expédition et de ses découvertes scientifiques, parfois fracassantes. Le '«Golden Slave» s'enorgueillit du titre de premier bâtiment cosmique a être passé sans encombre d'un système stellaire a un autre. Il détient en outre le record dûment homologué de vitesse en espace libre, c'est-à-dire sans subir l'attraction de quelque comète, planète ou étoile. Six mois seulement ont suffit au jet ionique pour atteindre cette incroyable limite. Tout se conforme donc au programme établi. 

Les yeux noyés dans la fumée, Tomes rêve. Très souvent, même en plein devoir, ces yeux se perdent. Parfois, un état demi-comateux les emporte, avec langueur, et l'on peut facilement admettre la chose dans cet environnement noir, extatique et sans forme. La seule vue de la physionomie générale de l'homme laisse deviner qu'il s'y est habitué. Il fume tranquillement sa pipe, assis dans son siège de similicuir, généreusement rembourré, les pieds dans de somptueux pantoufles caoutchoutés qui permettent une adhérence sécuritaire au plancher de ciment poli. Quatre sources sonores emplissent la pièce d'un bain de doux rythmes qui le coupent des bruits de plus en plus inhabituels qui proviennent d'au-delà de la grande baie plastifiée, là d'où originent des éclats lumineux, tel des reflets de miroirs éclairés par une puissante lumière blanche; ces petits éclairs saccadés effleurent la peau un peu plissée et brunie du vétéran capitaine de l'Armée de Mer. En cette heure, une sourde crispation, une goutte d'inquiétude, fait nouveaux en ce voyage, pénètrent cette peau. Tomes se dit que l'ennui tournerait bien à cela un de ces jours.

Au-delà de la baie teintée, a l'épreuve des balles à l'hélium et des lasers offensifs, bien loin au-delà de la cellule à suspension hydrostatique de la commanderie, de tous les côtés de ce gigantesque cube ou s'affairent en permanence, par équipes roulantes, des milliers d'ouvriers et de «marines», les rayons de lumière cohérée tournoient comme des toupies autour du pivot de leurs projecteurs. Affolé, du moins il le semble, l'immense équipage s'est tapi dans les rares recoins métalliques de ce qui reste d'une structure soumise aux aléas d'un horrible vent cosmique, alimenté par intermittences de doses mortelles de rayons X et Bêta. La zone de turbulence dure depuis cinq jours terrestres maintenant, mais il ne faut à aucun prix qu'elle ne compromette le succès de la mission. Chacun se case dans son abri, petite cabine de plomb (pour se protéger des rayons cosmiques et de la radioactivité du bord), sans eau ni égouts, sans électricité par périodes; de plus, le réseau du service alimentaire a été interrompu par Tomes il y a deux «jours». Plus aucune nourriture n'a échappé à la contamination, mais personne le sait, et ne doit le savoir. 

Loin du «Golden Slave» le temps ou l'on pouvait exercer ses sens au maniement et à la jouissance des rétenteurs gravitationnels: les corps flottent librement, et la folle surprise a bien vite pris la forme d'un ordinaire cauchemar, diabolique à force d'être normal. L'attraction est en ce moment redevenue proportionnelle à la seule masse des boulons, comme l'indique un organécran de l'Ordinateur central.

L' atmosphère, a peu près nulle, a profit é de la prolifération des météorites pour fuir petit à petit par les minuscules pores indécelables creusés dans la paroi de vinyle rehaussé d'acrylique mat. Certaines heures, lors des forts courants de vent plasmique, le bastingage se tord comme un treillis fin, l'acier découpé se détachant encore plus de la coque. 

L'occupant doit travailler, comme tous les jours, mais on sent qu'aujourd'hui il va se passer un événement. Lequel? Tomes ne veut pas le savoir, il ne veut rien apprendre, ni du lendemain, ni de l'instant même, car il sait que tout événement à bord a été prévu dans un rigoureux plan de vol qui doit être suivi à la lettre; étant par ailleurs le seul garant à bord du fonctionnement de ce chronomètre, Tomes a pour tâche de veiller à son affectation automatique par tous les systèmes logiques et performatifs du bord, assistés et dirigés par l'Ordinateur central sous l'autorité de Tomes. Ce dernier, du haut de ses cinq postes de supervision, sans l'aide de quelconque cadre ou adjoint, peut à tout instant actionner un bouton interrupteur incorporé à la peau de sa hanche et qui tue l'Ordinateur pour laisser l'Homme seul. Situation évidemment impossible et éminemment catastrophique, inhumaine. Tomes sait heureusement qu'elle ne se produira jamais.

«. O. S. ... S. O. S. ...» Sue on South... Dans la détresse, le radiographe rêve toujours à sa Sue, la petite Sue de l'adolescence, celle de toute sa vie aussi, qui promène ses cheveux dans les yeux de celui qui espère trop. Sue et le South, les beaux jours et le cumulus bleu, le tout concourait à chacune des parties de l'amour tendre. S. O. S. ... La Voie Lactée d'un trait, dernière trajectoire d'une tuyère éreintée... S. O. S. … ·S. O. S. …· S. O. S. …· Le radiographe se sait dans l'illégalité. Pourquoi ne pas aller au bout, se demande-t-il joyeusement? Au bout de quoi? De la folie sans doute, au bout du fantasme de se savoir déjà mort, donc d'une extase. Pitié, passion, honte pour l'équipage perdu du «Golden Slave», derrière chance, un petit effort, juste une petite prière... Puis, soudainement, plus rien: à travers la cage des antennes télémétriques, un mince grincement rouge or. C'en est fait: on peut entendre le silence obsédant du vide. Le contact est perdu avec les relais terriens. De son blockhaus, le froid commandant enlève ses verres ocres et prévient, rapidement, soudainement: «Arrachez les portes!» Pourquoi? «Il ne faut pas demander, mais agir. Je veillerai sur vous, je suis votre conscience.» La liaison vidéo vient de mourir pendant qu'il prononçait ces paroles. Le Roi a perdu son sceptre. Il n'y a plus de pouvoir légitime à bord: comment parler à ces dizaines de milliers de bouches et de bras trop petits, trop petites pour s'étendre assez loin hors de la coquille cassée? 

Tomes essaie de ne pas fermer les yeux, mais son seul désir le pousse à ce rêve impossible, insensé, celui de jouer le tout pour le tout, comme à la loterie, comme dans une fiction. Toutes ces portes, qu'on lui apporte à la manière des Égyptiens traînant les blocs de pierre aux pyramides, mises bout à bout en un aphrodisiaque ruban vers un infini meilleur suffiraient-elles à assurer l'exil? Encore que personne ne sache l'exacte position du «Golden Slave» dans cette nuit de neige... Une fois chassée cette pensée de revoir cette chose qu'est le «genre» humain, Tomes n'a plus tellement peur. Il a même envie de sourire, mais veut se retenir. La solitude absolue l'a enfin rejoint, il la tient par la main comme une amie d'enfance à laquelle il n'a cessé de penser. Le fier et méthodique général US a trouvé sa petite Sue, qu'il n'avait jamais connue. Le capitaine Thomas Tomes, 36 ans, né a Pine Grove (Ill.), divorcé depuis deux ans, sans enfant, promu lieutenant pilote d'essai à Houston (Texas) le 25 avril 3458, pense à sa raison d'être, qui ne semble désormais plus n'avoir aucune validité. «Un vaisseau marqué de la qualité U. S. A. ne peut se permettre d'erreur politique.» Le calcul doit être juste et du premier coup, atteindre la mesure nécessaire à une évacuation rapide et sûre de tous les occupants. «D'autres portes, d'autres portes!» La fébrilité des hommes énerve le véhicule entier de soubresauts hystériques. Les portes se heurtent, se pressent, se frôlent en des crescendos de plus en plus dramatiques, tandis que le cliquetis des appareils encore ouverts parle de vie et de désir fous. «Soyouz de mon cœur!», affiche pointilleusement un organécran vert. Tomes détourne les yeux de honte.

Se retournant vers le côté droit de son lit, le commandant se recale et s'endort de nouveau. Quelques surprises de la sorte perturbent souvent son sommeil dans ces couchettes magnétiques pourtant propices à la méditation. Il se demande s’il n’est pas dans une histoire de science-fiction. D'autres figures apparaissent dans sa promenade («Je rêve», pense-t-il, «mais suis-je vraiment éveillé pour pouvoir dire cela?»), dans la salle de commande. I1 déambule sous une voûte immense et calme, éclairée par quelques parcelles colorées. «Après tout, que faire d'un homme si Dieu n'en veut pas?», pense-t-il en touchant le plexiglass qui lui révère le cube spatial. «Que d'étoiles et que d'hommes! Quelle audace peut m'avoir poussé à adopter ce cycloïde de la mort...?» Se serait-il trompé, aurait-il surélevé sa marge de responsabilité au mépris de l'intelligence et du sens de l'honneur? «Ai-je voulu attenter à la gloire du Christ?» Un gros plan frénétique, suivi d'une musique d'orgue, traversent, seuls, l'esprit brillant du commandant, assis à-côté de la fenêtre K-L 6, blotti dans la meute des affames électroniques de la salle de commande. Son repos tranquille se mue en décomposition cancéreuse, un peu à l' image de ce quasar bleu-vert qu'il croise du regard, là, à quelques années-lumière à tribord. Il sent quelqu'un à qui il livrerait bataille, mais pourquoi? Il saisit un bras digital pour demander conseil à un aide informatisé. La notice émerge: «Probabilité: Dieu 0 Vide 936702.» Tomes la déchire, mais avec un mouvement de stupeur. 

De l'autre côté du rideau magnétique, que Tomes vient tout juste d'actionner pour se donner une contenance, les portes arrivaient toujours. Les hommes, le front ridé, les joues creuses, les transportent dans des «spirales éclairées d'espoir», spécifie leur chef aux transcripteurs (qui n'émettront jamais plus). Cette populace, aseptisée régulièrement par un système de gicleurs, rit et s'amuse dans son travail. Elle aussi joue à la loterie, comme Tomes, et regarde le résultat des tirages le soir, à la télévision numérique, avant de s'endormir.

À 230 000 kilomètres à la seconde, la première prison filante de la galaxie de nulle part continue à émerger de la Sphère de la Sérénité. Tomes se console: «La conquête s'est déroulée comme prévu, et nous sommes a 20 000 kilomètres à la seconde de la vitesse de la lumière...» Il sent son importance se hausser soudainement. 

«Des portes! Des portes!» Tomes, les doigts tremblants, a mis le ruban en boucle, de sorte qu'il n'a plus à parler, et le message a lieu tout seul, plein de sens et de clarté. Il regarde devant lui. Le salut n'a jamais été aussi proche. Pendant ce temps, prudemment, la tourelle télescopique s'avance, et transmet au décodeur télémétrique ses nouvelles données. L'Ordinateur central essaie patiemment d'y déceler les trillions de points de fuite de la perspective sidérale, ajoutant globe sur globe. Quelque nébuleuse pourrait bien se mêler de la représentation, mais le calculateur-projecteur différentiel se charge de rendre au spectacle sa pureté originelle. Toute dimension sera à jamais muette dans ce paradis aux mille mots, dans ces triangles de lumière conspirants, dans ces mystères enfermés en torsades qui éclairent leur surface de sentiments âpres, ardents et mouvants comme la cristallisation multiforme d'un micro-filtre gamma. Le peuple archaïque des longueurs d'onde s'y rassemble depuis toujours dans les siècles-secondes pour se fondre en un vitrail indéchiffrable. L'étoile 963-054, ce pulsar insensible, va-t-elle un jour s'étendre en tout l'infini possible pour donner l'agréable hallucination d'une éclatante cathédrale finie, d'un seul corps solidifié au centre de trillions d'années-lumière? Pour l'instant, la multitude des atomes sur fond noir (comme la mort) ne laisse capter aucun signal de mouvement spécifique, ne serait-ce que de mélancolie douce.

«Quelle beauté, quelle sombre lumière peuvent bien se dégager d'un univers désemparé…», pense tout-à-coup Tomes. «Ai-je voulu attenter à la gloire du Christ?» Tomes n'a pas d'âme, son orgueil seul le suit en cadavre souriant. Après le Grand Holocauste de 1989 (aussi appelé la Troisième Guerre Mondiale), qui a prouvé matériellement et historiquement l'absence de tout protecteur ou sauveur du «genre» humain, comment croire encore en un père? La Terre avait alors été rasée de la totalité de ses habitants et la survie de l'espèce fut assurée par quelques groupes pré-sélectionnés cachés dans les océans et sur des bases lunaires et martiennes. Pourquoi cette figure de conte pour enfants resurgit-elle ici avec autant de force? Peut-être le «Golden Slave» lui-même a-t-il constitue un gigantesque défi lancé à ce Dieu mort, comme pour prendre sa relève? Cette superbe ville inter-modulaire que dirige Tomes a été lancée afin de démembrer tout le reste de l'univers visible ou mesurable, grâce à ses nouveaux traiteurs d'information nucléaires à codification protonique. Conçue spécialement en vue de cette mission, la seule et unique expédition du majestueux octaèdre gris et rouge doit durer un an. Le commandant T. Tomes, de surcroît ami personnel du président Xearan, portant haut le flambeau de la fierté «of this country», aurait-il failli à la tâche? Un grincement d'acier retentit à l'instant. 

Tomes se retire dans la partie basse de la salle et se tapit debout contre le mur T-X 56. Il regarde droit devant lui, conservant ainsi toute sa dignité, pense-t-il. Un oiseau vert aux ailes jaunes passe devant lui.

Plus de quinze cents portes s'entassent maintenant dans l'agora inférieure. La salle aux murs griffonnés et délavés, emplie jusqu'au plafond de ces panneaux de métal empilés les uns sur les autres, commence à s'assombrir des vapeurs puantes de l'hexachlorophène de soude libéré de ses bonbonnes. Des yeux blancs se baladent sur ce paysage à l'horizon cloisonné. Par cet acte de sabotage volontaire, le «Golden Slave», décomposé en lambeaux pendants, se retrouve privé de ses portes intérieures qui tuaient la monotonie des murs aluminisés et des plafonds truffés de lampes à l'ultra-violet. 

Tomes contemplait lui aussi son œuvre. Sa figure de responsable a disparu du miroir. Du moins essaie-t-il de tenir le rôle jusqu'au bout. Le dépisteur ultra-sonique le retrace dans la salle de supervision, nerveux, passant en revue les différents canaux de données qui s'offrent à lui, retardant toute alternative de décision. Un homme de l'équipage de première classe l'a vu et entre. Tomes ne s'en aperçoit pas, appuie sur un bouton bleu indigo. Un pan de mur se soulève et libère une image floue, colorée, mais coupante. Tomes soulève une exclamation vive: la mise au point automatique se fait sur une reproduction tridimensionnelle de la couverture du dernier numéro de «Space Funny Girl», représentant un corps de Mulvienne sur un élévateur orbital. La surface martienne complétait, par la sensualité des canaux, ce tableau exquis… Tomes reste debout, immobile, et songe à la décadence des Empires, à la décadence et à la destitution de son empire. Derrière lui, un visage au regard tuméfié se heurte et s'échoue sur celui de l'être engouffrant. «Ce bouton devrait être jaune or», a pensé Tomes, retirant sa main de la commande. «Je suis honorable, beau et merveilleux. Moi seul existe maintenant et je ne disparaîtrai pas. À n'importe quel prix...» Son ancienne épouse, ses enfants qui n'ont jamais existé, tous ces oubliés perdus dans un repoussant trou noir veulent lui faire renier sa grandeur passée, la déchéance de son ambition et celle de cet amibe agonisant qui fait encore attendre quinze cent soixante portes à verrou simple dans une salle commune délabrée.

Le ruban magnétique est cassé: Tomes, dans un mouvement qu'il ne parvient pas à s'expliquer, tente maladroitement de le remettre en boucle et le détruit complètement. «Préparons-nous à évacuer», murmure l'équipage privé de la voix de son père. Le petit peuple du «Golden Slave», déshydraté et décortiqué, n'a plus aucune force biologique. Bande de désaxés errant à travers le manoir hanté interstellaire des États-Unis d'Amérique, chacun de ses membres a perdu tout passeport, toute carte d'identité. Seuls ne comptent pour lui que son corps et son repas-minute quotidien (c'est-à-dire servi toutes les treize heures). Tomes soupçonne que la tête de ses sujets ne disposait pas assez d'espace pour contenir les impressions d'un voyage vers l'infini. Tous ces marins damnés, déjà orphelins, aperçoivent le champ doré d'une planète paradisiaque où l'on ramassera leurs restes hideux, mêlés de titanium, après le plus catastrophique écrasement de l'histoire de l'astronautique. Oui, le «Golden Slave» fera frémir d'admiration ceux qui le regarderont tomber ainsi, météore enflammé de passion scintillante, décorant une nuit noire sans intérêt et sans cœur. 

«Pourquoi partir à l'infini, alors que tout homme en a un à l'intérieur de ses poumons?», demande le souffle de vie Tomes. Un grand éclair de comète incendie les écrans et les boutons quadratiques disséminés. La salle de commande sursaute durant 1/1500 de seconde. Les hommes et les femmes continuaient d'arpenter les couloirs condamnés; l'infini s'imbriquait dans l'infini. Le désir sexuel lèche la peau rougeâtre du commandant. Il n'a toutefois pas fini de se scier le cou.

Une porte tombe d'une des piles, dans la salle adjacente au local AS-35, et Tomes, pour la première fois, crie. La détonation du contact de la chose avec le plancher perce aussi des cloisons dans la tête du capitaine. Petitement, dans les langes orangés d'un soleil neuf, le jour se levait. Les hommes commencent à s'éveiller. Des centaines de milliers de bouches crient. «Il faut sortir d'ici!» 

Tomes tire une bouffée de fumée et enfile ses écouteurs télémétriques. Le signal modulé du système d'observation téléscopique y entre comme une divine sonate, avec un rapport de fidélité quasi-parfait. «Pourquoi un retour? Ça pourrait en être fini de ma célèbre carrière...» Au fond, il pressent qu'il n'a vécu que pour cette aventure sans but et sans plaisir, comme on couche avec une prostituée innommable. Il regarde de nouveau la convulsion des masses déréglées, en bas, et croit se voir dans le miroir (qu'il a détruit tout à l'heure). Tout ce travail de perdus, d'esclaves heureux, de vies gaspillées, quelle aberration à bord d'un vaisseau comme celui-ci! «Pourquoi survivrions-nous?» Il s'allume une autre cigarette et se tire un fauteuil près d'une plante odoriférante. L'attente se fait longue.

Un voyant exacerbé s'illumine heureusement au tableau principal: «MECO»', soit «Main Engine Cut-Off». Le décodeur annonce: «Cinq minutes et 56 secondes après la panne; coordonnée G6V 2B», comme dans un film de série B auquel l'acteur principal ne croit plus. Soudainement, un homme passe et décroche un récepteur canaphonique. Léger tiret strident, qui se prolonge par intermittences. Un «équivalent organisationnel de la terreur» (l' Ordinateur) prend vie dans le sein même de l' intelligence miniaturisée du «Golden Slave». Se croisant en spasmes cardiaques, les rayons directionnels de la grande chambre cubique où l'équipage se réfugie font crier la fumée -- de la fumée de cigarette au cyanure, celle de la démission indifférente d'une foule aux abois. Tomes sort ses verres bruns et les ajuste: du plus profond de sa langueur émergent des souvenirs d'une chasse africaine contre un troupeau de gazelles affolées dans la steppe. 

Le commandant retombe mollement dans son fauteuil et saisit le télésélecteur relié au central énergétique. Il enfonce sa main à plat sur tous les minuscules boutons carrés, et la relâche. Aucun signal visible sur l'écran. Tomes rit et se reprend. Peut-être tombera-t-il par pur hasard sur la bande vidéo de cette mémorable chasse. Mais rien n'apparaît sur le B-312. L'homme se perd en gesticulations. Des plages de couleurs aux contrastes insupportables se déplient devant lui et l’enivrent de quelque chose comme le goût d'y aller de la folie suprême qui tuerait définitivement son obsession. Gagné par la fièvre, il aperçoit Dieu en prostituée, en loque payante qui ne sert qu'une fois et qu'on ne doit plus jamais revoir. Tomes cherche ce corps pour le détruire, lui qui s'est rassasié des dizaines de fois depuis le départ, dans le quartier réservé aux officiers supérieurs. Le front presque suant, le grand commandant éclate de rire. Il s'amuse comme un enfant, en écrasant des tablettes de plastique à mâcher entre ses doigts rouges et en les lançant sur les murs ionisés où elles collent et dégoulinent. Après tout, le film n'est pas terminé et il a le devoir de compenser l'admiration de ceux qui le regardent et l'adorent. L'homme ne délire pas, mais la sagesse d'une vieillesse prématurée le déborde. Il ne s'ennuiera plus jamais désormais; enfin oubliés ces après-midi de danse immobile devant un verre de calmant rose qu'on ne finit plus de siroter.

Pour en finir au plus tôt avec le tangage incontrôlable du vaisseau, l'idée lui vient de tenter une derrière sortie exploratoire. Deux cents volontaires seront chargés de faire une investigation au réacteur secondaire. Quelques instants après, deux cents nouvelles planètes sont éjaculées du «Golden Slave». De son fauteuil brun, Tomes dirige l'opération. L'idée de résister à l' inéluctable le séduit maintenant, même au prix de quelques sujets perdus. L'armée s'avance vers le réacteur porte au bout du bras 108, à plus de 2 500 mètres du corps de logis principal. Tomes s'avance et pose un long regard sur l'organécran central, qui lui découpe l'action en 58 images à la seconde. 

L'équipage est en congé; quelques-uns rangent des portes dans l'anti-chambre 418-E-M. Les scaphandres grincent, ils sont usagés; les gars s'approchent du gyroscope numéro trois. Le front du commandant est ridé. Les lasers s'amusent à «Devinez juste». Un homme est frappé par un météorite, particule western comme dans les films: il dégringole la passerelle intermédiaire P-33 pour s'offrir à la nébuleuse la plus proche. Les cheveux de Tomes s'amollissent. Une porte disparaît du 102-C. De grandes volutes d'or s'intercalent en rampant entre chaque homme et la coque du vaisseau. «Le dernier instant... Se pourrait-il...?» Le juge donne un coup sec. Un sein amer se profile a l'extrémité du réservoir D-66. Deux silhouettes promènent une porte dans un couloir schizophrénique du second palier. (L'écran A-5 momentanément en panne, on doit se tourner à droite, vers le Y-3). Le corps de Tomes se met à enfler démesurément. Tout est désert et eau; un palmier coule ses feuilles sur une jambe lisse et brune. Un Coke entre deux verres distrait un homme d'affaires triste de sa journée. Sur l'asphalte, une mouche bouge. La goutte descend toujours. Sourire-crevasse. Pieds nus. Grain de sable...

«Faites vos jeux, messieurs, mesdames, faites vos jeux...!», affiche encore un écran isolé dans la salle multivalente 0-19. Un cri étouffé surgit dans l'intercom: un câble se délie, se tord, s'accroche à une antenne parabolique et entraîne une vingtaine d'hommes comme de vulgaires toupies dans un cirque aveugle de projecteurs. Le reste de l'équipe les regarde, innocents, donnant le numéro vedette du spectacle dernier, «Saturday Night Show» du dernier calcul... Tomes dévore les jambes entrouvertes sur le «Space Funny Girl» en appuyant sur le bouton «Retour» de l'Ordinateur central. Un doux ronronnement se fait entendre, suivi d'un déclic qui allume un carré orange sombre sur l'écran B-1. Tomes préfère le velouté d'une peau bien maquillée à cette maudite portion de surface sans tonalité. 

La machinerie logicielle éprouve quand même quelques difficultés suite à la panne prolongée de l'alimentation directe. Les portes de la salle de commande se sont verrouillées automatiquement pendant que Tomes se ravisait et faisait rentrer ses dépanneurs en toute hâte. Comment vérifier s'il est désormais détenu prisonnier par l'Ordinateur? Il continue néanmoins à composer résolument ses directives au pupitre digital, malgré le circuit logique central qui fonctionne toujours en position «Normal», faussant ainsi son analyse de la situation dite d'urgence. «Combien de portes? De quelle sorte? Leur provenance?» Des hommes ragent, explosent en série. «Foutez-nous la paix! Il faut sortir d'ici...» Révolte? Non, tout au plus mutinerie mal accouchée. Tomes sent cette force effrayante qui, sans réussir à percer, bout entre toutes les parois du «Golden Slave» mutilé. Le cri étouffé de ces bouches déformées résonne là, dans l'écho des innombrables pièces en tuiles de céramique et béton armé encastrés dans l'acier galvanisé et peint de couleurs attrayantes. Tomes sent, l'éclair d'un instant, que cette masse, ayant déjà eu un poids, pèse sur ses épaules et sa conscience. «Qu'est-ce que la conscience?», demande le positron 26-K-7 S en recevant les ondes de pensée du capitaine.

Le périscope meurt. Tomes bute sur une clé-alpha déposée la par un intermédiaire affolé. «Il faut sortir d'ici! Il faut sortir d'ici!» Le point de surdité est vite dépassé. L'équipage n'existe plus: seul un bloc de deux cent quatre-vingt-huit mètres de côté demande à Tomes de survivre. Une seule voix, à des soleils à la ronde. Tomes contracte ses muscles faciaux, afin de ne pas sentir les vibrations. Ses petits yeux de Chinois se ferment à moitié comme pour résister à un vent de tempête, ou à un soleil trop fort. L'étau va vite faire passer le «Golden Slave» au livre des temps antiques; des philosophes athéniens à la toge immaculée pensent présentement au problème du commandant. Tomes lève la tête, la bouche béante, bouge le bras et essaie d'attirer leur attention, mais se rend compte de la forme trop familière des ensembles informatiques E-84. 

Le froid cosmique a congelé des circuits importants dans le réseau des transmissions, ce qui provoque une perte progressive de contrôle de l'attitude de vol. La nef se met à danser lentement. Tomes relève la tête et tente d'ouvrir plus grands ses yeux aveugles: les quadrants U-8 et W-6 indiquent que la barrière critique de la vitesse de la lumière, soit «c», sera franchie dans 10.875 secondes. Le flux temporel va se mettre à régresser dans quelques instants. Tomes se frappe violemment la tête contre les portes verrouillées. Il veut se réveiller. L'acide tétraoxide d'azote l'a rongé et en se laissant tomber, il pense au voyage infini qui l'attend et dont il devra endurer l'interminable jouissance. «Pitié pour moi, pit…»

Rampant doucement, le visage calme, il saisit un bras d'affichage, d'une main qu'il ne reconnaît plus. Pour la première fois de sa vie, il éprouve quelque chose comme de l'amour, ou du moins de l'affection, diffuse et sans saveur, l'amour de la perdition, l'amour des achevés, sans aucun «désespoir». Il se cramponne aux manettes-seins de l'organécran maternel. Son dernier ordre commence à s'écrire. «Il manque des portes. Arrachez les écoutilles» La foule déchaînée se précipite sur les parois extérieures déchirées. Bétail assoiffé de vie, il commande sa propre mort, grâce à l'efficacité maximisée de l'informatique nucléaire. 


Tomes se rendort. Les étranges vibrations cèdent le pas à un rugissement diabolique, rouge écarlate. Un grand vent charrie les corps. L'espace d'une toute minuscule larme, le «Golden Slave» a proprement effacé son nom de la mappemonde divine et lavé l'honneur de son commandant ahuri. 

Pierre Blouin

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Comptes rendus de lecture


Richard Dubois, Intellectuel. une identité incertaine, Montréal, Éditions Fides, 1998, 79 p.
par Pierre Blouin


Intellectuel : identité incertaine 

Richard Dubois
Fides, 1998, 79 p.

Le Québec est-il plus anti-intellectuel que les autres coins du globe? Débat sciemment entretenu par nos chroniqueurs « culturels » depuis plusieurs années, mais qui mériterait d’être éclairci par une question plus fondamentale, à savoir ce qu’est un intellectuel. Toujours commencer par les définitions, c’est la leçon même… de l’intellectuel. Cela peut même parfois jouer de vilains tours à certains. Quand on lit Mario Roy dans La Presse (et son confrère à ce journal Louis-Bernard Robitaille, qui est aussi représentant de L’Actualité à Paris), et qu’on a droit à ses allusions obsessives sur la « Bible de la Rive Gauche boursieusienne » que serait La société du spectacle de Guy Debord, cela donne quand même envie au lecteur moyen et le moindrement curieux d’aller voir ce qu’il en est et d’ouvrir le livre, non? Le plus comique, c’est que Bourdieu est contre la Rive Gauche, qu’il ne cesse de la dénoncer… (En fait, ce qu’on ne pardonne pas à Bourdieu, ni à Debord, ni à Marcuse, c’est qu’ils ont touché la base du fonctionnement social avec la production des discours et des mythologies, avec la fabrication de la pensée et ceux qui la font).

Pour Roy, il est clair que ce sont les intellectuels seuls qui portent la condamnation d’être élitistes ou renfermés sur eux-mêmes. Il trouve inconcevable et impensable qu’ils puissent être des chiens de garde. Dans sa « critique » du livre de Dubois, Roy constate, « par un effet de glissement qui échappe à ma compréhension » (au moins là, il est franc), une « ahurissante dénonciation » par Dubois de la collusion mondiale des pouvoirs de l’argent dans le monde (même l’homme de la rue ne conteste pas cela). (La Presse, 23 août 1998, p. B4). Il y a une phrase un peu à l’emporte-pièce qui le choque (qui est davantage une évocation qu’une phrase rationnelle, ce qui choque doublement Roy) qui relie pègre, pouvoirs financiers, banques, etc. Le critique officiel de La Presse se plaît toujours à relever ces « énormités », dans tous les livres qu’il « lit ». Il parle de Dubois comme du « professeur Dubois », comme les critiques et journalistes américains qui disent ce mot pour mieux montrer leur mépris de la chose intellectuelle. Il conclut son article très court sur la « nostalgie » de Mai 68 et ses tenants actuels, cette époque où, énormité impensable, on voulait changer le monde…

La critique de Roy s’accorde assez bien avec celle de Pierre Monette du Voir. Ce dernier salue l’ouverture faite par Dubois sur l’américanité, le dada de ce journal, et la coupure d’avec la vieille pensée européenne, « momifiée, mythique » (Dubois). Bien, sauf que Dubois dit aussi qu’il faut inventer autre chose que la pensée de clan ou de chapelle, ce qu’on a actuellement au Voir, en format réduit et impressionniste…(Voir, 15 octobre 1998, p. 58). Monette cite d’ailleurs en entier le paragraphe qui l’a impressionné tout en faisant moins qu’un sommaire du livre.

Voilà déjà une petite analyse de notre intelligentsia culturelle québécoise, si besoin est. Elle répugne à l’analyse (trop long, trop compliqué, pas assez vendable)et préfère la livraison d’opinions qui tiennent lieu d’analyses. Le livre de Dubois est représentatif lui aussi, dans un certain sens, de ce manque de rigueur qui nous caractérise. Il n’est pas toujours limpide, comme tous les critiques l’ont souligné. Il y a même des énormités, comme celle d’identifier le Parti Québécois à un front anti-capitaliste. Pour nous, cependant, sa force est ailleurs, dans son ton, dans ses dénonciations, et dans les questions qu’il soulève. Nous les reprenons ici pour mieux les approfondir (c’est d’ailleurs notre conception de ce qu’est une critique).

L’intellectuel n’est pas plus « intelligent » qu’un autre, pas plus que le cordonnier est mieux chaussé, ou que le plombier n’a pas de problèmes de tuyauterie chez lui. L’intello est un travailleur social qui a une tâche spécifique parmi toutes celles qui existent et qui sont nécessaires : celle de comprendre et de faire comprendre. « Cum prehendere », prendre avec, avoir une pensée de l’ensemble, ne pas isoler les phénomènes et les événements au niveau de l’individuel, au niveau des pulsions (si universels soient ces deux paradigmes, excusez le terme intellectuel employé).

Richard Dubois, professeur de littérature au Collège de Lévis, a abordé le sujet de la tâche de l’intellectuel par le biais de sa parole. C’est le cœur du livre. Tout en dénonçant l’intelligentsia, cette classe supérieure des intellectuels (comme dans tout autre groupe social), il met en garde contre ceux qui agissent « comme des colonels dans le monde des idées, et auxquels il faut désobéir » (p. 7).

La parole, donc, est abordée : tout est toujours affaire d’écriture. Les politiques écrivent le pouvoir en l’exerçant, ils construisent le Réel. Les néo-libéraux « ne décrivent pas le monde, ils l’écrivent, et le disent tel qu’ils le souhaitent » (p. 9).

La parole décrit l’acte de l’intellectuel au travail. La parole questionnante, dite « intellectuelle », qui peut être aussi celle d’un spécialiste bien institué, qui découvre que « penser est gratifiant en termes matériels » (nos deux critiques n’ont pas parlé de ce paragraphe) (p. 13), et que penser peut aussi être dangereux. « (…) la Modernité a campé l’intellectuel en certains lieux (souvent l’Université) et dans certaines fonctions bien délimitées (enseignement, journalisme, etc.) globalement pourvoyeuses d’un certain prestige social » (p. 12). La connaissance comme propriété, voilà qui pourrait le mieux définir ce spécialiste détenteur (comme on dit) d’un savoir technique et positiviste. « Chaque groupe social – chambre de commerce, corporation, association – articule, en effet, une pensée qui lui assure à la fois compétence technique, sa cohésion interne, et sa plus ou moins grande conformité aux pratiques discursives ambiantes (…) » (p. 16).

On a alors ces « penseurs collectifs » à la Lévy ou à la Drucker qui sont attachés auprès des conseils d’administration, des gouvernements, des agences de publicité, « déblayant le terrain pour les grands décideurs » (p. 17). En fait, ils partagent le pouvoir avec les décideurs, car les politiques sont conçues d’après leur avis, leurs rapports et leur façon de penser les choses. On n’a qu’à considérer les sondeurs et la connaissance statistique pour s’en apercevoir. Les intelligentsias partagent le pouvoir, mais sans les risques inhérents. Le politicien demeure le responsable et le bouc émissaire lorsque besoin est.

La parole minoritaire, dite « mineure », fait l’objet du second chapitre, qui semble hétérogène à l’ensemble. La littérature dite mineure, régionale, est abordée. Léandre Bergeron, Kafka en son temps, ont écrit pour se réapproprier le territoire par la langue et le sens. Toujours question de parole, donc. Le modèle linguistique d’Henri Gobart sert à analyser, un peu schématiquement, les enjeux québécois de la création littéraire.

L’intellectuel classique, celui de la « vie de l’esprit », a cédé la place au penseur polyvalent, désacralisé, mais qui œuvre dans un monde où la parole semble ne plus avoir de place dans l’édification de la cité. La parole civique, dite « de gauche », se brouille avec celle de droite (dans la pensée néo-libérale et néo-conservatrice). Al Gore institue par exemple l’autoroute de l’information comme politique distributive et sociale. Georges Soros ou le pdg de Volkswagen (p. 35) dénonce le grand capitalisme financier tout comme Petrella ou Chossudovsky (le mot « comme » ne concerne que l’acte de dénoncer). Il faut tenir compte du contenant, dit Dubois, et plus seulement du contenu : la gauche qui domine par son contenant devient de droite (p. 37). C’est le jeu même de la pensée néo-conservatrice, que l’auteur n’analyse pas comme telle, mais à laquelle il réfère constamment. Et le contenant devient mode de transmission, d’expression, de conservation des idées. La mise en images de la réalité, sa « spectacularisation », (Debord) mot qui n’est pas sans parenté avec spéculation, c’est Michel Chartrand vedette qui donne un contenu « de gauche, potentiellement subversif », à la télé nationale (c’est pourquoi le « human interest » si bien nommé ne l’intéresse pas…). En s’éloignant du syndicalisme, Chartrand gueule à la télé, et devient montrable. On le vide de son message social (par exemple, l’absence de couverture du contenu de sa campagne contre le Premier ministre Bouchard dans Jonquière aux élections de 1998).

Le mode, dit Dubois, c’est la communication des grands médias. L’auteur mentionne aussi la pensée écologique, qui peut être institutionnelle (Greenpeace par exemple et ses campagnes). Encore qu’ici il faille faire preuve d’un peu plus de nuances que Dubois : la grande bataille de l’écologie se joue essentiellement sur la scène politique américaine, et les armes sont le lobbying, la communication et les médias. Les influences et le pouvoir des groupes écologistes sont plus forts qu’on ne le croit, surtout dans la pensée néo-conservatrice qui accorde à l’environnement une importance croissante. C’est le contenu et l’intelligence qu’il faut analyser ici, comme ailleurs. Aux écolos de ne pas se laisser prendre au jeu du Pouvoir.

Là où est le danger, c’est dans l’écologie devenue industrie et morale. Le discours d’Al Gore comme celui des industries polluantes, tirent de la notion romantique d’écologie une force qui les légitiment. Le virtuel se construit sur la notion d’écologie propre, sans taches, où tout est fonctionnel, la technologie de l’information aussi, la publicité de plus en plus. Les catastrophes climatiques mondiales feront moins de dommages et de pertes de vies si on les prévoit par une surveillance fine et en temps réel, nous disent Gore, Toffler et consorts.

La parole bien pensante, dite « correcte », permet à l’auteur de parler du « politically correct » (PPC), autrement que par une recension d’expressions drolatiques à la mode comme Voir ou Ici peuvent s’amuser à le faire. Quand on songe, dit Dubois, aux professeurs ou aux sociologues qui ont aidé à préparer les « pacifications » au Vietnam ou à ce bourreau de Pol Pot qui fut professeur de français et d’histoire dans un collège privé, on se dit qu’il y a de nouveaux enjeux de pouvoir avec ce type de pacification du langage (p. 45). La philosophie et l’éthique peuvent se défigurer facilement au contact de cette PPC.

À ce chapitre, l’auteur accuse Lyotard et Lipovetsky d’avoir seuls institué la fin du méta-récit; ce serait plutôt la société technologique qui la produit, cette fin, et qui veut mettre l’utopie (sans idéologie, sans discours, sans idées) à la place. L’idéologie du cyberespace en témoigne suffisamment. Ou peut-être serait-ce la technologie qui a repris ces idées philosophiques et les a fait siennes…? Une technologie peut-elle être influencée par des idées ? L’auteur reconnaît plus loin dans son livre un lien entre le souhait des post-modernes et le discours anomique des néo-libéraux (p. 60). Mais il faut étudier comment s’est faite la transformation et la migration de ces idées. On a là, du moins, une autre preuve du statut ambigu de l’intellectuel en cette ère de pensée diluée et technicisée.

L’usage technicisé de la parole est justement le propre de la PPC. Dubois démontre l’usage politique des distorsions du vocabulaire : « l’ouverture » des frontières des capitaux, « discours qui correspondent en tous points aux discours d’ « ouverture » des intellectuels » (p. 50). Encore une fois, négligence délibérée (censure, en fait) du contenu; « qui tire avantage de l’ouverture? » (idem). Peu d’intellectuels réussissent à démêler cet écheveau créé par un terme – qui est progressiste, « positif », qui a belle jambe et belle image, qui rassure, et qui prend les mouches au miel.

Même constat pour la notion de l’Autre, laquelle devient un « petit Club de Nous intéressés » (p. 51), comme dans le discours des fédérants, des libre-échangistes (dans toutes les acceptions du terme…), des partisans de l’Aléna. L’internationale financière est le vrai visage de cette « réalité nouvelle » de la nouvelle économie. « (…) l’intellectuel confondant slogans et vertu, qui veut bien s’occuper des « ayants droit » (p. 51), n’est-ce pas d’abord celui des chaires et des groupes de recherche sur les femmes, les Noirs, les minorités? On valorise l’altérité sans tenir compte de l’analyse globale du social et des rapports économiques. Autre ruse de la technicisation du savoir. « Gens sérieux, d’affaires et d’intellect, exactement sur la même longueur d’onde » concernant les « grands ensembles » (p. 52, Roy et ses collègues ont dû être touchés par celle-là, à n’en pas douter). Il s’agit toujours de produire une image moralement acceptable du néo-capitalisme (p. 53). « Les convergences ici inquiètent : on suggère aux intellectuels quoi penser, comment re-nommer le monde, la nécessité de nouvelles catégories – et ils le font » (idem). Le discours multiculturel (surtout celui du Québec) est pointé par Dubois en ce sens.

La parole de Marx, quant à elle, dite « dépassée », pourrait réapparaître là où on ne l’attend pas : « le marxisme constitue la première pensée sceptique planétaire » (p. 56). C’est bien là effectivement son essence. Ajoutons ici qu’on oublie trop facilement que le totalitarisme n’est pas une invention du marxisme, et qu’il commence avec la Révolution française en 1789. Le totalitarisme est une planification rationnelle du pouvoir, qui a dégénéré en barbarie avec le socialisme d’État.

L’actualité de Marx est frappante, note Dubois : les « dix plaies du nouvel ordre mondial » sont exactement celles que Marx avait identifiées en son temps, écrivait Jacques Derrida dans Spectres de Marx (Galilée, 1993).

Donc, la pensée unique mondiale n’aura jamais dit les choses avec des mots aussi « polis, techniques, raffinés » : « re-engineering » pour chômage de masse, « dépenses » sociales et de santé et « investissements » productifs, « pertes collatérales » des « frappes » US au Moyen Orient (d’où l’importance tout de même, remarque Dubois, « pour nos jeunes universitaires ce savoir ce qu’est un euphémisme ou une litote… », p. 59). L’étude du français va redevenir une priorité à l’école?

Petite définition du virtuel qui frappe particulièrement : « le détournement vers la sphère privée de l’impuissance collective » (p. 61). De la « fin de l’Histoire » : « Marx parlait de la faire, les néo-libéraux la proclament » (idem). De l’abolition de l’État : « (…) un avenir, un devenir, un travail des hommes, des valeurs », alors que la vision repue et triomphante des néo-libéraux est celle du stade suprême du capitalisme qui abolit cet État  » (idem).

Avis encore à nos chroniqueurs culturels qui tâtent de la politique de temps en temps : l’État capitaliste militarisé (Chine, Indonésie, Mexique, pays d’Amérique du Sud, Corée…) fascine nos chefs de gouvernement et investisseurs actuels. Serait-ce un nouveau modèle ? (p. 62).

En aparté final, l’auteur médite sur l’intellectuel québécois, qui hérite des faiblesses des « petits peuples peu sûrs d’eux-mêmes » (p. 64), et qui investissent tout dans le politique, comme nous l’avons fait dans la chanson au cours de notre éveil dans les années 50 et 60, et comme nous le faisons encore. « [les universitaires] deviennent polémiques et ne créent plus rien sauf de la polémique enragée » (p. 66), polémique alimentée comme denrée informationnelle dans notre presse « alternative ». « Petits peuples, petits intellectuels? En tout cas, ils imitent bien. Et sont à l’affût de tous les discours à la mode » (idem).

Disparus, ou tus, en effet, les Fernand Dumont, Guy Frégault, Fernand Ouellette, les Claude Jutra et Michel Brault des années 60 qui rivalisaient d’audace avec la Nouvelle Vague. Tu aussi le Denys Arcand du grand cinéma politique et social des années 70, celui d’avant Le déclin. En fait, nous avons de bons essayistes, à la Jacques Grand’Maison ou à la Jacques Dufresne, ou encore comme Pierre Vadeboncoeur, qui part de la question nationale pour aller vers la spéculation philosophique, mais pas de bons philosophes. La situation calque celle du cinéma : nous avons des techniciens « world class  », mais pas de bons scénaristes. On semble incapable de produire un construit à nos idées pour les ordonner dans un développement et une continuité, pour leur donner une profondeur.

Dubois clôt son essai quasi-pamphlétaire par une interpellation gênante pour nos nationalistes : « Qu’avons-nous créé, nous Québécois, comme pensée, théorie, École, concept ou système? Je ne parle pas de Vidéotron ou de Canadair, qui font et diffusent des idées concrètes, je parle de pensée, de système, de théorie? » (p. 67). Où sont nos figures mondialement reconnues? Peut-être notre continent nous condamne-t-il au pragmatisme?» (p. 68). « (…) elle est où, l’innovation québécoise dans le domaine des idées? Il ne s’agit pas de se dénigrer soi-même. Cité Libre le fait déjà honorablement en mettant la moitié de l’électorat québécois dans le camp des « tribaux » sanguinaires « ethnicistes » et « rétrogrades » (idem).

Double crise d’identité de l’intellectuel d’ici, donc. Et même triple, du moins dédoublée encore par l’ombrage porté de l’incertitude canadienne elle-même, qui fait porter sur le « problème québécois » ses propres peurs et ses propres fantasmes. Et qui n’a pas produit elle non plus de pensée authentique ni d’intellectuels (sauf McLuhan, observe Dubois, et ajoutons Harold Innis, qui fut le père spirituel de McLuhan). On pourrait citer John Saul ou Charles Taylor, mais leur incompréhension de la question nationale diminue leur portée.

« L’Amérique importe peu d’idées (…) elle exporte des savoir-faire – qui à la base sont des idées » (p. 73). Résister à la nouvelle forme de pensée pragmatique :« J’aime rappeler le devoir de résistance : l’Homme contre les réseaux, l’humain contre les structures, le privé contre le mondial, le national contre l’internationale du Dollar, le silence contre le tout-télé, le contact direct contre le tout informatique, la vieille évidence contre la nouvelle » (p. 78).
 Pierre Blouin
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Paul N. Edwards, The Closed World: Computers and the Politics of Discourse in Cold War America. Cambridge, London: MIT Press, 1996, 428 p. (Suite à la relecture de Jacques Ellul)
par Pierre Blouin


«L'ordinateur, en tant que tel, répond à une (...) logique. Au début, à l'étape même de sa gestation, l'ordinateur est investi symboliquement d'une charge négative. Dans un certain sens, l'ordinateur est le même objet que la bombe: un seul objet technique qui présente une double face, l'une diabolique, l'autre angélique, en forme de contrepoint et de rachat moral. (...)
Là où la bombe est le sommet des réalisations de l'ancienne science, compromise avec la barbarie, l'ordinateur annonce - nous sommes bien sûr ici dans le domaine de l'espoir - une société nouvelle, où la rationalité l'emportera sur la folie meutrière. Moralement, l'ordinateur représente, pour beaucoup de scientifiques de l'après-guerre, le rachat des péchés nucléaires. La nouvelle machine génère de l'ordre et de l'information là où le nucléaire est un effort constant pour libérer du désordre, accroître l'entropie.»
Philippe Breton, L'utopie de la communication. Le mythe du «village planétaire», Paris, La Découverte, 1995, Nouvelle édition augmentée), p. 106.

La bulle technologique 

Paul N. Edwards, The Closed World. Computers and the Politics of Discourse in Cold War America. Cambridge, The MIT Press, 1996, 440 p.

Cet essai, qui tient à la fois d'une analyse scientifique et d'une tentative d'épistémologie de l'informatique, traite essentiellement de la symbolique du Cyborg et de son importance insoupçonnée dans nos conceptions et nos discours, à la fois technologiques et sociaux. Ainsi que le remarque le commentaire de présentation, il offre une « alternative radicale aux histoires canoniques de l'ordinateur et des sciences cognitives ». Pour cette raison seule, il est nécessaire de le lire.


Edwards énonce clairement son intention en préface : explorer les formes contingentes de l'histoire de l'informatique, s'attaquer aux mythologies de la « computer revolution » qui tournent autour des thèmes majeurs d'une histoire uniquement technique et économique et qui privilégient l'idée d'un «progrès de la technologie» plutôt que celui des idées.
I shall cast technological change as technological choice (…) rendering technology as a product of complex interactions among scientists and engineers, finding agencies, government policies, ideologies and cultural frames. (P. xiii)
À contre-courant de la cyber-utopie, Edwards affirme que l'ingénierie et la politique du discours de l'«univers clos» sont centrés autour de la problématique de l'intégration homme-machines. 

La complexité des systèmes du monde clos 

Le discours du cyborg, qui sera aussi de la guerre froide, aidera à intégrer les gens dans des systèmes technologiques complexes. Il est aussi un ensemble de positions subjectives, non fictives, mais bien réelles. Edwards veut démontrer comment la stratégie américaine de la guerre froide a été élaborée en grande partie par celle de l'ordinateur, et comment, en contrepartie, les questions stratégiques ont été formées par la technologie de l'informatique.

Tant la subjectivité du citoyen que l'identité politique seront soumises aux principes opératoires de la machine électronique et informationnelle qu'est le « computer ». Dans le domaine du savoir théorique et de la recherche, le cognitivisme sera aussi un développement direct des réseaux sociaux et techniques, et des projets de recherche, de l'informatique. On sait que les sciences cognitives sont très intimement liées à la science de l'information, ainsi que la psychologie et à la notion d'intelligence artificielle. Toutes ces poussées théoriques culminèrent, montre Edwards, en une théorie abstraite de l'intelligence en tant que traitement heuristique de l'information (p.2), laquelle ouvrira la voie à toutes les conceptions interdisciplinaires fondées sur les réseaux, les flux, le changement, etc. Cette conception de l'intelligence, technique au début puis s'étendant à l'humain dans la subjectivité collective, donnera naissance aujourd'hui à celles qui servent de fondement à la nanotechnologie (intégration de l'électronique au corps) et de la bio-énergie. 

Le chapitre premier explique la formation de l'univers de la guerre froide, univers impérialiste construit pour et par les États-Unis, dans lequel un contrôle et une surveillance constantes sont nécessaires pour assurer l'hégémonie. De la bombe A à Eniac, le premier ordinateur électrique, la technologie et la politique vont de pair pour former les perceptions et les raisonnements des sujets citoyens et consommateurs.

Le pouvoir moderne du contrôle global est inauguré par la doctrine du « containment » de Truman, est élaboré par les théories de la Rand Corporation sur la stratégie nucléaire (un ingénieur de ce « Think Tank », Paul Baran, est à l'origine de la théorie du réseau décentralisé moderne d'Internet) et perfectionné par son test dans les jungles du Vietnam, sous le nom d'Opération Igloo White. Cette dernière a eu cours de 1967 à 1972, au coût d'un billion $ par année. Tous les reporters ont été impressionnés par le « high-tech » de ce réseau de surveillance de la piste Ho Chi Minh dans le sud du Laos. 

Igloo White est peut-être une anecdote aujourd'hui, mais sa signification n'en est pas moins essentielle, précise Edwards. Elle fut une version microcosmique de toute l'approche américaine au conflit vietnamien, reflétant la saisie du budget militaire par le secrétaire à la Défense Robert McNamara afin de compléter le processus de centralisation du Department of Defense (DoD) initié par Truman à la fin de la Seconde Guerre. Pour ce faire, McNamara introduit une technique de gestion des coûts (« cost-accounting »), le Planning Programming Budgeting System (PPBS), qui était une application basée sur des outils hautement quantitatifs d'analyse de système. Application naturelle et idéale pour l'informatique, de ce fait, et McNamara ne manquera pas de mettre ainsi son expertise de pdg de Ford Motors à l'épreuve sur cette nouvelle scène planétaire.

Le PPBS s'appuyait déjà sur la simulation pour faire des calculs de coûts-bénéfices et d'optimisation du management. Du même coup, le commandement et le contrôle sont centralisés au plus haut niveau. Ils dépendent de plus en plus de la technologie américaine, de sa suprématie et du contrôle qu'elle rend possible. 

C'est donc au carrefour des trois éléments politiques, culturels et technologique que la réflexion de l'auteur évoluera au long de ce passionnant ouvrage historique autant que théorique. Refermer la planète comme système clos, note Edwards, c'est aussi l'ouvrir au libre marché comme technique maîtresse de ce système (p.10). L'intégration économique mondiale, en plus de détruire les différences économiques et culturelles, homogénéise le fonctionnement global d'un système.

Le monde clos est fondamentalement auto-référentiel, dit Edwards. Toute action y est renvoyée à un conflit central. D'où la nécessité obsessionnelle du général Douglas McArthur de « defend every place » sous peine de défaite (ce dernier sera écarté du commandement en Corée en 1950-53 par Truman, son impétuosité menaçante le conduisant à penser au recours à l'arme atomique). C'est l'époque du flamboyant sous-secrétaire d'État Dean Acheson, qui formule la politique internationale américaine de la deuxième moitié du siècle : 
(…) the basic interest of the United States in international peace and security. The United States has… throughout its history,… acted to prevent violent and unlawful acts in other states from depriving the United States and its nationals from the benefts of such peace and security. (p. 11)
Le plan Marshall étend de fait l'hégémonie américaine à l'Europe sous forme d'aide à la reconstruction ; les barrières économiques tombent, les surplus agricoles et technologiques militaires américains devant trouver des marchés extérieurs, pour la survie même de l'économie du pays. Tout cela sous le couvert humaniste de la recherche de la stabilité et de la paix internationales.

Le concept de monde clos est dérivé d'un commentaire de Shakespeare, observe Edwards, qui caractérisait ainsi l'espace dramatique du poète anglais. L'action qui s'y passe est toujours centrée autour de tentatives d'envahissement ou d'échappatoire de cet espace (p. 12). L'alternative au monde clos n'est pas un monde ouvert, mais ce que Northrop Frye a appelé un « monde vert », celui de la forêt, du pré, celui de la nature, et du transcendant (p. 13) Cet univers spiritualiste, conscient, magique dans le sens authentique du terme, s'oppose à un univers centré sur l'humain, intérieur, psychologique et logique. Belle méditation à continuer, en partant d'une nouvelle notion de l'Utopie qu'on pourrait très bien aller retrouver chez Marcuse et Illich. 

Si on considère le discours généré par le monde clos, divers niveaux entrent en jeu : technique (génie, mathématiques), technologique, pratique (économique), fictionnel (gestion de l'imaginaire par le cinéma américain et son cyberespace hollywoodien), et enfin langagier. Sur ce dernier, Edwards consacre une digression, à partir de Foucault et Wittgenstein, où il démontre les liens entre pouvoir, langage et vérité : « (…) power determines what can count as true and false » (p. 39). Le pouvoir produit du pouvoir à partir des vérités qu'il fournit. Il donne les normes d'affirmation (« statements ») acceptables. Ses discours créent des «positions subjectives habitables par les individus» (p. 40). Je parle la pensée du Pouvoir, c'est-à-dire commune, acceptable, médiatique, de sens commun. Ma pensée serait simplement opinion ou chronique, ou artefact culturel. Dans le pire des cas, « dogmatique », idéologique, intellectuelle, déconnectés…Il y a une métaphore clé du langage du monde clos, et c'est celle-ci : la guerre est un jeu. Elle connecte et la politique mondiale américaine de contrôle et l'imaginaire collectif moderne, ancré dans la société adolescente qui sert de norme généralisée. Comme le jeu vidéo de guerre, tout fonctionnement informatique vise une plus ou moins grande fusion homme-machine, et avec elle, une stratégie achevée de cette fusion. C'est ici que la figure de cyborg («organisme cybernétique») se montre dans son plein sens.

En fait, faire accepter l'inacceptable constitue la mission de ce discours. Que ce soit toute forme de contrôle, l'eugénisme, le clonage, le « mind-like character » de l'ordinateur, le naturel de la technologie, ou du libre marché mondial…. Comme celui du monde clos, le discours du cyborg est d'abord un construit analytique, qui recoupe l'histoire intellectuelle de la science cognitive et l'histoire économique et technique de l'ordinateur. Ajoutons, pour notre parti : c'est le discours théorique de la techno-science, de la science industrielle moderne. 

L'auteur repère et commente ce discours dans des films, dont The Terminator (1984), de James Cameron (cinéaste d'origine canadienne qui tournera Titanic en 1997). Ce film est un des premiers à exploiter l'anxiété collective que naît de l'omniprésence des machines, des ordinateurs, et de leur ubiquité : robots, automobiles, télévision, téléphones, répondeurs, « walkmans », ordinateurs personnels (ces 3 derniers constituent à l'époque la première vague de miniaturisation électronique «intelligente»).
Le complexe universitaro-industriel 

Le deuxième chapitre absorbe le rôle du domaine militaire dans la recherche en informatique. De 1940 à 1960, les forces armées américaines guident cet effort de développement. Elles financent les universités et les entreprises par divers organismes et programmes. « Digital computers were seen as calculators, useful promarily for accounting and advanced scientific research » (p. 44). Il est d’ailleurs ironique de remarquer aujourd’hui que le terme de computer désignait dans lesannées 40 des femmes rassemblées dans de grandes salles et qu’on affectait aux calculs complexes exigés par les scientifiques. L’ordinatrice est l’ancêtre de l’ordinateur…

Edwards démontre que ce sont surtout les civils qui ont orienté l'ordinateur vers la solution de problèmes militaires. Les dirigeants politiques ont vite saisi l'occasion de s'approprier ainsi un instrument pratique et symbolique cautionnant leur discours de commande et de contrôle centralisés une technologie pour l'infrastructure d'un monde clos. 

Contrairement à ce qu'on enseigne, donc, les militaires ne sont pas les forces déterminantes de projets comme ARPANet (Advanced Research Projet Agency), qui fut à l'origine d'Internet. Vannevar Bush, le père du célèbre « MEMEX » et de la conception moderne de l'hypertexte, était ingénieur au MIT et sera nommé par Roosevelt à la tête du National Defense Research Committee (NDRC) en 1940. Son analyseur différentiel pour le calcul des tables balistiques mènera à la création d'ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Calculator) en 1946. « The ENIAC became, like the radar and the bomb, an icon of the miracle of government-supported « big science » (p. 51). Les premiers calculs furent effectués sur ENIAC, à l'aide d'un million de cartes perforées et d'une programmation consistant à connecter des fiches et ajuster des interrupteurs durant plusieurs semaines ; ces calculs révélèrent plusieurs problèmes sur un design proposé de bombe H.

Durant cette époque charnière, les États-Unis deviennent une puissance mondiale grâce à leur contribution de guerre, sur tous les fronts. Celui de la technologie de l'informatique mérite d'être analysé plus attentivement, souligne Edwards. Ce champ est celui où le discours militariste est le plus perceptible, il cristallise le mieux le nouveau pouvoir américain naissant, centralisé et technicisé. 

Les Pères de la Constitution américaine se méfiaient d'une structure sociale militaire, qu'ils dénonçaient dans les nations européennes contemporaines. Ils voyaient l'exact contraire d'une démocratie participative (p. 56). Lorsque Vannevar Bush propose la création de la National Science Foundation (NSF) en 1945, le président populiste Truman s'y oppose, voyant là la démission des pouvoirs publics face à la détermination de «politiques nationales vitales», à l'engagement de fonds publics énormes et à l'administration d'importantes fonctions gouvernementales (p. 59). Truman avait raison : aujourd’hui, les grandes entreprises de l’industrie de l’informatique, comme Microsoft ou IBM, ont détourné à leur profit toute cette recherche menée depuis les débuts grâce aux fonds de provenence publique d’organismes comme la NSF et beaucoup d’autres.

L'impératif de la sécurité nationale sera le ciment de l'union militaro-industrielle gouvernementale subséquente des années 50. «…between 1949 and 1959, the major corporations developing computer equipement – IBM, General Electric, Bell Telephone, Sperry Rand, Raytheon and RCA – still received an average of 59 percent of their funding from the governement (again, primarily from military sources)» (p. 61). La Grande-Bretagne, seul concurrent sérieux des États-Unis, est vite déclassée par l'ampleur du financement que permet le marché militaire américain. 

Avec le projet DARPA, une nouvelle phase de la recherche est inaugurée. Conscient que l'ordinateur doit prendre le contrôle, il s'agit pour les chercheurs de faire communiquer les machines entre elles et de les rendre autonomes dans un réseau qui leur permet de l'être, même après la destruction d'un de ses maillons (ou de plusieurs). Une vision utilitariste de l'Histoire donne à penser que la menace atomique fut la seule motivation d'un tel réseau, dit Edwards, alors qu'il y avait aussi et surtout une fascination, partagée par les militaires et les civils, d'une utopie technologique (p. 72).
Stratégies de contrôle 

Le chapitre troisième analyse le projet SAGE, qui donne naissance au premier système de contrôle et de communication par ordinateur (appliqué à la défense aérienne). L'auteur souligne l'iconographie politique du centre de commandement, archétype parfait du monde clos, isolé, rendu « gérable » et rationnel par le monde représenté sur un écran et toutes les formes de calcul digital rendues possibles (pp. 104-111). IBM y assoit son autorité technologique, de concert avec Rand Corporation. SAGE « provided the technical underpinnings for an emerging dominance of military managers over a traditional experience – and responsibility – based authority system. At the same time, ironically, SAGE barely worked. » (pp. 103-104)

Chapitre quatre : le champ de bataille électronique. Là encore, on constate le rôle prédominant de RAND : en 1961, McNamara établit son Office of Systems Analysis avec du personnel clé de ce « Think Tank » mi-industriel, mi-militaire, fondé en 1946 par l'Air Force comme « joint-venture » avec Douglas Aircraft. En 1948, RAND (Research and Development) devient un organisme « à but non lucratif » indépendant, avec un budget annuel de 10 millions $, fourni par l'Air Force, et dont le mandat est d'étudier la techniques de l'« air warfare » ; il développera la théorie des jeux (inventée par John Von Neumann et l'économiste Oskar Norgenstein) et de la simulation à cette fin, en parallèle avec d'autres qu'il exploitera, dont celle de la cybernétique et de l'information de Shannon-Weaver (pp. 114-115). Des théoriciens du management, tel Herbert Simon, s'inspirent des recherches de RAND pour leurs travaux sur la « rationalité administrative » (Idem). «Rand's most important contribution was not any specific policy or idea but a whole way of thinking : a systems philosophy of military strategy »  (p. 116). 

RAND joue un rôle central dans le développement des ordinateurs, et de leurs applications. « By 1959, Systems Development Corporation (SDC) and System Training Program (2 excroissances de Rand Corporation) employed more social scientists than almost any other private firm » (p. 125). Ainsi, la création de systèmes ordinateurs-humains experts dans la «manipulation de symboles», expression qu'on a reprise de nos jours pour tenter de spécifier la nature du travail en société de l'information, a conduit à cette autre notion du traitement de l'information, « information processing ». « [These systems] created a closed world of semiotic values in which future wars could be imagined, their soldiers trained and their outcomes deduced ». (Idem)

Robert McNamara est lui-même un pur « computer », ce qu'on appelle à Détroit un « bean-counter », un homme qui s'attend à des chiffres qui s'additionnent, qui fait preuve d'initiative et de créativité en faisant en sorte que les chiffres s'additionnent, explique un analyste statistique (p. 126). Grâce à l'analyse des systèmes, le secrétaire à la Défense intègre l'Armée, la Marine, les Forces de l'air et les « Marine Corps » en un tout unique et fonctionnel. Il importe les méthodes de Rand au Pentagone. On assiste peu à peu à la montée inévitable d'un style managériel militariste : la guerre est un problème de communication, le management devient un problème d'« information processing » (p. 131). C'est le processus « commande, contrôle, communication et information », nommé C3I, découlant de, et à la fois inspirant, la « computerization ». Les nouvelles écoles de mamagement des années 50 s'en inspirent pour sortir du fordisme et du taylorisme des années 20 et 30 (Idem). 

L'ordinateur devient icône, à cause précisément du succès de ces nouveaux styles. Avec la course à l'espace et l'enjeu de guerre technologique qu'elle implique, l'informatique semble jouer les seconds violons. Mais en fait, son rôle est ailleurs : elle supporte la « nouvelle iconographie de la fermeture globale » inauguré par Spoutnik 1 en 1957 (p. 134). La terre encerclée de satellites rendra possible la communication globale, et la surveillance globale (le panopticon de l'espace). Ce fut là l'enjeu de tout l'émoi américain face au coup de maître des Soviétiques ; ces derniers leur enlevaient la suprématie de cette suprématie de la surveillance et du contrôle. Edwards cite James Webb, le directeur de la NASA, qui voyait dans la course à l'espace un modèle de système social. « Space Age social organization would require » adaptive, problem-solving, temporary systems of diverse specialists (…) Webb's future world « required the forging of a « university-industry-governement comrplex » for the wagging of « war » on the technological frontier » (p. 135)

C'est aussi l'époque de la « Great Society » de Kennedy et Johnson, dans une société aux prises avec ses tentions urbaines et sociales. Cette « Great Society » était aussi une entreprise de gestion des conflits internes, qui a largement fait appel aux « sociologues » managériaux et à ses psychologues. 

Il y a surtout le Vietnam, qui fut pour une grande part, surtout vers la fin, une entreprise à statistiques (tonnage des bombes, comptage des corps, pourcentage de la population loyale au Sud, hameaux « pacifiés »). Bien avant la Guerre du Golfe avec ses moyens sophistiqués, celle du Vietnam fut la première technoguerre, dit l'auteur (p. 139). Guerre fictive de par le mensonge même de son caractère défensif et de représailles, alors qu'elle fut une agression, dit Edwards. Mais surtout, elle fut gérée par des systèmes technocratiques mettant à l'épreuve les techniques principales du C3I.

Le chapitre 5 s'attarde sur la signification politique de l'ordinateur et des ses métaphores dans les théories psychologiques. « Cognitive theories, like computer technology, were first created to assist in mechanizing military tasks previously performed by human beings » (p. 147) Il s'agit de comprendre en termes similaires l'homme et la machine. Encore là, la théorie de l'Information joue un rôle essentiel dans la formation des subjectivités par les métaphores, telles celle de l'intelligence artificielle ou du cerveau électronique. Edwards démontre que les relations individuelles sont décrites par le discours cyborg comme des composantes du système du monde clos et les sujets comme des composantes de la machine (les « destinataires » ou le « émetteurs » de la théorie de la communication) dans laquelle le langage devient un boyau, un canal, un conduit qui « véhicule » des objets (idées) « packaged in containers (words and phrases) » (p. 155), le tout devant faire interface avec d'autres systèmes.
Technologie et métaphore 

Edwards approfondit Foucault et ses rapports entre connaissance et pouvoir, explicite la mécanique de la métaphore dans la langue en s'inspirant des travaux des linguistes Lakoff et Johnson. La métaphore est notre façon d'être, d'exister en relation au monde ou à un système. De plus, « All metaphors are political in the weak sense that they focus attention on some aspects of a situation or experience at the expense of others (…) This means that metaphor is not merely descriptive, but also prescriptive. » (p. 157)

Les métaphores dérivées de l'informatique règnent aujourd'hui :
The brain is hardware.
The mind is software.
Perception is computation.
The mind manipulates symbolic representations.
The function of the mind and brain is information processing. (p. 161)
Ces métaphores deviennent impérialistes dans les approches modernes qui se veulent systémiques et scientifiques, comme celles fondées sur les réseaux neuronaux (fort à la mode en science des communications et de l'information et en psychologie). Les chiens de Pavlov ou les pigeons de Skinner ne visaient pas autre chose qu'à nous démontrer ces équivalences, que les animaux sont des machines à réflexes et que sur les humains sont aussi des animaux….

Edwards cite les premières études de Sherry Turkle, au début des années 80, sur la formation de la culture des enfants et des adolescents à partir des métaphores de l'informatique et des jeux vidéo. Turkle notait que les premiers gradués d'informatique du MIT en ces temps-là correspondaient parfaitement à l'identité masculine, qui tend à se refermer sur soi, qui s'isole émotionnellement, qui se contrôle, qui est rationnel et compétitif. Dans une culture de « loners », ils étaient de purs « loners », des « out casts », comme le sont encore de nos jours bon nombre de programmeurs, mais avec un habit « politically correct », statut et salaire obligent. 

Au chapitre 6, l'auteur nous entretient de psychologie, « cette discipline qui construit et maintient l'individu humain comme objet de savoir scientifique » (p. 175). Retour encore à Foucault, et aussi à Wiener et à Shannon, le père de la théorie de l'information, laquelle se trouve réifiée, avec celle des systèmes et de la communication, dans des réalisations telles que le radar, les missiles guidés (p. 193) Dans un sens général, l'ordinateur et les servo-mécanismes sont la source des métaphores cybernétiques qui inspirent la recherche sur le système nerveux humain. Toute analogie alternative échoue (p. 195). Avec les analyses mathématiques de Wiener et l'engouement pour les solutions d'ingénierie à des questions psychologiques, la science humaine elle-même modèle l'objet de son savoir (du savoir) sur un moule cybernétique « Input-ouput  » – « as opposed to stimulus-reponse (...) analysis began to yield a formal/mechanical theory of the « machine… in the middle » »(p. 197).

Shannon, qui est un invité aux conférences Macy (1946-1953) organisées par la Macy Foundation de New York pour étudier les relations entre la cybernétique et les systèmes socio-biologiques, fournit peut-être la métaphore la plus puissante avec sa théorie de la communication-information. (organigramme, p. 201). « In the same way, the enhancement of command-control processes motivated military investment in communications technology and psychology over the long term » (p. 205). La psychologie cybernétique, théorique et pratique, se fait le reflet de la chaîne de commandement, tout en transformant cette dernière. 

Au chapitre 7 de son ouvrage, Edwards approfondit cette interprétation entre cognitivisme et psychologie, sous l'angle des travaux de recherche de deux laboratoires de Harvard qui ont étudié le problème du bruit dans la communication, en technologie et en psychologie. On introduit la théorie de l'information en psychologie expérimentale pour étudier les problèmes de communication en vol dans les véhicules aériens, durant la Deuxième Guerre. Le traitement de l'information humaine devient un nouveau paradigme dans la communauté scientifique. De George A. Miller à Marvin Minsky, en passant par tous les chercheurs en relation avec les Bell Laboratories, le paradigme cognitif mène à celui de l'intelligence artificielle. Cette dernière fait l'objet du huitième chapitre.
Le sujet informatique 

On peut définir l'intelligence artificielle en tant que psychologie des humains considérés comme des cyborgs naturels. Le sujet cyborg est une lente maturation de cette construction socio-politique de la théorie. Ce sujet est fabriqué à partir d'une expérience et d'une connaissance acquises pièce par pièce, à partir d'information pure (p. 237) « Even more than that of cognitive psychology, AI's story has been written as a pure history of ideas » (p. 239). L'intelligence artificielle se reproduirait de l'utopie et de son discours (voir notre lecture de Lucien Sfez dans ce numéro). Comme dans les chapitres précédents, Edwards dégage la naissance de ce concept en relation avec les besoins pratiques de l'après-guerre, les discours politiques et les réseaux sociaux. Il souligne que les recherches de l'ARPA, de SAGE et de son vétéran J.C.R. Licklider « agressively promoted a vision of computerized military command and control that helped to shape the AI research agenda for the next twenty-five years (p. 240). Les premiers programmeurs songent très tôt à un langage universel binaire, qui rendrait les ordinateurs capables de manipuler les symboles et non pas seulement des nombres.

La conférence de Dartmouth en 1956 marques la naissance conceptuelle de l'AI, dont Minsky, John McCarthy et Shannon sont parmi les organisateurs. « Shannon, [with the help of cybernetics], planned to do brain modeling (using information theory) » (p. 253). Plus tard, l'ARPA (1958) sert d'abord d'agence spatiale par intérim avant la création de la NASA. A partir de 1960, son mandat s'élargit pour « promouvoir la technologie de défense dans plusieurs secteurs critiques et pour aider le Département de la Défense à créer des capacités militaires [nouvelles] » (p. 260). La recherche fondamentale est, en ce temps précis, synonyme de sécurité militaire. Elle ne souffre, à l'ARPA, d'aucune évaluation par les pairs. « The agency's small directorate of scientists and engineers chose research directions for the military based on their own professional judgment, with minimal oversight. ARPA concentrated its funding in a small number of elite  »centers of excellence« , primarily in universities » (p. 261). Le Congrès ne supervise pas ses activités de façon serrée, ni ses orientations, de sorte de l'ARPA peut se permettre une recherche à haut risque (et à haut financement presque illimité) destinée à éviter les « surprises technologiques » venant d'autres pays (p. 261). L'agence initie un projet de commande-contrôle nommé le « Super Combat Center », une sorte de super-SAGE. Cette direction nouvelle mènera à la création de l'Information Processing Techniques Office (IPTO) en 1962, avec à sa tête J.C.R. Licklider, dont toute la carrière démontre comment les problèmes liés à la recherche militaire peuvent modeler les intérêts intellectuels du scientifique et ses visions du futur. Pour Licklider en effet, le progrès du C3I exige une avancée dans la technologie informatique, et particulièrement dans le « time-sharing » et l'interactivité (p. 268). La « vision » célébrée de Liklider est plus qu'un idéal personnel ; elle est également le produit de discours plus larges du monde clos et du cybor, d'approches technologiques à des problèmes politico-militaires et de métaphores cybernétiques sur les ordinateurs en tant que « minds » et que cerveaux (Idem).

Licklider a aussi fondé (pendant qu'il présidait l'IPTO) la firme Bolt, Beranek et Newman, qui se verra chargée en 1969 d'établir la structure de base du premier Internet, l'ARPANET. BBN, comme on la nomme dans le livre, était un des centres d'excellence faisant affaire avec l'IPTO, de concert avec le MIT, Stanford, Carnegie-Mellon et Rand entre autres (p. 270).

Edwards mentionne en conclusion à ce chapitre les mots de Vannevar Bush sur sa conception de la recherche en temps de paix : « War, he noted, « is increasing a total war, in which the armed services must be supplemented by active participation of every element of the civilian population. […] « Every element » of that population could be researched, rationalized, and reorganized and its efficiency improved. With computers, in Licklider's vision, a new « population » could actively participate (…) » (p. 271).
Les années 80 

Le fantasme du discours cyborg consistait à se servir d'une psychologie du traitement de l'information pour en arriver à « activer » la métaphore cybernétique, pour parvenir à modeler les processus mentaux complexes avec l'ordinateur. « Ultimately, closed-world discourse represents the political logic of the cyborg » (p. 273)

Les deux derniers chapitres du volume nous transportent à l'ère Reagan et à la « Cold War II ». Du début des années 80, avec le retour en force de la droite aux USA, le discours du cyborg et du monde clos trouve son apothéose, avec l'apparition du micro-ordinateur et des applications commerciales de l'intelligence artificielle.

 L'ère de la détente de Nixon-Kissinger ne doit pas nous tromper, dit Edwards. Le duo n'a que continué une politique de domination des États-Unis sur le « closed world » par d'autres moyens (l'ouverture à la Chine, par exemple, qui visait à diviser le monde communiste contre lui-même et peut-être à préparer un très vieux rêve américain : la conquête de la Chine comme marché). Après l'invasion de l'Afghanistan en 1979, le monde clos reprend ses droits. Le Strategic Defense Initiative (SDI) est annoncé en mars 1983; il bute sur une difficulté fondamentale : comment s'assurer qu'une seule erreur dans le logiciel de défense balistique gérant de tout n'affecte en rien l'ensemble, ni ne provoque de catastrophe ? (p. 291) Avec de 10 à 100 millions de codes, impossible d'éviter une ou des erreurs, disent les experts.

Le pouvoir rhétorique du plan était en fait de beaucoup supérieur à ses mérites techniques, observe l'auteur. Ses promoteurs clamaient en plus que les armes impliquées n'étaient qu'à but défensif… Il donnait à ces derniers une supériorité morale sur les défenseurs de l'arme atomique (p. 292). « American high technology in full control, a shield rather than a nuclear sword » (p. 293).

Six mois après cette annonce de mars par Reagan, le DARPA présente son Strategic Computing Initiative de 600 millions $, avec un budget projeté de 1 billion $ au début de la décennie 90. Projet conjoint entre l'université, l'industrie et l'État, le SCI entreprend de pousser la recherche sur les microprocesseurs à haute vitesse et les architectures parallèles, en faisant entre autres franchement usage des applications militaires comme objectifs de recherche, ce qui fera controverse (p. 294). Le plan directeur affirme, à la façon de J.C.R. Licklider, la symbiose homme-ordinateur : « The new generation [of computer technology] will exhibit human-like, « intelligent » capabilities for planning and reasoning » (p. 299). Le SCI renforce le rôle des supports technologiques et « intelligents » dans une recréation du contexte de la guerre froide des années 50 par les administrations Carter et Reagan.

 Quant aux échecs des armes nouvelles à haute technologie, un officiel de l'Office of Naval Research remarque : « Everyone wants to know wether these technologies will work. As far as I'm concerned, they already work. We got the money » (p. 301).
La fiction technologique 

Enfin, le dernier chapitre examine la subjectivité du cyborg dans la fiction populaire :
 The ability [of fiction] to represent subjective experience directly and dynamically gives fictional forms special powers of their own » (p. 305) « …fictional forms do not merely and passively « reflect » political and social « realities ». They are political and social realities because they actively and directly participate in the ongoing construction of subject positions. In this sense, engineering projects, grand politico-military strategies, scientific theories, and fictional forms all generate discourses that are simultaneously political and personal, public and private, abstract and concrete, factual and fictional. (p. 306)
Edwards analyse la dramatique du monde clos à travers différents films et un livre. « The closed world, as a dramatic archetype, is a world radically divided against itself. It is consumed, but also defined, by a total, apocalyptic conflict » ( p. 307). De l'expressionnisme allemand au cinéma industriel à catastrophe, la peur de l'invasion, peur de l'Autre, domine le genre. La monstruosité et l'artificiel sont des constantes qui dominent dans ces univers de technologie. C'est la révolte de HAL dans 2001, l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, révolte de l'ordinateur qui lit le discours des hommes à leur insu, sur leurs lèvres… HAL donne pour la première fois l'image de l'autre dans le monde hightech, dans la « structure immatérielle du monde clos ». L'Autre qui est aussi un second Soi (p. 323)
La confrontation dans le monde clos confine aux limites de l'irrationnel, un peu comme dans les études de Kissinger sur la dissuasion atomique. [The machines] « meet situations », mais aussi « start creating situations », comme le remarquait un représentant au Congrès en visite à la War Room dans Fail Safe, film de Sidney Lumet (1964).
 Épilogue : les cyborgs dans la World Wide Web Le monde est « plus concret et plus fermé » (p. 364) Pourrait-on se demander pour notre part si le monde clos n'a pas disparu, s'il a été transformé en anarchie close, qui intègre la totalité des communications ? Anarchie organisée, qui voit son trafic augmenter de 341 000 % par année. Anarchie contrôlée, et anarchie de commandement, puisqu'elle unifie en décentralisant. L'apocalypse nucléaire a laissé sa place à une apocalypse verte, celle du globe, de ses éléments, et du sens. L'apocalypse de la croissance, en fait, sous toutes ses formes, économique, sémantique, quantitative, celle du pouvoir aussi. Le dérèglement planétaire, dont celui du climat planétaire, donne un premier aperçu de ce monde clos du futur, s'il se constitue ainsi.

Certes, il y a un « miracle technologique » qui apporte sa part de bienfaits, mais il ne faut jamais oublier une chose : « Yet the technologies originally built for cold war have bound the globe, perhaps permanently, into one single world » (p. 364). Technologies de contrôle et de surveillance, il ne faut jamais l'oublier, qui fonctionnent par la dissémination de l'information. De l'entropie de H.G. Wells d'un « World Brain », pleine de positivisme humaniste, à celle de Ted Nelson et son réseau XANADU, le projet d'une encyclopédie universelle a toujours porté ce revers spécifique, qui touche le fond à la fascination du savoir scientifique et informationnel (quantifiable) celui de l'expert, en notre monde imbu de rationalisme clos sur lui-même, et qui se donne la technologie dont il a besoin.

Pierre Blouin

Notes
 (1) Le terme «  computer   » désignait à l'origine le mathématicien qui faisait la computation de tables de tir afin d'optimiser les trajectoires balistiques des obus d'artillerie. Ce domaine d'activité est devenu une industrie militaire mineure durant la guerre. Norbert Wiener, le théoricien de la cybernétique, était un de ces «  computers  » (p. 45). Les femmes étaient majoritairement employées dans ces pools de travail, lequel était répétitif. L’ordinateur fut d’abord une ordinatrice…  (Retour au texte)
(2) « The RAND thinkers inhabited a closed world of their own making, one in which calculations and abstractions mattered more than experiences and observations(…) p. 120) Le terme même de « thinktank n'évoque-t-il pas un monde hermétique de pensée? disait Jonathan Schell (Idem)   (Retour au texte)

(3) Le travail de Turkle a servi, comme celui de McLuhan, à documenter l'approche empirique et techniciste de l'informatique et du cyberespace par la suite.  (Retour au texte)
(4) Edwards analyse le film Terminator 2 (1991). Il conclut en interrogeant la place de la culture et de ses différences comme sources d'intégrité et d'authenticité dans le monde « global » et clos. Crise de la culture et de l'identité dans un monde déraciné ) (p. 365). (Retour au texte)

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LE CORPS COMME OBJET TECHNOLOGIQUE

Paul Virilio, La bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.

« …la hâte croissante est un symptôme de la transmutation du monde en chiffres »
Ernst Jünger, « Soixante-dix s'efface » Vol. 1, Gallimard, 1984, p. 366 (cité in Virilio p. 93)

Dans ce petit recueil de chroniques parues dans des journaux allemands, suisses et autrichiens, Virilio poursuit son exploration philosophique de la techno-science, «produit de la confusion fatale de l'instrument opératoire et de la recherche exploratoire» (p. 11). Depuis près de deux siècles, «la science a évoluée dans l'unique perspective de la recherche de performances limites, au détriment de la découverte d'une vérité cohérente et utile à l'humanité» (Idem). Ce qui intéresse toujours et encore Virilio, le penseur de la technique des pensées, c'est bien cette question cruciale du rapport de la pensée à l'univers qui la contient et l'exprime. Que devient la pensée en rapport avec les techniques ? Telle pourrait être la question qui résumerait (résumer pris ici au sens d'expression et de condensation symboliques) son œuvre. Mais pour ce faire, il nous aide essentiellement à articuler une pensée critique dans un univers de technique. Comme le dit Nancy Dolhem dans Le Monde Diplomatique de décembre 1998 («Vers la guerre de l'information») :
(…) chaque ouvrage de Paul Virilio constitue pour l'esprit un événement et une jubilation. De tous les penseurs contemporains, il apparaît comme l'un des plus incisifs, des plus créatifs […] Lire ses textes, c'est s'exposer à voir le monde de manière radicalement différente et singulièrement stimulante. Il propose, littéralement, une nouvelle perspective pour mieux situer l'univers contemporain dans une problématique, tel un visionnaire, il perçoit distinctement là où tant d'autres tâtonnent et multiplient les confusions. […] Historien des techniques, et notamment des techniques de la guerre, Virilio, qui se définit comme un «critique d'art de la science» parle de l'intérieur des sciences. Il met en garde, avec une rare lucidité, contre les nouvelles illusions et les nouvelles aliénations créées par les technosciences. (p.31)
Avec ce bouquin, Virilio conteste toujours la technologie comme destin, le «Cyber comme nouveau continent», qui reflète la société et qui est sans responsable et sans tête (dixit John Perry Barlow, président de l'Electronic Frontier Foundation, dans son célèbre manifeste pour le cyberespace).
On dit que Virilio se répète, et c'est vrai. Comme tout grand artiste qui reprend ses thèmes dans chacune de ses œuvres. On ne répétera jamais assez ce que les gens sont aveugles à voir. Mais contrairement aux technojunkies, Virilio «revisite» ses thèmes, les retourne, les réinvestit de nouvelles interrogations. Dans ce cas-ci, c'est la bio-technologie qu'il joint à ses réflexions sur l'image, ou plus précisément sur l'illusion d'optique en tant que caractéristique du 20e siècle (p. 31). Le danger est la réalisation achevée de cette illusion, il est le virtuel intégral.
Seul un philosophe peut nous faire une telle affirmation ; le virtuel est une appréhension du réel, donc une philosophie du monde. En tant que philosophie et phénoménologie, il a ses lois propres, son évolution propre. Il se réalise dans un univers où tout est information et données, où tout est quantifiable. La reproduction de l'être humain par un automatisme (donc, sans faille) ne relève pas de la simple expérience scientifique ni du souci médical du mieux-être : elle exprime d'abord et avant tout un destin de l’homme industriel, elle parachève la logique de la Raison et de la Machine — après la technologie des matières inertes, celle des matières vivantes. Le modèle de la technologie, c'est le vivant. La technologie qu'on connaît est déjà du vivant en boîte, elle ne fait que tendre vers plus de réalisme biologique.
C'est pourquoi la science-fiction est entrée maintenant dans une phase de confusion avec la réalité. «Dol n'est donc pas une innovation, ni même un événement […] Avant d'avoir un avenir, elle a eu un passé, de «lourds antécédents» comme on dit […]» (p. 40). C'est cela qui devrait nous inquiéter, avertit Virilio: «ce lourd passé de notre société moins industrielle que militaro-industrielle», où prospective scientifique et crime ont progressé ensemble (Hiroshima en est l'exemple premier) (Idem). Avec ces «comités d'éthique» composés d'experts scientifiques, techniques, «moraux», voire des grands trusts, on établit une «justice expérimentale» qui cautionne cette nouvelle barbarie en en délimitant les excès (p. 40-41). À cet égard, ceux qui trouvent le mot «barbarie» trop fort, liront avec attention Hubert Doucet, professeur à la Faculté de médecine et à la Faculté de théologie de l'Université de Montréal, ainsi qu'à la Faculté de médecine de l'Université de Genève. Il a publié notamment Aux pays de la bioéthique chez Labor et Fides, en 1996.

Pour faire des expériences médicales, on n'hésite pas à prendre des prisonniers, des personnes handicapées, des gens âgés en institution. Et on ne dit pas à ces personnes qu'elles sont l'objet d'expériences dangereuses (1)
Des chercheurs se sont révolté, ont parlé dans leurs revues savantes, il y a eu enquête du Congrès américain. Mais ce sont les scientifiques eux-mêmes qui ont dit «Il faut faire quelque chose. Il faut amorcer une réflexion morale.» (p. 19)
Or, rappelle Doucet, «L'analyse des principes de la bio-éthique fait voir leur ambiguïté, la différence des interprétations, et l'absence de philosophie commune d'où découleraient ces principes. Ceux-ci deviennent plutôt des mots de passe (…)» (Doucet, 1996, p. 99) Autrement dit, la bio-éthique évite la philosophie, la réflexion de base ; elle ne remet pas en question la bio-technologie, mais se contente d'une approche technique qui vise à l'humaniser si possible…

Aujourd'hui, quand les gens pensent à la bioéthique, ils pensent à la prise de décision. C'est effectivement une des missions de l'éthique. Mais l'autre fonction essentielle de l'éthique, c'est sa fonction de réflexion. Autrement l'éthique perd son âme et il n'y a plus d'éthique à proprement parler. (Doucet, 1998, p. 28)
Voilà donc pourquoi nous avons doublement besoin de Virilio le philosophe, qui aborde ce complément à son domaine de réflexion en nous disant : si l'éthique ne sert qu'à réglementer la réparation du corps, sans se demander pourquoi le corps s'est brisé ni faire une investigation les conditions de vie du corps, alors elle continue la techno-science (p. 41, Virilio) la bio-éthique, dans cet état, raffine la technocratie médicale et pharmaceutique actuelle. «(…) la technologie médicale et l'organisation technocratique des soins ont fait du médecin et du malade deux étrangers.» (Doucet, 1998, p. 21)
Non à la virtualisation complète du vivant, clame Virilio. Non à la science schizophrène! En ce siècle où on considère encore le corps de l'esclave comme matière première, par les bienfaits de la mondialisation et de sa main-d'œuvre tiers-mondiste autant qu'occidentale à bon marché, quel est le sens de ce «progrès technologique» qu'on nous répète et qu'on nous fait entrer dans les mœurs ? Si Virilio dénonce le «pseudo-individualisme» et l'hédonisme libéral (p. 42), c'est bien plutôt que ces marques de l'Homme contemporain sont le fruit d'un système d'inconscience organisée, de non-responsabilité, qui étouffe la spiritualité et sa survie nécessaire (p. 43). Pour accuser Virilio de «conservatisme», il faudrait d’abord avoir soi-même une idée élevée de la culture et du spirituel (autrement que comme mots-clés à soumettre à un moteur de recherche).
Dans ce livre, Virilio s'intéresse aussi (et encore) à la guerre, qui «tue la réalité du monde», et ces nouvelles abolitions de cette réalité que sont l'effet de serre, la réalité en direct à la télé, ou sur Internet, les accidents technologiques… Parfois, certains trouveront que la philosophie exagère, grossit démesurément, joue avec une dramatique. Pourquoi ne pas considérer ces éléments comme le corollaire d'une pensée forte ? Oui, Virilio dramatise parce que la situation est dramatique mais qu'on ne parvient pas à le réaliser. Une pensée radicale n'est pas une pensée soft, faite de descriptions objectives, de compromis sur les faits ou des réserves dans l'interprétation. Le lecteur intelligent est celui qui sait faire la part des choses face à la lecture d'un esprit de cet envergure. Il ne s'agit pas de pardonner les «exagérations» d'un écrivain ordinaire, mais bien plutôt d'entrer dans un univers exigent, puissant, où le symbolique du discours occupe la première place. (Pour cela, il faut d'abord savoir lire symboliquement). Quand Virilio nous parle de la science ou de la bio-éthique, il nous entretient de leur mythologie, de leur signification symbolique et spirituelle, de leur histoire dans la tête des hommes, des désirs secrets et inavouables qu'elles expriment…
Par exemple, le retour incessant de la panoptique dans son discours. «De fait, écrit-il, la fameuse mondialisation exige de s'observer et de se comparer sans cesse les uns aux autres» (p. 72). Ceci, après avoir débuté sur une anecdote : l'émergence d'une nouvelle télé-vision grâce aux sites Internet des « livecams » qui permettront de surveiller quelqu'un dans sa maison, qui se prête au jeu pour faire partager ses angoisse, ses hantises, à tout un réseau (p. 69). Virilio ne se contente pas d'une analyse psychologique ou sociologique de la chose. Ni même d'une analyse morale ou éthique. Il fait le parallèle avec la vieille technologique, avec le terrorisme des gens ordinaires, et avec la bombe informatique, qui désintègre non plus la matière, mais la «paix des nations par l'interactivité de l'info» (p. 74).
Quelle est au juste cette bombe ? C'est, en gros, la face caché de l'interactivité. Là où on vivait sur une base de fraternité et de collaboration, d'auto-respect mutuel, on vit sur celle de l'espionnage continu, de la curiosité obsessionnelle, de la transparence absolue. Toutes ces caractéristiques sont celle du totalitarisme. «La guerre économique s'avance masquée par la promotion de la plus grande liberté de communication…» (Idem).
Cette notion de bombe informationnelle a d'ailleurs été formulée par nul autre qu'Einstein à la fin de la Deuxième Guerre. Il s'agit là d'un aspect moins connu de son œuvre, celle d'une réflexion sur la symbolique du modèle atomique, et de la radioactivité. Témoin, pour illustrer ceci, cette phrase de Virilio: «Déraison du plus fort, l'entreprise multinationale laisse sur la touche (la touche OK!) le plus faible, le «citoyen du monde» consommateur d'une sorte de jeu de société où le réflexe conditionné l'emporte sur la réflexion partagée ; phénomène statistique de massification des comportement …» (p. 76)
Voilà comment l'interactivité peut en venir à dominer l'Homme. C'est déjà celui d'une conception dominante de la gestion de l'information, telle qu'on l'entend par la communication électronique, et qui s'est depuis longtemps positionnée comme instrument économique.
Pour Virilio, la communication directe, le « live », le temps réel consacrent «la mort prématurée de toute langue vivante» (p. 83). Il faut taire la parole et voir, ne faire que cela, voir et être vu, être fasciné par l'immédiat, le fait, l'événement, les chiffres, le superficiel, le « chat », la papotage, les opinions (éclairées ou non), la banalité, la stupidité. Un univers de talk-shows, de stars, de « top models ». Plus rien de difficile ni d'exigeant au plan intellectuel (ça fait «prétentieux»). Dans les universités, réduction du corpus théorique aux trois grands domaines maîtres : celui de l'économie (Peter Drucker et consorts) ; celui du digital (Nicholas Negroponte, Minsky) et celui de la philosophie-sociologie (Pierre Lévy, Alvin Toffler). La pensée E-mail, ainsi que l'exprime Negroponte : « Brevety is soul of e-mail » (p. 84). On ne fait pas de débat par e-mail.
Alors, dépassé, le «vieux» Virilio ? En fait, Virilio travaille beaucoup dans son enseignement auprès des jeunes universitaires. Quel «jeune» internaute tout dynamique a jamais remarqué que les images transmises par le Sojourner depuis la surface de Mars sur Internet étaient en tout point semblables à celle de ses fantasmes de virtualité ? Pures images, de nulle part, du vide, de l'inhumain, fascinantes à cause de cela seul… «La soi-disant conquête de l'espace n'étant jamais qu'une simple conquête de l'image de l'espace pour un monde de téléspectateurs», remarque Virilio (pp. 91-92) en commentant le rêve candide du pionnier russe de la caméra de télé au cours des années 30, Vladimir Zworykin, qui voyait son invention comme l'œil d'une fusée spatiale.
C'est d'ailleurs dans l'exploration spatiale que la technologie supplante l'homme, qu'elle trouve son plein potentiel là où l'homme n'a pas affaire. Nous connaissons (et peut-être habitons) les planètes par la technologie, avec le corps de la machine… La nouvelle génération de techniciens du Jet Propulsion Laboratory, de Pasadena, en Californie, par exemple, dirigent le Sojourner à partir de micro-ordinateurs, dans des salles ressemblant à un bureau de comptables… Finie l'étape de la chienne expérimentale à la Laïka ou de l'homme de laboratoire (l'astronaute héroïque à la Glenn ou à la Gagarine). Une corporation de pionniers disparaîtra ainsi, après l'avatar de la station spatiale. L'homme de l'espace sera plutôt un «travailleur du savoir» doué du sens de l'exploration technique.

Toute révolution politique est un drame, mais la révolution technique qui s'annonce est sans doute, plus qu'un drame, une tragédie de la connaissance […] la cybernétique des réseaux n'est pas tant une technique qu'un système - un techno-système de communication stratégique […]. (p. 121)

En étant tous connectés, le moindre risque devient systémique : en témoigne amplement le virus informatique. Et d’autre part, information et désinformation sont convergentes et absolument synonymes, nécessairement synonymes, puisque l'information est la stratégie de la mondialisation. Elle est la forme de connaissance exigée par le temps réel et l'interactivité. «La promotion du Web et de ses services online n'a en effet plus rien de commun avec la commercialisation d'une technique pratique (…) puisqu'il s'agit cette fois de la plus vaste entreprise de transmutation de l'opinion jamais tentée en temps de paix ; une entreprise qui fait fi de l'intelligence collective comme de la culture des nations» (p. 124).
 La bulle virtuelle des marchés financiers en donne un premier aperçu. Entreprise de globalisation de l'imaginaire collectif, Internet rejoint bien vite la logique du clonage : rendre tous les hommes pareils pour qu'ils pensent tous pareillement. Plus de dissensions, plus de débats, même plus d'idées ; le rêve idéal du spéculateur et du technicien. «L'inflation virtuelle ne concerne donc plus seulement l'économie des produits manufacturés, la bulle financière, mais l'intelligence même de notre rapport au monde» (p. 127). «La globalisation des échanges n'est donc pas économique, elle est d'abord écologique (…)» (p. 130). Elle pollue non pas uniquement les substances, mais les distances (autre notion clé chez Virilio) «et les délais qui composent le monde de l'expérience concrète» (Idem).
 La perspective du temps réel des télécommunication conjugue l'actuel et le virtuel, les deux produisent « un relief analogue à celui des graves et des aigües de la haute-fidélité » (p. 133). C'est le relief de l'événement, et non de la chose (entité physique, palpable). « Rien n'arrive, tout se passe » (p. 28). Le monde réduit à une bande passante, à un flux de données.
Virilio nous laisse sur ce constat : «Désormais, le génie génétique prend le relais de l'atomique pour inventer sa bombe» (p. 154) C'est la vie et l'espèce qui sont maintenant en jeu dans notre inconscience technologique collective, qui a à peine senti la réalité de l'horreur atomique qui est nôtre depuis 50 ans. «Bombe génétique et informatique ne constituant qu'un seul et même «système d'armes» (Idem). Car l'information est la troisième dimension de la matière organisée après la masse et l'énergie, rappelle Virilio. C'est pourquoi on peut parler de guerre de l'information, comme il y en a une de la masse et de l'énergie. Non pas «guerre propre» à zéro mort, comme on veut nous le faire croire avec les opérations américaines au Moyen-Orient, mais guerre plus subtile à «zéro naissance» ; contre la bio-diversité et la planète elle-même. Guerre de l'inconscience de la consommation, guerre de la pensée «ordinaire».
Pierre Blouin

(1) « En éthique, tout part du respect de la personne et de son autonomie » in RND, no. 11, décembre 1998, p. 18.

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Une science de l’information en question(s)

Marie-France Blanquet, Science de l’information et philosophie : une communauté d’interrogations. Paris, ADBS Éditions, 1997

La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est très souvent fardée, et très souvent aussi enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins utile
 Leibniz, cité p. 136.
Du côté des institutions des sciences de l’information, et de la documentation, on commence aussi à prendre conscience de la nécessité d’approfondir le discours actuel – en fait, qui a toujours été tenu – sur les définitions théoriques de la discipline. C’est avec un grand intérêt qu’on lira donc cet essai d’une des co-auteurs, avec Claire Guinchat et Michel Menou, de la seconde édition du classique Introduction aux sciences et techniques de l’information et de la documentation (Paris, Unesco, 1990). Blanquet est aussi collaboratrice au périodique Documentaliste-Sciences de l’information. Diplômée d’études supérieures de philosophie, docteur en sociologie, titulaire des licences de science de l’éducation et de psychologie, l’auteur met à contribution ses analyses sur l’industrie de l’information et les autoroutes électroniques. Dans cet ouvrage qui porte une marque personnelle, on constate une autre manière d’aborder le champ de l’information, qui se démarque de l’empirisme exagéré (le plus souvent fétichiste) d’une bibliothéconomie anglo-américaine en mal d’efficacité.

L’auteur essaie simplement de montrer les fondements philosophiques d’une « science » de l’information en faisant des rapprochements avec les grands systèmes philosophiques historiques. Elle a même le courage de formuler des interrogations sur des points de doctrine, comme la veille économique. Partant de la prémisse que les sciences trouvent leur racine dans la philosophie et sont, « dans une partie d’elles-mêmes, philosophie » (p. 8), l’auteur pose que la philosophie fournit aux sciences de l’information « ses plus importantes racines et des pistes de réflexion fondamentales » (p. 9). « Le scientifique de l’information ne doit-il pas s’interroger (…) sur le sens à donner à la culture technicienne du monde contemporain ? » (p. 10).

Tout le livre est sous le signe de l’interrogation. Blanquet pose des questions, comme si c’était la première fois qu’elles étaient posées, du moins en pressentant une urgence de les poser. C’est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de son livre : force, parce que les spécialistes de l’information y sont confrontés aux limites de leur science, à l’épistémologie de leur savoir-faire, et aussi faiblesse, car on aurait souhaité ne serait-ce qu’une amorce de réponse, une initiation à la découverte. On comprend que l’auteur parle de l’intérieur de l’institution bibliothéconomique, qu’elle use de prudence et qu’elle met en garde les pairs contre certaines malversations professionnelles. La forme instigatrice de l’ouvrage lui permet de garder une distance, tout en atteignant certaines limites que l’auteur elle-même reconnaît.

Mais les intuitions sont fulgurantes : avec les « gens de l’information », on a l’impression de prendre un train en marche, remarque Blanquet, d’arriver au milieu d’une histoire. « Réfugiés dans les techniques de conservation, de traitement et de diffusion de l’information, les savants de l’information ignorent, font semblant d’ignorer les idéologies qui remplissent leurs savoirs et leur savoir-faire » (p. 14). L’industrie de l’information privilégie des savoirs au détriment d’autres savoirs, la science de l’information n’est pas neutre.

D’autres questions sont soulevées avec une égale pertinence et intelligence : celles de la mémoire (« quelle part de sa mémoire l’homme peut-il matérialiser ? », p. 13), celles des censures, des exclusions de savoirs (« Existe-t-il des savoirs interdits, des savoirs méprisés, des savoirs exclus, et pourquoi ? Dans cette hypothèse, existe-t-il des savoirs autorisés, pourquoi, par qui, mais aussi pour qui ? », p. 10). D’autres questions encore, telles celles des contrôles technocratiques et infocratiques de la connaissance (« N’y a-t-il pas, dans le monde de l’information, de  « nouveaux sophistes » qui, comme leurs ancêtres, abusent de leur savoir pour induire en erreur » ?, p. 11).

Bref, à toute diffusion de l’information, correspond un contrôle de et par l’information. Sans analyser cette problématique (qui est au cœur des réseaux et des nouveaux processus technologiques), d’un point de vue contemporain, avec des penseurs contemporains, Blanquet établit des rapprochements avec les philosophes antiques et modernes, de Platon à Kant. Le tout peut parfois prendre une tournure quelque peu académique, surtout lorsqu’elle réitère les mérites du rapport Unisist de l’Unesco aux côtés des méditations des classiques, mais cet aspect n’est que secondaire, somme toute, au vu du contenu et du dynamisme de l’œuvre. « Retrouver ou trouver les racines philosophiques de la science de l’information n’est donc pas un pur jeu d’idées. Cela peut servir, nous le montrons pour l’hypertexte, à prendre le recul critique nécessaire pour évaluer des outils, des méthodes ou des procédés qui paraissent nouveaux parce qu’ils accompagnent souvent de nouvelles technologies, mais qui en fait reposent sur des doctrines ou des théories qui, elles, ne sont guère originales » (p. 15).

Se démarquant du scientisme, l’auteur fait des documentalistes des défenseurs de la philosophie (p. 16). La science n’est pas la seule à poser les problèmes réels, et « il convient de se défaire d’une certaine image  « fausse » de la philosophie et du philosophe » (p. 17). Dans une observation proche de celles de Virilio (auteur qu’elle cite souvent par ailleurs), Blanquet remarque : « Dans la visite du cyberespace, l’homme perd la certitude du réel (…) Il perd aussi la mesure de l’espace. Or, le temps et l’espace sont deux données incontournables de l’expression humaine » (p. 12). Répondra-t-on à cela, comme on est habitué de l’entendre chez les documentalistes, surtout les plus attachés au « progrès », que Madame est « réfractaire au changement » ? C’est ce que feront malheureusement un bon nombre de « spécialistes » de l’information, tout formés qu’ils ont été à l’école des doctrines et des cadres de pensée managériaux et techniques. Ce qui s’expliquera facilement, du reste, lorsqu’on lit ensuite chez l’auteur des questions aussi impertinentes que celles-ci : « Quel sens et quel pouvoir faut-il accorder à la technique en général ? Quel sens et quel pouvoir donner aux NTI en particulier (…) les NTI ont-elles pour résultat d’amplifier l’Avoir de l’Homme en le vidant de son être ?  » (P. 20). Ou encore cette autre : « En construisant un monde empli de plus en plus de machines, en créant une réalité virtuelle (…), l’homme acquiert-il son autonomie, fait-il l’expérience de sa liberté ? Fait-il, au contraire, l’expérience de son aliénation ? Quel sens donner au progrès ? » (pp. 20-21).  

S’inspirant des trois grandes questions posées par Kant comme programme à la philosophie, Blanquet débute par celle-ci : « Que pouvons-nous connaître ? » Elle explore le cadre conceptuel de l’information : la connaissance, qui implique un rapport du sujet à l’objet, est la base de l’information (p. 27). Avec elle, le langage, corps de la pensée, nous permet d’aborder dans le multimédia « l’avenir et le devenir de la pensée à l’ère informatique » (p. 29).

C’est dans l’optique ouverte par Yves Le Coadic que l’auteur engage son dialogue avec le philosophe. « La science de l’information, comme toutes les sciences, est en soi un acte de foi dans le progrès (…) Quels sont ses objectifs à long terme ? Quel est le bout de son chemin ? » (p. 30). Question fascinante s’il en est, et encore plus venant d’une professionnelle de l’information ; c’est bien là le grand paradoxe, que toute science est un acte de foi en la Raison, en la Technique, et finalement en la Science elle-même. On évolue en univers fermé, en « closed world », si bien analysés par Paul Edwards.

Quant à la connaissance philosophique, elle pose la question du point (de vue) final dans la recherche du savoir. « La science arrête la recherche au savoir rationnel explicite […] Le philosophe, au contraire, se consacre aux mystères [irrationnels] mais dans une démarche raisonnée. Il prend en quelque sorte la relève du savant en s’interrogeant sur la signification à donner aux connaissances scientifiques elles-mêmes » (p. 47).

Un des problèmes épistémologiques essentiels de la science de l’information consiste à déterminer seule l’information scientifique et technique, cette IST qui lui a donné naissance en fait en tant que science, si seul ce type d’information vérifiée entre dans son champ d’étude et d’application. Pour le moment, tel est le cas. « Il n’y a donc pas de place pour les connaissances acquises par des processus non scientifiques de la pensée. L’étude de la production des banques de données traduit cet intérêt pour les sciences économiques, exactes et appliquées » (p. 49). On assiste en conséquence à une systématisation des savoirs par la science de l’information. « En tant que science constituante, elle participe à la création ou à l’invention des savoirs dans une mesure qu’il est difficile d’établir et de quantifier » (p. 51).

Méditation qu’on peut dériver  : c’était déjà le but de la bibliothèque d’Alexandrie : rassembler les savoirs pour leur permettre d’interagir, de se définir, de se développer. Mais Alexandrie a-t-elle aussi exclu des savoirs pour ce faire, des savoirs non officiels, non utiles, non mesurables, non écrivables ? Nous ne le saurons peut-être jamais, mais du moins est-il permis de soulever la question. Pas de science sans information, et sans épuration de l’information. L’organisation des connaissances participe à la constitution des sciences.

Blanquet examine les questions de la classification, de l’encyclopédie et du transfert des savoirs à la lumière de ces constats. Elle incite le documentaliste à revisiter les principes d’Aristote (logique formelle) qui constituent la base logique de toute classification (p. 57). En outre, « l’une des missions méthodologiques essentielles de la science de l’information est de créer les outils nécessaires à la sauvegarde du patrimoine informationnel humain », sa conservation, sa mémorisation (p. 61). Encore là, l’accent sur la diffusion et l’accès occulte cette mission, pourrait-on ajouter. À tout le moins, les critères de retenue de l’information, on le sait, et Blanquet l’analyse bien, ont toujours été contestables, voire ambigus, comme celui de l’utilité par exemple (p. 65). Ajoutons que tout cela n’est rien à côté des effets néfastes des multinationales des moteurs de recherche sur Internet, les critères de pertinence relevant ici d’une conception américaine du pratico-pratique (sports, bourse, auto, etc.) et faisant de plus l’objet de viles négociations avec les clients qui peuvent acheter leur « visibilité »…

Le thésaurus et l’hypertexte, comme les critères ci haut mentionnés, sont eux aussi intégrés à un système mental. L’auteur démontre que le postulat de base de l’hypertexte, que la pensée associative est le processus maître, sinon unique, de notre vie mentale, tel que le formulent les empiristes (p. 67), tel que défini par Vannevar Bush, est à tout le moins questionnable. L’association repose sur une conception atomiste et passiviste de l’esprit ; de plus, elle est imposée par le concepteur du contenu hypertextuel et peut donc servir aussi à orienter, à manipuler (p. 69). Ajoutons, pour notre part, et en complément à ces réflexions, que l’hypertexte constitue de ce fait un puissant instrument de condensation forcée et d’exclusion de savoirs au profit d’autres types de savoirs, comme le souligne d’ailleurs Blanquet. En fait, l’hypertexte s’inscrit dans un système de connaissance technologique et technocratique. Un mot renvoie au site corporatif ou à la dépêche de presse qui l’explique, un nom propre renvoie à une définition encyclopédique (avec toute la réduction, souvent arbitraire et idéologique, qu’on trouve dans les encyclopédies ; dans les chroniques (très populaires auprès des internautes québécois, entre autres), on fait des liens entre productions du milieu de l’information et articles de magazines ou manifestes. En cela, l’hypertexte participe d’un conditionnement informationnel qui vise à extirper l’arrêt sur l’analyse et la profondeur.

L’auteur questionne aussi le « sens à donner aux titanesques additions de textes condensés ou intégraux amassés dans les banques de données mais amputés de tout travail de vérification et de synthèse ? N’y a-t-il pas là une faille méthodologique de la science de l’information ? » (p. 70). Si on adhère à l’idée du tout-automatique en indexation, aussi bien être franc et admettre notre conception très élevée d’une connaissance au tout-à-l’automatique(ce qui est presque le cas dans plusieurs domaines maintenant…).

« Dans le monde industrialisé, la mémoire n’évoque plus la conscience, mais des équipements informatiques » (p. 72). On peut adhérer ou non à l’argument de Platon sur l’écriture, mais retenons plutôt celui de Leibniz, philosophe et mathématicien : « Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant. Comment définir autrement l’inconscience ? » (idem).

En deuxième partie, intitulée « Que devons-nous faire ? », l’auteur en appelle à une morale de la science de l’information. Que faire de notre savoir ? Question quand même imbriquée avec celle de la diffusion de l’information et de l’organisation de son accès. Le lien entre la science et le pouvoir ne devrait pas échapper au spécialiste de l’information. Ce dernier participe simplement à la technicisation du savoir, par l’orientation technique qu’il donne à sa mission et à ses compétences. D’autre part, les bases de données techniques, médicales ou économiques se portent beaucoup mieux que celles des sciences humaines et sociales (p. 84). « Toute l’industrie de l’information traduit, par sa production, son adhésion au réalisme arbitraire et pragmatique des civilisations industrialisées » (p. 85)

Quelles sont les fins de l’utilité alors ? À qui profite l’utilité en dernière analyse ? La mise en réseau électronique de l’information veut aussi dire sa monopolisation par de grands intérêts financiers et industriels. Avec Internet, les Etats-Unis ont consolidé et affermi leur mainmise sur l’IST, et bientôt sur toute forme d’information. « Les deux tiers environ des banques de données commercialisées en ligne proviennent des Etats-Unis (62 %) contre 32 % pour le reste du monde » (p. 88). Conditionnement au carré, encore là, et d’autant plus influent qu’il modèle des pratiques techno-industrielles comme celles de la Web-TV (inconcevable sans une définition américaine de la télévision) ou celles de la veille technologique informationnelle, dont le pragmatisme peut servir à justifier la philosophie, et les excès.

Quel idéal s’est donc fixé la science de l’information ?, se demande Blanquet. « Sur ces questions, la science de l’information fait souvent l’impasse. Tout se passe comme si elle était elle-même en amont de ces interrogations essentielles. Peu de formations aux fonctions de bibliothécaire ou de documentaliste comprennent expressément un chapitre sur les racines idéologiques, morales, de la science de l’information, c’est-à-dire sur la responsabilité et la liberté. Ce chapitre, si souvent récusé au nom de la priorité accordée à l’acquisition de techniques considérées comme primordiales, n'est certes pas simple à ouvrir » (p. 91). Et pour cause : la science de l’information, comme toute science, ne s’est jamais posé la question de son idéologie morale et intellectuelle. Bien plus, on sait que nombre de bibliothécaires, au début du siècle, au Québec comme aux USA, ont participé à la censure morale (et donc politique) dans leur institution. Au Québec, en particulier, il n’y a pas que le clergé qui a été à l’avant-scène de la censure (la plupart des bibliothécaires étaient des membres du clergé ou des personnes liées aux organismes catholiques).

Bref, aujourd’hui comme hier, une irresponsabilité diffuse et acceptée règne dans la profession. On bonifie la relation de service comme valeur ajoutée sans parler de la responsabilité sociale du bibliothécaire. Paul Otlet, le pionnier de la documentation, avait un idéal humaniste réel, qui est poursuivi en effet par des actions telles que celles du PGI-Unisist (p. 93). À cet idéal, issu des années 70 et du rêve du Nouvel Ordre de l’Information, a succédé un nouveau discours, une autre vision : « c’est celle d’une certaine (pour ne pas dire de toute) veille économique et commerciale qui repose sur l’ « ésotérisme » financier et s’incarne dans des monopoles de fait de l’information scientifique et technique (…) » (idem).

On a rebaptisé depuis cette veille « veille professionnelle », pour lui donner une image respectable et plus experte, surtout plus propre, moins mercantile, le mot de veille pouvant en fait indifféremment être accolé à tout adjectif. Avant de clamer l’avènement d’une cyber-civilisation planétaire, souligne l’auteur, laissons au moins le constat d’une pluralité des cultures, des idéologies, et des mentalités diversifiées. Le documentaliste, pas plus qu’il ne se constitue prisonnier de la technologie, ne doit s’en faire le guerrier (p. 94). L’éthique du bibliothécaire dépasse la simple responsabilité personnelle quant aux informations et aux accès qu’il fournit : elle concerne d’abord et surtout son rapport au savoir et l’engagement commun vis-à-vis la collectivité, et non pas vis-à-vis d’intérêts particuliers. C’est là le vrai sens d’une éthique professionnelle (pp. 95-96).

Que faire avec les NTI ? Sur ce point, l’auteur répète des vérités devenues presque des lieux communs à force de répétition – comme de « comprendre le sens profond des machines ». Citant Fourastié et Emmanuel Mounier, sur les « désillusions du progrès », elle en appelle à un réalisme de la machine qui, somme toute, est loin d’être cliché, en ces temps où on s’efforce de se décoller du mythe obsessionnel de l’information électronique.

Blanquet cite Pierre Lévy, lequel recommande qu’il « faut imaginer » que nous abordons une nouvelle Renaissance après avoir parlé des imprimeurs de cette époque qui étaient à la fois lettrés, humanistes, intellectuels, techniciens (comme nos capitaines d’industrie et nos programmeurs-potineurs de la présente Renaissance…??) (p. 110). Elle continue : « Ceux qui parlent des techniques aujourd’hui en terme de dépendance oublient de considérer la profonde aliénation, à cet égard, de l’humain à la technologie de l’écriture (…) » (p. 111). Et la voilà tombée elle aussi dans cette fausse équation technologie=écriture. L’écriture, rappelons-le brièvement, est une technique, ce qui n’est du tout pareil à la technologie électronique. Et une technique du symbolique en plus, ce qui n’est pas du tout le cas de la technologie de l’information, qui, elle, joue avec la perception globale et avec un pouvoir inédit de mise en condition.

Une telle contradiction dans l’argumentation de l’auteur s’expliquerait par le manque de base théorique du livre, qu’elle a elle-même voulu par ailleurs. La force du livre, répétons-le, consiste dans les interrogations qu’il lance, bien plus que dans la solidité des tentatives de réponse qu’il comporte. L’argumentation est de type humaniste classique (le livre pourrait avoir été écrit dans les années 50 ou 60) ; mais ceci n’enlève absolument rien à sa pertinence, bien au contraire. Ce qui le distingue justement d’une reprise humaniste plate, c’est son intelligence.

Un autre exemple pour illustrer ceci : l’auteur nous parle de la conquête de l’espace-temps grâce aux NTI, laquelle engage nos sociétés dans une nouvelle ère du système technico-industriel. « Gagner du temps apparaît toujours comme un plus, une valeur ajoutée au service offert. Le facteur temps devient stratégique dans la recherche de la compétitivité (…) la maîtrise du temps devient l’indispensable condition du fonctionnement social » (p. 115). L’espace et le temps mesurés, loin d’être neutres, sont les conditions de l’échange, ils forment un réseau de normalisation planétaire (p. 117). L’auteur questionne le discours utopiste de Lévy en ce sens.

Enfin, à la question « Que pouvons-nous espérer ? », Blanquet invite à se pencher dur les enseignements de la métaphysique en tant que « science achevée ». « S’instruire, c’est nécessairement s’éclairer. Si la science a supprimé l’ignorance, elle supprime aussi et surtout l’esprit d’ignorance (…) » (p. 123). L’auteur retient l’exclusion comme une interrogation philosophique plus importante que les autres en science de l’information. Citant Ignacio Ramonet, du Monde Diplomatique, elle précise le sens qu’elle donne à ce mot d’exclusion, soit d’empêcher l’accès à quelque chose (l’information, évidemment). Elle reprend encore ici le discours passe-partout de sa profession, sur l’alphabétisation et l’information comme « conditions de développement des personnes, des entreprises, des nations, du monde » (p. 128). Elle voit toutefois que l’exclusion procède aussi d’une volonté : « Comprendre l’exclusion entraîne dès lors à très vite croiser la route de l’avoir, de l’argent, et donc celle du financier » (p. 129). Citant Philippe Breton, elle conclut que la possession de l’outil non seulement ne suffit pas, mais peut devenir, de plus, source d’exclusion »  (p. 130). « La machine détourne-t-elle l’homme de certaines branches du savoir ou du savoir-faire intellectuels ? » (p. 131). « En s’excluant sans cesse un critère pragmatique et utilitaire du savoir, l’homme ne s’auto-exclut-il pas de savoirs plus abstraits, mais tout aussi fondamentaux pour son épanouissement ? » (p. 132).

« D’autres machines, discrètes, souriantes et subtiles, ont fermement repris en charge le conditionnement des esprits : médias, publicité, sondages, marketing, communications [et aujourd’hui Internet] … Comment résister à leur endoctrinement permanent ? » (p. 135). « Quel savoir pour les auroroutes du savoir ? » (idem). « (…) on est en droit de se demander si les autoroutes de l’information nous conduisent à la globalisation, c’est-à-dire à l’exclusion de hors le modèle unique et imposé à la planète » (p. 136).

Voilà de bien belles interrogations pour conclure cette enquête sur le sens du savoir et de cette notion indéfinie d’information, qui ne sont pas des poncifs, mais des incitations à creuser, à chercher, à aller au fond des choses, avec les discours qu’il nous faut. Espérons que l’invitation de l’auteur saura être saisie.

Pierre Blouin


Lucien Sfez, La santé parfaite : critique d'une nouvelle utopie, Paris : Éditions du Seuil, L'Histoire immédiate, 1995, 398 p.
par Pierre Blouin


La gestion scientifique saine de la réalité
Lucien Sfez , La santé parfaite : critique d’une nouvelle utopie. 
Paris, Éditions du Seuil, 1995, 398 p.


L’Amérique, c’est la conquête de l’Ouest. La conquête de l’Ouest de l’an 2000, c’est la technologie. La technologie, c’est l’Amérique de l’Amérique, l’ouest de l’Ouest. Et le projet Génome ne raisonnait pas autrement. L’Amérique institutionnelle, « réelle », celle du Congrès, se projetant sur l’ensemble du monde et donnant à l’univers les clefs de la vie (…) C’est l’entreprise Amérique qui doit donner au monde ses vérités ultimes. L’homme visé par l’Amérique est toujours celui de l’utopie technologique [ …] Déguisé en homme universel, il n’en reste pas moins américain. (p. 315).
Lucien Sfez est bien connu dans les cercles universitaires québécois. C'est un fin connaisseur de la vie intellectuelle américaine, faisant très souvent la navette entre les deux continents. Sfez est professeur à Paris-I (Panthéon-Sorbonne), où il dirige le doctorat « Communication, technologie et pouvoir ». Il est un des premiers, avec Philippe Breton, à avoir analysé la communication de façon critique, avec un brio que l'on retrouve dans cet ouvrage avec encore plus de vivacité et de profondeur.

 Abordons ce livre par un détour historique. Sfez écrivait en février 1984: « L'idéologie machinique est la communication. Du moins je le pressens fort » (Critique de la communication, Seuil, 1988, p. 13). De son premier voyage à San Francisco, il retenait cette prégnance du machinique dans la société américaine. Sa critique sociale et épistémologique débouchait sur la vision de la communication comme la théologie des temps modernes, comme une transcendance unificatrice, à la façon des grandes figures symboliques anciennes. La Communication est une Voix unique, certes, mais elle existe dans une absence totale de vraie communication… D'où la critique de la « technocommunication » que Sfez entreprend à cette époque, face aux visions fragmentaires imposées par la technologie.

Aux États-Unis et dans la société de consommation, « la communication est le recours d'une collectivité pauvre en symboles historiques » (1988, p. 21). La science cognitive elle-même se constitue à partie de métaphores qui associent la pensée à une sorte de procès d'information et qui présentent le cerveau comme une espèce d'ordinateur. De nos jours, la recherche en intelligence artificielle et dans le champs des réseaux neuronaux pousse cette tendance à l'extrême.

Prenant à la lettre la structure de la métaphore qu'il décrivait en détail il y a quinze ans, Sfez poursuit donc avec La santé parfaite son investigation de l'information, en élargissant la notion, qui se trouve ainsi liée à d'autres domaines. Il reprend cette idée de « communication organique », intégrée, par cette « image-force qui appelle notre adhésion, pour peu que nous soyons sensibles à l'unité du monde et à la signification de l'« être-au-monde » (1988, p. 30). La métaphore initiale s'est élargie cette fois à la santé de l'organisme : l'information est un soin de santé, qui purifie et qui aseptise. Dans un univers où on glorifie le tautisme (de tautologie et autisme, l’excès de communication qui mène à l’extinction de cette dernière), le totalitarisme prend un sens «  clean  »et «  friendly  ». Que ce soit l’information-désinformation de la télévision et des grands médias, ou l’interacticité du Web qui devient intelligente et productive grâce au commerce électronique, ce totalitarisme prend le figure d’un conditionnement généralisé et diffus. La structure de communication et la structure « technopratique » d’une société étant intimement liées, (1988, p. 127), l’information, en tant que principe, généralise et diffuse dans le corps social, voire dans le corps biologique et symbolique, cette double structure. Elle le fait en médecin, un peu à la façon des thérapeutes de l’âme qu’étaient les poètes, les auteurs humanistes d’antan, et les philosophes. D’où son pouvoir d’autant plus redoutable. « La politique traditionnelle de la communication a échoué, elle qui était faite d’équilibres et de compensations. Quel ouragan s’est donc abattu ? » (1988, p. 36). Ou du moins elle a été une étape transitoire vers autre chose.

Pour Sfez, «  la politique n’est pas seulement dans les pouvoirs, l’idéologie, la technique, l’organisation sociale et les ruptures géo-historiques. La politique, c’est surtout et aussi nos utopies, nos affects, nos eschatologies et nos visions du monde (…) » (1988, p. 35). En l’occurrence, le processus de métaphorisation est « un acte reproductif au sein même de la science » (idem, p. 24). La science de la communication (et de l’information) en font un usage systématique. « Les métaphores ne sont rien sans les enjeux métaphysiques et politiques qu’elles défendent » (idem, p. 24).

Donc, on ne doit pas considérer La santé parfaite comme un simple titre ou une image facilitant la compréhension. L’ère du réseau, où nous sommes plongés, après celle de l’ordinateur, soigne le social et l’individu en les redéfinissant de façon plus efficace, en les habillant d’un « design » intégrateur. La communication est l’information thérapeutique, l’information comme psychothérapie, inséparable du mythe et du discours de la technologie. Il y a dix ans, Sfez pouvait se demander pourquoi une telle idéologie, née aux USA, n’avait encore touché aucun autre pays de la planète. « Le raz-de-marée n’arrivera-t-il jamais sur les plages de nos vieilles mémoires? On ne sait. Du moins, par précaution, pouvons-nous construire quelques digues » (idem, p. 300). On sait désormais que le raz-de-marée a vaincu. Il s’est même allié plusieurs des constructeurs de digues durant cette période. La fascination religieuse de la technologie a gagné sur tous les plans, et à l’échelle mondiale.

Après la technique « hard » des années 70 et début 80, Sfez, avec La santé parfaite, continue son investigation de l’univers de la communication, en identifiant et critiquant une idéologie nouvelle qui a succédé aux modèles de la décision et de la communication qui sont désormais dépassés à ses yeux. À travers des thèmes différents, de la diététique à la biotechnologie, l’auteur nous propose une grande construction théorique voulant suppléer à ces modèles périmés. « Cette idéologie de la « santé parfaite » est une nouvelle figure bio-écologique, qui suggère l’idée, inquiétante, d’une purification générale de la planète et de l’homme. Plus globale encore que l’idéologie de la communication, elle ne vise pas seulement que les liens sociaux unissant les individus, mais l’individu lui-même, dans son existence » (page de garde). Sfez part du postulat qu’il n’existe pas de séparation nette entre technologie et information, les deux notions (prises évidemment dans leur sens théorique) impliquant une identification quasi absolue entre elles. Les deux notions relèvent d’un même référent, celui d’environnement. Comme la communication des années 80 s’est muée en information, son successeur logique, la décennie qui débute en l’an 2000 verra probablement un paradigme « savoir-réseau-environnement » prendre la relève, paradigme que Sfez a bien qualifié dans La santé parfaite en parlant de la Grande Santé, « une bio-éco-religion déjà unifiée » (p. 35).

Ce livre constitue en fait la première approche critique et philosophique de la biotechnologie, cette nouvelle idéologie que l’auteur associe à celle de la communication et de l’information dans la mesure où elle achève et perfectionne ces dernières vers un maximum de contrôle et de productivité. Lors de sa rencontre avec le philosophe Gilbert Hottois dans un colloque à Lisbonne en 1994, Sfez se rend compte qu’ils parlent tous les deux de la même chose : « J’esquissai, dès ce moment-là, l’essentiel de mon propos : pendant que les post-modernes bavardent de la juxtaposition des sens et de la perte de sens, des hommes de science travaillent dans les laboratoires et délivrent à mains nues les nouvelles vérités, les nouvelles garanties du réel, les nouvelles certitudes » (p. 291). Hottois et lui reprochent au philosophe américain Richard Rorty (et à l’ensemble de la connaissance actuelle, qui tient toujours cette conception comme centrale) « sa conception d’une science vue comme logos (version ancienne, sinon antique) alors que la science est aujourd’hui technoscience, c’est-à-dire ensemble de pratiques organisant non seulement la science ou la technique, mais l’ensemble du social » (idem). « Nous sommes donc, toujours, en apparence, en post-modernité, en son segment spécifique d’une Critique de la communication, telle que nous l’avions conçue » (p. 23). « Foucault nous avait préparés à cette voie : plus de pouvoir central, métaphysique, mais des micro-pouvoirs et des disciplines qui organisent l’ordre. Plus de pouvoir du tout et plus de réel, disent encore d’autres, suivis par tous les technologues de l’écran » (pp. 23-24). Les nouveaux intellectuels de ce vide apparent et trompeur sont des intellectuels praticiens, biologistes ou écologues (ce que nous sommes en train de devenir, aux sens symbolique aussi bien que technique). « Leur science parle, et la post-modernité ne peut rien leur répondre, sauf à entamer quelque querelle de mots. Mais les praticiens n’ont que faire de ces mots. Ils font. Refondation ou enfin, vraie fondation, peu importe. C’est tout l’objet de ce livre » (p. 24).

Dans une première partie de son volume, Sfez nous expose les caractéristiques du récit utopique qui se transforme en projet utopique universel. En 1929, Karl Mannheim, dans son ouvrage Idéologie et utopie, avait montré l’interpénétration des deux entités. Pierre Ansart, dans Idéologies, conflits et pouvoirs (PUF, 1977), avait eu, quant à lui, la vision prémonitoire que les utopies allaient prendre le relais des idéologies, note aussi l’auteur (p. 229). Il explique que l’idéologie évolue effectivement vers l’utopie, car l’ennemi n’est plus identifiable : ce n’est plus le Juif, ou le Noir, le communiste ou le bourgeois, et bientôt le capitalisme, l’idéologie corporative. « L’ennemi est en nous, dans l’enceinte de la ville polluée, du quartier démembré, dans nos familles, dans nos corps malades, dans nos gènes, comme dans la couche trouée de l’ozone, dans la drogue et dans le cholestérol » (p. 25). C’est l’utopie qui gagne sur l’idéologie, le constat qui l’emporte sur l’analyse et le débat. « Le réel n’est plus dehors, mais dedans, dans l’enchevêtrement des réseaux, dans la relation hiérarchique non hiérarchisée des réseaux. Du coup, aucune idéologie ne peut fonctionner » (p. 27).

Le nouveau récit de l’Histoire et de l’Homme est ainsi réglé par la science-fiction technologique, car elle seule n’est pas « naïve ». Elle rêve, elle est angélique ou démoniaque, mais surtout purifiante comme la publicité et l’idéalisme abstrait, alors que l’idéologie est liée au Réel, elle est terre à terre, elle arrime la pensée au Réel, et à sa genèse concrète (historique, sociale, économique, philosophique, etc.). Sfez entend par science-fiction une science-fiction positiviste, précisons-le bien, qui prend la relève, si on suit son raisonnement, de la science positiviste du siècle dernier. C’est la science-fiction de la mythologie technologique, celle de la pensée unique et du cyberespace. C’est la science-fiction de Jeremy Bentham, et de son célèbre Panopticon.

Ce récit utopique met l’État en question. L’utopie « est non contradiction : tout y est compossible. Elle inclut et organise des tensions, des résistances, mais non des combats gagnés-perdus (…) Par ce trait, l’utopie se sépare de l’idéologie, car si toutes deux ont même vocation à la totalité, l’idéologie continue à travailler sur le mode symbolique, par cristallisation d’images antagonistes et de concepts dilactiquement organisés qui expulsent le mal et constituent une identité idéale, alors que l’utopie travaille dans l’imaginaire en dépassant les antagonismes par des surimpressions analogiques et simultanées de pôles en tension […] Si bien qu’il ne s’agit plus de critiquer une idéologie sur le mode marxiste, mais de démontrer une utopie, selon un mode à inventer » (p. 30).

Illustrons cette brillante démonstration de la pensée technocratique par l’exemple de l’analyse historique que font les académiciens du virtuel et de la nouvelle économie : dire que l’alphabet est une technologie au sens où on entend ce terme en cette fin de siècle, qu’est-ce que ça veut dire? L’invention de l’imprimerie est comparable à la dernière innovation industrielle mondiale de Netscape, qu’est-ce que ça signifie au juste? L’utopie consiste ici à dépasser l’Histoire comme dialectique, comme expression de tensions, comme expression socio-politique, en la technicisant d’abord et en surimposant analogiquement (dixit Sfez) des pôles en tension que sont les époques, les évolutions et les idées reliées. On veut montrer, dans ces discours « imaginaires » (Sfez encore), un continuum de tous les temps vers la réalité technoscientifique moderne, et ses caractéristiques propres, qui n’appartiennent aucunement à toutes les époques.

Bien sûr, l’utopie, depuis Platon, est une constante en Occident. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle échappe aux philosophes et aux poètes et qu’elle veut se réaliser, dans une suite de catastrophes. Le totalitarisme du XXième siècle en est la plus forte expression. Or, le fantasme utopique et la réalisation pratique des technologies modernes sont très proches. L’idéal de santé totale et d’immortalité correspondrait au bonheur parfait, mais n’est-il pas plutôt l’expression d’une solution technologique de la question du bonheur?

L’utopie du corps virtuel, par exemple, est une utopie de « l’information parfaite », en ce sens qu’un « tel corps est plus riche, plus informel, plus parfait que notre pauvre corps cachant ses misères » (p. 33). La formation idéologique que les médias inculquent quant aux bienfaits de la biotechnologie est celle qui met en valeur les côtés pratiques – guérison des maladies incurables, du cancer, de la perte de mémoire, de l’épilepsie, etc. Grâce à l’implantation de puces ou à la greffe de cellules, ou à la culture de tissus humains, on guérit effectivement des maux ancestraux. Autre rêve : commander un ordinateur par la pensée, pour les tétraplégiques par exemple, par la traduction directe des stimulis cérébraux. Mais comment ne pas parler aussi de la continuation directe de cette entreprise, à savoir la transformation de tous en paraplégiques, la gestion des masses par leur connection directe à l’appareil bureaucratique du pouvoir ? (Lire le texte d’Immanuel Wallerstein dans notre précédent numéro pour comprendre cette histoire centrale de la gestion des masses par le capitalisme). On parle d’« ordres simples » à être exécutés, mais comment croire à une telle limitation ? Internet en est-il resté au niveau de la « communication simple » du courrier électronique ?

Le corps est pourtant le lieu de l’être de l’Homme, de ses angoisses et de ses aspirations dans un univers qui le dépasse. Sfez s’interroge dans cette veine sur les manipulations génétiques : comment modifient-elles l’équilibre entre destin et liberté, pour qui changent-elles l’ordre naturel? « Avec les bio-éthiciens, le public retrouve le discours qu’il attend : un discours unifié, appuyé sur des valeurs (droits de l’homme, droits de la nature), soucieux de faire passer le message technologique, mais accompagné de toutes les assurances que l’on peut attendre d’un comité d’experts » (p. 57). Le bio-éthicien n’est ni scientifique, ni praticien, mais d’abord un vulgarisateur et un éducateur, souvent légiste, quelque peu sociologue. Il garantit à la fois les droits de l’Homme et les droits de la science. Il n’est surtout pas épistémologue (celui qui étudie le rôle réflexif de l’homme). Bref, c’est le modèle de l’homme technique, son rôle est d’émettre une opinion et de limiter des dégats qu’il sait venir.

C’est aussi, et surtout, un narrateur, qui construit progressivement un paradigme global de pensée et de référence. Nous sommes tous devenus vulgarisateurs et éducateurs, par opposition à nos rôles anciens de chercheurs, de joueurs autonomes, de philosophes de la vie quotidienne, de « bons vivants ». « La morale toute simple ne suffit plus à régler les cas de conscience issus des nouvelles biotechnologies » (p. 57). Aussi devons-nous nous faire moralistes de la technologie, ce qui veut dire la faire accepter inconditionnellement, la naturaliser et éduquer en ce sens. S’émerveiller devant le dernier clonage en n’explicitant que les applications pour le traitement à la source des maladies incurables fait partie de ce processus.

Sfez dénonce la fausse écologie, qui veut arriver à une « planète parfaite », et qui fait le jeu de la technoscience. D’ailleurs, le discours de la nouvelle économie néo-libérale l’a très bien compris. Ne transformons pas la morale en casuistique, avertit l’auteur, mais percevons toujours la globalité des questions en jeu.

Une série de petites études de cas sur la nature et le corps en Amérique du Nord, au Japon et France permet à Sfez d’exposer les problématiques du contrôle sur le corps (par exemple, les règles sociales, le tabagisme) en rapport avec la conception de la nature. « Le contrôle sur le corps n’est pas une affaire technique, mais politique et morale. Elle est là l’utopie mobilisatrice de l’an 2000 » (p. 71).

Au Japon, par exemple, le groupe et l’espace sont holistiques. La nature est un tout, mais elle est aussi urbaine et technologique. D’où un concept nippon de la Grande Santé qui n’a rien à voir avec des pratiques environnementalistes ou avec l’ingénierie écologique (p. 91). La bio-éthique asiatique est valorisée en Occident par la pratique de la médecine chinoise et japonaise (médecines douces, thérapies énergétiques, acupuncture, massage). « S’agit-il pour autant d’une nouvelle éthique? », s’interroge Sfez (p. 93).

En France, une nature logique et patrimoniale semble interdire la pénétration de la Grande Santé, mais qu’on y prenne garde : la fascination des Français pour la technologie et l’américanisme est le cheval de Troie qui va faire pénétrer l’utopie (p. 104). Cette fascination s’exprime sur le mode de l’émerveillement encyclopédique, qui reste encore vivace chez le citoyen français moyen (l’auteur de cette critique peut en témoigner).

Aux Etats-Unis, le récit utopique ne saurait rester récit. Il doit devenir opération concrète. L’imaginaire technique américain est l’imaginaire technique universel. Or, pour les Américains, la technique permet un retour essentiel aux origines. Comme les missionnaires et les colons, il s’agit de renommer les choses, de rééduquer la langue (cf. les néologismes, le langage technique), de reconstruire, de réguler. La vie et le rêve américains se bâtissent grâce à la technique.

Historiquement, l’Utopie est une préoccupation de la décadence humaine et universelle. George Cheyne, philosophe anglais, s’inspire de la cosmologie newtonienne. En 1737, il est reçu Franc-Maçon et prononce un discours où il fusionne l’utopie des encyclopédistes avec le mysticisme. Il projette aussi un dictionnaire des arts et des sciences utiles… Andrew Michael Ramsay, (1686-1743), philosophe écossais, rêve quant à lui d’une restoration de l’univers à l’état paradisiaque, dans un milieu où l’homme peut s’améliorer sans limite. Ramsay professait sa foi en la technique et en la religion comme paradigme, comme institution. Lorsque les Américains prennent possession du Nouveau Monde, les idées millénaristes de Thomas More et les autres imprègnent les sectes, telles les Mormons, les Adventistes, les Baptistes. Le projet millénariste et utopique des Blancs sudistes avait idéologiquement beaucoup contribué au déclenchement de la Guerre de Sécession, avec la nécessité de l’esclavage et de son apport économique en l’absence de machines.

Sfez nous introduit alors à sa seconde partie, où il analyse le Human Genome Project et le projet Biosphere II, dans lesquels la toute-puissance du narrateur (les scientifiques, les chercheurs) et les règles de vie hygiénique se combinent à l’imaginaire technologique et à la surnature dans un désir de purification totale. « La planète sera devenue elle aussi une surnature, elle sera aussi surveillée, réformée, renaturalisée par les technologies » (p. 119). Comme dans cette bulle implantée en plein désert de l’Arizona, où des cobayes ont vécu en autarcie durant deux ans, de septembre 1991 à septembre 1993.

Encore ici, les racines utopiques du projet nous sautent aux yeux : elles viennent des croyances des hippies des années 60 en la « synergie entre l’écologie des techniques et les techniques de l’écologie » (p. 187). L’idée de la Terre comme espace unique et fini s’imposait, surtout avec ces photos des équipages des vols lunaires Apollo 8 et Apollo 11, en 1968 et 1969, qui révélèrent au monde la conscience de la précarité d’un système qui nous nourrit. Cette image d’une boule bleue et blanche suspendue dans le néant a été un choc pour plusieurs écrivains et philosophes. À l’aube des années 90, cette image deviendra un logo, un slogan visuel d’où toute angoisse métaphysique a été évacuée.

Le Projet Biosphere est fascinant à plus d’un égard.. Le géologue autrichien suisse Suess a inventé le terme de « biosphère » en 1876. Le terme passe dans la science au cours des années vingt. Le rapport de Barbara Ward et René Dubos aux Nations-Unies en 1972, intitulé Only on Earth, the Care and Maintenance of a Small Planet, traite de la planète comme d’un habitat à soigner, où la biosphère (héritage naturel) et la technosphère (création de l’homme) sont en conflit profond. L’homme est au centre. « Curieuse position, remarque Sfez, puisque l’homme est le fruit de la nature et un créateur d’artefact »(p. 190). L’auteur remarque même, dans une note référant à François Dagognet, si « la nature n’a pas toujours été artefactuelle, toujours technicienne et bricoleuse », semblant momentanément succomber à cette pensée technicienne et utopique qu’il dénonce. La nature n’est pas technicienne au même titre que l’homme qui veut la dominer, à moins de considérer l’Homme comme une simple évolution du singe ou de considérer l’intelligence comme simple affaire de survie. La nature, justement, s’arrange toujours pour survivre, alors que la conjoncture actuelle met en péril cette survie même.

Curieusement, l’idée de Biospere II n’est pas américaine. Elle naît en Provence, en 1982, lors d’une conférence scientifique. L’architecte Phil Hawes se demande alors pourquoi on ne pourrait pas considérer la vie dans l’espace comme une forme spécifique de vie, plutôt que comme un état transitoire de voyage (p. 190). D’abord appelé Galactica, le projet devient une entreprise conjointe appelée Space Biospheres Venture (SBV), à laquelle s’associe un milliardaire texan, Edward Bass.

Le mode d’habitat de cette éconiche humaine est celui de la « microville du monde futur, nœud dans un réseau de communication planétaire et de flux informationnels, connecté à la vie de la planète et au village global de l’humanité » (p. 193). En fait, on se situe dans le prolongement de l’architecture de Thomas Jefferson et de sa « country university » de Charlotteville en Virginie. Cette dernière est l’ancêtre des campus universitaires modernes, Jefferson croyant que « les bons bâtiments aideraient à rendre le peuple bon (…) La vie de la cité et de la nature devaient rester intriquées » (p. 194). Le plus ironique dans tout cela, remarque Sfez, est que Jefferson le puritain a conçu son projet après avoir visité le Désert de Retz, à côté de la forêt de Marly, un lieu de lustre et de divertissement galant pensé par un marquis libertin. « Turpides origines » du projet de l’architecture sanitaire du « premier prototype de colonie martienne »?

De Biosphere, Sfez remarque que les architectes utilisent le terme « assemblée », mais « en réalité, nous sommes dans l’organisationnel et le management » (p. 195). Leur discours sur la rhétorique de la société du savoir : « Les humains dans deux systèmes métaboliques entièrement différents (Biosphère I, la Terre, et Biosphère II, avec ses biosphériens) échangeront des mots, des nombres, des sons, des images, des procédures, des malades à un rythme trop rapide et à une échelle trop vaste pour pouvoir se comprendre. Personne ne peut prédire ce que seront les produits de cet échange massif. Mais il y a déjà un effet : une noosphère émergente, un nouveau monde de l’intelligence… dans le sens d’habileté à comprendre ou apprendre » (idem). C’est le rêve de la cybernétique des années 50 qui est revisité intégralement. Biosphère II est donc à prendre au sérieux, c’est une image du monde futur, où la gestion, la surveillance et le contrôle de l’information et des complexités qui l’accompagnent sont décisifs. Un monde par et pour la technologie.

Le projet nous présente en quelque sorte la virtualité au cube : on ne recrée plus la réalité en image, mais en réalité. C’est le monde clos par excellence, où tout doit être efficace pour exister, sinon c’est l’extinction. On y applique les systèmes managériaux d’acquisition de données complexes à une réalité écologique où humains, animaux, plantes, air et eau sont des éléments systémiques échangeurs d’information et de données.

L’utopie s’y retrouve donc au cube elle aussi. À la fois dans une inquiétante étrangeté et une inquiétante familiarité. Nos actuelles modélisations mathématiques de prévisions météorologiques et des perturbations climatiques nous en donnent un piètre aperçu. Inquiétante, cette entreprise, parce qu’elle s’inspire ouvertement du darwinisme social et du behaviorisme le plus primitif, remarque Sfez. En même temps, on invoque Mumford et Teilhard de Chardin dans la justification de la biotechnique comme étape de la technosphère, après l’ère éotechnique (bois et eau), paléotechnique (charbon et acier) et néotechnique (alliage et électricité) (p. 203).

Tucson, le lieu du projet, avait été choisi entre autres des « relations techniciens/intellectuels suffisantes » et parce que, « dans cette ville, le climat politique est stable » (p. 215). « On veut faire des enfants qui deviennent de futurs scientifiques. Déjà, Tucson les attirait avec ses bases de missiles », affirmait Noberto Alvarez, directeur du développement de SBV (idem).

Bref, « on a besoin de rêve pour l’énergie de tous les jours. Biosphère II produit du rêve pour le futur, le rêve de la technologie réconciliée avec la nature. C’est un autre pas dans l’Histoire (…) c’est la nouvelle idée d’une économie globale », continue Alvarez (idem).

Le fantasme ne serait-il pas plutôt celui d’une Histoire technicisée, d’une technologie devenue nature? Or, comme le disait Jeremy Rifkin dans Le siècle biotech (Montréal, Boréal, 1998), dans son rôle de bioéthicien du système, et dans celui de président de la Foundation on Economic Trends, le clonage et la fabrication d’organes humains sont des faits qui nous obligent à s’engager dans un débat démocratique sur l’accélération des progrès de la technoscience. Rifkin rappelle avec justesse que la seule chose qui ait freiné quelque peu les chercheurs dans la propagation d’organismes génétiquement modifiés (qu’il nomme « biodangers »), ce n’est pas la peur d’une catastrophe naturelle, mais plutôt celle d’en être tenus juridiquement et financièrement responsables…

Avant d’exposer ce projet de Biosphère II, Sfez nous avait entretenus du projet du Génome humain, qui consiste à reconstituer la cartographie génétique de l’homme. Grâce à la micro-informatique, le projet a progressé à pas de géants au cours des années 80. L’instigateur du projet, le chancelier de l’Université de Santa Cruz, en Californie, Robert Sinsheimer, un biologiste moléculaire, avait déclaré dès 1969 : « Pour la première fois dans l’histoire des temps, une créature vivante comprend son origine et peut entreprendre de dessiner son futur » (p. 134). (1)

Ce projet a suscité un sérieux débat : suite à un conflit sur la stratégie à adopter, le Congrès américain a dû accorder des fonds à deux organismes différents pour deux programmes parallèles, l’un scientifique et l’autre, plus franchement corporatif. Le danger est que la technique de séquençage adoptée par ce dernier apparaît prématurée. Elle permet de court-circuiter des étapes jugées nécessaires et d’arriver plus tôt à un résultat qu’on pourra commercialiser. On valide et renforce ainsi le principe du déterminisme biologique, en faisant fi des interactions de l’organisme et de son milieu dans son développement. La science seule ne doit pas nous dire qui nous sommes, ni ce que nous devons être (p. 173). Une entreprise pourra-t-elle détenir le copyright exclusif des gènes du foie ou de l’estomac ?  

En 1988, la CEE entre en scène à son tour afin de contrer le défi technologique US et japonais… Sa logique systémiste fait craindre encore davantage un dérapage de la recherche vers l’eugénisme, que le terme « médecine prédictive » laisse supposer (lequel terme sera interdit par la CEE, suite à un rapport rédigé par un membre du Parti Vert allemand craignant l’eugénisme nazi, et qui a servi à amender le projet avant son adoption par le Parlement européen en juin 1990).

Watson, l’un des découvreurs du code génétique de l’ADN, précise que l’organisation européenne de biologie moléculaire a été bâtie sur le modèle du CERN et de fait, elle devient le modèle de la future organisation du Human Genome Organization (HUGO) en 1989.

L’eugénisme classique, notait Daniel Kevles, passe d’une programmation sociale de transformation, à caractère répréhensible, à une programmation à caractère familial basée sur les connaissances. Il s’agit d’améliorer l’intelligence et les performances des enfants, entre autres, dans un système d’éducation où ce qui compte, c’est d’arriver à la compétitivité. Il s’agit aussi d’améliorer les décisions individuelles (p. 174). Or, l’eugénisme a tendance à se normaliser, et peut même devenir souhaitable. Pire, l’eugénisme peut devenir une industrie profitable au cours du prochain siècle.

L’eugénisme est aussi une idéologie qui tire ses racines de fort loin. Il place l’homme au sommet de la création. Il est peut-être une des issues de l’ère technologique moderne.

Dans une troisième et dernière partie, Sfez reprend ces deux projets et en analyse la philosophie. La Grande Santé est une utopie/idéologie de la désinfection, du propre, de l’aseptisé. De quelle propreté parle-t-on au juste ? Une propreté qui a frôlé jusqu’ici la propriété (sans jeu de mots), une affaire de définitions ou de limites. Or, comme la nature est en flux et non pas harmonieuse, ce propre doit être inventé. On ressuscite alors le Surhomme, le surhumain, dont Nietzche avait donné un aperçu philosophique et symbolique dans ses écrits.

Sfez étudie plusieurs théories, venant de « papes de la nouvelle Église », aussi différents que Christopher Langton (sur la vie artificielle), Philippe Quéau (directeur du programme des techniques de l’information à l’Unesco, sur les « êtres intermédiaires », sortes d’anges), et Donna Haraway, qui donne une vision féministe d’un projet de société formé par la fiction et la science.
« Le surhomme électronique assume une fonction essentielle : l’immortalité cosmique rêvée par les biosphériens pour échapper à cette Terre par un vaisseau spatial dont Biosphère II est le modèle » (p. 299). Il y aurait une eschatologie derrière la virtualité : le rêve d’échapper à la condition humaine. Dans un même temps, on redécouvre le réel, qui devient une réalité plus vraie. C’est vraiment là la ruse d’essence totalitaire du virtuel, à savoir, nous enlever la réalité pour nous la restituer selon ses normes à elles.
« La Grande Santé répond [aux questions inquiètes de la population et des élites qui parlent pour elles] par la globalisation. Elle est le grand projet (… ) Qui va écrire cette histoire-là ? (…) les auteurs multiples et anonymes de la communauté scientifique (…) conformément aux exigences du récit utopique. L’autre est toujours dangereux. Comme l’autre en nous, l’incontrôlé. Il faut tout surveiller. Le danger, c’est le secret. Le secret, c’est peut-être le diable, c’est-à-dire les bad genes. Tout surveiller, contrôler, éduquer » (p. 310).
Pour éviter que l’éthique ne devienne un simple département de vérification de la qualité, il est clair qu’une prise de conscience radicale devra survenir.  « (…) au bout du compte, l’éthique est une « morale » du bon fonctionnement. C’est une « morale » de comités qui ont pour tâche de gérer des cas particuliers et qui ne doivent pas perdre de vue l’objectif de rentabilité qui est le moteur de toute économie (…) l’éthique, pour une bonne part, repose sur l’idée que le cours des choses est par lui-même « moral » et qu’il suffit de s’y insérer intelligemment pour y trouver son meilleur intérêt »  (Paul-Eugène Chabot, « Éthique ou morale ? » RND, Décembre 1998, p. 7-8).

Sfez conclut en décrivant la Nouvelle Fondation de l’homme, d’après le titre d’un des ouvrages d’Asimov. Dans le monde utopique, la philosophie va servir à construire une alchimie qui fondera les nouvelles réalités technoscientifiques (la connaissance et la sagesse, entre autres, y prennent un sens technicien). Ensuite, la fiction-science recompose l’Histoire, cette dernière devenant mi-scientifique, mi-fonctionnelle. Il n’y a pas de sujet, pas de héros, pas de futur. Chose captivante, ce monde est la dictature de la poésie, et de l’art ; plus aucun autre discours n’est admis, ni toléré, ni même valable, puisque virtuel et réel ne font qu’un.

Enfin, l’identité passe par la métaphysique. La technoscience, positiviste farouche et d’esprit programmatique, méprisant la spéculation oiseuse, se trouve confrontée à la métaphysique. Cette dernière servira donc à fonder le projet de la technoscience, une métaphysique du présent absolu, sans passé ni futur, avec un narrateur sans événement (la vie ordinaire étant suffisamment « fatale » en elle-même), et sans sujets (pas de grandes amours, rien que des atomes, même pas d’érotisme qui exigerait du temps et quelque sentiment). Ce sont là des scénarios d’un comportement post-moderne que Sfez tire des écrits de jeunes auteurs soumis à un concours de la télévision française et analysés par la sociologue Sabine Chalvon-Demersay (Mille scénarios : Une enquête sur l’imagination en temps de crise. Paris, Métailié, 1993).

Bien sûr, le lien entre l’homme et la nature est conditionné par une expression du sacré. La technologie est en voie, avec sa conjonction à la biologie, de jouer le role d’un nouveau lien sacré, un lien sans langage métaphysique ni religieux, mais qui a toutes les propriétés d’une relation sacralisée. C’est bien ce que le projet Biosphère II exprime.

La religion technologique est centrée sur une idée de la fécondité par et pour la technologie. Son fantasme ultime est celui des Mind Children de Minsky, et elle consacre un univers exclusivement conquérant et masculin, malgré tous ses déguisements au féminin : on a beau y promouvoir une pensée et une place de la femme, mais c’est celle de la femme masculinisée, de la femme d’affaires, la jeune étudiante universitaire parfaitement intégrée à l’univers financier ou technologique. « Dans les peuples et les cultures où l’activité érotique est au centre de la vie, le femme exerce irrésistiblement son emprise (…) [ l’homme] d’être naturel, s’est métamorphosé, sous l’influence masculine, en puissance historique, à visée politique, économique, scientifique et technique. Au fur et à mesure que l’humanité a maîtrisé sa terreur originelle, l’emprise de la femme s’est amenuisée, sa vie végétative s’est trouvée dévalorisée et finalement elle dut renoncer à sa domination sur l’homme pour se soumettre à lui. (…) l’homme moderne (…) réduit l’amour à un culte de la beauté – comme il réduit la religion à un système moral. » (Walter Schubard, Éros et religion, Paris, Fayard, 1972, pp. 24-25). La technologie est l’oblitération de la nature : « Comparée à l’homme, la femme est l’être naturel par excellence. Elle entretient des relations organiques avec l’ensemble de l’univers. Elle se sent en sécurité, en continuité avec le cosmos (…) Profondément intégrée à l’univers, la femme s’interroge moins anxieusement sur lui (…) » (p. 23).

Cette « terreur originelle » de l’homme face à la Nature lui inspire deux comportements profondément sacrés : celui du prêtre et celui du magicien. Ce dernier est en quête de puissance personnelle, « il prévoit les possibilités à venir, mais il dispose, pense-t-il, de moyens capables de façonner cet avenir à sa guise. Le voyant (le prêtre) respecte la volonté des dieux, le magicien ne connaît que sa volonté propre ». Le magicien est un technicien. « La magie implique le déterminisme. Le magicien a besoin d’un monde au déroulement uniforme et mécanique » afin de réaliser ses sortilèges (Schubard, p. 93). « Il se situe lui-même en dehors de l’enchaînement causal qu’il oriente et utilise, mais auquel il n’est pas lui-même assujetti. Il ne se sent pas dépendant de la nature – c’est la nature qui est entièrement dépendante de l’homme (…) La magie s’apparente non à la religion mais à la science, plus précisément à la science « exacte », orientée vers la domination de la nature qui aboutit elle aussi à une vision mécaniste du monde qui, comme la magie, ne vise qu’à l’exploiter »  (p. 91, le souligné est de nous). Le magicien a une « orientation essentiellement intellectuelle, il veut régner par la science. « Savoir c’est pouvoir » – c’est là un principe typiquement magique, le dogme central de toute magie. Dans cette perspective, nos modernes sciences de la nature révèlent leur nature magique : elles cherchent à réaliser les visées les plus archaïques du magicien (…) Dieu se dissout dans les lois de la nature maniables par le calcul et exploitables » (idem). « À considérer l’histoire des trois derniers millénaires, on pourrait dire que le théème central de toute l’histoire humaine est le passage de la femme à l’homme. D’un point de vue vital, c’est l’histoire d’un déclin progressif » (p. 123).

Aujourd’hui, qu’en est-il d’une technologie qui prétend libérer l’homme de la mort ? Au détriment peut-être de la vie elle-même ? « La religion de la nature est celle de l’enfantement et de la maternité (…) Elle s’accomplit en transmettant éternellement la vie – [la religion du Salut, religion technologique] se consume en nostalgie de l’Éternel » (p. 107). Le fantasme de Biosphère (de la colonisation de Mars) n’est possible que par, et grâce à, la destruction systématique de l’environnement terrestre – aboutissement de deux siècles de développement industriel et financier, incapable de s’auto-réfléchir, et qui s’invente un exutoire reposant sur la Technologie comme Salut. On sacrifie un Réel à un Surréel sur mesure, créé par et pour le technicien, avec un bonheur technicien. Qui a intérêt à désirer cette « évolution » et ce « changement » ?

Débouchant sur la problématique de la transcendance, Sfez s’inspire de Spinoza pour affirmer une voie possible de la pratique biotechnologique. L’éternité s’exprime à travers notre corps, l’idée accompagne le corps, mais n’est pas noyée et incluse dans ce dernier (p. 349). On peut soigner le corps en le bonifiant, mais non en le remplaçant. La force symbolique de la communication et de l’information a certes modifié l’esprit humain, mais soyons conscients, rappelle Sfez, que « Ce n’est pas l’histoire des idées qui commande instrumentalement les faits, c’est au contraire la force des technologies de la communication entre 1970 et 1980 qui a suscité un développement de la religion communicative. C’est l’informatisation de la société (pour reprendre le titre du rapport Nora-Minc) qui a déclenché les forces symboliques à l’œuvre dans la société dite de « communication ». Et l’histoire même que nous pouvons faire de ces forces symboliques ne serait pas concevable si ces forces n’avaient été mises en œuvre par les nécessités de la « vente » des technologies de la communication à la société » (p. 360).
« La communication n’est pas morte. C’est sa fable qui s’en est allée. La réalité de la communication demeure, son économie, ses réseaux stratégiques et financiers, ses pratiques dans l’entreprise, dans les médias, dans la publicité. Mais son efficacité symbolique a diminué. Les critiques de la communication ont joué leur partie. Toute image symbolique se dégrade (…) La communication se survit ainsi dans les théories et techniques du leurre, dans le réseau numérique généralisé, universel, des autoroutes électroniques de l’information, entreprise de surcodage de toutes les technologies informationnelles précédentes. C’est dire que la communication est à son apogée, en somme à son déclin«  (p. 363).
Quels éléments vont lui survivre ? « La « nouvelle figure en formation » comprend le virtuel, la simulation, la création d’êtres électroniques, nouveaux demi-dieux (…) » (idem). Dans l’indifférence et la méconnaissance totales, on se prémunit contre le réel. Ce sera l’âge de la prévention généralisée, observe Sfez. « Qui peut contester le souhait utopique de survie et d’immortalité ? Qui pourrait encore prétendre limiter les thérapies possibles à nos corps fragiles, à notre planète menacée ? » (p. 364).

Il surgira sûrement un autre mythe à opposer à celui de la Grande Santé : « Mythes contre mythes : les seuls combats qui vaillent » (dernière ligne du livre, p. 375). Retrouvera-t-on Asclépios, le dieu grec de la médecine, premier sauveur divin de la race humaine avant le Christ ? Le réinventera-t-on avec la biotechnologie, le rendant ainsi présent, réel, et non plus un simple mythe ? Celui qui soigne le corps est effectivement un être providentiel, et c’est ce qui devrait nous faire réfléchir assez sérieusement pour le cours de l’histoire à venir…
Pierre Blouin

NOTE
  
(1) La citation est tirée de Daniel Kevles, « Out of Eugenics : The Historical Politics of the Human Genome », in The Code of Codes, Leroy Hood et D. Kevles, eds, Harvard University Press, 1992, p. 18. Leroy Hood est de Caltech (California Institute of Technology).

Articles et livres recommandés par la rédaction de HERMÈS
par Roger Charland
 


Nous proposons ici des lectures. Ce choix est indicatif. Nous ajoutons des commentaires à ces références lorsque nous connaissons ou avons lu les titres en question. Les personnes intéressées de nous faire connaitre le titre de livres intéressants sont le bienvenue.
Roger Charland et Pierre Blouin
  • Bibliothéconomie
  • Alitair Black, «Information and Modernity: The History of Information ans the Eclipse of Library History» in Library History, vol. 14, May 1998, pp. 39-45
  • Christine Pawley, «Hegemony's Handmaid? The Library and Information Studies Curruculum from a Class Perspective» in The Library Quaterly, vol. 68, no. 2, April 1998, p. 123-144
    • Un article qui devrait être lu par tous les bibliothécaires.
  • Numéro spécial de Éducation et francophonie portant sur «Les bibliothèques à l'ère électronique dans le monde de l'éducation», Volume XXVI  Numéro 1,  automne-hiver 1998. (Sous la direction de Paulette Bernhard)
  • Robert Damien, Bibliothèque et État. Naissance d'une raison politique dans la France du XVIIe siècle. Paris, Presses Universitaires de France, collection Questions, 1995, 316 p.
    • Un commentaire fameux de Gabriel Naudé.
  • Sur les États-Unis:
    • Michel Bugnon-Mordant, L'Amérique totalitaire, Editions Favre, Lausanne, 1997, 303 pages, 139 F.
  • Technologie de l'information et informatique
    • N. Katherine Hayles, «The Materiality of Informatics» in Configurations, 1992, vol. 1, no. 1, pp. 147-170
  • Technologie et son interprétation
    • Andrew Feenberg, Questioning Technology,London, Routhlege, 1999.(February) ISBN: 0415197546
    • Albert Borgmenn, Holding on to Reality: The Nature of Information at the Turn of the Millennium, Chicago, university of Chicago Press, 1999 (March)  ISBN  0226066258
    • Site WEB regroupant des Essays on the Philosophy of Technology
      [ http://commhum.mccneb.edu/PHILOS/techessay.htm ]
    • Don Ihde, Expanding hermeneutics: Visualizing Science, Northwestern University Press, Studies in Phenomenology and Existential Philosophy, 1999 (January)
  • Philosophie et essai
    • Frédéric Rouvillois, L'Utopie, GF Flamarion (à paraître) 1999.
    • Frédéric Rouvillois, L'invention du progrès. Aux origines de la pensée totalitaire (1680-1730). Paris, Éditions KIMÉ, Collection «Philosophie-épistémologie», 1996, 487 p.
      • Livre magnifique sur une époque charnière de l'histoire de l'Occident.

Livres récents ou à paraîtres
BIBLIOTHÉCONOMIE
Les bibliothèques québécoises d'hier à aujourd'hui : actes du colloque de l'ASTED et de l'AQUÉI, Trois-Rivières, 27 octobre 1997. -- Montréal : Éditions ASTED, 1998. Collection Documentation et bibliothèques ; 2)
ISBN 2-921548-43-7 : 39,95 $

Buxton, William, (1947-) American philanthropy and Canadian libraries : the politics of knowledge and information / by William J. Buxton and Charles R. Acland. Accompanied by Report on Canadian libraries, submitted to the Rockefeller Foundation in 1941 by Charles F. McCombs. -- Montreal : Graduate School of Library and Information Studies and the Centre for Research on Canadian Cultural Industries & Institutions, McGill University, 1998. 1 v. ISBN 0-7717-0519-0
Hackett, Lise L., (1950- ) Midwifery in Canada, 1980-1997 : a brief history and selective annotated bibliography of publications in English / by Lise L. Hackett. -- Halifax, N.S. : Dalhousie University, School of Library and Information Studies, 1998. xiv, 73 p. ; 28 cm . -- (Occasional papers series, ISSN 0318-7403 ; no. 60)
Turner, James M., (1945- ) Images en mouvement : stockage, repérage, indexation Images en mouvement : stockage, repérage, indexation Images en mouvement : stockage, repérage, indexation / James M. Turner. -- Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec, 1998. xiii, 102 p. : ill. ; 23 cm. -- (Collection Gestion de l'information)
SOCIOLOGIE
Charles Taylor et l'interprétation de l'identité moderne / sous la direction de Guy Laforest et Philippe de Lara ; [ont collaboré à cet ouvrage, Ronald Beiner et al.]. -- [Sainte-Foy, Québec] : Presses de l'Université Laval, 1998. 372 p. ; 24 cm. ISBN 2-7637-7570-5.
Gadamer, Hans-Georg, (1900- ) Herméneutique, esthétique, philosophie pratique : dialogue avec Hans-Georg Gadamer / [compilé par Carsten Dutt]. -- Saint-Laurent, Québec : Fides, 1998. Traduction de la 2e éd. de: Hermeneutik, Ästhetik, praktische Philosophie. ISBN 2-7621-2019-5
Müller, Denis. Les éthiques de responsabilité dans un monde fragile / Denis Müller. -- [Saint-Laurent, Québec] : Fides, 1998. 43 p. ; 18 cm.
La pensée philosophique d'expression française au Canada : le rayonnement du Québec / sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub et Raymond Klibansky ; J. Boulad-Ayoub ... [et al.]. -- Sainte-Foy, Québec : Presses de l'Université Laval, 1998. ISBN 2-7637-7598-5
Taylor, Charles, (1931-) Les sources du moi : la formation de l'identité moderne / Charles Taylor ; traduit de l'anglais par Charlotte Melançon. -- [Montréal] : Boréal, 1998. 712 p. ; 23 cm. ISBN 2-89052-893-6
SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE
Accusé de réception : le téléspectateur construit par les sciences sociales / sous la direction de Serge Proulx. -- Sainte-Foy, Québec : Presses de l'Université Laval, 1998. ISBN 2-7637-7586-1
Advances in sociocybernetics and human development : culture of peace, human habitat and sustainable living, sustainable living - philosophy of peace, quality of live vs. quantity of consumption, ecological consequences of unlimited growth, environmental design of human systems, architectural and urban planning for a culture of peace, balancing economics and environmental issues, equilibrium, stability, cohesion and viability in societal systems, socio-ecology, thinking globally and acting locally, global view of interrelationships, global problem solving / edited by George E. Lasker. -- Windsor, Ont. : International Institute for Advanced Studies in Systems Research and Cybernetics, 1998]. Selected papers from the 9th International Conference on Systems Research, Informatics, and Cybernetics, held in Baden-Baden, Germany, Aug. 18-23, 1997. "Volume V" ISBN 0-921836-63-5
Allahar, Anton L., (1949-) Richer and poorer : the structure of inequality in Canada / Anton L. Allahar and James E. Coté. -- Toronto : J. Lorimer, 1998. xiii, 172 p. ; 23 cm. ISBN 1-55028-610-2 (pbk) : $19.95. -- ISBN 1-55028-611-0 (bound) : $34.95
Andrew, Ed. Closing the iron cage : the scientific management of work and leisure / Ed Andrew. -- Montréal : Black Rose Books, 1998.ISBN 1-55164-129-1 (bound) : $48.99. -- ISBN 1-55164-128-3 (pbk.) : $19.99
Autoroutes de l'information et dynamiques territoriales / sous la direction de Alain Lefebvre et Gaëtan Tremblay. -- Sainte-Foy : Presses universitaires du Québec, 1998. (Communication, culture et société, ISSN 1207-2257) ISBN 2-7605-1014-X
Challenges unmet in the new production of knowledge / edited by John de la Mothe and Gilles Paquet. -- Ottawa : PRIME, 1998. (The third PRIME lectures ; 1996-1997) ISBN 0-9699903-2-4 : $25.00
De Kerckhove, Derrick. Les nerfs de la culture : être humain à l'heure des machines à penser / Derrick De Kerckhove ; sous la direction de Christopher Dewdney ; traduit de l'anglais par Jude Des Chênes. -- Sainte-Foy, Québec : Presses de l'Université Laval, 1998. Traduction de: The skin of culture. ISBN 2-7637-7526-8
Dubois, Richard. Intellectuel : une identité incertaine / Richard Dubois. -- [Saint-Laurent, Québec] : Fides, 1998. 79 p. ; 18 cm. ISBN 2-7621-2041-1
Dumais, Monique, (1939-) Femmes et pauvreté / Monique Dumais. -- Montréal : Médiaspaul, 1998. 134 p. ; 19 cm. -- (Collection Interpellations ; 10) ISBN 2-89420-114-1
Economic gender equality indicators / Federal--Provincial/Territorial Ministers Responsible for the Status of Women. -- Ottawa : Status of Women Canada, c1997.71 p. : ill. ; 28 cm. Issued also in French under title: Indicateurs économiques de l'égalité entre les sexes. ISBN 0-662-26159-3
el Husseini, Nassib, (1961-) L'Occident imaginaire, ou, La vision de l'Occident dans la conscience politique arabe / par Nassib Samir el-Husseini. -- Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec, 1998. (L'âge de la démocratie) Présenté à l'origine comme thèse de doctorat de l'auteur--Université du Québec à Montréal), 1996 sous le titre: La vision de l'Occident dans la conscience politique arabe. ISBN 2-7605-0998-2
Laplante, Laurent, (1934-) La personne immédiate / Laurent Laplante. -- Montréal : L'Hexagone, 1998.266 p. ; 21 cm. -- (La ligne du risque ; 3e) ISBN 2-89006-602-9
Laxer, James, (1941-) The undeclared war : class conflict in the age of cyber capitalism / James Laxer. -- Toronto : Viking, 1998.viii, 277 p. ; 24 cm. ISBN 0-670-87660-7
Laxer, James, (1941-) The undeclared war / James Laxer. -- Toronto : Penguin, 1999. ISBN 0-14-026733-6
Marchand, Philip, (1946-) Marshall McLuhan : the medium and the messenger : a biography / Philip Marchand ; [with a new foreword by Neil Postman]. -- Toronto : Vintage Canada, [1998], c1989. xiii, 322 p., [8] p. of plates : ports. ; 23 cm. ISBN 0-679-30929-2
Smith, Dorothy E., (1926-) Writing the social : critique, theory, and investigations / Dorothy E. Smith. -- Toronto : University of Toronto Press, 1998. ISBN 0-8020-4307-0 (bound) : $55.00. -- ISBN 0-8020-8135-5 (pbk.) : $21.95
Williams, Dorothy W. Les noirs à Montréal, 1628-1986 : essai de démographie urbaine / Dorothy W. Williams ; traduction de Pierre DesRuisseaux. -- Montréal : VLB, 1998. 212 p. : ill., cartes ; 23 cm. -- (Études québécoises ; 44e) Traduction de: Blacks in Montreal, 1628-1986. ISBN 2-89005-674-0
Wotherspoon, Terry. The sociology of education in Canada : critical perspectives / Terry Wotherspoon. -- Toronto : Oxford University Press, 1998. iv, 242 p. : ill. ; 23 cm. ISBN 0-19-541012-2 : $21.95
Wright, George F., (1938-) Literacy : key to democracy in the Americas / George F. Wright. -- Ottawa : Fomorian Press, 1997. viii, 182 p. ; 22 cm. ISBN 1-894083-01-6 : $19.95
Yaqzan, Matin. Gender war (waged by the feminists) / Matin Yaqzan. -- Fredericton, N.B. : M. Yaqzan, 1998.ISBN 0-9680380-1-8 : $30.00
POLITIQUE
After liberalism : essays in search of freedom, virtue, and order / edited by William D. Gairdner. -- Toronto : Stoddart, 1998. 251 p. : ill. ; 24 cm. ISBN 0-7737-3071-0 : $27.95
Baum, Gregory, (1923-) Le nationalisme : perspectives éthiques et religieuses / Gregory Baum ; traducteur, Albert Beaudry. -- Saint-Laurent, Québec : Bellarmin, 1998. Traduction de: Nationalism, religion and ethics.Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-89007-838-8 : 24,95 $
Comeau, Paul-André, (1940- ) Le Bloc populaire, 1942-1948 / Paul-André Comeau. -- Montréal : Boréal, 1998.(Boréal compact ; 95) ISBN 2-89052-942-8
Épistémologie de la science politique / sous la direction de Lawrence Olivier. -- Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec, 1998. ISBN 2-7605-1001-8
L'histoire du vote au Canada. -- [Ottawa] : Publié par le ministre des Travaux publics et services gouvernementaux Canada pour le Directeur général des élections du Canada, 1997. xviii, 115 p. : ill. (certaines en coul.),
Jacques, Daniel, (1958-) Nationalité et modernité / Daniel Jacques. -- Montréal : Boréal, 1998.ISBN 2-89052-935-5
Lasserre, Frédéric, (1967-) Le Canada, d'un mythe à l'autre : territoire et images du territoire / Frédéric Lasserre. -- Montréal : Hurtubise HMH, 1998.292 p. : ill., ISBN 2-89428-132-3
Loriot, Gérard, (1942-) La démocratie au Québec : origines, structures et dynamique / Gérard Loriot. -- Mont-Royal, Québec : Décarie, [19]98. 456 p. ; 23 cm. ISBN 2-89137-270-0 : 34,50 $
Rethinking nationalism / edited by Jocelyne Couture, Kai Nielsen, and Michel Seymour. -- Calgary : University of Calgary Press, 1998. viii, 703 p. : ill. ; 22 cm. -- (Canadian journal of philosophy. Supplementary volume, ISSN 0229-7051 ; 22) ISBN 0-919491-22-7 (pbk.) : $30.00
Roy, Jean-René, (1943-) Les héritiers de Prométhée / Jean-René Roy. -- Sainte-Foy, Québec : Presses de l'Université Laval, 1998. ISBN 2-7637-7590-X
Jeffrey, Brooke. Hard right turn : the new face of neo-conservatism in Canada / Brooke Jeffrey. -- Toronto : HarperCollins, 1999. "A Phyllis Bruce book". ISBN 0-00-255762-2 : $29.95
Dagenais, Lucie France. Travail éclaté : protection sociale et égalité / Lucie France Dagenais. -- Cowansville, Québec : Éditions Y. Blais, 1998. ISBN 2-89451-300-3 : 39,95 $
Duquette, Michel, (1947-) Building new democracies : economic and social reform in Brazil, Chile, and Mexico / Michel Duquette. -- Toronto : University of Toronto Press, 1998. (Studies in comparative political economy and public policy) ISBN 0-8020-4402-6 (bound) : $50.00. -- ISBN 0-8020-8209-2 (pbk.) : $19.95
 

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