Numéro 5



« Une goutte d'eau puissante suffit pour créer un monde et pour dissoudre la nuit.  Pour rêver la puissance, il n'est besoin que d'une goutte imaginée en profondeur. »
Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, Paris, Cotti, 1942, p. 13-14.



Table des matières


L'idéologie californienne
par Richard Barbrook et Andy Cameron
Traduction Pierre Blouin
Au-delà du discours idéaliste de l’information.
Volet 3 : La veille de l'information ou comment éviter de s'endormir ignorant (et pauvre)

par Pierre Blouin
Garlic, vodka, and the politics of gender : anti-intellectualism in American librarianship
par Michael Winter
L'information fabricante de réalité ?
Stephen Talbot
Montage et traduction de Pierre Blouin
Lettre sur le commerce des livres.
Denis Diderot


Lectures suggérées par HERMÈS

par Roger Charland


Les auteurs de ce numéro de HERMÈS
Comptes rendus

Michael Heim. Electric Language: A Philosophical Study of Word Processing. New Haven: Yale University Press, 1999. xxi + 303 pp. Bibliographical references and index. $18.00 (paper), ISBN 0-300-07746-7.
Par Susan C. Hines

Peter Freund et George Martin; The Ecology of the Automobile. Montréal, New York : Black Rose Books, 1993, 213 p. (ISBN : 1-895431-82-4)
par Pierre Blouin






Présentation



Plusieurs semaines se sont écoulées depuis le dernier numéro de HERMÈS.

Nous proposons ici un nouveau numéro qui prendra son envol avec ce début d'année 2000.
Nous invitons les lecteurs à nous faire parvenir des commentaires. Et pour les plus fonceurs, l'invitation est réitérée de nous faire parvenir des textes.

Les éditeurs
 


" Not to lie about the future is impossible and one can lie about it at will » - Naum Gabo (1)

L'Idéologie californienne

de Richard BARBROOK et Andy CAMERON

 (Traduit de l'anglais par Pierre Blouin)
Partie 1 : L'éclatement du barrage
Partie 2 : Ronald Reagan contre les hippies
Partie 3 : la montée de la «classe virtuelle»
Partie 4 : Agora ou marché ?
Partie 5 : Le mythe du «libre marché»
Partie 6 : La liberté est l'esclavage
Partie 7 : En avant, dans le passé
Partie 8 : Les maîtres cyborg et les esclaves robots
Partie 9 : Il existe des alternatives
Partie 10 : La renaissance des modernes
NOTES 

Ideology
(Chanson de Billy Bragg)
When one voice rules the nation
Just because they're on top of the pile
Doesn't mean their vision is the clearest
The voices of the people
Are falling on deaf ears
Our politicians all become careerists
They must declare their interests
But not their company cars
Is there more to a seat in parliament
Then sitting on your arse
And the best of all this bad bunch
Are shouting to be heard
Above the sound of ideologies clashing

Outside the patient millions
Who put them into power
Expect a little more back for their taxes
Like school books, beds in hospitals
And peace in our bloody time
All they get is old men grinding axes
Who've built their private fortunes
On the things they can rely
The courts, the secret handshake
The Stock Exchange and the old school tie
For God and Queen and Country
All things they justify
Above the sound of ideologies clashing

God bless the civil service
The nations saving grace
While we expect democracy
They're laughing in our face
And although our cries get louder
Their laughter gets louder still
Above the sound of ideologies clashing

Présentation  

Le texte de Richard Barbrook et de Andy Cameron est important à plus d'un égard. Premièrement, il place le débat sur l'objet du discours de l'Internet au centre de l'évolution des idéologies néo-libérales et le rapprochement de plus en plus évident d'une intelligentsia « virtual class » aux idées conservatrices. Un mouvement qui semble à première vue contradictoire, mais qui, lorsque l'on s'y attarde un peu, prend la forme d'une idéologie à saveur nouvelle. Mais est-elle si nouvelle que cela?

Pas vraiment. Elle relève du nihilisme, elle est la suite du désir de globalisation des cultures soumis à une version unilatérale uniquement orientée vers la technique. Elle est aussi le résultat des mythes fondateurs de la nation américaine. Un désir de liberté et une vision relative de la solidarité, une peur effroyable de l'autre et une mixité raciale où pousse le racisme et l'exploitation les plus éhontés, mais aussi la richesse la plus grande. Quoi qu'en disent les critiques de Barbrook et de Cameron (voir les hyperliens à la fin du texte), on est loin de l'Amérique idyllique tel que l'on tente de nous la présenter dans le discours du cyberespace.

Dans les renvois situés à la fin du texte, nous avons donné les principales sources critiques du texte de Barbrook et de Cameron. Ces textes, loin de minimiser l'apport de nos auteurs, les renforcent par leurs incapacités à répondre de manière satisfaisante à celui que nous traduisons ici. De la défense du mythe fondateur de l'Internet, au renforcement du discours sur la liberté acquise grâce au libre-échange «économique», l'utopie planétaire ressemble, encore ici, à la mise en place de plus en plus grande de l'hégémonie économique et politique américaine. 

Nous nous permettons de faire un lien de pensée entre le texte de Barbrook et de Cameron avec le récent livre de Luc Boltanski et de Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Éditions Gallimad, nrf essais, 1999, 843 p. Dans ce livre, on assiste à un dépouillement de l'idéologie du management présentée comme un symptôme du nouvel esprit du capitalisme... cette supposée économie de l'immatériel. Comme l'écrit l'auteure québécoise Suzanne Jacob :  

« La fiction la plus répandue dans une même société, celle qui est la plus en usage, c'est la fiction dominante.
[...]la fiction dominante d'une société qui forme son propre bétail à même les individus qui la composent cherche par tous les moyens à nous faire croire que les actes de barbarie qu'elle commet contre ce même bétail sont des « oeuvres de fiction ». Lorsqu'elle aménage tel ou tel génocide en spectacle, la confusion qu'elle réussit à entretenir sert au plus haut point sa ferme intention de continuer à appliquer la barbarie là où elle le juge inévitable.
Cette fiction dominante se présente sous des appellations diverses - société médiatique, médiatisation, ère des médias de masse, ère de la communication, rentabilisation, mondialisation, internettisation. [...] Si nous restions quelques naïfs à ne pas avoir compris qu'à l'ère de la communication, « ce qui est communiqué, ce sont les ordres », selon la formule de Guy Debord, ce mur d'agressive impassibilité de jeunes adultes en attente des ordres et des formulaires, ou d'agressivité impassible obéissant aux ordres, ce mur aura bientôt raison d'un optimisme sur lequel comptait et compte toujours la stratégie globale. »
Suzanne Jacob, La bulle d'encre, 1997, pp. 35-39
(P.S. Merci à Edmond-Louis Dussault pour ce passage)
Roger Charland pour HERMÈS : revue critique

 

Partie 1 : L'éclatement du barrage

À la fin du 20e siècle, la convergence depuis longtemps annoncée entre les médias, l'informatique et les télécommunications dans l'hypermédia se produit enfin (2). Une fois de plus, la capacité inépuisable du capitalisme à diversifier et intensifier les pouvoirs créatifs du travail humain est sur le point de transformer qualitativement notre façon de travailler, de jouer et de vivre ensemble.  En intégrant diverses technologies autour des protocoles communs, une entité est créée, qui dépasse la somme de ses parties. Lorsque la capacité de produire et de recevoir des quantités illimités d'information sous toutes ses formes se conjugue à l'accès de réseaux téléphoniques globaux, les formes existantes du travail et du loisir peuvent être fondamentalement transformées. De nouvelles industries seront apparues et les mécanismes boursiers privilégiés aujourd'hui seront balayés. Lors de tels épisodes de changement social profond, quiconque est en mesure d'offrir une explication simple de ce qui se passe sera écouté de façon fort attentive. En ce moment où s'opère une jonction cruciale, une alliance vague d'écrivains, de « hackers», de capitalistes et d'artistes de la Côte Ouest des États-Unis ont réussi à définir une orthodoxie hétérogène pour l'âge de l'information à venir : l'idéologie californienne.
Cette foi nouvelle a émergé d'une fusion bizarre de l'esprit bohémien de San Francisco avec les industries «high tech» de la Silicon Valley. Forte de sa promotion dans les magazines, les livres, les émissions de télévision, les sites WEB, les groupes de discussion et les conférences sur Internet, l'idéologie californienne combine avec promiscuité l'esprit d'indépendance et le zèle entrepreneurial des yuppies. Cet amalgame de contraires a été rendu possible grâce à une foi profonde dans le potentiel d'émancipation des nouvelles technologies de l'information (NTI). Dans le domaine de l'utopie digitale, chacun sera à la fois anticonformiste (« hip » dans le texte, Ndt) et riche. Il n'est donc pas surprenant que cette vision optimiste du futur ait été endossée de façon enthousiaste par les « nerds » de l'informatique (les maniaques du virtuel), les étudiants paresseux, les capitalistes innovateurs, les activistes sociaux, les universitaires à la mode, les bureaucrates futuristes et les politiciens opportunistes, et ce, à travers les États-Unis. Comme à l'accoutumée, les Européens n'ont pas tardé à copier la dernière tendance en provenance de l'Amérique. Un rapport récent, (le rapport Bangeman) de la Commission de l'union européenne recommande précisément de prendre comme modèle le « libre marché » californien pour construire l'«autoroute de l'information», et l'avant-garde artistique et universitaire imite avec ferveur les philosophes « post humanistes » du culte extropien de la Côte Ouest. (3) Sans rivaux visibles, le triomphe de l'idéologie californienne apparaît complet. 

La séduction omniprésente de ces idéologies de la Côte Ouest n'est pas simplement la résultante de leur optimisme contagieux. Par-dessus tout, ils se font les avocats passionnés de ce qui s'avère être une forme impeccable de politique libertaire – ils veulent que les technologies de l'information soient utilisées pour la création d'une « démocratie jeffersonnienne » dans laquelle tous pourront s'exprimer librement dans le cyberespace. (4) Cependant, en se proclamant les champions de cet idéal apparemment admirable, ces technomaniaques («techno-boosters ») reproduisent en même temps quelques-unes des caractéristiques les plus atypiques de la société américaine, spécialement celle de l'héritage amer de l'esclavage. Cette vision utopique de la Californie repose sur un aveuglement volontaire face aux autres caractéristiques – fort moins positives – de la vie sur la Côte Ouest : racisme, pauvreté et dégradation environnementale. (5) Ironiquement, dans un passé pas très lointain, les intellectuels et les artistes de la « Bay Area» de San Francisco se sont préoccupés avec passion de ces questions.
 
Partie 2 : Ronald Reagan contre les hippies
 

Le 15 mai 1969, le gouverneur Ronald Reagan ordonne un raid nocturne avec des agents armés contre des protestataires hippies ayant occupé le People's Park près du campus de l'Université de Californie à Berkeley. Durant la bagarre qui a suivi, un homme est abattu mortellement et 128 autres personnes sont conduites à l'hôpital (6). Ce jour-là, le monde «normal » et la contre-culture apparaissent implacablement opposés. D'un côté des barricades, le gouverneur Reagan et ses sympathisants sont les avocats de la libre entreprise absolue et supportent l'invasion du Vietnam. De l'autre côté, les hippies se font les champions de la révolution sociale au pays et s'opposent à l'expansion impériale à l'extérieur. Durant l'année du raid de People's Park, il semblait s'avérer évident que le choix historique entre ces deux visions opposées quant à l'avenir de l'Amérique ne pourrait se régler que dans un affrontement violent. Ainsi que le précisait à l'époque Jerry Rubin (aujourd'hui porte-parole de la Maison Blanche dans l'administration Clinton, Ndt) un des leaders hippie: « Notre quête d'aventure et d'héroïsme nous retranche de l'Amérique, dans une vie d'autocréation et de rébellion. En réponse, l'Amérique est prête à nous détruire…» (7) 

Durant les années 60, les radicaux de Bay Area ont fait l'expérience, les premiers, du «look» politique et du style culturel des nouveautés de la Nouvelle Gauche à travers le monde. En rupture avec les politiques étroites de l'ère d'après guerre, ils lancèrent des campagnes contre le militarisme, le racisme, la discrimination sexuelle, l'homophobie, le consumérisme sans conscience et la pollution. À la place des hiérarchies rigides de la gauche traditionnelle, ils créèrent des structures collectives et démocratiques qui préfiguraient supposément la société libertaire du futur. La nouvelle gauche californienne a d'abord combiné la lutte politique et la rébellion culturelle. Au contraire de leurs parents, les hippies refusaient de se conformer aux conventions sociales rigides imposées à l'homme de l'organisation par les militaires, les universités, les grandes entreprises et même les partis de gauche. Ils déclarèrent ouvertement leur rejet du monde dit normal par leur habillement, la promiscuité sexuelle, la musique forte et les drogues (8) dites de relaxation, ou «récréationnelles».

Les hippies radicaux étaient des libéraux dans le sens social du mot. Ils se faisaient les défenseurs acharnés d'idéaux universalistes, progressistes et rationnels, tels que la démocratie, la tolérance, la réalisation de soi et la justice sociale. Forts de vingt ans de croissance économique continue, il croyaient que l'Histoire était de leur côté. Dans les romans de science-fiction, ils rêvaient d'écotopie : une Californie future où les automobiles sont disparues, la production industrielle est écologiquement viable, les relations sexuelles sont égalitaires et la vie quotidienne se passe en groupes communautaires (9). Pour certains hippies, cette vision ne pouvait prendre corps que par le rejet du progrès scientifique en tant que faux Dieu et un retour à la nature. 

D'autres, au contraire, croyaient que le progrès technologique allait inévitablement matérialiser en faits sociaux leurs principes libertaires. Essentiellement, ces technophiles, influencés par les théories de Marshall McLuhan, estimaient que la convergence des médias, de l'informatique et des télécommunications signifiaient réellement la réalisation de l'agora électronique – un lieu virtuel où chacun pourrait exprimer ses opinions sans crainte d'être censuré (10). Bien qu'il était un professeur d'anglais d'âge mûr, McLuhan prêchait un message radical : le pouvoir de la grande entreprise et des grandes administrations gouvernementales serait sur le point d'être renversé par les effets intrinsèques de la nouvelle technologie, qui redonne le pouvoir à l'individu. 

« Les médias électroniques… abolissent la dimension spatiale… Par l'électronique, nous retrouvons partout les relations de personne à personne, à l'échelle d'un village. C'est une relation en profondeur, et sans délégation de fonctions ou de pouvoirs… Le dialogue a priorité sur la lecture »

Encouragés par les prédictions de McLuhan, les radicaux de la Côte Ouest se sont impliqués dans le développement de nouvelles technologies de l'information pour la presse alternative, les stations de radio communautaires, les clubs-maison d'ordinateurs et les collectifs vidéo. Ces activistes des médias communautaires croyaient qu'ils étaient aux premières lignes du combat pour édifier une nouvelle Amérique. La création d'une agora électronique était le premier pas vers l'implantation de la démocratie directe dans toutes les  institutions sociales (12) La lutte serait difficile mais l'«écotopie» était presque à portée de la main.

 

Partie 3 : la montée de la « classe virtuelle »

Qui aurait prévu que , moins de trente ans après l'épisode de People's Park, les bureaucrates et les hippies allaient, ensemble, créer l'idéologie californienne ? Qui aurait cru qu'un tel mélange contradictoire de déterminisme technologique et d'individualisme libertaire deviendrait l'orthodoxie hybride de l'âge de l'information ? Et qui se serait douté que, la technologie et la liberté étant toujours davantage célébrées, il deviendrait de moins en moins possible de dire quoi que ce soit de sensé sur la société dans laquelle elles sont mises en pratique ?

L'idéologie californienne tire sa popularité de l'ambiguïté même de ses préceptes. Durant les dernières décennies, l'œuvre de pionnier des activistes des médias communautaires a été largement récupérée par les industries de haute technologie et des médias. Bien que les entreprises de ces secteurs peuvent mécaniser et donner à contrat une grande partie de leurs besoins en main-d'œuvre, il n'en reste pas moins qu'ils sont dépendant de ressources-clés, qui peuvent rechercher et créer des produits originaux, allant des logiciels et des micro-puces aux livres et aux programmes de télévision. Avec quelques entrepreneurs de haute technologie, ces travailleurs spécialisés forment ce qu'on nommera la « classe virtuelle », la « techno-intelligensia, des scientifiques de la cognition, des ingénieurs, des scientifiques informaticiens, des concepteurs de jeux vidéo, et tous les autres spécialistes des communications » (13). Incapables de les assujettir à la discipline de la ligne d'assemblage ou de les remplacer par des machine, les gestionnaires ont encadré de tels travailleurs intellectuels au moyen de contrats à terme fixe. Tout comme l'«aristocratie du travail» du siècle dernier, le personnel-clé des industries des médias, de l'informatique et des télécommunications font l'expérience des récompenses et des insécurités du marché du travail. D'une part, ces artisans de «high-tech» non seulement ont tendance à être bien payés, mais jouissent aussi d'une autonomie considérable quant à leur rythme de travail et leur lieu d'embauche. Il en résulte que la frontière culturelle entre le hippie et l'«homme de l'organisation» est devenue désormais plutôt floue. D'autre part cependant, ces travailleurs sont liés par les termes de leurs contrats et n'ont aucune garantie d'emploi permanent. Privé du temps libre qu'avaient les hippies, le travail est devenu en lui-même la voie royale vers l'auto-affirmation pour une grande part de la « classe virtuelle ». (14) 

L'idéologie californienne offre une façon de comprendre la réalité vécue par ces artisans de la haute technologie. D'un côté, ces travailleurs-clés constituent une fraction privilégiée de la force de travail. De l'autre, ils sont les héritiers de la pensée radicale des activistes des médias communautaires. L'idéologie californienne reflète donc simultanément les disciplines de l'économie de marché et les libertés de l'artisanat hippie. Cette étrange hybridation n'est rendue possible que grâce à une foi quasi universelle dans le déterminisme technologique. Constamment, depuis les années 60, les libéraux – dans le sens social du terme – ont espéré que les nouvelles technologies de l'information réaliseraient leurs idéaux. En réponse au défi lancé par la nouvelle gauche (la New Left américaine, Ndt) la nouvelle droite a ressuscité une forme plus ancienne du libéralisme : le libéralisme économique (15). Pour remplacer la liberté collective revendiquée par les hippies radicaux, ils ses sont faits les champions de la liberté des individus à l'intérieur du système des marchés. Mais même là, ces conservateurs n'ont pu résister au romantisme des nouvelles technologies de l'information. Les prophéties des McLuhan de la décennie 60 furent réinterprétées comme étant une apologie pour de nouvelles formes de médias, de télécommunications et d'informatique en voie de développement par le secteur privé. À partir des années 70, Toffler, de Sola Pool et autres gourous ont tenté de prouver que la venue de l'hypermédia impliquerait paradoxalement un retour au libéralisme économique du passé (16). Cette rétro-utopie s'est fait l'écho de la prospective d'Asimov, Heinlein et autres romanciers de science-fiction machos, dont les univers futuristes sont peuplés de commerçants spatiaux, de vendeurs ultra-rusés, de génies scientifiques, de capitaines pirates et autres individualistes rustres (17). La voie du progrès technologique ne conduit pas toujours à l'«écotopie»,elle peut plutôt ramener à l'Amérique des Pères fondateurs.

 

Partie 4 : Agora ou marché ?

L'ambiguïté de l'idéologie californienne est à son comble dans ses visions contradictoires du futur digital. Le développement de l'hypermédia est une composante clé du prochain stade du capitalisme. Comme Zuboff l'a montré, l'introduction des médias, de l'informatique et des technologies de télécommunication au bureau et à l'usine représente l'achèvement d'un long processus de l'éclatement de la force de travail et de son implication directe dans les processus de production (18). Ne serait-ce que pour des raisons économiques de compétition, toutes les grandes économies industrielles vont éventuellement être contraintes à brancher leurs populations afin de tirer profit des gains de productivité du travail digital. Ce qu'on ne sait pas encore, c'est l'impact social et culturel de cet échangisme débridé, qui permet de produire et de transférer des quantités presque illimités d'information à une échelle mondiale. Et surtout, peut-on supposer que l'hypermédia réaliserait les utopies de la nouvelle gauche et de la nouvelle droite ? En tant que foi hybride, l'idéologie californienne résout d'emblée cette énigme en croyant aux deux visions en même temps – et en n'en critiquant aucune. 


D'un côté, la pureté anti-corporative de la nouvelle gauche a été préservée par les avocats de la » communauté virtuelle ». Selon leur gourou, Howard Rheingold, les valeurs des «baby-boomers» de la contre-culture sont en train de dessiner le développement des nouvelle technologies de l'information. En conséquence, les activistes communautaires vont pouvoir utiliser l'hypermédia pour remplacer le capitalisme corporatif et le gouvernement impersonnel par une « économie du don » qui se veut «high-tech». Déjà, les bulletins électroniques, les conférences en temps réel sur le Net et les facilités de conservation sont basés sur l'échange volontaire d'information et de connaissance entre leurs participants. Selon Rheingold, les membres de la «classe virtuelle» sont toujours à l'avant-garde de la lutte pour la libéralisation sociale. Malgré l'implication commerciale et politique effrénée dans la construction de l'«autoroute de l'information», l'agora électronique triomphera inévitablement de ses ennemis corporatifs et bureaucratiques (19).

De l'autre côté, d'autres idéologues de la Côte Ouest ont épousé l'idéologie du laissez-faire de leur ennemi conservateur d'antan. Par exemple Wired – la bible mensuelle de la «classe virtuelle» - a reproduit, sans aucune critique, les visions de Newt Gingrich, le leader républicain d'extrême-droite de la Chambre des Représentants, et celles des Toffler, qui sont ses proches conseillers (20). Fermant les yeux sur leurs politiques de coupures des services sociaux, le magazine est fasciné par leur enthousiasme pour les possibilités libertaires offertes par les nouvelles technologies de l'information. Toutefois, bien qu'ils adhèrent au déterminisme technologique de  McLuhan, Gingrich et les Toffler ne sons pas des avocats de l'agora électronique. Au contraire, ils soutiennent que la convergence des médias, de l'informatique et des télécommunications produira une place du marché électronique :
«Dans le cyberespace…, marchés après marchés sont transformés par le progrès technologique d'un «monopole naturel» vers un autre dans lequel la compétitivité est la règle. «  (21)

Dans cette version de l'idéologie californienne, chaque membre de la « classe virtuelle » a l'opportunité à devenir un entrepreneur gagnant « high tech ». Les technologies de l'information, comme le veut le raisonnement, donnent un pouvoir à l'individu (le terme « empower » implique pouvoir personnel et réalisation de soi, Ndt) mettent en valeur la liberté personnelle, et réduisent radicalement le pouvoir de l'État-nation. Les structures de pouvoir existantes, sociales, politiques et juridiques vont être balayées pour être remplacées par des interactions libres entre des individus autonomes et leur logiciel. Ces adeptes revampés de McLuhan soutiennent avec force que les grandes administrations gouvernementales devraient relâcher leur emprise sur les entrepreneurs aux milles possibilités et talents, pleins de ressources, qui sont les seuls à posséder la détermination et le courage pour prendre des risques. Pour remplacer les réglementations contre-productives, les ingénieurs visionnaires inventent les outils nécessaires à la création d'une «libre marché» dans le cyberespace, tels l'encryptage, l'argent électronique et les procédures de vérification. Évidemment, les tentatives d'interférer avec les propriétés émergentes de ces formes technologiques et économiques, particulièrement de la part des gouvernements, sont le fait de gens assez idiots pour défier les lois primaires de la nature. Ainsi que le formule directeur de Wired, la «main invisible» du marché et les forces aveugles de l'évolution darwinienne sont actuellement une seule et même entité (22). Comme dans les romans de science-fiction d'Asimov et Heinlein, la voie du futur semble mener tout droit au passé. L'âge de l'information du 21e siècle sera bel et bien la réalisation des idéaux libéraux du 18e siècle de Thomas Jefferson :

(…) la (…) création d'une nouvelle civilisation, fondée sur les vérités éternelles de l'Idée de l'Amérique!, (23)

Partie 5 : Le mythe du «libre marché» 

À la suite de la victoire du parti de Gingrich aux élections législative de 1994, cette version de droite de l'idéologie californienne est désormais dans son ascendant. On constate cependant que les principes sacrés du libéralisme économique sont en contradiction parfaite avec l'histoire réelle de l'hypermédia. Par exemple, les technologies fétiches de l'ordinateur et du Net n'ont pu être inventées que grâce à des subsides massifs de l'État et l'implication enthousiaste d'amateurs.


L'entreprise privée a certes joué un rôle important, mais uniquement comme partie d'une économie mixte. Par exemple, le premier ordinateur, le « Difference Engine », ou calculateur différentiel, a été conçu et construit par des entreprises privée, mais son développement n'a été rendu possible que grâce à une subvention du gouvernement britannique de 17 470 livres sterling, ce qui représentait une petite fortune en 1834 (24)

Du Colussus à l'EDVAC, des simulateurs de mot à la réalité virtuelle, le développement de l'informatique  a relevé, à ses moments cruciaux, de l'aumône publique sous forme de contrats de recherche ou de généreux contrats avec des agences publiques. La compagnie IBM n'a construit son premier ordinateur digital programmable, qu'après en avoir reçu la commande du Département américain de la Défense durant la guerre de Corée. Depuis lors, le développement des générations successives d'ordinateurs a été directement ou indirectement subventionné par le budget de la Défense américaine (25). En plus de l'aide de l'État, l'évolution de l'informatique doit aussi beaucoup à la culture du «do-it-yourself», ou le «système D», Par exemple l'ordinateur personnel a été inventé par des techniciens amateurs qui voulaient construire leurs propres machines à coût réduit. L'existence d'une «économie du don» parmi les amateurs de  hobbies était une condition préalable nécessaire pour les succès subséquent des produits d'Apple et de Microsoft. Même de nos jours, les programmes de partagiciel («shareware») jouent encore un rôle vital dans le progrès de la conception des logiciels.

L'histoire de l'Internet contredit aussi les principes des idéologues du «libre marché». Durant les vingt premières années de son existence, le développement du Net était presque entièrement dépendant du  gouvernement américain qu'on avait tant en horreur. Que ce soit via le domaine militaire américain ou par les universités, de grandes sommes provenant des payeurs de taxes sont allées à la construction de l'infrastructure du Net et à la subvention du coût d'utilisation de ses services. En même temps, plusieurs des programmes clés du Net et de ses applications ont été inventés par des hobbyistes ou des professionnels oeuvrant dans leurs temps libres. Par exemple, le programme MUD qui permet d'entrer en conférence sur le Net a été inventé par un groupe d'étudiants qui avaient envie de jouer à des jeux de rôles sur un réseau (26)

Une des constatations les plus étranges concernant la dérive vers la droite de l'idéologie californienne est que la Côte Ouest elle-même est une création de l'économie mixte. Les dollars gouvernementaux ont été utilisés pour bâtir des systèmes d'irrigation, les autoroutes, les écoles, les universités et autres projets d'infrastructures qui font la qualité de vie en Californie. Profitant de ces subsides publics, le complexe industriel de haute technologie de la Côte Ouest a joui de la poule aux œufs d'or de l'histoire de ces dernières décennies. Le gouvernement américain a versé des milliards de dollars de fonds publics dans l'achat d'avions, de missiles, de systèmes électroniques et de bombes nucléaires auprès d'entreprises californiennes. Pour ceux qui ne sont pas aveuglés par les dogmes du «libre marché», il est évident que les Américains ont toujours fonctionné en régime de planification étatique : toutefois, il le nomment «budget de la défense» (27). Parallèlement, des éléments clés du style de vie de la Côté Ouest découlent de sa longue tradition de bohème culturelle. Même s'ils  furent commercialisés par la suite, le médias communautaires, le spiritualisme du «nouvel âge», le surfing, la nourriture santé, les drogues douces, la musique pop et plusieurs autres formes d'hétérodoxie culturelle ont émergé de scènes décidément non-commerciales centrées autour des campus universitaires, des communautés d'artistes et des communes rurales. Sans sa culture du «faites-le-vous-même», les mythes de la Californie seraient privés de la résonance mondiale qu'ils ont aujourd'hui.

L'ensemble de ce financement public et de cette implication communautaire a eu un effet bénéfique énorme – bien que non reconnu et non chiffré – sur le développement de Silicon Valley et les autres industries de haute technologie.

Les entrepreneurs capitalistes ont souvent eu tendance à gonfler l'importance de leur rôle et de leur apport dans le développement des nouvelles idées, de même qu'à accorder une faible reconnaissance à la contribution de l'État, ou à leur propre main-d'œuvre , ou à la grande communauté. Tout progrès technologique est cumulatif – il dépend des résultantes d'un processus historique collectif et on doit le considérer, au moins en partie, comme une réalisation collective à partir de ce moment ; comme dans tout autre pays industrialisé, les entrepreneurs américains ont indéniablement compté sur l'intervention de l'État et les initiatives de la culture du «do-it-yourself» pour nourrir et développer leurs industries. Lorsque les entreprises japonaises ont menacé de s'emparer du marché américain du micro-processeur, les capitalistes libertaires de l'informatique de la Californie n'ont eu aucune réticence idéologique à joindre un cartel formé par l'État pour combattre l'envahisseur venu de l'Orient. Jusqu'à ce que les programmes Internet permettant la participation collective au cyberespace puissent être inclus, Bill Gates pensait que Microsoft n'avait d'autre choix que de retarder le lancement de Windows 95 (29). Comme dans d'autres secteurs de l'économie moderne, la question à laquelle fait face l'industrie émergente de l'hypermédia n'est pas de savoir si elle sera ou non organisée sur la base d'une économie mixte, mais bien de quel type d'économie mixte il s'agira. 

 

Partie 6 : La liberté est l'esclavage 

Si ses préceptes sacrés sont réfutés par l'histoire profane, pourquoi les mythes du «libre marché» ont-ils eu une telle influence sur les défenseurs de l'idéologie californienne ? Évoluant à l'intérieur d'une «culture du contrat», les artisans de la haute technologie mènent à vrai dire une existence schizophrénique. D'un côté, ils ne peuvent contester la primauté du marché dans leur vie, et de l'autre, ils subissent les tentatives des détenteurs de l'autorité d'empiéter sur leur autonomie individuelle. En combinant la nouvelle droite et la nouvelle gauche, l'idéologie californienne présente une résolution mystique des attitudes contradictoires adoptées par les membres de la «classe virtuelle». L'anti-étatisme constitue le moyen de réconcilier les idées radicales et réactionnaires sur le progrès technologique. Alors que la nouvelle gauche critique le gouvernement pour son financement du complexe militaro-industriel, la nouvelle droite attaque l'État pour son interférence avec la dissémination spontanée des nouvelles technologies par la compétition de marché. En dépit du rôle central joué par l'intervention publique dans le développement de l'hypermédia, les idéologues californiens se font les sectateurs d'un esprit anti-étatique libertaire «high-tech» : une bouillabaisse bizarre d'anarchisme hippie et de libéralisme hippie assaisonnée fortement de doses de déterminisme technologique. Plutôt que de comprendre le capitalisme dans son état réel, les gourous de la nouvelle droite comme de la nouvelle gauche préfèrent de beaucoup défendre des versions antagonistes d'une «démocratie digitale» à la Jefferson. Par exemple, Howard Rheingold, de la nouvelle gauche, croit que l'agora électronique permettra aux individus de se prévaloir du type de liberté médiatique pensée par les Pères fondateurs de la Constitution américaine. Sur la même lancée, la nouvelle droite clame que la suppression de toutes les limitations imposées par les réglementations sur l'entreprise privée créera la liberté médiatique digne d'une «démocratie jeffersonnienne. » (30) 


Le triomphe de ce rétro-futurisme résulte de l'échec du renouveau aux États-Unis durant la fin des années 60 et le début des années 70. Suite à la confrontation de People's Park, la lutte entre l'establishment américain et la contre-culture est entrée dans une spirale de violentes oppositions. Pendant que les Vietnamiens – au prix d'une souffrance humaine énorme – réussissent à expulser l'envahisseur américain de leur pays, les hippies et leurs alliés des mouvements noir ou des droits civils sont à toutes fins utiles écrasés par la répression étatique conjuguée à une cooptation culturelle.

L'idéologie californienne encapsule parfaitement les conséquences de cette défaite pour les membres de la «classe virtuelle». Bien qu'ils jouissent des libertés culturelles acquises par les hippies, la plupart d'entre eux ne participent plus au combat pour réaliser l'«écotopie». Au lieu de se rebeller ouvertement contre le système, ces artisans «high tech» acceptent désormais les nouvelles conditions de réalisation de la liberté individuelle : le travail dans les contraintes du progrès technologique et du «libre marché». Dans plusieurs romans cyberpunk, ce libertarisme asocial est personnifié par le personnage centre du «hacker», du pirate ou du joueur informatique, lequel est un individu solitaire luttant pour la survie dans le monde virtuel de l'information (31).


Le virage à droite pris par les idéologues californiens est en plus favorisé par leur acceptation sans questionnement de l'idéal libéral de l'individu auto-suffisant. Dans le folklore américain, la nation s'est réalisée sur un espace sauvage, qui a été conquis par des maraudeurs – le trappeur, le cow-boy, le prédicateur et les colons qui s'établissent aux frontières. La Révolution américaine elle-même a été menée pour protéger les libertés et la propriété des individus contre les lois oppressives et les taxes injustes imposées par un monarque étranger. Pour la nouvelle gauche et la nouvelle droite, les premières années de la République américaine présentent un modèle potentiel de leurs versions rivales de la liberté individuelle. Il faut bien voir une contradiction profonde au cœur de ce rêve américain primordial : les individus de ce temps n'ont prospéré que par la souffrance d'autres individus. Nul exemple n'est plus éloquent à ce titre que celui de Thomas Jefferson – le «maître à penser», l'icône de l'idéologie californienne. Thomas Jefferson était l'homme qui a rédigé l'appel pour la démocratie et la liberté dans la Déclaration d'indépendance américaine et – en même temps – possédait presque 200 êtres humains comme esclaves.

Comme politicien, il a défendu le droit des fermiers américains et des artisans de déterminer leurs propres destinées sans être sujet aux restrictions imposées par l'Europe féodale. À l'image d'autres libéraux de l'époque, il croyait que les libertés politiques ne pouvaient être protégées contre les gouvernements autoritaires que par la possession généralisée de la propriété privée individuelle. Les droits des citoyens allaient découler de ce droit naturel fondamental. Afin d'encourager l'auto-suffisance, il proposa que chaque Américain puisse disposer de 50 acres (environ 20 hectares) de terre, garantissant son indépendance économique. Néanmoins, tout en idéalisant les petits fermiers et les hommes d'affaires de la frontière, Jefferson était en réalité un propriétaire de plantation virginien, vivant du travail de ses esclaves. Bien sûr, cette «institution singulière» troublait sa conscience, mais il croyait néanmoins que les droits naturels de l'homme incluaient le droit de posséder des êtres humains comme propriété privée. Dans la «démocratie jeffersonnienne», la liberté de l'homme blanc était basée sur l'esclavage de l'homme noir.

Partie 7 : En avant, dans le passé  
 

Malgré l'émancipation éventuelle des esclaves et les victoires des mouvements pour les droits civils, la ségrégation raciale est encore au centre de la politique américaine – spécialement dans la Côté Ouest. À l'élection de 1994 pour le choix du gouverneur de la Califonie, Pete Wilson, le cadidat républicain, l'a emporté grâce à une campagne anti immigration sournoise. Au plan national, le triomphe du Parti républicain de Gingrich aux législatives reposait sur la mobilisation des «mâles blancs en colère» contre la supposée menace des profiteurs noirs de l'aide sociale, des immigrants du Mexique et d'autres minorités (le terme «alien» désigne en anglais américain à la fois immigrant, étranger, inconnu et extra-terrestre… Ndt). Ces politiciens ont usurpé les bénéfices électoraux récoltés par une polarisation croissante entre les habitants des banlieues, surtout blancs et bien nantis – la plupart desquels votent – et ceux des cités, locataires, les non blancs, plus pauvres – la plupart desquels ne participent pas aux élections (33).

Malgré qu'ils retiennent quelques idéaux hippies, plusieurs idéologues californiens ont jugé impossible une prise de position claire contre les politiques semeuses de discorde des Républicains. La raison en est que les industries de haute technologie et des médias constituent un élément clé de la coalition électorale de la nouvelle droite. Les capitalistes et les hauts salariés craignent en partie que la reconnaissance ouverte du financement public de leurs entreprises justifient des augmentations de taxes afin de combler les dépenses désespérément requises pour les soins de santé, la protection environnementale, le logement, le transport public et l'éducation. Mais de façon plus décisive, plusieurs membres de la «classe virtuelle»» désirent être conquis par la rhétorique libertaire et l'enthousiasme technologique de la nouvelle droite. Puisqu'ils sont à l'emploi d'entreprises de haute technologie et des médias, ils aimeraient croire que le marché électronique peut d'une façon ou d'une autre, solutionner les problèmes sociaux et économiques urgents de l'Amérique états-unienne sans aucun sacrifice consenti de leur part. Pris dans les contradictions de l'idéologie californienne, Gingrich est à la fois – comme l'a bien défini un collaborateur de Wired – leur «ami et leur rival» (34).

Aux USA, une redistribution massive de la richesse s'impose avec urgence pour le bien-être à long terme de la majorité de la population. Toutefois, un tel projet va à contre-conrant des intérêts à court terme des habitants blancs et riches, dont beaucoup de membres de la classe virtuelle. Au lieu de partager avec leurs voisins noirs ou hispaniques moins favorisés, les yuppies préfèrent se retrancher dans leurs banlieues prospères, protégés par des gardes armés et à l'abri des aléas matériels et sociaux grâce à leurs services privés de soins sociaux (35). La seule participation des exclus sociaux de l'âge de l'information se trouve dans la fourniture de main-d'œuvre à bon marché, non-syndiquée, dans les usines aux conditions sanitaires déficientes de Silicon Valley et de ses producteurs de micro-processeurs (36). Même la réalisation du cyberespace pourrait devenir partie intégrante de la fragmentation de la société américaine en classes antagonistes, déterminées par la race. Déjà marginalisés par les entreprises de téléphone avides de profits, les habitants des zones pauvres des grandes villes sont menacés d'être exclus des nouveaux services en ligne à cause de leur manque d'argent (37). À l'opposé, les membres de la «classe virtuelle» et d'autres professionnels peuvent jouer les cyberpunks dans l'hyper-réalité sans devoir rencontrer aucun de leurs voisins appauvris. Accompagnant les divisions sociales sans cesse croissantes, un autre apartheid est en train de se créer entre les «information-rich» et les «information-poor», les bien nantis et les défavorisés de l'information.  Dans cette «démocratie jeffersonienne», la relation entre maîtres et esclaves perdure sous une nouvelle forme.

Partie 8 : Les maîtres cyborg et les esclaves robots 
 

La crainte d'un sous-prolétariat (une «underclass») en rébellion a désormais corrompu le principe le plus fondamental de l'idéologie californienne : sa foi dans le potentiel d'émancipation des nouvelles technologies de l'information. Alors que les défenseurs de l'agora électronique et du marché électronique promettent de libérer l'individu des hiérarchies étatiques et des monopoles privés, la polarisation sociale de la société américaine  fait naître une vision plus oppressive du futur digital. Les technologies de liberté se muent en machines de domination. 

À son domaine de Monticello, Jefferson avait inventé plusieurs machines ingénieuses pour son manoir, entre autres un «valet automatique» qui apportait la nourriture de la cuisine à la salle à manger. En faisant d'un gadget technologique l'intermédiaire entre ses esclaves et lui, cet individualiste révolutionnaire s'épargnait une confrontation avec la réalité, celle de sa dépendance au travail forcé de ses frères humains (38). À la fin du XXième  siècle, la technologie est à nouveau utilisée pour renforcer la différence entre les maîtres et les esclaves.

Dans la pensée de certains visionnaires, la recherche de la perfection de l'intelligence du corps et l'esprit conduira immanquablement à l'émergence du «post-humain» : une manifestation bio-technologique des privilèges sociaux de la «classe virtuelle». Les hippies considéraient le développement personnel comme faisant partie de la libération sociale; les artisans «high-tech» de la Californie contemporaine vont plutôt chercher la réalisation de soi dans la thérapie, le spiritualisme, l'exercice ou d'autres occupations narcissiques. Leur désir de s'évader dans la banlieue cloisonnée de l'hyper-réel ne représente qu'un aspect de cette obsession de soi profonde (39). Enhardi d'hypothétiques progrès de l'intelligence artificielle et de la médecine, le culte extropien fantasme sur l'abandon du «logiciel humain», du «wetware», de l'état humain au profit de la création de machines vivantes (40). Tout comme Virek et les Tessier – Ashpools dans la série des romans «Sprawl » de Gibson, ils croient que le privilège social leur confère tôt ou tard l'immortalité (41). Plutôt que de prédire l'émancipation de l'humanité, cette forme de déterminisme technologique n'est capable que d'envisager un approfondissement de la ségrégation sociale.

Malgré toutes ces fantaisies, les blancs de la Californie restent sous la dépendance de leurs frères de couleur qui travaillent dans leurs usines, travaillent à leurs récoltes, prennent soin de leurs enfants et cultivent leurs jardins. Après les émeutes de Los Angeles, ils craignent de plus en plus que ce «sous-prolétariat» demande sa libération. Si les esclaves humains sont en dernier ressort non fiables, alors leur équivalent mécanisé devra être inventé. La quête du Saint-Graal de l'intelligence artificielle fait sourdre ce désir du Golem – un esclave fort et loyal dont la peau a la couleur de la terre et dont les entrailles sont faites de sable. Comme dans les romans « Robot » d'Asimov, les techno-utopiens imaginent qu'il est possible d'obtenir du travail d'esclave de machines inanimées (42). Or, bien que la technologie puisse accumuler ou amplifier la force de travail, elle ne peut pas supprimer la nécessité pour les humains d'être les premiers à inventer, construire et maintenir ces machines. Le travail de l'esclave ne peut s'obtenir sans que quelqu'un soit réduit à l'état d'esclavage.

De par le monde, l'idéologie californienne a été adoptée comme forme émancipatoire et optimiste du déterminisme technologique. Cette fantaisie utopique de la Côte Ouest est trop tributaire de son aveuglement – et de sa dépendance – à la polarisation raciale de la société où elle est née. En dépit de sa rhétorique radicale, l'idéologie californienne est fondamentalement pessimiste quant à un changement social fondamental. Au contraire des hippies, ses promoteurs ne luttent pas pour l'«écotopie» ou même pour faire revivre le New Deal. Le libéralisme social de la nouvelle gauche et le libéralisme économique de la nouvelle droite ont convergé en un rêve ambigu de «démocratie jeffersonnienne». Généreusement interprété, ce rétro-futurisme serait la vision d'une frontière cybernétique où les artisans «high-tech» trouvent leur achèvement personnel, ou bien dans l'agora électronique ou bien dans le marché électronique. Toutefois, comme le Zeitgeist de la «classe virtuelle», l'idéologie californienne s'impose également comme foi exclusive. Si seules certaines personnes ont accès aux nouvelles technologies de l'information, la «démocratie jeffersonnienne» peut devenir une version «high-tech» d'une économie de plantation du Sud profond. Reflet de sa profonde ambiguïté, le déterminisme technologique de l'idéologie californienne n'est pas simplement qu'optimiste et émancipatoire. Il est, simultanément, une vision hautement pessimiste et répressive du futur.

Partie 9 : Il existe des alternatives 
 

Faisant fi de ses sérieuses contradictions, les hommes du monde entier croient encore que l'idéologie californienne représente la seul voie ouverte vers l'avenir. Avec la globalisation croissante de l'économie mondiale, plusieurs membres de la «classe virtuelle» en Europe et en Asie se sentent plus d'affinités avec leurs confrères californiens qu'avec les autres travailleurs de leur propre pays. En réalité cependant, il n'y a jamais eu de débat possible, voire nécessaire. L'idéologie californienne a été élaborée par un groupe de gens vivant dans un pays spécifique avec un éventail particulier de choix socio-économiques et technologiques. Son mélange éclectique et contradictoire d'économie conservatrice et de radicalisme hippie est le reflet de l'histoire de la Côte Ouest – et non de l'avenir inéluctable du reste du monde. Les prémisses anti-étatiques des idéologues californiens, pour prendre un exemple parmi d'autres, sont plutôt dans le provincialisme. A Singapour, le gouvernement non seulement organise la construction d'un réseau de fibre optique, mais tente aussi de contrôler la convergence idéologique de l'information qu'il véhiculera. Compte tenu des taux de croissance largement supérieurs des «tigres» asiatiques, il n'est pas sûr que l'avenir digital trouve son nid d'abord en Californie (43).

Ignorant les recommandations néo-libérales du rapport Bangemann, la plupart des autorités des nations européennes sont également déterminées à s'impliquer étroitement dans le développement des nouvelles technologies de l'information. Minitel, qui a été le premier réseau d'information en ligne au monde, ayant connu une réussite, était la création pleine et entière de l'État français. En effet, pour faire suite à un rapport officiel sur l'impact potentiel de l'hypermédia, le gouvernement décidait d'allouer des ressources dans le développement des technologies de pointe. En 1981, France Telecom lance le système Minitel, qui combine l'information textuelle et des interfaces de communication. De par sa situation de monopole, cette entreprise de téléphone nationalisée a pu monter une masse critique d'utilisateur pour son système inédit en ligne en distribuant gratuitement des terminaux à quiconque était disposé à se passer du bottin téléphonique papier. Une fois le marché créé, les fournisseurs commerciaux et communautaires furent capables de trouver suffisamment de clients ou de participants pour profiter du système. Depuis ce temps, ce dernier a fait le bonheur de millions de Français de toutes provenances, qui s'en sont servi pour acheter des billets de transport, faire la jasette et même instaurer des organisations politiques «en ligne», sans réaliser qu'ils rompaient avec les préceptes libertaires de l'idéologie californienne (44).

Loin de sataniser l'État, une écrasante majorité de Français croit en davantage d'intervention publique nécessaire en vue d'une société efficace et saine (45). Lors des récentes élections présidentielles, presque chaque candidat prônait – à tout le moins théoriquement – une intervention accrue de l'État pour mettre un terme à l'exclusion sociale des sans-emploi et des sans-logis. Au contraire de sa contre-partie américaine, la Révolution française a dépassé le libéralisme économique pour la démocratie populaire. À la suite de la victoire des jacobins sur leurs opposants libéraux en 1792, la république démocratique en France est devenue l'instrument de la «volonté générale». Ainsi conçu l'État défend les intérêts de tous les citoyens, plutôt que de ne simplement protéger ceux des propriétaires privés. Le discours de la philosophie politique française laisse place à l'action collective de l'État pour réduire – ou même supprimer – les problèmes sociaux. Lorsque les idéologues californiens tentent d'ignorer les fonds provenant des payeurs de taxes pour subventionner le développement de l'hypermédia, le gouvernement français peut intervenir ouvertement dans ce secteur de l'économie (46).

Bien que cette technologie soit aujourd'hui dépassée, l'histoire du Minitel réfute clairement les préjugés anti-étatiques des idéologues californiens – et du comité Bangemann. Le futur digital sera un composé hybride, fait d'interrogation étatique, d'entreprenariat capitaliste et de culture populaire («faites-le vous même»). Le point suivant doit être souligné de façon primordiale : si l'État peut favoriser le développement de l'hypermédia, on peut aussi recourir à une action consciente pour prévenir l'émergence de l'apartheid social entre ceux qui ont accès à l'information et ceux qui ne l'ont pas. En n'abandonnant pas toutes les initiatives au gré des forces du marché, l'Union européenne et ses États membres peuvent s'assurer que chaque citoyen peut être relié à un réseau de fibre optique à large bande passante au prix le plus bas possible.

En tout premier lieu, ce pourrait être là l'occasion de créer ces emplois tant réclamés pour les travailleurs semi-spécialisés, en ces temps de chômage de masse. Comme mesure d'emploi keynésienne, il n'y a rien de mieux que de payer des gens à creuser des trous dans la chaussée et à les emplir ensuite (47). De façon encore plus décisive, la construction d'un réseau de fibres optiques dans les foyers et les entreprises pourrait donner accès à chacun a de nouveaux services en ligne et de créer une communauté importante et dynamique d'expertise partagée. Les gains à long terme pour l'économie et la société découlant de la mise sur pied de l'infobahn seraient incommensurables, comme par exemple, de rendre l'industrie plus efficace et de mettre en marché de nouveaux produits. Les services d'information et éducatifs seraient accessibles à tous. Nul doute que l'infobahn créera un marché de masse pour les entreprises privés qui désirent vendre des commodités d'information existantes – films, émissions de télévision, musique et livres  - sur le Net. Parallèlement, à cette possibilité qu'auront acquis les gens de distribuer et de recevoir des produits hypermédias, une profession de médias communautaires et de groupes d'intérêts spéciaux va rapidement se faire jour. Afin que toutes ces conditions soient réunies, on aura besoin d'une intervention collective, afin de s'assurer que tous les citoyens aient leur place dans le futur digital.

Partie 10 : La renaissance des modernes
 

Bien qu'ils n'en avaient pas choisi les circonstances, les Européens doivent, de toute nécessité, réaffirmer leur propre vision de l'avenir. Il existe une multitude de voies qui s'ouvrent vers demain et sur la société de l'information – et certaines sont plus souhaitables que d'autres. Afin de faire un choix informé, les artisans de l'univers digital européen doivent développer une analyse plus cohérente de l'impact de l'hypermédia que celle que nous donne l'idéologie californienne aux prises avec ses ambiguïtés constitutives. Les membres de la «classe virtuelle» européenne doivent créer leur propre identité distincte.

Cette compréhension alternative du futur débute par un rejet de toute forme d'apartheid social – à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du cyberespace. Tout programme d'élaboration hyper médiatique doit rendre claire un accès à toute la population aux nouveaux services en ligne. En lieu et place de l'archaïsme de la nouvelle gauche ou de la nouvelle droite, une stratégie européenne pour le développement des Nouvelles technologies de l'information doit reconnaître ouvertement le caractère inévitable d'une forme d'économie mixte – le mélange créatif et antagoniste d'initiatives étatiques, corporatistes et de la base (le «faites-le-vous-même»). L'indétermination de l'avenir digital est une résultante de cette économie mixte au sein du monde moderne. Personne ne peut prédire avec exactitude quelles seront les forces relatives de chaque composante, mais une action collective peut faire en sorte qu'aucun groupe social ne soit délibérément exclu du cyberespace.

Une stratégie européenne pour l'âge de l'information doit également être la célébration du pouvoir créatif des artisans digitaux. Parce que leur travail ne peut être sous qualifié ou mécanisé, les membres de la «classe virtuelle» exercent un contrôle considérable sur leur propre activité. Plutôt que de succomber au fatalisme de l'idéologie californienne, nous devrions embrasser les possibilités prométhéennes de l'hypermédia. Dans les limites imposées par l'économie mixte, les artisans du digital sont capables d'inventer quelque chose de complètement inédit – quelque chose qu'aucun roman de science fiction n'a prédit. Ces formes innovantes de connaissance et de communication s'inspirent des réalisations des autres formes, y compris de certains aspects de l'idéologie californienne. Il est désormais impossible, pour tout le mouvement sérieux d'émancipation sociale, de ne pas tenir compte des exigences du féminisme, ou de la culture liée aux drogues douces, de la libération gaie, de l'identité ethnique et d'autres questions abordées par les radicaux de la Côte Ouest dans leur travail de pionniers. Similairement, toute tentative de développement de l'hypermédia en Europe aura besoin du dynamisme entrepreneurial et de l'attitude fonceuse dont la nouvelle droite californienne est championne. Toutefois, parallèlement à ces conditions, le développement de l'hypermédia signifie innovation, créativité et invention. Il n'existe pas de précédents à toutes ces facettes de la culture digitale.

En tant que pionniers de la nouveauté, les artisans du digital ont un besoin impérieux de se rebrancher à la théorie et à la pratique de l'art productif. Ils ne sont pas que simples employés – ou même entrepreneurs cybernétique en puissance. Ils sont aussi des ingénieurs – artistes – des designers du prochain stade de la modernité. S'inspirant de l'expérience des Saint-simoniens et des constructivistes, les artisans digitaux peuvent créer une nouvelle esthétique de la machine pour l'âge de l'information (48). Par exemple, les musiciens se sont servis de l'ordinateur pour développer des formes purement digitales de musique, telles que le techno et le «jungle» (49).

Les artistes interactifs ont exploré les potentialités des technologies du cédérom, telles que démontrées par le travail de l'ANTI-rom. Le Centre de recherche en hypermédia a élaboré un espace social virtuel expérimental appelé «J's Joint» (50). Dans chaque cas, les artistes – ingénieurs tentent de repousser les limites, à la fois de ces deux technologies et de leur propre créativité. Par-dessus tout, ces nouvelles formes d'expression et de communication sont branchées sur la culture qui les englobe. Les concepteurs de l'hypermédia doivent réaffirmer avec force la possibilité d'un contrôle rationnel et conscient sur la forme qu'est appelé à prendre l'avenir digital. À la différence de l'élitisme de l'idéologie californienne, les artistes-ingénieurs européens doivent construire une cyberespace inclusif et universel. Les temps sont mûrs pour la renaissance du modernisme.



NOTES  
 


1. Naum Gabo and Anton Pevsner, 'The Realistic Manifesto, 1920', in John E. Bowlt (ed.), Russian Art of the Avant-Garde: Theory and Criticism, Thames & Hudson, London 1976, p. 214. 

2. Depuis 25 ans les experts prédisent l'arrivée imminente de l'âge de l'information, voir Alain Touraine, La Société post-industrielle, Éditions Denoël, Paris 1969 ; Zbigniew Brzezinski, La révoluton technetronique, Paris  : Calmann-Lévy (Between Two Ages: America's role in the Technetronic Era, Viking Press, New York 1970) ; Daniel Bell, La société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1976 (The Coming of the Post-Industrial Society, Basic Books, New York 1973) ; Alvin Toffler, La troisième vague. , Paris, Denoël, 1980 (The Third Wave, Pan, London 1980) ; Simon Nora and Alain Minc, L'informatisation de la société, La Documentation française, 1978 (The Computerisation of Society, MIT Press, Cambridge Massachusetts 1980) ; et enfin Ithiel de Sola Pool, Technologies of Freedom, Belknap Press, Harvard 1983. 

3. Voir Martin Bangemann, Europe and the Global Information Society, Brussels, 1994; et le programme et les compte rendus de la  Warwick University's Virtual Futures Conference

4. Voir Mitch Kapor, "Where is the Digital Highway Really Heading?" dans Wired, July/August 1993. 

5. Voir Mike Davis, City of Quartz, Verso, London 1990; Richard Walker, "California Rages Against the Dying of the Light", New Left Review, January-February 1995; et les productions de Ice-T, Snoop Dog, Dr Dre, Ice Cube, NWA et des nombreux autres rappeurs de la Côte Ouest. 

6. Voir George Katsiaficas, The Imagination of the New Left: a Global Analysis of 1968, South End Press, Boston 1987, p. 1

7. Jerry Rubin, "An Emergency Letter to my Brothers and Sisters in the Movement", in Peter Stansill and David Zane Mairowitz (eds.), BAMN: Outlaw Manifestos and Ephemera 1965- 70, Penguin, London 1971, p. 244.

8. Sur le rôle clé joué par la culture populaire dans l'identité de la nouvelle gauche américaine, George Katsiaficas, The Imagination of the New Left: a Global Analysis of 1968, South End Press, Boston 1987; et Charles Reich, Le regain américain, trad. de l'anglais par Paulette Vieilhomme et Bernard Callais, Paris, Robert Laffont, 1971 (The Greening of America, Random House, New York 1970.) Pour une description de la vie quotidienne des cols blancs américains, voir William Whyte, The Organization Man, Simon & Schuster, New York 1956. 

9. Dans un roman best seller du milieu des années 70, la partie nord de la Côte Ouest se sépare du reste des USA pour former une utopie hippie, voir Ernest Callenbach, Écotopie : reportage et notes personnelles de William Weston, Paris, Éditions Stock, 1978 (Ecotopia, Bantam, New York 1975.) Cette idéalisation de la vie en communauté californienne se trouve aussi dans John Brunner, The Shockwave Rider, Methuen, London 1975; et même dans des œuvres récentes telles que celle de  Kim Stanley Robinson, Pacific Edge, Grafton, London 1990.

10. Pour une analyse des essais de création de la démocratie directe à travers les technologies médiatiques, voir Richard Barbrook, Media Freedom: the contradictions of communications in the age of modernity, Pluto, London 1995. 

11. Marshall McLuhan, Pour comprendre les média : les prolongements technologiques de l'homme.  Traduit de l'anglais par Jean Paré. -- Paris : Mame/Seuil, [1977?] c1968. (Understanding Media, Routledge & Kegan Paul, London 1964, pp. 255-6). Voir aussi Marshall McLuhan et Quentin Fiore, The Medium is the Massage, Penguin, London 1967; et Gerald Emanuel Stern (ed.), McLuhan: Hot & Cool, Penguin, London 1968. 

12. Voir John Downing, Radical Media, South End Press, Boston 1984. 

13. Arthur Kroker and Michael A. Weinstein, Data Trash: the theory of the virtual class, New World Perspectives, Montréal, 1994, p. 15. Cette analyse suit celle de ces futurologues qui croyaient que les «travailleurs du savoir» étaient l'embryon d'une nouvelle classe dominante, voir Daniel Bell, Daniel Bell, La société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1976 (The Coming of the Post-Industrial Society), Basic Books, New York 1973, et les économistes qui pensent que les «analystes symboliques» deviendront la section dominante de la main-d'œuvre sous un capitalisme global, voir Robert Reich, The Work of Nations: a blueprint for the future, Simon & Schuster, London 1991. À l'opposé, dans les années 60, certains théoriciens de la nouvelle gauche croyaient que ces travailleurs technico-scientifiques menaient la lutte de la libération sociale par leurs occupations d'usines et et leurs revendications pour l'auto-gestion, voir Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Seuil, 1963 et 1969. 

14. Voir Dennis Hayes, Behind the Silicon Curtain, Free Association Books, London 1989, pour une description du contrat de travail à Silicon Valley; et pour un traitement du même sujet sur le mode de la fiction, Douglas Coupland, Microserfs, Flamingo, London 1995. Pour un examen théorique de l'organisation post-fordiste, voir Alain Lipietz, L'audace ou l'enlisement, Éditions La Découverte, Paris, 1984 ; Mirages and Miracles, Verso, London 1987; Benjamin Coriat, L'atelier et le robot, Christian Bourgois Éditeur, Paris 1990; and Toni Negri, Revolution Retrieved: Selected Writings on Marx, Keynes, Capitalist Crisis & New Social Subjects 1967-83, Red Notes, London 1988. 

15. Il existe une confusion sémantique et politique considérable quant au sens précis du «libéralisme» de part et d'autre de l'Atlantique. Les Américains parlent de libéralisme pour décrire toute forme de politique supportée par le parti Démocrate, soi-disant de gauche et de centre-gauche. Toutefois, comme Lipset le souligne, ce sens étriqué du mot cache une acceptation quasi universelle du libéralisme aux USA dans sa signification classique. Comme il le précise, «ces valeurs [libérales] étaient évidentes au XXième siècle puisque les USA n'ont pas de parti socialiste viable et n'ont pas non plus développé de parti conservateur ou tory dans le style britannique ou européen», voir  Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism: a double-edged sword, W.W. Norton, New York 1996, pp. 31-2. La convergence de la nouvelle gauche et de la nouvelle droite conservatrice autour de l'idée de l'Idéologie californienne est un exemple spécifique du consensus global prônant l'idée du libéralisme anti-étatique comme objet central du discours politique américain.  

16. Sur le succès de McLuhan dans le circuit de la pensée corporative, voir Tom Wolfe, "What If He Is Right?", The Pump House Gang, Bantam Books, London 1968. Sur l'utilisation de ses idées par les penseurs conservateurs, voir Zbigniew Brzezinski, La révolution technétronique. traduit de l'américain par Jean Viennet], Paris, Calmann-Lévy, 1971, 387 p. (Between Two Ages: America's role in the Technetronic Era, Viking Press, New York 1970); Daniel Bell, La société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1976 (The Coming of the Post-Industrial Society, Basic Books, New York 1973); Alvin Toffler, La troisième vague: essai. [traduit de l'américain par Michel Deusch], Paris, Denoël. 1980 (The Third Wave, Pan, London 1980); and Ithiel de Sola Pool, Technologies of Freedom, Belknap Press, Harvard 1983.  

17. Les «mâles héroïques» sont communs à tous les classiques de SF, voir D. D. Harriman in Robert Heinlein, The Man Who Sold the Moon, Signet, New York 1950; ou bien encore les personnages principaux dans Isaac Asimov, The Foundation Trilogy, Gnome Press, New York 1953, I, Robot, Panther, London 1968, and The Rest of the Robots, Panther, London 1968. Hagbard Celine - une version plus psychédélique de cet archétype mâle - est le personnage central de Robert Shea and Robert Anton Wilson, dans The Illuminati Trilogy, Dell, New York 1975. Dans l'évolution de l'«histoire future» tirée du roman de Heinlein, il prédit que, après une période de crises sociales causées par une rapide avancée technologique, la stabilité reviendrait dans les années 80 et 90, grâce à  «... une ouverture de nouvelles frontières et un retour à l'économie du XIXième siècle»!  

18. Voir Shoshana Zuboff, In the Age of the Smart Machine: the future of work and power, Heinemann, New York 1988. Bien sûr, cette analyse est dérivée de Karl Marx, Grundrisse, Penguin, London 1973; et 'Results of the Immediate Process of Production' in Albert Dragstedt (ed.), Value Studies by Marx, New Park, London 1976. 

19. Voir Howard Rheingold, Virtual Communities, Secker & Warburg, London 1994, et ses home pages.  

20. Voir l'entrevue complaisante des Tofflers par Peter Schwartz, 'Shock Wave (Anti) Warrior', Wired, November 1993; et, sur l'ambiguïté caractéristique de ce magazine sur le programme réactionnaire du président de la Cambre des Représentants, voir l'entrevue avec Newt Gingrich par Esther Dyson, nommée à juste titre 'Friend and Foe', Wired, August 1995.  

21. The Progress and Freedom Foundation, Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age, p. 5.

22. Voir Kevin Kelly, Out of Control: the New Biology of Machines, Fourth Estate, London 1994. Pour une critique du livre, voir Richard Barbrook, The Pinnochio Theory

23. Progress and Freedom Foundation, Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age, p. 13. Toffler et consorts proclament aussi fièrement que «l'Amérique demeure le lieu de la liberté individuelle et cette liberté s'étend clairement au cyberespace», Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age, p. 6. Voir aussi Mitch Kapor, 'Where is the Digital Highway Really Heading?' dans Wired, July/August 1993. 

24. Voir Simon Schaffer, Babbage's Intelligence: Calculating Engines and the Factory System

25. Voir Jonathan Palfreman and Doron Swade, The Dream Machine, BBC, London 1991, pp. 32-36, pour un compte rendu sur le manque de financement de l'Allemagne nazie comme cause de la perte de l'opportunité par ce pays d'être le premier à réaliser l'ordinateur électronique. En 1941, le Haut Commandement allemand a refusé de continuer à financer Konrad Suze, qui avait introduit l'usage du code binaire, des programmes enregistrés et des portes logiques électroniques.  

26. Voir Howard Rheingold, Virtual Communities, Secker & Warburg, London 1994.  

27. Comme le Secrétaire au Travail de Clinton le formule, «Souvenez-vous que durant l'après-guerre, le Pentagone a discrètement pris en charge l'aide technologique aux grandes corporations américaines dans le développement des moteurs à réaction, des structures d'avions, des transistors, des circuits électroniques, des nouveaux matériaux, des lasers, des fibres optiques... Le Pentagone et les 600 laboratoires nationaux avec lesquels il travaille, ainsi que le Département de l'Énergie, sont ce qui ressemble le plus en Amérique au bien connu Ministère japonais du Commerce international et de l'industrie», voir Robert Reich, The Work of Nations: a blueprint for the future, Simon & Schuster, London 1991, p. 159 

28. Pour un aperçu du mode d'apparition de ces innovations à partir de la scène «acid», voir Tom Wolfe, The Electric Kool-Aid Acid Test, Bantam Books, New York 1968. Fait intéressant, un des conducteurs du célèbre autobus était Stewart Brand, qui est aujourd'hui un des collaborateurs vedette de Wired.  

29. Dennis Hayes, Behind the Silicon Curtain, Free Association Books, London 1989, pp. 21-2, remarque que l'industrie informatique américaine a déjà été amenée par le Pentagone à former des cartels pour contrer la compétition de l'extérieur. Gates admet qu'il n'a réalisé que récemment le «changement massif structurel» provoqué par le Net, voir "The Bill Gates Column", The Guardian, 20 July 1995.  

30. Voir Howard Rheingold's home pages, et Mitch Kapor, "Where is the Digital Highway Really Heading?" in Wired, July/August 1993. Malgré les instincts libertaires de ces deux auteurs, leur infatuation avec l'ère des Pères Fondateurs est partagée par la Milice néo-fasciste et les mouvements des Patriotes, voir Chip Berlet, Armed Militias, Right Wing Populism & Scapegoating.  

31. Voir les héros «hackers» dans William Gibson, Neuromancien. Paris, J'ai lu, Collection Librio Martinguale, Science-fiction, 1988, 319 p.(Neuromancer, Grafton, London 1984), Comte zéro, Paris, J'ai lu, collection Librio Martinguale, science-fiction et fantastique, 1995 (Count Zero, Grafton, London 1986), et Mona Lisa Overdrive, Grafton, London 1989; ou dans Bruce Sterling (ed.), Mirrorshades, Paladin, London 1988. Un prototype de cette catégorie de anti-héros est Deckard, le chasseur existentiel de duplicateurs dans Bladerunner de Ridley Scott.
  
32. Selon Miller, Jefferson croyait fermement que les Noirs ne pouvaient faire partie du contrat social de Locke qui rassemblait les citoyens de la République américaine. «Les droits de l'Homme... bien qu'appartenant en théorie et idéalement à chaque individu à sa naissance, s'appliqueraient en pratique aux États-Unis aux seuls Blancs ; les esclaves noirs en étaient exclus parce que, bien qu'étant des êtres humains, ils étaient aussi la propriété de quelqu'un, et que là où les droits de l'Homme entraient en conflit avec les doits de propriété, ces derniers avaient préséance», voir John Miller, The Wolf by the Ears: Thomas Jefferson and Slavery, Free Press, New York 1977, p. 13. L'opposition de Jefferson à l'esclavage était pour le moins rhétorique. Dans une lettre datée du 22 avril 1820, il suggère maladroitement que la meilleure façon d'encourager l'abolition de l'esclavage serait de légaliser la propriété privée d'êtres humains dans tous les États de l'Union, et dans les territoires frontaliers! Il soutient que «... leur répartition sur une plus grande surface les rendrait plus heureux et faciliterait par le fait même l'accomplissement de leur émancipation en divisant le fardeau par un plus grans nombre de coadjuteurs (i. e. les propriétaires d'esclaves), voir Merill Peterson (ed.), The Portable Thomas Jefferson, The Viking Press, New York 1975, p. 568. Pour une description de la vie sur sa plantation, voir aussi Paul Wilstach, Jefferson and Monticello, William Heinemann, London 1925. 

33. Sur le virage vers la droite en Californie, voir Richard Walker, "California Rages Against the Dying of the Light", New Left Review, January-February 1995.  

34. Voir Esther Dyson, "Friend and Foe", Wired, August 1995. Esther Dyson a collaboré avec les Toffler dans la rédaction de Cyberspace and the American Dream,  par The Peace and Progress Foundation, qui est un manifeste futuriste destiné à attirer les votes pro-Gingrich des acteurs de la «classe virtuelle».  

35. Sur la montée des banlieues fortifiées, voir Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997, 391 p.(City of Quartz, Verso, London 1990) and Urban Control: the Ecology of Fear, Open Magazine, New Jersey 1992. Ces banlieues ont fourni l'inspiration de nombreux romans cyber-punk et de leur atmosphère d'aliénation, comme, Snow Crash, de Neal Stephenson Roc, New York 1992.  

36. Voir Dennis Hayes, Behind the Silicon Curtain, Free Association Books, London 1989.  

37. Voir Reginald Stuart, 'High-Tech Redlining', Utne Reader, 68 March-April 1995.  

38. Voir Paul Wilstach, Jefferson and Monticello, William Heinemann, London 1925. 

39. Voir Dennis Hayes, Behind the Silicon Curtain, Free Association Books, London 1989.  

40. Pour une présentation de leur programme rétro-futuriste, voir le site Extropian FAQ  

41. Voir William Gibson, Neuromancien. Paris, J'ai lu, Collection Librio Martinguale, Science-fiction, 1988, 319 p.(Neuromancer, Grafton, London 1984), et Comte zéro, Paris, J'ai lu, collection Librio Martinguale, science-fiction et fantastique, 1995 (Count Zero, Grafton, London 1986). 

42. Voir Isaac Asimov, I, Robot, Panther, London 1968, et The Rest of the Robots, Panther, London 1968. 

43. Voir William Gibson et Sandy Sandfort, "Disneyland with the Death Penalty", Wired, September/October 1993. Comme ces articles sont une attaque contre Singapour, il est ironique de noter que le réel Disneyland se situe en Californie – dont le code pénal répressif inclut la peine de mort ! 

44. Le rapport qui a conduit à la création de Minitel se trouve dans Simon Nora et Alain Minc, L'informatisation de la société, rapport à M. le Président de la République, Paris, La Documentation Française, 1978. Un historique des premières années de Minitel se trouve dans Michel Marchand, La Saga Minitel, Paris, Larousse,1988. 

45. Selon un sondage mené durant les présidentielles de 1995, 67 % des Français appuyaient la proposition à l'effet que «l'État  doit intervenir davantage dans la vie économique de notre pays», voir «Une majorité de Français souhaitent un vrai "chef" pour un vrai "État"», Le Monde, 11 avril 1995, p. 6. 

46. Sur l'influence du jacobinisme sur les conceptions françaises des droits démocratiques, voir Richard Barbrook, Media Freedom: the contradictions of communications in the age of modernity, Pluto, London 1995. Certains économistes français croient que l'histoire très différente de l'Europe a créé un modèle spécifique – et socialement supérieur – de capitalisme, voir Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1994, et Philippe Delmas, Le Maître des Horloges, Éditions Odile Jacob, Paris, 1991. 

47.Ainsi que Keynes lui-même le disait, «creuser des trous dans le sol», comme compensation pour un manque d'épargne,  augmentera non seulement l'emploi, mais aussi le dividende national réel des biens et services utiles, voir J.M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, London 1964, p. 220.

48. Voir Keith Taylor (ed.), Henri Saint-Simon 1760-1825: Selected Writings on Science, Industry and Social Organisation, Croom Helm, London 1975; et John E. Bowlt, Russian Art of the Avant-Garde: Theory and Criticism, Thames & Hudson, London 1976. 

49.Comme le compositeur «jungle» Goldie le formule: «Nous devons sans cesse aller de l'avant, pousser le rythme, les tambours, la basse, et pousser, pousser sans cesse. Je me souviens que nous nous disions ne pas pouvoir pousser davantage... On a fait dix fois plus fort aujoud'hui» ("We have to take it forwards and take the drums 'n' bass and push it and push it and push it. I remember when we were saying that it couldn't be pushed anymore. It's been pushed tenfold since then..."), voir Tony Marcus, «The War is Over»,  Mixmag, August 1995, p. 46. 

50. Sur Anti-Rom et J's Joint, voir leurs contributions au Hypermedia Research Centre's Web site



Hyperliens pour poursuivre la lecture : 


Louis Rossetto : Editor & Publisher, Wired 

Franco Beradi (Bifo) : author of Neuromagma 

John Barker : novelist living in London  

FeNix : FeNiX Business Communications

Celia Pearce : games designer from L.A.  

Jeffrey Kaplan : Bay Area counter-culture veteran

Eric Watt Forste : an Extropian Mark Stahlman : New Media Associates - New York
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Les fondements constitutionnels de la liberté académique des professeurs d’université en droit canadien et américain (partie 3)
par Elvio Buono



Table des matières
PARTIE III : La liberté académique au Canada.
1.Champ d'application de la Charte canadienne, son incidence sur les universités et l'effet de l'arrêt McKinney

La majorité
La dissidence de la juge Wilson
La juge L'Heureux-Dubé
2. Liberté d'expression et liberté académique
3. Définition de la liberté académique dégagée des expériences américaine et canadienne
4.Commentaire de la Cour suprême sur la liberté académique dans l'arrêt McKinney
5.Reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire dans la perspective du financement gouvernemental de celle-ci
CONCLUSION
Notes




PARTIE III : La liberté académique au Canada.

Dans la troisième et dernière partie de notre étude, nous allons tenter de déterminer l'interaction entre la liberté d'expression et la liberté académique dans les contextes du Québec et du Canada. Comme nous l'avons déjà souligné, ni la Charte québécoise ni la Charte canadienne ne prévoient de façon spécifique la liberté académique. Dans les deux cas, il faudra un développement jurisprudentiel pour faire naître une protection de la liberté académique à travers la liberté d'expression prévue aux articles 3 de la Charte québécoise et 2b) de la Charte canadienne. Avant d'examiner la dynamique entre les notions de liberté d'expression et de liberté académique, il faut s'interroger sur le champ d'application des deux chartes.
Dans le cas de la Charte québécoise la question est relativement simple à résoudre, puisque celle-ci s'applique au domaine privé et au domaine public(168). Si éventuellement, il était possible de faire émerger une protection de la liberté académique, par le biais de l'article 3 de la Charte, un professeur d'université au Québec pourrait s'en prévaloir contre un acte posé par une université. En effet, il ressort de notre analyse qui précède que l'étendue de la liberté d'expression et de la clause dérogatoire de la Charte québécoise est identique à celle qui prévaut dans la Charte canadienne. Dans cette perspective, une reconnaissance de la liberté académique par le biais de la Charte québécoise serait soumise aux mêmes règles que sous la Charte canadienne. Par ailleurs, puisque la Charte québécoise s'applique aux relations entre particuliers, il s'en infère que celle-ci régit les rapports entre l'université et le professeur.
La question est beaucoup plus difficile à résoudre, lorsqu'on la pose à l'égard de la Charte canadienne. Quel est, en effet, le champ d'application de la Charte et, de façon plus précise, celle-ci s'applique-t-elle aux universités? Cette question est d'autant plus importante puisque si la liberté académique au Canada devait recevoir une protection constitutionnelle, comme cela a été le cas aux États-Unis, il faudrait nécessairement une reconnaissance de celle-ci, à travers l'article 2b) de la Charte. En effet, malgré le fait que l'article 3 de la Charte québécoise en ce qui a trait à la liberté d'expression, comme nous l'avons déjà examiné, ait une portée aussi étendue que l'article 2b) de la Charte, et malgré le fait aussi que la Charte québécoise soit un document quasi-constitutionnel, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une simple loi de la législature provinciale qui peut être modifiée et même changée par la procédure ordinaire. La Charte est enchâssée dans la constitution canadienne et celle-ci est la loi suprême du Canada. Il faut donc s'interroger sur le champ d'application de la Charte et de façon plus spécifique sur son application aux universités du Canada. Les prochaines pages tenteront de circonscrire cette problématique.

1.Champ d'application de la Charte canadienne, son incidence sur les universités et l'effet de l'arrêt McKinney.

L'application de la Charte est énoncée à l'article 32(1) qui se lit ainsi:

32(1) La présente Charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

La Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dolphin Delivery Ltd.(169) avait déjà indiqué les principes généraux du champ d'application de la Charte. Le juge McIntyre avait mentionné que l'article 32 limitait l'application de la Charte au Parlement et aux législatures ainsi qu'aux branches exécutive et administrative du gouvernement. Ainsi, l'article 32 désigne non pas le gouvernement au sens général, à savoir l'ensemble de l'appareil gouvernemental de l'État, mais plutôt une dimension de celui-ci qui touche les branches exécutive et administrative. Le juge McIntyre, pour circonscrire le sens du mot gouvernement s'est appuyé sur son sens général et sur son utilisation dans la Loi constitutionnelle de 1867. Il s'exprime ainsi:

« Le terme gouvernement, qui suit les termes Parlement et législature, doit alors, semble-t-il, désigner la branche exécutive ou administrative du gouvernement. C'est en ce sens qu'on parle en général du gouvernement du Canada ou d'une province. Je suis d'avis que le mot gouvernement utilisé à l'article 32 de la charte désigne le pouvoir exécutif à l'échelon fédéral et à l'échelon provincial. C'est en ce sens que l'expression gouvernement du Canada est ordinairement utilisée dans d'autres articles de la Loi constitutionnelle de 1867. Les articles 12, 16 et 132 désignent tous le Parlement et le gouvernement du Canada comme des entités distinctes. L'expression gouvernement du Canada désigne presque toujours le pouvoir exécutif » (170).

Un peu plus loin, le juge McIntyre ajoute que la Charte s'appliquerait à plusieurs formes de législation déléguée, de réglementation, de décrets, peut-être de règlements municipaux et de règlements administratifs et généraux d'autres organes créés par le Parlement et les législatures (171). Le juge McIntyre n'est pas allé plus loin, il n'avait pas à le faire pour disposer du litige, pour tenter de préciser les organes en question qui seraient soumis à la Charte et il n'a pas tenté non plus de déterminer ce qui pourrait constituer une action gouvernementale. Quelques années plus tard, la Cour suprême du Canada eut l'occasion d'examiner de façon spécifique la situation des universités à l'égard de la Charte.
Dans quatre arrêts rendus le même jour, la Cour suprême du Canada aborda la question de l'application de la Charte aux universités canadiennes. L'arrêt McKinney c. Université de Guelph(172) est le plus important, puisque dans les trois autres pourvois des questions identiques étaient soulevées et elles ont été examinées, pour ce qui est des principes, à la lumière de l'arrêt McKinney(173) .
Les faits de cette affaire sont relativement simples. Huit professeurs et un bibliothécaire au service de différentes universités ontariennes - L'Université Guelph, l'Université Laurentienne, l'Université York et l'Université de Toronto - contestaient les politiques de ces dernières relatives à la retraite obligatoire à 65 ans. La contestation était basée sur les motifs que les politiques en question violaient l'article 15 de la Charte canadienne et que l'article 9a) du Code des droits de la personne, 1981, de l'Ontario, en ne traitant pas les personnes ayant atteint l'âge de 65 ans de la même manière que les autres, violait également l'article 15 de la Charte. Pour des fins de compréhension, il est utile de rappeler que l'article 15(1) de la Charte prévoit l'égalité de tous devant la loi et interdit toute forme de discrimination basée sur certains motifs énumérés, dont celui de l'âge (174) . L'article 9a) du Code des droits de la personne, 1981, de l'Ontario, prévoit qu'en matière d'emploi, l'âge est limité à dix-huit ans ou plus et à moins de 65 ans (175) .
Nous allons limiter nos propos à l'application de la Charte aux universités et laisser de côté les analyses complexes reliées à l'article 15 de la Charte et à la retraite obligatoire. Au terme de notre analyse de l'arrêt McKinney, on pourra constater que la réponse à la question n'est pas simple et que des interrogations persistent.


Le juge La Forest, qui signe les notes de la majorité, après avoir cité l'article 32(1) de la Charte canadienne, mentionne que celui-ci indique clairement que l'application de la Charte se restreint à l'action gouvernementale. Il rappelle que la Cour suprême du Canada a souligné, à maintes reprises, que la Charte est essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier (176) .
Par la suite, le juge La Forest indique que l'arrêt Dolphin Delivery Ltd.(177) est "l'arrêt de principe" en ce qui touche l'application de la Charte. Après avoir cité quelques passages des notes du juge McIntyre - dont nous avons fait l'analyse précédemment - le juge La Forest conclut que celui-ci a restreint l'application de la Charte au Parlement et aux législatures ainsi qu'aux branches exécutive et administrative du gouvernement.
Le juge La Forest examine alors les prétentions des appelants qui soutenaient que les universités sont couvertes par l'article 32 de la Charte, puisqu'elles sont créées par la loi, qu'elles exercent des pouvoirs conformément à la loi et qu'elles exécutent une fonction publique conformément à un pouvoir légal. D'abord, il mentionne que le simple fait qu'une entité soit créée par une loi et se voit conférer les attributs juridiques d'une personne physique ne suffit aucunement à assujettir ses actions à la Charte. Ainsi, pour le juge La Forest étendre l'application de la Charte aux sociétés privées serait porter sérieusement atteinte à l'objet clair de l'article 32, qui est de restreindre l'application de la Charte aux actions législatives et gouvernementales.
Pour le juge La Forest, les universités sont des organismes créés par la loi et elles fournissent un service public. Les universités peuvent, dans le cadre de certaines de leurs décisions, être soumises au contrôle judiciaire, mais cela n'est pas suffisant pour en faire une branche du gouvernement au sens de l'article 32 de la Charte (178) . La Charte mise à part, personne ne conteste le pouvoir des universités de négocier des contrats et des conventions collectives avec leurs employés ni d'y inclure des dispositions en matière de retraite obligatoire. Lorsque les universités posent de telles actions, celles-ci ne sont pas accomplies sous la contrainte de la loi et par le fait même on ne peut s'appuyer sur la Charte pour en contester la validité. Pour le juge La Forest, rien n'indique qu'en concluant ces ententes, les universités répondaient de quelque façon que ce soit à la volonté du gouvernement. Ainsi, de telles actions ne peuvent relever de la Charte, à moins de pouvoir établir que les universités font partie du gouvernement.
Le juge La Forest ajoute qu'on ne peut pas non plus s'en remettre à la notion de service public. Plusieurs institutions dans la société exercent des fonctions que l'on peut qualifier de nature publique et elles ne font pas pour autant partie du gouvernement. Le juge précise que même si de telles institutions peuvent être soumises à une réglementation gouvernementale étendue et recevoir un financement public important, elles ne font pas partie du gouvernement au sens de l'article 32 de la Charte, puisque cet article ne désigne pas le gouvernement au sens général, c'est-à-dire au sens de l'ensemble de l'appareil gouvernemental de l'État. Le juge La Forest conclut que le critère de l'objet public est inadéquat, qu'il regorge de difficultés et d'incertitudes et qu'il n'est tout simplement pas le critère qu'impose l'article 32 (179).
Le juge La Forest précise que l'application de la Charte n'est pas limitée aux entités qui remplissent des fonctions de nature essentiellement gouvernementale. Cependant, pour déterminer si la Charte s'applique aux entités autres que gouvernementales en raison des fonctions qu'elles exercent, il n'est pas suffisant, pour le juge La Forest, de se contenter de démontrer que celles-ci se sont adonnées à des activités ou à la fourniture de services qui relèvent de la compétence législative des gouvernements fédéral ou provinciaux.
Pour compléter son analyse de la situation, le juge La Forest examine les rapports entre le gouvernement et les universités. Il rappelle que les quatre universités en question ont été créées par des lois et que celles-ci déterminent les pouvoirs, les fonctions, les privilèges et l'organisation interne de ces dernières (180). Après une description de la situation — importance du financement gouvernemental (subventions de fonctionnement et aussi les dépenses en immobilisation), établissement des droits de scolarité, contrôle important sur les nouveaux programmes d'études en exigeant qu'ils soient spécifiquement approuvés pour pouvoir bénéficier des fonds publics — le juge La Forest constate que le sort des universités est en grande partie entre les mains du gouvernement et que leurs pouvoirs sont assujettis à des restrictions importantes soit par des règlements soit parce qu'elles dépendent des fonds du gouvernement (181) . Cependant, pour le juge, il ne s'ensuit absolument pas que les universités sont des organes du gouvernement.
En effet, chaque université a son propre conseil d'administration et ses membres sont choisis parmi les enseignants, les étudiants, le personnel administratif et les anciens diplômés. Seul un petit nombre de ses membres, dans certains cas, sont nommés par le gouvernement et ils n'agissent pas selon les directives de celui-ci, mais dans l'intérêt de l'Université. Ainsi, le gouvernement n'a aucun pouvoir légal de régir les universités, même s'il voulait le faire. Les universités, comme d'autres organismes privés, même si elles sont assujetties à la réglementation gouvernementale et dépendent en grande partie de fonds publics, n'en demeurent pas moins responsables de leurs propres affaires et répartissent les subventions gouvernementales ainsi que les argents qui proviennent des droits de scolarité, des fondations et d'autres sources (182) , de façon autonome.
Pour le juge La Forest, l'autonomie en droit des universités est entièrement étayée par leur rôle traditionnel dans la société. Il s'exprime ainsi sur le sujet:

« (...) Toute tentative du gouvernement d'influencer les décisions des universités, particulièrement celles qui concernent la nomination, la permanence et le renvoi de membres du personnel enseignant, ferait l'objet d'une opposition acharnée de la part des universités puisque cela pourrait conduire à des violations de la liberté académique. En un mot, ce ne sont pas des décisions du gouvernement. Bien que la législature puisse délimiter en grande partie le milieu dans lequel les universités fonctionnent, la réalité est qu'elles fonctionnent comme des organismes autonomes dans ce milieu. Il peut y avoir des situations relatives à des activités spécifiques où l'on peut dire à juste titre que la décision est celle du gouvernement ou que la participation gouvernementale à la décision est suffisante pour en faire un acte du gouvernement, mais rien n'indique en l'espèce que le gouvernement a participé à la décision et, comme je l'ai souligné, la loi n'impose pas la retraite obligatoire aux universités » (183) .

Le juge La Forest note au passage qu'une approche similaire a été suivie aux États-Unis et que, par ailleurs, il n'est pas nécessaire d'examiner la jurisprudence et la doctrine américaines relatives aux universités d'État, puisque les universités canadiennes sont des entités privées. Ainsi, le juge La Forest en arrive à la conclusion que les universités intimées ne font pas partie de l'appareil gouvernemental de sorte que leurs actions, en tant que telles, ne relèvent pas de la Charte. De plus, les universités ne mettraient pas en oeuvre une politique gouvernementale en prévoyant la retraite obligatoire de leurs personnels enseignants et de leurs employés. Le juge La Forest ajoute, pour terminer, que sa conclusion n'est pas à l'effet qu'en aucun cas les universités ne pourraient être considérées comme faisant partie du gouvernement pour les fins d'application de la Charte, mais plutôt que les universités intimées ne font pas partie du gouvernement, compte tenu de leurs modes d'organisation et de gestion actuels.


Après une analyse de l'article 32 de la Charte et de l'arrêt Dolphin Delivery et des nombreux commentaires que cette décision a engendrés, entre autres sur l'application de celle-ci aux conflits privés, la juge Wilson en arrive à la conclusion que la Charte canadienne vise l'action gouvernementale, tant législative qu'administrative et que les lois provinciales et fédérale sur les droits de la personne s'appliquent toujours dans leur propre domaine.
L'objet de la Charte est de veiller à ce que l'action gouvernementale qui touche le citoyen respecte les normes constitutionnelles fondamentales qui y sont énoncées. Pour ce faire, la juge Wilson affirme qu'il faut donner un sens général au mot gouvernement, qui tienne compte à la fois de la variété des rôles que le gouvernement en est venu à jouer dans la société et de la nécessité d'assurer que, dans tous ces rôles, il se conforme aux normes constitutionnelles établies dans la Charte. Ainsi, pour la juge Wilson, si la Cour suprême doit s'acquitter de son obligation de veiller à ce que la Constitution fournisse une protection constante des droits et des libertés individuels contre l'action gouvernementale, elle ne doit donc pas adopter une interprétation restrictive de ce que constitue l'action gouvernementale. Une telle interprétation reviendrait à limiter l'effet de la Charte et à minimiser la protection qu'elle vise à fournir.
Par la suite, la juge Wilson tente de circonscrire les critères qui devraient permettre d'identifier le genre d'organismes dont la Charte vise à restreindre les activités par l'imposition de normes constitutionnelles. Elle mentionne qu'au moins trois critères ont été proposés et que chacun fait ressortir un aspect important de la nature du gouvernement, même si aucun en soi n'est déterminant: le critère du contrôle, le critère de la fonction gouvernementale et le critère de l'entité gouvernementale.
Lorsque l'organisme ne fait pas en soi partie des branches législative, exécutive ou administrative du gouvernement, le critère du contrôle général soulève des questions quant à la nature et à l'étendue du contrôle gouvernemental sur cette entité. Le critère du contrôle prévoit un second volet que l'on peut qualifier de contrôle précis. Il s'agit de poser des questions plus précises quant aux activités de l'entité. Par exemple, est-ce qu'il y a un lien clair entre le gouvernement et l'activité particulière contestée?
La juge Wilson considère que les questions générales qui doivent être posées, en vertu du critère du contrôle, sont tout à fait appropriées. Elle a cependant beaucoup plus de réserve vis-à-vis le second volet du critère du contrôle qui consiste à rechercher un lien précis entre le gouvernement et l'action contestée. La juge Wilson en conclut qu'il n'est pas évident qu'un organisme devrait automatiquement être réputé ne pas faire partie du gouvernement pour le simple motif qu'on ne peut établir l'existence du genre de lien précis recherché. Ainsi, les questions précises que soulève le critère du contrôle, quant à l'existence d'un lien direct entre le gouvernement et l'activité contestée, ne sont pas des conditions nécessaires pour conclure à l'existence d'une action gouvernementale.
Pour ce qui est du deuxième critère, il faut déterminer si l'exécution d'une activité donnée est une fonction gouvernementale. Pour la juge Wilson, la méthode fonctionnelle soulève des problèmes dont le plus important est que cette méthode présume que le gouvernement est statique. La juge Wilson conclut que la méthode fonctionnelle a quelque chose à offrir, pourvu qu'on ne présume pas que pour la seule raison qu'un organisme n'exerce pas une fonction gouvernementale traditionnelle, il n'est pas un acteur gouvernemental.
Enfin le troisième critère tente de déterminer si un organisme est une entité gouvernementale. Il s'agit de savoir si une entité exécute une tâche conformément à un pouvoir conféré par la loi et si elle l'exécute au nom du gouvernement, dans la poursuite d'un objectif gouvernemental. Ce critère se distingue des deux autres en tenant compte de considérations qui peuvent aider à déterminer si le gouvernement s'apprête à remplir réellement de nouveaux rôles ou s'il remplit d'anciens rôles en créant de nouveaux arrangements institutionnels.
La juge Wilson, après examen des trois critères, en arrive à la conclusion que la seule méthode satisfaisante en vertu de l'article 32(1) de la Charte est celle qui tient compte des points forts de chacun des trois critères. De plus, chaque critère vise à identifier des aspects du gouvernement dans son contexte contemporain. Lorsque l'un des critères s'applique à une entité, on peut considérer qu'il s'agit d'un indice sérieux que celle-ci fait partie du gouvernement.
Par la suite, la juge Wilson applique la méthode aux universités. Pour ce qui est du critère du contrôle, un examen des divers liens qui existent entre la province de l'Ontario et les universités amène la juge Wilson à conclure que l'État exerce un rôle important sur les universités au Canada. Elle indique que l'État exerce un contrôle dans quatre grands secteurs: le financement, l'organisation interne, le processus décisionnel et les politiques.
Pour ce qui est du financement, la juge Wilson mentionne que la province a grandement participé à celui-ci dans le cas des universités. Elle rappelle que le gouvernement finance la majeure partie des dépenses en immobilisation des universités et accorde des fonds spéciaux pour des projets spéciaux. La juge Wilson ajoute que le gouvernement ne subventionne pas les universités de manière inconditionnelle. Les subventions d'exploitation sont établies en fonction des coûts des programmes universitaires et du nombre d'étudiants qui y sont inscrits.
Le gouvernement exerce aussi un contrôle sur l'organisation des universités. Les quatre universités en question ont été constituées en personne morale au moyen de lois provinciales. Ces lois établissent en détails les pouvoirs, les fonctions et les privilèges des universités ainsi que leur organisation interne.
Le gouvernement exerce aussi un contrôle sur le processus décisionnel des universités, puisque la Loi sur la procédure de révision judiciaire (184) confère aux tribunaux le pouvoir de surveiller l'exercice par les universités de leurs attributions, pour ainsi veiller à ce qu'elles respectent le principe de l'équité procédurale. Il existe donc un contrôle gouvernemental sur certains processus de l'université.
Enfin, selon la juge Wilson, le gouvernement contrôle indirectement une partie importante des politiques universitaires. Ainsi l'université, pour tout nouveau programme de premier cycle qui ne relève pas des matières fondamentales en arts et en sciences, doit obtenir l'approbation préalable du Conseil ontarien des affaires universitaires (COAU), organisme consultatif créé par le lieutenant-gouverneur en conseil conformément à la Loi sur le ministère des Collèges et Universités (185) ; les programmes de deuxième cycle sont d'abord examinés par le Conseil des universités de l'Ontario qui fait ses recommandations au COAU. Celui-ci examine le programme en tenant compte de différents éléments et présente ses recommandations au gouvernement qui prend la décision finale.
Pour l'ensemble de ces motifs, la juge Wilson arrive à la conclusion, en ce qui touche le degré général de contrôle, que le gouvernement exerce un contrôle très important, bien qu'indirect dans certains domaines, sur les universités. La juge Wilson concède que le gouvernement n'est pas engagé directement dans la politique de mise à la retraite obligatoire établie par les universités. Mais pour la juge Wilson, compte tenu de sa position sur l'application du critère du contrôle, il n'est pas nécessaire d'établir ce lien précis entre l'action contestée et le gouvernement.
Pour ce qui est du critère de la fonction gouvernementale, la juge Wilson examine le rôle de l'État au Canada avant la Confédération et aussi depuis 1867 lorsque les Pères de la Confédération ont reconnu le rôle que les gouvernements provinciaux en étaient venus à jouer dans ce domaine. La juge Wilson après un examen des lois en vigueur, tant avant qu'après la Confédération, en arrive à la conclusion qu'à tous les niveaux, l'éducation a traditionnellement été une fonction des gouvernements au Canada.
Pour ce qui est du critère de l'entité gouvernementale, la juge Wilson rappelle qu'il a déjà été établi que les universités ont le pouvoir général de régir leurs affaires en vertu de leurs lois habilitantes. En outre, l'attribution d'un pouvoir légal comprend clairement le pouvoir de conclure des contrats et des conventions collectives avec les professeurs et les employés.
Pour la juge Wilson, cela ne fait aucun doute que les universités exercent une fonction publique importante que le gouvernement veut voir exercer et dont il considère d'ailleurs qu'il a la responsabilité de veiller à ce qu'elle soit exercée. La juge Wilson poursuit en mentionnant que l'intérêt de l'État en matière d'éducation dans la société moderne ne se limite pas et ne peut se limiter à l'alphabétisation de base. La promotion des études supérieures et l'accessibilité à celles-ci relèvent de l'intérêt public. L'État reconnaît le rôle important des universités dans l'éducation des jeunes et aussi dans la promotion et la libre circulation des idées dans la société. La juge Wilson ajoute que, sur un plan plus pratique, l'État reconnaît que les perspectives de croissance économique sont liées à la formation et au maintien d'une masse critique de professeurs et de chercheurs et, de manière plus fondamentale, d'une collectivité instruite. Pour cette raison, l'État a un intérêt vital à posséder un système d'éducation complet de première classe. La juge Wilson en arrive à la conclusion que les universités font partie du gouvernement aux fins de l'article 32 de la Charte.


La juge L'Heureux-Dubé apporte sur l'application de la Charte aux universités, d'importantes nuances aux propos du juge La Forest, tout en étant incapable de partager la conclusion de la juge Wilson.
D'abord, la juge L'Heureux-Dubé mentionne que même si les universités ne possèdent peut-être pas tous les éléments de nature gouvernementale nécessaires pour être considérées comme des organismes publics, elles ne peuvent pas non plus être considérées comme des organismes entièrement privés. Le fait que les universités sont financées de façon substantielle à même les fonds publics ne peut être facilement écarté. Pour la juge L'Heureux-Dubé, l'arrêt Harelkin c. Université de Regina(186) a établi que les décisions des universités sont sujettes au contrôle judiciaire et a reconnu que leur création, leur financement et leur fonctionnement sont régis par des lois. En citant un passage des notes du juge La Forest, la juge L'Heureux-Dubé signale que la distinction entre les universités privées et les universités publiques ou d'État, si courante aux États-Unis, est considérablement atténuée au Canada.
Ainsi, pour la juge L'Heureux-Dubé, il serait possible que les universités puissent exécuter certaines fonctions publiques qui justifieraient un contrôle fondé sur la Charte, cependant l'embauche et le renvoi de leurs employés ne tombent pas dans cette catégorie. Elle est d'accord avec le test proposé par la juge Wilson quant à l'étendue du gouvernement et de l'action gouvernementale aux fins de l'article 32(1) de la Charte. Mais, même en appliquant ce test large, elle est incapable de qualifier les universités intimées de gouvernement au sens de l'article 32(1) de la Charte, pour les motifs exposés par le juge La Forest.
Une analyse de l'arrêt McKinney permet de dégager quelques conclusions générales. D'abord, pour l'ensemble des juges de la Cour suprême du Canada, il est clair que la Charte ne peut s'appliquer dans un conflit entre deux parties privées. Pour que la Charte s'applique, il faut que l'une des parties soit le gouvernement. Et c'est précisément sur le sens à donner au mot gouvernement que les juges se sont divisés dans l'arrêt McKinney. Les juges de la majorité ont donné au mot un sens assez restrictif, ce qui a eu comme conséquence qu'ils n'étaient pas capables de voir dans les activités des universités une action gouvernementale. Entre autres, le fait que les universités soient créées par des lois, qu'elles soient fortement financées par le gouvernement et qu'elles réalisent un service public, ne sont pas des éléments suffisants pour conclure à la présence d'une action gouvernementale. En restreignant l'application de la Charte au Parlement et aux législatures ainsi qu'aux branches exécutive et administrative du gouvernement et en rejetant le critère de l'objet public, il était inévitable que les juges de la majorité arrivent à cette conclusion. En d'autres mots, le désaccord entre la majorité et les autres juges porte essentiellement sur le test à appliquer pour déterminer si une entité, dont il est manifeste qu'elle ne fait pas partie des branches législative, exécutive ou administrative du gouvernement, fait néanmoins partie du gouvernement auquel s'applique la Charte.
Les juges de la majorité, en appliquant un test assez restrictif, sont arrivés à la conclusion que les universités ne faisaient pas partie de ce type d'entités et que la Charte ne s'appliquait pas dans les circonstances. Pour les juges de la majorité, même si la Charte n'est pas limitée aux entités qui remplissent des fonctions de nature essentiellement gouvernementale, il n'est pas suffisant pour que celle-ci s'applique à une entité autre que gouvernementale, de démontrer que cette entité s'est adonnée à des activités qui relèvent de la compétence législative des gouvernements fédéral ou provinciaux.
Pour trois juges de la Cour suprême, dans une telle situation le test doit être plus large et en appliquant celui-ci, deux d'entre eux, arrivent alors à la conclusion que les universités font partie du gouvernement au sens de l'article 32. C'est sur l'application du test aux universités, que la juge L'Heureux-Dubé n'a pu arriver aux mêmes conclusions que ses deux collègues. Cependant, la juge L'Heureux-Dubé mentionne clairement que les universités ne peuvent être considérées comme des organismes entièrement privés. D'ailleurs, elle signale au passage que la distinction entre les universités privées et publiques est considérablement atténuée dans le contexte canadien. Pour l'essentiel, la juge L'Heureux-Dubé n'exclut pas la possibilité que les universités puissent exécuter certaines fonctions publiques qui justifieraient un contrôle fondé sur la Charte, cependant l'embauche et le renvoi de leurs employés ne tombent pas dans cette catégorie.
Même les juges de la majorité ont indiqué que leur conclusion n'est pas à l'effet que les universités en aucun cas ne pourraient être considérées comme faisant partie du gouvernement pour les fins d'application de la Charte, mais plutôt que les universités intimées ne font pas partie du gouvernement, compte tenu de leurs modes d'organisation et de gestion actuels.
Ainsi, à la lumière de l'arrêt McKinney il n'est pas, selon nous, possible de trancher de façon définitive la question de l'application de la Charte aux universités. Cette situation résulte du fait que la Cour suprême du Canada a été saisie de cette question, dans le contexte particulier de politiques universitaires portant sur la retraite obligatoire. En effet, les professeurs d'université étaient forcés de prendre leur retraite, non pas parce qu'ils étaient des professeurs, mais parce qu'ils avaient atteint l'âge de 65 ans. Les politiques en question s'appliquaient aussi aux autres catégories de personnel des universités. En d'autres mots, la situation aurait pu être très différente si les politiques des universités avaient porté sur la liberté académique des professeurs ou si, par exemple, la contestation avait porté sur la réglementation des universités en ce qui a trait à l'admission des étudiants.
Tant les juges de la majorité que la juge Wilson dans sa dissidence ont eu de la difficulté, selon nous, à bien qualifier les universités, afin de déterminer s'il s'agissait de corporations privées ou publiques. Les juges de la majorité ont peut-être un peu trop rapidement conclu au caractère privé des universités. Les auteures Lajoie et Gamache, en qualifiant les universités québécoises de corporations hybrides ont mis en relief certains attributs de leur rôle public(187) . D'abord, les universités exercent ce que personne ne conteste, y compris les juges de la majorité dans l'arrêt McKinney, une fonction étatique au sens où leur activité se déploie dans le champ de l'enseignement et de la recherche, perçue comme d'intérêt public. Mais de façon plus fondamentale, les auteures mentionnent que les universités exercent ces activités au moyen d'instruments juridiques spécifiques à l'État, compte tenu qu'elles disposent à la fois collectivement d'un monopole et individuellement d'un pouvoir réglementaire sur l'enseignement supérieur (188). En effet, au Canada les universités frappent diplôme un peu comme l'État frappe monnaie, et il s'agit bien en l'occurrence d'un monopole(189).
Les auteurs Lajoie et Gamache attachent beaucoup d'importance à la délégation par l'État aux universités d'un véritable pouvoir réglementaire, à la fois sur leurs membres et sur les tiers. Les auteures, en mettant en relief la nature des fonctions qui spécifient l'État et non l'objet de celles-ci, soulignent que le pouvoir de contraindre par voie législative ou réglementaire en fait essentiellement partie. Elles ajoutent que lorsque l'État délègue de façon significative ce pouvoir, qui est son essence même, à un organisme distinct de lui, il lui attribue au moins une des caractéristiques essentielles à une qualification publique.
Les auteures signalent que le juge Beetz dans l'arrêt Senez (190) a fait allusion à cette qualification publique, lorsqu'il a indiqué qu'entre les corporations politiques et les corporations civiles dont traite l'article 356 du Code civil du Bas-Canada (191), il existerait une autre catégorie de corporations qu'il n'étiquette pas, mais qui se caractériseraient par le fait qu'elles se voient conférer par le législateur, dans un but d'intérêt public, des monopoles, des privilèges ou un pouvoir législatif susceptible d'affecter tant leurs membres que le public. Le juge Beetz identifiait comme participant à cette catégorie les corporations professionnelles, notamment lorsqu'elles exercent leur pouvoir de prescrire un tarif d'honoraires professionnels. Pour les auteures, le régime juridique concédé aux universités par le législateur permet de les ranger dans cette catégorie (192).
Ainsi le législateur a expressément délégué aux universités, dans leurs chartes respectives, des pouvoirs réglementaires qui ne peuvent être réduits à ceux des corporations pour la gouverne de leur régie interne. On peut penser ici aux règlements concernant l'admission des étudiants et la nomination des professeurs. Une fois l'étudiant admis ou le professeur nommé, d'autres règlements de l'université s'appliquent. Ainsi l'université réglemente les programmes d'études, l'évaluation et la discipline et par le fait même elle affecte les conditions d'obtention du diplôme. Dans certains cas, le diplôme universitaire, en vertu d'un règlement gouvernemental, donne accès aux ordres professionnels (193).
Il en va de même pour la réglementation du statut du corps professoral lorsqu'elle vise des matières qui, comme la tâche, le renouvellement et la permanence, affectent aussi bien la dispensation de l'enseignement supérieur qui fait l'objet d'un droit pour les étudiants admis, que la liberté académique. Les auteures Lajoie et Gamache en arrivent à la conclusion suivante:

« En conférant, par attribution législative, de tels pouvoirs à des universités dont il constitue par ailleurs le principal bailleur de fonds, l'État empêche de les considérer comme des organismes purement privés, malgré l'absence de contrôle sur leurs fonctions spécifiques et l'inexigibilité, pour le public, des services qu'elles dispensent. «(194)

C'est parce que les universités sont dotées de caractéristiques indubitablement publiques, mais soumises à un régime de droit surtout privé, que les auteures ont conclu à un statut hybride. Pour sa part, la juge Wilson a commis l'erreur opposée à celle des juges de la majorité, en concluant au caractère exclusivement public des universités. En effet, si la Charte peut s'appliquer à une entité qui manifestement ne fait pas partie des branches législative, exécutive ou administrative du gouvernement, alors les critères à utiliser pour le déterminer devraient être différents de ceux que l'on utilise lorsque l'entité est une des branches législative, exécutive ou administrative du gouvernement.
Puisque la Charte s'applique au Parlement et au gouvernement du Canada et à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant du Parlement ou de cette législature, l'entité gouvernementale sera soumise à la Charte peu importe l'activité exercée. Ainsi, la Charte s'applique à l'État lorsqu'il signe un contrat de travail avec les fonctionnaires ou un contrat de fourniture avec un organisme externe. Cependant, lorsque l'entité n'est pas gouvernementale, il nous semble qu'il est primordial que l'activité contestée soit en lien avec le pouvoir délégué que cet organisme a reçu du gouvernement. Nous pouvons être d'accord avec la juge Wilson sur le fait qu'il n'est pas nécessaire d'établir un lien direct entre le gouvernement et l'activité contestée et que ce lien n'est pas une condition nécessaire pour conclure à l'existence d'une action gouvernementale. Cependant, il faut bien qu'il y ait un lien entre l'activité contestée et le pouvoir délégué par le gouvernement à l'organisme en question, si l'on veut conclure à la présence d'une action gouvernementale. La juge Wilson n'a pas cru nécessaire l'existence de ce lien pour conclure qu'il y avait une action gouvernementale dans l'activité contestée des universités. On peut se demander à quelle conclusion serait arrivée la juge Wilson dans un conflit entre les universités et des organismes externes portant sur un contrat de fourniture de service. Est-ce que la Charte s'appliquerait aux universités dans un tel cas? Rien ne semble indiquer que la réponse de la juge Wilson serait non. Ainsi, dans un tel cas, il nous semble que l'on tombe dans l'autre extrême.
Finalement, c'est la juge L'Heureux-Dubé qui a le mieux exprimé le dilemme. Elle n'a pu être d'accord avec les juges de la majorité à l'effet que les universités étaient des organismes privés. Tout en acceptant le test plus large proposé par la juge Wilson sur l'étendue du gouvernement et l'action gouvernementale aux fins de l'article 32 de la Charte, elle a été incapable de conclure que les universités en l'espèce faisaient partie du gouvernement au sens de cet article de la Charte. Elle a même signalé au passage qu'au Canada, la distinction entre les universités privées et les universités publiques était considérablement atténuée. Ainsi la juge L'Heureux-Dubé, en arrivant à la conclusion que les universités pourraient exécuter certaines fonctions publiques qui justifieraient un contrôle fondé sur la Charte, mais en indiquant que l'embauche et le renvoi de leurs employés ne tombaient pas dans cette catégorie, semble se rapprocher d'une reconnaissance d'un statut hybride pour les universités.
Sans prétendre trancher le débat, il nous semble possible d'esquisser l'hypothèse que la Charte puisse s'appliquer aux universités canadiennes, lorsque celles-ci interviennent dans le champ de l'enseignement et de la recherche. À titre illustratif, on peut penser au régime juridique des étudiants et des professeurs. Pour les étudiants, on peut nommer quelques matières comme la propriété intellectuelle, la liberté d'expression, la liberté d'association, les droits procéduraux relatifs à l'admission, à l'évaluation et à la discipline. On peut aussi penser à la réglementation de l'université relative à l'admission, puisque cette réglementation a même la caractéristique de s'appliquer à des tiers qui ne sont pas membres de la communauté universitaire.
Pour les professeurs, on peut penser à la liberté d'expression, la propriété intellectuelle et tout ce qui touche les droits d'auteur et les brevets, l'évaluation et la permanence. Nous mentionnons ces matières pour donner quelques exemples; il ne s'agit pas d'une liste exhaustive. D'ailleurs, l'intérêt de donner quelques exemples sert plutôt à mettre en relief la nature fort différente d'une contestation d'une politique universitaire portant atteinte, par exemple, à la liberté d'expression, par rapport à une contestation d'une politique portant sur la retraite obligatoire. Si une université adopte un règlement pour déterminer des critères et des règles d'éthique que les professeurs doivent respecter dans le domaine de la recherche universitaire, il serait possible que celui-ci vienne en conflit avec la liberté d'expression. On voit bien dans un tel cas que l'enjeu est de nature différente qu'une contestation sur une politique de retraite obligatoire. Dans le premier cas, le débat touche le fondement même de l'université, en tant qu'institution d'enseignement et de recherche et l'État a confié à l'université cette mission considérée par la société comme étant d'intérêt public. Dans le second cas, une politique de retraite obligatoire est la stratégie d'un employeur pour répondre au renouvellement de sa main-d'oeuvre. Plusieurs employeurs au Canada, tant privés que publics, ont adopté au cours des dernières années de telles politiques. Loin de nous l'idée de vouloir justifier le bien-fondé de celles-ci, mais plutôt de mettre en relief que dans un tel cas, l'université ne pose aucun geste qui relève de sa mission d'enseignement et de recherche.
Pour compléter l'examen de l'application de la Charte, nous allons faire quelques commentaires sur la situation des universités québécoises. Pour l'essentiel, les principes de l'arrêt McKinney s'appliquent aux universités québécoises, puisque celles-ci se sont développées au Québec dans un contexte similaire à celui que l'on retrouve en Ontario et dans les autres provinces canadiennes. Ainsi avant la Confédération, trois universités ont été créées par la Charte royale: l'Université McGill, l'Université Bishop's et l'Université Laval. Après la Confédération, les universités ont été créées par loi spéciale ou par lettres patentes en vertu d'une loi spéciale (195). De plus, comme en Ontario et dans les autres provinces canadiennes, la loi crée un monopole en faveur des universités, en ce qui a trait à la possibilité de décerner un grade universitaire (196).
Pour ce qui est des autres éléments — nomination sur les conseils d'administration des universités, financement, droits de scolarité, création de nouveaux programmes d'études, rôle des organismes subventionnaires et des organismes centraux — on retrouve, pour l'essentiel, une situation analogue au Québec (197).
Il est peut être intéressant de signaler qu'au cours des dernières années, le législateur québécois a adopté différentes lois pour les fins desquelles les universités ont été considérées comme des organismes publics (198). Le 14 juin 1995, le projet de loi 95 modifiant la Loi sur les établissements d'enseignement de niveau universitaire, a été adopté par l'Assemblée Nationale(199).
Les notes explicatives du projet de loi indiquent que celui-ci fait obligation à tout établissement d'enseignement de niveau universitaire de joindre, aux états financiers qu'il transmet annuellement au ministre de l'Éducation, un état du traitement des membres de son personnel de direction, un rapport sur sa performance et un rapport sur ses perspectives de développement. De plus, le projet prévoit également que les états financiers, incluant les états de traitement et les rapports sur la performance et les perspectives de développement, sont déposés devant l'Assemblée Nationale et que la commission parlementaire compétente en la matière examine au moins une fois par année les états de chaque établissement et entend à cette fin ses dirigeants.
Devant le constat d'une intervention législative de plus en plus fréquente dans l'organisation des universités et en tenant compte des dernières modifications apportées à la Loi sur les établissements d'enseignement de niveau universitaire (200) , il est de plus en plus difficile d'assimiler les universités à des institutions privées. Dans cette perspective, la qualification d'institution hybride prend tout son sens.


Dans la perspective d'une reconnaissance de la liberté académique comme étant une dimension de la liberté d'expression, et que celle-ci puisse jouir d'une protection constitutionnelle basée sur l'article 2b) de la Charte, la Cour suprême du Canada devra examiner cette problématique à la lumière de ses décisions sur l'interprétation générale de la Charte et sur celles portant spécifiquement sur la liberté d'expression.
Dans un premier temps, elle devra tenir compte de l'objectif visé par la protection de la liberté garantie par la Charte. Nous n'allons pas reprendre la méthode générale d'interprétation que la Cour suprême a exposée dans les arrêts Hunter (201) et Big M Drug Mart Ltd.(202) que nous avons déjà analysés, il suffit de rappeler que la Cour a donné une interprétation large à la notion de liberté d'expression dans l'arrêt Ford (203). Celle-ci, selon la Cour, ne doit pas être limitée à la liberté d'expression politique et elle est l'un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale, comme le juge McIntyre l'avait souligné dans l'arrêt Dolphin Delivery (204).
Dans l'arrêt Ford, la Cour a mentionné que la première question qu'il faut se poser est de savoir si tel mode ou telle forme d'expression fait partie des intérêts protégés par la valeur qu'est la liberté d'expression. Pour répondre à cette question, il n'est pas nécessaire de tracer les limites du vaste éventail des types d'expression qui méritent la protection de l'article 2b) de la Charte. La Cour indique plutôt qu'il est suffisant de se demander si un type d'expression, compte tenu du but visé, a comme conséquence que l'expression qu'il comporte est exclue du champ d'application de la liberté garantie.
Cette approche a conduit la Cour suprême à la conclusion que le caractère commercial d'une expression ne pouvait avoir cet effet. Si l'expression commerciale mérite une garantie constitutionnelle basée sur l'article 2b) de la Charte, il nous semble difficile d'imaginer que la liberté académique, en tant que type d'expression, puisse ne pas être reconnue par la Cour suprême du Canada. De plus, dans l'arrêt Irwin Toy (205), la Cour suprême a énoncé les fondements de la liberté d'expression dans une société démocratique, à savoir la recherche de la vérité, l'épanouissement personnel et la participation au processus politique. Encore une fois, il serait difficile de nier le lien direct entre la liberté académique et ces trois éléments fondateurs de la liberté d'expression dans une société démocratique.
D'ailleurs dans l'arrêt McKinney (206) , tous les juges ont souligné au passage l'importance de la liberté académique. Ainsi le juge La Forest mentionne que la liberté académique et l'excellence sont essentielles à la vitalité de notre démocratie. Pour sa part, la juge Wilson reconnaît que le principe de la liberté académique joue un rôle vital dans la vie universitaire, même si son impact est assez restreint, puisque celui-ci ne protège que contre la censure des idées. Enfin, la juge L'Heureux-Dubé insiste plutôt sur le fait que les universités ont défendu férocement leur indépendance. Même s'il s'agit de commentaires généraux dans les trois cas, la Cour devant examiner la retraite obligatoire et non la liberté académique, on constate une grande sensibilité de la part des juges à l'égard de cette notion, même si, comme on pourra l'examiner un peu plus loin, dans certains cas le contenu reste imprécis et confus. Ainsi, en ce qui touche l'objet de la garantie, il nous semble clair que la liberté académique est un mode ou une forme d'expression qui fait partie des intérêts protégés par la valeur qu'est la liberté d'expression.
Dans un deuxième temps, la Cour suprême du Canada devra se demander si ce mode ou cette forme d'expression mérite une protection contre toute atteinte. En d'autres mots, la Cour devra appliquer le test qu'elle a élaboré en vertu de l'article 1 de la Charte. Il s'agit du critère de l'objectif et du critère de proportionnalité, tel que formulés dans l'arrêt Oakes (207) et légèrement atténué dans l'arrêt Edwards Books (208) . Ainsi, si une politique ou un règlement universitaire, considéré comme une règle de droit au sens de l'article 1 de la Charte, vient restreindre la liberté académique, il faudra pour que celle-ci soit considérée raisonnable et justifiable, qu'elle poursuive un objectif social suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantie par la Constitution et que les moyens choisis pour atteindre cet objectif soient raisonnables et que leur justification puisse se démontrer (209).
Il serait risqué de vouloir tenter de déterminer de quelle façon la Cour suprême du Canada pourrait, dans un tel cas, appliquer le test de l'article 1 de la Charte. Comme nous l'avons signalé dans la partie 2 de notre étude, le test de l'article 1 de la Charte a subi des assouplissements et des variantes, qui font en sorte que vouloir en prédire son application à un cas précis est un exercice hasardeux (210) . D'ailleurs, l'objet de notre étude n'est pas de prévoir le résultat, mais plutôt de tenter d'examiner la démarche que la Cour suprême du Canada devra suivre, en tenant compte de sa propre jurisprudence sur la Charte et en particulier sur la liberté d'expression. Dans cette perspective, ce qui reste à déterminer c'est plutôt le lien qui existe entre la liberté d'expression et la liberté académique, c'est-à-dire examiner l'étendue de celle-ci. Autrement dit, si éventuellement la liberté académique devait jouir d'une protection constitutionnelle en vertu de l'article 2b) de la Charte, il faudra bien que la Cour suprême indique les tenants et aboutissants de celle-ci, puisqu'elle ne pourra consister en un synonyme de la liberté d'expression.

3. Définition de la liberté académique dégagée des expériences américaine et canadienne.

Nous allons maintenant tenter de préciser ce qu'est la liberté académique, non pas en donnant une définition qui se voudrait définitive, mais plutôt en mettant en relief les composantes de celle-ci pour en faire apparaître le profil. Dans cette tentative de définir la liberté académique, nous aurons recours, bien sûr, à l'expérience américaine et aux définitions que l'on retrouve dans le contexte canadien.
Dans le contexte de l'expérience américaine, les définitions professionnelle et judiciaire de la liberté académique peuvent nous aider à délimiter la problématique. La Déclaration de principe de l'Association américaine des professeurs d'université de 1915 insiste sur les trois éléments fondamentaux de la liberté académique: la liberté des professeurs et des scientifiques de mener leur recherche dans tous les domaines de la connaissance et de publier les résultats de celle-ci, sans craindre la censure institutionnelle; la liberté d'enseigner aux étudiants les connaissances de leur discipline conformément à leur conscience, même si cet enseignement va à l'encontre des croyances des personnes qui les ont engagés et qui payent leur salaire; et enfin la liberté d'intervenir sur la place publique sur des enjeux de société et à l'abri des autorités universitaires. Les auteurs de la Déclaration avaient aussi insisté sur le fait qu'il ne pourrait y avoir de liberté, sans tenir compte des responsabilités qui s'y rattachent.
Ainsi, même dans le cadre de la définition professionnelle de la liberté académique, les auteurs de la Déclaration avaient indiqué des limites à tracer à celle-ci:

« ... The liberty of a scholar to set forth his conclusions, be they what they may , is conditioned by their being conclusions gained by a scholar's method and held in a scholar's spirit; that is to say, they must be the fruits of competent and patient and sincere inquiry; and they must be set forth with dignity, courtesy and temperateness of language » (211).

Dans la classe d'enseignement, les auteurs de la Déclaration, tout en reconnaissant au professeur le droit d'exprimer ses opinions, insistaient aussi sur le fait que celui-ci se devait d'être juste et équitable à l'égard de ses étudiants et qu'il devait les former à penser par eux-mêmes. Sur la place publique, où le professeur pouvait intervenir dans des débats qui ne se limitaient pas à sa discipline, celui-ci devait intervenir avec dignité et préserver la réputation de l'institution universitaire. Enfin, les auteurs de la Déclaration ont cru qu'il était préférable, dans les cas d'abus de liberté académique, de confier aux pairs le soin d'examiner la situation. Ainsi, ils ont voulu confier au pouvoir local, la faculté ou le département, l'examen de cette question, plutôt que de laisser aux autorités universitaires la possibilité de le faire.
Lorsque l'on tente, à travers l'expérience américaine, d'établir l'étendue de la liberté académique telle que conçue par la profession et le système judiciaire, on constate certains paradoxes. Ainsi, en droit constitutionnel américain, il est clair qu'un professeur d'une institution publique qui fait la preuve qu'il a été congédié pour ses opinions, écrites ou verbales, n'a pas pour autant fait la preuve que ses droits constitutionnels ont été violés. Avant d'en arriver à cette conclusion, la Cour devra être convaincue que l'intérêt du professeur de pouvoir s'exprimer librement n'est pas contrebalancé par l'intérêt légitime de l'employeur d'encadrer le discours de ce dernier. Dans l'arrêt Pickering c. Board of Education (212) , où la Cour suprême des États-Unis a établi ce principe, le professeur a eu gain de cause et ce jugement est en quelque sorte un des jalons de la protection judiciaire de la liberté académique dans les institutions publiques. Cependant, le test en soi est plutôt limité, puisque si l'employeur avait pu démontrer que son intérêt légitime au maintien d'un climat de travail harmonieux était nécessaire à l'efficacité du service public qu'il offrait, la Cour aurait pu en arriver à un résultat différent. Le professeur Metzger en tire la conclusion suivante:

« (...) In my view, the very idea that academic freedom is engaged in a seesaw battle with work efficiency - that two values, of equal legitimacy if not quite equal weight, teeter in the balance when public employees seek the constitutional right to criticize their employers - is potentially far more limiting than the professional precept that academic freedom is of transcendent value, even when it protects were employe gripes, but must be exercised with discretion »(213) .

Un autre paradoxe concerne la liberté d'enseignement; la Cour suprême des États-Unis n'ayant jamais donné des lignes directrices claires sur ce sujet, la jurisprudence des tribunaux inférieurs est contradictoire. Ce qui a conduit une auteure à conclure qu'au-delà de la rhétorique de la Cour suprême sur la liberté académique, qui donne l'impression que le professeur dans sa classe jouit d'une protection constitutionnelle supérieure à celle du citoyen, dans les faits la discrétion des administrations universitaires sur l'embauche, le contenu des programmes, l'évaluation des professeurs, le renouvellement des contrats, l'élimination de certains cours, est presque illimitée et ces décisions sont prises au nom de la liberté académique (214) .
Le professeur Metzger partage cette conclusion en indiquant que même lorsqu'on examine les décisions judiciaires où la liberté d'enseigner a été reconnue, rarement celle-ci a reçu une portée très large (215) . Ainsi dans une décision, une Cour fédérale a ordonné le réengagement d'un professeur qui avait été congédié parce qu'il enseignait sa matière d'un point de vue marxiste(216) . Dans une autre décision, un professeur avait mis au programme de lecture un livre à l'encontre de la volonté du directeur de l'école; la Cour fédérale a ordonné le réengagement du professeur (217). Dans une autre décision, la Cour est arrivée à la conclusion qu'un doyen d'une université publique ne pouvait pas ordonner à un professeur de modifier les résultats scolaires d'un étudiant (218). Cependant, d'autres décisions sont venues plutôt limiter la liberté d'enseigner et affaiblir même celles qui avaient déjà été rendues. Ainsi, une cour de district est venue renverser une décision de première instance, à l'effet que les professeurs avaient un droit constitutionnel pour déterminer le contenu pédagogique qui serait présenté aux élèves (219). Même dans la décision déjà citée où la Cour est arrivée à la conclusion qu'un doyen ne pouvait ordonner à un professeur de modifier la note d'un élève, l'administration universitaire aurait pu substituer son jugement à celui du professeur; dans un tel cas, l'université aurait exprimé son point de vue, plutôt que de forcer un professeur à modifier le sien (220) .
De ces décisions, il ne faut pas nécessairement conclure que la définition judiciaire de la liberté académique est toujours plus étroite que celle élaborée par la profession. A cet égard, il est bon de rappeler qu'en droit américain la liberté académique s'étend à tous les ordres d'enseignement; la définition de l'AAPU visait uniquement les professeurs d'université. Dans quelques décisions, les Cours de justice ont même refusé d'appliquer la Déclaration de principe sur la liberté académique et la permanence de 1940, au motif que le langage utilisé était limitatif et aurait comme conséquence d'engendrer de la confusion sur le plan constitutionnel.(221)
Ce qu'il faut plutôt retenir, c'est que les définitions professionnelle et judiciaire de la liberté académique ne pourront jamais couvrir la même réalité. L'arrêt Levin v. Harleston (222) en est un exemple éloquent. Le professeur Levin enseignait la philosophie dans un collège public à New York. D'abord il envoya un article assez provocateur au New York Times sur la criminalité des Noirs aux États-Unis. Par la suite, dans un journal australien, il mentionna que les Noirs réussissaient moins bien à l'école et aux tests de quotient intellectuel, parce qu'ils étaient moins intelligents que les Blancs et que la seule façon de les aider pour qu'ils puissent réussir leurs études, était de baisser les exigences.
Des étudiants décidèrent de perturber les heures de classe du professeur Levin et exercèrent des pressions sur le collège. Le collège, à la lumière des recommandations d'un comité, décida que les propos tenus à l'extérieur de la classe par le professeur Levin étaient protégés par la liberté académique. Cependant les élèves se virent offrir la possibilité de suivre le cours d'introduction à la philosophie avec un autre professeur. A la session suivante, un peu moins de la moitié des étudiants qui auraient dû suivre le cours avec le professeur Levin se sont retrouvés dans la classe parallèle de philosophie. Le professeur Levin poursuivit le collège devant la Cour fédérale, en invoquant ses droits civils et une atteinte à ses droits constitutionnels en vertu du premier et du quatorzième amendements. La Cour fédérale donna raison au professeur, puisqu'il s'agissait d'une atteinte à sa liberté d'expression et le collège fut forcé, entre autres, de mettre fin à la classe parallèle de philosophie.
Selon le professeur Metzger, la Cour en donnant une telle étendue à la liberté académique, prend à contre-pied la tradition universitaire (223) . Le fait de s'interroger sur les propos d'un universitaire à l'extérieur de la classe d'enseignement et sur les conséquences de ceux-ci sur sa capacité à poursuivre son enseignement, est-ce une atteinte à la Constitution? Comment concilier les droits et les responsabilités du professeur et le privilège de la liberté académique avec une conduite consciencieuse, ainsi qu'avec les autres principes de la définition professionnelle de la liberté académique. Le professeur Levin était en droit d'exprimer sur la place publique ses idées, mais le collège n'était-il pas justifié d'intervenir pour venir atténuer l'effet de son discours sur les étudiants? Ces questions mettent en relief la tension qui existera toujours entre les deux définitions.
Pour compléter notre examen de la littérature américaine, nous pouvons citer quelques autres auteurs qui ont tenté de cerner la notion de liberté académique. Le professeur William Murphy, après avoir examiné la jurisprudence de la Cour suprême sur la liberté académique, conclut que celle-ci est habituellement définie à partir des mêmes éléments que l'on retrouve dans les garanties constitutionnelles reliées à la liberté d'expression. L'auteur affirme:

« the Court's language means anything at all, it would necessarily follow that no public educational institution may validly discharge a teacher for engaging in protected speech and communication » (224) .

Pour sa part, le professeur William Van Alstyne croit que la liberté académique doit être reliée aux activités professionnelles du professeur. Celle-ci consiste à permettre au professeur de poursuivre ses investigations, ses recherches, son enseignement et ses publications à l'abri des sanctions de l'État ou de l'administration universitaire, sauf dans les cas où il y a atteinte à l'éthique professionnelle de la part de celui-ci, dans l'exercice de cette liberté. Il s'agit bien d'une liberté, c'est-à-dire de l'exercice d'une liberté à l'abri des restrictions et des mesures que l'État ou l'Université pourraient imposer et non d'un droit que l'on peut invoquer à l'encontre de ceux d'un tiers. Le professeur Van Alstyne précise ainsi sa pensée:

« (...) The distinction of academic freedom from the general protection of free speech is precisely located in its immediate and indissoluble link with the cardinal social expectation laid upon the particular profession with which it is identified - that there shall be a vocation to examine received learning and values critically, a vocation expected to do so and to make itself useful by the fact of disseminating its work. In this sense, the element of academic freedom specifically identifies the profession; (...) » (225)

Tout en tentant de circonscrire les balises de la liberté académique, les juristes américains ont dû s'interroger sur ceux qui en étaient les détenteurs. Comme nous avons pu le constater dans la première partie de notre étude, la Cour suprême des États-Unis a reconnu aux professeurs et aux étudiants la jouissance de cette liberté. Cependant, certains auteurs américains ont cru déceler dans certains passages des écrits de la Cour suprême, la reconnaissance à l'Université d'une liberté académique institutionnelle. Celle-ci permettrait à chaque institution de déterminer, en se fondant sur des motifs académiques, qui peut enseigner, ce qui peut l'être, selon quelles méthodes et faire la sélection des étudiants. (226) Cette approche ne fait pas l'unanimité et l'auteur Mathew W. Finkin la critique en ces termes:

« (...) but the freedom to be an unfree place, to be a place where no utterrance contrary to some officially established truth may be heard on the institution's property - cannot be invoked under the head of academic freedom without working a debasement of meaning »(227).

Au Québec, les auteures Lajoie et Gamache, après avoir rappelé que la liberté académique est un élément de la liberté d'expression, indiquent que la première "vise la liberté d'expression, de parole, d'écriture et, plus généralement, de communication, reliée à l'enseignement, à la recherche, au service à la communauté universitaire et à la contribution sociale, qui constituent les fonctions professorales par le truchement desquelles se réalisent la finalité de l'institution universitaire" (228).
Dans les milieux universitaires québécois et canadien, des organismes se sont aussi intéressés à la liberté académique et ont adopté des politiques sur ce sujet. Ainsi, la Fédération québécoise des professeures et professeurs d'université (FQPPU), qui regroupe presque l'ensemble des associations et syndicats de professeurs d'université, a été créée en 1991 et elle résulte de la fusion de la Fédération des associations des professeurs des universités du Québec (FAPUQ) et de l'Intersyndicale des professeures et professeurs des universités québécoises (IPUQ).
La FQPPU a mis sur pied un comité sur la liberté universitaire dont le mandat est de veiller à la préservation, à la défense et à la promotion de la liberté académique des professeurs et professeures ainsi que des étudiantes et étudiants des universités québécoises; de faire valoir le droit inaliénable à la liberté académique auprès des gouvernements, des administrations universitaires, dans la société et auprès des organismes internationaux; de proposer et soutenir des actions visant à multiplier les échanges et la concertation entre les syndicats membres au sujet des dossiers relatifs à la liberté académique; d'étudier des cas d'entrave, ou d'entrave potentielle, à la liberté académique soumis à son attention, suivant des mécanismes approuvés par le Congrès; et enfin, de conseiller la Fédération sur toute question relative à la liberté académique.
La FQPPU a adopté, à son congrès de mai 1995, une déclaration de principe sur la liberté académique. Cette déclaration mentionne que la liberté académique est le droit qui garantit l'accomplissement des fonctions professorales et comprend trois volets: le droit d'enseigner, de faire de la recherche ou de la création sans être obligé d'adhérer à une doctrine prescrite; le droit de diffuser les résultats de la recherche ou de la création; le droit d'expression, incluant la critique de la société, des institutions, des doctrines, dogmes et opinions et notamment des règles et politiques universitaires, scientifiques ou gouvernementales. La déclaration ajoute que la liberté académique est donc un droit fondamental des professeurs d'université parce qu'elle est nécessaire à la réalisation des finalités de l'institution universitaire. Il est intéressant de noter que les auteurs de la déclaration ajoutent que la liberté académique constitue aujourd'hui une forme particulière du droit à la liberté d'expression reconnu par les chartes des droits et libertés et que la permanence est une importante garantie de l'exercice de la liberté académique.
Au Canada, l'Association canadienne des professeures et professeurs d'université (ACPPU), qui regroupe les associations et les syndicats de professeurs d'université à travers le pays, a été créée en 1951 et elle est le porte-parole des universitaires au Canada. L'ACPPU voit à la défense des intérêts des professeurs et des chercheurs dans les universités et les collèges universitaires canadiens, à la promotion des normes de la profession d'universitaire et elle cherche à améliorer la qualité de l'enseignement supérieur au Canada. Le Comité de la liberté universitaire et de la permanence de l'emploi, qui relève du Conseil de l'ACPPU, a le mandat de s'occuper des plaintes des professeurs portant sur une violation de leurs droits professionnels. Le Comité doit, entre autres, formuler des recommandations sur des questions d'orientation reliées à la liberté universitaire et à la permanence, aux griefs et la discrimination ainsi que sur celles auxquelles donne lieu l'examen des problèmes relatifs aux droits des universitaires. Au cours des quarante dernières années les politiques de l'ACPPU, sur des sujets comme la liberté académique, la permanence, le renvoi et la discrimination, sont devenues des normes dans les universités canadiennes. En effet, les politiques de l'ACPPU ont été souvent reprises au plan local et on les retrouve dans les textes des conventions collectives des professeurs d'université au Canada ou dans les politiques des établissements universitaires.
L'ACPPU a adopté, en 1977, un énoncé de principe sur la liberté universitaire. L'énoncé mentionne que le personnel universitaire a le droit, peu importe la doctrine prescrite, à la liberté d'effectuer des recherches et d'en publier les résultats, à la liberté d'enseignement et de discussion, à la liberté de critiquer l'université et l'association de professeurs et à ne pas être assujetti à la censure institutionnelle. La liberté universitaire n'exige pas la neutralité de la part des professeurs. Elle rend plutôt l'engagement possible. La liberté universitaire comporte l'obligation d'en faire usage d'une manière compatible avec le devoir de fonder la recherche et l'enseignement sur une quête sincère du savoir.
Ainsi l'ACPPU et la FQPPU, dont la création est plus récente que leur pendant américain, l'American Association of University Professors (AAUP), ont mis l'accent sur une reconnaissance de la liberté académique dans les textes des conventions collectives des professeurs d'université et dans les politiques et les règlements des établissements universitaires. D'ailleurs cette approche est similaire à celle de l'AAUP qui, dans un premier temps, a adopté la Déclaration de principes sur la liberté académique et la permanence.
Les organismes canadien et québécois ont aussi adopté des déclarations de principes et sont intervenus au plan local pour que celles-ci se reflètent dans les politiques institutionnelles et les conventions collectives. Ainsi, les normes, les pratiques et les procédures de l'ACPPU et de la FQPPU, en termes de principes et d'approche, sont similaires à celles de l'AAUP. La différence importante est qu'il a fallu au Canada et au Québec un demi-siècle additionnel, pour voir apparaître des organismes voués à la défense des intérêts professionnels des professeurs d'université et notamment à la défense de la liberté académique. Cette différence explique en grande partie pourquoi notre étude, compte tenu du bref recul historique, est nécessairement plus silencieuse sur le rôle de l'ACPPU et de la FQPPU en comparaison à l'analyse du rôle de l'AAUP aux États-Unis. Il faut aussi souligner que l'entrée en vigueur des chartes québécoise et canadienne, respectivement en 1975 et 1982, est assez récente et que l'importance des droits de la personne au Canada et au Québec n'a connu un essor remarquable qu'au cours des dernières années justement grâce à ces deux instruments juridiques.
Les auteures Lajoie et Gamache reconnaissent aux professeurs et aux étudiants la jouissance de cette liberté et soulèvent la question de la reconnaissance de celle-ci à l'institution universitaire(229). Selon elles, le droit positif canadien et québécois ne paraît pas, à première vue, fournir la réponse certaine à cette question. Elles mentionnent que les universités poursuivent des finalités qui contribuent à éclairer la prise de décisions politiques et visent la recherche de la vérité et l'épanouissement personnel; cependant ce sont les professeurs, et non les universités qui s'expriment à ce sujet. Selon elles, les universités ont comme rôle de réglementer différents aspects de la vie universitaire et de prendre des décisions administratives; elles se perçoivent comme des forums publics neutres où toutes les idées peuvent être exprimées par les différents membres de la communauté universitaire. Pour les auteures Lajoie et Gamache, il n'est pas certain que les activités des universités visent à transmettre une signification, au sens de l'arrêt Irwin Toy (230).
Cette question qui peut sembler de prime abord théorique, revêt une grande importance puisqu'elle reformule les rapports entre l'État et l'université. Pour illustrer notre propos, nous allons revenir sur l'arrêt McKinney (231) et examiner ce que les juges de la Cour suprême du Canada ont indiqué concernant la liberté académique.

4.Commentaire de la Cour suprême sur la liberté académique dans l'arrêt McKinney.

Deux sujets se dégagent des commentaires des juges du plus haut tribunal: la permanence et la problématique de la reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire.
Le juge La Forest, dans quelques passages de ses notes, fait référence à la liberté académique. Il indique dans un premier temps, que « toute tentative du gouvernement d'influencer les décisions des universités, particulièrement celles qui concernent la nomination, la permanence et le renvoi des membres du personnel enseignant, ferait l'objet d'une opposition acharnée de la part des universités, puisque cela pourrait conduire à des violations de la liberté académique » (232) . Un peu plus loin, le juge La Forest rappelle que les objectifs poursuivis par les universités dans les politiques de retraite obligatoire étaient de préserver la liberté académique et la collégialité en réduisant au minimum les modes distincts d'évaluation du rendement. Aussi, le juge La Forest s'empresse d'indiquer que la préservation de la liberté académique est un objectif dont l'importance est urgente et réelle (233). En parlant de la carrière universitaire qui dure environ une trentaine d'années, le juge La Forest indique que les professeurs doivent bénéficier d'une très grande sécurité d'emploi, s'ils veulent avoir la liberté nécessaire pour maintenir l'excellence en matière d'enseignement qui est ou devrait être la marque distinctive d'une université. La permanence procure la liberté académique nécessaire à la recherche du savoir et au rayonnement des idées en toute liberté. Dans un système fondé sur la permanence, une fois l'évaluation initiale rigoureuse réalisée ainsi que les autres évaluations reliées aux augmentations et aux promotions au mérite, il y a peu d'évaluation du rendement des professeurs. Le juge La Forest y voit la volonté de maximiser la liberté académique en minimisant les interventions et les évaluations(234). Enfin, le juge La Forest fait une dernière fois référence à la liberté académique en indiquant que la recherche de l'excellence dans nos établissements d'enseignement, et particulièrement dans nos universités, est essentielle à notre société et a des répercussions importantes pour tous. La liberté académique et l'excellence sont essentielles à la vitalité de notre démocratie(235).
La juge Wilson, pour sa part, donne les indications suivantes en ce qui a trait à cette notion. D'abord, elle indique que la fonction essentielle que vise à remplir le principe de la liberté académique est de protéger et d'encourager la libre circulation des idées(236). Par conséquent, l'ingérence du gouvernement dans ce domaine est inadmissible. Elle souligne aussi que ce sont les universités elles-mêmes qui reconnaissent la liberté académique de chacun de leurs membres par le système de la permanence(237). Enfin, les derniers propos de la juge Wilson sur ce sujet sont à l'effet que tout en reconnaissant que le principe de la liberté académique joue un rôle absolument vital dans la vie universitaire, son impact est passablement restreint, puisqu'il ne protège que contre la censure des idées et qu'il n'est pas incompatible avec le contrôle administratif exercé par le gouvernement dans d'autres domaines (238).
Ainsi, le premier constat qui s'impose est à l'effet que les juges La Forest et Wilson établissent un lien entre la liberté académique et la permanence, comme cela a été le cas en droit américain.
L'affirmation du juge La Forest à l'effet qu'une intervention du gouvernement pour influencer les décisions d'une université, pourrait conduire à des violations de la liberté académique, en particulier dans les domaines de la nomination, de la permanence et du renvoi des membres du personnel enseignant, nous conduit au cœur du dilemme quant à une reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire. En effet, tout semble laisser croire que dans de tels cas, l'université est détentrice de la liberté académique et qu'elle pourrait l'invoquer face à la volonté du gouvernement de s'ingérer dans ses affaires.
Pourtant, si un professeur d'université est congédié pour des motifs reliés à l'expression de ses idées, c'est le professeur d'université qui devrait être en droit d'exiger la protection de la liberté académique en invoquant l'article 2b) de la Charte et sur cette base contester la décision du conseil d'administration de l'université. Si le gouvernement a exercé une influence sur l'université, pour inciter celle-ci à congédier le professeur, cela contribue à donner à la décision de l'université une coloration d'action gouvernementale et incite à conclure que la Charte dans un tel cas s'applique aux universités. Compte tenu de l'autonomie des universités, le gouvernement ne peut pas congédier un professeur, mais il peut effectivement influencer une décision dans ce sens. Dans un tel cas, il nous semble que c'est la victime, c'est-à-dire le professeur d'université, qui devrait recourir à la protection constitutionnelle de la Charte. Les propos du juge
La Forest semblent inverser la perspective et laissent entendre que c'est l'université qui pourrait s'opposer avec acharnement à la volonté du gouvernement d'intervenir.
D'ailleurs, sans exclure la possibilité que ce type de pression de la part du gouvernement puisse être exercé sur une université, force est de constater que dans le système qui est le nôtre, une telle situation serait plutôt exceptionnelle. Dans la très grande majorité des cas, la liberté académique risque d'être soulevée à l'encontre d'une politique, d'un règlement ou d'une décision de l'université. La complexité de l'organisation du monde universitaire dans une société scientifique et technologique comme la nôtre, peut inciter une université à vouloir élaborer des balises pour encadrer certaines activités. On peut penser à titre d'exemples aux droits d'auteur, au conflit d'intérêt, au plagiat, à l'intégrité de la recherche, au contrat de recherche subventionnée. Les universités étant devenues des bureaucraties professionnelles, certains parlent d'une anarchie organisée, elles se doivent de fixer certaines règles du jeu. C'est dans la détermination de ces règles qu'un conflit potentiel avec la liberté académique risque d'apparaître. D'ailleurs, la juge Wilson, sur ce point, a bien mis en relief le fait que la liberté académique était reconnue, par l'université, aux membres de la communauté universitaire.

5.Reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire dans la perspective du financement gouvernemental de celle-ci.

Les propos du juge La Forest peuvent peut-être permettre de situer le débat d'une reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire dans une nouvelle perspective, si l'on met l'accent sur la problématique du financement gouvernemental de celle-ci. Le juge La Forest a reconnu que les universités jouissent d'une marge d'autonomie importante face aux instances gouvernementales, ce qui a amené celui-ci à conclure que ces entités n'exercent pas une fonction étatique. En effet, après avoir examiné le statut des universités, il conclut que:

« Légalement, le gouvernement n'a donc aucun pouvoir de régir les universités même s'il voulait le faire. Bien que les universités, comme d'autres organismes privés, soient assujetties à la réglementation gouvernementale et dépendent en grande partie des fonds publics, elles dirigent leurs propres affaires et répartissent ces sommes ainsi que celles qui proviennent des frais de scolarité, de fondations et d'autres sources »(239).

Le deuxième motif du juge La Forest pour conclure que les universités ne participent pas de l'action gouvernementale, auquel nous avons déjà fait référence, est le suivant:

« L'autonomie en droit des universités est entièrement étayée par leur rôle traditionnel dans la société. Toute tentative du gouvernement d'influencer les décisions des universités, particulièrement celles qui concernent la nomination, la permanence et le renvoi de membres du personnel enseignant, ferait l'objet d'une opposition acharnée de la part des universités puisque cela pourrait conduire à des violations de la liberté académique »(240).

À partir de ces commentaires du juge La Forest, la question peut effectivement être abordée davantage sous l'angle d'une reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire et des limites que celle-ci peut imposer au gouvernement relativement aux conditions reliées au financement des universités. Pour situer la problématique, on peut faire un parallèle avec la liberté éditoriale des radiodiffuseurs. D'abord, la liberté éditoriale découle de la liberté d'expression et les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression, de la liberté de la presse et des autres moyens de communication énoncés à l'article 2b) de la Charte (241). Comme le souligne le professeur Trudel, la liberté éditoriale est en quelque sorte la forme que prend la liberté d'expression lorsqu'elle s'applique aux médias comme entité. Ainsi, depuis longtemps, on reconnaît que les autorités gouvernementales n'ont pas le pouvoir de s'ingérer dans le fonctionnement des médias d'information. Le parallèle que l'on peut faire est que la liberté académique est la forme que prend la liberté d'expression lorsqu'elle s'applique aux universités.
Dans le contexte de la radiodiffusion, le professeur Trudel rappelle que des organismes publics exercent des fonctions expressives relatives à leurs fonctions d'éditeur et dans ce rôle ces organismes sélectionnent l'information qui sera communiquée au public, choisissent la façon de la présenter et décident du moment de sa présentation. Par exemple, Radio-Canada joue un tel rôle.
La Charte vient limiter la marge de manœuvre des Parlements et des gouvernements, lorsqu'ils veulent poser des gestes touchant les activités expressives. Ainsi le Parlement et le gouvernement ne peuvent agir à l'encontre de la liberté d'expression reconnue à l'article 2b) de la Charte. Dans une telle perspective, les mesures destinées à assurer le contrôle des deniers publics doivent être conçues de façon particulière à l'égard des organismes publics exerçant des fonctions éditoriales en raison de la primauté des garanties constitutionnelles de la liberté d'expression. Le professeur Trudel en conclut que lorsqu'une fonction éditoriale est dévolue à un organisme public, le gouvernement ne peut agir à l'égard de cet organisme comme s'il était tout simplement l'ultime détenteur du droit de décider ce qui sera diffusé. Il lui incombe de respecter les conditions nécessaires à la préservation de l'exercice indépendant des fonctions d'éditions vouées au service public.
Les organismes publics qui exercent des fonctions éditoriales ne peuvent être assimilés à de simples émanations de l'État. Par le fait même, lorsque l'État met sur pied des organismes auxquels est dévolue la faculté de choisir les informations qui seront diffusées au public, les mesures prises par le gouvernement à l'égard de telles entités doivent respecter la liberté éditoriale et s'analyser à la lumière des critères de l'article 1 de la Charte.
Lorsque l'on examine les mécanismes de financement à l'égard des impératifs de la liberté éditoriale, il faut s'interroger sur les limites que doivent respecter les lois, règlements et politiques qui encadrent celle-ci. Le professeur Trudel souligne que les dispositions constitutionnelles énoncent des principes auxquels doivent se conformer les règles relatives au financement de la Société Radio-Canada, notamment en matière de liberté éditoriale et de garanties relatives aux services publics. Le professeur Trudel en plus de référer aux articles 1 et 2b) de la Charte, s'en remet aussi à l'article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui déclare que:

« 36 (1) Sous réserve des compétences législatives du Parlement et des législatures et de leur droit de les exercer, le Parlement et les législatures, ainsi que les gouvernements fédéral et provinciaux, s'engagent à:
...
c) fournir à tous les canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels. »
...

Pour le professeur Trudel, l'engagement du Parlement et des législatures énoncé à cette disposition d'un texte constitutionnel doit être envisagé comme ayant une valeur supralégale. L'article 36(1) paragraphe c) et l'article 2b) de la Charte permettent de supposer que dès lors qu'un service public relatif à l'information est mis en place et se voit confier une mission d'informer le public, il bénéficie de cet engagement souscrit dans le texte constitutionnel. Le professeur Trudel en conclut que la radiodiffusion publique possède un droit garanti à la liberté éditoriale, qu'elle est une condition inhérente aux libertés de communication et, enfin, que les décisions affectant celle-ci dans ses manifestations les plus essentielles, comme le financement, doivent être compatibles avec le respect de ses conditions d'existence comme activité effectivement indépendante des autorités gouvernementales.
Pour mieux saisir la portée de la problématique entre la liberté éditoriale et le financement gouvernemental, le professeur Trudel relate aussi l'état de la question aux États-Unis et en Allemagne. D'abord, chez nos voisins du sud les modalités du financement gouvernemental des diffuseurs publics demeurent un sujet de controverse, cependant il est reconnu que les règles de financement ne doivent pas entraver la liberté éditoriale de ces derniers. La Cour suprême des États-Unis a développé à cet égard la doctrine dite des "unconstitutional conditions" pour situer la portée des pouvoirs régulateurs que le gouvernement peut exercer lorsqu'il accorde des fonds aux entités vouées à la radiodiffusion publique. La Cour suprême des États-Unis s'exprimait ainsi sur le sujet:

« (....) Although the government's interest in ensuring balanced coverage of public issues is plainly both important and substantial, we have, at the same time, made clear that broadcasters are engaged in a vital and independent form of communicative activity. As a result, the First Amendment must inform and give shape to the manner in which Congress exercises its regulatory power in this area. Unlike common carriers, broadcasters are "entitled under the First Amendment to exercice the widest journalistic freedom consistent with their public duties » (...)
Indeed if the public's interest in receiving balanced presentation of views is to be fully served, we must necessarily rely in large part upon the editorial initiative and judgement of the broadcasters who bear the public trust »(242) .

La Cour suprême des États-Unis en déterminant l'étendue de la protection dont jouissent les radiodiffuseurs publics en vertu du Premier amendement, se fonde sur le rôle reconnu à ces derniers en matière de devoir d'information du public. Le gouvernement ne saurait assortir le financement qu'il accorde aux radiodiffuseurs publics de conditions venant contredire les droits garantis à ces derniers par la Constitution. Pour déterminer si les conditions imposées par le gouvernement sont inconstitutionnelles, il faut examiner la nature des ressources gouvernementales en cause et les droits constitutionnels qui se trouvent impliqués. Par exemple, un mécanisme qui forcerait une entité à modifier son mode de fonctionnement et ses comportements de manière à limiter ses droits et libertés garantis pourra constituer une condition inconstitutionnelle.
La Cour suprême des États-Unis, dans cette décision, a jugé qu'une mesure interdisant aux entités recevant des fonds gouvernementaux de présenter des éditoriaux, contredisait le Premier Amendement et devait de ce fait être déclarée inopérante. Ainsi, en droit américain, les mesures prévues par les lois ou par d'autres mécanismes qui ont pour effet d'affecter la liberté éditoriale des radiodiffuseurs publics, sont jugées contraires à la Constitution. Le pouvoir de financer un organisme de radiodiffusion n'emporte pas la faculté d'assortir ce financement de conditions qui équivaudraient à la négation des droits constitutionnels des diffuseurs.
En Allemagne, l'article 5 de la Loi fondamentale de la république d'Allemagne garantit la liberté d'expression(243) . Un examen des principales décisions de la Cour constitutionnelle en matière de radiodiffusion, fait dire au professeur Barendt que la Cour:

« (...) emphasised the roles of the media in providing information for the citizens and so in contributing to the democracy. These fundemantal responsabilities (...) were to be discharged by the public broadcasting authorities, which where required to show a comprehensive range of balanced and impartial programs as well as to provide a full and accurate news service. Public broadcasting must be adequately financed to enable it to do this satisfactorily. Provided these conditions were met, private broadcasters could be allowed to operate under less onerous obligations »(244) .

C'est dans cette perspective que la Cour constitutionnelle, dans une décision rendue le 22 février 1994, fait un lien direct entre les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression et l'obligation de l'État d'accorder un financement adéquat aux organismes publics de radiodiffusion, compte tenu du mandat qui leur est confié. La Cour constitutionnelle allemande précise que le financement doit être accordé suivant une procédure qui écarte toute possibilité d'influence politique sur la programmation des diffuseurs publics. La Cour fait un lien entre la liberté d'expression, les droits du public et les conséquences qui découlent de ces droits en matière de conditions relatives au financement de la télévision publique dans les termes suivants:

« A free formation of opinions will therefore depend on the extent to which the broadcasters themselves are free to provide full and factual information. Attainment of the normative objectives of the art. 5(l) of the Constitution therefore depends, given the conditions of modern mass communication, to a large extent on the constitutional protection afforded to the communication function of broadcasting. Broadcasting performs this communication function through its programs, and not merely in its political and informational segments. Freedom of broadcasting, therefore, means freedom of programming. (...) It garantees that program selection, content and design are controlled by the broadcaster and can be based on journalistic criteria. The broadcasters themselves have the power to decide, based on their professional standards, what is required under their statutory mandate in journalistic terms. The use of the broadcasting system for non journalistic ends is incompatible with this. (...) This not only applies to direct influence on programming by third parties but also to influence that may affect programming freedom in indirect ways. (...) This protection not only applies to manifest dangers of direct control of broadcasting or to the imposition of discipline. It also includes the more subtle means of indirect actions which can be used by government agencies to influence programming or exert pressure on the staff of broadcasting networks » (245).

Ces principes reposent sur une conception englobante de l'indépendance décisionnelle qui doit être garantie aux radiodiffuseurs publics au titre de la liberté d'expression et ils sont applicables aussi dans le domaine du financement. Les mécanismes de financement ne doivent pas comporter de dispositions qui pourraient laisser craindre une intervention politique dans les décisions éditoriales qui sont du seul ressort du diffuseur public.
Ainsi, la protection de la liberté éditoriale est surtout une affaire de processus: il faut assurer un processus décisionnel en vertu duquel le niveau de ressources sera déterminé sans risque d'entrave avec les décisions de l'entité publique qui pourraient avoir un rapport avec les informations produites ou diffusées et l'organisation même de cette production et de cette diffusion.
Tout en constatant que les dispositions constitutionnelles n'imposent pas de mécanismes spécifiques en matière de processus décisionnel relié au financement, la Cour constitutionnelle affirme que:

« (...) a funding method is needed which enables the public broadcasting networks to carry out their proper function in the dual system and at the same time effectively protects them from a situation where funding decisions are used to exert political influence on programming » (246).

Le professeur Trudel en conclut que le principe de l'obligation de financer les radiodiffuseurs publics en accord avec les exigences des fonctions qu'ils sont appelés à assumer est au cœur de l'analyse de la Cour constitutionnelle allemande. Si la Constitution garantit la liberté d'expression et que ce principe est interprété comme comportant pour l'État une obligation d'assurer le maintien du pluralisme par le truchement de la mise en place de radiodiffuseurs publics, il est logique de conclure qu'il y a une obligation d'assurer le financement de ces entités de manière compatible avec leur mandat. Le professeur Trudel ajoute qu'une interprétation contraire conduirait à dire qu'il est possible de conférer un mandat étendu aux radiodiffuseurs publics, mais qu'en pratique, il est tout aussi possible de les priver des moyens d'accomplir leur mandat simplement à partir de décisions budgétaires qui échapperaient à l'obligation d'être conformes aux exigences de la législation sur la radiodiffusion.
En outre, conclut le professeur Trudel, la protection de la liberté éditoriale n'est pas envisagée comme une protection limitée à un certain nombre de questions sensibles qu'il conviendrait d'exclure des discussions relatives aux ressources nécessaires à l'entité publique pour l'accomplissement de son mandat. Elle appelle plutôt la mise en place de processus aptes à écarter les menaces réelles ou appréhendées d'ingérence même lointaines ou indirectes dans les décisions pouvant, compte tenu des circonstances changeantes, avoir un rapport avec les décisions relatives aux contenus.
Ainsi, les dispositions régissant le financement des radiodiffuseurs publics doivent être compatibles avec le principe de l'indépendance. Par le fait même, il est nécessaire d'avoir un mécanisme d'attribution de fonds compatible avec la liberté éditoriale. La problématique a été établie par la Cour constitutionnelle allemande dans les termes suivants:

« Funding, like the issue of broadcasting licenses and the assignment of transmission power (...) belongs the fundamental prerequisites for the enjoyment of freedom of broadcasting. Particularly because programming, which is assigned to the broadcasters under the Constitution, is dependent on government-provided funding, such funding decisions, specifically the setting of the radio and television fee as the principal source of revenue of the broadcasting networks, represent a particularly effective means of indirect influence over the fulfilment of the broadcasting mandate and the broadcasting networks, even the threat of employing this means can lead to accomodation to assumed or stated expectations of those involved in deciding the fee and could thereby undermine journalistic freedom. (...) This threat to freedom of broadcasting can be controlled only if government funding of broadcasting is strictly tied to the intended purpose, which is to put public broadcasters in a position to produce the programs required to fulfill their mandate and in this way to ensure a basic service of broadcast programs to the public »(247) .

La Cour constitutionnelle allemande, comme on peut le constater, en examinant les critères qui permettent d'assurer que le pouvoir de déterminer le niveau de ressources mises à la disposition de la radiodiffusion publique ne viennent pas interférer avec la liberté éditoriale, accorde beaucoup d'importance au critère du lien étroit entre le financement et le mandat, dans le cadre de l'adéquation des mécanismes de financement de la radiodiffusion publique. Dans cette perspective, cela ne veut pas dire que les instances gouvernementales ne peuvent prendre des décisions relatives aux politiques générales à l'égard des radiodiffuseurs accomplissant des missions de service public en matière d'information. Mais plutôt que ces politiques doivent s'exprimer dans le cadre des lois et règlements relatifs à la radio et à la télévision et être de ce fait assujetties à la surveillance publique directe et non par le truchement du processus de financement des radiodiffuseurs publics.
Si le raisonnement de la liberté éditoriale et du financement des radiodiffuseurs publics était appliqué de façon corollaire à la liberté académique et au financement des universités, il serait alors possible de rendre plus opérationnelle la possibilité d'une reconnaissance institutionnelle de la liberté académique à l'institution universitaire. Ainsi, l'article 2b) de la Charte et l'article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 feraient en sorte que les universités ont un droit garanti à la liberté académique, et que les décisions affectant celles-ci dans ses manifestations les plus essentielles, comme le financement, doivent être compatibles avec le respect de ses conditions d'existence, comme activité effectivement indépendante des autorités gouvernementales.
En d'autres mots, les règles de financement des universités ne devraient pas entraver leur liberté académique. Pour l'essentiel, la Cour suprême des États-Unis et la Cour constitutionnelle allemande ont établi un lien entre l'indépendance du radiodiffuseur public, et par conséquent l'obligation pour le gouvernement de respecter certains principes dans l'octroi des ressources financières, et le système démocratique. Dans cette perspective, si la liberté académique et l'excellence sont essentielles à la vitalité de la démocratie, il est certes possible de prétendre que le gouvernement ne peut assortir le financement des universités de conditions venant contredire les droits garantis à ces dernières par la Constitution. Le pouvoir du gouvernement de financer les universités ne comporte pas la faculté d'assortir ce financement de conditions qui équivaudraient à la négation des droits constitutionnels des universités.
La jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande nous permet de pousser plus loin la réflexion, en nous interrogeant sur la possibilité d'un lien direct entre les garanties constitutionnelles de la liberté d'expression ou de la liberté académique dans l'éventualité de sa reconnaissance, et l'obligation de l'État d'accorder un financement adéquat aux universités, compte tenu de la mission qui leur est accordée. Ainsi, les mécanismes de financement ne doivent pas comporter de dispositions qui pourraient laisser craindre une intervention politique dans les décisions académiques qui sont du seul ressort de l'université. Dans cette perspective, le principe de l'obligation de financer les universités doit être en accord avec les exigences des fonctions qu'elles sont appelées à assumer.
La protection de la liberté académique devient, ici aussi, une affaire de processus, c'est-à-dire assurer un processus décisionnel faisant en sorte que le niveau de ressources sera déterminé sans risque d'entrave avec les décisions de l'université qui pourraient avoir un rapport avec sa mission d'enseignement et de recherche, touchant entre autres des matières comme la nomination du personnel enseignant, l'octroi de la permanence, les programmes d'études, la recherche universitaire. Ainsi, si la Constitution garantit la liberté d'expression et que ce principe est interprété comme comportant pour l'État une obligation d'assurer le maintien du pluralisme par le truchement, entre autres, d'universités autonomes et indépendantes, il serait logique dans ce cas de conclure aussi qu'il y a une obligation d'assurer le financement de celles-ci de manière compatible avec la mission qui leur est assignée. Dans cette perspective, les dispositions régissant le financement des universités devraient être compatibles avec le principe de l'indépendance. Par le fait même, il serait nécessaire d'avoir un mécanisme d'attribution de fonds compatible avec la liberté académique.
Toujours dans le domaine de la radiodiffusion publique, le professeur Yudof, dans une analyse de la situation aux États-Unis, rappelle que le financement des radiodiffuseurs doit garantir aussi leur indépendance face aux autorités gouvernementales:

« (...) The Public Broadcasting Act created a Corporation for Public Broadcasting with the powers to disburse funds it receives to program production entities and noncommercial broadcast stations, to arrange for an interconnection system capable of distributing programs to noncommercial stations, to conduct research and demonstrations, and to encourage creation of new commercial stations. Attached to this, however, were a number of safeguards designed to guarantee the independance of the corporation and the noncommercial stations from government control and interference (...) The picture of public broadcasting then is one of a substantial fragmentation of authority, and a significant degree of decentralization and station autonomy over programming (...) »(248) .

Le professeur Yudof souligne par ailleurs que cette approche aux États-Unis ne se limite pas exclusivement aux radiodiffuseurs publics, mais aussi à d'autres institutions publiques, dont les universités. Ainsi, l'autonomie de certaines institutions publiques exerçant des fonctions spécialisées comme celles des radiodiffuseurs publics ou des universités publiques, est considérée légitime. Par le fait même, toute intervention politique est perçue comme une atteinte à la neutralité de ces institutions.
Ainsi le professeur Yudof met l'accent sur le fait que, dans la tradition américaine, il est légitime d'accorder une grande marge de manœuvre à des institutions autonomes ayant des pouvoirs importants dans le domaine des communications. Le professeur Yudof s'exprime ainsi sur le sujet:

«(...) The university, the journal, the public broadcasting station are all integral parts of government, in the sense that they are parts of the broad political order. Nominally, and sometimes in reality, they are subject to hierarchical restraints imposed by the representative institutions of government. On the other hand, in a more specific sense, they are considered outside of the normal realm of electoral politics. Oddly, the appearance of isolation from politics further strengthens their claim to legitimacy in the performance of their specialized functions. The tension generated by simultaneously being part of the political system and yet somehow apart from it, far from being a weakness, is a bastion of strength in guarding the polity from the potential dangers of government expression »(249) .

Ainsi, sans qu'il soit possible d'apporter une réponse définitive, en droit canadien, à une reconnaissance de la liberté académique à l'institution universitaire, il est pour le moins évident que cette question doit être posée à la lumière de la problématique du financement par le gouvernement de ce type d'institution. La jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis et de la Cour constitutionnelle allemande permet de saisir la complexité de la problématique et la richesse encore une fois que recèle la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression dans une société démocratique.
Pour conclure et en tenant compte de la littérature américaine, de la doctrine au Québec et des commentaires des juges de la Cour suprême du Canada, il est possible de donner à la liberté académique les contours suivants. La liberté académique est reliée aux activités professionnelles du professeur: la liberté d'enseigner aux étudiants les connaissances de la discipline; la liberté de la recherche dans tous les domaines de la connaissance et de publier les résultats de celle-ci; et enfin la liberté d'intervenir sur la place publique sur des enjeux de société et à l'abri des autorités universitaires. Dans le contexte québécois, le troisième volet est rattaché au service à la communauté universitaire et à la contribution sociale. La permanence est le meilleur moyen d'assurer la liberté académique, afin de permettre la recherche du savoir et le rayonnement des idées en toute liberté. La liberté académique est vitale à la démocratie et elle permet de protéger et d'encourager la libre circulation des idées.


Au terme de notre étude il nous faut conclure en tentant de répondre à notre question initiale qui consistait à se demander si la liberté académique pouvait jouir d'une protection constitutionnelle, sous le couvert de l'article 2b) de la Charte, qui fait de la liberté d'expression une des libertés fondamentales de la société canadienne. Au fil de notre recherche et de notre réflexion, il nous a été possible de constater qu'à chaque fois qu'une réponse émergeait, elle nous renvoyait à d'autres questions et que nous étions en quelque sorte un peu comme un enfant ayant entre les mains un jeu de poupées russes. Dans les circonstances, il va de soi que notre conclusion ne peut être que préliminaire et elle servira à soulever d'autres questions et peut-être éventuellement à identifier d'autres pistes de recherche.
Avant de répondre à notre question initiale, il nous semble important, d'abord, de revenir sur la question de l'application de la Charte aux universités et, aussi, d'analyser dans une perspective critique les fondements théoriques de la liberté d'expression développés par la Cour suprême du Canada dans sa jurisprudence postérieure à la Charte. Si la liberté académique devait éventuellement jouir d'une protection constitutionnelle basée sur l'article 2b) de la Charte, les fondements théoriques de la liberté d'expression définis par la Cour suprême devront nécessairement être pris en compte. Comme on pourra le constater, le terrain sur lequel on s'aventure est pour le moins fragile.
Pour ce qui est de l'application de la Charte aux universités, nous avons esquissé l'hypothèse que celle-ci pourrait s'appliquer lorsque les établissements universitaires interviennent dans le champ de l'enseignement et de la recherche. Sans reprendre au long l'argumentation présentée dans la troisième partie de notre étude, nous croyons que cette hypothèse permet de tenir compte à la fois de l'évolution d'une certaine doctrine au Québec qui, en qualifiant les universités québécoises de corporations hybrides, a mis en relief certains attributs de leur rôle public, et de réconcilier les positions contradictoires de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt McKinney(250) . La Cour suprême du Canada a déjà indiqué que les droits doivent être interprétés dans une perspective téléologique, en tenant compte « de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte » (251) . On voit mal comment dans un secteur aussi névralgique que l'éducation, les universités qui sont au sommet de la hiérarchie scolaire puissent échapper à l'emprise de la Charte sous prétexte qu'elles sont des institutions privées. Au mois de septembre 1996, il s'est tenu au Québec, sous l'égide du ministère de l'Éducation, les États généraux de l'éducation (252). L'éducation a toujours été au Canada un enjeu de société et les bouleversements actuels de la société — la mondialisation des marchés et la compétition féroce que se livrent les pays; la crise de l'emploi et les épineux problèmes de la qualification de la main-d'œuvre, pour ne donner que quelques exemples — font en sorte que les maisons d'enseignement sont au coeur de cette crise et que les universités en particulier ne pourront guère rester longtemps à l'abri d'un examen judiciaire de certaines de leurs décisions, en vertu de la Charte (253).
Dans la perspective d'une application de la Charte aux universités dans le cadre de leur mission d'enseignement et de recherche, on peut certes penser au régime juridique des étudiants et des professeurs. Pour les étudiants, on peut mentionner quelques matières comme la propriété intellectuelle, la liberté d'expression, la liberté d'association, les droits procéduraux relatifs à l'admission, à l'évaluation et à la discipline. On peut penser aussi à la réglementation de l'université relative à l'admission, puisque cette réglementation a même la caractéristique de s'appliquer à des tiers qui ne sont pas membres de la communauté universitaire.
Pour les professeurs, on peut penser à des matières comme la liberté d'expression, la propriété intellectuelle, tant à ce qui touche les droits d'auteur et les brevets, l'évaluation, la permanence et la recherche scientifique. Ainsi, si une université veut se doter d'une politique pour encadrer la recherche universitaire, elle agit dans le cadre de la mission d'enseignement et de recherche qui lui a été confiée par l'État et que la société considère comme étant d'intérêt public. L'État, sur les différents sujets que nous venons d'évoquer, considère cette mission tellement importante qu'il en a accordé le monopole aux universités.
De plus, à l'éventuelle reconnaissance de la liberté académique à titre de liberté fondamentale protégée par l'article 2b) de la Charte, s'ajoute également le problème d'une reconnaissance d'une liberté académique institutionnelle à l'université. Selon nous, cette question met en jeu la marge de manœuvre et d'autonomie que les universités, à l'instar d'autres entités comme les radiodiffuseurs publics, doivent avoir face au gouvernement dans une société démocratique. Dans cette perspective, les Parlements et les gouvernements ne pourraient agir à l'encontre de la liberté académique protégée par l'article 2b) de la Charte . Ainsi, l'article 2b) de la Charte ferait en sorte que les universités auraient un droit garanti à la liberté académique, et que les décisions affectant celle-ci dans ses manifestations les plus essentielles, comme le financement, doivent être compatibles avec le respect de ses conditions d'existence, comme activités effectivement indépendantes des autorités gouvernementales. Les dispositions régissant le financement des universités devraient être compatibles avec le principe de l'indépendance. Par le fait même, il serait nécessaire d'avoir un mécanisme d'attribution de fonds compatible avec la liberté académique.
En abordant maintenant la question des fondements théoriques de la liberté d'expression élaborés par la Cour suprême du Canada dans une perspective critique, nous allons franchir la dernière étape nous permettant de répondre à notre question initiale.
L'approche libérale de la Cour suprême du Canada à l'égard de la liberté d'expression ne fait aucun doute et cette tendance s'est accentuée depuis l'adoption de la Charte. La jurisprudence antérieure à la Charte avait déjà établi un lien entre la liberté d'expression et la démocratie et le rôle essentiel de celle-ci dans le fonctionnement du système parlementaire. Avant l'adoption de la Charte, les restrictions à la liberté d'expression étaient examinées à la lumière des limites constitutionnelles découlant du partage des pouvoirs(254). Cette approche libérale a été critiquée par le professeur Mackay qui soutient dans son analyse de l'article 2b) de la Charte que celui-ci devrait être interprété pour prendre en compte davantage les dimensions économiques et sociales des enjeux de la société, qui vont au-delà des paramètres traditionnels des décisions judiciaires(255) . Pour le professeur Mackay il y a des entraves politiques et économiques à la liberté d'expression et l'approche libérale, en s'en remettant à la notion du marché libre des idées, favorise les personnes susceptibles d'être soumises à des poursuites criminelles et les entreprises qui ont les moyens d'exercer des recours judiciaires. Le professeur Mackay fait référence notamment aux commerces qui réclament la liberté d'expression commerciale et aux médias dirigés par des grandes compagnies qui réclament.
Depuis l'adoption de la Charte, les garanties juridiques et les libertés fondamentales sont l'essence même de ce que veut être la société canadienne et témoignent du profond changement que celle-ci a introduit dans la structure juridique canadienne. Nous pouvons certes parler d'un nouveau paradigme judiciaire. Ce paradigme judiciaire s'articule autour de trois pôles: le rôle nouveau que le constituant a confié à la Cour suprême du Canada, le fait que la Charte ne se limite pas à reconnaître et à déclarer l'existence de droits préexistants, et la possibilité que reconnaît son article premier d'apporter des limites aux droits garantis sans devoir leur donner une portée indûment restrictive. À l'intérieur de ce nouveau paradigme, la Cour suprême du Canada a pu s'affranchir de l'approche basée sur le respect du partage des compétences législatives lorsqu'elle devait examiner la question de droits fondamentaux et même réussir le virage juridique que certains juristes auraient souhaité au moment de l'adoption de la Déclaration canadienne des droits. Comme le fait remarquer le professeur De Montigny, la Déclaration canadienne des droits, qui consacre la liberté de parole, aurait pu susciter des développements intéressants et protéger plus efficacement cette liberté fondamentale dans les champs de compétence fédérale. Mais la formulation ambiguë retenue par le Parlement, conclut l'auteur, s'est avérée insuffisante pour convaincre les tribunaux de se démarquer du principe sacro-saint de la souveraineté parlementaire(256). De plus, aucune contestation fondée sur la violation de cette liberté protégée par la Déclaration ne s'étant rendue jusqu'à la Cour suprême du Canada, la portée exacte de ce concept n'a jamais été judiciairement déterminée.
Dans le cadre du nouveau paradigme judiciaire, la Cour suprême du Canada, dans les arrêts Ford c. Québec (P.G.)(257) et Irwin Toy Ltd. c. Québec (P.G.)(258) a eu l'occasion de se prononcer sur le discours commercial et de donner les nouveaux paramètres de la liberté d'expression. La Cour suprême du Canada a alors eu l'occasion de se démarquer de l'approche américaine des catégories des discours et a refusé de se sentir liée par les différentes valeurs qui ont traditionnellement motivé la protection de la liberté d'expression.
Pour ce qui est du discours commercial, le professeur De Montigny signale que la Cour suprême du Canada a refusé de se commettre sur la philosophie et sur les valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et a minimisé le rôle que peuvent jouer les fondements de cette garantie constitutionnelle dans l'identification des atteintes qui peuvent lui être portées. Par le fait même, la Cour a escamoté le débat qui a fait rage aux États-Unis à propos du discours commercial en masquant la rationalité sur laquelle repose son élévation au rang de liberté  . Le professeur De Montigny ajoute qu'il est étonnant de constater la pauvreté de l'argumentation développée par la Cour pour justifier la protection qu'elle entend accorder à cette forme d'expression. Pour le professeur De Montigny le résultat en soi n'est pas surprenant puisque, faut-il le rappeler, la Charte s'inscrit dans une tradition néo-libérale axée sur la valorisation de l'autonomie individuelle qui s'accommode mal des interventions étatiques. Mais la Cour aurait pu davantage élaborer sur le contexte philosophique et historique dans lequel s'inscrit la liberté d'expression au Canada, qui diffère sensiblement de la tradition américaine eu égard au rôle de l'État et de la libre entreprise. La Cour aurait pu aussi s'interroger sur le sens de l'expression  , car s'il est juste de prétendre que les ingérences gouvernementales sont très souvent incompatibles avec la liberté individuelle, il est tout aussi exact d'affirmer que la véritable autonomie présuppose à l'occasion une intervention active du législateur. Ainsi, en matière de publicité commerciale, force est de constater que son rôle est de conditionner et de diriger les choix économiques du consommateur plutôt que de favoriser des décisions éclairées. Le professeur De Montigny ajoute que les autorités élues sont mieux placées que l'industrie et les agences de publicité pour harmoniser les divers intérêts en présence et assurer une certaine égalité entre les parties.
Le professeur De Montigny résume dans les termes suivants, la position de la Cour suprême à l'égard de la liberté d'expression:

« (...) Les fondements théoriques sur lesquels repose ce nouvel activisme judiciaire n'en demeurent pas moins fragiles et empreints d'ambiguïtés et de contradictions. Toutes les décisions rendues par le plus haut tribunal en matière de liberté d'expression s'articulent en effet autour de deux postulats: 1) la liberté d'expression consacrée par l'article 2b) de la Charte bénéficie à toute activité expressive, sans égard au sens ou au message que l'auteur cherche à transmettre; 2) la raisonnabilité d'une restriction à cette liberté fondamentale doit s'analyser en fonction des faits particuliers à chaque affaire plutôt qu'en tenant compte du type de discours dont il s'agit. (...) chacune de ces deux thèses est fallacieuse et n'emporte l'adhésion des juges qu'au prix de nombreuses contorsions » (259) .

Le premier postulat prête flanc à la critique parce que la Cour suprême elle-même a dû identifier une première limite interne basée sur le texte même de l'article 2b) de la Charte, à savoir l'exclusion des formes d'expression violente. Pour le professeur De Montigny, l'exclusion des comportements violents à cause de (260) est une façon de réintroduire une analyse fondée sur la définition de cette liberté fondamentale. Ainsi, d'autres formes d'expression pourraient aussi être exclues de la protection constitutionnelle, comme par exemple l'incitation à la mutinerie, la promotion de combats concertés, les fausses déclarations pour une autorisation d'arme à feu, le parjure, et le fait de conseiller le suicide ou la commission d'une infraction. Dans une telle éventualité, la Cour suprême devra renoncer à la fiction voulant que l'article 2b) de la Charte protège tout le contenu de l'expression sans égard à la signification ou au message que l'on tente de transmettre. De plus, le professeur De Montigny rappelle que dans l'arrêt Irwin Toy, la Cour a précisé que pour conclure à une violation de la liberté d'expression, il faut que l'action gouvernementale ait effectivement eu pour objet ou pour effet de restreindre l'activité d'expression protégée. Pour le professeur De Montigny, bien que cette deuxième étape ne soit pas formulée en termes de champ d'application, il est indéniable qu'elle vient ajouter d'autres qualifications avant même que le gouvernement puisse être tenu de justifier son intervention.
Pour ce qui est du deuxième postulat, la Cour a plusieurs fois reconnu que les limites apportées par le législateur à certains types de discours pourraient être plus faciles à justifier que d'autres (261) . Ainsi, pour déterminer la sévérité du test applicable en vertu de l'article 1 de la Charte, les juges sont forcés de réintroduire des distinctions que l'on refuse pourtant de faire, pour délimiter la portée qu'il faut attribuer à la liberté d'expression. Les juges seraient enclins à être plus conciliants et faire preuve d'une plus grande déférence à l'endroit du gouvernement lorsque ce dernier intervient pour réglementer le discours commercial et la propagande haineuse par opposition à la diffusion d'idées politiques.
Dans le cadre de l'analyse de l'article 1, nous avons examiné la modulation du test que la Cour suprême a opéré dans les arrêts Oakes(262) et Edwards Books(263) , principalement dans l'application du deuxième volet du critère de proportionnalité où la différence de standard est manifeste. Comme le souligne le professeur De Montigny, il est permis de faire un lien entre le type d'expression auquel on a porté atteinte et la sévérité de l'examen requis par l'article 1 de la Charte. Il est exact de dire que, dans le cadre du test de l'article 1, les juges peuvent situer des valeurs contradictoires dans leur contexte factuel et social et évaluer la constitutionnalité d'une restriction avec sensibilité et en fonction de chaque cas particulier. Néanmoins, l'attitude des juges est davantage conditionnée par l'importance qu'ils attachent au genre d'expression sur lequel porte la restriction que par les paroles ou les gestes de l'individu qui se plaint d'une atteinte à ses droits.
Le professeur De Montigny rappelle que la plupart des auteurs américains s'entendent pour dire que plus on étend la portée d'un droit ou d'une liberté, plus on s'expose à en réduire la force (264) . Au Canada, ce phénomène s'est traduit par l'élaboration d'un test variable et plus ou moins sévère lorsque vient le moment d'évaluer la raisonnabilité d'une restriction: plus on s'éloigne du noyau dur que constitue la liberté d'expression politique, plus les tribunaux seront enclins à donner leur aval au choix du législateur ou du gouvernement.
Ainsi, les fondements théoriques élaborés par la Cour suprême du Canada relativement à la liberté d'expression sont fragiles, ambigus et contradictoires. Il ne pouvait en être autrement à partir du moment où la Cour suprême a refusé, d'une part, de définir la liberté d'expression par rapport à un sens ou à un message à livrer et, d'autre part, lors de l'application du test de l'article 1 de la Charte, en privilégiant une approche contextuelle sans tenir compte du type de discours. En d'autres mots, tant à l'étape de la définition qu'à celle de la justification, c'est-à-dire la raisonnabilité d'une restriction examinée en vertu de l'article 1, la Cour a refusé de s'interroger sur le sens, le message ou le type de discours en cause. Or, l'analyse du professeur De Montigny démontre que dans les deux cas, les questions du sens et du type de discours reviennent à la surface.
Dans la perspective d'un éventuel débat sur la notion de liberté académique, il est évident que ces contradictions et ambiguïtés viendront alimenter la discussion. En effet, les paradoxes de la liberté d'expression en tant que liberté fondamentale sont en quelque sorte intrinsèquement liés à toute réflexion sur la notion de liberté académique. De plus, dans le cadre d'un débat sur la notion de liberté académique, il sera intéressant d'examiner comment la Cour suprême du Canada appliquera le test de l'article 1. Est-ce qu'elle appliquera le test sévère de l'arrêt Oakes ou celui atténué de Edwards Books?
Il nous est maintenant possible de répondre à notre question initiale. Selon nous la liberté d'expression, telle que définie par la Cour suprême du Canada dans ses décisions portant sur l'article 2b) de la Charte, a une étendue très vaste et elle contient la notion de liberté académique. Le libellé même de l'article 2b) de la Charte canadienne offre une étendue presque illimitée, pour ce qui est du contenu de cette liberté. De plus, la position de la Cour suprême du Canada dans les arrêts analysés portant sur la liberté d'expression confirme cette interprétation. Il suffit de signaler sur ce point que la Cour suprême du Canada, dans le cadre de sa définition de la liberté d'expression, a refusé de limiter l'expression commerciale. La Cour a ainsi voulu se démarquer de son homologue américain et éviter les complications que cela a entraînées aux États-Unis.
Si l'expression commerciale n'est pas exclue de la protection constitutionnelle prévue à l'article 2b) de la Charte, on voit mal comment la liberté académique en serait exclue. Lorsque l'on tient compte des paramètres que la Cour suprême du Canada s'est donnés relativement à la liberté d'expression, du rôle fondamental de l'éducation dans une société libre et démocratique et des commentaires généraux formulés dans l'arrêt McKinney sur la liberté académique, il est presque impossible sur le plan de la logique juridique d'en arriver à une autre conclusion. En effet, si la liberté d'expression n'est pas limitée à la liberté d'expression politique et qu'elle est l'un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale, on voit mal comment la liberté académique ne ferait pas partie du vaste éventail des types d'expression qui méritent la protection de l'article 2b) de la Charte. Si, comme la Cour suprême du Canada l'a indiqué, la question est de savoir pourquoi la garantie constitutionnelle ne devrait pas s'étendre à un type particulier d'expression, et non pas si la liberté d'expression englobe des catégories particulières d'expression, il serait étonnant que dans le cas de la liberté académique on puisse conclure que la garantie ne devrait pas s'étendre à celle-ci. Si la garantie constitutionnelle s'étend à l'expression commerciale, elle devrait aussi s'étendre à la liberté académique.
Lorsqu'on tient compte aussi des trois fondements de la liberté d'expression dans une société démocratique, à savoir la recherche de la vérité, l'épanouissement personnel et la participation au processus politique, il semble difficile sur le plan de l'argumentation de ne pas reconnaître à la liberté académique un rôle fondamental par rapport à ceux-ci. Enfin, les commentaires généraux sur la liberté académique ne laissent aucun doute sur l'importance de cette notion dans l'esprit des juges de la Cour suprême du Canada. Si la liberté académique est essentielle à la vitalité de la démocratie et si elle joue un rôle vital dans la vie universitaire, il serait paradoxal qu'elle ne reçoive pas la protection constitutionnelle de l'article 2b) de la Charte. Dans le cadre de leurs commentaires généraux sur la liberté académique, les juges ont aussi établi un lien avec le système de la permanence. Dans cette perspective, l'approche de la Cour suprême du Canada s'inscrit dans la même continuité que le modèle américain.
Par ailleurs, puisque la liberté d'expression dans la Charte québécoise offre une étendue aussi grande que dans la Charte canadienne, force est de reconnaître que la liberté académique jouit à tout le moins, d'une protection quasi-constitutionnelle au Québec. De plus, puisque la Charte québécoise s'applique aux rapports entre particuliers, on peut affirmer qu'elle intervient dans les rapports entre les universités québécoises et les professeurs.
Dans la troisième partie de notre étude, nous avons défini la liberté académique en ayant recours aux activités professionnelles du professeur: l'enseignement, la recherche et la liberté d'intervenir sur la place publique sur des enjeux de société. Cette énumération montre combien la ligne de démarcation entre liberté académique et liberté d'expression demeure floue et combien le problème de l'interaction entre les deux définitions demeure entier. Ce qui ressort de l'expérience américaine, c'est que nos voisins du sud n'ont pu établir de façon claire la démarcation entre les deux notions. De plus, dans le modèle américain, comme nous avons pu le constater, les définitions professionnelle et judiciaire ont évolué de façon parallèle et le milieu universitaire a eu, finalement, très peu d'influence sur la conception que le système judiciaire a élaborée de la liberté académique.
Dans le contexte canadien, comme le débat est à faire devant la Cour suprême, il serait souhaitable que le milieu universitaire y participe, afin de contribuer à mieux définir les contours de la liberté académique. Il va de soi que les définitions professionnelle et judiciaire de la liberté académique ne sauraient être identiques. Le système judiciaire et le monde universitaire ont des rôles différents et doivent respecter des contraintes qui leur sont propres, ce qui rend impossible une symbiose parfaite. Cependant, il est étrange de constater, à travers l'expérience américaine, que ceux qui exercent la profession d'universitaire aient été incapables d'influencer de façon significative la pensée judiciaire relativement à la liberté académique.
Ainsi, lorsque l'on mentionne que la liberté académique est reliée aux activités professionnelles du professeur, que vise-t-on exactement? Comment peut-on circonscrire la liberté d'enseignement? On peut certes penser que cette liberté est plus grande pour un professeur d'université que pour un professeur d'une école primaire ou secondaire. En effet, pour les ordres d'enseignement primaire et secondaire il faut tenir compte du fait que les élèves sont tenus de demeurer en classe et que leur sens critique est moins développé que celui de leurs confrères qui fréquentent l'université. De plus, le régime pédagogique est déterminé de façon détaillée par le Gouvernement et les fonctions et pouvoirs du ministre de l'Éducation sont étendus, même si les commissions scolaires ont une marge de manoeuvre en ce qui touche le projet éducatif (265). Mais au-delà de ces généralités, il nous semble important de tracer les paramètres de cette liberté.
Dans le domaine de la recherche — et il s'agit là d'un volet exclusif au professeur d'université — comment s'articule la liberté académique par rapport à des secteurs de recherche comme l'environnement, la biologie, la médecine, la physique? Comment doit-on envisager la notion de liberté académique dans un secteur de recherche comme la génétique humaine? L'importance de plus en plus grande de la recherche subventionnée par le secteur privé remet en cause la liberté académique et aussi l'autonomie des universités. Les différents organismes gouvernementaux qui financent la recherche universitaire orientent de plus en plus celle-ci vers certains secteurs au détriment d'autres. Comment, alors, devrait-on poser le problème de la liberté académique?
De plus, les trois organismes subventionnaires fédéraux — le Conseil de recherches médicales du Canada (CRM), le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) — et les deux organismes subventionnaires québécois — le Fonds pour la formation des chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR) et le Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ) — qui sont responsables de l'octroi de subventions à la recherche universitaire sont-ils soumis à l'application de la Charte (266)? À la lumière de la problématique des conditions que le gouvernement peut imposer lorsqu'il finance des institutions comme les universités, ou les radiodiffuseurs publics, est-ce que certaines conditions imposées par les organismes subventionnaires pourraient être soumises à un examen de la Charte, dans la perspective d'une protection constitutionnelle de la liberté académique?
Ces quelques questions suffisent pour mettre en relief l'importance de pousser plus loin la réflexion sur les contours de la liberté académique. Une fois que la liberté académique est associée aux activités professionnelles du professeur, on ne fait qu'indiquer quel devrait être le cadre de réflexion, mais il faut aller au-delà de ces généralités, si l'on veut éviter que la notion de liberté académique soit autre chose qu'un drapeau que l'on agite à tout vent.
Ainsi, s'interroger sur la liberté académique devrait aussi ouvrir la réflexion sur l'éthique dans le milieu universitaire. Quels sont les critères de conduite acceptables dans les classes d'enseignement, lors des assemblées facultaires ou départementales, lors de l'évaluation des étudiants et lors de l'évaluation des pairs et, enfin, quels sont les critères de conduite acceptables dans le domaine de la recherche? D'autres questions éthiques peuvent aussi être soulevées sur la liberté d'expression sur les campus universitaires, le rôle de la permanence, l'embauche des professeurs, le partenariat entreprise-université et enfin le principe de la neutralité institutionnelle de l'université (267) . Il s'agit de quelques exemples de pistes de réflexion où le contenu de la notion de liberté académique, qui pourrait éventuellement être développée par la Cour suprême du Canada, serait en meilleure adéquation avec la définition et les réalités de la profession.
Au terme de cette étude sur la quête des fondements constitutionnels de la liberté académique en droit canadien, il est bon de rappeler qu'il a fallu environ 160 ans pour voir émerger une telle protection en droit américain. Pour les tenants de la liberté académique au Canada il s'agit, un peu comme pour Mathusalem, d'être patient. La question est de savoir quelles sont les conditions pour qu'un tel débat se retrouve devant la Cour suprême du Canada. Le plus haut tribunal du pays n'est pas un campus universitaire et les juges ne se pencheront pas sur cette question seulement pour faire avancer la science du droit. Il faudra un conflit, voire un rapport de forces, entre deux parties sur un enjeu qui placera la notion de liberté académique au coeur du débat. Bien malin celui qui serait en mesure de deviner de quel côté le vent pourrait se lever. Dans un scénario classique, on peut penser à un conflit entre un corps professoral et une administration universitaire qui, par le biais d'un règlement ou d'une politique touchant la mission d'enseignement et de recherche de l'institution, viendrait en conflit avec la liberté académique. Le conflit pourrait aussi survenir à l'intérieur d'une unité académique entre deux factions au sein du corps professoral. Par exemple, on sait que dans certaines facultés de droit au Canada, l'approche féministe de l'étude du droit a suscité de vives controverses. À l'intérieur de chaque champ disciplinaire, il y a des écoles de pensées et même si on tente souvent de gommer ces réalités, des choix idéologiques peuvent potentiellement se transformer en conflits.
La recherche commanditée pourrait aussi être un lieu propice à l'émergence d'un conflit entre l'université et l'entreprise privée où l'enjeu de la liberté académique pourrait être soulevé. Enfin, on peut aussi penser à un conflit entre le gouvernement et l'université sur la problématique des conditions que peut imposer l'État dans l'octroi de ses subventions aux établissements universitaires. Dans la même perspective, le conflit pourrait naître entre un organisme subventionnaire et une équipe de recherche relativement aux conditions que celui-ci peut imposer pour les fins d'octroi des subventions. Il s'agit ici de quelques pistes possibles, il y en a certainement d'autres.
Pour ce qui est de la liberté d'expression en tant que liberté fondamentale, après à peine 14 ans d'application de la Charte, il est évident que ce concept n'a pas été épuisé dans sa richesse et sa complexité par les premiers jugements de la Cour suprême du Canada. Au cours des prochaines années, la Cour suprême du Canada risque d'être contrainte d'aborder d'autres aspects de cette liberté et il n'est pas évident qu'elle pourra pendant bien longtemps faire l'économie d'un débat de fond sur le sens que recèle le concept de liberté d'expression en tant que liberté fondamentale.
Les paradoxes du concept de liberté d'expression en tant que liberté fondamentale alimenteront inévitablement le débat sur la notion de liberté académique. Ces deux concepts sont, pour des raisons de logique et de sens, intrinsèquement liés.




(168)  Charte des droits et libertés de la personne, précitée note 14, Partie I, chapitres 1 et 1.1 et l'article 54 qui stipule que la Charte lie la Couronne. (Retour au texte)
(169) SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité, note 106, 573. (Retour au texte)
(170) Id., 598 (Retour au texte)
(171) Id., 602 (Retour au texte)
(172)  [1990] 3 R.C.S. 229 (Retour au texte)
(173)  Il s'agit des pourvois Harrisson c. Université de la Colombie-Britannique [1990] 3 R.C.S. 450; Stoffman c. Vancouver General Hospital (1990) 3 R.C.S. 483 et Douglas/Kwantlen Faculty Assoc. c. Douglas College (1990) 3 R.C.S. 570 (Retour au texte)
(174)  L'article 15(1) de la Charte canadienne se lit ainsi:  «La Loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques». (Retour au texte)
(175)  L'article 9a) se lit ainsi:  «âge Dix-huit ans ou plus, sauf au paragraphe 4(1), où le terme âge s'entend de dix-huit ans ou plus et de moins de soixante-cinq ans »; l'article 4(1) se lit ainsi:  « Toute personne a droit à un traitement égal en matière d'emploi, sans discrimination fondée sur (...) l'âge...». (Retour au texte)
(176) Le juge La Forest renvoit aux arrêts Hunter c. Southam Inc., précité note 122; Operation Dismantle Inc. c. La Reine [1985] 1 R.C.S. 441; R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité note 123; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité, note 106; Tremblay c. Daigle [1989] 2 R.C.S. 530 (Retour au texte)
(177)  SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité, note 106, 573. (Retour au texte)
(178) McKinney c. Université de Guelph, précité note 172, 268.  Pour le juge La Forest l'exercice de la compétence de surveillance des tribunaux judiciaires est justifié par le fait que les universités sont des décideurs publics et non pas parce qu'elles font partie du gouvernement.  Le juge La Forest s'appuie sur les propos du juge Beetz dans l'arrêt Harelkin c. Université de Régina [1979] 2 R.C.S. 561, 594 et 595.(Retour au texte)
(179) Id., 269 (Retour au texte)
(180) Id., 271, 272 (Retour au texte)
(181) Id., 272 (Retour au texte)
(182)  Id., 273 (Retour au texte)
(183)   Id., 273 et 274 (Retour au texte)
(184)  L.R.O. 1980, c. 224. (Retour au texte)
(185)  L.R.O. 1980, c. 272. (Retour au texte)
(186)  Précitée, note 178. (Retour au texte)
(187)  A. LAJOIE et M. GAMACHE, op. cit., note 8, p. 230. C'est la première fois que des auteurs développent cette notion de corporation hybride pour qualifier les universités. (Retour au texte)
(188) Id., p. 230 (Retour au texte)
(189) Loi sur les établissements d'enseignement de niveau universitaire, L.R.Q., c. E-14.1 (Retour au texte)
(190)  Senez c. Chambre d'Immeubles de Montréal [1980]2 R.C.S. 555. (Retour au texte)        
(191) Depuis l'entrée en vigueur du Code civil du Québec, le premier janvier 1994, le terme corporation a été abandonné et remplacé par l'expression personne morale.  Les classifications corporation multiple-corporation simple, corporation religieuse-corporation laïque et corporation politique-corporation civile des articles 354 et 356 du C.c.B.C. ont été remplacées par la classification personne morale de droit public-personne morale de droit privé à l'article 248 du C.c.Q., qui correspond à la dernière des trois classifications.  Voir: Paul MARTEL, «Les personnes morales » , La réforme du Code civil, textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, Personnes, successions, biens, tome I, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1993, p. 190 et la Loi sur l'application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, c. 57, art. 423, Droit des personnes, 4. (Retour au texte)
(192) A. LAJOIE et M. GAMACHE, op. cit. note 8, p. 231. (Retour au texte)
(193)   Code des professions, L.R.Q., c. C-26, art. 184 et Règlement sur les diplômes délivrés par les établissements d'enseignement désignés qui donnent droit aux permis et aux certificats de spécialistes des ordres professionnels, Décret 1139-83, (1983) 115 G.O.II, 2877; modifié par Décret 249-83 (1983) 115 G.O.II, 1177; Décret 1592-84, (1984) 116 G.O.II, 3810; Décret 1645-84 (1984) 116 G.O.II 3905; Décret 2193-84 (1984) 116 G.O.II, 5230; Décret 2194-84 (1984) 116 G.O.II, 5232; Décret 2755-84 (1985) 116 G.O. 90; Décret 672-85 (1985), 117 G.O.II, 2299; Décret 268-86 (1986) 118 G.O.II, 812; Décret 737-87 (1987) 119 G.O.II, 3176; Décret 866-88 (1988) 120 G.O.II, 3279; Décret 890-89 (1989) 121 G.O.II, 3273; Décret 1292-89 (1989) 121 G.O.II 4901; Décret 201-90 (1990) 122 G.O.II, 763; Décret 142-91 (1991) 123 G.O.II, 1276; Décret 1231-91 (1991) 123 G.O.II, 5108; Décret 1726-91 (1991) 123 G.O.II, 7097; Décret 320-92 (1992) 124 G.O.II, 2204; Décret 796-92 (1992) 124 G.O.II, 3910; Décret 1099-92 (1992) 124 G.O.II, 5419; Décret 1647-92 (1992) 124 G.O.II, 6843; Décret 1653-92 (1992) 124 G.O.II, 6849; Décret 680-93 (1993) 125 G.O.II, 3540; Décret 52-94 (1994) 126 G.O.II, 822; Décret 838-94 (1994) 126 G.O.II, 3043; Décret 1368-94 (1994) 126 G.O.II, 5779; Décret 1834-94 (1995) 127 G.O.II, 60; Décret 824-95 (1995) 127 G.O.II, 2811; Décret 1070-95 (1995) 127 G.O.II, 3863. (Retour au texte)
(194)   A. LAJOIE et M. GAMACHE, op. cit., note 8, p. 232. (Retour au texte)
(195)  Id., p. 195 (Retour au texte)
(196)  Loi sur les établissements d'enseignement de niveau universitaire, précitée note 189, art. 1,2,3 et 4. (Retour au texte)
(197)  Id., Loi sur le Conseil supérieur de l'éducation, L.R.Q., c. C-60.  L'article 9 déclare que le Conseil doit donner au ministre de l'Éducation son avis sur les règlements ou projets de règlements que celui-ci est tenu de lui soumettre; donner au ministre son avis sur toute question de sa compétence que celui-ci lui soumet, notamment en ce qui concerne la création de tout nouveau collège d'enseignement général et professionnel ou de tout nouvel établissement d'enseignement de niveau universitaire et transmettre annuellement au ministre un rapport sur l'état et les besoins de l'éducation.  L'article 10 déclare que le Conseil peut solliciter des opinions, recevoir et entendre les requêtes et suggestions du public en matière d'éducation; soumettre au ministre de l'Éducation des recommandations sur toute question de la compétence de celui-ci concernant l'éducation et faire effectuer les études et les recherches qu'il juge utiles ou nécessaires à la poursuite de ses fins. (Retour au texte)
(198)  Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection de renseignements personnels, L.R.Q., c. A-2.1; Loi sur le plafonnement provisoire de la rémunération dans le secteur public, L.Q.1991, c.41; Loi concernant la prolongation des conventions collectives et la rémunération dans le secteur public, L.Q.1992, c.39 et Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public et le secteur municipal, L.Q.1993, c.37. (Retour au texte)
(199)  Loi modifiant la Loi sur les établissements d'enseignement de niveau universitaire, L.Q. 1995, c.30. (Retour au texte)
(200) Id., (Retour au texte)
(201)  Hunter c. Southam Inc. , précité, note 122. (Retour au texte)
(202)  R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123. (Retour au texte)
(203) Ford c. Québec (P.G.), précité, note 151. (Retour au texte)
(204) SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., précité, note 106.  (Retour au texte)
(205)  Irwin Toy c. Québec (P.G.), précité, note 152. (Retour au texte)
(206)  McKinney c. Université de Guelph, précité, note 172. (Retour au texte)
(207)  R. c. Oakes, précité, note 132. (Retour au texte)
(208) R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, note 138.  (Retour au texte)
(209) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123. (Retour au texte)
(210)   J. WOEHRLING, loc. cit. note 137, 3. (Retour au texte)
(211)  Walter P. METZGER, « Professional and Legal Limits to Academic Freedom » , (1993) vol. 20, no. 1, J.C. & U.L., 2. (Retour au texte)
(212) 391 U.S. 563, 88 S.Ct 1731 (1968), précité note 74. (Retour au texte)
(213) W.P. METZGER, loc. cit. note 211, 7. (Retour au texte)
(214) Kathryn D. KATZ, « The First Amendment's Protection of Expressive Activity in the University Classroom : A Constitutional Myth » , (1983) 16 U.C. David L. Rev. 857. (Retour au texte)
(215) W.P. METZGER, loc. cit. note 211, 8.  (Retour au texte)
(216) Cooper v. Ross, 472 F. Supp. 802 (E.D. Ark. 1979).  (Retour au texte)
(217) Parducci v. Rutland, 316 F. Supp. 352 (M.D. Ala. 1970).  (Retour au texte)
(218) Parate v. Isibor, 868 F. 2d 821 (6th Cir. 1989).  (Retour au texte)
(219)  President's Council v. Community School, 457 F. 2d 289 (2d Cir. 1972).  (Retour au texte)
(220) Parate v. Isibor précité, note 218. (Retour au texte)
(221) Adamian v. Jacobsen, 523 F. 2d 929,934 (9th Cir. 1975); Starsky v. Williams, 353 F. Supp. 900, 915-26 (D. Ariz. 1972); aff'd, 512 F. 2d 109 (9th Cir. 1975).  (Retour au texte)
(222) 770 F. Supp. 895 (S.D.N.Y. 1991).  (Retour au texte)
(223)  W.P. METZGER, loc. cit. note 211, 13.  (Retour au texte)
(224)  William P. MURPHY, (1963) 3 Law and Contemporary Problems; réimprimé dans Walter P. METZGER (dir.), The Constitutional Status of Academic Freedom, New York, Arno Press, 1977, p. 461.  (Retour au texte)
(225) William VAN ALSTYNE, « The specific Theory of Academic Freedom and the General Issue of Civil Liberty » , Austin, Texas 1972; réimprimé dans Walter P. METZGER (dir.), The Constitutional Status of Academic Freedom, Arno Press, 1977,
p. 77.
(Retour au texte)
(226) Peter BYRNE, « Academic Freedom : A Special Concern of the First Amendement » , (1989) Yale L.J. 251, 340.  (Retour au texte)
(227)  Mathew W. FINKIN, « On "Institutional" Academic Freedom », 61 Tex. L. Rev., 817.  (Retour au texte)
(228) A. LAJOIE et M. GAMACHE, op. cit., note 8, pp. 460 et 461. (Retour au texte)
(229) Id., pp. 461, 462 (Retour au texte)
(230) Irwin Toy c. Québec (P.G.), précité, note 152. (Retour au texte)
(231)  McKinney c. Université de Guelph, précité, note 172. (Retour au texte)
(232)  Id., 273 (Retour au texte)
(233)  Id., 281 (Retour au texte)
(234) Id., 282 et 283 (Retour au texte)
(235) Id., 286 et 287 (Retour au texte)
(236) Id., 374 et 375 (Retour au texte)
(237)  Id., 375 (Retour au texte)
(238) Id., 376 (Retour au texte)
(239) Id., 273 (Retour au texte)
(240) Id., 273 (Retour au texte)
(241)  Pierre TRUDEL, « La compatibilité des mécanismes de détermination du financement public de la Société Radio-Canada et la liberté éditoriale », rapport préparé pour le comité d'examen des mandats SRC, ONF, Téléfilm, septembre 1995. (Retour au texte)
(242)  Federal Communications Commission v. League of Women Voters of California, 468 U.S. 364 (1984); 52 L.W., 5008, p. 5012. (Retour au texte)
(243)  Loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, Traduction publiée par l'Office de presse et d'information de la République fédérale d'Allemagne, 1976.  L'article 5 de la Loi fondamentale de la République d'Allemagne déclare que:
(1) Chacun a le droit d'exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par écrit et par l'image, et de s'informer librement aux sources généralement accessibles. la liberté de presse et la liberté de l'information par la radio et par le film sont garanties. Il n'y a pas de censure.
(2) Ces droits sont limités par les prescriptions des lois générales, par les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et par le droit au respect de l'honneur personnel.
(3) L'art et la science, la recherche et l'enseignement sont libres. La liberté de l'enseignement ne dispense pas de la fidélité à la Constitution. (Retour au texte)
(244) Eric BARENDT, « The influence of the German and Italian Constitutional Courts on their National Broadcasting Systems », (1991) Public Law 93, p. 100.  (Retour au texte)
(245) In the matter of determining the constitutionality of the approval by the Provincial Landtag of the Free State of Bavoria on 14 June 1983, of the interprovincial agreement concerning the amount of the radio and television licence free, Federal Constitutional Court, 1 BVL 30/88, feb. 22, 1994.  Traduction anglaise établie par la Société Radio-Canada, 26 octobre 1994, pp. 35 et 36.  Citée comme huitième décision de la Cour constitutionnelle allemande en matière de radiodiffusion. (Retour au texte)
(246)  Id., 38  (Retour au texte)
(247) Id., 42  (Retour au texte)
(248) Mark G. YUDOF, When Governement speaks: Politics, Law, and Government Expression in America, Berkeley and Los Angeles, California, University of California Press, 1983, pp. 128, 133, 248.  (Retour au texte)
(249)  Id., p. 137 (Retour au texte)
(250) A. LAJOIE et M. GAMACHE, op. cit., note 8, p. 344. (Retour au texte)
(251) R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, note 123, 344. (Retour au texte)
(252) COMMISSION DES ÉTATS GÉNÉRAUX DE L'ÉDUCATION, Exposé de la situation, 1995-1996, Québec, ministère de l'Éducation, 1996.  Dans ce document les commissaires présentent les enjeux de l'éducation au Québec à la suite des audiences publiques qui ont eu lieu à l'été et à l'automne 1995.  En faisant référence aux interventions des différents participants, les commissaires mentionnent dans l'introduction:
«(...) On réaffirme le caractère prioritaire de l'éducation pour le développement social, économique et culturel du Québec et la nécessité pour le gouvernement d'y consentir les efforts financiers nécessaires (...) » (Retour au texte)
(253) A l'aube du troisième millénaire l'éducation est un enjeu planétaire; en effet l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a adopté, en novembre 1997, la première Recommandation internationale concernant la condition du personnel enseignant supérieur.  Pour la première fois de manière aussi officielle, les concepts de liberté académique, d'autonomie institutionnelle, de collégialité, de permanence sont présentés et définis par un organisme international. (Retour au texte)
(254)  André TREMBLAY, « La liberté d'expression au Canada : le cheminement vers le marché libre des idées », dans Gérald A. BEAUDOIN et Daniel TURP (dir.) Perspectives canadiennes et européennes des droits de la personne, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1986, p. 281 à la page 285. (Retour au texte)
(255) A. Wayne MACKAY, « Freedom of Expression : is it all just talk?» , (1989) 68 R. du B. can. 713.  (Retour au texte)
(256)  Yves DE MONTIGNY, « Les rapports difficiles entre la liberté d'expression et ses limites raisonnables », (l991) 22  R.G.D. 129, 131. (Retour au texte)
(257)  Précité, note 151. (Retour au texte)
(258) Précité, note 152. (Retour au texte)
(259) Yves DE MONTIGNY, loc. cit., note 257, 137. (Retour au texte)
(260)  R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, 732 (j. en chef Dickson). (Retour au texte)
(261) Rocket c. Collège Royal des chirurgiens dentistes d'Ontario [1990] 2 R.C.S. 232 à la page 247, la juge McLachlin a clairement indiqué que les restrictions apportées par le législateur au discours commercial pourraient être plus faciles à justifier que d'autres atteintes.  Dans les arrêts Irwin Toy, précité, note 152 et le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'alinéa 195 (1) c) du Code criminel (Man.) [1990] 1 R.C.S. 1123, la Cour suprême a examiné avec beaucoup d'ouverture d'esprit les restrictions apportées au discours commercial. (Retour au texte)
(262) R. c. Oakes, précité, note 132. (Retour au texte)
(263) R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, note 138.  (Retour au texte)
(264) Yves DE MONTIGNY, loc. cit., note 257, 148.  Le professeur De Montigny cite les propos du professeur Frédéric Schauer, sur qui la Cour suprême du Canada s'est fréquemment appuyé:  «... although the scope of a right and the strenght of that right are not joined by a strict logical relationship, they most often occur in inverse proportion to each other.  The broader the scope of the right, the more likely it is to be weaker, largely because widening the scope increases the likehood of conflict with other interests, some of which may be equally or more important».  Free Speech:  A philosophical Enquiry, Cambridge University Press, 1982, pp. 134-135.
 Dans le même sens, le professeur De Montigny cite V. BLASI, « The Pathological Perspective and the First Amendement » , (1985) 85 Col. L.R. 449, p. 479 « The wider the rearch of First Amendment coverage, the greater seems to be the juricical affinity of instrumental reasonning, balancing tests, differential levels of scrutiny, and pragmatic judgements. » (Retour au texte)
(265)  Loi sur l'instruction publique, L.R.Q., c. I-13.1.  L'article 447 permet au Gouvernement d'établir, par règlement, un régime pédagogique; l'article 459 prévoit les fonctions et les pouvoirs du ministre de l'Éducation, et les articles 204 et suivants prévoient les fonctions et les pouvoirs des commissions scolaires, entre autres l'article 218 mentionne que la commission scolaire favorise la réalisation du projet éducatif de chaque école et elle peut par règlement déléguer au conseil d'orientation de l'école certaines de ses fonctions et certains de ses pouvoirs. (Retour au texte)
(266)  Loi sur le Conseil de recherches médicales, L.R.C. (1985), c. M-4; Loi sur le Conseil de recherches en sciences humaines, L.R.C. (1985), c. S-12;  Loi sur le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, L.R.C. (1985), c. N-21; Loi favorisant le développement scientifique et technologique du Québec, L.R.Q., c. D-9.1. (Dans la littérature américaine sur la récente problématique de l'éthique et l'enseignement supérieur, voir:  Steven M. CAHN (dir.), Morality, responsibility and the University studies in Academic Ethics, Temple University Press, Phidalelphia, 1990; William W. MAY (dir.), Ethics and Higher Education, American Council on Education, Macmillan Publishing Company, 199 (Retour au texte)
 

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Sur l'idée de communication et d'information : lectures diverses
par Roger Charland

Armand Mattelart, La mondialisation de la communication. Paris, Presses universitaires de France, collection Que sais-je?, 1998 (1996), 127 p.
Armand Mattelart, Histoire de l'utopie planétaire. de la cité prophétique à la société globale. Éditions la Découverte, Pris, 1999, 422 p.
Armand et Michèle Matellart, Histoire des théories de la communication. Paris, La Découverte, collection Repères, 1995, 124 p.
Gérard Leclerc, La société de communication. Une approche sociologique et critique. Paris, Presses universitaires de France, collection Sociologie aujourd'hui, 1999, 223 p.
Alain Milon; La valeur de l'information. Entre dette et don. Paris, Presses universitaires de France, collection Sociologie aujourd'hui, 1999, 232 p.
Yves-François Le Coadic, La science de l'information. Paris, Presses universitaires de France, collection Que sais-je? 1994, 127 p.
Christian Marazzi, La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques, Paris, Éditions de l'éclat, 1997 (1994), 190 p.
Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture. Paris, La Découverte, Collection Repères, 1999, 120 p.



« La stratégie du libéralisme en tant qu'idéologie politique était de s'adapter au changement, et cela exigeait qu'une personne adéquate, usant de la méthode adéquate, en soit chargée. Ainsi, avant tout, les libéraux durent s'assurer que ce processus serait entre les mains de personnes compétences. Comme ils ne pensaient pas que cette compétence pût être garantie par une sélection par l'origine sociale (voie conservatrice) ou la popularité (voie radicale) , ils se tournèrent vers l'ultime solution, c'est-à-dire la sélection au mérite, ce qui signifiait bien sûr se tourner vers l'élite intellectuelle - celle, du moins, qui se souciait de questions d'ordre pratique. La seconde exigence imposait que ces personnalités « compétentes » agissent non pas sur la base de préjugés mais sur celle d'informations de premier ordre au sujet des conséquences probables des réformes proposées. Il leur fallait donc une connaissance sérieuse du fonctionnement réel de l'ordre social. Cela impliquait qu'il existât des chercheurs et des recherches sur ce domaine. Les sciences sociales furent donc absolument nécessaires au projet libéral. Le lien entre idéologie libérale et sciences sociales est donc plus de l'ordre de l'essentiel que de l'existentiel. Je n'affirme pas seulement que les sociologues épousèrent le projet libéral - cela est vrai, mais c'est un aspect secondaire de la question. J'affirme que le libéralisme et les sciences sociales se sont fondés sur les mêmes prémisses : la foi en une perfectibilité de l'humanité - celle-ci pouvant être atteinte en agissant scientifiquement (ou rationnellement) sur les relations sociales. La complicité existentielle du libéralisme et des sciences sociales ne fut donc que la conséquence de leur identité essentielle. Bien sûr, je n'affirme pas qu'il n'y eut pas de sociologues conservateurs ou radicaux - il y en eut un bon nombre - , mais aucun ne réfuta le principe central de la rationalité comme clef de voûte de son travail - voire de sa justification. »
Immanuel Wallerstein « Sciences sociales & société contemporaine : l'éclipse des garanties de la rationalité » in Agone. Philosophie, Critique & Littérature, numéro 18-19,  1998, pp. 75-76.
« La critique de la raison cynique a montré que les « sujets » débrouillards et endurcis dans des luttes existentielles et sociales ont battu froid au général à toute époque et n'ont pas hésité à désavouer tous les idéaux de civilisation très développées quand il était question de la conservation de soi. (...) Ayant régressé au niveau de la raison privée, la raison subjective porte toujours en elle une volonté de nuit (Ernst Weiss) : par ruse elle ne veut pas connaître certains rapports, elle se rend inaccessible aux exigences de généralité et, délurée par la vie, elle s'endurcit stratégiquement contre tous les chats des sirènes de la communication et de la réconciliation. »
Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique. Paris, Christian Bourgois Éditeurs, traduction de Hans Hildenbrand, 1987, pp. 658-659.



Sommaire



Histoire de la communication



On apprendra rien à personne en relevant que la notion de communication a des définitions multiples. C'est en affirmant cela qu'Armand et Michèle Mattelart présentent leur Histoire des théories de la communication. Dans cet ouvrage les auteurs tentent de présenter l'éclatement et la pluralité des théories de la communication. Cette histoire repose sur la prémisse suivante : que la discipline qu'est la communication est encore en développement et que l'histoire de ce développement est à mettre en rapport avec les multiples approches « théoriques » du problème.

1. Les Matellart proposent, en plusieurs étapes, la description de la théorie de la communication. Dans un premier temps, ils font appel à la question de l'établissement de la notion de flux et d'échange tel que l'économie marchande l'a développée et structurée du XIIe siècle à sa domination comme rapport social dominant, vers la fin du XVIIe siècle. La communication est donc dans un premier temps le résultat des rapports d'échange, du flux des marchandises et des idées, de l'argent comme moyen universel d'échange, et finalement des rapports de structuration et d'appréhension du social comme des rapports naturels et réels contrairement à la vision religieuse d'un pouvoir divin qui organiserait et dirigerait le tout avec force et bonté. La mystique religieuse, l'idée que les Dieu dirigent le monde et la peur de la punition divine sont alors remplacées par l'autonomie du sujet social, par la volonté générale et le droit naturel. C'est l'histoire du passage de l'histoire comme extériorité de l'homme, à la notion d'historicité comme volonté universelle de l'homme. On ne subit plus l'histoire on la fait.

2. Mais cette autonomie de l'homme, cette volonté il faut la contrôler, la diriger et la structurer. C'est à cette tâche que les sociologues de la fin du XIXe siècle vont s'atteler. Il faut contrôler les foules car elles sont dangereuses (Le Bon (1841-1931) et Tarde (1843-1904)), il faut donner un sens à une vie qui semble ne plus en avoir (Durkheim(1858-1917), Simmel (1858-1918) et Freud (1856-1939) ou changer le monde pour le rendre plus égalitaire (Fourrier (1772-1837), Proudhon (1809-1865) et Marx (1818-1883)).

Le Nouveau Monde offrira des perspectives nouvelles au sujet des études de la communication. Rompant avec les alternatives socialistes, le courant empirique de l'école de Chicago présentera, dès le début du XXe siècle, les premières Mass Communication Research : « dont le schéma d'analyse fonctionnelle déplace la recherche vers des mesures quantitatives plus à même de répondre à la demande émanant des gestionnaires des médias ». (Matellart, 1995, p. 14) L'empirisme de l'école de Chicago pose de manière nouvelle l'intégration sociale. Le concept de communauté sera repris des analyses de Simmel et de Durkheim entres autres. Ainsi la communauté se définira de manière pragmatique, 1. par son territoire; 2. par sa biotique (instrument de direction et de contrôle) et 3. par son « web of life » (son réseau de vie). Aux relations ethniques se superposent les relations culturelles et sociales. De Robert Ezra Park (1864-1944) à Charles Horton Cooley (1864-1929) et de Chares S. Peirce (1839-1914) à John Dewey (1859-1952) on tente de décrire comment l'écologie humaine se construit. Selon ces chercheurs, c'est par la construction du moi, mais un moi qui se constitue de par ses rapports aux autres, reposant non pas sur la tradition intersubjective propre à Shelling par exemple, mais sur l'interaction sociale.
Cette constitution du monde entraînera le développement d'une théorie fonctionnaliste des médias. C'est Lasswell (1902-1978), Lazarfield (1901-1976) et Robert K, Merton (1910-) qui sont les principaux théoriciens du courant fonctionnaliste des médias. Ainsi seront analysés les effets de la propagande à la sortie de la Première guerre mondiale et le socialisme (Lasswell, John B. Watson, Serge Tchakhotie). L'analyse des audiences, des contenus et des effets des médias caractérise et illustre trois fonctions principales dans la société : « a) la surveillance de l'environnement, en révélant tout ce qui pourrait menacer ou affecter le système de valeurs d'une communauté ou des parties qui la composent; b) la mise en relation des composantes de la société pour produire une réponse à l'environnement; c) la transmission de l'héritage social ». (Lasswell (1948) cité par Mattelart et Mattelart, 1995, p. 21)
Une fonction, selon l'analyse fonctionnelle, est ainsi définie par Élias : 

« La notion de fonction repose sur un jugement de valeur sous-jacent aux explications de la notion et à son emploi. Le jugement de valeur consiste en ceci qu'on entend involontairement par fonction les activités d'une partie qui seraient « bonnes » pour le tout, parce qu'elles contribuent au maintien et à l'intégralité d'un système social existant... De toute évidence, des articles de foi de type social se mêlent ici à l'analyse scientifique. » (Elias, 1991)

Plus importantes encore sont les théories du double palier de l'information. Ce two step flow est composé : 1. des personnes bien informées, elles sont autonomes et peuvent se faire une idée des événements que relèvent les médias; et 2. des personnes qui en dépendent, elles sont des info-dépendants, car elles n'arrivent pas à produire des synthèses par leurs propres moyens.

Cette position est importante car elle est le point d'appui sur lequel se développeront par la suite les théories portant sur le leadership donc sur la validité de la dépossession de l'autonomie décisionnelle des personnes. On assiste alors à la  dépolitisation des opinions, le règne des experts prend la place de l'autogestion et de l'auto-constitution du social. La  normalisation vient alors d'ailleurs, les normes sont sociales, extérieures à l'individu.

3. L'effet de la science des communications, des capacités de transport de l'information et du flux des données permettent une théorie de l'information de voir le jour. Inspirée des mathématiques, l'information devient un « symbole calculable », un modèle de contrôle de l'anarchie ou de l'entropie. Cette théorie a plusieurs origines. La principale, ou la plus utilisée dans le corpus théorique, est celle de Claude Shannon (1916-). Symbole des recherches militaires sur la balistique et la cryptographie, il publie en 1948 sa théorie mathématique de la communication. Elle deviendra célèbre dans les années cinquante, surtout grâce à Weiner qui sera le père spirituel de la cybernétique. Comme on l'a vu plus haut, concernant la biotique, la cybernétique s'interroge sur l'art du contrôle et sur l'art de gouverner.

Parallèlement à cette analyse mathématique, qui portait plus sur le médium que le contenu du message, se développera une approche dite de la communication circulaire. Selon ce modèle l'interaction sociale se compose d'une multitude de variables composant et structurant la complexité du monde. En fait cette théorie s'oppose grandement à la vision de Shannon de la communication simplifiée à outrance de l'émetteur - récepteur. Ainsi pour l'école de Palo-Alto :

 « La communication, étant conçue comme un processus permanent à plusieurs niveaux, le chercheur doit, pour saisir l'émergence de la signification, décrire le fonctionnement de différents modes de comportement dans un contexte donné.» (Mattelart, 1995, p. 38)

4. Mais cette vision de la communication interactionnelle, telle celle de l'école de Palo-Alto, sera critiquée. Pour ces derniers les médias et la structure de la communication sociale étaient uniquement des moments ou des outils de l'intégration moderne et de la régulation du social.  Des critiques s'opposeront à cette vision fonctionnelle du monde orientées vers une fin d'intégration reposant uniquement sur la reproduction des valeurs du système social existant. Comme l'écrivent Armand et Michèle Mattelart :

« Des écoles de pensée critique vont s'interroger sur les conséquences du développement de ces nouveaux moyens de production et de transmission culturelle, refusant de prendre pour argent comptant l'idée que, de ces innovations techniques, la démocratie sort nécessairement gagnante. Décrits et acceptés par l'analyse fonctionnelle comme des mécanismes d'ajustement, les moyens de communication deviennent suspects de violence symbolique et  appréhendés comme des moyens de pouvoir et de domination. » (Mattelart, 1995, p. 40)

La première articulation de cette vision critique de la communication viendra de l'École de Francfort, de Max Horkheimer (1895-1973) et de Theodor W. Adorno (1903-1969) qui, par les analyses critiques du dernier, fondera une approche critique de ce qu'ils appelleront les premiers les industries culturelles.

Ces études critiques seront produites par plusieurs théoriciens, issus de la social-démocratie allemande en exil à cause de la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Les critiques culturelles d'Adorno, les critiques sociales et épistémologiques de Horkheimer, les analyses politiques de Newman et de Pollock, les critiques de la psychanalyse freudienne de Marcuse, etc. (1)

Mais qu'est-ce que l'industrie culturelle ? Pour Hokheimer et Adorno il faut parler d'industrie culturelle car la production de l'art correspond maintenant aux mêmes critères que la production industrielle. L'art de consommation est un art marchand. Les Mattelart écrivent :

« À travers un mode industriel de production, on obtient une culture de masse faite d'une série d'objets sérialisation-standartisation-division du travail. Cette situation n'est pas le résultat d'une loi de l'évolution de la technologie en tant que telle mais de sa fonction dans l'économie actuelle. (...) L'industrie culturelle fixe de manière exemplaire la faillite de la culture, sa chute dans la marchandise. La transformation de l'acte culturel en valeur abolit sa puissance critique et dissout en lui les traces d'une expérience authentique. La production industrielle scelle la dégradation du rôle philosophico-existentielle de la culture.» (Mattelart, 1995, p. 43)

Cette vision radicale de la culture du capitalisme avancé, dénonce et  implique que derrière la commercialisation de la culture, il y a une possibilité d'accès à cette dernière. La reproductibilité de l'art n'est pas uniquement négative, mais il est vrai que la culture prend à ce niveau un tournant dans la reproduction sociale. Elle devient quelque chose d'externe à la production humaine comme telle. En fait on imposera de plus en plus l'art et la culture selon des variables propres au marché et à la rentabilité, jusqu'à parler d'industries culturelles.

Mais il y a plus, la culture, petit à petit, sera repoussée à un second rôle face à son support technique. C'est avec le développement de plus en plus grand de la finalité de la production sociale que la technologie devient une fin, elle aussi. Donc :

« sous les apparences de rationalité d'un monde de plus en plus modelé par la technologie et la science, se manifeste l'irrationalité d'un modèle d'organisation de la société qui, au lieu de libérer l'individu, l'asservit. La rationalité technique, la raison instrumentale ont réduit le discours et la pensée à une dimension unique, qui fait concorder la chose et sa fonction, la réalité et l'apparence, l'essence et l'existence. Cette « société unidimensionnelle » a annulé l'espace de la pensée critique.» (Mattelart, 1995, p. 45)

D'autres courants critiques partageront partiellement les analyses de l'École de Francfort. Par exemple les études sur la communication en France qui par le CECMAS, tenteront de faire une sociologie du présent. Dans les analyses de la  linguistique structurale et du structuralisme politique, on trouve aussi des analyses critiques de la société de la   communication. Mais les années récentes seront influencées par deux courants principaux : les analyses de Michel Foucault sur l'épistémè et le contrôle social, et les analyses culturalistes britanniques.

6. Ces différents courants se sont développés dans les trente dernières années. Ils se caractérisent par un retour du pendule. Maintenant, les médias sont analysés comme des objets autonomes, mais ils sont aussi des objets en interaction permanente avec le reste de la société. C'est dans ce cadre que les principales théories de l'information notemment, que la théorie des médias, ont vu leur éclosion comme corpus théorique et pratique. L'interprétation et l'analyse sont à l'ordre du jour. Ainsi s'étant éloigné de la micro-analyse, l'étude des médias reviendra vers des analyses plus pragmatiques. Malgré la mondialisation de la communication, le développement de nouveaux réseaux d'information et le flux de plus en plus grand de l'information, les analyses demeurent près de la critique sociale. En fait, on se rend compte maintenant de la puissance des médias dans l'évolution, mais aussi dans le contrôle des idées et des connaissances. Ce qui s'oppose aujourd'hui, c'est  d'un côté une vision idéale de la communication comme jeu permanent entre la technologie et le contenu, et de l'autre une critique radicale des moyens et du contenu. C'est dans ce cadre que la mondialisation des communications (Mattelart, 1996 et Warnier, 1999) prend de l'importance. Mais revenons, avant de discuter de ceci, à la question de l'évolution de la communication dans l'histoire.

Cosmopolis et technopolis



Dans un livre plus récent, Mattelart reprend de manière plus systématique les théories qu'il a développées dans L'invention de la communication (Matellart, 1994 (1997)).   Ainsi son Histoire de l'utopie planétaire : de la cité à la société globale est la somme de ses autres études sur l'histoire de la communication, mises en rapport avec le développement récent de l'Internet et du WEB, ce réseau des réseaux. L'hypothèse qu'il développe dans ce dernier livre est que l'idée de la grande utopie d'un monde uni, reposant sur des valeurs universelles est au centre du développement du monde occidental. Cette idée centrale dans le débat actuel sur la société de l'information est la somme de l'immense débat qui fait rage à propos du sens de la révolution actuelle, celle de la société de l'information, ce que certains appellent la troisième révolution industrielle. (2) Il affirme au début de son livre :

« Placer la nature au fond de l'Histoire : c'est justement ce que l'idéologie de l'autodiscipline et de l'autorégulation à outrance portée par les grandes unités du capitalisme mondial intégré a eu pour fonction d'accomplir en naturalisant les « forces du marché » et celles de la technique. Dans la course à la légitimation du régime de vérité libre-échangiste s'est joué, dans la surenchère et la mégalomanie, le sort non seulement d'une bataille médiatique mais d'une bataille pour l'appropriation de l'Histoire. Son enjeu concret : la délégitimation des acteurs organisés de   l'espace public et le coup de grâce de l'État-providence et à des États-nations qui, en dépit de leur complicité dans  l'autodépouillement de leurs prérogatives, se refusaient encore à laisser coloniser la Polis par la raison publicitaire. L'importance du prophétisme managérial vient en effet de la position stratégique que les protagonistes de la  globalisation de l'économie ont acquise dans la formulation des normes appelées à régir l'organisation des réseaux de l'ordre mondial. » (Matellart, 1999, p. 8)

Ce discours managérial est devenu dominant dans la société actuelle. Tout le discours de la mondialisation , sa version ornementale de l'Internet, le réseau des réseaux, sont là pour structurer une vision technicienne et marchande de  l'ancienne utopie d'une communauté humaine reposant sur une vision progressiste et globale de la vie en société, d'une République universelle reposant sur l'idée d'un monde meilleur. Utopies, disions-nous plus haut. Peut-être! Mais, en disant cela, on n'exclut pas les exigences d'un monde meilleur, duquel nous sommes loin maintenant, et qui sait, peut-être même plus loin qu'à n'importe quelle période historique. Mais là, c'est tomber dans le rejet des   changements progressifs que la science et la technologie nous ont apportés avec le temps. Le dernier siècle est celui de l'amélioration des conditions de vie, conditions relatives bien sûr à notre situation économique et géopolitique. La recherche d'une communauté perdue est loin des intérêts de Mattelart, ainsi que des nôtres. En fait son livre est une tentative de démontrer que le monde tel qu'il évolue aujourd'hui avait et a toujours des alternatives possibles. Enfin, que l'état actuel de notre devenir monde est une des nombreuses possibilités, et qu'il est donc possible d'orienter l'avenir vers des alternatives possibles et réelles.

Les nombreux modèles et projets d'intégration mondiaux sont présentés dans le livre comme reposant sur un double aspect:

« Pour les uns, cela veut dire fondamentalement la floraison des réseaux de la solidarité sociale sur une « Terre bienfaisante qui nous porte tous et sur laquelle il serait bon de vivre en frères », selon l'expression du géographe anarchiste Élisée Reclus. Pour les autres, la nécessité interconnexion des marchés nationaux soumis à la nouvelle division du travail et les pactes de sécurité mutuelle que se doivent d'observer les États-nations pour la faire fonctionner.» (Mattelart, 1995, p. 11)

Problématique intéressante que Mattelart présente ici. Dans un premier temps, il sera question de la cosmopolis, cette volonté de créer un monde humain reposant sur la différence. Puis, dans un deuxième temps, cette vision sera reprise par un discours globalisateur, qui, cette fois, est loin de se caractériser par un relativisme culturel. On assiste à l'affirmation de la société marchande, à sa glorification, à sa structuration dans sa tentative pour harnacher le monde? Cette société repose en fait sur la domination économico-politique des États-Unis sur le reste du monde.

Ce livre mérite une attention particulière dans l'ensemble des publications sur la situation de la communication mondiale et du développement d'un discours de plus en plus aliénant à propos de l'Internet. (3)  Comme lecteur, comme critique, je peux conseiller la lecture du livre de Mattelart à quiconque croit que le discours dominant ne peut pas demeurer le seul valable. Le livre de Mattelart est important, il est nécessaire. Car ce que fait Mattelart dans ce livre, Histoire de l'utopie planétaire, c'est une dénonciation du discours dominant.(4) Discours unique qui présente la conquête du monde et la mondialisation des marchés comme une marche vers la liberté. Pourtant l'aliénation est loin de la liberté.

« Nous mangeons du mensonge à longueur de journée, grâce à une presse qui est la honte de ce pays. Toute pensée, toute définition qui risque d'ajouter à ce mensonge ou de l'entretenir est aujourd'hui impardonnable. C'est assez dire qu'en définissant un certain nombre de mots clés, en les rendant suffisamment clairs aujourd'hui pour qu'ils soient demain efficaces, nous travaillons à la libération et nous faisons notre métier. » (Camus «La démocratie, exercice de la modestie » cité par Lottman, 1978, p. 450)

Et ce qu'il reste c'est la révolte. Il disait:

«Accepter l'absurde de tout ce qui nous entoure est une étape, une expérience nécessaire : ce ne doit pas devenir une impasse. Elle suscite une révolte qui peut devenir féconde. Une analyse de la notion de révolte pourrait aider à découvrir des notions capables de redonner à l'existence un sens relatif. » (Lottman, 1978, p. 385)

Donc, constat de situation de crise, le monde ressemble à un hiver où tout est gelé, d'un espace de glace dans lequel toute idée ne peut survivre. C'est le retour à la glaciation, le retour du vide froid, la disparition de la vie.

Mondialisation de la culture et communication



Jean-Pierre Warnier dans ce petit livre, La mondialisation de la culture, propose une belle synthèse de la mondialisation de la culture. Contrairement à Mattelart, son approche implique une analyse des répercussions de la culture globale, particulièrement nord-américaine et européenne, sur la culture locale. Bien que Mattelart affirme que cette mondialisation de la culture n'est pas absolue, il soutient par contre que celle-ci est :

« Symbole du processus général de dépersonnalisation et de dénationalisation, le lien global vide le monde de ses acteurs sociaux. A force de se penser comme sociétés à respectabilité illimitée, gestionnaires de la totalité sociale, et de prendre régulier l'ensemble de la Cité en faisant confiance à l'autodiscipline du marché, les grandes unités de l'économie mondiale sont devenues des sociétés déresponsabilisées. Leur aspiration à l'«universel» cache, en fait, une fuite en avant. À la fin des années 50, analysant les mythologies de son temps, Roland Barthes parlait de la  bourgeoisie comme « société anonyme ». Aujourd'hui, c'est à la World Business Class qu'il convient d'appliquer le label. » (Mattelart,1996, p. 122-123)

Ce thème est aussi celui de Mattelart dans le livre dont nous parlions plus haut. La technopolis est l'idéologie propre à ce processus de déculturation.

Jean-Piere Warnier pour sa part partage la vision de la mondialisation de la culture comme étant une normalisation des pratiques sociales. Il ne croit pas que ce phénomène se fait facilement. Pour lui la culture, ou la normalisation ou l'occidentalisation du monde, rencontre des oppositions. Il croit que le développement des industries culturelles est freiné par la tradition, par la culture millénaire que l'on rencontre dans les pays en développement, dans la grande majorité des pays formant le monde. Warnier rappelle dans son exposé que durant plusieurs années, l'UNESCO s'est posée comme défenderesse de la culture. Pour L'UNESCO « la culture est une affaire trop importante pour être abandonnée aux seuls marchands » (Weiner, 1999, p. 74) Mais il remarque que cette position est depuis peu mise de côté.

« Or les produits culturels sont aussi des marchandises, de sorte que dans les années quatre-vingt, portées par la vague de la libéralisation des échanges, les organisations à vocation commerciale devaient affirmer leur emprise sur les échanges culturels ». (Warnier, 1999, p. 74-75)

L'auteur retrace par la suite les grands mouvements de transformation créés par ce changement de l'analyse du phénomène culturel et de son industrialisation. Mais ici il ne faudrait pas oublier que même ceux qui s'opposent au  phénomène de l'industrie culturelle participent partiellement à une vision impérialiste du monde et de la  transmission de la culture occidentale vue comme un élément de civilisation. La colonisation des pays du Nouveau Monde faisait partie d'une vision dite progressive. On sortait la civilisation amérindienne de sa barbarie, même au prix d'une mutilation et d'un anéantissement complet de la culture qui était la leur. Mais durant le XXe siècle, c'est à une organisation complète du marché qu'assistent les pays de la périphérie. Comme le dit Warnier : « Au nom du progrès industriel, il faut mettre l'indigène au travail, contre sa volonté, et le pousser dans l'économie marchande rattachée à la métropole. » (Warnier, 1999, p. 81)

Warnier présente par la suite la résistance des pays de la périphérie à l'avalanche culturelle qu'entraîne la libéralisation des marchés : « jamais, écrit-il, les sociétés colonisées n'ont été des jouets passivement voués à la violence du colonisateur. » (p. 81) On assisterait alors à une normalisation des rapports entre la culture mondiale et la culture locale. On a souvent parlé de l'écoute dans des pays musulmans d'émissions télévisées nord-américaines comme Dallas. Des cotes d'écoute formidables caractérisaient ce phénomène. Mais l'ensemble de la culture locale est relativement intacte.  Comme le dit Warnier, les défenseurs de la marchandisation culturelle verront dans les cotes d'écoute, dans la diffusion de la musique et du cinéma dans les pays en développement un progrès. D'autre part, si on s'arrête aux opposants de la théorie libérale du marché, ce sont des analyses négatives de l'effet de la culture du centre que l'on lira. On parlera alors de déculturation, de perte des habitudes de vie millénaire, etc. Une troisième perspective est possible selon Warnier.

« ... un ethnologue qui séjourne deux ans dans une ville africaine aura un point de vue local sur la mondialisation des flux culturels. Au lieu de se situer du côté de l'offre ou de l'émission de culture mondialisée, il se situera du côté de la réception localisée. Ce qu'il constatera, sur le terrain, c'est une situation beaucoup plus complexe et contrastée que celle qu'on pourrait prédire à partie de l'offre mondialisée. » (Warnier, 1999, p. 94)

Existe ainsi une troisième voie que nous appellerons pragmatique. Elle repose sur l'idée que la culture de l'occident n'est pas simplement acceptée et assimilée de manière automatique ou magique. La culture ainsi exportée subit une recontextualisation. C'est cette recontextualisation qui est la thèse principale de Warnier. Cette thèse repose sur un triple constat : 1. L'uniformisation et la globalisation de la culture ne sont pas des phénomènes unilatéraux; 2. Le pessimisme des théoriciens du centre est largement surfait, ce pessimisme exclut de l'analyse les   phénomènes propres aux cultures de la périphérie, il ne tient pas compte de la « capacité de création, d'innovation et d'imagination des sujets » des pays de la périphérie; 3. La standardisation de la production de masse, ses biens de consommation et les technologies qu'ils promeuvent ne sont pas des éléments dont l'effet est la standardisation des pensées et des pratiques sociales. Pour Warnier : « La consommation est devenue un espace de production culturelle » (p. 99)  Reprenant par la suite son hypothèse de recontextualisation, il critique quelques approches dont celle de Benjamin Barber (1995), celle de Samuel Huntington (1996) et celle de Ramonet (1995).

Démonstration convaincante qui mérite une lecture attentive. Mais nous croyons que l'occidentalisation du monde sera de plus en plus grande, et que seulement une remise en cause du système monde occidental pourrait repousser ce mouvement de globalisation des échanges économiques mondiaux.  Tout le discours actuel sur la société de l'information (de Mattelart à l'UNESCO en passant par l'OCDE et la Banque mondiale) et, plus concrètement les interventions militaires dans le monde (de l'Iran à la Yougoslavie; de Panama à l'ex-URSS) et les interventions économiques prennent en cette fin de millénaire, une tournure beaucoup plus intense. (5) Mais rappelons cette idée, le livre de Warnier mérite une bonne réflexion, il relativise certaines choses, il fait réfléchir.

La valeur de l'information : vers une science de l'information



Une autre particularité des analyses contemporaines de la société moderne est ce que Christian Marazzi appelle le tournant linguistique de l'économie; chez d'autres auteurs ont parle surtout du développement d'une nouvelle économie, celle de l'information. Mais qu'entend-il par tournant linguistique?

« L'entrée de la communication, et donc du langage, dans la sphère de la production est en fait la véritable origine du changement d'époque qui, qu'on le veuille ou non, caractérise notre présent. Le « changement de paradigme », la transition du fordisme au post-fordisme, de la production-consommation de masse aux systèmes de production et de distribution flexible en « flux-tendus » («juste à temps») dont il sera question dans ces pages, contraint l'analyse à se mouvoir au-delà des divisions disciplinaires et des spécialisations, au-delà de la division du savoir qui a caractérisé la dernière décennie. » (Marazzi, 1997, p. 7)

Le livre de Marazzi est structuré en trois sections. La première présente les modifications que la société marchande a connues ces dernières années, un changement qui va de la production reposant sur le modèle fordiste à celui en train de prendre forme par « diffusion de la technique et des techniques de communication, » (p. 8) ce que Marazzi appelle le tournant linguistique. Dans la seconde section, il s'interroge sur les effets de la crise économique et les   problèmes de la globalisation. Et dans la dernière section, Marazzi propose une hypothèse concernant les rapports entre l'État et le Marché dans notre époque de mondialisation et de flux communicationnel. Nous ferons la présentation de ce livre en suivant cet ordre.

1. Nous vivons un changement d'époque qui repose en fait sur une modification du cycle économique.

« Ces changements du cycle économique, de sa durée et de la combinaison des facteurs sur la base desquels emploi, revenu, inflation et taux d'intérêts interagissent, sont le signal d'une transformation beaucoup plus profonde, que nous appelons crise-transformation de la société. » (Marazzi, 1997, p. 11)

Donc un changement majeur, une « crise-transformation » comme le dit Marazzi. En fait une des caractéristiques de ce phénomène est l'explosion du rapport salarial. Les entreprises publiques ou privées ont fait exploser la notion de travail ou de salariat en décloisonnant les rapports longuement revendiqués par les travailleurs eux-mêmes, soit la régularité de contrats (plein temps, permanence, etc.) et la régularité de la vie après le travail (assurances maladie, assurances salaire, fonds de retraite, etc.). Ce changement, ce que l'on nomme le passage du fordisme au post-fordisme, s'est accompagné d'une redéfinition de l'entreprise et de son organisation productive. Des concepts comme le juste à temps, la qualité totale, l'usage de la sous-traitance, etc. ne mènent qu'à une chose : la planification de la réorganisation de l'entreprise et des rapports de travail dans l'entreprise. Il écrit d'ailleurs à ce sujet que :

« Le passage du fordisme au post-fordisme, d'une production programmable à une production toujours plus dépendante des aléas du marché, doit être analysé avec une certaine attention. C'est dans ce passage que les transformations les plus importantes voient le jour. » (Marazzi, 1997, p. 13)

Ce changement n'est pas étonnant. Il serait, dans les faits, le produit d'un phénomène caractérisé par l'accroissement d'une quantité de plus en plus grande de produits. Cette production serait ainsi le résultat de la stagnation du marché, qui s'est traduit par l'obligation  et qui amena le besoin de diversifier et de personnaliser les marchandises mise en marché. On reconnaît aussi l'idée que l'élimination des  stocks, propre au juste à temps,   entraîne le développement de normes de contrôle dans la chaîne de production par l'International Standard Organization (ISO). Ainsi en est-il de l'Iso 9000 pour le processus, sans oublier les ISO concernant l'environnement, etc. Mais répétons-le ici, tous ces moyens mis en pratique depuis la fin des années 70, impliquent des changements importants dans les rapports de production marchands.  On y reviendra plus loin.

Une autre caractéristique de ce changement est l'augmentation de la vitesse brute du cycle du produit. L'augmentation du   flux, le contrôle des canaux d'exécution et l'assouplissement de l'organisation du travail sont des facteurs importants que l'on regroupe souvent sous l'appellation de la nouvelle économie. La production d'objets étant de plus en plus  banale, c'est sa mise en marché et sa vente qui sont maintenant le facteur le plus accaparant dans la planification économique. Marazzi résume ainsi le phénomène :

« La différence qualitative par rapport au mode de travailler fordiste, est remarquable. Sous le fordisme, selon les  préceptes de l'ingénieur Taylor, il fallait une force de travail spécialisée et parcellisée afin d'exécuter le même mouvement toute la journée; dans le post-fordisme le type de force de travail « idéale » est celle qui possède un haut niveau d'adaptabilité aux changements de rythme et de lieu, une force de travail polyvalente qui sache « lire » le flux d'information, qui sache « travailler en communiquant ». Par rapport au type de travail fordiste, le post-fordisme comporte une re-association des fonctions, auparavant rigidement distinctes, une « reconfiguration » en la personne de l'ouvrier d'une série de séquences productives d'exécution, de programmation, de contrôle de qualité, ce que les Américains appelle le reengineering. » ((p. 18)

ON COMPRENDRA QUE LA FLEXIBILITÉ DONT IL EST QUESTION NE TIENT PAS COMPTE DES RETOMBÉES SUR LE TRAVAILLEUR. ON NE DIT RIEN DANS LES THÉORIES DE LA NOUVELLE ÉCONOMIE SUR LES EFFETS DE PERTES D'EMPLOIS, PAS UN MOT NON PLUS SUR LA PRÉCARITÉ, L'EXCLUSION ET LA PAUVRETÉ. CES CHOSES SONT DEVENUES DES BANALITÉS.

Un autre effet de la transition du fordisme au post-fordisme est l'organisation politico-institutionnelle de la technique et de la recherche scientifique. Qui contrôle les sujets de recherche des laboratoires et qui dirige la formation des chercheurs universitaires dans cette nouvelle économie où seule compte l'accélération du cycle du capital? Dans l'époque précédente, celle du fordisme, il y avait deux sphères qui se côtoyaient dans le développement de la recherche. Marazzi insiste :

« Entre ces deux «sphères » il y a toujours eu un rapport de fonctionnalité réciproque : l'agir instrumental de l'entreprise ne pouvait se passer de l'agir politique. À l'intérieur de l'entreprise, le travail d'exécution de l'ouvrier à  la chaîne de montage ne peut se passer de la programmation des techniciens des « cols blancs » et « vice-versa ». » (Marazzi, 1997, p. 27)

Mais on est loin de ces rapports d'échange simples entre le travailleur et le technicien; maintenant, tout repose uniquement sur le flux d'information et sa cristallisation dans une fonctionnalité technique et logique. Ainsi l'organisation de la production repose sur l'idée suivante, reprise des constructions mentales de la machine de Turing : « Chercher à organiser l'entreprise comme si c'était une sorte de « banque de données » capable de s'auto-actionner grâce à une communication linguistique privée d'obstacle, la plus fluide possible, en inter-faces. » (Marazzi, 1997, p. 32)
Vision technique, qui repose sur une vision patentée de l'agir instrumental. Marazzi appelle Habermas comme témoin privilégié à la barre. Mais même avec l'appel à des sources comme celles-ci, Marazzi ne fait pas erreur en soutenant que le post-fordisme entraîne le déploiement de rapports de travail serviles.
« D'un côté, le salaire est considéré toujours davantage comme une variable d'ajustement de la politique économique dans le sens où il incombe aux salariés et à eux seuls d'amortir les chocs macro-économiques, les hauts et les bas conjoncturels. De l'autre, en cohérence avec ce choix de politique économique, les nouvelles règles salariales, à la différence de celles des fordistes, sont pensées pour gérer l'incertitude. Pour cela le montant des revenus salariaux n'est pas spécifié d'avance, tout est conditionnel, provisoire jusqu'à la fin de l'exercice comptable de l'entreprise (publique ou privée). Pour atteindre cet objectif, les salaires sont fortement individualisés ; la qualification acquise par l'ouvrier (âge, compétence et niveau de formation initiale), ne détermine qu'une partie du revenu salarial, alors qu'une part croissante se détermine au poste de travail sur la base du degré d'implication, du « zèle » et de l'intéressement dont il a fait preuve pendant le processus de travail, c'est-à-dire après le moment de la négociation. De cette manière, le  salaire se dissocie du poste de travail occupé, perd ses connotations professionnelles pour se transformer toujours plus en rémunération individuelle. » (Marazzi, 1997, p. 49)
Ce portrait est plus qu'intéressant. Le travailleur est de moins en moins en position de négociation collective, sa rémunération dépend de sa performance personnelle, mais aussi de son importance dans l'organisation de la production. C'est d'ailleurs ce à quoi servent des concepts comme celui de « capital humain ». De plus, c'est aussi à ce moment que l'on utilise le concept de don pour pallier aux limites d'interprétation et d'analyse de la théorie classique des relations entre le  salaire, et l'offre et la demande.  Nous reviendrons plus longuement sur cette question dans la section concernant le livre d'Alain Milon.
Un problème persiste dans la démonstration du tournant linguistique du post-fordisme. C'est la question du rôle d'indicateurs « construits pour mesurer une économie matérielle, ne réussissant pas à fournir des données statistiques relatives au flux d'informations qui est à la base de la nouvelle économie immatérielle. » (Marazzi, 1997, p. 63) En fait, si l'analyse est incapable de nous convaincre du bien fondé de sa position concernant le développement d'une économie immatérielle, il s'agit de dire que l'état actuel de la comptabilité nationale ne répond pas aux critères et aux besoins d'une telle analyse. (Marazzi 1997, p. 67) Mais il y a plus, et là-dessus, nous sommes en accord avec Marazzi. Il écrit :
« C'est le commandement sur les processus de mondialisation des réseaux d'information et de communication qui décidera de la nouvelle division internationale du pouvoir. Le pouvoir s'achemine rapidement vers la hiérarchisation de la division internationale de la propriété du savoir, de la propriété de cette « matière première » dont le coût détermine de manière croissante les prix relatifs des biens et des services échangés sur le plan international. L'impuissance des accords commerciaux multilatéraux de ces dernières années n'est que le prologue à la modification des contenus des futurs accords internationaux. Désormais, les brevets, les droits de reproduction, les marques et les secrets de fabrication seront les vrais objets de négociations internationales. » (Marazzi, 1997, p. 70-71)
La question des flux de capitaux et de la circulation du capital est importante. Derrière cela c'est la question de la gestion des règles, le management des normes et la fin des contrôles interétatiques qui sont remis en cause. Pour que le flux soit vraiment un flux, il faut que les règles gérant la libre circulation du capital, des marchandises et des populations finalement, soient levées. Les ententes de libre-échange sont justement la mise en pratique de nouvelles règles qui permettent une meilleure circulation des entités formant et permettant la réalisation du cycle marchand, le cycle du capital. (6) Mais ces changements ne sont pas simples, ils ouvrent de nouveaux problèmes.
2. La deuxième partie du livre de Marazzi discute justement de ces nouveaux problèmes. On l'a vu dans la section précédente, la vitesse et l'accélération qui caractérisent l'informatisation de la société sont importantes. (7) Cette situation particulière de « crise du sens » (p. 77),  se double d'une crise économique et d'une restructuration de l'économie internationale. Mais il y a plus. Marazzi écrit :
« Il est aisé de soutenir que la tendance « physiologique » - typique de la recherche scientifique - à distinguer entre ce que l'on peut démontrer rigoureusement et ce qui peut être seulement argumenté, finit par creuser un fossé entre deux parties du discours sur la société d'égale importance, « offrant l'opportunité - pour utiliser l'expression de l'économiste Giacomo Becattini - à qui rêve de la blouse blanche du « scientifique », d'éviter les thèmes socialement les plus brûlants et embarrassants. » (Marazzi, 1997, p. 77-78)
Cette crise du sens est double. Elle a entraîné l'isolationnisme dans la recherche scientifique par exemple. De plus, elle projeta vers le vide toute analyse du social qui proposerait un système de référence progressif, tant pour l'avenir de la production sociale des marchandises que pour la révolution de la quotidienneté face à la normalisation des discours et des pratiques sociales. D'un côté, se présente l'idée de la disparition d'une utopie révolutionnaire, d'une idéologie visant la réalisation d'un monde différent face aux lacunes du système d'économie marchande. De l'autre, la montée d'un discours idéologique reposant sur la réalisation personnelle, sur la réalisation de la vie personnelle et le repli sur soi.
Ce qui importe, c'est la conception de l'idée d'une société meilleure qui est de plus en plus l'apanage des mouvements néo-libéraux ou néo-conservateurs. Marazzi écrit à ce sujet :
« Mais au contraire, au point culminant de la mondialisation, de la « déterritorialisation » capitaliste, tout revient : la famille, l'État national, les fondamentalismes religieux. Tout revient, mais comme l'enseigne le philosophe, sur un mode pervers, réactionnaire, conservateur. Au moment même ou le « vide de sens » s'avance vers le seuil d'une  époque dans laquelle les hommes semblent pouvoir se parler en accédant librement à la communication, voilà que revient l'idée de race, le mythe des origines et de l'appartenance. La promesse de liberté de la « société transparente » se transforme en son contraire, en intolérance raciste, en défense de ses frontières, de sa propre demeure. Seul importe le mythe, le symbole, le semblant d'une origine historique en vertu de laquelle ordonner le chaos avec la haine. » (Marazzi, 1997, p. 80)
Donc cette société de la nouvelle économie n'est pas si progressive qu'on le voudrait bien. D'une structure prophétique d'un monde meilleur, à une vision technicienne du monde en réseau. Reposant sur l'idée que  l'informatisation règle tout (p. 99), il est clair que cette application n'a rien d'évident (p. 100). C'est  l'apanage de la « reconfiguration », ce passage de l'information et de la constitution d'un flux de l'information. En fait, comme l'affirme Marazzi :
« Le terme de reengineering est étroitement dérivé de l'informatique; il a été inventé par Michael Hammer, professeur d'informatique au Massachussets Institute of Technology. L'idée lui en et venue en enseignant à des   clients comment utiliser au mieux les calculateurs pour améliorer l'efficience de l'entreprise. Il s'agissait de démonter les vieux programmes de software pour la gestion de l'entreprise et de les reconstruire, en les adaptant aux nouveaux ordinateurs plus puissants. La tâche était d'autant plus urgente que, depuis les années 70, tout le monde avait acheté un ordinateur, sans pour autant obtenir de significatifs retour d'efficience. Dans de nombreux cas, il s'était même produit le contraire : aux salariés en place s'en rajoutaient de nouveaux chargés des ordinateurs. C'était alors au coût supplémentaire, supportable en période d'abondance, mais moins en période de raréfaction. » (Marazzi, 1997, p. 101)
Effectivement, il faudrait faire cette histoire des limites de l'efficience de l'informatique. Surtout lorsque l'on apprend que les échecs des reconfigurations dans les entreprises américaines se situent entre 60 et 80 %. En effet, on assiste à cette mythologie du capital intellectuel comme supersymbolique (Marrazzi, 1997, p. 104) tel un phantasme techniciste comme Drucker l'affirme : « L'homme instruit de demain devra s'attendre à vivre dans un monde globalisé, qui sera un monde occidentalisé. » (Mattelart, 1999, p. 374) En fait, c'est dans l'union des managers et des  intellectuels, tel qu'on l'observe dans les mouvements néo-libéraux et néo-conservateurs, que l'avenir ainsi défini, devient un phénomène quasi naturel. Ainsi vont les choses... Drucker affirme :
« Leurs points de vue s'opposent mais ils s'opposent comme deux pôles indissociables, non contradictoires. Chacun a besoin de l'autre [...] L'intellectuel, s'il n'est pas complété par le manager, crée un monde où chacun fait ce qu'il veut mais où personne ne fait rien. Le monde du manager, s'il n'est pas complété par l'intellectuel, devient une bureaucratie, la grisaille abrutissante où règne l'« homme de l'organisation ». Mais s'ils trouvent leur équilibre, alors peuvent naître la créativité et l'ordre, le sens de la mission et de l'accomplissement. (Drucker, 1994, p. 230)
Marazzi dit la même chose, en des termes un peu différents :
« Aujourd'hui on assiste au contraire à la naissance du « cognitariat », une classe de producteurs qui est « commandée », pour utiliser la terminologie d'Adam Smith, non plus par les machines extérieures au travail vivant, mais par des technologies toujours plus mentales, plus symboliques, plus communicationnelles. Le nouveau capital fixe, la nouvelle machine qui commande le travail vivant, qui fait produire l'ouvrier, perd sa caractéristique traditionnelle d'instrument de travail physiquement individualiste et situable, pour être tendanciellement toujours plus dans le travailleur même, dans son cerveau et dans son âme. » Marazzi, 1997, p. 107)
On aurait donc un capital fixe, qui s'apparente au disque rigide ou au cerveau tel que les cognitivistes, tenants de l'intelligence artificielle, voudraient bien qu'il soit, c'est-à-dire une machine simple, qui exécute bien la programmation sociale... C'est ce que Gilbert Larochelle appelle l'imaginaire technocratique. (8) Une chose est claire, c'est qu'avec des idées comme celle-là, il est impossible d'ignorer le titre du best-seller de Viviane Forrester portant le titre L'horreur économique (9) ou les études de l'équipe de Bourdieu sur l'exclusion. (10)
3. Dans la dernière section du livre de Marazzi, il est question des rapports entre l'État et le marché.
C'est le rapport d'un des conseillers de la Maison Blanche, secrétaire au Travail dans l'administration Clinton, Robert Reich, professeur à la School of Governement de l'Université Harvard dont il est question dans les premières pages de cette dernière section. On le sait The Work of Nations (traduit en français sous le titre de L'économie mondialisée) est plus que la bible de la politique économique de Clinton, c'est un ouvrage majeur dans le développement théorique de la nouvelle économie. Ce discours est double. D'un côté, la fin de la guerre froide et, de l'autre, le démantèlement des pays socialistes font apparaître un discours proposant une vision du contrôle, caractérisé par la cybernétique. Il est question de gouvernail et de gouvernementabilité.
a) Pour Marazzi :
« Dans toute l'analyse de Reich de l'époque post-fordiste le travail immatériel joue un rôle central, soit comme base pour la définition d'une puissance américaine rénovée sur le plan mondial, soit pour la reconstruction d'une ordre politique et social capable de se substituer à la désintégration de la classe moyenne qui s'est produite dans le courant des années 80, cette même classe moyenne, pleine de ressentiments et de craintes pour son avenir...» (Marazzi, 1997, pp. 119-120)
b) Viviane Forrester va dans une autre direction. Elle insiste sur les moyens que se donne cette théorie de l'économie post matérielle pour se réaliser. Elle écrit :
« Il s'agit là d'un monde qui vit, du fait de la cybernétique, des technologies de pointe, à la vitesse de l'immédiat, d'un monde où la vitesse se confond avec l'immédiat en des espaces sans interstices. L'ubiquité, la simultanéité y font loi. Ceux qui s'y activent ne partagent avec nous ni cet espace, ni la vitesse ou le temps. Ni les projets, ni la langue, encore moins la pensée. Ni les chiffres ou les nombres. Ni, surtout, le souci. Ni d'ailleurs, la monnaie. » (Forrester, 1996, pp. 35-36)
Ainsi cette double alternative à la société fordiste fonde de nouveaux rapports sociaux. Ces rapports reposent sur ce constat :
« Le travail immatériel, le travail de « manipulation de symboles, données, paroles », n'est qu'un secteur du travail communicativo-relationnel beaucoup plus ample, qui, lui, est central dans les régimes post-fordistes. L'activité communicativo-relationnelle se déploie tout le long du circuit de production-distribution-reproduction, comprenant des activités multiples, vieilles et nouvelles, immatérielles mais aussi artisanales, technologiquement avancées mais aussi traditionnelles, linguistique, mais aussi d'exécution silencieuse. Limiter la stratégie politique à un secteur seulement de cet éventail d'activités signifie fragiliser fortement le succès de la stratégie de réformes. » (Marazzi, 1997, p. 133)
Comme on peut le voir ici, cette approche de la nouvelle économie est particulière. Elle est d'une certaine façon la suite de la politique impérialiste américaine par une nouvelle idéologie de légitimation. Cette dernière se présente comme un phénomène naturel. La société de l'immatériel, c'est la naturalisation des rapports sociaux. Si au début du capitalisme, de la société reposant sur l'échange de marchandise et l'appropriation privée des moyens de production, c'était à la raison qu'on octroyait cette faculté de représenter la nature, ce mouvement est ici élargi aux rapports sociaux dans leur ensemble. En fait, l'impérialisme et la supériorité américaine sont un phénomène dit naturel. Et la nature, cela va de soi, c'est la réalité, c'est objectif.
Le livre de Christian Marazzi est un très bon livre. Peu convainquant quant à son tournant linguistique, il l'est au contraire beaucoup plus lorsqu'il décrit le fonctionnement et les limites du post-fordisme. Mais la problématique de la société de l'immatériel est ici présentée comme un phénomène réel. Cette même idée est largement présentée par deux livres français sur lesquels nous nous arrêterons maintenant.

Communication et information : un paradigme global ?



Dans son livre synthèse : La Communication, Lucien Sfez affirme que l'on a jamais tant communiqué. Il dit que la communication est présente ou omniprésente dans tous les secteurs de l'activité humaine, de la simple conversation avec son conjoint, de la lecture d'un quotidien, de l'écoute du dernier grand succès de Céline Dion ou de la communication dans l'entreprise. Partout de la communication ? Sfez écrit :

« On ne parle jamais autant de communication que dans une société qui ne sait plus communiquer avec elle-même, dont la cohésion est contestée, dont les valeurs se délitent, que des symboles trop usés ne parviennent plus à unifier. Société centrifuge, sans régulateur. (...)
C'est dans ce creux laissé par leur faillite que naît la communication, comme une entreprise désespérée de relier des analyses spécialisées, des milieux cloisonnés à l'extrême. » (Sfez, 1991, p. 4-5)

Ce cloisonnement, cette coupure entre l'idée de communication et une société de plus en plus morcelée dans son fonctionnement, mais aussi dans sa fonction symbolique, est au centre de ce que Habermas appelle la reféodalisation de l'espace public. Le concept d'espace public, Habermas le présente ainsi, en lien avec son complément l'espace privé.

« La [sphère privée] comprend la société civile en un sens plus restreint, c'est-à-dire le domaine de l'échange des marchandises et du travail social, ainsi que la famille et sa sphère intime. La sphère publique politique, quant à elle, est issue de sa forme littéraire, et les opinions publiques qui en émanent jouent un rôle de médiateur entre les besoins de la société et l'État. » (Habermas, 1978, p. 41)
Cette définition a fait l'objet de plusieurs commentaires. En fait, la théorie de l'action communicationnelle est le sujet d'une multitude d'interprétation et de réflexions. Elle soutient que la communication « est dans le social, dans la langue qui est sociale, de l'implicite, le pré-jugé. » (Sfez, 1991, p. 9) Donc, l'action communicationnelle est le mode de vivre ensemble et de sa crise. (11)
« Plus précisément, le diagnostique sur le contemporain se ramène à l'hypothèse d'une tendance à la « colonisation du monde vécu » par les puissances de l'intégration sociale détachées de la communication; il faudrait ramener les crises de notre temps aux effets néfastes des tendances des médias régulateurs, comme l'argent et le pouvoir administratif, à pénétrer la sphère du monde vécu, devenue pourtant largement autonome et rationnelle, au point d'en troubler la reproduction et le libre développement. » (Haber, 1998, pp. 87-88)
Voilà une théorie qui nous permet d'aborder la dernière partie de cette série de comptes rendus de lecture. Le diagnostique de la société contemporaine de Habermas nous propose une vision affirmant que la société repose sur une fausse communication, c'est à dire qu'elle est mue par la communication, qu'elle est communication, mais qu'en même temps, cette communication subit les effets pervers du pouvoir et de l'argent. Ces derniers sont plus souvent présentés comme des objets techniques, des agents de fragmentation, « voire de dilution des liens symboliques » (Sfez, 1991, p. 5)
Gérald Leclerc dans son livre La société de communication propose une approche sociologique de la société actuelle.  Il est écrit en quatrième couverture :
« Cette approche sociologique aborde la communication comme un phénomène social de production, de circulation et de consommation des discours. Elle tente de démêler l'écheveau des différents types de discours (discours publics et discours privés; discours culturels, informations, opinions) qui circulent en société. » (Leclerc, 1999)
Dans le premier chapitre, l'auteur met en place sa problématique posant le rapport entre discours privé (discours individuels, opinions religieuses, croyances politiques, etc...) et discours publics (mass médias, discours politiques, discours institutionnel, etc...). Il continue sa démonstration en indiquant que l'on assiste depuis quelques décennies à une accélération de la circulation de l'information. Dans ce chapitre, il nous rappelle des phénomènes classiques dans l'histoire de la communication que sont la multiplication des routes, la mise en place du réseau électrique, la multiplication des moyens de communication, etc... Ces phénomènes matériels entraînent des changements dans la perception du monde et de notre vie dans le monde. Il note : « Le monde, pour la première fois dans l'histoire, forme une « société ». Et cette société est une société de l'information. » (Leclerc, 1999, p. 67)
Mais qu'est-ce qu'est cette société de l'information ? 1. L'information « est une composante essentielle du lien social»; 2. Cette société reposant sur lien social, est appelée à échanger avec les autres sociétés. Ainsi «Les mutations de la vitesse au XXe siècle (automobile, train, avion, télécommunications) ont eu pour effet une « accélération» du temps et un « rétrécissement» de l'espace. » (Leclerc, 1999, p. 67) Donc, cette mondialisation de la communication est centrale dans l'interprétation des rapports entre la culture et la société. Ces rapports sont analysés dans les énoncés sociaux. Il sont :
« des éléments essentiels de la reproduction sociale.   Les discours circulant dans la société au fil des jours et des années, sont un ensemble énonciatif qui représente la trame et le commentaire des évènements de la société, des relations qui s'y nouent, des règles qui y sont édictées... Les énoncés que j'appellerai culturels (Textes sacrés ou Oeuvres classiques) renfermen, quant à eux, en leur corpus canonique le code culturel d'une société, d'une civilisation, et sont le socle de la Tradition, de la reproduction de la Mémoire collective. »» (Leclec, 1999, pp.  69-70)
Leclerc propose dans son ouvrage une présentation critique de la société de la communication. Comme toujours dans ce type de publications, un flottement existe, le terme d'information est utilisé comme synonyme à celui de communication. Pourtant, sans aller trop loin, les deux termes n'ont pas la même signification, surtout si l'on s'interroge sur la pertinence du concept de société de l'information.
Dans un premier temps, c'est chez Shannon que la plupart des auteurs vont chercher les sources théoriques de la théorie de l'information.  Premier problème, Shannon n'a jamais parlé de société de l'information, mais d'une théorie mathématique de la communication. Il affirmera en 1956 que : 

«Information theory has, in the last few years, become something of a scientific bandwagon. Starting as a technical tool for the communication engineer, it has received an extraordinary amout of publicity in the popular as well as the scientific press. In part, this has been due to connections with such fashionable fields as computing machines, cybernetics, and automation; and in part, to the novelty of its subject matter. As a consequence, it has perhaps been ballooned to an importance beyond its actual accomplishments. Our fellow scientists in many different fields, attracted by the fanfare and by the new avenues opened to scientific analysis, are using these ideas in their own problems. Applications are being made to biology, psychology, linguistics, fondamental physics, economics, the theory of organization, and many others. In short, information theory is currently partaking of a somewhat heady draught of general popularity. (...)
Indeed, the hard core of information theory is, essentially, a branch of mathematics, a strictly deductive system.» (The Banwagon, 1956; Shannon (1993) p. 462))

De plus, l'information est plus souvent qu'autrement définie comme une valeur ou un traitement qui est le résultat d'un système de transport ou d'une constante dans le changement. Fondamentalement, lorsque l'on parle d'information, on parle de rapports qui sont souvent techniques. À l'opposé, la communication est un rapport social direct ou différé. La culture est donc :

« le système symbolique, l'univers signifiant - discursif, esthétique, religieux, philosophique, scientifique - par lequel l'homme tente de donner un sens au monde en général, et plus particulièrement au monde social, de l'ordonner selon les lois de la raison théorique ou esthétique, de transcender le chaos changeant et instable de la société bombardée par les évènements, un monde où bien souvent tout n'est que « bruit et fureur », pour en faire un cosmos, un monde ordonné, stable et intelligible, un univers où « tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. » (Baudelaire). » (Leclerc, 1999, p. 73)

La culture serait alors le ciment de la société et l'information une « partie du système culturel qui a pour mission d'adapter la société aux bouleversements de l'événement, de colmater les brèches que ce dernier introduit dans la collectivité. » (Leclerc, 1999, p. 74) On reconnaît dans ce passage une vision classique du changement social, des inputs qui remodélisent le système, qui structurent et modifient ce système pour évoluer vers un nouveau output, une stabilisation de la société. La totalité sociale se résume alors à une poursuite sans fin de sa propre restructuration. En fait Leclerc, qui nous propose au départ une vision dite critique et sociologique de la communication n'y parvient pas. On assiste davantage à une célébration de la société de la communication, saisi comme le moyen d'être plus moderne et plus « in » dans la virtualisation du monde. C'est à Lucien Sfez que je laisserai le dernier mot. Il propose le concept de tautisme pour parler de la communication. On confond selon Sfez la représentation et l'expression. Ainsi le discours sur la communication est plus souvent un discours sur le discours qu'un discours sur la communication. Mais ceci est une autre question que l'on discutera plus loin. Car à bien lire le livre de Leclerc, on peut reprocher deux choses : 1. Comme toujours, aucune définition claire de ce qu'est l'information; 2. Il s'agit aussi d'un flottement théorique entre les concepts et d'une promesse critique qui ne se réalise pas.

Malheureusement, c'est aussi le cas du livre d'Alain Milon. Celui-ci tente de donner ses lettres de noblesse à la notion de valeur de l'information dans l'économie moderne. Il poursuit une tentative qui n'est pas récente. Ce que tente de faire ce courant économique, c'est de donner un critère de réalité à un phénomène en lui octroyant une valeur économique. Ce n'est pas nouveau, mais c'est toujours un peu loufoque. Je me contenterai de présenter et de commenter ce que Milon appelle la valeur immatérielle de l'information. Pour lui, la valeur escomptée de l'information « est une catégorie méta-économique déterminante ». (Milon, 1999, p. 208) Dans cette longue citation, on retrouve l'ensemble de sa théorie :

«Premièrement, les processus d'échanges (matériels ou non) inscrits dans les diverses régulations sociales (économique, politique et morale) pour les soumettre, par le principe de la différence, à une logique éthique justifiant le passage du quantitatif au qualitatif.
Deuxièmement, le don pour en faire un contrat anthropologique fondé sur le principe de la dette. C'est l'affirmation de la dette qui rend la valeur nulle. Ce contrat de dette, ni juridique ni moral, instaure l'escompté dans les relations sociales de manière immanente, faisant de la dette un processus de responsabilité intrinsèque et non pas un principe temporel et externe aux régulations sociales.
Troisièmement, le rapport au temps pour remplacer le temps successif et linéaire par une temporalité simultanée dans laquelle l'escompté est contenu potentiellement, le retour n'étant pas linéaire ou successif dans le don mais contenu dans le principe même de l'acte donateur puisque la dette est un principe inscripteur. » (Milon, 1999, p. 208)

La position de Milon est simple; on ne peut donner de véritable valeur à l'information. Ainsi l'économie classique, autant que la néoclassique, n'a pas de réponse à la question de la valeur de la production de l'immatériel et sa réalisation dans la société de l'information ou des communications (Restons dans le vague propre à ces théories R.C.).

C'est la postface de ce livre qui est intéressante. C'est une compte rendu critique du livre, une critique sévère et finale écrite par Claude Baltz. Il écrit :

«Car c'est peut-être le chapitre le plus controversable de l'ouvrage que le premier, dans lequel une lecture trop attentive ne laisse pas de faire saillir les agencements dont j'ai fait état plus haut, malgré une foule de remarques perspicaces et de références philosophiques très judicieuses : circularités traditionnelles du genre, par où l'information est définie par le message, la communication par l'information, etc., reprise de critiques pertinentes mais partielles (comme celles de René Thom, par exemple), ambiguïté même de l'objet de la critique car on ne sait pas toujours si elle s'adresse à la communication « telle qu'elle se pratique » ou à ses multiples tentatives de théorisation, interférences intenables de diverses perspectives d'analyse, dues à la polysémie de la notion (fait / évènement, connaissance / savoir, transmission / interprétation, évaluation / jugement...). De même eût-il été bienvenu, entre autres, de se démarquer plus nettement d'une certaine critique de la théorie de Shannon menée du côté des sciences humaines, qui n'analyse guère sa « définition » en tant que telle, pour se cantonner à ses « insuffisances » (en particulier d'être une science du signal)  ou à sa connection (sic) trop évidente avec l'informatique. " (Milon, 1999, pp. 213-214)

Voilà encore le même problème que nous reprochons nous aussi à Leclerc; pas de définition acceptable du concept d'information. Baltz affirme que l'information a bel et bien une valeur, il n'y a qu'à regarder, l'information existe, on paie pour.
Mais le problème persiste. Baltz ne nous informe pas davantage sur ce qu'est l'information, il ne dit mot non plus du choix de Milon qui affirme que la valeur de l'information ne peut être comprise que par le concept de don  et de dette tel que l'anthropologie l'a pensé par l'entremise de Marcel Mauss. Mais encore là c'est un autre problème, car l'usage des concepts de don et de dette paraissent problématiques.
À la fin de ce commentaire à propos de plusieurs livres nous entretenant de l'histoire de la communication aux tentatives de compréhension de l'effet de celle-ci dans la société actuelle, nous allons tenter une dernière possibilité, dans un domaine particulier, celui de la science de l'information.

Une science de l'information : le paradigme de fin de millénaire


Récemment on m'a affirmé que je faisais fausse route en identifiant la société de l'information comme un facteur déterminant de l'appellation de science de l'information. Il y aurait donc une coupure, une fracture entre les deux moments. La science de l'information aurait une existence autonome, elle ne serait pas rien. Elle serait réelle.
« L'information écrite, orale, audiovisuelle se vend bien... Le développement rapide de la communication des produits informationnels est un phénomène récent. Ces produits émergent donc dans la sphère de la production et de l'échange marchand, donnant naissance à ce qu'on appelle les industries de l'information, le marché de l'information, avec leur cortège de biens informationnels, de services informationnels, de produits informationnels, tous plus ou moins assistés par ordinateur. Il est donc indéniable que l'information s'industrialise en s'informatisant de plus en plus. » (Le Coadic, 1994, p. 3)
Voici donc que la science de l'information prend une définition classique. Les biens informationnels seraient les journaux, la radio, le disque, le livre etc. Puis vient la « communication des produits informationnels. » Émanant de la société marchande, ces produits sont donc des marchandises, avec un marché où elles s'échangent, donc elles ont une valeur. Puis l'informatique apparaît qui augmente de manière précise le flux de ces nouvelles marchandises. Avec la  mondialisation de l'économie, avec les modifications structurelles du marché du travail et enfin l'espoir  d'une nouvelle vie sociale les concepts et les notions s'entremêlent.
« Ce qui nous amène aussi à interroger, écrit Le Coadic, sur les relations entre la science de l'information, la technologie de l'information et la société. Société que l'une et l'autre semblent influencer à un point tel qu'elle a pris leur nom et est devenue « société de l'information », abandonnant ainsi les qualificatifs très  matériels d'«industrielle », hérité du siècle dernier, puis de « postindustrielle », inaugurant l'âge de l'information et l'ère du secteur quaternaire. » (Le Coadic, 1994, p. 4)
Le Coadic cite Machlup, le père de l'inclusion de l'économie du savoir dans l'analyse économique. Dans le premier chapitre du son livre, Le Coadic, un des principaux théoriciens français en science de l'information, parle de l'objet information. Le premier paragraphe de ce chapitre mérite d'être cité au complet:
«Le développement de la science de l'information a longtemps reposé sur des concepts ambigus, polyvalents, à la transparence trompeuse. Nous voulons parler des mots information, connaissance et communication. L'apparition de ces concepts ou maîtres mots n'était ni gratuite ni innocente. Elle visait à assurer, à travers un langage pseudo-scientifique qui se voulait commun, une certain convergence de méthodes et de pensée, et finalement un pseudo-consensus. On espérait parvenir ainsi à une maîtrise parée de prestiges d'une science. » (Le Coadic, 1994, p. 6)
Le Coadic affirme qu'il ne retiendra dans sa démonstration que le concept qui « a à voir avec la cognition et la communication humaine. » (p. 7) Voyons ce qu'il en est. « L'information est une connaissance inscrite (enregistrée) sous forme écrite (imprimée ou numérisée), orale ou audiovisuelle. » (Le Coadic, 1994, p. 7)
L'information renfermerait alors un sens. Elle serait une signification transmise par une personne, en utilisant un moyen quelconque pour la réalisation d'un message compréhensible par quelqu'un d'autre. Le langage est central dans cette transmission. Donc l'information ainsi définie est la connaissance, elle est un ensemble de connaissances utilisant des moyens quelconques pour être transmis à d'autres personnes pouvant comprendre les signes utilisés (la langue). Si ce mouvement de transmission de connaissance est faux ou absent, il n'y a pas de transfert de connaissance et même il peu y avoir désinformation. Notons que jusqu'ici je suis en parfait accord avec Le Coadic. Il est important de retenir ce qu'il dit à propos des rapports entre connaissance et savoir. Il relativise le rapport en connaissance (connaître quelque chose sur une chose ou sur quelqu'un) et le  résultat de l'acte de connaître » que serait le savoir. En fait connaître « c'est être capable de former l'idée de quelque chose, c'est avoir présent à l'esprit. » (p. 7) Mais c'est un peu plus : « Cela peut aller de la simple identification (connaissance commune) à la compréhension exacte et complète des objets (connaissance scientifique). » (p. 7)
Le savoir, quant à lui, « désigne un ensemble articulé et organisé de connaissances à partir duquel une science, système de relations formelles et expérimentales, pourra s'engendrer » (p. 7) Sur ce point je suis encore en accord, mais j'irais plus loin. Le savoir est un ensemble articulé de connaissances sur un sujet donné, il n'y a pas plusieurs savoirs (c'est d'ailleurs ce que la langue française défend dans sa structure). Il existe une dimension holiste, complète, interne au savoir. Il est un ensemble qui ne se dissocie que sous la forme opérationnelle (compétences, savoir-faire, etc.).
On parlera des connaissances qu'une personne a de la sociologie, on ne dira pas le savoir que X a de la sociologie, mais du savoir sociologique. Savoir étant toujours utilisé au singulier et dans un sens globalisant.
Nous ne partageons pas sa petite section sur les liens entre information et connaissance. L'usage de Boulding, The image : knowledge in life and society, nous laisse perplexe. Il n'est jamais fait mention d'intuition qui souvent est la base de découverte importante en science, comme l'intuition est fréquemment là dans le début d'une réflexion philosophique. Ici Le Coadic laisse de côté la connaissance d'ordre implicite, sans énonciation et sans objectif précis. L'autre type de connaissance est, au contraire de la première, une connaissance formelle qui est celle que nous définissons avec Le Coadic au paragraphe précédent. Mais de quelle connaissance parlons nous en science de l'information ? Quel est l'orientation de la science de l'information quant à la connaissance, au savoir et à l'information comme telle ?
Ce qui semble en fait problématique ici c'est que Le Coadic ne semble pas faire de distinction entre les connaissances et une connaissance spécifique ou implicite. En anglais on parle alors de « skill ». Les métiers mettent en pratique ces connaissances  implicites, on parle en français de métiers spécialisés, de profession demandant un haut taux de spécialisation. 
On nous permettra même d'affirmer que la science de l'information pourrait trouver un sens, uniquement si on lui octroyait en permanence un rôle précis dans la transmission de la connaissance, un rôle de structuration et modélisation de la connaissance à cause des traitements qu'elle apporte à celle-ci. Ce rapport ne serait pas un rapport du plus grand au plus petit, mais un rapport hiérarchique. L'accumulation de connaissances dans des domaines généraux étant un avancement vers le savoir. Ce dernier étant par contre un idéal infranchissable. Il est utopique aujourd'hui de parler de quelqu'un qui aurait acquis l'ensemble des connaissances que constituent le savoir. Mais quelqu'un qui a assimilé une masse importante de connaissances se verra, dans le langage ordinaire, identifier à celui qui sait, celui qui possède plus que la simple connaissance de, il possède le savoir (on pourrait dire l'art, celui qui accède au chef-d'œuvre) d'une chose.
Mais la profession de bibliothécaire, comme n'importe laquelle des professions, est un ensemble précis de connaissances implicites et de reconnaissance sociale particulière. La profession de bibliothécaire se constitue de connaissances et d'une reconnaissance. Ceci est la limite d'une profession qui a beaucoup de mal à se définir face à son rôle dans la diffusion et la conservation du savoir. C'est comme si les conservateurs et les diffuseurs du savoir, de par le rôle précis qui est le leur dans les bibliothèques, dans les poussières d'archives de l'humanité auraient de la misère à se reconnaître. C'est là dessus que, jamais, nous pourrons être d'accord avec le livre de Le Coadic et avec l'ensemble de la théorie de l'information. Soi que nous nous battons pour qu'un monde meilleur puisse arriver, soit nous nous écroulons devant la pensée technicienne qui présente l'homme comme une réduction machinique. C'est le processus même que nous propose la théorie des sciences de l'information, nous sommes des machines à classer, à déchiffrer et à diffuser des informations qui émanent du néant. Car pourquoi s'interroger sur l'origine de l'information, sur son message et son méta-message (sa signification), le principal étant la vitesse et la possibilité de l'humain, cet imparfait, qui devra à l'avenir se mêler le moins possible de la production de cette information. En somme on réduit la culture à l'ensemble des spécialités fonctionnelles des connaissances et des métiers, ceci pour mieux les contrôler et mieux contrôler la mécanique sans nom du pouvoir.
 Roger Charland
juillet, septembre et novembre 1999




(1) Pour une histoire de ce courant de pensée : Martin Jay, L'imagination dialectique. Histoire de L'École de Francfort (1923-1950), Paris, Éditions Payot, collection Critique de la politique, 1977 (1973), 416 p. et Rolf Wiggershaus, L'École de Francfort. Histoire, développement, signification. Paris, Presses Universitaires de France, collection Philosophie aujourd'hui, 1993 (1986) 694 p. (Retour au texte)
(2) Cette idée est développée dans l'excellent livre de François Caron, Les deux révolution industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997, 591 p. (Retour au texte)
(3) Sur l'idée de la domination américaine. voir le dernier livre de Zbigniew K. Brzezinski, membre fondateur de la Commission Trilatérale : The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, 1998, Harper-Collins, 240 p. En français Le grand échiquier : L'Amérique et le reste du monde, Paris, Éditions Bayard, 1998. Et dans une approche concernant le rôle des communications dans la politique extérieure américaine les livres de George Gerbner (ed.) Invisible crisis : What conglomerate control of media means for America and the World, Westview Press, 1996, 295 p. et Mass Communication and American Empire de Herbert I. Schiller et Dallas W. Smythe.(Retour au texte)
(4) Le livre de Mattelart mériterait à lui seul plus de commentaires. Mais le lecteur pourra le lire, surtout les derniers chapitres sur l'omniprésence de l'idéologie américaine dans le développement de l'idéologie techniciste. Voir aussi la traduction de L'idéologie californienne dans ce numéro par Pierre Blouin.(Retour au texte)
(5) Sur ce thème les textes sur la mondialisation publiés dans le numéro deux de HERMÈS (Charland, Chesnais et Wallerstein) et la deuxième édition du livre de François Chesnais, La mondialisation du capital (nouvelle édition augmentée), Paris, Syros et Alternatives économiques, 1997.(Retour au texte)
(6) Chesnais, op.cit. et le texte de Jacques Luzi « Keynes & le capitalisme, ou les rêveries d'un réformateur ambigu » in John Maynard Keynes, The end of laissez-faire, Agone et Comeau & Nadeau, Marseille et Montréal, 1999, pp. 102 et ss. (Retour au texte)
(7) À ce sujet, le livre de Chesnais cité plus haut et celui de Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, Montréal - Paris, L'Harmattan, collection Ouverture philosophique, 1997, 206 p. Sur le thème de la vitesse l'œuvre de Virilio et aussi certains passages de Paul Chamberland, En nouvelle barbarie. Montréal, L'Hexagone, 1999.(Retour au texte)
(8) Gilbert Larochelle, L'Imaginaire technocratique, Montréal, Boréal, 1990, pp. 195 et ss. Le texte de Bonneville dans le numéro 4 de HERMÈS et les comptes rendus de Pierre Blouin sur Virilio et le mien, sur Pierre Lévy, dans Argus.(Retour au texte)
(9) Vivianne Forrester, L'horreur économique. Paris, Fayard, 1996.(Retour au texte)
(10) Pierre Bourdieu (sous la direction de) La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993. (Retour au texte)
(11) Nous n'analyserons pas l'ensemble de la pensée de Habermas. Dans un texte en préparation, dont le titre provisoire est « À propos de la compétence communicationnelle et la bibliothéconomie » nous tenterons de présenter un nouveau paradigme de la bibliothéconomie ne reposant pas sur une vision instrumentale de l'information, mais sur une conception communicationnelle reposant sur l'interaction et la communication sans entrave, théorie que développe Habermas depuis le début des années 80. Ce projet permettra, du moins on l'espère, une discussion la plus large possible des fondements de la pratique et de la théorie bibliothéconomiques.(Retour au texte)


Bibliographie
BRZEZINSKI, Zbigniew K.; Le grand échiquier : l'Amérique et le reste du monde, Paris, Édition Bayard, 1998 (1998 en anglais)
CARON, François; Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997, 591 p.
DRUCKER, Peter; Au-delà du capitalisme. La métamorphose de cette fin de siècle, Paris, Dunod, 1994.
ÉLIAS, Nobert; Qu'est-ce que la sociologie? Éditions de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1991.
FORRESTER, Viviane; L'horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
GERBNER, George (ed.) Invisible crises. What comglomerate control of media means for America and the world, Westview Press, 1996, 295 p.
HABER, Stéphanne; Habermas et la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, collection Philosophies, 1998, 128 p.
HABERMAS, Jürgen; L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimensions constitutive de la société bourgeoise. Paris, Éditions Payot, collection Critique de la politique, (1962) 1978, 324 p.
JAY, Martin; L'imagination dialectique. Histoire de l'École de Francfort (192301950), Paris, Éditions Payot, collection Critique de la politique, 1977 (1873), 416 p.
KEYNES, John Maynard; The end of laissez-faire, Agone et Comeau & Nadeau, Marseille et Montréal, 1999
REICH, Robert; L'économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993.
SCHILLER, Herbert I.; SMYTHE, Dallas W. Mass communication and American Empire
SFEZ, Lucien; La communication, Paris, Presses Universitaires de France, collection Que sais-je?, 1991, 127 p.
SHANNON,Claude Elwood, A. D. Wyner, N. J. a. Sloane (Editor); Claude Elwood Shannon : Collected Papers. New York : IEEE Press, 1993, 924 pages

WIGGERSHAUS, Rolf; L'École de Francfort. Histoire, développement, signification. Paris, Presses Universitaires de France, collection Philosophie d'aujourd'hui, 1993 (1986) 694 p.
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Au-delà du discours idéaliste de l'information

Volet 3 : La veille de l'information ou comment éviter de s'endormir ignorant (et pauvre)

par Pierre Blouin





Une pub récente de la chaîne hôtelière «The Westins of Canada» présentait comme suit le nouvel «executive» de la classe d'affaires jet-set :  «IL peut recevoir un fax à minuit, IL peut répondre par courriel avant que quiconque n'entre au bureau, IL réussit à paraître éveillé et prêt au travail («buttoned-up») et pourtant, il est encore en jaquette. Qui dort avec lui ?» Avec chaque nuitée à l'hôtel, un portable avec l'équipement logiciel est fourni. L'obsession est totale, plus moyen de séparer l'image de la réalité, la vie privée de celle de la corporation. De plus, «safe sex» oblige : on fait l'amour avec sa machine à informer. On fait l'amour avec la productivité. Il ne faut jamais arrêter le processus.
L'information devenue obsession douce, dada du nouvel homme d'affaires de la «virtuel class» ultra-performant (on ne parle pas ici de l'agent de bureau ou du petit documentaliste ou recherchiste, sous-chef de division, obligé d'apporter avec lui du travail à finir à la maison). Au-delà de la veille informationnelle, considérée comme une nouvelle spécialisation, c'est son caractère de paradigme central qu'il faudrait tenter de cerner. Une espèce d'idée de l'information davantage comme mode de vie que de surveillance – à moins que la surveillance soit en passe de devenir vitale ? L'information pensée dans la «global money machine», dans le «e-commerce» dont Peter Drucker dit qu'il constitue la vraie révolution de l'information. Bref, l'information elle-même machine mercantile totale, c'est encore et toujours la suite de cette fonction de surveillance et de l'espionnage attribuée dès le départ.
Peut-on même distinguer entre information et surveillance? Toute forme de pouvoir, économique comme politique, a besoin de ces deux tentacules pour subsister. À la limite, ne peut-on pas dire que l'information est stratégique de par sa nature même ? Dans la théorie de Shannon, elle servait à optimiser une transmission de signaux par calcul de probabilités. Ce qui fait qu'on a adopté une vision «signalétique» de l'information, telle que celle, par exemple, qui nous est donnée dans cette définition de la connaissance par un professeur en informatique de l'Université Concordia : «(…) information at a higher level – what's referrred to as «knowledge» : patterns, trends and rules, information that is useful to the end user, whether for business, industry, health care, or a specific field» (1).
Ce qui manque dans cette définition, c'est celle du savoir non productif, celle de la connaissance pour soi, celle de la culture, de la lecture, liée à tout un processus de la conscience. Mais, sans nul doute, un informaticien n'est pas bibliothécaire…
 
L'intelligence comme métaphore

On préfère généralement la notion d'intelligence à celle de veille, qui fait un peu trop passif. L'organisation productive et rentable de l'information correspond à la notion d'intelligence, comme dans le concept d'intelligence artificielle. C'est donc dire que le vocable est plus qu'un métaphore, mais bien plutôt qu'il utilise ce pouvoir métaphorique pour définir l'«organisation apprenante» ; l'intelligence collective de Pierre Lévy constituait déjà ce prototype de l'assemblage en réseau des habiletés d'entreprise. La meilleure illustration de cette attraction de la veille en tant que concept de culture d'entreprise (et en tant qu'idéologie) est peut-être contenue dans ce paragraphe du livre de Gilles Paquet sur la Révolution Tranquille au Québec, où il traite de la gouvernance dans une société de l'avenir idéale :
Pour faire face à un environnement en effervescence, les divers intervenants vont modifier leurs stratégies et utiliser l'environnement et ses pulsations comme le surfeur utilise la vague. Pour accélérer la vitesse de réaction de l'organisation, on va miser sur la participation, une attention aux opportunités, et un système de veille permanente qui permette à cette intelligence agrandie et plurielle de prospecter mieux, de s'informer plus adéquatement, d'apprendre plus vite pour s'ajuster plus vite (2)
Un autre paradigme intéressant à aborder quand on parle de veille, c'est celui de la modélisation des données. Par exemple, le Centre interuniversitaire en analyse des organisations de l'Université de Montréal, le CIRANO (dirigé anciennement par le recteur actuel de l'Université), «poursuit des recherches sur la modélisation des marchés conçus comme un environnement où les détenteurs d'information privée interagissent pour fixer les conditions des échanges. Le modèle de marché optimisé permettrait une transformation profonde et profitable aux industries qui l'adopteraient» (3).
Le discours est exactement le même que celui de Paquet, mais sur le mode scientifique.
On ne fera pas ici l'analyse de cette insertion de la veille dans le concept néo-économique de gouvernance et de socialité. Disons tout simplement qu'elle est une constituante assez significative de cette nouvelle socioéconomie dont les théoriciens du néo-conservatisme prétendent qu'elle est la voie nécessaire et inévitable pour l'avenir de nos sociétés.

 

Surveillance et stratégie

La veille est donc aussi dite stratégique : elle vise à prévoir, à établir les bases d'un calcul ayant un but utilitaire. Or, l'utilitarisme en tant que philosophie a ses racines historiques. On la retrace chez Bentham (père de la surveillance panoptique) et chez John Stuart Mill, au début du XIXème siècle. Chez Machiavel, à l'époque de la Renaissance, on trouve une notion première de l'information – peut-être la première de toute l'histoire occidentale. Machiavel enseignait que «l'entreprise politique de la guerre doit être précédée d'une information exhaustive que seul un savant lecteur ou un peintre-cartographe peut fournir. La collecte de renseignements et des documents multiples permettant la mesure exacte des puissances acquiert un rôle capital pour maîtriser une situation risquée et complexe. Grâce à elle, le Prince peut rationaliser une action réfléchie» (Robert Damien, «Paysages et lecture chez Machiavel», Actes de philosophie 62, 1999, p. 287).  
En fait, l'information conçue comme donnée stratégique constituerait un retour au sens premier et perdu de l'information, de son concept, de son vocable même. Alors qu'au XIXème siècle on parlait d'information comme d'une connaissance ou du savoir, on retrouve ici la substance originelle de l'information, définie comme une connaissance topographique chez Machiavel. On pourrait en conclure que l'espace où opère l'information modèle sa définition. Chez Shannon, encore, c'est une réduction de l'incertitude dans un système complexe. Dans un environnement socio-économique dominé par une économie de marché, c'est une commodité (ainsi que Drucker le confirme dans le numéro d'octobre 1999 de Atlantic Monthly, «Beyond the Information Revolution»). Toutefois, Machiavel pensait également que l'information pouvait être une méthode de connaissance ; sa conception de la lecture et de la bibliothèque le montre clairement dans la Lettre à Francesco Vettori (Damien, p. 295). L'attribut stratégique qu'il accorde au mot n'en diminue pas pour autant la portée, même dans le monde de la connaissance. Il est certain qu'avec Machiavel, la «grande transformation» du XVIième siècle, comme on l'a nommée, consacre un pouvoir de la rationalité politique, axé sur la volonté de puissance, telle qu'il la représente à partir de l'enseignement du Prince. Machiavel conceptualise pour la première fois dans l'Histoire le pouvoir du pragmatisme, et c'est pourquoi il voit le côté utilitaire de la connaissance stratégique et militaire, qu'il nomme très justement «information».
Le sens du paradigme «veille» ressort fortement dans son appellation anglaise de «surveillance», qui s'applique au domaine militaire. Surveillance de la conjoncture économique, de l'évolution technologique et des aspects sociaux, culturels et politiques de l'environnement – environnement non seulement physique, comme chez Machiavel, mais aussi mental, idéologique et factuel. Ces facettes de la veille informationnelle fonctionnent d'assez près, finalement, à la fonction classique du sondage d'opinion. Les sensibilités du citoyen-consommateur déterminent leur environnement de consommation dans la fonction de veille. Comme la grande notion d'Information a remplacé celle de Science et Techniques dans la définition de la connaissance la plus avancée, on pourrait penser que la veille informationnelle, dans sa forme d'intelligence économique, a remplacé l'information elle-même comme donnée «neutre». La société post-industrielle ne serait plus basée sur la production «hard» mais sur la connaissance et la production «soft», voire sur le don. Et si toute cette promotion ne visait qu'à conférer une reconnaissance du pouvoir professionnel des spécialistes de l'information, ces «knowledge workers» dont Drucker (op. cit.) et Toffler disent qu'ils n'attendent qu'une promotion de leur savoir-faire pour pouvoir faire face aux défis qu'eux seuls auront désormais à relever dans le futur ?

 

La notion de «knowledge management»

La veille informationnelle fait partie d'un ensemble plus grand, appelé gestion de l'information. L'intelligence économique fait aujourd'hui partie de la planification stratégique de l'entreprise. Ceux que le Financial Post (mars 1999) a déjà nommé les «nouveaux professionnels de l'information» sont de cette race des gestionnaires qui ne craignent pas de prendre une place aux échelons décisionnels les plus élevés de l'entreprise. Cette dernière leur reconnaît un statut dont ils ont rêvé depuis longtemps.
     (...) chez CAE Electronique, une firme montréalaise (...) à l'aide d'un réseau Intranet développé à l'interne, 2 000  employés se partagent les dernières rumeurs, les trouvailles  du jour et toutes sortes de nouvelles pertinentes. «On  enregistre une moyenne de 250 employés qui, chaque jour,  contribuent à étoffer l'information et en apprennent davantage sur les dessous des soumissions, les activités des  concurrents, les nouvelles de l'industrie, etc.» dit Estelle  Métayer, directrice du marketing et du développement des  affaires. (4)
La firme montréalaise Executive Resource, où travaille maintenant Mme Métayer, se spécialise dans la formation des gestionnaires à ce type de gestion de l'information, et elle a fait une alliance avec Cypher Systems (Http://www.cypher-sys.com), une firme américaine. 
Le domaine privilégié de la veille, c'est celui des fusions et des acquisitions. Elle consiste en beaucoup de relations publiques, de conversations, d'infiltrations dans les réseaux industriels. Télé-Globe Canada, par exemple, a son Centre de Renseignements Stratégiques, où on s'emploie à surveiller la situation financière des entreprises du domaine des télécommunications. Pour répondre à la production en flux tendus, il faut une capacité de réponse rapide, de réaction quasi instantanée. «Les figures dominantes sont les mieux renseignées», nous dit Lewandowski. Par exemple, dans l'aérospatiale, on connaît à l'avance le contenu et la date d'émission des appels d'offres, affirmait la revue Competitive Intelligence Review (op. cit.). 
Des techniques assez simples sont utilisées dans les relations publiques, comme de regrouper les propos significatifs et stratégiques au milieu d'une conversation, afin que l'auteur des propos en question s'en souvienne moins ou pas du tout (selon Mark Fenwick, de CRC de Québec). Jean-Paul Plante, directeur du programme de formation à la veille Info-3D du Centre de recherches industrielles du Québec (CRIQ), affirme quant à lui que la manipulation de l'information «frôle parfois les limites de l'acceptable». On connaît le coût de la veille, mais ses résultats sont difficilement identifiables, continue-t-il. 
L'intelligence économique est essentiellement une affaire de grande entreprise et de grande échelle. On pourrait dire, d'une façon assez sommaire, que c'est la philosophie technologique appliquée à la conduite des affaires. Elle se conjugue, entre autres, avec des pratiques telles que l'analyse technique, qui consiste à surveiller le comportement récent des prix, et dont les analystes emploient des centaines d'indicateurs pour traquer les cours boursiers. Charles K. Langford, son initiateur, explique que cette pratique se situe en dehors de toute référence au monde de l'économie réelle, en accord parfait avec un capitalisme spéculatif, voire virtuel ; les nouvelles qui touchent les marchés (l'information réelle) n'entrent même pas en compte dans une telle pratique, qui se contente de recouper des filtres d'information que sont les indicateurs et de chercher des points privilégiés qui donnent les meilleurs moments de vente ou d'achat.
La pratique du «benchmarking» fait aussi appel à une forme d'analyse, comparative celle-là. L'International Benchmarking Clearinghouse, un service de l'American Productivity and Quality Center, fondé en 1992, forme les intéressés dans le domaine et procède à de la veille économique, sous forme de produits et services documentaires, de mise en relation et de dépistage, de services de consultation et de bases de données.
Le docteur Yogesh Mahotra, directeur et fondateur du Brint Institute (dont la mission est de développer des «outils d'avant-garde pour penser l'organisation moderne») écrit : 

Managers need to develop a greater appreciation of their intangible humain assets, captive in the minds and experiences of their knowledge workers. Without these assets, companies are simply not equipped with a vision to foresee or to imagine the future.
As noted by Paul Strassmann, elevating computerization to the level of a magic bullet may diminish what matters the most in any entrerprise : educated, committed and imaginative individuals working for organizations that place a greater emphasis on people rather than on technologies. (5)

Autrement dit, la technologie seule ne suffit pas. C'est la ressource humaine et sa valorisation dans l'organisation qui comptent. Mais pour ce faire, on doit disposer d'une «architecture de l'information» qui nous permette une articulation souple de la ressource humaine à son environnement. Il en va de l'imagination et de la créativité devant régir l'entreprise. La veille s'inscrit à l'intérieur de ce processus du «savoir» dans l'organisation, car elle aussi jour un rôle dans «les questions critiques de la compétence, de l'adaptation et de la survie organisationnelles face à un changement environnemental de plus en plus discontinu…» (op. cit.).
Mieux, la veille permet de faire la distinction entre connaissance et information, dans un contexte de philosophie managériale. La veille ne consiste pas qu'à recueillir des données, mais également à les organiser, à les interpréter (pour utilisation par un spécialiste), à en faire un traitement. Comme le précise Mahotra :
The traditional paradigm of information systems is based on seeking a consensual interpretation of information based on socially dictated norms or the mandate of company bosses. This has resulted in the confusion between knowledge and information. Knowledge and information, however, are distinct entities. While information  generated  by computer systems is not a very rich carrier of human interpretation for potential action, knowledge resides in the user's subjective context of action based on that information. Hence, it may not be incorrect to suggest thay knowledge resides in the user and not in the collection of the information, a point made two decades ago by West Churchman, the leading information systems philosopher
La connaissance réside dans la subjectivité de l'utilisateur, qui lui-même est dans un contexte, agit dans un contexte d'après les informations qu'il reçoit. Il s'agit de la théorie de la communication classique, adaptée en termes de gestion à un milieu entrepreneurial et dans un but tout à fait pragmatique, dans un but d'efficacité de l'action.
Voilà, esquissée en quelques mots, la conception de la connaissance sous-tendue par le concept de surveillance économique. C'est une des définitions de l'information, mais pas la seule. En fait, la prégnance économique de cette définition l'amène à prendre une importance et un statut particuliers. L'environnement et la survie dans cet environnement sont les fins majeures de ce déploiement de moyens de veille. On est dans un monde de l'après nucléaire, où la tâche principale est de survivre – réalisation de la philosophie néo-libérale la plus pure. L'essentiel (en termes plus modérés) n'est plus de trouver les bonnes réponses face à l'incertitude croisante, mais de trouver les bonnes questions à poser. L'information est l'assise stratégique de cette quête, de cette nouvelle économie de l'ultra-croissance et du changement extrême.
La veille est décrite dans une entrevue de Yogesh Mahotra comme une opération para-militaire, ou comme un dispositif de contrôle automatique (cybernétique, en fait) :

The human sensors that are interacting continuously on the front lines with the external environment have a rich understanding of the complexity of the phenomena and the changes that are occurring therein. Such sensors can help the organization synchronize its programmed routines («best practices», etc) with the external reality of the business environment. (6)

Le paradigme «commande et contrôle», dit Mahotra, doit faire place à la redéfinition des «best practices» dans l'entreprise, surtout dans le contexte des «reeingineering». On doit retrouver un niveau zéro des opérations de l'entreprise, dit-il, et les senseurs de l'entreprise que sont ses veilleurs sont en position privilégiée, sinon en première place, pour ce faire, parce qu'ils assurent le lien entre l'organisation et son environnement. 
Le veilleur est donc plus qu'un élément passif, dans cette conception-ci de son rôle : il est un chaînon décisionnel quasi-essentiel à l'entreprise, et particulièrement dans un contexte de réaménagement de l'entreprise.

Such knowledge workers need to be comfortable with self-control and self-learning. In other words, they would need to act in an intrapreneurial mode that involves a higher degree of responsibility and authority as well as capacity and intelligence for handling both. (op. cit.).

Le veilleur est aussi un travailleur autonome. Mais son  poste et le prestige rattaché commandent une considération, salariale entre autres, en conséquence. Aux États-Unis, le poste d'«information architect» dans une entreprise figurant dans la liste de Fortune 500 peut commander un salaire de départ de 40 000 $ US, alors que le salaire moyen à ce niveau serait de 30 000 $, selon un article paru dans US News and World Report (Marissa Melton, «The Modern M.L.S  Degree», March 1999, Http://www.usnews.com/usnews/edu/beyond/grad/gbmls/htm). On parle même d'un salaire de 100 000 $ dans le cas d'un employé avec trois ans de service.
Chose certaine, pour la promotion du bibliothécaire, la veille est une mine d'or, une occasion de valoriser le statut professionnel. La «mise en marché de la nouvelle science de l'information» (Melton) ne peut qu'en profiter. L'élasticité de la définition de veilleur permet, par exemple, de penser qu'un Webmaster, qui a droit au même salaire, et même davantage, entre dans cette catégorie.

 

L'intelligence économique

La révolution de l'information ne se fonde pas sur la disparition des facteurs de production traditionnels, représentés par le travail et les matières premières, mais sur leur importance relative aux nouveaux modes de production. La volatilité des marchés boursiers doit maintenant être harnachée, mesurée, prévue, dans un capitalisme de spéculation extrême. Rappelons-nous que l'une des premières utilisations commerciales d'Internet a été de mettre sur pied des services de surveillance des indices boursiers et monétaires de toutes sortes. Un service de veille, de fait, avant même l'appellation officielle.
La production et l'échange seraient donc devenus aujourd'hui la partie visible d'un ensemble immergé de stratégies nouvelles, dont le centre est l'information, sa collecte, son traitement, son utilisation. La notion de l'intelligence prend une étrange tournure : il s'agit d'une «faculté d'adaptation à l'environnement», selon Martinet et Marti («L'intelligence économique : les yeux et les oreilles de l'entreprise», 1995). Quant à Jacques Villain, le titre de son livre ne porte aucune ambiguïté : «L'entreprise aux aguets : information, surveillance, propriété et protection industrielle, espionnage et contre-espionnage au service de la compétitivité» (1989). On n'ose plus ce langage aujourd'hui, mais on peut effectivement se demander quelle différence il peut y avoir entre veille et espionnage. Des chefs d'entreprise, et non des moindres, avouent eux-mêmes qu'il n'y en a pas. Certaines firmes embauchent même d'anciens agents de la CIA pour espionner leurs compétiteurs. La vénérable institution s'est elle-même convertie dans l'espionnage industriel, pour le meilleur intérêt de l'économie américaine. Depuis 1991, année de l'écroulement définitif de l'ex URSS, le membership de la Society of Competitive Intelligence Professionnals (SCIP) est passé de 1 500 à 6 700…La société compte 80 membres au Québec, «dont la plupart parmi nos plus beaux fleurons : Bombardier, Télé-Globe, Bell Canada, Alcan, Pratt et Whitney, Provigo…» (René Lewandowski, idem) Le marché mondial de la collecte et de l'analyse du renseignement devait générer 79 milliards de dollars US au tournant du siècle.
Il s'agit en tout cas d'un tournant pour le moins glissant, éthiquement et professionnellement, pris par la science de l'information. Les méthodes les plus discutables du capitalisme néo-libéral s'inspirent de la sorte de celles du domaine militaire, et ce, ouvertement, sans mauvaise conscience, puisqu'il s'agit d'entrer dans l'économie de l'information. Certains, comme Gérard Verna, professeur en management à l'Université Laval, expliquent que l'intelligence économique est directement issue des rangs de l'espionnage. Les grandes industries appliquent les méthodes de la CIA et du KGB. «Les stratégies, multiples et frôlant parfois l'illégalité, consistent à infiltrer une compagnie concurrente, à intercepter des renseignements privilégiés ou encore à répandre de fausses informations» (Bryan Chauveau, «Espionner en toute légalité», Quartier libre, 13 octobre 1999, p. 11). Quant à Michel Cartier, veilleur économique et professeur en communications à l'Université du Québec à Montréal, il s'agit pour les PME d'être en avance sur leurs concurrents américains. «Tant que le Québec n'aura pas compris que la technologie et l'économie ne font qu'un, il sera toujours en retard sur les États-Unis» (idem). 
Au cours des années 80, précise Jan Herring, celui qu'on dit être le père de l'intelligence économique, ancien officier de la CIA, un des fondateurs du SCIP en 1986,  les milieux d'affaires considéraient les professionnels de l'intelligence comme des personnels de la sécurité. Il soutient que 82 % des firmes US ayant un revenu de plus de 10 milliards possèdent un service d'intelligence. Jonathan Caldof, professeur à l'Université Carleton, fondateur de six chapitres du SCIP au Canada, admet quant à lui qu'il existe une foule de zones grises dans ce domaine -– comme de coucher avec un compétiteur(trice) (!).Seule zone grise identifiable ? Permettons de douter. Il n'y a pas que la simplicité du réseau des prostituées de la République de Venise dans l'intelligence économique actuelle. Caldof admet que le SCIP n'a pas encore de comité d'éthique, et qu'il appartient aux entreprises de s'en doter d'un. La législation est quasi inexistante. De conclure Caldof, non sur une certaine ironie involontaire : «There's hardly any law that has a direct impact on us. In a sense, we're a very legal profession».(«Spies Like Us», Alex Roslin, Hour, May 6-12 1999)
Certes, on protestera que les lignes de conduite à l'égard de la collecte des renseignements sont toujours clairement définies, et qu'un code d'éthique a été établi. Mais on peut aussi continuer à penser, avec de plus en plus de cas à l'appui, que ces règles ne légitiment qu'un état de fait très questionnable, aux contours de plus en plus flous, qui fonde en une nouvelle pratique de l'information des idées qui auraient été répréhensibles à d'autres époques. La signification et le poids accordés à la veille sont les conséquences de la nouvelle foi en l'entreprise comme univers central de l'activité sociale, voire politique. Ce qu'on appelle le néo-libéralisme privilégie ce remplacement de l'activité de marché comme fin en soi, et même comme un déterminant obligé de toute activité humaine. Il est clair que la veille, en tant que philosophie de l'information et de sa pratique, doit être située dans ce contexte.
«L'entreprise est la dernière paroisse», avouait un dirigeant d'entreprise dans une émission de France 2 durant les années 70. Ce fait, rapporté dans le livre de Max Pagès, M. Bonetti, Vincent de Gaulejac et Daniel Descendre, L'emprise de l'organisation (PUF, 1979), montre ce qui commençait à se dessiner à l'époque de la naissance de la multinationale d'investissement direct à l'étranger. Les auteurs s'amusent à faire un parallèle entre les mécanismes d'inculcation idéologique de la firme et les rites religieux de diffusion de la foi :

Confession : entretiens d'évaluation
Messe : meetings
Baptême : embauche
Catéchisme : formation
Liturgie : règles et vocabulaire contrôlé de l'entreprise
Droit canon : manuels

Où placer la veille et la gestion de la connaissance dans cette liste ? Ne serait-ce pas la fonction de l'Index qui correspondrait le mieux ? Toute diffusion de connaissances pratiques et orientées est aussi leur contrôle. Dans la grande entreprise, il faut aussi réduire les dissonances cognitives (p. 96), l'employé adhérant non seulement à la doctrine officielle, mais produisant de lui-même une «doctrine de compromis» (idem). Par exemple, en termes contemporains, il va approuver une fermeture de succursale et les mises à pied qui s'ensuivent au nom de l'honnêteté et de l'efficacité de l'entreprise. 
«Nous sommes à l'ère de la violence douce, de l'organisation hypermoderne», précisent les auteurs. Organisation et pouvoir ont partie liée» (page de présentation). Donc, dire à l'employé, à tous les échelons de l'entreprise, qu'il ne lui suffit plus de bien performer, mais qu'il doit désormais informer l'entreprise, par son savoir-faire, son sens de la débrouillardise, ses qualités personnelles. On risque constamment pourtant de déraper vers une sorte de fétichisation du comportement informationnel, qui empêcherait un comportement simplement raisonnable. En témoignent amplement les ventes de données entre entreprises pour fins de marketing.
Faisant un rapport entre pathologie individuelle et pathologie sociale, les auteurs s'inspirent des entrevues en entreprise qu'ils ont menées : ils constatent l'impuissance de l'individu à se faire une idée critique de l'organisation dans laquelle il œuvre, une vie personnelle appauvrie, standardisée, «sans plaisir véritable qu'une excitation mécanique et angoissée», où l'ami se révèle être l'ennemi… «La pathologie individuelle jette ainsi un puissant éclairage sur la pathologie institutionnelle» (p. 190). Le discours hyperrationnel de l'entreprise dissimule une paranoïa de l'institution. 
L'idéologie de la veille risque-t-il de devenir un espionnage institutionnalisé ? L'est-il déjà ? Plus profondément, est-ce le signe du glissement de l'idéologie corporative vers celle de l'État, avec les moyens traditionnels de ce dernier ?

 

L'information dans la mondialisation économique

La nouvelle économie vise à faire d'abord confirmer le statut social du travailleur de l'information (Drucker, Toffler encore). Elle veut mettre l'entreprise à la barre du pouvoir social. Or, les deux visées sont consubstantielles : en faisant la promotion du travailleur de l'information, on fait aussi celle de la nouvelle entreprise. Le renseignement n'a pas d'aura mythologique, on ne peut pas lui attribuer des pouvoirs qu'il n'a pas. L'amiral français Lacoste le définissait comme une «véritable matière première stratégique» (Rémy Pautrat (directeur de la DST de 1985 à 1986), «Le renseignement aujourd'hui», Le Débat, janvier-février 1992, no 68, pp. 150-161). En cela, il ne diffère aucunement de Machiavel et de la Renaissance. Seuls les moyens ont changé.
«Espionnage, contre-espionnage, contre-ingérence sont le même pavillon qui recouvre la même marchandise : la puissance de l'État et sa sécurité. Si la dignité du renseignement est reconnue, il est alors naturel qu'il soit traité en véritable priorité de gouvernement. Une évolution se manifeste en ce sens et il est bon qu'elle s'accentue. Je suis frappé de voir qu'aux États-Unis, malgré la réduction de la menace soviétique, le renseignement demeure plus que jamais une priorité». Remplaçons les mots État et gouvernement par entreprise, et on a un tableau assez fidèle de la veille économique des années 90. Qui plus est, l'amiral Lacoste cite un ancien directeur de la CIA, W. H. Webster, pour qui le renseignement est aujourd'hui centré sur la compétitivité économique, la sécurité économique faisant partie de la défense nationale.
Des observateurs déplorent cette nouvelle vocation des espions, comme ce journaliste de Fortune qui décrit la CIA comme «a spy shop for the trade wars» (Rob Norton, «The CIA's Mission Improbable», 2 octobre 1995, Vol. 132, no 7, p. 55). Avec une liste de paie de 20 000 personnes et un budget de 3 billions $ US, l'organisation doit continuer à justifier son existence, comme toute bureaucratie, dit-il. «(…) the spooks would specialize in – are you ready? – economic intelligence and espionage, protecting the US from unfair competition». Les priorités de l'ancien président Bush, lui-même un ancien directeur de la CIA, étaient assez explicites sur cette question : «We must have intelligence to thwart anyone who tries to steal our technology or otherwise refuses to play by fair economic rules». Cette idée, précise Norton, «meshes nicely with the bellicose trade rhetotic of the Clinton administration». 
Il est connu que les agents de la CIA s'infiltrent dans les gouvernements étrangers (par exemple, dans des pays «alliés» comme la France), pour soutirer des informations stratégiques servant à la négociation de traités économiques comme ceux du GATT. Tout cela, dans la plus parfaite «légalité». Ou presque (mais cela aussi fait partie du jeu de la veille). Il est intéressant de noter qu'une des plus célèbres bourdes de l'agence (que plusieurs estiment tout à fait déficiente) fut l'information donnée aux forces armées ayant mené au bombardement d'un hôpital au Soudan, ce dernier ayant été pris pour une usine d'armes chimiques. Cette information avait été prise suite à une simple recherche sur Internet, a révélé plus tard une enquête. Comme quoi l'espionnage n'a pas toujours le prestige qu'on lui prête, comme la veille elle-même.
La CIA est assistée par la National Security Agency (NSA), dont les effectifs comptaient 40 000 personnes en 1990, dont il est interdit de photographier le siège de Fort Meade au Maryland, et qui intercepte toutes les communications électroniques, y compris celles du Web.
En fouillant le sens de la surveillance informationnelle, Paul Virilio notait cette nouvelle sorte de télé-vision que sont les sites Web de télésurveillance, où des gens s'exposent 24 heures sur 24 à la curiosité des internautes du monde. Il s'agit d'une télé-proximité sociale et d'un appel à l'aide de gens qui ne veulent d'irruption dans leur espace privé, mais qui acceptent que leur image soit vue par des guetteurs, par des spectres, qui deviennent salvateurs pour eux. «Or, cette situation paradoxale est en voie de généralisation, puisque la «mondialisation du marché unique» exige la surexposition de toute activité, la mise en concurrence simultanée des entreprises, des sociétés, mais également des consommateurs et donc des individus eux-mêmes, et non plus seulement de certaines catégories de «populations cibles» («Le règne de la délation optique», Le Monde Diplomatique, Août 1998. p. 20, Http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/VIRILIO/10812.html).
Ce véritable «marché du regard» exige que «chaque système économique et politique entre à son tour dans l'intimité de tous les autres (…) La mise en résonance globale de l'information, nécessaire à l'ère du grand marché planétaire, va donc ressembler, par bien des aspects, aux pratiques et à l'exploitation du renseignement militaire, ainsi qu'à la propagande politique et à tous ses excès». Il s'agit, selon le mot de Goebbels, de tout voir (de ses concurrents) pour ne plus avoir peur de rien. 

«En fait, on ne comprendra rien à la révolution de l'information sans deviner qu'elle amorce aussi de manière purement cybernétique la révolution de la délation généralisé !» Et sur Internet, le phénomène du «hacker» ne découle-t-il pas directement de cette pathologie de la surveillance, en constituant son côté diabolique, certes, mais non moins significatif, sur ce réseau d'identités anonymes branchées avec la toute-puissance du temps réel ? Comme le dit Michael Dartnell, un veilleur de l'Université Concordia, «The thing about the Net is everybody is watching everybody» («Online Actions», Hour, March 25-31, 1999, p. 8)

«La guerre économique s'avance masquée par la promotion de la plus grande liberté de communication (…) Ainsi, la déraison de la mise en concurrence forcée s'installe-t-elle dans nos activités économiques, politiques et culturelles», constate Virilio, qui voit en la globalisation son dernier achèvement, celle du regard de l'œil unique, du point de vue unique sur le monde et les choses.

 

La veille et la science de l'information


On reformule aujourd'hui le rôle du bibliothécaire comme étant celui d'un médiateur entre la connaissance et l'individu. Ses fonctions traditionnelles d'intermédiaire obligé de la connaissance et de sa transmission impliquaient un aspect conceptuel de la tâche (catalogage, indexation, recherche) ainsi qu'une certaine philosophie de base de sa profession. Or, il semble que la veille se soit ajoutée à ses tâches un peu à la façon de celle de la «collecte sélective» (on excusera ce vilain jeu de mots) dans la DSI (diffusion sélective de l'information) et des autres pratiques technologiques de la profession. Bruno Martinet notait déjà, en 1993, que le «renseignement traité» était aussi synonyme d'«intelligence», au sens anglo-saxon de ce terme. «En français, [le mot] sonne bien : c'est plus flatteur d'être un professionnel de l'intelligence que de la documentation ou même de l'information. Il fait également moins peur que le mot «renseignement» (…)» («L'intelligence économique, nouveau concept ou dernier avatar de la documentation dans les entreprises?», Documentaliste, sciences de l'information, Vol. 30, no 6, 1993, pp. 317-320). «L'intelligence, constate-t-il, véhicule donc en elle-même le concept ce compréhension et de traitement de l'information». Il s'agit de rebaptiser l'ancien par du nouveau. On parlera d'intelligence au lieu de collecte ou de recherche documentaire. Mais plus significativement, Martinet note que la pratique de la veille a mis l'accent sur la capacité de l'information à être utilisée, et que «ceci risque donc de nous conduire à des évolutions sensibles dans le futur tant sur le plan de la pratique que sur le mode d'organisation». Il cite la loi de Bradford, laquelle «montre qu'on ne perd que 20 % des informations utiles quand on perd les 80 % de sources les moins productives (…) Aux États-Unis, le poste principal de dépenses des cellules d'informations (après les salaires) est l'achat d'information pré-traitée. Ceci laisse à penser que la collecte d'information pourra se sous-traiter de plus en plus», laissant toute la latitude aux professionnels de l'information de personnaliser leur produit auprès des décideurs. «L'information n'a d'intérêt que si elle améliore la qualité des décisions de l'entreprise (…) Plus encore que traitée, l'information doit être personnalisée au profit des décideurs. Ceci explique que le concept d'intelligence soit d'abord né dans l'état-major des grandes entreprises (…) En France, le concept d'intelligence est promu par les spécialistes d'origine du renseignement (civil ou militaire)».
L'environnement compétitif entre les professions peut aussi expliquer l'essor de la veille informationnelle. Andrew Abbott, dans The Systems of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, 1988, parle de la nécessité pour les professions de l'information de faire face à la perte de juridiction à laquelle un changement rapide les confronte, sur le terrain des services d'information et sur celui de la définition des problèmes. Michael Winter parle, quant à lui, du contrôle de l'expertise qu'une profession offre, et qui doit être constant si la profession veut conserver son monopole sur les services offerts (et, ajoutons-le, sur son pouvoir économique dans la société et son prestige social).(7)
La veille répondrait-elle à ce besoin d'esquiver l'incursion d'autres tutelles professionnelles de l'information (médias électroniques, télécommunications et surtout informatique) ? «A profession is increasingly vulnerable to loss of jurisdiction from competition if its results cannot be measured» (Abbott, op. cit., pp. 46-48). Une même problématique surgit si les traitements appliqués n'améliorent pas le problème identifié. 
Dans ce contexte, comment ne pas imaginer la veille comme cette solution qui permet de mesurer des résultats? Il s'agirait ici de dépasser le savoir-faire académique classique et routinier du documentaliste pour définir une nouvelle base de juridiction professionnelle. «It is not clear, at this point in time, what jurisdictions librarians will continue to claim as its own» (8)
 «The extent of the changes needed amount to a «polarity reversal», from a service orientation to a more entrepreneurial approach» (Hill, p. 228, d'après Michael Koenig, Educational Requirements for Library-Oriented Careers in Information Management, in Library Trends, pp. 279-281).). Une constituante corporative à la profession de bibliothécaire devrait donc être définie, axée sur l'industrie de l'information. On en arrive à cette autre notion de service corporatif, dit à valeur ajoutée, spécialisé, ajusté à l'usager. La bibliothèque corporative, d'autre part, est la forme dominante de la bibliothèque spécialisée d'aujourd'hui, dit encore Hill : elle crée un savoir issu de l'organisation, et non pas créé à l'extérieur, comme dans le cas des bibliothèques traditionnelles (Koenig, idem). 
Le discours de la qualité totale vient valider ces assertions. Avec ses critères de satisfaction du client, de travail en équipe (au sein de l'organisation), de l'amélioration continue des produits et services, son insistance sur la communication, sur l'encouragement à l'innovation et à l'efficience, la philosophie institutionnalisée de la qualité totale met en évidence le processus systématique, rationalisé et continu de la recherche d'information qui permet un contrôle de l'environnement économique et compétitif. Le terme de «scanning environnemental» désigne fort bien celui d'intelligence, de manière «proactive».
Apporter de l'intelligence à l'information, tel est le sens du mot intelligence en français, souligne Martinet (op. cit.) Lointain cousin de la «valeur ajoutée», ce «plus», c'est un traitement de l'information, donc, une autre appellation pour ce dernier. Citant M. Brilloin, qui écrivait il y maintenant 40 ans que l'information devient renseignement lorsqu'elle parvient à temps et dans la forme voulue au décideur qui en a l'emploi (je souligne), l'auteur montre bien la filiation directe du concept de veille avec le développement de la science de l'information et de l'informatisation de ses activités. «C'est pourquoi l'«intelligence économique», est finalement un nom qui, bien qu'ambigu, mais justement à cause de son ambiguïté, traduit bien les enjeux nouveaux du métier», conclut-il. 
On peut en faire une double interprétation : soit que l'ambiguïté du concept de veille exprime bien la complexité des enjeux futurs de la profession, soit que cette ambiguïté découle d'un manque de réflexion ou de définition préalable des enjeux eux-mêmes. On peut bien sûr découvrir de nouvelles facettes au fur et à mesure de la progression d'une profession, mais il reste que les enjeux cités précédemment restent toujours liés à un objectif professionnel. Pour le médecin, ce sera, sans nul doute, de protéger la vie. S'il s'avère que telles recherches biotechnologiques peuvent permettre une plus grande efficacité que les moyens traditionnels, il ira vers cette direction. Mais s'il constate que des manipulations indues ou impensables pour l'éthique de sa profession sont sur le point de se produire, se contentera-t-il de dire que cela fait partie de l'enjeu ambigu de sa profession ? Et qu'il faut aller de l'avant quand même, qu'il en va de la survie de sa profession, sans plus de réflexion ? Ce serait comme de dire que «quelquefois l'industrie fait du tort à l'environnement. Mais mettre un terme à la croissance économique ne constitue probablement pas la bonne solution» (rapport du Fraser Institute sur l'éducation environnementale, Facts, not Fear : Teaching Children about the Environment, 1999, p. 24).Nous voulons continuer à polluer parce que notre mode de croissance, appelé croissance économique, le commande. Avec quelquefois des conséquences malencontreuses. Or, l'information au service de l'industrie peut se comparer à l'effet de la pollution ; de plus, elle ne vise pas qu'à servir la concurrence, elle sert aussi les monopoles qui veulent éliminer cette concurrence. 
Bien sûr, la veille ne fabriquera pas de monstres, Dieu merci Mais elle risque, de par son prestige et sa place dans la nouvelle pratique de l'information, d'imposer ses normes. En identifiant sa conception du savoir stratégique comme une solution économique pour un système de production donné, elle institutionnalise une tendance, elle consacre l'idée que l'information rentable est la seule qui soit douée d'attention. On voit déjà assez bien ce qui arrive sur Internet, où une prépondérance de l'information-produit tend à occuper la place. De plus, c'est toute une pratique de l'information qui risque d'être influencée grandement par un tel virage. Ce n'est pas du tout utopique de penser qu'une vigilance en la matière serait de mise. Aux États-Unis, la Computer Professionals for Social Responsibility (CPSR) a été fondée en 1982, dans la foulée du plan IDS de Ronald Reagan (Strategic Defense Initiative), en réaction à l'orientation de l'informatique vers une technologie pour le champ de bataille. Avec d'autres organismes dans le monde, le groupe travaille sur des questions comme la protection du renseignement privé, la surveillance et  l'espionnage sous toutes ses formes. Il a refusé la manipulation de l'information.
Les «tracking services» de la grande entreprise peuvent fort bien être mis à contribution pour différents usages, avec les banques d'investissement, les bases de données et les analystes en sécurité, souligne Sutton dans «Competitive Intelligence» (Conference Board Research Report 913, 1988) Il est inévitable qu'une telle approche finisse par s'imposer, car on peut penser que ce que cherchent les directions des entreprises en dernière analyse, c'est l'information démographique et sociale. Le reste suit. Voyez les pubs dominantes actuellement : sur les produits technologiques avancés, entre autres, le cellulaire par exemple. La question posée n'est pas : Qu'est-ce que cette nouvelle technologie ?, mais : À quoi peut-elle servir, quel sentiment procure-t-elle ? Quelle est l'«expérience produit» que procure l'objet (et l'objet dans son environnement) ? Les agences de pub et de sondage, les instituts de recherche, les fondations corporatives, tous pourraient donner leur définition de la veille économique parce qu'ils en font depuis belle lurette. Il s'agit toujours d'identifier des tendances, des courants, des émotions fortes, des valeurs communes qui identifient une communauté, d'utilisateurs ou de consommateurs. Les P.D.G. des télécommunications et de l'édition canadiennes identifiaient le secteur de la clientèle comme étant le plus incertain au plan de la stratégie corporative, en 1993, suivi par ceux de la compétition et de la technologie (9).
Somme toute, on pourrait en être amené à conclure que le veilleur est aussi un créateur d'information, si tant est que le sens de l'information dispose d'une fluidité sans égale dans les sciences humaines. L'organisation crée de l'information (interne ou sécrétée par elle), le scanning crée ses paramètres. Ce qui voudrait dire, également, que le veilleur représente le prototype du professionnel de l'information qui est promu dans la sphère de la gestion et surtout, de la décision. Est-ce le monde en vase clos du savoir économique opérationnel qui va modeler l'évolution qui ne manquera pas de suivre, ou bien simplement l'incorporation de cette spécialité à une économie de l'information centrée sur une image réduite du savoir, celle du e-commerce, celle du Net industriel ? Les bibliothécaires rêvent d'avoir un pouvoir, qu'ils appellent de tous leurs vœux sous le vocable rituel de «pouvoir de l'information». Demandons-nous constamment quel est au juste ce pouvoir : celui d'être partie prenante du fonctionnement de l'entreprise, d'avoir sa place dans le «line» et non plus dans le «staff» ? D'exécutant, le bibliothécaire veut devenir patron. Pour ce faire, il lui faut convaincre la classe managériale du bien-fondé de ses prétentions, en lui vantant les vertus de l'information et la nécessité de sa place dans les processus de gestion. Posons la question avec Bruce Sterling : «Le savoir est le pouvoir – mais si c'est le cas, pourquoi n'y a-t-il pas de gens cultivés au pouvoir ? Il existe une Bibliothèque du Congrès, c'est vrai. Mais combien y a-t-il de bibliothécaires au Congrès ?» Peut-être désirons-nous avoir des veilleurs économiques au pouvoir ? (Conférence devant l'Association de la Technologie de l'information dans les Bibliothèques, San Francisco, 1992).

 

Pierre Blouin



Notes

 (1)  Laks V. S. Laksmanan, in «Data Wharehousing Provides a Challenge», Concordian, May 28, 1998, p. 1.
 (2) Gilles Paquet, Oublier la Révolution Tranquille :pour une nouvelle socialité. Montréal : Liber, 1999, p.  134. Une critique de ce livre paraîtra dans le prochain numéro de Hermès.
 (3) Daniel Baril, «RCM2», revue Forum, 24 novembre 1997, p. 3
 (4) René Lewandowski «J'espionne, tu espionnes…», Revue Commerce,  Oct. 1998
(5) «Tools@Work : Deciphering the Knowledge Management Hype», Journal for Quality and Participation, Vol. 21, no 4, July-August 1998, pp. 58-60.
(6) «Knowledge Management, Knowledge Organizations and Knowledge Workers : A View from the Front Lines», Maeil Business Newspaper, February 19, 1998, [ http://www.brint.com/km/ ]
 (7) M. Winter, The Culture of Control of Expertise : toward a Sociological Understanding of Librarianship. Westport, Conn. : Greenwood Press, 1988.
 (8) Linda Hill, «Introduction», Library Trends, Fall 1993, Vol. 42, no 2, p. 226. L'auteur appartient au service de documentation de la NASA. Ce numéro de la revue était consacré à la veille.
 (9) Ethel Auster et Chun Wei Choo, «CEOs Information and Decision Making : Scanning the Environment for Strategic Advantage», Library Trends, Vol. 43. No 2, Fall 1994, p. 220. Cette étude a été commanditée par le Conseil canadien de recherche en Sciences Sociales et en Humanités.

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Une page d'histoire qui reste à écrire : la réforme de la formation moyenne* des bibliothécaires en France
Michèle Gasc, conservateur en chef de bibliothèque
Université de Rennes 1 - Service commun de documentation
Michele.Gasc@univ-rennes1.fr
  (Article écrit à la demande de l'Association des Bibliothécaires Français, à paraître prochainement dans son Bulletin d'informations)



Introduction
Pour parvenir à comprendre cette page de l'histoire professionnelle des bibliothèques françaises qui conduit aujourd'hui un grand nombre d'entre nous à soutenir l'appel de SOS Bibliothèques territoriales (1) , il faudrait parvenir à introduire un peu de la distance nécessaire à toute analyse objective. Pouvoir parler de ce passé sans être immédiatement taxé de nostalgie, rappeler l'attitude des responsables sans être accusé de trahison. Je souhaite que les années écoulées nous aient rendus capables du minimum de maturité sans lequel toute tentative serait vouée à l'échec. Dans cette histoire, certains de nous ont été acteurs, d'autres témoins, d'autres encore en ont à peine soupçonné les enjeux.
Néanmoins, et même si cette distance est indispensable, personne aujourd'hui ne peut avoir, à un titre ou à un autre, me semble-t-il, une vision totalement neutre. Les passions ne peuvent qu'interférer dans un dossier où il y a eu autant d'incompréhension, voire de mépris, mais aussi tant d'espoir, et finalement tant de frustration. C'est pourquoi cette contribution est à prendre comme un témoignage personnel et le résultat d'un effort pour essayer de démêler quelques fils bien embrouillés. Tout ce qui est dit ici peut être contesté ou éclairé différemment. L'essentiel me semble de commencer, quitte à risquer quelques erreurs d'appréciation, afin de contribuer à ouvrir un débat nécessaire, car on ne saurait rien construire de solide sur la confusion actuelle.
 
Quand cela a-t-il commencé ?
Les nouveaux textes statutaires sont datés du 2 septembre 1991 pour les statuts territoriaux, et du 9 janvier 1992 pour les statuts d'Etat (pas tous puisque ni les statuts des corps de magasinage, ni celui des bibliothécaires-adjoints n'ont été modifiés à cette période). Mais il faut remonter plusieurs mois, voire plusieurs années en arrière pour comprendre ce qui s'est passé. Faisant cela, on peut voir que ces textes statutaires ne sont pas dans la suite logique de ce qui a précédé. Ils en constitueraient plutôt le résultat illogique ou paradoxal. Néanmoins ils reposent bien sur une certaine logique. C'est peut-être de cette logique-là que la mesure n'avait pas été suffisamment prise.
Statuts et formations sont étroitement liés dans les textes et dans la réalité. Néanmoins, dans l'histoire des réformes récentes, la liaison a été rompue. Certains diront qu'il fallait attendre la réforme des statuts pour lancer celle des formations ; d'autres penseront que la réforme statutaire ne pouvait qu'  « harmoniser » les spécificités de la formation professionnelle des bibliothécaires ; ils estimeront que tout cela a été voulu, pensé, et qu'il y a une logique qui subordonne les formations aux statuts particuliers, et au-delà au statut général de la fonction publique ; chez d'autres, la priorité donnée au statut est supplantée par la conscience des évolutions en cours, auxquelles la formation puis le statut doivent s'adapter. L'histoire des réformes des statuts et des formations durant les années 1986-1992 met en confrontation ces deux pensées. On peut se demander aujourd'hui s'il y aura un jour symbiose heureuse entre elles.
 
La réforme de la formation professionnelle moyenne : pas trop mal pensée, bien réalisée, mais faiblement partagée
Pour situer l'origine de la réforme de la formation professionnelle moyenne, il faut remonter aux travaux de la Commission Seguin, mise en place en 1983-1984 (2). Mais dès la fin des années 70, la nécessité d'une réforme était affirmée par le Directeur de l'ENSB, qui reconnaissait  la réussite du diplôme : « Le « succès » du CAFB montre qu'il correspondait à un besoin indéniable et qu'il a tenu ce qu'on attendait de lui : fournir du personnel qualifié  pour les divers réseaux de bibliothèques de notre pays ». Mais « l'énorme croissance des effectifs », lui faisait aussi exprimer quelques craintes : « Autrement dit, le tiers de nos candidats ne trouve pas de débouchés et quand on se rappelle qu'au départ plus de 1500 étudiants se sont inscrits, on se demande s'il n'y a pas là matière à révision.  Le CAFB a correspondu  - et correspond encore - à un besoin évident de formation technique ; il ne devrait pas se transformer en une formation d'attente pour des candidats qui ne trouveront pas ensuite de débouchés; cela n'est pas sa vocation »(3). La solution lui semblait résider dans une collaboration avec l'université. Quelques années plus tard, alors que les travaux de la Commission Seguin étaient engagés, il insistait au contraire sur la qualité du CAFB et sur son adéquation aux besoins. Le principal point délicat étant le suivant : «...mais quand on sait que pour l'essentiel cela repose plus sur la bonne volonté de la profession que sur des moyens institutionnels, il y a lieu de rechercher efficacement des solutions pour l'avenir » (4) .
L'essentiel des recommandations contenues dans le rapport de la Commission Seguin va être réalisé dans les années suivantes. La commission a travaillé sur l'ensemble des problèmes de formation (formation moyenne et formation supérieure), tant en ce qui concerne les structures que les contenus, tout au moins pour ce qui est du CAFB. On trouve par exemple annoncés dans ce rapport : la refonte de la carte des centres régionaux de formation, avec une augmentation de leurs moyens ; un nouveau schéma des programmes du CAFB, avec le triple niveau (enseignement professionnel de base, option, spécialisation), ainsi qu'une augmentation importante des volumes horaires.
La mise en œuvre de la réforme de la formation moyenne débute par celle des centres régionaux de formation professionnelle. C'est au début de l'année 1986 que la Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique (DBMIST) et la Direction du livre et de la lecture (DLL) lancent conjointement un appel à projets de nouveaux centres régionaux de formation professionnelle. Un an plus tard, les premiers centres rénovés se mettent en place au sein des universités, avec des personnels affectés à plein temps à la formation. Jusque-là, l'organisation de la formation reposait sur des professionnels volontaires des bibliothèques. La DBMIST avait estimé cette charge à 40 emplois « équivalents temps plein », chiffre qu'il est difficile de vérifier. A la rentrée 1988, la réforme est achevée par la mise en place des derniers centres. Depuis cette date, il y a eu peu de modifications : en 1994, de nouvelles conventions conçues d'après un modèle-type élaboré par l'administration centrale ont été passées ; le centre couvrant les régions Bretagne et Pays de la Loire a été transféré du Mans à Rennes, et le Département « Archives et médiathèques » a déménagé de Toulouse à Montauban. La réforme statutaire n'a donc pas remis en cause celle de la carte des centres.
Le 13 mai 1989 est publié l'arrêté régissant le nouveau CAFB (5) . Il reflète l'évolution des programmes préconisée par la Commission Seguin, et que les centres rénovés ont déjà commencé à mettre en oeuvre. Le saut est colossal : le nombre d'heures passe à 580 heures dont 160 heures de stage. (A noter que dans certains cas, le nombre d'heures avait déjà été considérablement augmenté lors de la réforme des centres). Un double système d'options et de spécialisations remplace le système des options simples ; de nouvelles spécialisations sont créées (Image, Documentation administrative). Ainsi le CAFB de 1989 n'a plus grand chose à voir avec celui de 1974, si ce n'est le titre, et la continuité historique. Lors du colloque tenu à Tulle  les 27 et 28 février 1989 à l'initiative du Centre inter-régional des métiers du livre et de la documentation Poitou-Charentes Limousin, Jacqueline AYRAULT, alors chargée de ce dossier à la Direction du livre et de la lecture, s'exprimait ainsi : «  Nous avons conçu ces programmes de façon à ce que, si les statuts de la fonction publique territoriale étaient publiés rapidement, et répondaient à notre demande - je parle en tant que représentante de la DLL - d'un recrutement de bibliothécaires-adjoints à Bac + 2, le programme serait facilement adaptable. C'est un programme assez ouvert, assez souple, et avec un travail minimum, on arriverait à allonger la formation à deux ans en gardant le même programme » (6) . Comment le CAFB serait-il porté à Bac + 2 ? Si l'on se réfère au texte de l'appel d'offres interministériel pour la rénovation des centres régionaux, c'était par l'intégration du CAFB dans des diplômes universitaires professionnels  de niveau Bac + 2 (DUT ou DEUST). Mais en 1989, personne ne se serait engagé sur l'opportunité de supprimer le CAFB.
Il faut souligner que la réforme de la formation professionnelle moyenne est lancée dans l'ignorance totale de ce que sera la réforme statutaire attendue. En effet, en application du statut général de la fonction publique, publié en 1984, le travail sur les décrets portant statuts particuliers a commencé, mais ne s'achèvera qu'en 1991 (7), c'est-à-dire après la réforme de la formation moyenne. Ce n'est d'ailleurs pas cette réforme statutaire qui justifie de reconsidérer la formation moyenne, mais des considérations plus profondes. Citons encore Jacqueline AYRAULT : « Cette commission est partie de l'idée que la formation n'était pas du tout adaptée à l'évolution de la profession, et qu'il fallait mener une réforme de fond » (8)  ; mais aussi Cécil GUITART, parlant du « décalage entre la situation du dispositif de formation et la mutation professionnelle en cours » (9).
Il semble étrange qu'un effort aussi considérable de rénovation des programmes, des méthodes et des moyens ait été passé sous silence lors de la réforme statutaire. Je hasarderai une explication qui donne aussi le ton de cette période : la grande majorité des professionnels ne s'en est pas aperçue. Je pourrais même aller plus loin en disant que beaucoup y étaient opposés. La réforme s'est faite avec une minorité : les chefs des projets sélectionnés, les directeurs et les personnels des nouveaux centres de formation, ceux des professionnels des bibliothèques qui ont été associés aux projets de nouveaux centres, et c'est à peu près tout. De l'autre côté : ceux qui étaient opposés à la réforme, ceux qui ont participé à la réforme en montant des projets qui n'ont pas été retenus, et ceux qui, ne se sentant pas concernés, ont observé simplement les choses se dérouler. Cela fait au total beaucoup de monde, et l'une des raisons du désengagement des professionnels à l'égard de la formation, de même que de la non prise en compte de cette réforme dans les nouveaux statuts, réside peut-être là.
Si la réforme statutaire n'a pas eu de répercussion sur les structures de la formation moyenne, il n'en va donc pas de même pour le CAFB qui est abrogé par l'arrêté du 24 novembre 1994. Pourquoi donc une réforme qui était conçue à l'origine comme un tout cohérent a vu un volet maintenu, et un autre supprimé ?
 
Une interministérialité déséquilibrée
Si en 1990-1991, vous élaboriez un jeu « cherchez les différences » - jeu auquel tous étaient conduits par le principe de parité du statut général de la fonction publique (10) - avec d'un côté les éléments concourant aux statuts des corps techniques d'État, et de l'autre les éléments définissant les statuts techniques territoriaux pour les bibliothèques, la différence qui sautait aux yeux était le CAFB. Objet de scandale pour certains, le CAFB pouvait s'obtenir même sans le Bac ! Les analyses que j'ai pu faire alors m'ont convaincue que le niveau général  des personnels communaux titulaires du CAFB était loin d'être aussi bas que certains le pensaient. Mais cela montre bien le glissement pouvant s'opérer entre niveau théorique et niveau réel. Comme l'on ne connaissait que le niveau théorique, puisque les données n'étaient pas exploitées, on en déduisait un niveau réel. De même, s'agissant des bibliothécaires-adjoints d'Etat, qui avaient été reçus au concours sans que le CAFB fût exigé, mais qui avaient bénéficié de la préparation à ce diplôme, et en étaient souvent titulaires, tout au moins dans les dernières années, on ne voulait considérer que leur niveau général. Outre la comparaison entre statuts d'État et statuts communaux, celle entre les modes de recrutement des différents emplois culturels communaux : il n'existait rien de comparable au CAFB dans aucune des filières culturelles communales, et cela a aussi joué au détriment du CAFB.
Entre octobre 1990 (date de la communication par le Ministère de l'intérieur de la première mouture des statuts territoriaux) et février 1991 (date de l'avis favorable du CSFPT), des négociations interministérielles ont lieu. Mais il ne s'agit pas d'une interministérialité unique : lorsqu'il s'agit des statuts territoriaux, le Ministère de l'enseignement supérieur n'est pas concerné ; lorsqu'il s'agit des statuts d'Etat, c'est le Ministère de l'intérieur qui ne l'est pas. Or, le CAFB, après avoir été créé par le Ministère de l'éducation nationale en 1951 - celui-ci continuera à le délivrer jusqu'à sa suppression - est, depuis 1975 (11), le fruit d'une interministérialité associant ce ministère et le Ministère de la culture. On touche là une seconde source de problème : certes il y a toujours, comme depuis 1975, interministérialité, mais ce n'est plus la même. Car, entre temps, il y a eu la décentralisation. Et le CAFB est devenu, au fil des évolutions, un élément non essentiel dans les missions du Ministère de l'enseignement supérieur concernant les bibliothèques. Le dernier lien entre le CAFB et ce ministère était l'ENSB, lien qui s'est dissous avec la réforme des centres régionaux de formation professionnelle, contrairement d'ailleurs aux vœux de la Commission Seguin qui préconisait une articulation étroite entre les centres régionaux, l'ENSB et les universités.
La confirmation de cette interprétation vient des faits eux-mêmes : dans la première mouture statutaire communiquée par le Ministère de l'intérieur en octobre 1990, il n'est fait nulle part mention du CAFB. Dans les mois qui ont suivi, le CAFB est pris en compte pour les intégrations dans le cadre d'emploi des assistants qualifiés (12). Lors du dernier arbitrage interministériel au début de l'année 1991, et figurant dans un « bleu »(13) de Matignon, il est décidé de créer un diplôme technico-professionnel de niveau Bac + 2. Cette mesure relevait non pas du décret, mais de l'arrêté d'application mentionnant les diplômes valables pour l'accès au concours externe du cadre des assistants qualifiés. Cet arrêté sera pris le 2 septembre 1992, donc un an après le décret portant statut particulier du cadre d'emploi des assistants qualifiés. Rien durant cette période n'a été tenté pour appliquer la décision d'arbitrage. Alors que - ironie du sort ! - la réforme du CAFB était déjà prête ! Rien non plus n'a été tenté pour justifier cette non-application. En effet, on aurait pu alors faire le bilan de l'intégration du CAFB dans les DUT et DEUST, et en conclure, si ce bilan était positif, que la création d'un diplôme technico-professionnel de niveau Bac + 2 n'était pas justifiée. Mais rien, il ne s'est vraiment rien passé. Craignait-on alors que le bilan de l'intégration universitaire fût négatif ? Ou bien cette question n'intéressait-elle pas les responsables ? Ou encore pensait-on que l'occasion de supprimer le CAFB était enfin venue ?
 
Pour certains, le CAFB devait disparaître, peu importe qu'il eût été réformé
Certains ne toléraient pas, à cette période, que l'on soulignât les difficultés liées à l'interministérialité dans la réforme des statuts et des formations. Pour eux la raison de la suppression du CAFB n'est pas là. Quelle autre raison peut-on donc invoquer pour expliquer, voire justifier cette suppression ? On a pu entendre, dans les années qui ont suivi, que cette suppression avait été réalisée pour la simple raison qu'elle était nécessaire. On peut lire par exemple dans le chapitre de l'ouvrage Les bibliothèques en France de 1991 à 1997 consacré aux statuts et formations, l'analyse suivante de Philippe MARCEROU chargé de ce dossier à la DLL lors de la publication de cet ouvrage : « Le CAFB a été supprimé par arrêté du 3 février 1994 (14), contre l'avis des professionnels. Il était devenu inadapté. Les raisons de son inadaptation sont multiples. Inadaptation notamment aux décrets statutaires de 1991 et de 1992 (...). A partir de 1992, il est devenu nécessaire de posséder un diplôme d'études universitaires en sciences et techniques (sic) (15) (DEUST) ou un diplôme universitaire de technologie (DUT), option métiers du livre, pour se présenter aux concours d'assistants qualifiés et de bibliothécaires-adjoints spécialisés. (...) Le CAFB était devenu inadapté aux fonctions exercées par les personnels. Ce diplôme technique, homologué au niveau IV, risquait à brève échéance de cantonner les agents publics des bibliothèques qui en étaient titulaires à des tâches strictement techniques et descriptives, alors que les fonctions de ces agents n'ont cessé de se diversifier » (16). Cette analyse rejoint tout à fait, mais sans s'y référer, les conclusions de la Commission Seguin. Quant à l'importance de ce qui a été réalisé précisément pour répondre aux défauts soulignés, elle est totalement minimisée, et l'histoire de cette réforme se résume à une date : « Le CAFB est réformé en 1974 puis en 1989 »(17).
Cette manière de voir permet de justifier a posteriori une décision qui en réalité n'a pas été prise. Ou, si elle l'a été, ce ne fut pas de manière ouverte et devant les organes consultatifs dont l'avis est requis dans toute décision de ce type. L'arrêté d'abrogation du 24 novembre 1994 n'a fait qu'entériner un état de fait - l'inutilité du CAFB - résultant sinon d'une décision, du moins d'une orientation prise entre février 1991 et septembre 1992, et sur laquelle il n'existe, à ma connaissance, aucune information publique.
 
C'est l'oubli de la réforme de 1989 qui a permis la suppression du CAFB
Ainsi on est passé en quelques années d'une situation d'hégémonie du CAFB sur l'ensemble des modalités de recrutement, de formation et de promotion des personnels communaux et des nouveaux personnels départementaux des bibliothèques à sa disparition pure et simple. Hégémonie, mais aussi confiance de la part des intéressés : élus, professionnels des bibliothèques publiques et candidats. On a d'ailleurs vu cette confiance se maintenir au-delà de la suppression du diplôme dans les offres d'emploi. La mise en doute de la valeur du diplôme et l'intuition de la sclérose qui le guettait ne sont donc pas venues du terrain. Des bibliothécaires, cela se comprend, mais pas davantage des élus, ce qui se conçoit moins, si réellement le CAFB n'était pas bon. Il est à noter que ce n'est que dans de très rares cas, et alors pour répondre à des situations locales particulières, que les collectivités ont cherché à recruter, pour la direction de leur bibliothèque, des titulaires du DSB.
C'est aussi cette confiance dans le CAFB qui déclenche, alors que la situation semblait bloquée, l'avis favorable du CSFPT sur les projets de statuts (février 1991). C'est la mesure prévoyant l'intégration des sous-bibliothécaires titulaires de « 2 CAFB » dans le cadre d'emploi des assistants qualifiés qui a déterminé in extremis l'avis positif du CSFPT. Mais aucun éclaircissement n'a été apporté sur la signification de cette expression. Si l'on se souvient de la modification dans l'architecture de ce diplôme apportée par la réforme de 1989, on comprend comment c'est l'oubli de cette réforme qui a permis la suppression du CAFB. En effet, dans l'esprit de tous
« 2 CAFB » voulait dire 1 CAFB complet auquel on avait ajouté une option. C'était le schéma de l'arrêté de 1974. Or, selon l'arrêté de 1989, tous les candidats devaient désormais suivre et valider l'enseignement de base, une option (lecture publique ou documentation), et une spécialisation d'option. Donc après 1989, les diplômés du CAFB étaient tous titulaires de « 2 CAFB », et en outre l'enseignement était beaucoup plus lourd (18).
Cet oubli a eu pour conséquence une injustice à l'égard des diplômés après 1989, mais aussi la disparition du diplôme : si, en effet, on considérait que le diplôme de 1989 correspondait à « 2 CAFB » 1974, et que cela justifiât la mesure d'intégration de ses titulaires dans le cadre des assistants qualifiés, la conséquence logique pour les nouveaux recrutements était que le diplôme de 1989 devait être valable pour se présenter au concours externe, et devrait donc figurer sur la liste des diplômes, au même titre que les DUT et les DEUST spécialisés. Je ne vois pas en quoi cela aurait été préjudiciable à ces diplômes. Je pense qu'au contraire cela aurait créé une saine émulation, et aurait non pas affaibli, mais renforcé l'intégration universitaire de la formation professionnelle. Il restait évidemment à déterminer les modalités d'habilitation de ce diplôme technico-professionnel, mais il me semble que cette tâche n'eût pas été hors de portée si la volonté avait existé.
 
Les limites des nouvelles formations post-recrutement
Lorsque le nouveau système se met en place, les professionnels dans leur ensemble, même s'ils ont des inquiétudes, font relativement confiance aux nouveaux modes de recrutement et aux nouvelles formations post-recrutement mis en place par le CNFPT. Même s'ils regrettent la disparition d'une formation initiale pré-recrutement, ils ne se réfugient pas dans la nostalgie, contrairement à ce qui a pu être dit. Il n'y a pas non plus de mouvement profond de contestation comme il a pu y en avoir pendant la période de préparation des statuts. Ils pensent que le système va s'améliorer, et qu'on doit avoir confiance, collaborer, et être présent, notamment dans les jurys de recrutement.
Mais aujourd'hui, on voit bien qu'on ne peut pas demander à ces formations post-recrutement d'atteindre le niveau de qualification professionnelle qui était celui du CAFB. On en arrive enfin à reconnaître le rôle exact de ces formations qui sont plutôt des formations d'adaption à l'emploi, et surtout à l'environnement territorial - ce en quoi elles sont très importantes - que de véritables formations de qualification professionnelle.
Si vous mettez à plat l'ensemble du dispositif : les diplômes universitaires professionnels (DUT, DEUST) qui doivent certes préparer à une profession ou plutôt à un champ professionnel, mais aussi délivrer une culture générale et  initier aux langages fondamentaux ; les formations post-recrutement qui doivent adapter les agents territoriaux à l'environnement de la collectivité locale et donner des bases communes à l'ensemble des personnels de la filière culturelle territoriale, vous constatez que la formation spécialisée nécessaire à l'exercice des fonctions, et souvent des responsabilités dans les bibliothèques des communes de petite ou de moyenne importance, est sacrifiée. Sachant cela, les jurys de concours recherchent chez les candidats les bribes d'une qualification obtenue par l'expérience, les stages, les préparations de concours. Et les candidats développent des stratégies personnelles pour acquérir ces bribes de formation qui seront décisives pour décrocher un concours, et notamment pour satisfaire les jurys d'oraux. Certains y parviennent, et les centres de formation aux carrières des bibliothèques(19) reçoivent de plein fouet cette demande à laquelle ils essaient de répondre dans la mesure de leurs moyens. Mais ce n'est, au bout du compte, qu'une petite proportion des candidats qui parviendra à recevoir une préparation qui prenne en compte tous ces facteurs, et qui n'est malgré tous les efforts faits, pas totalement satisfaisante. On peut en outre se demander ce que l'on a fait du principe sacré d'égalité des candidats devant les concours !
Pour la catégorie A, il me semble que c'est la parité avec les corps d'État, et surtout la comparaison avec la formation des conservateurs qui exerce une fascination tellement forte que nul ne souhaite remettre le système en cause. C'est seulement son application que l'on voit critiquée. Pourtant le phénomène décrit ci-dessus existe aussi dans les concours de catégorie A, que l'on prétend « généralistes ». Néanmoins, c'est sur l'avenir de la catégorie B que les inquiétudes peuvent être les plus fortes, alors même que tous ont conscience de son importance, que ce soit dans les bibliothèques universitaires ou dans les bibliothèques publiques.
D'autres aspects que celui des formations semblent avoir échappé à une pensée cohérente. Depuis cette période, ils sont souvent mentionnés comme les défauts essentiels du système statutaire. Néanmoins, on peut voir que certains aspects suscitent aujourd'hui moins d'émoi que dans les premières années d'application.
 
La mutiplicité des  cadres d'emplois
A une période où l'on commençait à pressentir la nécessaire évolution des catégories de la Fonction publique - la catégorie D est supprimée par les accords Durafour en 1990 - la création de niveaux statutaires supplémentaires est apparue comme une régression. Elle n'avait pas été voulue, du moins pour les cadres d'emplois de catégorie A et B, ni par les directions du Ministère de l'enseignement supérieur concernées, ni par la Direction du livre et de la lecture. Celle-ci préconisait un seul niveau de recrutement par catégorie : conservateurs et bibliothécaires-adjoints recrutés à Bac + 2. Jusqu'à octobre 1990, cette doctrine a été affirmée de manière constante. La création d'un deuxième cadre de catégorie A était refusée au motif que les collectivités s'en saisiraient pour ne pas recruter de conservateurs. Celle d'un cadre B-type l'était de manière logique : s'il y avait revalorisation de la catégorie B, les recrutements en B-type devaient s'arrêter. Mais entre octobre 1990 et février 1991, cette doctrine a été mise à mal, et il a fallu admettre qu'il y aurait un deuxième cadre A, et trois cadres B. Pour quelles raisons ?
 

Le cadre d'emplois des bibliothécaires territoriaux

De son côté, le Ministère de l'enseignement supérieur préférait la création d'un corps de bibliothécaires d'État à l'application du classement indiciaire intermédiaire créé par les accords Durafour. Cette orientation correspondait à des revendications très fortes des bibliothécaires-adjoints tant dans les bibliothèques universitaires que dans les établissements parisiens sous tutelle du Ministère de la culture, ce à quoi ce ministère n'était pas indifférent.
Par ailleurs, l'absence de cadre d'emplois de bibliothécaires territoriaux aurait conduit à intégrer les bibliothécaires de 2ème catégorie dans le cadre d'emploi des conservateurs. Ce à quoi le Ministère de l'enseignement supérieur était totalement opposé, estimant que le niveau des bibliothécaires de 2ème catégorie n'était pas supérieur à celui des bibliothécaires-adjoints de l'État, et que cela aurait conduit à une différence de traitement injustifiée (20).
Dans les années qui ont suivi ces textes, le cadre d'emploi des bibliothécaires territoriaux a été plus facilement admis qu'on aurait pu le penser. Ceci a été surtout dû aux efforts de l'IFB dans la formation des bibliothécaires, et dans sa volonté de négocier avec le CNFPT pour que la formation des bibliothécaires territoriaux puisse se dérouler dans le cadre de conventions entre les deux organismes.
 

Le cadre d'emploi des assistants

La création de ce cadre a été imposée pour des raisons de nécessité de maintenir un débouché aux titulaires du Baccalauréat. Le caractère très généraliste du concours et la présence d'épreuves caractéristiques des concours de catégorie A est le principal grief que l'on peut faire aujourd'hui à ce cadre d'emplois.
 

Le cadre d'emploi des inspecteurs de surveillance et de magasinage

Créé par nécessité de parité avec les corps d'État, ce cadre d'emploi a été supprimé en raison de son inadaptation totale à la gestion territoriale.
 
La dénomination des cadres d'emplois
La dénomination des cadres d'emplois, de même que la définition de leurs fonctions dans les statuts particuliers ont constitué une autre raison du mécontentement des personnels de catégorie B et C des bibliothèques publiques. Les bibliothécaires ayant échappé à l'appellation "d'attachés du patrimoine"(21), on peut dire que la catégorie A a été épargnée grâce à la parité avec les corps d'État (22).
La notion de cadre d'emploi a déterminé la recherche d'un dénominateur commun à l'ensemble des emplois territoriaux de la filière culturelle publique. Pourquoi ce plus petit dénominateur commun fut-il le patrimoine et la conservation ? Est-ce que vraiment les collectivités voulaient que leurs personnels culturels ne fassent que de la conservation et de la gestion du patrimoine ? Ou bien la conception des textes initiaux s'étant située dans les services des ministères, n'est-ce-pas l'importance du secteur patrimonial au Ministère de la culture qui en est responsable ? En tout cas, le choc pour les bibliothécaires de lecture publique a été violent. D'autant plus violent que l'aspect patrimonial de l'activité de ces bibliothèques est traditionnellement pris en charge sous la responsabilité de personnels d'État ! La dénomination de votre statut, c'est ce que vous portez tous les jours, c'est votre identité professionnelle. Les conservateurs d'Etat peuvent se sentir flattés, non pas de laisser penser qu'ils ne font que de la conservation, mais de montrer par là qu'ils constituent une « élite » professionnelle. Mais les autres ? Il ne peut y avoir qu'un malaise créé par une identité méconnue.
Cette méconnaissance allait même dans la première version des statuts territoriaux jusqu'à la définition des fonctions. Ce n'est que dans les quelques mois d'amendement de ces textes qu'ont été rajoutées les notions de lecture publique et d'animation.
Les dénominations statutaires sont assez longues pour inciter à les abréger en formules plus courtes : « assistants », « assistants qualifiés », mais ces expressions ne sont pas assez significatives pour exprimer son identité professionnelle  hors du milieu de travail. Ne pourrait-on pas sans avoir besoin de remettre en cause la notion de cadre d'emploi, rechercher un plus petit dénominateur commun des emplois culturels territoriaux qui soit plus satisfaisant pour tous ? Il me semble que cela doit être possible à condition d'entendre responsables des collectivités et professionnels.
 
A résoudre d'urgence
Sans vouloir minimiser l'importance de ces derniers aspects, je pense qu'on peut arriver assez facilement à des solutions :
- poursuivre dans la négociation avec le CNFPT et l'ENSSIB pour une formation professionnelle, pertinente, correspondant aux besoins, et diplômante, des cadres de catégorie A. Les structures, les programmes, les moyens (lieux de stages, intervenants) existent. Il n'y a qu'à poursuivre dans la voie des recommandations de la Commission Bottineau pour les conservateurs territoriaux, et dans les sillons tracés par l'IFB pour les bibliothécaires territoriaux.
- poursuivre dans l'analyse et la définition des métiers des bibliothèques, travail engagé en  1995 avec le Premier recensement des métiers des bibliothèques (23) . Mais il faudrait ajouter à ce type d'études analytiques, des études d'une autre nature, permettant de cerner les notions d'identité professionnelle chez l'ensemble des agents - et pas uniquement chez les directeurs - ainsi que les préoccupations des gestionnaires de ressources humaines des collectivités territoriales et des universités ; et enfin, ce qui ne relève pas de l'analyse scientifique, mais des professionnels eux-mêmes, parvenir collectivement à l'affirmation de ce que nous voulons.
- mais là où il est vraiment nécessaire de porter tous nos efforts, c'est sur les conditions de recrutement et de formation des agents de catégorie B. Peut-on rattraper les mailles perdues de l'histoire retracée ici ? Oui, à mon sens , il n'y a rien là d'impossible. Mais il faut que nous le voulions et que nous le voulions tous ensemble, personnels des établissements publics et personnels des collectivités territoriales. Car le problème se pose dans toutes les bibliothèques, qu'elles soient nationale, publiques, ou universitaires. En l'absence d'une volonté collective, et d'une mobilisation de tous, en particulier des responsables d'établissement, rien ne pourra être fait, et nous continuerons à déplorer la pénurie de compétences techniques, et à croire que nous pourrons combler ce déficit par la formation continue.
Je n'ai pas évoqué les problèmes de la catégorie C. Ce n'est pas que je les sous-estime. Mais en l'absence de résolution des problèmes de la catégorie B, il me semble que rien ne pourra être fait de durable pour les agents de catégorie C, ni pour les autres personnels travaillant en bibliothèque.
 
Liste des sigles
ABF : Association des bibliothécaires français
ADBDP : Association des directeurs de bibliothèque départementale de prêt
BBF : Bulletin des bibliothèques de France
CAFB : Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire
CNFPT : Centre national de la fonction publique territoriale
CSFPT : Conseil supérieur de la fonction publique territoriale
DBMIST : Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique (devenue Sous-direction des bibliothèques et de la documentation de la Direction de l'enseignement supérieur, Ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie)
DBLP : Direction des bibliothèques et de la lecture publique, supprimée en 1975
DEUST : Diplôme d'études universitaires scientifiques et techniques
DLL : Direction du livre et de la lecture, Ministère de la culture
DSB : Diplôme supérieur de bibliothécaire, remplacé par le Diplôme de conservateur de bibliothèque (DCB) délivré aux conservateurs stagiaires par l'ENSSIB à l'issue d'une formation de 18 mois.
DUT : Diplôme universitaire de technologie
ENSB : Ecole nationale supérieure des bibliothèques (devenue ENSSIB en 1992)
ENSSIB : Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques
IFB : Institut de formation des bibliothécaires (devenu Département de la formation initiale des bibliothécaires au sein de l'ENSSIB)




NOTES: 

* Il s'agit de la formation des bibliothécaires professionnels intermédiaires dans la hiérarchie statutaire, c'est-à-dire de catégorie B, et qui, néanmoins, dans les bibliothèques publiques de petite ou moyenne importance, assument souvent des fonctions de responsabilité.

(1) Appel lancé fin 1998 à l'initiative de professionnels des bibliothèques, soutenu par l'ABF et l'ADBDP et publié sur le site : http://www.multimania.com/sosbibli/
(2) Réforme des enseignements permettant l'accès des personnels...,  BBF, 1985, n° 2, pp. 152-163. Voir aussi dans BBF, 1986, n°130 et n°131, un dossier consacré à la formation professionnelle.
(3) Michel Merland : communication sur le cas français à la journée d'étude : La formation professionnelle des bibliothécaires et des documentalistes dans les pays de la communauté européenne, Paris, 29-30 avril 1977, publiée dans Journées d'études, AENSB, Presses de l'ENSB, 1979, pp. 125 et 130-132.
(4) Michel Merland : La préparation au CAFB « pas si malade qu'on le dit », Livres-Hebdo, 1984, n°1, pp. 105-106.
(5) Arrêté du 5 mai 1989 fixant les modalités de délivrance et le programme du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire, J.O. du 13 mai 1989.
(6) Jacqueline Ayrault : La réforme du CAFB, communication au colloque La formation aux métiers du livre, des médiathèques et de la documentation : enjeux et perspectives, Tulle, 27-28 février 1989 (document non publié).
(7) Tout au moins pour les statuts de la filière culturelle territoriale, puisque d'autres statuts particuliers seront publiés les années suivantes.
(8) Jacqueline Ayrault : op. cit.
(9) Cécil Guitart : Coopération et partenariat, Communication au colloque de Tulle, 1989.
(10) A noter que sur les trois principes régissant ce statut - unité, parité, spécificité - le troisième n'a pas été jugé essentiel à cette période, et sa prise en compte a été limitée à la création de la notion de « cadres d' emplois » en substitution à celle de « corps ». Au cours des dernières années, on a vu son importance affirmée.
(11) Date à laquelle les compétences de l'Etat concernant les bibliothèques, jusque-là exercées par une direction du ministère en charge de l'enseignement supérieur (la DBLP) sont réparties entre deux ministères : celui en charge de l'enseignement supérieur, et celui en charge de la culture.
(12) Le critère requis pour l'intégration dans le cadre d'emploi des assistants qualifiés est en fait celui de « 2 CAFB », notion ambiguë qui permet de toucher du doigt la non-prise en compte de la réforme de 1989.
(13) Dans l'administration centrale, ce terme désigne les relevés de conclusions des réunions interministérielles tenues sous la responsabilité du Premier ministre.
(14) L'arrêté d'abrogation est daté du 24 novembre 1994, J.O. 2 décembre 1994.
(15) L'appellation de ces diplômes est en fait « diplômes d'études universitaires scientifiques et techniques ».
(16)  Philippe Marcerou : Statuts et formations, in : Les bibliothèques en France 1991-1997, éd. sous la dir. de Dominique Arot, Electre-Editions du Cercle de la librairie, 1998, p. 227.
(17)  Sur l'histoire du CAFB, voir : la communication de Michel Merland sur la France à la journée d'étude La formation professionnelle des bibliothécaires et des documentalistes dans les pays de la communauté européenne, op. cit, p. 113-133 ; Daniel Renoult : Les formations et les métiers, in : Histoire des bibliothèques françaises, Éditions du cercle de la librairie, 1992, T. IV, pp. 421-445 ; et Henri Comte : Les bibliothèques publiques en France, Presses de l'ENSB, 1977, pp. 367-372.
(18) Dans les mesures transitoires et finales, l'arrêté du 5 mai 1989 prévoit, pour les titulaires d'un CAFB obtenu avant 1990 et exerçant une activité en bibliothèque ou documentation, la possibilité de se présenter à une spécialisation supplémentaire. On ne saurait en déduire, sinon à nier la réforme, l'équivalence absolue de l'expression "2 CAFB" dans le cadre des deux arrêtés.
(19) Nouvelle appellation des centres régionaux de formation professionnelle.
(20)  Néanmoins, une petite proportion des bibliothécaires de 2ème catégorie a pu être intégrée dans le corps des conservateurs territoriaux, sur des critères fonctionnels.
(21) Dénomination des cadres A de la filière culturelle territoriale.
(22) La catégorie A comprend deux cadres d'emplois (bibliothécaires et conservateurs) portant la même dénomination que les corps d'Etat correspondants.
(23)Premier recensement des métiers des bibliothèques, rapport rédigé par Anne Kupiec à la demande de la Direction de l'information scientifique et technique et des bibliothèques (bureau de la formation), Ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Insertion professionnelle, Université de Paris X - Mediadix, 1995.
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GARLIC, VODKA, AND THE POLITICS OF GENDER:

Anti-intellectualism in American Librarianship



By Michael Winter


The topic may seem surprising, because librarians are so obviously intellectual, or at least bookish, athough they have been called, perhaps unfairly, enemies of books (Adams 1937). They are, to use Seymour Martin Lipset's nice neutral phrase, culture distributors (Lipset 1981: 333). But as Richard Hofstadter pointed out in his famous 1963 book, Anti-Intellectualism in American Life, intellectuals sometimes show a fundamental hostility to the life of the mind, even though it is allegedly more common in people of action. No one is startled when executives denounce the study of history as a waste of time, or when politicians ridicule the efforts of scholars to understand human behavior (Shaffer 1977). Nonetheless, intellectuals occasionally do this too, and sometimes writers duke it out in publishers' offices. Indeed, it may be one of the favorite occupations of the intellectual classes to show occasionally their anti-intellectualism as a kind of badge of authenticity to the gatekeepers of mass culture. Recently David Bromwich (1996), has suggested that part of the heritage of McCarthyism - a favorite subject of Hofstadter's also - is the internalization of this hostility (see also Woolf 1964).
Hofstadter's discussion, however, has a broader sweep. He is concerned with the recurrent cycles of anti-intellectualism that pervade American life, and documents the trend in four basic fields: religion, politics, business, and education. It is, in some periods, much more prevalent than in others (for example, the Ages of Jackson, Harding, Nixon, and Reagan, as opposed to the Ages of Jefferson, Roosevelt, Truman, and Kennedy). And while it may not be all that revealing to find this trend in politics and business, a few eyebrows were raised by Hoftstadter's discussions of religion and education. Surely if there is any room in our society for tender-mindedness, it would be here, but as he shows quite convincingly, in a narrative that is not only highly engaging but closely-argued and rigorously documented, even in the church and in the school a tough-minded pragmatism often drives out the reflective impulse.
Hofstadter and others are quick, of course, to point out that there are reasons for this. The period just following the Revolution was tumultuous in the extreme, and the famous disunity became enshrined as a highly competitive pluralism of interests. Nowhere is this clearer than in our religious history, where denominationalism replaced the established churches of Europe. With vast numbers of the people unchurched, an often brutal competititon for converts became the rule: "In a society so mobile and fluid, with so many unchurched persons to be gained for the faith, the basic purpose of the denominationsÖwas that of gaining converts." (84)
This is the heart of the famous enthusiastic zeal of American Protestantism, and it survives today in many forms. One of our professional favorites is the evangelical Church of High Technology, with its Liturgy of the Digital Sublime. But more on this later.

In the American Grain: Utility and Decadence

An overriding theme pervades Hofstadter's argument: in America the supreme value is utility, we play the Philistine as part of our emancipation from the dead hand of European decadence. This was true in the 18th century, when a Federalist named Joseph Dennie attacked Thomas Jefferson's thought as the philosophical equivalent of reeking French garlic, and in more recent times when right-wingers accused anyone even vaguely left-wing of having addled their brains with too much cheap Russian vodka. For the American philistine, Hofstadter suggests, the European is wholly Other, a kind of voodoo babydoll to be needled with endless scorn.
We might suspect this from the fact that our great contribution to philosophy is a movement called pragmatism, but Hofstadter goes much further than this, and I think we should follow him at least part way along to see how this might apply to our own situation. Utility is a very important value, and no one, least of all Hofstadter, would despise it. But somewhere in the pursuit of practicality a transformation of attitude occurs, and we shift from valuing the useful to worshipping it, and taking it as a kind of substitute for thinking. This of course is Hofstadter's central concern, and it is one that we should share with him.
Hoftstadter draws a very broad distinction between two types of intellectuals: the ideologue and the expert. Librarians have much less trouble with the first kind, and even show a kind of constant affection for the moralist (witness our embrace of various forms of identity politics and our love of intellectual freedom), but have a suspicion of expertise which shows up most dramatically in our attitudes toward professional education and in our readiness to embrace general management as a kind of value system.

Librarians on Library School

We are a sizeable group; standard data sources reporting occupational distributions show that there are a few hundred thousand of us, a substantial number of which are members of the American Library Association (ALA counts, roughly speaking, between 40,000 and 56,000 members). And like any group of that size, there is a reasonable spread of opinion on matters professional and otherwise among us. But however different we may be, one thing seems certain: many of us didn't and don't care much for library school, as it used to be called, or library and information science education, as it is now more commonly called, or information management studies, as the cutting-edge "digerati" call it now.
In one sense, this is unsurprising, since schooling in America is so often seen as a one-way ticket to prosperity. And of course no professionals harbor much love for the academic bootcamps they attended. Even so, it is surprising to learn from Samuel Rothstein, that this carping at library schools has been going on for well over a hundred years; it may well be our most durable tradition. An anonymous student at the Albany School in 1902 felt that the requirement of a second year of instruction was an invitation to a nervous breakdown. Practically everything, noted a library educator in 1949, has been said about library schools in the past five years except a kind word. It would be a bright day for library schools, volunteered a 1966 graduate in a Library Journal survey, if a public bonfire of teachers' old lecture notesÖcould be lit. (Rothstein 1985: 4). Others continue in a less incendiary vein, but the litany of lament, as Rothstein calls it, rolls on.
In looking at these findings more closely, there is a persistent suspicion of theory that is unmistakable. It seems like the professional equivalent of the garlic and vodka that so troubled the anti-intellectuals of our political culture. In 1906, for example, a student confessed in a letter to a professional journal that the trouble with library school is impractical professors and courses. Similar complaints are found in 1946 (too much theory), 1949 (library school isn't educating for managerial leadership), 1960 (too theoretical), 1966 (too academic). Still others fault the professional school for librarianship's perennial crises of self-doubt. No wonder Phyllis Dain concluded, writing in 1980, that one of the signatures of librarianship is a contempt for ivory-tower theoreticians who are not in the real world (43).

Three Kinds of Anti-Intellectualism

More recently it has been pointed out that Hofstadter, having distinguished between ideologue and expert, identified three generic styles of anti-intellectualism and it is instructive to look at these here. Daniel Rigney's 1991 discussion identifies 1) religious anti-rationalism, 2) populist anti-elitism, and 3) unreflective instrumentalism. The first of these doesn't apply much here, except in the figurative sense mentioned above in the Liturgy of the Digital Sublime, but populism and instrumentalism are much more closely-related to developments in contemporary librarianship, and in fact they sometimes go together. The populists want to serve the tyrannical majority that writers like De Tocqueville and John Mashall feared (for an extreme example see Pearl 1996); and the instrumentalists are often technocrats or members of a large and growing group showing the symptoms of a raging epidemic disorder, which we may refer to here as CWS, or Corporate Wannabee Syndrome.

Librarianship's Love Affair with Corporate America

If librarians don't much like library school, there is a popular infatuation with corporate America and its no-nonsense focus on calculation, bureaucratization, and tough-minded attention to the bottom line. In the icy grip of the management ethos, and encouraged by official pronouncements, they must love Richard M. Dougherty's (1966, 1982) Tayloristic approach to libraries as work organizations, although many librarians would, no doubt, rather see his Fordist vision restricted to support workers and library assistants. The history of library administration since the late 1960s is in part a succession of cookie-cutter management philosophies: remember Management by Objectives, the cult of excellence, and more recently Total Quality Management and the various habits of the highly successful. Can twelve step programs be far behind? When do we get to nurture our inner child?
Typical signs of CWS include the Board Room Look, admiration for glossy magazines reporting the brave exploits and huge salaries of CEOs, an excessive preoccupation with image, much emphasis on official secrecy, and a deep-rooted suspicion of reflective thought. Other observable symptoms can also be noted by the alert diagnostician and fall into familiar categories. I've collected a few of these over the years. Job security is for wimps, I once heard a tenured administrator say. But my personal favorite is: I can't meet with you on Thursday afternoons because that's when I get my massage. Consider also certain typical behaviors (moving freely throughout a large organization but requiring all visitors to one's own space to run a gauntlet of clerical gatekeepers while publicly announcing an open door policy); occupying palatial private offices overlooking deep green lawns and tree-lined quads while herding others into windowless cubicles that allow for easy surveillance of their activities; and of course the economic benefit of a salary which is only three or four times the average employee's income. And don't forget the stale and self-serving observations about how executives make so much more in the corporate sector.

Librarians and the Digital Sublime: The Lure of New Technologies

Closely-related to CWS, we have adopted corporate America's uncritical love of high technology. To borrow here from American historians David E. Nye and Roland Marchand, we have made the transition from viewing technology as useful to technology as sublime. With its luminous promise of mystical belonging it has acquired a totemic significance, a talisman that we touch and fondle at frequent intervals.
According to Nye and Marchand, the roots of this lie in the cultural transformations that marked the arrival of mature industrial society in the 1920s, with the arrival of fabulous technologies framed and staged by the political theater of big advertising, later harnessed to radio, movies and television. What American is not moved, they argue, by the sight of the Golden Gate Bridge, the Hoover Dam, and the extraordinary spectacles of Hollywood and Broadway? By extension, who does not admire the highways, the ocean liners, the trains, the airplanes, and the skyscrapers of the American megalopolis? They induce in us a feeling of reverential awe; this is our glittering Babylon, our city on the hill.
And now, just when we were beginning to feel jaded and spent, here is a deus ex digita to our rescue, giving us a new shrine. The excitement which has greeted the arrival of these new technologies is nothing short of erotic, but that is clearly a subject for another discussion, one which is unlikely to be convened. I'd like to close with a suggestion of historical sweep, even though I can't match Hofstadter here and won't even try. But I can't resist entertaining the thought that one of the more obvious tropes in the current technological environment is the recasting of the gender politics of librarianship.
Dee Garrison's work reminded us that this was part of a larger feminization of American culture in our recent past. In some of the more recent work on librarianship and gender, there is a suggestion that the feminization process may have peaked and perhaps even reversed (Williams 1995). And of course this reversal, if that is what it is, is linked to the coming of new technologies, in ways that writers like Roma Harris have indicated. In her book Librarianship: The Erosion of a Women's Profession this is discussed at some length, and can best be summarized here by her use of Michael Gorman's observation that an information scientist is a man who doesn't want to be called a librarian (Gorman 1990: 463; Harris 1992: 36). This suggests that our dislike of ideas and theory, and our current fascination with corporate culture, may be more than temporary spasms of anti-intellectualism; they may also indicate some seismic shifting of what have been, for the last hundred years, the foundations of our gender politics.
What does seem clear is that the newest areas of our field, those involving networked digital technology, are looking much more male-dominated than the older types of information work. In a recent set of case studies, for example, Schneider (1994) reports that women trying to move into these areas are met with much more resistance than they get when they stay in traditional specialties. Technology-oriented jobs, Suzanne Hildenbrand recently noted, are identified as male and service-oriented jobs as female (Hildenbrand 1997: 45). And while Schneider is certainly progressive in urging women in libraries to become amazons with laptops, it is evident that many men on the computing side of information-handling do not share her enthusiasm. This is not surprising, given computer science's affiliation with engineering, which remains even today a tightly-controlled bastion of reactionary gender politics. Thus the pursuit of this new, very avant-garde technology may, in other ways, be moving us backwards.





WORKS CITED



Adams, Randolph G. Librarians as enemies of books. Library Quarterly 7,3 (1937): 317-31.
Baker, Nicholson. The author vs. the library: letter from San Francisco. New Yorker 72,31 (October 14, 1996): 50-62.
---------- Discards. New Yorker 70,7 (April 4, 1994): 64-86.
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----------Scientific Management of Library Operations. 2nd. ed. Metuchen NJ: Scarecrow Press, 1982.
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Harris, Roma. Librarianship: The Erosion of a Womans Profession. Norwood NJ: Ablex, 1992.
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Hofstadter, Richard. Anti-Intellectualism in American Life. New York: Knopf, 1964.
Lipset, Seymour Martin. Political Man. 2nd ed. 1981.
Locke, Michael. The Decline of Universities with the Rise of Edubis. Society-Societe 1990, 14, 2, May, 8-16
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Pearl, Nancy. The team that gave us the best seller library and centralized selection gave em what they wanted. Interview with Charlie Robinson and Jean-Barry Molz. Library Journal 121, 14 (September 1, 1996): 136-8.
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Tisdale, Sallie. Silence, please: the public library as entertainment center. Harpers Magazine 294, 1762 (March 1997): 65-74 .
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Wolff, Kurt H. The enemy within: anti-intellectualism. The Centennial Review 7, 1 (Winter 1964): 46-63.
 

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L'information fabricante de  réalité ?  

1.  La vision critique. L'information forge la réalité
Ce texte est paru dans le bulletin électronique Netfuture, no 68, mars 1998.
(traduction de Pierre Blouin)

" Vous avez sûrement entendu raconter cette histoire à un moment ou l'autre, mais je parie que sa signification réelle vous a échappé. Revenons-y : ce que vous voyez dans ce petit scénario est le symbole parfait de l'Âge de l'Information.
Une jeune femme s'avance clopin-clopant sur le terrain de basket-ball de son collège et prend position vis-à-vis du panier de son équipe. Le sifflet retentit, une coéquipière lui lance le ballon et - les joueurs de l'équipe adverse étant immobiles et la surveillant - elle lance le ballon dans le cerceau. La jeune fille se retire en boitillant et l'autre équipe lance et compte, sans plus d'opposition. Avec un compte de 2-2 maintenant, la partie réelle débute. Mais la jeune fille, dont la blessure en fin de carrière l'avait empêchée d'atteindre le point nécessaire à un record, le détient désormais, ce record. Tout le monde jubile (à l'exception possiblement du précédent détenteur du record).
Voilà bien illustré le pouvoir mythique de l'information. Le fait enregistré dans la base de données a préséance sur la carrière brillante, dans la vraie vie, celle qu'on honore prétendument. Bien entendu, cette carrière était en voie d'être déshonorée. Les supporters de l'exercice d'avant match étaient en effet d'avis que la carrière de la jeune joueuse manquait intrinsèquement de sens et de valeur.  «Aucun de nous tous ne peut l'apprécier à sa juste valeur sans ces deux points additionnels dans la base de données, quelle que soit la manière artificielle et sans rapport avec sa performance grâce à laquelle elle les a acquis», se disent-ils.
L'idée de ce discours nous apparaît dans toute sa lumière crue : manipuler une existence  humaine afin de produire un bit d'information mémorisée, lequel devient la base de l'appréciation de la vie elle-même. L'information aujourd'hui se dévide de la vie réelle, et elle définit de plus en plus la vie réelle.
Le Net, bien sûr, est le Royaume premier de l'Information. On peut considérer plusieurs des débats courants sur sa réglementation comme l'expression du problème suivant : lorsque notre «présence sur le Net se dissout (comme elle tend à le faire) en bits décontextualisés d'information, quelles distorsions affectent les diverses recontextualisations qui en résultent ? C'est-à-dire, comment notre existence en est-elle redéfinie ?
Le moissonneur de données avec son produit à vendre nous redéfinit à un premier stade, le service de prêt de la banque, qui vérifie notre ligne de crédit, nous redéfinit d'une autre, le politicien à l'affût de données des sondages, avec un œil sur l'élection à venir, nous redéfinit encore d'une autre manière, le cambrioleur qui cherche une ouverture, la personne seule cherchant à converser, le harangueur à la recherche d'un orateur de carrefour… chacun trouve tout à fait naturel de cultiver une image réduite de l'être humain, de l'autre côté du canal dit de communication.
Le même danger est présent hors de l'Internet également. Mais on ne peut nier que plus la mise hors contexte est totale et aisée - et le Net est un véritable moteur de décontextualisation - plus il est difficile de rester fidèle à la profondeur, dans la vraie vie, des personnes et des communautés à travers leurs nombreuses reconstructions. L'information, si fragmentée soit-elle, prend une existence propre.
On ne peut que déplorer un tel état de choses, parce que l'information n'est pas tant le début de la compréhension que sa fin. L'information représente le résidu final, abstrait, de ce qui était auparavant du savoir vivant. Dans l'historiette du basket-ball, c'est la réduction à un nombre muet de sauts vers le panier que seuls un poète, un psychologue, un ingénieur en mécanique, un analyste sportif, et un artiste, en combinant leur perspicacité, pourraient parvenir à saisir avec un tant soit peu de justice."
Stephen L. Talbott
Éditeur de Netfutur

Voici une citation qui illustre à la perfection le texte de Talbott : 

« C'est bien beau de lire dans les journaux qu'un concurrent vient de licencier 500 personnes. Mais il ne faut pas conclure hâtivement. Car, si au même moment, on apprend par un fournisseur que cette entreprise vient d'investir un million dans une nouvelle technologie, il suffit de recouper les informations pour comprendre qu'elle vient de faire un bond de productivité important. On peut alors réagir plus vite [en tant qu'entreprise concurrente].»
Simon Bureau, spécialiste consultant du renseignement corporatif, Revue Commerce, octobre 1998, p. 82.

Du social à l'économique, de la vraie vie à l'informationnel, même réduction. Du déroulement des actions et des événements au «savoir» statistique, lequel est à la base du savoir scolaire et académique moderne, il y aussi cette réduction qui est commandée par la culture gestionnaire de la société dite moderne.
2 . La vision du gestionnaire
Comme on pourra le constater à la lecture de ces extraits de L'essentiel du contrôle de la gestion (Paris, Éditions d'Organisation, 1998), les visions de gauche et de droite s'accordent bien sur le rôle actif de l'information. La culture de la bulle corporative, en vase clos, ressort très clairement de ce condensé de conseils et de règles destinées aux administrateurs de demain. Cette bulle corporative est aussi existentielle, elle participe de ce «closed world »dont nous donnions un aperçu dans un précédent numéro de Hermès. Relire aussi notre commentaire de Lucien Sfez sur l'expérience de la Géosphère dans le désert de l'Arizona.
La vision de l'information comme d'un instrument à la neutralité parfaite est «trop désincarnée pour correspondre à la réalité. En fait, le système d'information-instrument travaille sur des données, alors qu'un décideur humain travaille à partir d'informations dont il a communication (...) En conséquence, au lieu d'être un outil neutre, le système d'information pourra être considéré comme un moyen de fabrication de représentations de la réalité, ou même, de mise en scène de la réalité» (p. 43).
«Le contrôle devient en ce sens une construction de représentations partagées» (p. 53)
«L'environnement et l'organisation sont alors «mis en scène» au moyen de systèmes d'information, et les acteurs vont se voir évoluer dans d'autres rôles (ou d'autres costumes). Par exemple, un contrôleur de la SNCF peut-il avoir la même attitude face à un «usager» ou un «client» ? Un chef de gare peut-il agir de la même façon si l'activité de sa gare est mesurée en voyageurs-kilomètres ou en marge dégagée ? Insensiblement, peut-être, leurs actions vont en être affectées [le thème de l'apprentissage organisationnel se profile ici, dans le livre, PB], des inflexions de la stratégie pourront être suggérées, etc.» (p. 55)
Ainsi, «le système d'information est aussi un moyen de partager la même représentation de l'organisation, ce qui va favoriser la cohérence des actions et la convergence des objectifs» (p. 56)
Le système d'information constitue la base de la culture d'entreprise ; pour «pratiquer la standardisation des qualifications», «pratiquer un langage commun, la politique des ressources humaines des multinationales va s'efforcer de «brasser» les cadres : de la société-mère vers les filiales, et entre les filiales, de façon à affaiblir les différences nationales, à construire une culture de groupe, pour finalement obtenir des «managers» internationaux» (p. 147)
L'organisation de la production devient alors une fin sociale et politique, une dictature douce de l'organisation. Même dans l'économie du savoir «libérale». Et peut-être même surtout dans cette «nouvelle» économie.
«Only the organization can convert the specialized knowledge of the knowledge worker into performance», rappelle Peter Drucker aux premiers âges de l'Internet adulte («The Age of Social Transformation», The Atlantic Monthly, November 1994).
Qu'on se figure l'«organisation», dan tous ces écrits, transposée à l'échelle de la société, d'un continent, de la planète... N'y a-t-il pas une certaine ressemblance du système d'information (SI) comme concept théorique avec un réseau planétaire d'information ? 
Pierre Blouin

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Lettre sur le commerce des livres.
Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses règlements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire

Denis DIDEROT


N.B. Voir à la fin du texte pour lire la licence de reproduction



 

Vous désirez, monsieur, de connaître mes idées sur une affaire qui vous paraît très importante, et qui l'est. Je suis trop flatté de cette confiance pour ne pas y répondre avec la promptitude que vous exigez et l'impartialité que vous êtes en droit d'attendre d'un homme de mon caractère. Vous me croyez instruit, et j'ai en effet les connaissances que donne une expérience journalière, sans compter la persuasion scrupuleuse où je suis que la bonne foi ne suffit pas toujours pour excuser des erreurs. Je pense sincèrement que dans les discussions qui tiennent au bien général, il serait plus à propos de se taire que de s'exposer, avec les intentions les meilleures, à remplir l'esprit d'un magistrat d'idées fausses et pernicieuses.
Je vous dirai donc d'abord qu'il ne s'agit pas simplement ici des intérêts d'une communauté. Eh ! que m'importe qu'il y ait une communauté de plus ou de moins, à moi qui suis un des plus zélés partisans de la liberté prise sous l'acception la plus étendue, qui souffre avec chagrin de voir le dernier des talents gêné dans son exercice, une industrie, des bras donnés par la nature, et liés par des conventions, qui ai de tout temps été convaincu que les corporations étaient injustes et funestes, et qui en regarderais l'abolissement entier et absolu comme un pas vers un gouvernement plus sage ? Ce dont il s'agit, c'est d'examiner, dans l'état où sont les choses et même dans toute autre supposition, quels doivent être les suites des atteintes que l'on a données et qu'on pourrait encore donner à notre librairie; s'il faut souffrir plus longtemps les entreprises que des étrangers font sur son commerce; quelle liaison il y a entre ce commerce et la 1ittéraure; s'il est possible d'empirer l'un sans nuire à l'autre, et d'appauvrir le libraire sans ruiner l'auteur; ce que c'est que les privilèges de livres; si ces privilèges doivent être compris sous la dénomination générale et odieuse des autres exclusifs; s'il y a quelque fondement légitime à en limiter la durée et en refuser le renouvellement; quelle est la nature des fonds de la librairie; quels sont les titres de la possession d'un ouvrage que le libraire acquiert par la cession d'un littérateur; s'ils ne sont que momentanés, ou s'ils sont éternels. L'examen de ces différents points me conduira aux éclaircissements que vous me demandez sur d'autres. 
Mais avant tout, songez, monsieur, que sans parler de la légèreté indécente dans un homme public à dire, en quelque circonstance que ce soit, que si l'on vient à reconnaître qu'on a pris un mauvais parti, il n'y aura qu'à revenir sur ses pas et défaire ce que l'on aura fait, manière indigne et stupide de se jouer de l'état et de la fortune des citoyens, songez, dis-je, qu'il est plus fâcheux de tomber dans la pauvreté que d'être né dans la misère; que la condition d'un peuple abruti est pire que celle d'un peuple brute; qu'une branche de commerce égarée est une branche de commerce perdue; et qu'on fait en dix ans plus de mal qu'on n'en peut réparer en un siècle. Songez que plus les effets d'une mauvaise police sont durables, plus il est essentiel d'être circonspect, soit qu'il faille établir, soit qu'il faille abroger; et dans ce dernier cas, je vous demanderai s'il n'y aurait pas une vanité bien étrange, si l'on ne ferait pas une injure bien gratuite a ceux qui nous ont précédés dans le ministère, que de les traiter d'imbéciles sans s'être donné la peine de remonter à l'origine de leurs institutions, sans examiner les causes qui les ont suggérées, et sans avoir suivi les révolutions favorables ou contraires qu'elles ont éprouvées. Il me semble que c'est dans l'historique des lois et de tout autre règlement qu'il faut chercher les vrais motifs de suivre ou de quitter la ligne tracée; c'est aussi par là que je commencerai. Il faudra prendre les choses de loin; mais si je ne vous apprends rien, vous reconnaîtrez du moins que j'avais les notions préliminaires que vous me supposiez; ayez donc, monsieur, la complaisance de me suivre. Les premiers imprimeurs qui s'établirent en France travaillèrent sans concurrents, et ne tardèrent pas à faire une fortune honnête. Cependant, ce ne fut ni sur Homère, ni sur Virgile, ni sur quelque auteur de cette volée que l'imprimerie naissante s'essaya. On commença par de petits ouvrages de peu de valeur, de peu d'étendue et du goût d'un siècle barbare. Il est à présumer que ceux qui approchèrent nos anciens typographes, jaloux de consacrer les prémices de l'art à la science qu'ils professaient et qu'ils devaient regarder comme la seule essentielle, eurent quelque influence sur leur choix. Je trouverais tout simple qu'un capucin eût conseillé à Gutenberg de débuter par La Règle de saint François; mais indépendamment de la nature et du mérite réel d'un ouvrage, la nouveauté de l'invention, la beauté de l'exécution, la différence de prix d'un livre imprimé et d'un manuscrit, tout favorisait le prompt débit du premier. Après ces essais de l'art le plus important qu'on pût imaginer pour la propagation et la durée des connaissances humaines, essais que cet art n'offrait au public que comme des gages de ce qu'on en pouvait attendre un jour, qu'on ne dut pas rechercher longtemps, parce qu'ils étaient destinés à tomber dans le mépris à mesure qu'on s'éclairerait, et qui ne sont aujourd'hui précieusement recueillis que par la curiosité bizarre de quelques personnages singuliers qui préfèrent un livre rare à un bon livre, un bibliomane comme moi, un érudit qui s'occupe de l'histoire de la typographie, comme le professeur Schepfling, ont entrepris des ouvrages d'une utilité générale et d'un usage journalier. Mais ces ouvrages sont en petit nombre; occupant presque toutes les presses de l'Europe à la fois, ils devinrent bientôt communs, et le débit n'en était plus fondé sur l'enthousiasme d'un art nouveau et justement admiré. Alors peu de personnes lisaient; un traitant n'avait pas la fureur d'avoir une bibliothèque et n'enlevait pas à prix d'or et d'argent à un pauvre littérateur un livre utile à celui-ci. Que fit l'imprimeur ? Enrichi par ses premières tentatives et encouragé par quelques hommes éclairés, il appliqua ses travaux à des ouvrages estimés, mais d'un usage moins étendu. On goûta quelques-uns de ses ouvrages, et ils furent enlevés avec une rapidité proportionnée à une infinité de circonstances diverses; d'autres furent négligés, et il y en eut dont l'édition se fit en pure perte pour l'imprimeur. Mais le débit de ceux qui réussirent et la vente courante des livres nécessaires et journaliers compensèrent sa perte par des rentrées continuelles, et ce fut la ressource toujours présente de ces rentrées qui inspira l'idée de se faire un fonds. Un fonds de librairie est donc la possession d'un nombre plus ou moins considérable de livres propres à différents états de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lente des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais plus rapide des autres, favorise l'accroissement de la première possession. Lorsqu'un fonds ne remplit pas toutes ces conditions, il est ruineux. A peine la nécessité des fonds fut-elle connue que les entreprises se multiplièrent à l'infini, et bientôt les savants, qui ont été pauvres dans tous les temps, purent se procurer à un prix modique les ouvrages principaux en chaque genre. Tout est bien jusqu'ici, et rien n'annonce le besoin d'un règlement ni de quoi que ce soit qui ressemble à un code de librairie. Mais pour bien saisir ce qui suit, soyez persuadé, monsieur, que ces livres savants et d'un certain ordre n'ont eu, n'ont et n'auront jamais qu'un petit nombre d'acheteurs, et que sans le faste de notre siècle, qui s'est malheureusement répandu sur toute sorte d'objets, trois ou quatre éditions même des oeuvres de Corneille, de Racine, de Voltaire suffiraient pour la France entière; combien en faudrait-il moins de Bayle, de Moréri, de Pline, de Newton et d'une infinité d'autres ouvrages ! Avant ces jours d'une somptuosité qui s'épuise sur les choses d'apparat aux dépens des choses utiles, la plupart des livres étaient dans le cas de ces derniers, et c'était la rentrée continue des ouvrages communs et journaliers, jointe au débit d'un petit nombre d'exemplaires de quelques auteurs propres à certains états, qui soutenait le zèle des commerçants. Supposez les choses aujourd'hui comme elles étaient alors; supposez cette espèce d'harmonie subsistante de compensation d'effets difficiles et d'effets courants et brûlez le code de la librairie: il est inutile. 
Mais l'industrie d'un particulier n'a pas plus tôt ouvert une route nouvelle que la foule s'y précipite. Bientôt les imprimeries se multiplièrent, et ces livres de première nécessité et d'une utilité générale, ces efforts dont le débit continuel et les rentrées journalières fomentaient l'émulation du libraire devinrent si communs et d'une si pauvre ressource qu'il fallut plus de temps pour en débiter un petit nombre que pour consommer l'édition entière d'un autre ouvrage. Le profit des effets courants devint presque nul, et le commerçant ne retrouva pas sur les effets sûrs ce qu'il perdait sur les premiers, parce qu'il n'y avait aucune circonstance qui pût en changer la nature et en étendre l'usage. Le hasard des entreprises particulières ne fut plus balancé par la certitude des autres, et une ruine presque évidente conduisait insensiblement le libraire à la pusillanimité et à l'engourdissement, lorsqu'on vit paraître quelques-uns de ces hommes rares dont il sera fait mention à jamais dans l'histoire de l'imprimerie et des lettres, qui, animés de la passion de l'art et pleins de la noble et téméraire confiance que leur inspiraient des talents supérieurs, imprimeurs de profession, mais gens d'une littérature profonde, capables de faire face à la fois à toutes les difficultés, formèrent les projets les plus hardis et en seraient sortis avec honneur et profit sans un inconvénient que vous soupçonnez sans doute, et qui nous avance d'un pas vers la triste nécessité de recourir à l'autorité dans une affaire de commerce. Dans l'intervalle, les disputes des fanatiques, qui font toujours éclore une infinité d'ouvrages éphémères, mais d'un débit rapide, remplacèrent pour un moment les anciennes rentrées qui s'étaient éteintes. Le goût qui renaît quelquefois chez un peuple pour un certain genre de connaissances, mais qui ne renaît jamais qu'au déclin d'un autre goût qui cesse, comme nous avons vu de nos jours la fureur de l'histoire naturelle succéder à celle des mathématiques, sans que nous sachions quelle est la science qui étouffera le goût régnant, cette effervescence subite tira peut-être des magasins quelques productions qui y pourrissaient; mais elle en condamna presque un égal nombre d'autres à y pourrir à leur place. Et puis les disputes religieuses s'apaisent, on se refroidit bientôt sur les ouvrages polémiques, on en sent le vide, on rougit de l'importance qu'on y mettait. Le temps qui produit les artistes singuliers et hardis est court; et ceux dont je vous parlais ne tardèrent pas à connaître le péril des grandes entreprises, lorsqu'ils virent des hommes avides et médiocres tromper tout à coup l'espoir de leur industrie et leur enlever le fruit de leurs travaux. 

En effet, les Estienne, les Morel et autres habiles imprimeurs n'avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient préparé à grands frais une édition et dont l'exécution et le bon choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réimprimé par des incapables qui n'avaient aucun de leurs talents, qui, n'ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans avoir couru aucun de leurs hasards. Qu'en arriva-t- il ? Ce qui devait en arriver et ce qui en arrivera dans tous les temps. La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse; il fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moitié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefaçon était inférieure à l'édition originale, comme c'était le cas ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix; l'indigence de l'homme de lettres, condition fâcheuse à laquelle on revient toujours, préférait l'édition moins chère à la meilleure. Le contrefacteur n'en devenait guère plus riche, et l'homme entreprenant et habile, écrasé par l'homme inepte et rapace qui le privait inopinément d'un gain proportionné à ses soins, à ses dépenses, à sa main-d'œuvre et aux risques de son commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage . Il ne s'agit pas, monsieur, de se perdre dans des spéculations à perte de vue et d'opposer des raisonnements vagues à des faits et à des plaintes qui sont devenus le motif d'un code particulier. Voilà l'histoire des premiers temps de l'art typographique et du commerce de librairie, image fidèle des nôtres et causes premières d'un règlement dont vous avez déjà prévu l'origine. Dites-moi, monsieur, fallait-il fermer l'oreille aux plaintes des vexés, les abandonner à leur découragement, laisser subsister l'inconvénient et en attendre le remède du temps qui débrouille quelquefois de lui-même des choses que la prudence humaine achève de gâter ? Si cela est, négligeons l'étude du passé; attendons paisiblement la fin d'un désordre de sa propre durée, et abandonnons-nous à la discrétion du temps à venir, qui termine tout, à la vérité, mais qui termine tout bien ou mal, et, selon toute apparence, plus souvent mal que bien, puisque les hommes, malgré leur paresse naturelle, ne s'en sont pas encore tenus à cette politique si facile et si commode qui rend superflus les hommes de génie et les grands ministres. 
Il est certain que le public paraissait profiter de la concurrence, qu'un littérateur avait pour peu de chose un livre mal conditionné, et que l'imprimeur habile, après avoir lutté quelque temps contre la longueur des rentrées et le malaise qui en était la suite, se déterminait communément à abaisser le prix du sien. Il serait trop ridicule aussi de supposer que le magistrat préposé à cette branche de commerce ne connût pas cet avantage et qu'il l'eût négligé, s'il eût été aussi réel qu'il le paraît au premier coup d'œil; mais ne vous trompez pas, monsieur, il reconnut bientôt qu'il n'était que momentané et qu'il tournait au détriment de la profession découragée et au préjudice des littérateurs et des lettres. L'imprimeur habile sans récompense, le contrefacteur injuste sans fortune, se trouvèrent également dans l'impossibilité de se porter a aucune grande entreprise, et il vint un moment où parmi un assez grand nombre de commerçants, on en aurait vainement cherché deux qui osassent se charger d'un in-folio. C'est la même chose à présent; la communauté des libraires et imprimeurs de Paris est composée de trois cent soixante commerçants; je mets en fait qu'on n'en trouverait pas dix plus entreprenants. J'en appelle aux bénédictins, aux érudits, aux théologiens, aux gens de lois, aux antiquaires, à tous ceux qui travaillent à de longs ouvrages et à de volumineuses collections; et si nous voyons aujourd'hui tant d'ineptes rédacteurs de grands livres à des petits, tant de feuillistes, tant d'abréviateurs, tant d'esprits médiocres occupés, tant d'habiles gens oisifs, c'est autant l'effet de l'indigence du libraire privé par les contrefaçons et une multitude d'autres abus de ses rentrées journalières, et réduit à l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage important et d'une vente longue et difficile, que de la paresse et de l'esprit superficiel du siècle. Ce n'est pas un commerçant qui vous parle, c'est un littérateur que ses confrères ont quelquefois consulté sur l'emploi de leurs talents. Si je leur proposais quelque grande entreprise, ils ne me répondraient pas: " Qui est-ce qui me lira ? Qui est-ce qui m'achètera ? " mais: " Quand mon livre sera fait, où est le libraire qui s'en chargera ? " La plupart de ces gens-là n'ont pas le sou, et ce qu'il leur faut à présent, c'est une méchante brochure qui leur donne bien vite de l'argent et du pain. En effet, je pourrais vous citer vingt grands et bons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d'avoir pu trouver un commerçant qui s'en chargeât, même à vil prix. Je vous disais tout à l'heure que l'imprimeur habile se déterminait communément à baisser son livre de prix; mais il s'en trouva d'opiniâtres qui prirent le parti contraire au hasard de périr de misère. 
Il est sur qu'ils faisaient la fortune du contrefacteur à qui ils envoyaient le grand nombre des acheteurs; mais qu'en arrivait-il à ceux-ci ? C'est qu'ils ne tardaient pas à se dégoûter d'une édition méprisable, qu'ils finissaient par se pourvoir deux fois du même livre, que le savant qu'on se proposait de favoriser était vraiment lésé, et que les héritiers de l'imprimeur habile recueillaient quelquefois après la mort de leur aïeul une petite portion du fruit de ses travaux. Je vous prie, monsieur, si vous connaissez quelque littérateur d'un certain âge, de lui demander combien de fois il a renouvelé sa bibliothèque et par quelle raison. On cède à sa curiosité et à son indigence dans le premier moment, mais c'est toujours le bon goût qui prédomine et qui chasse du rayon la mauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoi qu'il en soit, tous ces imprimeurs célèbres dont nous recherchons à présent les éditions, qui nous étonnent par leurs travaux et dont la mémoire nous est chère, sont morts pauvres; et ils étaient sur le point d'abandonner leurs caractères et leurs presses, lorsque la justice du magistrat et la libéralité du souverain vinrent à leur secours. Placés entre le goût qu'ils avaient pour la science et pour leur art, et la crainte d'être ruinés par d'avides concurrents, que firent ces habiles et malheureux imprimeurs ? Parmi les manuscrits qui restaient, ils en choisirent quelques-uns dont l'impression pût réussir; ils en préparèrent l'édition en silence; ils l'exécutèrent, et, pour parer autant qu'ils pouvaient à la contrefaçon qui avait commencé leur ruine et qui l'aurait consommée, lorsqu'ils furent sur le point de la publier, ils sollicitèrent auprès du monarque et en obtinrent un privilège exclusif pour leur entreprise. Voilà, monsieur, la première ligne du code de la librairie et son premier règlement. Avant que d'aller plus loin, monsieur, ne puis-je pas vous demander ce que vous improuvez dans la précaution du commerçant ou dans la faveur du souverain ? " Cet exclusif, me répondrez-vous, était contre le droit commun. -- J'en conviens. -- Le manuscrit pour lequel il était accordé n'était pas le seul qui existât, et un autre typographe en possédait ou pouvait s'en procurer un semblable. -- Cela est vrai, mais à quelques égards seulement, car l'édition d'un ouvrage, surtout dans ces premiers temps, ne supposait pas seulement la possession d'un manuscrit, mais la collation d'un grand nombre, collation longue, pénible, dispendieuse; cependant je ne vous arrêterai point, je ne veux pas être difficultueux. Or, ajoutez-vous, il devait paraître dur de concéder à l'un ce que l'on refusait à un autre. Cela le parut aussi, quoique ce fût le cas ou jamais de plaider la cause du premier occupant et d'une possession légitime, puisqu'elle était fondée sur des risques, des soins et des avances. Cependant pour que la dérogation au droit commun ne fût pas excessive, on jugea à propos de limiter le temps de l'exclusif. Vous voyez que le ministère, procédant avec quelque connaissance de cause, répondait en partie à vos vues; mais ce que vous ne voyez peut-être pas et ce qu'il n'aperçut pas d'abord, c'est que loin de protéger l'entrepreneur, il lui tendait un piège. Oui, monsieur, un piège, et vous allez en juger. 
Il n'en est pas d'un ouvrage comme d'une machine dont l'essai constate l'effet, d'une invention qu'on peut vérifier en cent manières, d'un secret dont le succès est éprouvé. Celui même d'un livre excellent dépend, au moment de l'édition, d'une infinité de circonstances raisonnables ou bizarres que toute la sagacité de l'intérêt ne saurait prévoir. 
Je suppose que L'Esprit des lois fût la première production d'un auteur inconnu et relégué par la misère à un quatrième étage; malgré toute l'excellence de cet ouvrage, je doute qu'on en eût fait trois éditions, et il y en a peut-être vingt. Les dix-neuf vingtièmes de ceux qui l'ont acheté sur le nom, la réputation, l'état et les talents de l'auteur, et qui le citent sans cesse sans l'avoir lu et sans l'avoir entendu, le connaîtraient à peine de nom. Et combien d'auteurs qui n'ont obtenu la célébrité qu'ils méritaient que longtemps après leur mort ? C'est le sort de presque tous les hommes de génie. Ils ne sont pas à la portée de leur siècle. Ils écrivent pour la génération suivante. Quand est-ce qu'on va rechercher leurs productions chez le libraire ? C'est quelque trentaine d'années après qu'elles sont sorties de son magasin pour aller chez le cartonnier. En mathématiques, en chimie, en histoire naturelle, en jurisprudence, en un très grand nombre de genres particuliers, il arrive tous les jours que le privilège est expiré que l'édition n'est pas à moitié consommée. Or, vous concevez que ce qui est à présent a dû être autrefois, et sera toujours. Quand on eut publié la première édition d'un ancien manuscrit, il arriva souvent à la publication d'une seconde que le restant de la précédente tombait en pure perte pour le privilégié. Il ne faut pas imaginer que les choses se fassent sans cause, qu'il n'y ait d'hommes sages qu'au temps où l'on vit, et que l'intérêt public ait été moins connu ou moins cher à nos prédécesseurs qu'à nous. Séduits par des idées systématiques, nous attaquons leur conduite, et nous sommes d'autant moins disposés à reconnaître leur prudence, que l'inconvénient auquel ils ont remédié par leur police ne nous frappe plus. De nouvelles représentations de l'imprimeur sur les limites trop étroites de son privilège furent portées au magistrat, et donnèrent lieu à un nouveau règlement, ou à une modification nouvelle du premier. N'oubliez pas, monsieur, qu'il est toujours question de manuscrits de droit commun. On pesa les raisons du commerçant et l'on conclut à lui accorder un second privilège à l'expiration du premier. Je vous laisse à juger si l'on empirait les choses au lieu de les améliorer, mais il faut que ce soit l'un ou l'autre. C'est ainsi qu'on s'avançait peu à peu à la perpétuité et à l'immutabilité du privilège; et il est évident que, par ce second pas, on se proposait de pourvoir à l'intérêt légitime de l'imprimeur, à l'encourager, à lui assurer un sort, à lui et à ses enfants, à l'attacher à son état, et à le porter aux entreprises hasardeuses, en en perpétuant le fruit dans sa maison et dans sa famille: et je vous demanderai si ces vues étaient saines, ou si elles ne l'étaient pas. Blâmer quelque institution humaine parce qu'elle n'est pas d'une bonté générale et absolue, c'est exiger qu'elle soit divine; vouloir être plus habiles que la Providence qui se contente de balancer les biens par les maux, plus sages dans nos conventions que la nature dans ses lois, et troubler l'ordre du tout par le cri d'un atome qui se croit choqué rudement. Cependant cette seconde faveur s'accorda rarement; il y eut une infinité de réclamations aveugles ou éclairées, comme il vous plaira de les appeler pour ce moment. La grande partie des imprimeurs qui, dans ce corps, ainsi que dans les autres, est plus ardente à envahir les ressources de l'homme inventif et entreprenant qu'habile à en imaginer, privée de l'espoir de se jeter sur la dépouille de ses confrères, poussa les hauts cris; on ne manqua pas, comme vous pensez bien, de mettre en avant la liberté du commerce blessée et le despotisme de quelques particuliers prêt à s'exercer sur le public et sur les savants; on présenta à l'Université et aux parlements l'épouvantail d'un monopole littéraire, comme si un libraire français pouvait tenir un ouvrage à un prix excessif sans que l'étranger attentif ne passât les jours et les nuits à le contrefaire et sans que l'avidité de ses confrères recourût aux mêmes moyens, et cela, comme on n'en a que trop d'exemples, au mépris de toutes les lois afflictives, qu'un commerçant ignorât que son véritable intérêt consiste dans la célérité du débit et le nombre des éditions, et qu'il ne sentît pas mieux que personne ses hasards et ses avantages. Ne dirait-on pas, s'il fallait en venir à cette extrémité, que celui qui renouvelle le privilège ne soit pas le maître de fixer le prix de la chose ? Mais il est d'expérience que les ouvrages les plus réimprimés sont les meilleurs, les plus achetés, vendus au plus bas prix, et les instruments les plus certains de la fortune du libraire. Cependant ces cris de la populace du corps, fortifiés de ceux de l'Université, furent entendus des parlements qui crurent apercevoir dans la loi nouvelle la protection injuste d'un petit nombre de particuliers aux dépens des autres; et voilà arrêts sur arrêts contre la prorogation des privilèges; mais permettez, monsieur, que je vous rappelle encore une fois, à l'acquit des parlements, que ces premiers privilèges n'avaient pour objet que les anciens ouvrages et les premiers manuscrits, c'est-à-dire des effets qui, n'appartenant pas proprement à aucun acquéreur, étaient de droit commun. Sans cette attention, vous confondriez des objets fort différents. Un privilège des temps dont je vous parle ne ressemble pas plus à un privilège d'aujourd'hui qu'une faveur momentanée, une grâce libre et amovible à une possession personnelle, une acquisition fixe, constante et inaliénable sans le consentement exprès du propriétaire. C'est une distinction à laquelle vous pouvez compter que la suite donnera toute la solidité que vous exigez. 
Au milieu du tumulte des guerres civiles qui désolèrent le royaume sous les règnes des fils d'Henri Second, l'imprimerie, la librairie et les lettres, privées de la protection et de la bienfaisance des souverains, demeurèrent sans appui, sans ressources et presque anéanties; car qui est-ce qui a l'âme assez libre pour écrire, pour lire entre des épées nues ? Kerver, qui jouissait dès 1563 du privilège exclusif pour les Usages romains réformés selon le concile de Trente, et qui en avait obtenu deux continuations de six années chacune, fut presque le seul en état d'entreprendre un ouvrage important. A la mort de Kerver, qui arriva en 1583, une compagnie de cinq libraires, qui s'accrut ensuite de quelques associés, soutenue de ce seul privilège, qui lui fut continué à diverses reprises dans le cours d'un siècle, publia un nombre d'excellents livres. C'est à ces commerçants réunis ou séparés que nous devons les ouvrages connus sous le titre de la Navire, ces éditions grecques qui honorent l'imprimerie française, dont on admire l'exécution, et parmi lesquelles, malgré les progrès de la critique et de la typographie, il en reste plusieurs qu'on recherche et qui sont de prix. Voilà des faits sur lesquels je ne m'étendrai point et que j'abandonne à vos réflexions. Cependant ce privilège des Usages fut vivement revendiqué par le reste de la communauté, et il y eut différents arrêts qui réitérèrent la proscription de ces sortes de prorogations de privilèges. Plus je médite la conduite des tribunaux dans cette contestation, moins je me persuade qu'ils entendissent bien nettement l'état de la question. Il s'agissait de savoir si en mettant un effet en commun, on jetterait le corps entier de la librairie dans un état indigent, ou si en laissant la jouissance exclusive aux premiers possesseurs, on réserverait quelques ressources aux grandes entreprises; cela me semble évident. En prononçant contre les prorogations, le Parlement fut du premier avis; en les autorisant, le Conseil fut du second, et les associés continuèrent à jouir de leur privilège. Il y a plus. Je vous prie, monsieur, de me suivre. Le chancelier Séduire, homme de lettres et homme d'État, frappé de la condition misérable de la librairie, et convaincu que si la compagnie des Usages avait tenté quelque entreprise considérable, c'était au bénéfice de son privilège qu'on le devait, loin de donner atteinte à cette ressource, imagina de l'étendre à un plus grand nombre d'ouvrages dont la possession sûre et continue pût accroître le courage avec l'aisance du commerçant, et voici le moment où la police de la librairie va faire un nouveau pas, et que les privilèges changent tout à fait de nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussi disparu ! Ce n'était plus alors sur des manuscrits anciens et de droit commun que les éditions se faisaient; ils étaient presque épuisés, et l'on avait déjà publié des ouvrages d'auteurs contemporains qu'on avait crus dignes de passer aux nations éloignées et aux temps à venir, et qui promettaient au libraire plusieurs éditions. Le commerçant en avait traité avec le littérateur; en conséquence, il en avait sollicité en chancellerie les privilèges, et à l'expiration de ces privilèges leur prorogation ou renouvellement. L'accord entre le libraire et l'auteur contemporain se faisait alors comme aujourd'hui: l'auteur appelait le libraire et lui proposait son ouvrage; ils convenaient ensemble du prix, de la forme et des autres conditions. Ces conditions et ce prix étaient stipulés dans un acte sous seing privé par lequel l'auteur cédait à perpétuité et sans retour son ouvrage au libraire et à ses ayants cause. Mais, comme il importait à la religion, aux mœurs et au gouvernement qu'on ne publiât rien qui pût blesser ces objets respectables, le manuscrit était présenté au chancelier ou à son substitut, qui nommait un censeur de l'ouvrage, sur l'attestation duquel l'impression en était permise ou refusée. Vous imaginez sans doute que ce censeur devait être quelque personnage grave, savant, expérimenté, un homme dont la sagesse et les lumières répondissent à l'importance de sa fonction. Quoi qu'il en soit, si l'impression du manuscrit était permise, on délivrait au libraire un titre qui retint toujours le nom de privilège, qui l'autorisait à publier l'ouvrage qu'il avait acquis et qui lui garantissait, sous des peines spécifiées contre le perturbateur, la jouissance tranquille d'un bien dont l'acte sous seing privé, signé de l'auteur et de lui, lui transmettait la possession perpétuelle. L'édition publiée, il était enjoint au libraire de représenter son manuscrit qui seul pouvait constater l'exacte conformité de la copie et de l'original et accuser ou excuser le censeur. 
Le temps du privilège était limité, parce qu'il en est des ouvrages ainsi que des lois, et qu'il n'y a peut-être aucune doctrine, aucun principe, aucune maxime dont il convienne également d'autoriser en tout temps la publicité. 
Le temps du premier privilège expiré, si le commerçant en sollicitait le renouvellement, on le lui accordait sans difficulté. Et pourquoi lui en aurait-on fait ? Est-ce qu'un ouvrage n'appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? Est-ce qu'il n'en peut aliéner à jamais la propriété ? Est-ce qu'il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût, de dépouiller celui qui a librement substitué à son droit ? Est-ce que ce substitué ne mérite pas pour ce bien toute la protection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre les autres sortes d'usurpateurs ? Si un particulier imprudent ou malheureux a acquis à ses risques et fortunes un terrain empeste, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre de défendre à l'acquéreur de l'habiter; mais sain ou empesté, la propriété lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d'injustice qui ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d'en transférer l'usage et la propriété à un autre. Mais je reviendrai sur ce point qui est la base solide ou ruineuse de la propriété du libraire. Cependant en dépit de ces principes qu'on peut regarder comme les éléments de la jurisprudence sur les possessions et les acquisitions, le Parlement continua d'improuver par ses arrêts les renouvellements et prorogations de privilèges, sans qu'on en puisse imaginer d'autre raison que celle-ci: c'est que n'étant pas suffisamment instruit de la révolution qui s'était faite dans la police de la librairie et la nature des privilèges, l'épouvantail de l'exclusif le révoltait toujours. Mais le Conseil, plus éclairé, j'ose le dire, distinguant avec raison l'acte libre de l'auteur et du libraire, du privilège de la chancellerie, expliquait les arrêts du Parlement et en restreignait l'exécution aux livres anciens qu'on avait originairement publiés d'après des manuscrits communs, et continuait à laisser et à garantir aux libraires la propriété de ceux qu'ils avaient légitimement acquis d'auteurs vivants ou de leurs héritiers. Mais l'esprit d'intérêt n'est pas celui de l'équité. Ceux qui n'ont rien ou peu de chose sont tout prêts à céder le peu ou le rien qu'ils ont pour le droit de se jeter sur la fortune de l'homme aisé. Les libraires indigents et avides étendirent contre toute bonne foi les arrêts du Parlement à toutes sortes de privilèges, et se crurent autorisés à contrefaire indistinctement et les livres anciens et les livres nouveaux lorsque ces privilèges étaient expirés, alléguant selon l'occasion, ou la jurisprudence du Parlement, ou l'ignorance de la prorogation du privilège . De là une multitude de procès toujours jugés contre le contrefacteur, mais presque aussi nuisibles au gagnant qu'au perdant, rien n'étant plus contraire à l'assiduité que demande le commerce que la nécessité de poursuivre ses droits devant les tribunaux. Mais la conduite d'une partie de ces libraires qui, par l'attrait présent d'usurper une partie de la fortune de leurs confrères, abandonnait celle de leur postérité à l'usurpation du premier venu, ne vous paraît-elle pas bien étrange ? Vous conviendrez, monsieur, que ces misérables en usaient comme des gens dont les neveux et les petits-neveux étaient condamnés à perpétuité à être aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j'aime mieux suivre l'histoire du code de la librairie et de l'institution des privilèges que de me livrer à des réflexions affligeantes sur la nature de l'homme. Pour étouffer ces contestations de libraires à libraires qui fatiguaient le Conseil et la chancellerie ', le magistrat défendit verbalement à la communauté de rien imprimer sans lettres-privilèges du grand sceau. La communauté, c'est-à-dire la partie misérable, fit des remontrances; mais le magistrat tint ferme; il étendit même son ordre verbal jusqu'aux livres anciens, et le Conseil, statuant en conséquence de cet ordre sur les privilèges et leurs continuations par lettres patentes du 20 décembre 1649, défendit d'imprimer aucun livre sans privilège du roi, donna la préférence au libraire qui aurait obtenu le premier des lettres de continuation accordées à plusieurs, proscrivit les contrefaçons, renvoya les demandes de continuations à l'expiration des privilèges, restreignit ces demandes à ceux à qui les privilèges auraient été premièrement accordés, permit à ceux-ci de les faire renouveler quand ils en aviseraient bon être, et voulut que toutes les lettres de privilèges et de continuations fussent portées sur le registre de la communauté que le syndic serait tenu de représenter à la première réquisition, pour qu'à l'avenir on n'en prétendît cause d'ignorance, et qu'il n'y eût aucune concurrence frauduleuse ou imprévue à l'obtention d'une même permission. Après cette décision, ne vous semble-t-il pas, monsieur, que tout devait être fini, et que le ministère avait pourvu, autant qu'il était en lui, à la tranquillité des possesseurs ? Mais la partie indigente et rapace de la communauté fit les derniers efforts contre les liens nouveaux qui arrêtaient ses mains. Vous serez peut-être surpris qu'un homme à qui vous ne refusez pas le titre de compatissant, s'élève contre les indigents. Monsieur, je veux bien faire l'aumône, mais je ne veux pas qu'on me vole; et si la misère excuse l'usurpation, où en sommes-nous ? 
Le père du dernier des Estienne, qui avait plus de tête que de fortune et pas plus de fortune que d'équité, fut élevé tumultuairement à la qualité de syndic par la cabale des mécontents. Dans cette place, qui lui donnait du poids, il poursuivit et obtint différents arrêts du Parlement qui l'autorisaient à assigner en la cour ceux à qui il serait accordé des continuations de privilèges, et parmi ces arrêts, celui du 7 septembre 1657 défend en général de solliciter aucune permission de réimprimer, s'il n'y a dans l'ouvrage augmentation d'un quart. 
Eh bien ! monsieur, connaissez-vous rien d'aussi bizarre ? J'avoue que je suis bien indigné de ces réimpressions successives qui réduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de sa valeur; mais faut-il qu'on empêche par cette considération un auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échappées, de retrancher le superflu, et de suppléer ce qui manque à son ouvrage ? Ne pourrait-on pas ordonner au libraire, à chaque réimpression nouvelle, de distribuer les additions, corrections, retranchements et changements à part ? Voilà une attention digne du magistrat, s'il aime vraiment les littérateurs, et des chefs de la librairie, s'ils ont quelque notion du bien public. Qu'on trouve une barrière à ce sot orgueil, à cette basse condescendance de l'auteur pour le libraire et au brigandage de celui-ci. N'est-il pas criant que pour une ligne de plus ou de moins, une phrase retournée, une addition de deux lignes, une note bonne ou mauvaise, on réduise presque à rien un ouvrage volumineux qui m'a coûté beaucoup d'argent ? Suis-je donc assez riche pour qu'on puisse multiplier à discrétion mes pertes et ma dépense ? Et que m'importe que les magasins du libraire se remplissent ou se vident, si ma bibliothèque dépérit de jour en jour, et s'il me ruine en s'enrichissant ? Pardonnez, monsieur, cet écart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages de prix dont il a été obligé d'acheter quatre éditions différentes en vingt ans, et à qui, sous une autre police, il en aurait coûté la moitié moins pour avoir deux fois plus de livres. Après un schisme assez long, la communauté des libraires se réunit et fit le 27 août 1660 un résultat par lequel il fut convenu, à la pluralité des voix, que ceux qui obtiendront privilège ou continuation de privilège, même d'ouvrages publiés hors du royaume, en jouiront exclusivement. Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misère et l'aisance ? Faut-il s'être pénétré de principes de justice bien sévères pour sentir que la contrefaçon est un vol ? Si un contrefacteur mettait sous presse un ouvrage dont le manuscrit lui eût coûté beaucoup d'argent et dont le ministère lui eût en conséquence accordé la jouissance exclusive, et se demandait à lui-même s'il trouverait bon qu'on le contrefît, que se répondrait-il ? Ce cas est si simple que je ne supposerai jamais qu'avec la moindre teinture d'équité, un homme en place ait eu d'autres idées que les miennes. Cependant les contrefaçons continuèrent, surtout dans les provinces où l'on prétextait l'ignorance des continuations accordées, et où l'on opposait les décisions du Parlement au témoignage de sa conscience. Les propriétaires poursuivaient les contrefacteurs, mais le châtiment qu'ils en obtinrent les dédommagea-t-il du temps et des sommes qu'ils avaient perdus et qu'ils auraient mieux employés ? Le Conseil, qui voyait sa prudence éludée, n'abandonna pas son plan. Combien la perversité des méchants met d'embarras aux choses les plus simples, et qu'il faut d'opiniâtreté et de réflexions pour parer a ces subterfuges ! M. d'Ormesson enjoignit à la communauté, le 8 janvier 1665, de proposer des moyens efficaces, si elle en connaissait, de terminer toutes les contestations occasionnées par les privilèges et les continuations de privilèges. 
Estienne, cet antagoniste si zélé des privilégiés, avait changé de parti; on avait un certificat de sa main daté du 23 octobre 1664, que les privilèges des vieux livres et la continuation de privilèges des nouveaux étaient nécessaires à l'intérêt public. On produisit ce titre d'ignorance ou de mauvaise foi dans l'instance de Josse, libraire de Paris, contre Malassis, libraire de Rouen, contrefacteur du Busée et du Beuvelet. Les communautés de Rouen et de Lyon étaient intervenues dans cette affaire; le Conseil jugea l'occasion propre à manifester positivement ses intentions: Malassis fut condamné aux peines portées par les règlements, et les dispositions des lettres patentes du 20 décembre 1649 furent renouvelées par un arrêt du 27 février 1665, qui enjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d'obtenir des continuations de privilèges de les solliciter un an avant l'expiration, et déclara qu'on ne pourrait demander aucune lettre de privilège ou de continuation pour imprimer les auteurs anciens, à moins qu'il n'y eût augmentation ou correction considérable, et que les continuations de privilèges seraient signifiées à Lyon, Rouen, Toulouse, Bordeaux et Grenoble, signification qui s'est rarement faite. Chaque libraire, soit de Paris, soit de province, étant tenu à l'enregistrement de ses privilèges et continuations à la chambre syndicale de Paris, le syndic a, par ce moyen, connaissance des privilèges et continuations antérieurement accordés; et cet officier peut toujours refuser l'enregistrement des privilèges et des continuations postérieurs et en donner avis aux intéressés, sur l'opposition desquels le poursuivant se désiste, ou procède au Conseil. 
Voilà donc l'état des privilèges devenu constant, et les possesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une permission de publier dont ils sollicitent la continuation autant de fois qu'il convient à leur intérêt, et transmettant leurs droits à d'autres à titre de vente, d'hérédité ou d'abandon, comme on l'avait pratiqué dans la compagnie des Usages pendant un siècle entier. 
Ce dernier règlement fut d'autant plus favorable à la librairie que, les évêques commençant à faire des Usages particuliers pour leurs diocèses, les associés pour l'Usage romain, qui cessait d'être universel, se séparèrent, laissèrent aller à l'étranger cette branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avec une sorte de distinction, et furent obligés, par les suites d'une spéculation mal entendue, de se pourvoir de ces mêmes livres d'Usages auprès de ceux qu'ils en fournissaient auparavant; mais les savants qui illustrèrent le siècle de Louis XIV rendirent cette perte insensible. 
Comptez un peu, monsieur, sur la parole d'un homme qui a examiné les choses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savants, mais plus encore peut-être à la propriété des acquisitions et à la permanence inaltérable des privilèges, qu'on dut les cinquante volumes in-folio et plus de la collection des Pères de l'Église par les révérends pères bénédictins, les vingt volumes in-folio des Antiquités du père de Montfaucon, les quatorze volumes in-folio de Martène, l'Hippocrate de Chartier grec et latin, en neuf volumes in-folio, les six volumes in-folio du Glossaire de Ducange, les neuf volumes in-folio de l'Histoire généalogique, les dix volumes in- folio de Cujas, les cinq volumes in-folio de Dumoulin, les belles éditions du Rousseau, du Molière, du Racine, en un mot tous les grands livres de théologie, d'histoire, d'érudition, de littérature et de droit. En effet, sans les rentrées journalières d'un autre fonds de librairie, comment aurait-on formé ces entreprises hasardeuses ? Le mauvais succès d'une seule a quelquefois suffi pour renverser la fortune la mieux assurée; et sans la sûreté des privilèges qu'on accordait, et pour ces ouvrages pesants, et pour d'autres dont le courant fournissait à ces tentatives, comment auront-on osé s'y livrer quand on l'aurait pu ? Le Conseil, convaincu par expérience de la sagesse de ses règlements, les soutint et les a soutenus jusqu'à nos jours par une continuité d'arrêts qui vous sont mieux connus qu'à moi. 
M. L'abbé Daguesseau, placé à la tête de la librairie, n'accorda jamais de privilège à d'autres qu'à ceux qui en étaient revêtus, sans un désistement exprès. 
Le droit de privilège, une fois accordé, ne s'éteignit pas même à son expiration: l'effet en fut prolongé jusqu'à l'entière consommation des éditions. 
Plusieurs arrêts, et spécialement celui du Conseil du 10 janvier prononça contre des libraires de Toulouse la confiscation de livres qu'ils avaient contrefaits après l'expiration des privilèges. Le motif de la confiscation fut qu'il se trouvait de ces livres en nombre dans les magasins des privilégiés, et ce motif, qui n'est pas le seul, est juste. Un commerçant n'est-il pas assez grevé par l'oisiveté de ses fonds qui restent en piles dans un magasin, sans que la concurrence d'un contrefacteur condamne ces piles à l'immobilité ou à la rame ? N'est-ce pas le privilégié qui a acquis le manuscrit de l'auteur et qui l'a payé ? Qui est-ce qui est propriétaire ? Qui est-ce qui l'est plus légitimement ? N'est-ce pas sous la sauvegarde qu'on lui a donnée, sous la protection dont il a le titre signé de la main du souverain, qu'il a consommé son entreprise ? S'il est juste qu'il jouisse, n'est-il pas injuste qu'il soit spolié et indécent qu'on le souffre ? Telles sont, monsieur, les lois établies sur les privilèges; c'est ainsi qu'elles se sont formées. Si on les a quelquefois attaquées, elles ont été constamment maintenues, si vous en exceptez une seule circonstance récente. Par un arrêt du 14 septembre 1761, le Conseil a accordé aux descendantes de notre immortel La Fontaine le privilège de ses Fables, Il est beau sans doute à un peuple d'honorer la mémoire de ses grands hommes dans leur postérité. C'est un sentiment trop noble, trop généreux, trop digne de moi, pour qu'on m'entende le blâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison de Pindare au milieu des ruines de la patrie de ce poète, et l'histoire a consacré ce trait aussi honorable au conquérant qu'aux lettres. Mais si Pindare, pendant sa vie, eût vendu sa maison à quelque Thébain, croyez-vous qu'Alexandre eût déchiré le contrat de vente et chassé le légitime propriétaire ? On a supposé que le libraire n'avait aucun titre de propriété, et je suis tout à fait disposé à le croire; il n'est pas d'un homme de mon état de plaider la cause du commerçant contre la postérité de l'auteur; mais il est d'un homme juste de reconnaître la justice et de dire la vérité même contre son propre intérêt; et ce serait peut-être le mien de ne pas ôter à mes enfants, à qui je laisserai moins encore de fortune que d'illustration, la triste ressource de dépouiller mon libraire quand je ne serai plus. Mais s'ils ont jamais la bassesse de recourir à l'autorité pour commettre cette injustice, je leur déclare qu'il faut que les sentiments que je leur ai inspirés soient tout à fait éteints dans leurs cœurs, puisqu'ils foulent aux pieds pour de l'argent tout ce qu'il y a de sacré dans les lois civiles sur la possession; que je me suis cru et que j'étais apparemment le maître de mes productions bonnes ou mauvaises, que je les ai librement, volontairement aliénées, que j'en ai reçu Ie prix que j'y mettais, et que le quartier de vigne ou l'arpent de pré que je serai forcé de distraire encore à l'héritage de mes pères, pour fournir à leur éducation, ne leur appartient pas davantage. Qu'ils voient donc le parti qu'ils ont à prendre. Il faut, ou me déclarer insensé au moment où je transigeais, ou s'accuser de l'injustice la plus criante. 
Cette atteinte qui sapait l'état des libraires par ses fondements, répandit les plus vives alarmes dans tout le corps de ces commerçants. Les intéressés, qu'on spoliait en faveur des demoiselles La Fontaine, criaient que l'arrêt du Conseil n'avait été obtenu que sur un faux exposé. L'affaire semblait encore pendante à ce tribunal. Cependant on enjoignait par une espèce de règlement l'enregistrement de leur privilège à la chambre, nonobstant toute opposition. Cette circonstance acheva de déterminer la communauté, déjà disposée à faire des démarches par l'importance du fonds, à s'unir et à intervenir. On représenta que ce mépris de l'opposition était contraire à tout ce qui s'est jamais pratiqué pour les grâces du prince; qu'il ne les accorde que sauf le droit d'autrui; qu'elles n'ont de valeur qu'après l'enregistrement, qui suppose dans ceux à qui elles sont notifiées par cette voie l'examen le plus scrupuleux du préjudice qu'elles pourraient causer; que si, nonobstant cet examen des syndics et adjoints et la connaissance du tort que la bienveillance du souverain occasionnerait et les oppositions légitimes qui leur sont faites, ils passaient à l'enregistrement, ils iraient certainement contre l'intention du prince, qui n'a pas besoin et qui ne se propose jamais d'opprimer un de ses sujets pour en favoriser un autre; et que, dans le cas dont il s'agissait, il ôterait évidemment la propriété au possesseur pour la transférer au demandeur contre la maxime du droit. Franchement, monsieur, je ne sais ce qu'on peut répondre à ces représentations, et j'aime mieux croire qu'elles n'arrivent jamais aux oreilles du maître. C'est un grand malheur pour les souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité; c'est une cruelle satire de ceux qui les environnent que cette barrière impénétrable qu'ils forment autour de lui et qui l'en écarte. Plus je vieillis, plus je trouve ridicule de juger du bonheur d'un peuple par la sagesse de ses institutions. Eh ! à quoi servent ces institutions si sages, si elles ne sont pas observées ? Ce sont quelques belles lignes écrites pour l'avenir sur un feuillet de papier. Je m'étais proposé de suivre l'établissement des lois concernant les privilèges de la librairie depuis leur origine jusqu'au moment présent, et j'ai rempli cette première partie de ma tâche. Il me reste à examiner un peu plus strictement leur influence sur l'imprimerie, la librairie et la littérature, et ce que ces trois états auraient à gagner ou à perdre dans leur abolissent. Je me répéterai quelquefois, je reviendrai sur plusieurs points que j'ai touchés en passant, je serai plus long; mais peu m'importe pourvu que j'en devienne en même temps plus convaincant et plus clair. Il n'y a guère de magistrats, sans vous en excepter, monsieur, pour qui la matière ne soit toute neuve; mais vous savez, vous, que plus on a d'autorité, plus on a besoin de lumières. A présent, monsieur, que les faits vous sont connus, nous pouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrange, dans un temps où l'expérience et le bon sens concourent à démontrer que toute entrave est nuisible au commerce, que d'avancer qu'il n'y a que les privilèges qui puissent soutenir la librairie. Cependant rien n'est plus certain. Mais ne nous en laissons pas imposer par les mots. Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé. Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature. Mais vous avez vu par ce qui précède combien cette idée serait fausse: le libraire acquiert par un acte un manuscrit; le ministère, par une permission, autorise la publication de ce manuscrit, et garantit à l'acquéreur la tranquillité de sa possession. Qu'est-ce qu'il y a en cela de contraire à l'intérêt général ? Que fait-on pour le libraire qu'on ne fasse pour tout autre citoyen ? Je vous demande, monsieur, si celui qui a acheté une maison n'en a pas la propriété et la jouissance exclusive; si, sous ce point de vue, tous les actes qui assurent à un particulier la possession fixe et constante d'un effet quel qu'il soit ne sont pas des privilèges exclusifs; si, sous prétexte que le possesseur est suffisamment dédommagé du premier prix de son acquisition, il serait licite de l'en dépouiller; si cette spoliation ne serait pas l'acte le plus violent de la tyrannie, si cet abus du pouvoir tendant à rendre toutes les fortunes chancelantes, toutes les hérédités incertaines, ne réduirait pas un peuple à la condition de serfs et ne remplirait pas un État de mauvais citoyens. Car il est constant pour tout homme qui pense que celui qui n'a nulle propriété dans l'État, ou qui n'y a qu'une propriété précaire, n'en peut jamais être un bon citoyen. En effet, qu'est-ce qui l'attacherait à une glèbe plutôt qu'à une autre ? 
Le préjugé vient de ce qu'on confond l'état de libraire, la communauté des libraires, la corporation avec le privilège et le privilège avec le titre de possession, toutes choses qui n'ont rien de commun, non, rien, monsieur ! Eh ! détruisez toutes les communautés, rendez à tous les citoyens la liberté d'appliquer leurs facultés selon leur goût et leur intérêt, abolissez tous les privilèges, ceux même de la librairie, j'y consens; tout sera bien, tant que les lois sur les contrats de vente et d'acquisition subsisteront. 
En Angleterre, il y a des marchands de livres et point de communauté de libraires; il y a des livres imprimés et point de privilèges; cependant le contrefacteur y est déshonoré comme un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les livres imprimés en Angleterre; mais il est inouï qu'on ait contrefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres. C'est qu'on ne connaît point là la différence de l'achat d'un champ ou d'une maison à l'achat d'un manuscrit, et en effet il n'y en a point, si ce n'est peut-être en faveur de l'acquéreur d'un manuscrit. C'est ce que je vous ai déjà insinué plus haut, ce que les associés aux Fables de La Fontaine ont démontré dans leur mémoire, et je défie qu'on leur réponde. En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d'esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise, ne lui appartient pas ? Quelle comparaison entre l'homme, la substance même de l'homme, son âme, et le champ, le pré, l'arbre ou la vigne que la nature offrait dans le commencement également à tous, et que le particulier ne s'est approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l'auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ? Or le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l'acquéreur. Si je laissais à mes enfants le privilège de mes ouvrages, qui oserait les en spolier ? Si, forcé par leurs besoins ou par les miens d'aliéner ce privilège, je substituais un autre propriétaire à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes de la justice, lui contester sa propriété ? Sans cela, quelle serait la vile et misérable condition d'un littérateur ? Toujours en tutelle, on le traiterait comme un enfant imbécile dont la minorité ne cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne fait pas le miel pour elle; mais l'homme a-t-il le droit d'en user avec l'homme comme il en use avec l'insecte qui fait le miel ? 
Je le répète, l'auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n'est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l'auteur; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l'en empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un propriétaire de maison à laisser ses appartements vides. 
Monsieur, le privilège n'est rien qu'une sauvegarde accordée par le souverain pour la conservation d'un bien dont la défense, dénuée de son autorité expresse, excéderait souvent la valeur. Étendre la notion du privilège de libraire au-delà de ces bornes, c'est se tromper, c'est méditer l'invasion la plus atroce, se jouer des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de lettres ou leurs héritiers ou leurs ayants cause, gratifier par une partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, porter le trouble dans une infinité de familles tranquilles, ruiner ceux qui, sur la validité présumée d'après les règlements, ont accepté des effets de librairie dans des partages de succession, ou les forcer à rappeler à contribution leurs copartageants, justice qu'on ne pourrait leur refuser, puisqu'ils ont reçu ces biens sur l'autorité des lois qui en garantissaient la réalité; opposer les enfants aux enfants, les père et mère aux père et mère, les créanciers aux cessionnaires, et imposer silence à toute justice. Si une affaire de cette nature était portée au tribunal commun de la justice, si le libraire n'avait pas un supérieur absolu qui décide comme il lui plaît, quelle issue croyez-vous qu'elle aurait ? Tandis que je vous écrivais, j'ai appris qu'il y avait sur cet objet un mémoire imprimé d'un de nos plus célèbres jurisconsultes; c'est M. d'Hericourt. Je l'ai lu, et j'ai eu la satisfaction de voir que j'étais dans les mêmes principes que lui, et que nous en avions tiré l'un et l'autre les mêmes conséquences. Il n'est pas douteux que le souverain qui peut abroger des lois, lorsque les circonstances les ont rendues nuisibles, ne puisse aussi, par des raisons d'État, refuser la continuation d'un privilège; mais je ne pense pas qu'il y ait aucun cas imaginable où il ait le droit de la transférer ou de la partager. C'est la nature du privilège de la librairie méconnue, c'est la limitation de sa durée, c'est le nom même de privilège qui a exposé ce titre à la prévention générale et bien fondée qu'on a contre tout autre exclusif. S'il était question de réserver à un seul le droit inaliénable d'imprimer des livres en général, ou des livres sur une matière particulière, comme la théologie, la médecine, la jurisprudence ou l'histoire, ou des ouvrages sur un objet déterminé, tels que l'histoire d'un prince, le traité de l'œil, du foie ou d'une autre maladie, la traduction d'un auteur spécifié, une science, un art; si ce droit était un acte de la volonté arbitraire du prince, sans aucun fondement légitime que son bon plaisir, sa puissance, sa force, ou la prédilection d'un mauvais père qui détournerait les yeux de dessus ses autres enfants pour les arrêter sur un seul, de tels privilèges seraient évidemment opposés au bien général, au progrès des connaissances et à l'industrie des commerçants. 
Mais encore une fois, monsieur, ce n'est pas cela: il s'agit d'un manuscrit, d'un effet légitimement cédé, légitimement acquis, d'un ouvrage privilégié qui appartient à un seul acquéreur, qu'on ne peut transférer soit en totalité, soit en partie à un autre sans violence, et dont la propriété individuelle n'empêche point d'en composer et d'en publier à l'infini sur le même objet. Les privilégies de l'Histoire de France de Mézeray n'ont jamais formé de prétention sur celles de Riencourt, de Marcel, du président Hénault, de Le Gendre, de Bossuet, de Daniel, de Velly. Les propriétaires du Virgile de Catrou laissent en paix les possesseurs du Virgile de La Landelle, de Lallemant et de l'abbé Desfontaines, et la jouissance permanente de ces effets n'a pas plus d'inconvénients que celle de deux prés ou de deux champs voisins assurée à deux particuliers différents. On vous criera aux oreilles: " Les intérêts des particuliers ne sont rien en concurrence avec l'intérêt du tout. " Combien il est facile d'avancer une maxime générale que personne n'ose contester ! mais qu'il est difficile et rare d'avoir toutes les connaissances de détail nécessaires pour en prévenir une fausse application ! Heureusement pour moi, monsieur, et pour vous, j'ai à peu près exercé la double profession d'auteur et de libraire, j'ai écrit et j'ai plusieurs fois imprimé pour mon compte, et je puis vous assurer, chemin faisant, que rien ne s'accorde plus mal que la vie active du commerçant et la vie sédentaire de l'homme de lettres. Incapables que nous sommes d'une infinité de petits soins, sur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmes leurs ouvrages, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s'en trouveront mal et s'en dégoûteront. Le libraire peu scrupuleux croit que l'auteur court sur ses brisées. Lui qui jette les hauts cris quand on le contrefait, qui se tiendrait pour malhonnête homme s'il contrefaisait son confrère, se rappelle son état et ses charges que le littérateur ne partage point, et finit par le contrefaire. Les correspondants de province nous pillent impunément; le commerçant de la capitale n'est pas assez intéressé au débit de notre ouvrage pour le pousser. Si la remise qu'on lui accorde est forte, le profit de l'auteur s'évanouit; et puis tenir des livres de recette et de dépense, répondre, échanger, recevoir, envoyer, quelles occupations pour un disciple d'Homère ou de Platon ! Aux connaissances de la librairie que je dois à ma propre expérience, j'ai réuni celles que je tiens d'une longue habitude avec les libraires. Je les ai vus. Je les ai écoutés; et quoique ces commerçants, ainsi que tous les autres, aient aussi leurs petits mystères, ils laissent échapper dans une occasion ce qu'ils retiennent dans une autre; et vous pouvez attendre de moi, sinon des résultats rigoureux, du moins la sorte de précision qui vous est nécessaire. Il n'est pas question ici de partager un écu en deux. Un particulier qui prend l'état de libraire, s'il a quelque bien, se hâte de le placer dans l'acquisition de parts en différents livres d'un débit courant. 
L'intervalle moyen de l'édition d'un bon livre à une autre peut s'évaluer à dix ans. 
Ses premiers fonds ainsi placés, s'il se présente une entreprise qui le séduise, il s'y livre; alors il est obligé de recourir à un emprunt ou à la vente de la part d'un privilège dont il eût retrouvé, avant qu'on eût presque culbuté cet état, à peu près la première valeur. L'emprunt serait ruineux, il préfère la vente de la part d'un privilège, et il a raison. 
Si son entreprise réussit, du produit il remplace l'effet qu'il a sacrifié, et il accroît son premier fonds et du nouvel effet qu'il a acquis et de l'effet remplacé. 
Ce fonds est la base de son commerce et de sa fortune, oui, monsieur, la base, c'est un mot qu'il ne faut pas oublier. 
S'il échoue dans son entreprise, comme il arrive plusieurs fois contre une, ses avances sont perdues, il a un effet de moins et communément des dettes à acquitter; mais il se renferme dans le fonds solide et courant qui lui reste, et sa ruine n'est pas absolue. 
Je serais beaucoup moins étendu si je n'avais que la vérité à établir; mais il faut que j'aille à chaque ligne au-devant des absurdités qu'on ne manque pas d'objecter; et une des plus fortes et des plus communes, c'est, dans l'évaluation des avantages et des désavantages d'une profession, de prendre pour exemples quelques individus rares et extraordinaires, tels par exemple que feu Durand, qui parviennent a force d'industrie et de travail à porter par la multitude incroyable des échanges et des correspondances le plus léger succès à un produit énorme, et à réduire à peu de chose ce qui serait pour un autre la plus énorme perte. Peu sont capables de cette activité; beaucoup à qui elle serait ruineuse en leur imposant une tâche plus longue que le jour n'a d'heures de travail. Aucun n'en est récompensé qu'à la longue. Est- ce de là qu'il faut partir ? Non, monsieur, non. D'où donc, me direz-vous ? de la condition générale et commune, celle d'un débutant ordinaire, qui n'est ni pauvre ni riche, ni un aigle ni un imbécile. Ah, monsieur, on a bientôt compté les libraires qui sont sortis de ce commerce avec de l'opulence; quant à ceux qu'on ne cite point, qui ont langui dans la rue Saint-Jacques ou sur le quai, qui ont vécu à l'aumône de la communauté et dont elle a payé la bière, soit dit sans offenser les auteurs, il est prodigieux. 
Or la condition générale et commune est telle que je viens de vous la représenter; c'est celle du jeune commerçant dont la ressource, après une entreprise malheureuse, est toute en un reste de fonds solide, dans lequel il se renferme jusqu'à ce que, par des rentrées journalières, il se soit mis en état de risquer une seconde tentative. Si donc vous abolissez les privilèges, ou que par des atteintes réitérées vous les jetiez dans le discrédit, c'est fait de cette ressource; plus d'économie dans cette sorte de commerce, plus d'espérance, plus de fonds solide, plus de crédit, plus de courage, plus d'entreprise. Arrangez les choses comme il vous plaira, ou vous transférerez sa propriété à un autre pour en jouir exclusivement, ou vous la remettrez dans la masse commune. Au premier cas, il est ruiné de fond en comble, par une spoliation absolue à laquelle je n'aperçois pas le moindre avantage pour le public; car que nous importe que ce soit ou Pierre ou Jean qui nous vende le Corneille? Au second, il ne souffre guère moins par les suites d'une concurrence limitée ou illimitée. Ceci n'est pas clair pour vous, et il faut l'éclaircir. C'est, monsieur, qu'en général une édition par concurrence est plus onéreuse qu'utile, ce qu'un seul exemple vous prouvera de reste. Je prends le Dictionnaire de la Fable et je suppose qu'on en débite un mille par an et que le privilégié en fasse une édition de six mille, sur laquelle il y ait profit de moitié. Le libraire dira que ce profit est exagéré, il objectera les remises, les non-valeurs, la lenteur des rentrées; mais laissons-le dire. Si, tandis que l'ouvrage s'imprime à Paris, il se réimprime à Lyon, le temps de la vente de ces deux éditions sera de douze ans, et chaque libraire retirera à peine son argent au denier dix, le taux du commerce. Si, dans cet intervalle, il se fait une troisième édition à Rouen, voilà la consommation de ces trois éditions renvoyée à dix-huit ans, et à vingt-quatre si l'ouvrage est encore réimprimé à Toulouse. 
Supposez que les concurrents se multiplient à Bordeaux, à Orléans, à Dijon et dans vingt autres villes, et le Dictionnaire de la Fable, ouvrage profitable au propriétaire exclusif, tombe absolument en non-valeur et pour lui et pour les autres. -- 
Mais, me direz-vous, je nie la possibilité de ces éditions et de ces concurrences multipliées; elles se proportionneront toujours au besoin du public, au plus bas prix de la main-d'œuvre, au moindre profit du libraire, et par conséquent au plus grand avantage de l'acheteur, le seul que nous ayons à favoriser. Vous vous trompez, monsieur, elles se multiplieront à l'infini, car il n'y a rien qui puisse se faire à moins de frais qu'une mauvaise édition. Il y aura concurrence à qui fabriquera le plus mal, c'est un fait d'expérience. Les livres deviendront très communs, mais avant dix ans vous les aurez tous aussi misérables de caractères, de papier et de correction que la Bibliothèque bleue, moyen excellent pour ruiner en peu de temps trois ou quatre manufactures importantes. Et pourquoi Fournier fondrait-il les plus beaux caractères de l'Europe, si on ne les employait plus ? Et pourquoi nos habitants de Limoges travailleraient-ils à perfectionner leurs papiers si on n'achetait plus que celui du Messager boiteux? Et pourquoi nos imprimeurs payeraient-ils chèrement des protes instruits, de bons compositeurs et des pressiers habiles, si toute cette attention ne servait qu'à multiplier leurs frais sans accroître leur profit ? Ce qu'il y a de pis, c'est qu'à mesure que ces arts dépériront parmi nous, ils s'élèveront chez l'étranger, et qu'il ne tardera pas à nous fournir les seules bonnes éditions qui se feront de nos auteurs. C'est une fausse vue, monsieur, que de croire que le bon marché puisse jamais, en quelque genre que ce soit, mais surtout en celui-ci, soutenir de la mauvaise besogne. Cela n'arrive chez un peuple que lorsqu'il est tombé dans la dernière misère. Et quand il se trouverait au milieu de cette dégradation quelques manufacturiers qui penseraient à fournir les gens de goût de belles éditions, croyez-vous qu'ils le pussent au même prix ? Et quand ils le pourraient au même prix qu'aujourd'hui et que l'étranger, quelle ressource leur avez-vous réservée pour les avances ? Ne nous en imposez pas, monsieur; sans doute la concurrence excite l'émulation; mais dans les affaires de commerce et d'intérêt, pour une fois qu'elle excite l'émulation de bien faire, cent fois c'est celle de faire à moins de frais. Ce ressort n'agit dans l'autre sens que sur quelques hommes singuliers, enthousiastes de leur profession, qui sont attendus par la gloire et par la misère qui ne les manquent jamais. Il y a sans contredit dans cette question un terme moyen, mais difficile à saisir, et que je crois que nos prédécesseurs ont trouvé par un tâtonnement de plusieurs siècles. Tâchons de ne pas tourner dans un cercle vicieux, ramenés sans cesse aux mêmes remèdes par les mêmes difficultés et les mêmes inconvénients. Laissez faire le libraire, laissez faire l'auteur. Le temps apprendra bien sans vous à celui-ci la valeur de son effet; assurez seulement au premier son acquisition et sa propriété, condition sans laquelle la production de l'auteur perdra nécessairement de son juste prix. Et surtout songez que, si vous avez besoin d'un habile manufacturier, il faut des siècles pour le faire et qu'il ne faut qu'un instant pour le perdre. 
Vous cherchez une balance qui force le libraire à bien travailler et a mettre à son travail une juste valeur, et vous ne voyez pas qu'elle est toute trouvée dans la concurrence de l'étranger. Je défie un libraire de Paris de hausser le prix d'un in- douze au-delà du surcroît des frais particuliers et des hasards de celui qui contrefait clandestinement, ou de celui qui envoie de loin, sans qu'avant un mois nous n'en ayons une édition d'Amsterdam ou de province mieux faite que la sienne, à meilleur marché, et sans que vous puissiez jamais l'empêcher d'entrer.
 Laissez donc là un progrès qui tournerait au dommage de votre commerçant le petit nombre de ses entreprises utiles. 
S'il est privé de rentrées promptes et sûres qui l'assistent au besoin, que fera-t-il ? un emprunt ? Mais il y a longtemps que l'état mesquin des libraires du royaume et le discrédit de leurs effets a annoncé que leur commerce est trop borné pour qu'ils puissent asseoir des rentes sur son profit. Si vous voulez connaître tout ce discrédit, faites un tour à la Bourse ou dans la rue Saint-Merri, où vous verrez tous les huit jours un de ces commerçants demander à la justice consulaire un délai de trois mois pour un billet de vingt écus. Et quand le libraire se résoudrait à emprunter, quels coffres lui seront ouverts, surtout lorsque, par l'instabilité des privilèges et la concurrence générale, il sera démontré que le fonds de sa fortune n'a rien de réel, et qu'il peut aussi sûrement et aussi rapidement être réduit à la mendicité par un acte d'autorité que par l'incendie de son magasin ? Et puis, qui est-ce qui ne connaît pas l'incertitude de ses entreprises ? Appuyons ces réflexions d'un fait actuel. Avant l'annonce de l'édition de Corneille par les Genevois, cet auteur avec le privilège se vendait à la chambre syndicale cinquante sous ou trois livres le volume; depuis que des souscriptions de l'édition genevoise ont été distribuées sous les yeux des libraires, malgré leurs représentations et contre le privilège des propriétaires qui est expiré et dont on a refusé le renouvellement, le prix du même volume dans deux ventes consécutives est tombé à douze sous, et dans une troisième du mois de septembre 1763, à six sous; cependant les magasins des associés au Corneille sont pleins de deux éditions en grand et en petit in-douze. Certainement on n'empêchera jamais l'étranger de contrefaire nos auteurs; certainement il est à souhaiter que dans trente ans d'ici, M. de Voltaire nous donne des éditions des siens ou des commentaires sur d'autres en quelque endroit du monde que ce soit; certainement encore je loue le ministère d'en user avec les descendants du grand Corneille comme il en a usé avec les descendantes de l'inimitable La Fontaine; mais que ce soit, s'il se peut, sans spolier personne et sans nuire au bien général. Des souscriptions dont on devrait si rarement gratifier le régnicole, accordées à l'étranger ! et quand encore et contre qui ? Je ne saurais m'en taire... L'on ne spoliera personne, si l'on fait une bonne pension à Mlle Corneille, et si l'État achète des propriétaires les champs et les maisons de M. La Fontaine pour y loger celles qui sont encore illustrées de son nom; et l'on veillera au bien général en fermant la porte à l'édition genevoise et laissant aux propriétaires des oeuvres de Corneille le soin de nous procurer les notes de M. de Voltaire. Et pourquoi, monsieur, ces souscriptions si suspectes sont-elles devenues si communes ? C'est que le libraire est pauvre, ses avances considérables et son entreprise hasardeuse. Il propose une remise pour s'assurer quelque argent comptant et échapper à sa ruine. Mais quand il serait assez riche pour tenter et achever une grande entreprise sans la ressource de ses entrées journalières, croit-on qu'il en hasarde jamais de quelque importance ? S'il échoue, son privilège ou la propriété d'un mauvais effet lui restera; s'il a du succès, elle lui échappe au bout de six ans. Quel rapport y a-t-il, s'il vous plaît, entre son espérance et ses risques ? voulez-vous connaître précisément la valeur de sa chance ? Elle est comme le nombre de livres qui durent, au nombre de livres qui tombent, on ne peut ni la diminuer ni l'accroître; c'est un jeu de hasard, si l'on en excepte les cas où la réputation de l'auteur, la singularité de la matière, la hardiesse ou la nouveauté, la prévention, la curiosité, assurent au commerçant au moins le retour de sa mise. Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c'est d'appliquer les principes d'une manufacture d'étoffe à l'édition d'un livre. Ils raisonnent comme si le libraire pouvait ne fabriquer qu'à proportion de son débit et qu'il n'eût de risques à courir que la bizarrerie du goût et le caprice de la mode; ils oublient ou ignorent ce qui pourrait bien être au moins, qu'il serait impossible de débiter un ouvrage à un prix raisonnable sans le tirer à un certain nombre. Ce qui reste d'une étoffe surannée dans les magasins de soierie a quelque valeur. Ce qui reste d'un mauvais ouvrage dans un magasin de librairie n'en a nulle. Ajoutez que, de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c'est beaucoup, qui réussit, quatre dont on recouvre ses frais à la longue, et cinq où l'on reste en perte. 
J'en appellerai toujours à des faits, parce que vous n'avez pas plus de foi que moi à la parole du commerçant mystérieux et menteur, et que les faits ne mentent point. Quel fonds plus ample, plus riche, et plus varié que celui de feu Durand ? On le fait monter à neuf cent mille francs ; envoyez-en d'abord pour quatre cent cinquante mille livres à la rame, et doutez qu'il reste quelque chose à sa veuve et à ses enfants, lorsque la succession sera liquidée par le remboursement des créanciers. 
Je sais qu'on proportionne à peu près la durée du privilège à la nature de l'ouvrage, aux avances du commerçant, aux hasards de l'entreprise, à son importance et au temps présumé de la consommation. Mais qui est-ce qui peut mettre dans un calcul précis tant d'éléments variables ? Et combien de fois les magasins ne se trouvent ils pas remplis à l'expiration du privilège ? 
Mais une considération qui mérite surtout d'être bien pesée, dans le cas où les ouvrages seraient abandonnés à une concurrence générale, c'est que l'honneur étant la portion la plus précieuse des émoluments de l'auteur, les éditions multipliées, la marque la plus infaillible du débit, le débit, le signe le plus sûr du goût et de l'approbation publique, si rien n'est si facile que de trouver un auteur vain et un commerçant avide, quelle multitude d'éditions ne s'exécuteront pas les unes sur les autres, surtout si l'ouvrage a quelque succès, éditions où toutes les précédentes seront sacrifiées à la dernière par une addition légère, un trait ironique, une phrase ambiguë, une pensée hardie, une note singulière ? En conséquence, voilà trois ou quatre commerçants abîmés et immolés à un cinquième qui peut-être ne s'enrichira pas, ou qui ne s'enrichira qu'aux dépens de nous autres pauvres littérateurs. Et vous savez bien, monsieur, que ce que j'avance n'est pas tout à fait mal fondé. 
De là que s'ensuivra-t-il ? que la partie la plus sensée des libraires laissera former des entreprises aux fous, que les privilèges dont on se hâtait de remplir des portefeuilles n'étant plus que des effets plus incertains que ceux de banque, on se contentera de garnir sa boutique ou son magasin de toutes les sortes originales ou contrefaites de la ville ou de la province, du royaume ou de l'étranger, et qu'on n'imprimera que comme on bâtit, à la dernière extrémité, convaincu qu'on sera que plus on aurait acheté de manuscrits, plus on aurait dépensé pour les autres, moins on aurait acquis pour soi, et moins on laisserait à ses enfants. En effet, n'y aurait-il pas de l'extravagance à courir les premiers hasards ? Ne serait-il pas plus adroit de demeurer à l'affût des succès et d'en profiter, surtout avec la certitude que le téméraire ne risquera point une édition nombreuse, et qu'en partant après lui, on pourra faire encore un profit très honnête, sans s'être exposé à aucune perte ? En certaines circonstances, il échappe au commerçant des propos qui décèlent particulièrement son esprit et que je retiens volontiers. Qu'on aille lui proposer un ouvrage de bonne main et de peu d'acheteurs, que dit-il ? " Oui, les avances seront fortes et les rentrées difficiles, mais c'est un bon livre de fonds; avec deux ou trois effets tels que celui-là, on est sûr d'établir un enfant. " Eh ! ne lui ôtons pas sa propriété et la dot de sa fille. Des fabricants sans fonds ne feront jamais bien valoir leurs fabriques, et des libraires sans privilèges seront des fabricants sans fonds. Je dis sans privilèges, parce que ce mot ne doit plus mal sonner à vos oreilles. 
Si vous préférez une communauté où l'égale médiocrité de tous les membres rende une grande entreprise impossible à une communauté où la richesse soit inégalement distribuée, faites rentrer les effets sans distinction dans une masse commune, j'y consens; mais attendez vous à ce premier inconvénient et à bien d'autres: plus de crédit entre eux, plus de remises pour la province, affluence d'éditions étrangères, jamais une bonne édition, fonderie en caractères mauvaise, chute des papeteries, et imprimerie réduite aux factums, aux brochures et à tous ces papiers volants qui éclosent et meurent dans le jour. Voyez si c'est là ce que vous voulez; pour moi, je vous avoue, monsieur, que ce tableau de la librairie me plaît moins que celui que je vous ai fait de ce commerce dans les temps qui ont suivi le règlement de 1665. Ce qui m'afflige, c'est que le mal une fois fait, il sera sans remède. 
Mais avant que d'aller plus loin, car il me reste encore des choses sérieuses à vous dire, il faut que je vous prévienne contre un sophisme des gens à système. C'est que, ne connaissant que très superficiellement la nature des différents genres infinis de commerce, ils ne manqueront pas d'observer que la plupart des raisons que je vous apporte en faveur de celui de la librairie pourraient être employées avec la même force pour tous ceux qui ont des exclusifs à défendre, comme si tous les exclusifs étaient de la même sorte, comme si les circonstances étaient partout les mêmes, ou comme si les circonstances pouvaient différer sans rien changer au fond, et comme s'il n'arrivait pas que, dans les questions politiques, un motif qui paraît décisif en général ne soit réellement solide que dans quelques cas et même dans aucun. 
Exigez donc, monsieur, qu'on discute et qu'on n'enveloppe pas vaguement dans une même décision des espèces tout à fait diverses. Il ne s'agit pas de dire: " Tous les exclusifs sont mauvais ", mais il s'agit de montrer que ce n'est pas la propriété qui constitue l'exclusif du libraire, et que quand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelle et sur un droit commun à toutes les acquisitions du monde, il est nuisible à l'intérêt général, et qu'il faut l'abolir malgré la propriété. Voilà le point de la difficulté. Demandez, je vous prie, ce que nous gagnerons à des translations arbitraires du bien d'un libraire à un autre libraire. Faites qu'on vous montre bien nettement qu'il nous importe que ce soit plutôt un tel qu'un tel qui imprime et débite un livre. Je ne demande pas mieux qu'on nous favorise. En attendant, ce qui se présente à moi, c'est qu'un possesseur actuel ne regardant sa jouissance que comme momentanée, doit faire de son mieux pour lui et de son pis pour nous; car il est impossible que son intérêt et le nôtre soient le même; ou, si cela était ainsi, les choses seraient au mieux et il n'y aurait rien à changer. 
Mais permettez-vous, monsieur, qu'on vous dise à l'oreille les idées de quelques gens que vous appellerez rêveurs, méchants, bizarres, mauvais esprits, malintentionnés, comme il vous plaira ? Ces gens-là ne voyant dans ces innovations rien qui tende directement ni indirectement au bien général, y soupçonnent quelque motif caché d'intérêt particulier, et, pour trancher le mot, le projet d'envahir un jour tous les fonds de la librairie, et comme ce projet, ajoutent-ils, est d'une atrocité si révoltante qu'on n'ose le consommer tout d'un coup, on cherche de loin à y accoutumer peu à peu le commerçant et le public par des démarches colorées du sentiment le plus noble et le plus généreux, celui d'honorer la mémoire de nos auteurs illustres dans leur postérité malheureuse. " Regardez, continuent-ils, car ce sont toujours eux qui parlent, comment à côté de ce prétexte honnête, on place les raisons d'autorité et d'autres qu'on saura bien faire valoir toutes seules, lorsqu'on croira n'avoir plus de ménagements à garder. " Ces idées sinistres ne prendront jamais auprès de ceux qui connaissent comme moi la justice, le désintéressement, la noblesse d'âme de nos supérieurs, et qui portent à leurs fonctions et à leur caractère tout le respect qui leur est dû. Mais, monsieur, qui nous répondra de leurs successeurs ? S'ils trouvent toutes les choses préparées de loin à une invasion, quelle sûreté pouvons-nous avoir qu'ils ne s'y détermineront pas ? A votre avis, monsieur, le commerçant, tranquille sur le moment présent, serait-il bien déraisonnable d'avoir quelque inquiétude pour l'avenir ? D'autres ont imaginé que le plan était, à l'expiration successive des privilèges, de mettre pour condition à leur renouvellement la réimpression de certains ouvrages importants qui manquent et qui manqueront encore longtemps, des avances considérables que le commerçant n'est pas en état de faire, et la lenteur des rentrées, qu'il n'est guère en état d'attendre, le détournant de ces entreprises. Cette espèce d'imposition est de la nature de celles qu'il plaît au souverain d'asseoir sur tous les autres biens de ses sujets dans les besoins urgents de l'État; je n'oserais la blâmer, et il y en a déjà quelques exemples; mais elle ne peut jamais autoriser à la translation des propriétés. Si elle pouvait servir de prétexte un jour à cette iniquité, un magistrat prudent y renoncerait; mais une attention nécessaire, c'est d'alléger cette tâche le plus qu'il est possible et de la proportionner avec scrupule à la valeur du privilège qu'on renouvelle; et puis vous verrez qu'elle deviendra tôt ou tard le germe des vexations les plus inouïes. J'aimerais bien mieux qu'elle tombât sur des concessions de pure faveur, telles, par exemple, que les permissions tacites, les contrefaçons faites de l'étranger et autres objets de cette espèce. Il y en a qui conjecturent, et ceux-ci font le plus grand nombre, que le dessein est de transformer tous les privilèges en permissions pures et simples, sans aucune clause d'exclusion, en sorte que, accordées en même temps à plusieurs à la fois, il en résulte vitalité dans l'exécution, concurrence dans le débit, et les éditions les plus belles au plus bas prix possible. Mais premièrement, c'est traiter le privilège du libraire comme une grâce qu'on est libre de lui accorder ou de lui refuser, et oublier que ce n'est que la garantie d'une vraie propriété à laquelle on ne saurait toucher sans injustice. Et quel sera le produit de cette injustice ? Vous en allez juger, vous ramenant à des faits toutes les fois que je le peux; c'est ma méthode, et je crois qu'elle vous convient. Les auteurs classiques sont précisément, monsieur, dans le cas où l'on se proposerait de réduire tous les autres livres. Il n'y a pour ces ouvrages que ces sortes de permissions, et la concurrence libre et générale en a été perpétuelle même après les édits de 1649 et 1665, qui en faisaient les privilèges exclusifs et l'objet d'un fonds solide et propre à chaque pourvu. Eh bien ! monsieur, quelle émulation entre les commerçants, quel avantage pour le public ces permissions et ces concurrences ont-elles produit ? Entre les commerçants l'émulation de l'économie, comme je vous l'avais prédit ailleurs, c'est-à-dire la main d'œuvre la plus négligée, les plus mauvais papiers, et des caractères dont on n'a plus que ce misérable service à tirer avant que de les renvoyer à la fonte. Pour le public, l'habitude de mettre entre les mains de nos enfants des ouvrages qui ne fatiguent déjà que trop leur imbécillité par leurs épines, sans y ajouter des vices typographiques qui les arrêtent à chaque ligne. Hélas ! les pauvres innocents, on les réprimande souvent pour des fautes dont il aurait fallu châtier l'imprimeur ou l'éditeur. Mais que dire à ceux-ci lorsque le mépris de l'institution de la jeunesse, qui se remarque parmi nous jusque dans les petites choses, ne veut que des maîtres à cent écus de gages et des livres à quatre sous ? Cependant, en répandant la dépense d'une pistole de plus sur un intervalle de sept à huit ans d'étude, les jeunes gens auraient des livres bien conditionnés et faits avec soin, et le magistrat serait autorisé à envoyer au pilon toutes ces éditions rebutantes pour les élèves et déshonorantes pour l'art. Des valets tout chamarrés de dorures et des enfants sans souliers et sans livres, nous voilà ! Nos voisins d'au-delà de la Manche l'entendent un peu mieux. J'ai vu les auteurs classiques à l'usage des collèges de Londres, de Cambridge, et d'Oxford, et je vous assure que les éditions dont nos savants se contentent ne sont ni plus belles ni plus exactes.
Je n'ignore pas que des imprimeurs de notre temps ont consacré des sommes considérables aux éditions des anciens auteurs; mais je sais aussi que plusieurs s'y sont ruinés, et il faut attendre comment leurs imitateurs heureux ou téméraires s'en tireront.

 Mais j'accorde, nonobstant l'expérience faite sur les livres classiques et la multitude des contrefaçons, que l'effet de la concurrence supplée à celui de la propriété et qu'on obtienne autant et plus de la permission libre et générale que du privilège exclusif; qu'en résultera-t-il ? A peu près le bénéfice d'un cinquième. Et sur quels ouvrages ? Sera ce sur le Coutumier général? sur le Journal des audiences? sur les Pères de l'Église? sur les Mémoires des académies? sur les grands corps d'histoire ? sur les entreprises qui demandent des avances de cent mille francs de cinquante mille écus, et dont les éditions s'épuisent à peine dans l'espace de quarante à cinquante ans ? Vous voyez bien que ce serait une folie de l'espérer. Ce ne sera donc pas l'ouvrage de dix à vingt pistoles que la permission libre et générale fera baisser. La concurrence et son effet ne tomberont que sur les petits auteurs, c'est-à-dire que le commerçant pauvre sera forcé de sacrifier son profit journalier à la promptitude du débit et n'en deviendra que plus pauvre, et que le libraire aisé, privé de ses rentrées courantes qui sont attachées aux sortes médiocres et nullement aux ouvrages de prix, cessera de publier ces derniers dont la rareté et la valeur iront toujours en croissant, et que pour m'épargner cinq sols, vous m'aurez constitué dans la dépense d'une pistole. Et puis, monsieur, toujours des faits à l'appui de mes raisons. La dernière édition de la Coutume de Normandie de Basnage, qui appartient à la librairie de Rouen, a été faite en 1709, et manque depuis trente ans. Ce sont deux petits in-folio assez minces dont le premier prix a été de 40 livres au plus, et qu'on paye aujourd'hui dans les ventes depuis 80 jusqu'à 90 livres. La Coutume de Bourgogne du président Bouhier, dont l'édition s'épuise et le prix augmente, parce qu'on sait bien que le libraire de Dijon ne se dispose pas à la réimprimer, se vendait originairement 48 livres, et se porte maintenant dans les ventes depuis 54 livres jusqu'à 60 livres. La Jurisprudence de Ducase, volume in-quarto que le libraire de Toulouse a laissé manquer et qu'On n'achetait d'abord que 9 livres, se paye aux ventes depuis 15 jusqu'à 16 livres. On n'en remporte pas non plus la Coutume de Senlis, volume in-quarto, à moins de 16 à 18 livres. La librairie de Paris, qui, malgré les difficultés qu'elle a trouvées dans le maintien des lois qui la soutenaient, n'a pas laissé tomber les livres nécessaires, et dont les presses nous ont fourni plus de vingt volumes in-folio seulement de jurisprudence et depuis dix ans, préparait une édition nouvelle des Ordonnances de Néron, en quatre volumes in-folio. La collection des matériaux lui avait coûté plus de 10 000 francs. Malgré ces avances, l'arrêt du Conseil prononcé en faveur des demoiselles La Fontaine l'a découragée, et elle a abandonné une entreprise dont elle aurait supporté tout le fardeau et dont le bénéfice s'en irait à d'autres, si l'on se croyait en droit de disposer d'un privilège et s'il n'y avait plus d'ouvrages dont la propriété fût assurée. Cependant cet auteur, qui ne forme actuellement que deux volumes in-folio, valait 60 francs avant le projet de la nouvelle édition, et il n'y a pas d'apparence que l'abandon prudent de ce projet le fasse baisser de prix. Voilà, monsieur, le sort qu'auront tous les grands ouvrages à mesure qu'ils manqueront. Si je ne vous ai cité que de ceux qui sont à l'usage de la France, c'est que l'étranger, qui ne les réimprimera pas, ne nous laissera pas manquer des autres en payant, et, quoique le mal soit général, c'est surtout dans les choses qui nous sont propres qu'il se fera sentir. Un projet solide est celui qui assure à la société et aux particuliers un avantage réel et durable; un projet spécieux est celui qui n'assure soit à la société, soit aux particuliers, qu'un avantage momentané, et le magistrat imprudent est celui qui n'aperçoit pas les suites fâcheuses de ce dernier, et qui, trompé par l'appât séduisant de faire tomber de prix la chose manufacturée, soulage l'acheteur pour un instant et ruine le manufacturier et l'État. 
Mais laissons là pour un moment le commerce du libraire et sa chose pour tourner les yeux vers la nôtre. Considérons le bien général sous un autre point de vue, et voyons quel sera l'effet ou de l'abolition des privilèges, ou de leurs translations arbitraires, ou des permissions libres sur la condition des littérateurs et par contrecoup sur celle des lettres. 
Entre les différentes causes qui ont concouru à nous tirer de la barbarie, il ne faut pas oublier l'invention de l'art typographique.
 Donc décourager, abattre, avilir cet art, c'est travailler à nous y replonger et faire ligue avec la foule des ennemis de la connaissance humaine. 
La propagation et les progrès de la lumière doivent aussi beaucoup à la protection constante des souverains, qui s'est manifestée en cent manières diverses, entre lesquelles il me semble qu'il y aurait ou bien de la prévention ou bien de l'ingratitude à passer sous silence les sages règlements qu'ils ont institués sur le commerce de la librairie, à mesure que les circonstances fâcheuses qui le troublaient les ont exigés. 
Il ne faut pas un coup d'œil ou fort pénétrant ou fort attentif pour discerner entre ces règlements celui qui concerne les privilèges de librairie, amenés successivement à n'être que la sauvegarde accordée par le ministère au légitime propriétaire contre l'avidité des usurpateurs, toujours prêts à lui arracher le prix de son acquisition, le fruit de son industrie, la récompense de son courage, de son intelligence et de son travail. 
Mais quelles que soient la bonté et la munificence d'un prince ami des lettres, elles ne peuvent guère s'étendre qu'aux talents connus. Or combien de tentatives heureuses, malheureuses, avant que de sortir de l'obscurité et d'avoir acquis cette célébrité qui attire les regards et les récompenses des souverains ? Encore une fois, monsieur, il faut toujours considérer les choses d'origine, parce que c'est le sort commun des hommes de n'être rien avant que d'être quelque chose, et qu'il serait même à souhaiter que les honneurs et la fortune suivissent d'un pas égal les progrès du mérite et des services, quoique le début dans la carrière soit le temps important et difficile de la vie. Un homme ne reconnaît son génie qu'à l'essai; l'aiglon tremble comme la jeune colombe au premier instant où il déploie ses ailes et se confie au vague de l'air. Un auteur fait un premier ouvrage, il n'en connaît pas la valeur ni le libraire non plus. Si le libraire nous paye comme il veut, en revanche nous lui vendons ce qu'il nous plaît. C'est le succès qui instruit le commerçant et le littérateur. Ou l'auteur s'est associé avec le commerçant, mauvais parti: il suppose trop de confiance d'un côté, trop de probité de l'autre. Ou il a cédé sans retour la propriété de son travail à un prix qui ne va pas loin, parce qu'il se fixe et doit se fixer sur l'incertitude de la réussite. Cependant il faut avoir été à ma place, à la place d'un jeune homme qui recueille pour la première fois un modique tribut de quelques journées de méditation. Sa joie ne se comprend pas, ni l'émulation qu'il en reçoit. Si quelques applaudissements du public viennent se joindre à cet avantage, si quelques jours après son début il revoit son libraire et qu'il le trouve poli, honnête, affable, caressant, l'œil serein, qu'il est satisfait ! De ce moment son talent change de prix, et, je ne saurais le dissimuler, L'accroissement en valeur commerçante de sa seconde production n'a nul rapport avec la diminution du hasard; il semble que le libraire, jaloux de conserver l'homme, calcule d'après d'autres éléments. Au troisième succès, tout est fini; l'auteur fait peut-être encore un mauvais traité, mais il le fait à peu près tel qu'il veut. Il y a des hommes de lettres à qui leur travail a produit 10, 20, 30, 80, 100 000 francs. Moi qui ne jouis que d'une considération commune et qui ne suis pas âgé, je crois que le fruit de mes occupations littéraires irait bien à 40 000 écus. On ne s'enrichirait pas, mais on acquerrait de l'aisance si ces sommes n'étaient pas répandues sur un grand nombre d'années, ne s'évanouissaient pas a mesure qu'on les perçoit et n'étaient pas dissipées lorsque les années sont venues, les besoins accrus, les yeux éteints et l'esprit usé. Cependant c'est un encouragement, et quel est le souverain assez riche pour y suppléer par ses libéralités ? Mais ces traités n'ont quelque avantage pour l'auteur qu'en vertu des lois qui assurent au commerçant la possession tranquille et permanente des ouvrages qu'il acquiert. Abolissez ces lois, rendez la propriété de l'acquéreur incertaine, et cette police mal entendue retombera en partie sur l'auteur. Quel parti tirerai-je de mon ouvrage, surtout si ma réputation n'est pas faite, comme je le suppose, lorsque le libraire craindra qu'un concurrent, sans courir le hasard de l'essai de mon talent, sans risquer les avances d'une première édition, sans m'accorder aucun honoraire, ne jouisse incessamment, au bout de six ans, plus tôt s'il l'ose, de son acquisition ? Les productions de l'esprit rendent déjà si peu ! Si elles rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? Ceux que la nature y a condamnés par un instinct insurmontable qui leur fait braver la misère ? Mais ce nombre d'enthousiastes, heureux d'avoir le jour du pain et de l'eau, la nuit une lampe qui les éclaire, est- il bien grand ? est-ce au ministère à les réduire à ce sort ? S'il s'y résout, aura- t-il beaucoup de penseurs ? S'il n'a pas de penseurs, quelle différence y aura-t-il entre lui et un pâtre qui mène des bestiaux ? Il y a peu de contrées en Europe où les lettres soient plus honorées, plus récompensées qu'en France '. Le nombre des places destinées aux gens de lettres y est très grand; heureux si c'était toujours le mérite qui y conduisît ! Mais si je ne craignais d'être satirique, je dirais qu'il y en a où l'on exige plus scrupuleusement un habit de velours qu'un bon livre. Les productions littéraires ont été distinguées par le législateur des autres possessions; la loi a pensé à en assurer la jouissance à l'auteur; L'arrêt du 21 mars 1749 les déclare non saisissables. Que devient cette prérogative si les vues nouvelles prévalent ? Quoi ! un particulier aliène à perpétuité un fonds, une maison, un champ, il en prive ses héritiers, sans que l'autorité publique lui demande compte de sa conduite. Il en tire toute la valeur, se l'applique à lui-même comme il lui plaît, et un littérateur n'aura pas le même droit ? Il s'adressera à la protection du souverain pour être maintenu dans la plus légitime des possessions, et le roi qui ne la refuse pas au moindre de ses sujets quand elle ne préjudicie à personne, la limitera à un certain intervalle de temps, à l'expiration duquel un ouvrage qui aura consumé son bien, sa santé, sa vie et qui sera compté au nombre des monuments de la nation, s'échappera de son héritage, de ses propres mains, pour devenir un effet commun ? Et qui est-ce qui voudra languir dans l'indigence pendant les années les plus belles de sa vie et pâlir sur des livres à cette condition ? Quittons le cabinet, mes amis, brisons la plume et prenons les instruments des arts mécaniques, si le génie est sans honneur et sans liberté. 
L'injustice se joint ici à une telle absurdité que si je ne m'adressais à un homme qu'on obsède, qui ne doute point des projets qu'on a, à qui les sollicitations sont portées de la ville et de la province, je cesserais de traiter cette matière. Les autres croiront certainement que je me fais des fantômes pour le plaisir de les combattre. -- Mais direz-vous, lorsque vous avez aliéné votre ouvrage, que vous importe que le ministère prenne connaissance de vos intérêts négligés et vous venge d'un mauvais traité où l'adresse et l'avidité du commerçant vous ont surpris ? -- Si j'ai fait un mauvais traité, c'est mon affaire. Je n'ai point été contraint; j'ai subi le sort commun, et si ma condition est mauvaise, espérez-vous la rendre meilleure en me privant du droit d'aliéner et en anéantissant l'acte de ma cession entre les mains de mon acquéreur ? Avez-vous prétendu que cet homme compterait la propriété pour rien ? Et s'il y ajoute quelque valeur, ne diminuera-t-il pas mes honoraires en raison de cette valeur ? Je ne sais à qui vous en voulez. Parlez de votre amour prétendu pour les lettres tant qu'il vous plaira, mais c'est sur elles que vous allez frapper. Vous avez rappelé dans votre sein, par la douceur de votre administration, par vos récompenses, par des honneurs, par toutes les voies imaginables, les lettres que l'intolérance et la persécution avaient égarées; craignez de les égarer une seconde fois. Votre ennemi fait des vœux pour que l'esprit de vertige s'empare de vous, que vous preniez une verge de fer et que vos imprudences multipliées lui envoient un petit nombre de lettrés qu'il vous envie. Ils iront, c'est moi qui vous en avertis, et bien plus fortement que moi, les propositions avantageuses qu'on leur fait et qu'ils ont encore le courage de rejeter. 
Parce que les taureaux ont des cornes et qu'ils entrent quelquefois en fureur, serez-vous assez vifs et assez bêtes pour ne vouloir plus commander qu'à des bœufs ? Vous n'avez pas de sens, vous ne savez ce que vous voulez. Vous ajoutez que la perpétuité du privilège laissant le commerçant maître absolu du prix de son livre, il ne manquera pas d'abuser de cet avantage. Si votre commerçant ignore que son intérêt réel est dans la consommation rapide et dans la prompte rentrée de ses fonds, il est le plus imbécile des commerçants. D'ailleurs protégez les privilégiés tant qu'il vous plaira; ajoutez des punitions infamantes aux peines pécuniaires portées par les règlements; dressez même des gibets, et la cupidité du contrefacteur les bravera. Je vous l'ai déjà dit et l'expérience avant moi, mais rien ne vous instruit, je défie un libraire de porter un ouvrage au-delà d'un prix qui compense les hasards du contrefacteur et les dépenses de l'étranger, sans que, malgré toute sa vigilance appuyée de toute l'autorité du magistrat, il n'en paraisse trois ou quatre contrefaçons dans l'année. Rappelez-vous qu'il ne s'agit ici que d'ouvrages courants et qui ne demandent qu'un coup de main. Je pourrais proposer au magistrat à qui il est de règle de présenter le premier exemplaire d'un livre nouveau, d'en fixer lui-même le prix; mais cette fixation, pour être équitable, suppose des connaissances de détail qu'il ne peut ni avoir ni acquérir, il est presque aussi sûr et plus court de s'en rapporter à l'esprit du commerce. J'ajouterai peut-être qu'entre ces sortes, les livres du plus haut prix ne sont pas aux privilégiés, mais je ne veux indisposer personne. On dit encore: Lorsqu'un libraire a fait un lucre honnête sur un ouvrage, n'est-il pas juste qu'un autre en profite ? -- Et pourquoi n'en gratifierait-on pas celui qui l'a bien mérité par quelque grande entreprise ? En vérité je ne sais pourquoi je m'occupe à répondre sérieusement à des questions qui ne peuvent être suggérées que par la stupidité la plus singulière ou l'injustice la plus criante; mais si ce n'est pas à la chose, c'est au nombre qu'il faut avoir égard. 
1° L'imprimerie et la librairie ne sont pas de ces états de nécessité première auxquels on ne peut appliquer trop d'hommes. Si quatre cents libraires suffisent en France, il serait mal d'y en entretenir huit cents aux dépens d'un moindre nombre. Louis XIV a tenu pendant vingt ans la porte de cette communauté fermée. Il fixa le nombre des imprimeurs. Le monarque régnant, d'après les mêmes vues, a interrompu les apprentissages pendant trente autres années. Quelle raison a-t-on d'abandonner cette police ? Qu'on laisse les choses dans l'état où elles sont et qu'on n'aille pas dépouiller ceux qui ont placé leurs fonds dans ce commerce en leur donnant des associés, ou qu'en abolissant toutes les corporations à la fois, il soit libre à chacun d'appliquer ses talents et son industrie comme il y sera poussé par la nature et par l'intérêt; qu'on s'en rapporte aux seuls besoins de la société, qui saura bien, sans que personne s'en mêle, dans quelque profession que ce soit, suppléer les bras nécessaires ou retrancher les superflus; j'y consens, cela me convient à moi et à tous ceux à qui la moindre étincelle de la lumière présente est parvenue. Mais malheureusement il y a bien des conditions préliminaires à cet établissement; j'aurai, si je ne me trompe, occasion d'en dire un mot à l'occasion de cette foule d'intrus qu'on protège sans réfléchir à ce qu'on fait. 
2° Mais parce qu'un libraire aurait perçu, je ne dis pas un lucre honnête, mais un profit énorme d'une entreprise, serait-ce une raison pour l'en dépouiller ? Cela fait rire. C'est précisément comme si un citoyen qui n'aurait point de maison sollicitait celle de son voisin que cette propriété aurait suffisamment enrichi. 
3° Pour évaluer les avantages d'un commerçant sur une entreprise qui lui succède, ne faut-il pas mettre en compte les pertes qu'il a faites sur dix autres qui ont manqué ? Mais comment connaître ces deux termes qu'il faut compenser l'un par l'autre ? C'est, monsieur, par la fortune des particuliers. Voilà la seule donnée, et elle suffit. Or, je le dis, je le répète, et aucun d'eux ne m'en dédira, quelque contraire que cela soit à leur crédit: la communauté des libraires est une des plus misérables et des plus décriées, ce sont presque tous des gueux. Qu'on m'en cite une douzaine sur trois cent soixante qui aient deux habits, et je me charge de démontrer qu'il y en a quatre sut ces douze dont la richesse n'a presque rien de commun avec les privilèges. 
4° Si vous croyez, monsieur, que ces privilèges tant enviés soient la propriété d'un seul, vous vous trompez; il n'y en a presque point de quelque valeur qui ne soit commun à vingt ou vingt-cinq personnes, et il faut savoir quelle misère c'est quand il s'agit d'obtenir de chacun la quotité de dépense proportionnée à sa part dans les cas de réimpression. Il y en a qui, hors d'état de la fournir, abandonnent à leurs associés leur intérêt, tantôt avant, tantôt après la réimpression. Un fait, monsieur, c'est que la compagnie des associés du Racine in-quarto, après dix ans, n'a pu se liquider avec l'imprimeur. C'est pourtant du Racine que je vous parle, oui, monsieur, du Racine ! Il ne se passe presque pas une année sans qu'il se vende quelques-unes de ces parts à la chambre. Que les promoteurs des nouvelles vues s'y rendent, qu'ils s'en fassent adjudicataires et qu'ils possèdent sans rapine et sans honte un bien qu'on n'enlèverait que de force aux propriétaires et dont ils ne se verraient point dépouillés sans douleur. Et surtout qu'on ne me parle pas de la gratification d'un citoyen qu'on revêt de la dépouille d'un autre. C'est profaner la langue de l'humanité et de la bienfaisance en la mettant sur les lèvres de la violence et de l'injustice. J'en appelle à tout homme de bien: s'il avait eu le bonheur de bien mériter de sa nation, souffrirait-il qu'on reconnût ses services d'une manière aussi atroce ? Je ne puis m'empêcher de porter ici la parole aux demoiselles de La Fontaine et de leur faire une prédiction qui ne tardera pas à se vérifier. Elles ont imaginé sans doute, sur le mérite de l'ouvrage de leur aïeul, que le ministère les avait gratifiées d'un présent important. Je leur annonce que, malgré toute la protection possible, elles seront contrefaites en cent endroits; qu'à moins qu'elles ne l'emportent sur le manufacturier régnicole ou étranger par quelque édition merveilleuse, et conséquemment d'un grand prix et d'un débit très étroit, qui attire l'homme de luxe ou le littérateur curieux, le libraire de Paris et celui de province s'adresseront au contrefacteur, ne fût-ce que par ressentiment; qu'un effet précieux dépérira entre leurs mains; qu'elles chercheront à s'en défaire; qu'on n'en voudra qu'à vil prix, parce qu'on ne comptera pas plus sur leur cession que sur celle de leur aïeul; que cependant, comme il y a de la canaille dans tous les corps et qu'elle ne manque pas dans la librairie, il se trouvera un particulier sans honneur et sans fortune qui se déterminera à acquérir d'elles, et que cet homme haï et perdu n'aura jamais la jouissance paisible et lucrative de sa possession. -- Cependant, continuez-vous, il y a de votre aveu des ouvrages importants qui manquent et dont nous avons besoin; comment en obtiendrons-nous les réimpressions ? -- Comment ? Je ne balance pas à vous le dire: en raffermissant les privilèges ébranlés, en maintenant les lois de cette propriété. Poursuivez sévèrement les contrefacteurs, portez-vous avec un front terrible dans les cavernes de ces voleurs clandestins. Puisque vous tirez des subsides considérables des corporations, et que vous n'avez ni la force ni le moyen de les anéantir; puisque vous avez assez de justice pour sentir qu'en les privant des droits que vous leur avez accordés, il ne faut pas les laisser sous le poids des dettes qu'elles ont contractées dans vos besoins urgents; puisque vous n'êtes pas en état de payer ces dettes; puisque vous continuez à leur vendre votre pernicieuse faveur, soutenez-les du moins de toute votre force, jusqu'à ce que vous ayez dans vos coffres de quoi les dissoudre. Sévissez contre des intrus qui s'immiscent de leur commerce et qui leur enlèvent leurs avantages sans partager leurs charges; que ces intrus n'obtiennent point vos privilèges; que les maisons royales ne leur servent plus d'asile; qu'ils ne puissent introduire ni dans la capitale ni dans les provinces des éditions contrefaites; remédiez sérieusement à ces abus, et vous trouverez des compagnies prêtes à seconder vos vues. N'attendez rien d'important de vos protégés subalternes; mais rien, je vous le dis, et moins encore d'un commerçant qui luttera contre l'indigence et à qui vous imposeriez vainement un fardeau supérieur à ses forces. C'est une terre effritée à laquelle vous demandez du fruit en la sevrant de ses engrais ordinaires. Que diriez-vous, monsieur, d'un marchand qui vous vendrait chèrement, et qui entretiendrait encore à sa porte un voleur pour vous dépouiller au sortir de chez lui ? C'est ce que vous faites.
 -- Notre position, me direz-vous, est embarrassante. -- Je le sais. 
Mais c'est vous-même qui vous y êtes mis par mauvaise politique, c'est votre indigence qui vous y retient. Il ne faut pas châtier l'innocent des fautes que vous avez faites et m'arracher d'une main ce que vous continuez de me vendre de l'autre. Mais, encore une fois, L'abolissement des corporations, quand vous en seriez le maître demain, n'a rien de commun avec les privilèges. Ce sont des objets si confondus dans votre esprit que vous avez peine à les séparer. Quand il serait libre à tout le monde d'ouvrir boutique dans la rue Saint-Jacques, L'acquéreur d'un manuscrit n'en serait pas moins un vrai propriétaire, en cette qualité un citoyen sous la sauvegarde des lois, et le contrefacteur un voleur à poursuivre selon toute leur sévérité. Plus l'état actuel de l'imprimerie et de la librairie serait exposé avec vérité, moins il paraîtrait vraisemblable. Permettez, monsieur, que je vous suppose un moment imprimeur ou libraire. Si vous vous êtes procure un manuscrit à grands frais, si vous en avez sollicité le privilège, qu'on vous l'a accordé, que vous ayez mis un argent considérable à votre édition, rien épargné, ni pour la beauté du papier, ni pour celle des caractères, ni pour la correction, et qu'au moment où vous paraîtrez, vous soyez contrefait et qu'un homme à qui la copie n'a rien coûté vienne débiter sous vos yeux votre propre ouvrage en petits caractères et en mauvais papier, que penserez-vous ? que direz-vous ? Mais s'il arrive que ce voleur passe pour un honnête homme et pour un bon citoyen; si ses supérieurs l'exhortent à continuer; si, autorisé par les règlements à le poursuivre, vous êtes croisé par les magistrats de sa ville; s'il vous est impossible d'en obtenir aucune justice; si les contrefaçons étrangères se joignent aux contrefaçons du royaume; si un libraire de Liège écrit impudemment à des libraires de Paris qu'il va publier Le Spectacle de la nature qui vous appartient, ou quelques-uns des Dictionnaires portatifs dont vous aurez payé le privilège une somme immense, et que pour en faciliter le débit il y mette votre nom; s'il s'offre à les envoyer; s'il se charge de les rendre où l'on jugera à propos, à la porte de votre voisin, sans passer à la chambre syndicale; s'il tient parole; si ces livres arrivent; si vous recourez au magistrat et qu'il vous tourne le dos, ne serez-vous pas consterné, découragé, et ne prendrez-vous pas le parti ou de rester oisif, ou de voler comme les autres ? Et dans ce découragement où vous seriez tombé vous-même à la place du commerçant, s'il arrivait, monsieur, que quelque innovation mal entendue, suggérée par un cerveau creux et adoptée par un magistrat à tête étroite et bornée, se joignît aux dégoûts que l'imprimerie et la librairie et les lettres ont déjà soufferts, et les bannît de la France, voilà vos relieurs, vos doreurs, vos papetiers et d'autres professions liées à celle-ci ruinées. C'est fait de la vente de vos peaux, matières premières que l'étranger saura bien tirer du royaume, lorsque le prix en sera baissé, et vous renvoyer toutes fabriquées, comme il a déjà commencé de faire. Ces suites ne vous paraissent-elles pas inévitables lorsque vos imprimeurs et vos libraires, hors d'état de soutenir leur commerce et leurs manufactures, en seront réduits aux petits profits de la commission ? Et ne vous flattez pas, monsieur, que le mal soit fort éloigne. Déjà la Suisse, Avignon et les Pays-Bas, qui n'ont point de copie à payer et qui fabriquent à moins de frais que vous, se sont approprié des ouvrages qui n'auraient dû être et qui n'avaient jamais été imprimés qu'ici. Avignon surtout, qui n'avait, il y a dix ans, que deux imprimeries languissantes, en a maintenant trente très occupées. Est-ce qu'on écrit à Avignon ? Cette contrée s'est-elle policée ? Y a-t-il des auteurs, des gens de lettres ? Non, monsieur; c'est un peuple tout aussi ignorant, tout aussi hébété qu'autrefois; mais il profite de l'inobservation des règlements et inonde de ses contrefaçons nos provinces méridionales. Ce fait n'est point ignoré. S'en alarme-t-on ? Aucunement. Est-ce qu'on s'alarme de rien ? Mais il y a pis. Vos libraires de Paris, monsieur, oui, vos libraires de Paris, privés de cette branche de commerce, soit lâcheté, soit misère, ou toutes les deux, prennent partie de ces éditions. Quant à ceux de province, hélas ! c'est presque inutilement qu'on ouvrirait aujourd'hui des yeux qu'on a tenus si longtemps fermés sur leurs contraventions; ils ne se donnent plus la peine de contrefaire. Ce vol ne leur est plus assez avantageux, ils suivent l'exemple de la capitale et acceptent les contrefaçons étrangères. Et ne croyez pas que j'exagère. Un homme que je ne nommerai pas, par égard pour son état et pour son mérite personnel, avait conseillé aux imprimeurs de Lyon de contrefaire l'Histoire ecclésiastique de Racine, en quatorze volumes in-douze; il oubliait en ce moment qu'il en avait coûté aux propriétaires et privilégiés des sommes considérables pour le manuscrit et d'autres sommes considérables pour l'impression. Le contrefacteur, avec moins de conscience, n'était pas fait pour avoir plus de mémoire. Cependant la contrefaçon et le vol conseillé n'ont pas eu lieu. Une édition d'Avignon a arrêté tout court le libraire de Lyon, qui s'en applaudit, parce qu'il a mieux trouvé son compte à prendre partie de la contrefaçon étrangère.
Encore un moment de persécution et de désordre, et chaque libraire se pourvoira au loin selon son débit. Ne s'exposant plus à perdre les avances de sa manufacture, que peut-il faire de plus prudent ? Mais l'État s'appauvrira par la perte des ouvriers et la chute des matières que votre sol produit, et vous enverrez hors de vos contrées l'or et l'argent que votre sol ne produit pas.
Mais, monsieur, vous êtes-vous jamais informé de la nature des échanges du libraire français avec le libraire étranger ? Ce ne sont le plus souvent que de mauvais livres qu'on donne pour d'aussi mauvais qu'on reçoit, des maculatures qui circulent dix fois de magasins en magasins avant que d'arriver à leur vraie destination, et cela après des frais énormes de port et de voiture, qui ne rentrent plus. Loin donc de songer à étendre la concurrence, il serait peut-être mieux de porter l'exclusif jusqu'aux ouvrages imprimés pour la première fois chez l'étranger. Je dis peut-être et je dirais sûrement, s'il était possible d'obtenir la même justice pour lui; mais il n'y faut pas penser. Les commerçants d'une nation sont et seront toujours en état de guerre avec les commerçants d'une autre. L'unique ressource est donc de fermer l'entrée à leurs éditions, d'accorder des privilèges pour leurs ouvrages au premier occupant, ou, si l'on aime mieux, de les traiter comme les manuscrits des auteurs anciens, dont on ne paye point d'honoraires et qui sont de droit commun, et d'imiter leur célérité à nous contrefaire. Voilà pour les livres qui ne contiennent rien de contraire à nos principes, à nos mœurs, à notre gouvernement, à notre culte, à nos usages. Quant aux autres, permettez que je renvoie mon avis à quelques lignes plus bas, où je vous parlerai des permissions tacites. J'ai entendu dire: " Mais puisqu'on ne peut empêcher l'étranger de nous contrefaire, pourquoi ne pas autoriser le régnicole ? Volés pour volés, il vaut encore mieux que nos propriétaires le soient par un Français leur voisin, que par un Hollandais. " 
Non, monsieur, cela ne vaut pas mieux; par quelque considération que ce soit, il ne faut encourager, au mépris des mœurs et des lois, les concitoyens à se piller les uns les autres. Mais encore une fois, faites de votre mieux par l'exécution stricte des règlements pour fermer l'entrée à toute contrefaçon étrangère. Que le Hollandais, le Genevois ou l'Avignonnais perde plus par la saisie d'une édition interceptée qu'il ne peut gagner sur dix qui passeront en fraude. Multipliez ses hasards comme vous le devez, soutenez votre légitime commerçant de toute votre autorité et abandonnez le reste à sa vigilance et à son industrie. Aussitôt que son édition sera prête à paraître, ne doutez pas que ses correspondants n'en soient informés aux deux extrémités du royaume; que la plus grande partie de son édition ne soit placée; que ce correspondant, pressé de jouir de notre impatience, incertain qu'il puisse se pourvoir au loin, et presque sûr d'être saisi et châtié s'il vend une édition contrefaite, n'accepte le papier manufacturé du libraire de la capitale, et que le commerçant étranger n'envoie que bien rarement dans nos provinces une marchandise dont elles seront fournies. -- Mais si nous ne prenons pas ses livres, il ne prendra pas les nôtres. -- Et vous ne pensez pas que c'est votre bien qu'il vous envoie; il n'a rien qui soit à lui, il produit à peine une malheureuse brochure dans une année. Voilà, monsieur, ce que j'avais à vous dire des privilèges de la librairie. Je peux m'être trompé en quelques points, mais de peu d'importance; avoir donné à certaines raisons plus de poids qu'elles n'en ont; n'être pas encore assez profondément initié dans la profession pour atteindre à une juste évaluation des avantages et des désavantages; mais je suis sûr de ma sincérité, sinon de mes lumières. Je n'ai ni dans cette affaire ni dans aucune autre de ma vie consulté mon intérêt particulier aux dépens de l'intérêt général; aussi ai-je la réputation d'homme de bien, et ne suis pas fort riche. D'où je conclus, pour terminer ce point que j'ai traité le plus au long parce qu'il m'a semblé le plus important: 
1° Que les lois établies successivement depuis deux siècles, en connaissance de cause, inspirées par des inconvénients très réels que je vous ai exposés à mesure qu'ils y donnaient lieu, maintenues en partie sous un règne par l'autorité de Louis XIII, du cardinal de Richelieu et de ses successeurs au ministère, devenues générales sous le règne suivant par l'autorité de Louis XIV, du chancelier Séguier et de Colbert, lois dont vous devez connaître à présent toute la nécessité, si vous voulez conserver quelque splendeur à votre librairie, à votre imprimerie et à votre littérature, soient à jamais raffermies. 
2° Que, conformément aux lettres patentes du 20 décembre 1649, 27 janvier 1665 et aux différents arrêts donnés en conséquence par Louis XIV et le souverain régnant, spécialement au règlement du 28 février ', articles premier et suivants, les privilèges soient regardés comme de pures et simples sauvegardes; les ouvrages acquis comme des propriétés inattaquables, et leurs impressions et réimpressions continuées exclusivement à ceux qui les ont acquises, à moins qu'il n'y ait dans l'ouvrage même une clause dérogatoire. 
3° Que la translation ou le partage ne s'en fassent jamais que dans le cas unique où le légitime possesseur le laisserait librement et sciemment en non-valeur. 
4° Que ces privilèges et les permissions continuent à être portés sur le registre de la chambre syndicale de Paris. 
5° Que le syndic soit autorisé comme de raison à suspendre l'enregistrement, quand il y sera fait opposition, ou qu'il connaîtra que le privilège présenté préjudicie aux droits d'un tiers, et ce jusqu'à la décision du chancelier. 
6° Que les livres étrangers susceptibles de privilèges et d'autorisation publique appartiennent au premier occupant comme un bien propre, ou soient déclarés de droit commun, comme on le jugera plus raisonnable. 
7° Que les lois sur l'entrée de ces livres dans le royaume, et notamment l'article 92 du règlement de 1723, soient rigoureusement exécutés, et qu'il n'en passe aucun qui ne soit déchargé dans les chambres syndicales où les ballots doivent s'arrêter. 
8° Qu'il soit pris à l'avenir toutes les précautions convenables pour que ces ballots ne soient pas divertis frauduleusement, comme il est arrivé par le passé. 
9° Que, quant au commerce de la librairie d'Avignon, contre lequel on n'a point encore imaginé de moyens suffisants, il soit défendu de sortir aucuns livres du Comtat sans un acquit-à-caution pris aux Fermes du roi, d'où il serait envoyé toutes les semaines au chancelier un état et catalogue des livres contenus dans les ballots; que ces acquits soient visés au bureau de Noves pour être déchargés à Aix après la visite des syndics et adjoints, ou au bureau de Tulette pour être déchargés à Valence par l'imprimeur des Fermes assisté d'un premier commis; ou au bureau de Villeneuve pour être déchargés à Lyon ou à Montpellier, suivant leurs différentes destinations, après la visite des syndics et adjoints; que tous les ballots qui arriveront d'Avignon dans le royaume par d'autres voies ou sans un acquit-à-caution visé comme il est dit, soient saisissables par un inspecteur ambulant sur la frontière, préposé par le fermier commis à cet effet, et chargé d'envoyer au chancelier l'état de ces livres saisis pour recevoir les ordres du magistrat et les exécuter conformément aux règlements; que sur cet état les syndics et adjoints de la communauté de Paris soient appelés pour, sur leurs observations, statuer ce que de raison, etc. Il me semble, monsieur, que ces demandes sont également fondées sur la justice, les lois et le bien public, et que le seul moyen d'arrêter la ruine entière de cette communauté et de rallumer quelque émulation dans des commerçants que découragent l'inutilité de leurs efforts et les pertes journalières qu'ils essuient dans des entreprises qui leur avaient été lucratives et qui le redeviendront lorsque les règlements seront tenus en vigueur, est d'y faire droit, surtout si vous acquiescez à ce que je vais vous dire des permissions tacites. Cet article est un peu plus délicat que le précédent; toutefois je vais m'en expliquer librement; vous laisserez là mon expression lorsqu'elle vous paraîtra outrée et trop crue, et vous vous arrêterez à la chose. Je vous dirai d'abord: monsieur, monsieur, les vrais livres illicites, prohibés, pernicieux, pour un magistrat qui voit juste, qui n'est pas préoccupé de petites idées fausses et pusillanimes et qui s'en tient à l'expérience, ce sont les livres qu'on imprime ailleurs que dans notre pays et que nous achetons de l'étranger, tandis que nous pourrions les prendre chez nos manufacturiers, et il n'y en a point d'autres. Si l'on met entre l'autorisation authentique et publique et la permission tacite d'autres distinctions que celles de la décence qui ne permet pas qu'on attaque avec le privilège du roi ce que le roi et la loi veulent qu'on respecte, on n'y entend rien, mais rien du tout; et celui qui s'effarouche de ce début ne doit pas aller plus loin; cet homme n'est fait ni pour la magistrature ni pour mes idées. Mais si vous avez, monsieur, L'âme ferme que je vous crois et que vous m'écoutiez paisiblement, mon avis sera bientôt le vôtre, et vous prononcerez comme moi qu'il est presque impossible d'imaginer une supposition d'un cas où il faille refuser une permission tacite; car on n'aura certainement pas le front de s'adresser à vous pour ces productions infâmes dont les auteurs et les imprimeurs ne trouvent pas assez profondes les ténèbres où ils sont forcés de se réfugier, et qu'on ne publierait en aucun lieu du monde, ni à Paris, ni à Londres, ni à Amsterdam, ni à Constantinople, ni à Pékin, sans être poursuivi par la vengeance publique, et dont tout honnête homme rougit de prononcer le titre. La permission tacite, me direz-vous, n'est-elle pas une infraction de la loi générale qui défend de rien publier sans approbation expresse et sans autorité ? -- Cela se peut, mais l'intérêt de la société exige cette infraction, et vous vous y résoudrez parce que toute votre rigidité sur ce point n'empêchera point le mal que vous craignez, et qu'elle vous ôterait le moyen de compenser ce mal par un bien qui dépend de vous -- Quoi ! je permettrai l'impression, la distribution d'un ouvrage évidemment contraire à un culte national que je crois et que je respecte, et je consentirai le moins du monde qu'on insulte à celui que j'adore, en la présence duquel je baisse mon front tous les jours, qui me voit, qui m'entend, qui me jugera, qui me remettra sous les yeux cet ouvrage même ? -- Oui, vous y consentirez; eh ! ce Dieu a bien consenti qu'il se fit, qu'il s'imprimât, il est venu parmi les hommes et il s'est laissé crucifier pour les hommes. -- Moi qui regarde les mœurs comme le fondement le plus sûr, peut-être le seul, du bonheur d'un peuple, le garant le plus évident de sa durée, je souffrirai qu'on répande des principes qui les attaquent, qui les flétrissent ? -- Vous le souffrirez. -- J'abandonnerai à la discussion téméraire d'un fanatique, d'un enthousiaste, nos usages, nos lois, notre gouvernement, les objets de la terre les plus sacrés, la sécurité de mon souverain, le repos de mes concitoyens ? -- Cela est dur, j'en conviens, mais vous en viendrez là, oui, vous en viendrez là tôt ou tard, avec le regret de ne l'avoir pas osé plus tôt. 
Il ne s'agit pas ici, monsieur, de ce qui serait le mieux, il n'est pas question de ce que nous désirons tous les deux, mais de ce que vous pouvez, et nous disons l'un et l'autre du plus profond de notre âme: " Périssent, périssent à jamais les ouvrages qui tendent à rendre l'homme abruti, furieux, pervers, corrompu, méchant ! " Mais pouvez vous empêcher qu'on écrive ? -- Non. -- Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher qu'un écrit ne s'imprime et ne devienne en peu de temps aussi commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous l'aviez tacitement permis. Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez-les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux qui se présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l'expression, passeront entre leurs jambes ou sauteront par-dessus leurs têtes, et nous parviendront. Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux, proscrit, qui imprimé clandestinement chez l'étranger ou dans le royaume, n'ait été en moins de quatre mois aussi commun qu'un livre privilégié ? Quel livre plus contraire aux bonnes mœurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie et d'administration, en un mot à tous les préjugés vulgaires, et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes ? que nous reste-t-il à faire de pis ? Cependant il y a cent éditions des Lettres persanes et il n'y a pas un écolier des Quatre Nations qui n'en trouve un exemplaire sur le quai pour ses douze sous. Qui est-ce qui n'a pas son Juvénal ou son Pétrone traduits ? Les réimpressions du Décaméron de Boccace, des Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient se compter. Dans quelle bibliothèque publique ou particulière ne se trouvent pas les Pensées sur la comète, tout ce que Bayle a écrit, L'Esprit des lois, le livre De l'esprit, L'Histoire des finances, L'Émile de Rousseau, son Héloise, son Traité de l'inégalité des conditions, et cent mille autres que je pourrais nommer ? Est-ce que nos compositeurs français n'auraient pas aussi bien imprimé au bas de la première page: Chez Merkus, à Amsterdam, que l'ouvrier de Merkus ? La police a mis en oeuvre toutes ses machines, toute sa prudence, toute son autorité pour étouffer le Despotisme oriental de feu Boulanger et nous priver de la Lettre de Jean-Jacques à l'archevêque de Paris. Je ne connais pas une seconde édition du Mandement de l'archevêque; mais je connais cinq ou six éditions de l'un et l'autre ouvrage, et la province nous les envoie pour trente sous. Le Contrat social, imprimé et réimprimé, s'est distribué pour un petit écu sous le vestibule du palais même du souverain. 
Qu'est-ce que cela signifie ? C'est que nous n'en avons ni plus ni moins ces ouvrages; mais que nous avons payé à l'étranger le prix d'une main-d'œuvre qu'un magistrat indulgent et meilleur politique nous aurait épargné et que nous avons été abandonnés à des colporteurs qui, profitant d'une curiosité doublée, triplée par la défense, nous ont vendu bien chèrement le péril réel ou prétendu qu'ils couraient à la satisfaire. 
Entre les productions qui ne comportent que la permission tacite, il en faut distinguer de deux sortes: les unes d'auteurs étrangers et déjà publiées hors du royaume, les autres d'auteurs régnicole, manuscrites ou publiées sous titre étranger. 
Si l'auteur est un citoyen et que son ouvrage soit manuscrit, accueillez-le, profitez de la confiance qu'il vous montre en vous présentant un ouvrage dont il connaît mieux la hardiesse que vous, pour l'amener ou à la suppression totale par le respect qu'il doit aux usages de son pays et la considération de son propre repos, ou du moins à une forme plus modérée, plus circonspecte, plus sage. Il n'y a presque rien que vous ne puissiez obtenir du désir qu'il aura de faire imprimer à côté de lui, de relire ses épreuves, de se corriger, et de la commodité qu'il trouvera sous votre indulgente protection de s'adresser à un commerçant qui lui fasse un parti honnête. C'est ainsi que vous concilierez autant qu'il est en vous deux choses trop opposées pour se proposer de les accorder parfaitement, vos opérations particulières et le bien public. Si l'auteur, comme il peut arriver, ne veut rien sacrifier, s'il persiste à laisser son ouvrage tel qu'il l'a fait, renvoyez-le et l'oubliez, mais d'un oubli très réel. Songez qu'après une menace ou le moindre acte d'autorité, vous n'en reverrez plus. On négligera l'intérêt pour un temps, et les productions s'en iront droit chez l'étranger, où les auteurs ne tarderont pas à se rendre. -- Eh bien ! tant mieux, direz-vous, qu'ils s'en aillent. -- En parlant ainsi vous ne pensez guère à ce que vous dites; vous perdrez les hommes que vous aviez, vous n'en aurez pas moins leurs productions, vous les aurez plus hardies, et si vous regardez ces productions comme une source de corruption, vous serez pauvres et abrutis et n'en serez pas moins corrompus. -- Le siècle devient aussi trop éclairé. -- Ce n'est pas cela, c'est vous qui ne l'êtes pas assez pour votre siècle. -- Nous n'aimons pas ceux qui raisonnent. -- C'est que vous redoutez la raison. 
Si l'ouvrage a paru, soit dans le royaume, soit chez l'étranger, gardez-vous bien de le mutiler d'une ligne; ces mutilations ne remédient à rien, elles sont reconnues dans un moment, on appelle une des éditions la bonne et l'autre la mauvaise, on méprise celle-ci, elle reste, et la première, qui est communément l'étrangère, n'en est que plus recherchée; pour quatre mots qui vous ont choqué et que nous lisons malgré vous, voilà votre manufacturier ruiné, et son concurrent étranger enrichi. S'il n'y a point de milieu, comme l'expérience de tous les temps doit vous l'avoir appris, qu'un ouvrage quel qu'il soit sorte de vos manufactures ou qu'il passe à l'étranger et que vous l'achetiez de lui tout manufacturé, n'ayant rien à gagner d'un côté, L'intérêt du commerce à blesser de l'autre, autorisez donc votre manufacturier, ne fût-ce que pour sauver votre autorité du mépris et vos lois de l'infraction, car votre autorité sera méprisée et vos lois enfreintes, n'en doutez pas, toutes les fois que les hasards seront à peu près compensés par le profit, et il faut que cela soit toujours. Nous avons vu votre sévérité porter en vingt-quatre heures le prix d'un in-douze de trente-six sous à deux louis. Je vous prouverais qu'en cent occasions l'homme expose sa vie pour la fortune. La fortune est présente, le péril paraît éloigné, et jamais aucun magistrat n'aura l'âme assez atroce pour se dire: " Je pendrai, je brûlerai, j'infamerai un citoyen ", aussi fermement, aussi constamment, que l'homme entreprenant s'est dit à lui-même: " Je veux être riche. " Et puis il n'y a aucun livre qui fasse quelque bruit dont il n'entre en deux mois 200, 300, 400 exemplaires, sans qu'il y ait personne de compromis; et chacun de ces exemplaires circulant en autant de mains, il est impossible qu'il ne se trouve un téméraire entre tant d'hommes avides de gain, sur un espace de l'étendue de ce royaume, et voilà l'ouvrage commun. 
Si vous autorisez par une permission tacite l'édition d'un ouvrage hardi, du moins vous vous rendez le maître de la distribution, vous éteignez la première sensation, et je connais cent ouvrages qui ont passe sans bruit, parce que la connivence du magistrat a empêché un éclat que la sévérité n'aurait pas manqué de produire. 
Si cet éclat a eu lieu, malgré toute votre circonspection, ne livrez point votre auteur, ce serait une indignité; n'abandonnez point votre commerçant qui ne s'est engagé que sous votre bon plaisir; mais criez, tonnez plus haut que les autres; ordonnez les plus terribles perquisitions; qu'elles se fassent avec l'appareil le plus formidable; mettez en l'air l'exempt, le commissaire, les syndics, la garde; qu'ils aillent partout, de jour, aux yeux de tout le monde, et qu'ils ne trouvent jamais rien. Il faut que cela soit ainsi. On ne peut pas dire à certaines gens et moins encore leur faire entendre que vous n'avez tacitement permis ici la publication de cet ouvrage que parce qu'il vous était impossible de l'empêcher ailleurs, ou ici, et qu'il ne vous restait que ce moyen sûr de mettre à couvert, par votre connivence forcée, L'intérêt du commerce. Ceux d'entre eux qui paraîtront le plus vivement offensés du conseil que j'ose vous donner sont ou de bons israélites qui n'ont ni vues, ni expérience, ni sens commun; les autres des méchants très profonds qui se soucient on ne peut pas moins de l'intérêt de la société, pourvu que le leur soit à couvert, comme ils l'ont bien fait voir en des occasions plus importantes. Écoutez-les, interrogez-les, et vous verrez qu'il ne tiendrait pas à eux qu'ils ne vous missent un couteau à la main pour égorger la plupart des hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de n'être pas de leur avis. Ce qu'il y a de singulier, c'est que depuis qu'ils existent ils s'arrogent, au mépris de toute autorité, la liberté de parler et d'écrire qu'ils veulent nous ôter, quoique leurs discours séditieux et leurs ouvrages extravagants et fanatiques soient les seuls qui jusqu'à présent aient troublé la tranquillité des États et mis en danger les têtes couronnées. Cependant je n'exclus pas même leurs livres du nombre de ceux qu'il faut permettre tacitement; mais que le commerce de tous livres prohibés se fasse par vos libraires et non par d'autres. Le commerce de librairie fait par des particuliers sans état et sans fonds est un échange d'argent contre du papier manufacturé; celui de vos commerçants en titre est presque toujours un échange d'industrie et d'industrie, de papier manufacturé et de papier manufacturé. Vous savez quel fut le succès du Dictionnaire de Bayle quand il parut, et la fureur de toute l'Europe pour cet ouvrage. Qui est-ce qui ne voulut pas avoir un Bayle à quelque prix que ce fût ? et qui est-ce qui ne l'eut pas malgré toutes les précautions du ministère ? Les particuliers qui n'en trouvaient point chez nos commerçants s'adressaient à l'étranger; L'ouvrage venait par des voies détournées et notre argent s'en allait. Le libraire, excité par son intérêt pallié d'une considération saine et politique, s'adressa au ministre et n'eut pas de peine à lui faire sentir la différence d'un commerce d'argent à papier, ou de papier à papier; le ministre lui répondit qu'il avait raison, cependant qu'il n'ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle. Cet aveu de la justesse de sa demande et ce refus décidé de la chose demandée l'étonnèrent, mais le magistrat ajouta tout de suite: " C'est qu'il faut faire mieux, il faut l'imprimer ici "; et le Bayle fut imprimé ici. 
Or je vous demande à vous, monsieur: s'il était sage de faire en France la troisième ou la quatrième édition du Bayle, n'y eut-il pas de la bêtise à n'avoir pas fait la seconde ou la première ? 
Je ne discuterai point si ces livres dangereux le sont autant qu'on le crie, si le mensonge, le sophisme, n'est pas tôt ou tard reconnu et méprisé, si la vérité qui ne s'étouffe jamais, se répandant peu à peu, gagnant par des progrès presque insensibles sur le préjugé qu'elle trouve établi, et ne devenant générale qu'après un laps de temps surprenant, peut jamais avoir quelque danger réel. Mais je vois que la proscription, plus elle est sévère, plus elle hausse le prix du livre, plus elle excite la curiosité de le lire, plus il est acheté, plus il est lu. Et combien la condamnation n'en a-t-elle pas fait connaître que leur médiocrité condamnait à l'oubli ? Combien de fois le libraire et l'auteur d'un ouvrage privilégié, s'ils l'avaient osé, n'auraient-ils pas dit aux magistrats de la grande police: " Messieurs, de grâce, un petit arrêt qui me condamne à être lacéré et brûlé au bas de votre grand escalier ? " Quand on crie la sentence d'un livre, les ouvriers de l'imprimerie disent: " Bon, encore une édition ! " Quoi que vous fassiez, vous n'empêcherez jamais le niveau de s'établir entre le besoin que nous avons d'ouvrages dangereux ou non, et le nombre d'exemplaires que ce besoin exige. Ce niveau s'établira seulement un peu plus vite, si vous y mettez une digue. La seule chose à savoir, tout le reste ne signifiant rien, sous quelque aspect effrayant qu'il soit proposé, c'est si vous voulez garder votre argent ou si vous voulez le laisser sortir. Encore une fois, citez-moi un livre dangereux qui nous manque. Je pense donc qu'il est utile pour les lettres et pour le commerce de multiplier les permissions tacites à l'infini, ne mettant à la publication et à la distribution d'un livre qu'une sorte de bienséance qui satisfasse les petits esprits. On défère un auteur, les lois le proscrivent, son arrêt se publie, il est lacéré et brûlé, et deux mois après il est exposé sur les quais. C'est un mépris des lois manifeste qui n'est pas supportable. Qu'un livre proscrit soit dans le magasin du commerçant, qu'il le vende sans se compromettre; mais qu'il n'ait pas l'impudence de l'exposer sur le comptoir de sa boutique, sans risquer d'être saisi. Je pense que, si un livre est acquis par un libraire qui en a payé le manuscrit et qui l'a publié sur une permission tacite, cette permission tacite équivaut à un privilège; le contrefacteur fait un vol que le magistrat préposé à la police de la librairie doit châtier d'autant plus sévèrement qu'il ne peut être poursuivi par les lois. La nature de l'ouvrage qui empêche une action juridique ne fait rien à la propriété. Si l'ouvrage prohibé dont on sollicite ici l'impression a été publié chez l'étranger, il semble rentrer dans la classe des effets de droit commun; on peut en user comme le règlement ou plutôt l'usage en ordonne des livres anciens: la copie n'a rien coûté au libraire, il n'a nul titre de propriété; faites là-dessus tout ce qu'il vous plaira, ou l'objet d'une faveur, ou la récompense d'un libraire, ou celle d'un homme de lettres, ou l'honoraire d'un censeur, ou la propriété du premier occupant; mais, encore une fois, ne souffrez pas qu'on les mutile. Mais plus je donne d'étendue aux permissions tacites, plus il vous importe de bien choisir vos censeurs. Que ce soient des gens de poids par leurs connaissances, par leurs mœurs et la considération qu'ils se seront acquise; qu'ils aient toutes les distinctions personnelles qui peuvent en imposer à un jeune auteur. Si j'ai, dans la chaleur de l'âge, dans ce temps où pour ouvrir sa porte à la considération, on fait sauter son bonheur par la fenêtre, commis quelques fautes 1, combien je les ai réparées ! Je ne saurais dire le nombre de productions de toutes espèces sur lesquelles j'ai été consulté et que j'ai retenues dans les portefeuilles des auteurs, en leur remontrant avec force les persécutions auxquelles ils allaient s'exposer, les obstacles qu'ils préparaient à leur avancement, les troubles dont toute leur vie se remplirait et les regrets amers qu'ils en auraient. Il est vrai que j'en parlais un peu par expérience; mais si j'ai réussi, quels services ne serait-on pas en état d'attendre d'hommes plus importants ? Quand j'ouvre mon Almanach royal et que je trouve, au milieu d'une liste énorme et à côté des noms de MM. Ladvocat, bibliothécaire de Sorbonne, Saurin, Astruc, Sénac, Morand, Louis, Clairaut, Deparcieux, Capperonier, Barthélemy, Béjot et quelques autres que je ne nomme pas et que je n'en révère pas moins, une foule de noms inconnus, je ne saurais m'empêcher de lever les épaules. Il faut rayer les trois quarts de ces gens qui ont été revêtus de la qualité de juges de nos productions dans les sciences et dans les arts, sans qu'on sache trop sur quels titres; conserver le petit nombre des autres qui sont très en état de donner un bon conseil à l'auteur sur son ouvrage, et leur faire un sort digne à peu près de leurs fonctions. 
Il y a déjà quelques pensions: qui empêcherait d'ajouter à cette expectative un petit tribut sur l'ouvrage même censuré ? Outre l'exemplaire qui revient au censeur, sinon de droit, au moins d'usage, pourquoi ne lui fixerait-on pas un honoraire relatif au volume, qui serait à la charge de l'auteur ou du libraire ? par exemple dix-huit livres pour le volume in-douze, un louis pour l'in-octavo, trente-six livres pour l'in-quarto, deux louis pour l'in-folio; cette taxe ne serait pas assez onéreuse pour qu'on s'en plaignît. Ce n'est rien si l'ouvrage réussit; c'est un bien léger accroissement de perte s'il tombe; et puis, elle ne serait payée qu'au cas que l'ouvrage fût jugé susceptible de privilège ou de permission tacite. 
La chose est tout à fait différente à Londres: il n'y a ni privilèges ni censeurs. Un auteur porte son ouvrage à l'imprimeur, on l'imprime, il paraît. Si l'ouvrage mérite par sa hardiesse l'animadversion publique, le magistrat s'adresse à l'imprimeur; celui-ci tait ou nomme l'auteur: s'il le tait, on procède contre lui; s'il le nomme on procède contre l'auteur. Je serais bien fâché que cette police s'établît ici; bientôt elle nous rendrait trop sages. Quoi qu'il en soit, s'il importe de maintenir les règlements des corporations, puisque c'est un échange que le gouvernement accorde à quelques citoyens des impositions particulières qu'il assied sur eux, du moins jusqu'à ce que des temps plus heureux lui permettent d'affranchir absolument l'industrie de ces entraves pernicieuses par l'acquit des emprunts que ces corporations ont faits pour fournir à ces impositions, je puis et je ne balance pas à vous dénoncer un abus qui s'accroît journellement au détriment de la communauté et du commerce de la librairie: je parle de la nuée de ces gens sans connaissances, sans titre et sans aveu, qui s'en immiscent avec une publicité qui n'a pas d'exemple. A l'abri des protections qu'ils se sont faites et des asiles privilégiés qu'ils occupent, ils vendent, achètent, contrefont, débitent des contrefaçons du pays ou étrangères et nuisent en cent manières diverses, sans avoir la moindre inquiétude sur la sévérité des lois. Comment est-il possible que la petite commodité que les particuliers en reçoivent ferme les yeux au magistrat sur le mal qu'ils font ? Je demande ce que deviendrait notre librairie, si la communauté de ce nom, réduite aux abois, venait tout d'un coup à se dissoudre et que tout ce commerce tombât entre les mains de ces misérables agents de l'étranger; qu'en pourrions-nous espérer ? A présent que par toutes sortes de moyens illicites ils sont devenus presque aussi aisés qu'ils le seront jamais, qu'on les assemble tous et qu'on leur propose la réimpression de quelques-uns de ces grands corps qui nous manquent, et l'on verra à qui l'on doit la préférence, ou à ceux qui ont acquis par leur éducation, leur application et leur expérience, la connaissance des livres anciens, rares et précieux, à qui les hommes éclairés s'adressent toujours, soit qu'il s'agisse d'acquérir ou de vendre, dont les magasins sont les dépôts de toute bonne littérature et qui en maintiennent la durée par leurs travaux; ou cette troupe de gueux ignorants qui n'ont rien que des ordures, qui ne savent rien et dont toute l'industrie consiste à dépouiller de légitimes commerçants et à les conduire insensiblement, par la suppression de leurs rentrées journalières, à la malheureuse impossibilité de nous rendre des services que nous ne pouvons certainement attendre d'ailleurs. Où est l'équité de créer un état, de l'accabler de charges et d'en abandonner le bénéfice à ceux qui ne les partagent pas ? C'est une inadvertance et une supercherie indigne d'un gouvernement qui a quelque sagesse ou quelque dignité. Mais, dira-t-on, que la communauté ne les reçoit-elle ? Plusieurs se sont présentés. -- J'en conviens; mais je ne vois pas qu'on puisse blâmer la délicatesse d'un corps qui tient un rang honnête dans la société, d'en rejeter ses valets. La plupart des colporteurs ont commencé par être les valets des libraires. Ils ne sont connus de leurs maîtres que par des entreprises faites sur leur commerce, au mépris de la loi. Leur éducation et leurs mœurs sont suspectes, ou, pour parler plus exactement, leurs mœurs ne le sont pas. On aurait peine à en citer un seul en état de satisfaire au moindre point des règlements; ils ne savent ni lire ni écrire. Estienne, célèbres imprimeurs d'autrefois, que diriez-vous s'il vous était accordé de revenir parmi nous, que vous jetassiez les yeux sur le corps des libraires et que vous vissiez les dignes successeurs que vous avez et ceux qu'on veut leur associer ! Cependant j'ai conféré quelquefois avec les meilleurs imprimeurs et libraires de Paris, et je puis assurer qu'il est des arrangements auxquels ils sont tous disposés à se prêter. Qu'on sépare de la multitude de ces intrus une vingtaine des moins notés, s'ils s'y trouvent, et ils ne refuseront point de se les affilier. On en formera une classe subalterne de marchands qui continueront d'habiter les quartiers qu'ils occupent, et où, par une bizarrerie que je vous expliquerai tout à l'heure, les libraires par état ne peuvent se transplanter; ils seront reconnus à la chambre syndicale; ils se soumettront aux règlements généraux; on en pourra faire un particulier pour eux; on fixera les bornes dans lesquelles leur commerce se renfermera; ils fourniront proportionnellement aux impositions du corps, et les enfants de ces gueux-là, mieux élevés et plus instruits que leurs pères, pourront même un jour se présenter à l'apprentissage et y être admis. C'est ainsi, ce me semble, qu'on concilierait l'intérêt de la bonne et solide librairie et la paresse des gens du monde qui trouvent très commodes des domestiques qui vont leur présenter le matin les petites nouveautés du jour. 
En attendant qu'on prenne quelque parti là-dessus, si les libraires demandent que, conformément aux arrêts et règlements de leur état, et notamment à l'article 4 de celui du 27 février 1723, tous ceux qui se mêleront de leur commerce sans qualité soient punis suivant la rigueur des lois, et que si, nonobstant les ordonnances du 20 octobre 1721, 14 août 1722, 31 octobre 1754 et 25 septembre 1742, les maisons royales et autres asiles prostitués à ce brigandage paraissent cependant trop respectables pour y faire des saisies et autres exécutions, il soit sévi personnellement contre ceux qui y tiendront boutique ouverte et magasins; je trouve qu'à moins d'un renversement d'équité qui ne se conçoit pas et qui signifierait: " Je veux que parmi les citoyens il y en ait qui me payent tant pour le droit de vendre des livres, et je veux qu'il y en ait qui ne me payent rien; je veux qu'il y ait des impositions pour les uns et point d'impositions pour les autres, quoique cette distinction soit ruineuse; je veux que ceux-ci soient assujettis à des lois dont il me plaît d'affranchir les autres; je veux que celui à qui j'ai permis de prendre ce titre, à condition qu'il me fournirait tel et tel secours, soit vexé, et que celui qui s'est passé du titre et qui ne m'a rien donné profite de l'avantage que lui donne la vexation que j'exercerai sur son concurrent "; il faut accorder au libraire sa demande. Mais comme vous ne méprisez rien de ce qui tient à l'exercice de vos fonctions, et que ce qui sert à vous éclairer cesse d'être minutieux à vos yeux, je vais vous expliquer la première origine de cette nuée de colporteurs qu'on a vu éclore aussi subitement que ces insectes qui dévorent nos moissons de l'Angoumois. Je la rapporte à un règlement qui put être autrefois raisonnable, mais qui par le changement des circonstances est devenu tout à fait ridicule. Ce règlement, qui date de la première introduction de l'imprimerie en France, défend à tout libraire et à tout imprimeur de transporter son domicile au-delà des ponts. L'imprimerie s'établit à Paris en 1470. Ce fut Jean de La Pierre, prieur de Sorbonne, qui rendit ce service aux lettres françaises. La maison de Sorbonne, célèbre dès ce temps, fut le premier endroit où il plaça les artistes qu'il avait appelés. L'art nouveau divisa la librairie en deux sortes de commerçants: les uns libraires marchands de manuscrits, et les autres libraires marchands de livres imprimés. La liaison de deux professions les réunit en un seul corps, tous devinrent imprimeurs et furent compris indistinctement sous l'inspection de l'Université. L'intérêt de leur commerce les avait rassemblés dans son quartier, ils y fixèrent leurs domiciles. Charles VIII, à la sollicitation des fermiers contre le grand nombre des privilégiés, pour le diminuer, fixa, en 1488, celui des librairies de l'Université à vingt-quatre; les autres, sans participer aux privilèges, furent arrêtes par la commodité du débit aux mêmes endroits qu'ils habitaient. Cependant le goût de la lecture, favorisé par l'imprimerie, s'étendit; les curieux de livres se multiplièrent, la petite enceinte de la montagne ne renferma plus toute la science de la capitale, et quelques commerçants songèrent à se déplacer et à porter leur domicile au-delà des ponts. La communauté, qui d'une convenance s'était fait une loi de rigueur, s'y opposa, et les syndics et adjoints, chargés de la police intérieure de leur corps, représentèrent que la visite des livres de dehors prenant déjà une grande partie de leur temps, ils ne pourraient suffire à celle des imprimeries si, s'éloignant les unes des autres, elles se répandaient sur un plus grand espace. De là les arrêts du Conseil et du Parlement, et les déclarations rapportées au Code de la librairie sous l'article 12 du règlement de 1723 qui défend aux imprimeurs et libraires de Paris de porter leur domicile hors du quartier de l'Université. Cette petite enceinte fut strictement désignée a ceux qui tiendraient magasin et boutique ouverte et qui seraient en même temps imprimeurs et libraires. Quant à ceux qui ne seraient que libraires, on leur accorda le dedans du Palais, et l'on permit à quelques autres dont le commerce était restreint à des Heures et à des petits livres de prières, d'habiter les environs du Palais et de s'étendre jusque sur le quai de Gesvres. Toute cette police des domiciles est confirmée depuis 1600 par une suite de sentences, d'arrêts et de déclarations; elle a subsisté même après la réduction du nombre des imprimeurs de Paris à trente-six. Elle subsiste encore, sans qu'il reste aucun des motifs de son institution. Autant l'état ancien de la librairie et des lettres semblait exiger cet arrangement, autant leur état actuel en demande la réforme. L'art typographique touche de si près à la religion, aux mœurs, au gouvernement et à tout l'ordre public, que pour conserver aux visites leur exécution prompte et facile, peut-être est-il bien de renfermer les imprimeries dans le plus petit espace possible. Que le règlement qui les retient dans le seul quartier de l'Université subsiste, à la bonne heure. Mais pour les boutiques et magasins de librairie, dont les visites sont moins fréquentes, il est rare que la publicité de la vente ne mène directement au lieu de la malversation, et que l'application du remède, quand il en est besoin, soit ou retardée ou empêchée par aucun obstacle. D'ailleurs la partie de la ville qui est hors de l'enceinte de l'Université est la plus étendue. Il y a des maisons religieuses, des communautés ecclésiastiques, des gens de loi, des littérateurs et des lecteurs en tout genre. Chaque homme opulent, chaque petit particulier qui n'est pas brute, a sa bibliothèque plus ou moins étendue. Cependant la vieille police qui concentrait les libraires dans un espace continuant de s'exercer, lorsque l'intérêt de ces commerçants et la commodité publique demandaient qu'on les répandît de tous côtés, quelques hommes indigents s'avisèrent de prendre un sac sur leurs épaules, qu'ils avaient rempli de livres achetés ou pris à crédit dans les boutiques des libraires; quelques pauvres femmes, à leur exemple, en remplirent leurs tabliers, et les uns et les autres passèrent les ponts et se présentèrent aux portes des particuliers. Les libraires dont ils facilitaient le débit, leur firent une petite remise qui les encouragea. Leur nombre s'accrut, ils entrèrent partout, ils trouvèrent de la faveur, et bientôt ils eurent au Palais-Royal, au Temple, dans les autres palais et lieux privilégiés des boutiques et des magasins. Des gens sans qualité, sans mœurs, sans lumières, guidés par l'unique instinct de l'intérêt, profitèrent si bien de la défense qui retenait les libraires en deçà de la rivière qu'ils en vinrent à faire tout leur commerce en delà. Encore s'ils avaient continué de se pourvoir chez votre vrai commerçant, la chose eût été tolérable; mais ils connurent les auteurs ils achetèrent des manuscrits, ils obtinrent des privilèges, ils trouvèrent des imprimeurs, ils contrefirent, ils recherchèrent les contrefaçons de l'étranger, ils se jetèrent sur la librairie ancienne et moderne, sur le commerce du pays et sur les effets exotiques, ils ne distinguèrent rien, ne respectèrent aucune propriété, achetèrent tout ce qui se présenta vendirent tout ce qu'on leur demanda, et une des raisons secrètes qui les mit en si grand crédit, c'est qu'un homme qui a quelque caractère une femme à qui il reste quelque pudeur, se procuraient par ces espèces de valets un livre abominable dont ils n'auraient jamais osé prononcer le titre à un honnête commerçant. Ceux qui ne trouvèrent point de retraite dans les lieux privilégiés, assurés, je ne sais trop comment, de l'impunité, eurent ailleurs des chambres et des magasins ouverts où ils invitèrent et reçurent les marchands. Ils se firent des correspondances dans les provinces du royaume, ils en eurent avec l'étranger, et les uns ne connaissant point les bonnes éditions, et d'autres ne s'en souciant point, chaque commerçant proportionnant la qualité de sa marchandise à l'intelligence et au goût de son acheteur, le prix vil auquel le colporteur fournit des livres mal facturés priva le véritable libraire de cette branche de son commerce. Qu'y a-t-il donc de surprenant si ce commerçant est tombé dans l'indigence, s'il n'a plus de crédit, si les grandes entreprises s'abandonnent, lorsqu'un corps autrefois honoré de tant de prérogatives devenues inutiles s'affaiblit par toutes sortes de voies ? Ne serait-ce pas une contradiction bien étrange qu'il y eût des livres prohibés, des livres pour lesquels, en quelque lieu du monde que ce soit, on n'oserait ni demander un privilège, ni espérer une possession tacite, et pour la distribution desquels on souffrît cependant, ou protégeât, une certaine collection d'hommes qui les procurât au mépris de la loi, au su et au vu du magistrat, et qui fît payer d'autant plus chèrement son péril simulé et son infraction manifeste des règles ? Ne serait-ce pas une autre contradiction aussi étrange que de refuser au véritable commerçant dont on exige le serment, à qui l'on a fait un état, sur lequel on assied des impositions, dont l'intérêt est d'empêcher les contrefaçons, une liberté ou plutôt une licence qu'on accorderait à d'autres ? N'en serait-ce pas encore une que de le resserrer, soit pour ce commerce qu'on appelle prohibé, soit pour son commerce autorise, dans un petit canton, tandis que toute la ville serait abandonnée à des intrus ? Je n'entends rien à toute cette administration, ni vous non plus, je crois. Qu'on ne refuse donc aucune permission tacite; qu'en vertu de ces permissions tacites le vrai commerçant jouisse aussi sûrement, aussi tranquillement que sur la foi d'un privilège; que ces permissions soient soumises aux règlements; que, si l'on refuse d'éteindre les colporteurs, on les affilie au corps de la librairie; qu'on fasse tout ce qu'on jugera convenable, mais qu'on ne resserre pas le vrai commerçant dans un petit espace qui borne et anéantit son commerce journalier; qu'il puisse s'établir où il voudra; que le littérateur et l'homme du monde ne soient plus déterminés par la commodité de s'adresser à des gens sans aveu, ou contraints d'aller chercher au loin le livre qu'ils désirent. En faisant ainsi, le public sera servi, et le colporteur, quelque état qu'on lui laisse, éclairé de plus près et moins tenté de contrevenir. L'émigration que je propose ne rendrait pas le quartier de l'Université désert de libraires. On peut s'en rapporter à l'intérêt. Celui qui a borné son commerce aux livres classiques, grecs et latins, ne s'éloignera jamais de la porte d'un collège. Aussi l'Université ne s'est-elle pas opposée à cette dispersion et n'en a-t-elle rien stipulé dans l'arrêt de règlement du 10 septembre 1725. Les libraires établiront leur domicile où bon leur semblera; quant aux trente-six imprimeurs qui suffiraient seuls à pourvoir les savants de la montagne, ils resteront dans la première enceinte, et par ce moyen on aura pourvu à l'intérêt de la religion, du gouvernement et des mœurs, à la liberté du commerce, au secours de la librairie qui en a plus besoin que jamais, à la commodité générale et au bien des lettres. Si donc les libraires requièrent à ce qu'il plaise au roi de leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêts et règlements à ce contraire, il faut leur accorder. 
S'ils demandent des défenses expresses à tous colporteurs et autres sans qualité de s'immiscer de leur commerce et de s'établir dans les maisons royales et autres lieux privilégiés, dépens, dommages et intérêts, même poursuite extraordinaire, information, enquête, peines selon les ordonnances, saisie et le reste, il faut leur accorder. 
S'ils demandent qu'il soit défendu à tous libraires forains et étrangers d'avoir entrepôt et magasin et même de s'adresser pour la vente à d'autres que le vrai commerçant, et ce sur les peines susdites, il faut encore leur accorder. 
Toute cette contrainte me répugne plus peut-être qu'à vous; mais ou procurez la liberté totale du commerce, L'extinction de toute communauté, la suppression des impôts que vous en tirez, L'acquit des dettes qu'elles ont contractées dans vos besoins, ou la jouissance complète des droits que vous leur vendez. Sans quoi, je vous le répète, vous ressemblerez au commerçant qui entretiendrait à sa porte un filou pour enlever la marchandise qu'on aurait achetée de lui; vous aurez rassemblé en corps des citoyens sous le prétexte de leur plus grand intérêt, pour les écraser plus sûrement tous. 


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Lecture et nouvelles parutions
Roger Charland

Comme dans les deux derniers numéros nous proposons à nos lecteurs une liste de lecture suivi de nos commentaires.
  • Paul Chamberland, En nouvelle barbarie. Essai. Montréal, L'Hexagone, 1999, 180 p.
Au Québec, des livres comme celui-ci ne courent pas les rues. Ce livre nous rappelle Minima moralia de Theodor W. Adorno et les ouvrages de Ellul à propos du système technique. Critique décapante de la société technologique et de ses effets, le livre nous présente une vision claire des enjeux politiques et sociaux propres à notre fin de siècle.
  • Michel Barrillon, D'un mensonge "déconcertant" à l'autre. Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s'accommoder du capitalisme. Marseille et Montréal, Agone et Comeau & Nadeau, 1999, 163 p.
    Qu'est-ce qu'a été l'U.R.S.S. ? Un régime despotique, un régime totalitaire, un régime communiste, un type précis de développement de capitalisme d'État, un système bicéphale du féodalisme et d'une pensée populiste, un socialisme réellement existant, ou simplement un pays qui aimait plus à se dire socialiste qu'à l'être, un pays qui soutenait un discours communiste mais une pratique qui s'inspirait des soviets et du taylorisme... et finalement si ces choix n'étaient qu'une manne de fausse analyse... C'est ce que l'auteur nous propose. Pour lui, "Les ex-pays socialistes n'étaient pas socialistes parce qu'ils étaient fondamentalement capitalistes." (Texte de couverture)
    Thèse originale, pas vraiment. Mais il est très intéressant de la voir revenir à flot après un long silence. Elle vaguait depuis la prise du pouvoir par les bolchéviques en octobre 1917; en effet déjà, les mencheviques d'un côté et les anarchistes de l'autres ne se sont pas laissés berner par cette révolution. Elle fut au cœur du communisme des conseils (tout au long des années 20 jusqu'à aujourd'hui), elle fut aussi, cette thèse, que l'U.R.S.S. n'était rien d'autre qu'un capitalisme avec certaines particularités.
    Mais qu'en reste-t-il aujourd'hui? Deux choses. Premièrement, la question du socialisme est toujours à l'ordre du jour. Comme le disait Norberto Bobbio le socialisme existant n'est plus, mais les causes qui ont permis son apparition n'on pas changé. Deuxièmement, l'approche révolutionnaire propre à la pensée de Marx et de ses successeurs est radicalement à remettre en cause. Comme Karl Korsch l'écrivait : «Il est désormais dépourvu de sens de se demander dans quelle mesure l'enseignement de Marx et d'Engels est, à notre époque, théoriquement recevable et pratiquement applicable.» (in «Dix thèses sur le marxisme aujourd'hui», traduit de l'allemand par Maximilien Rubel et Louis Évrard et publié dans Arguments, no. 16, 1959.)
    Ceci dit la lecture en vaut la peine...
  • John Mayard Keynes, The end of laissez-faire. Suivi de «Suis-je un libéral?». Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton, Postface de Jacques Luzi, Keynes & le capitalisme, ou Les rêveries d'un réformateur ambigu. Marseille et Montréal, Agone et Comeau & Nadeau, 1999, 141 p.
Un livre bizarre. 52 pages de Keynes, 2 textes, un de 1926, l'autre de 1925. Une postface plus longue que les 2 textes, elle représente quelque 88 pages.
Ce texte très intéressant de Jacques Luzi sur les aléas des théories de Keynes et de ses détracteurs néo-libéraux ou ultralibéraux vaut la peine. Un cadeau intéressant : l'épilogue portant le titre de : La démocratie contre le capitalisme.
Par contre on considère que l'analyse de Bobbio (et oui encore lui) sur les liens entre la démocratie et le libéralisme et les rapports entre le socialisme et la démocratie aurait été très percutante comme complément à la présentation des courant ultra-libéraux. Jamais a-t-on été aussi loin dans l'analyse de ces rapports, que Bobbio dans son petit livre : Libéralisme et démocratie (Paris, Les Éditions du CERF, collection Humanités, 1996, 123 p.). À lire le texte de Luzi, et ce dernier de Bobbio.
  • Jürgen Habermas, Écrits politiques. Culture, droit, histoire. Paris, Flammarion,  collection Champs, 1999, 346 p. 
Une réédition d'une traduction d'une série de textes publiés durant les années 80. Deux textes sont particulièrement intéressants. Le premier porte le titre de «Les néo-conservateurs critiques de la culture» et le second «La crise de l'État-providence». En fait, ces textes sont complémentaires. D'un côté, un texte important concernant les mouvements conservateurs intellectuels dans la tradition américaine et allemande. Ce premier texte vise à préciser comment les néo-conservateurs prennent la culture comme une sorte d'alibi politique visant la résistance au changement politique et social, comment enfin ils tentent de mettre au feu de la critique toute tentative d'auto-organisation de la société pour des changements en profondeurs. Le deuxième texte tente de présenter le même thème en partant d'une lecture plus «pratique» de la politique, dans une lecture interne de l'État social-démocratique. 
  • Ann Van Sevenant, Écrire à la lumière. Le philosophe et l'ordinateur. Paris, Galilée, collection La philosophie en effet, 1999, 146 p.
Un livre de méditation sur l'écriture, sur l'acte d'écrire et l'ordinateur, cet outil béni des Dieux.
Mais il s'agit de l'écriture dans le sens d'une écriture finie. Platon «considérait, écrit Sevenant, l'écriture à la plume et à l'encre comme une activité infructueuse; il se servait de l'expression «écrire à l'eau» pour la distinguer de l'écriture dans l'âme» (p. 9) La question que pose Sevenant est la suivante : peut-on encore faire de la philosophie après l'arrivée de cet instrument qu'est l'ordinateur.
Plusieurs chapitres composent ce livre qui nous mène vers des conclusions intéressantes. La philosophie se pratiquera de manière différente quant à l'usage de ce nouveau moyen qu'est l'ordinateur. Elle déploiera son sens dans une pratique différente.
En fait les conclusions sont bizarres. Sevenant n'a pas prouvé que la philosophie a changé sa manière de philosopher lors de l'apparition de l'encre et la plume, elle ne nous convainc pas non plus que le livre et plus tard l'imprimé vont révolutionner l'acte de philosopher, enfin elle oubli que bien que l'ordinateur soit un outil bien utile, qu'il ne procède en rien à l'acte de penser. Mais il y a plus! Est-ce que nous serions devant un déterminisme technologique qui changerait l'ensemble de nos modes de penser, de réfléchir et de dialoguer? Au lieu de prendre le chemin que développe Sevenant, nous serions plutôt enclin à penser que d'autres facteurs, que ceux de l'outil servant à conserver et à diffuser les connaissances philosophiques, sont centraux dans la problématique de la philosophie et de sa pratique. C'est peut-être le Monde.
  • Thomas Coutrot, Critique de l'organisation du travail, Paris, La Découverte, collection Repères, thèses et débats. 1999, 121 p.
  • Thomas Coutrot, L'entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ? Enquête sur les modes d'organisation du travail. Paris, La Découverte, collection Texte à l'appui / Série économique, 1998, 281 p.
Un nouvel auteur, économiste, qui présente une version nouvelle en France de l'organisation du travail et du mode de reproduction des modes de vie. Dans le premier livre, celui portant sur l'entreprise néo-libérale, il est question de présenter les résultats d'une enquête terrain des formes de l'organisation du travail dans les entreprises françaises dans les années 90. Une recherche qui n'est pas que descriptive. L'auteur tente une théorisation des modes d'organisation du travail dans le capitalisme français. Il utilise, et ceci est une première dans ce type d'étude en France, les analyse de M. Burawoy et de Braverman sur la déqualification - requalification du travail.
Une lecture importante qu'est la synthèse «Critique de l'organisation du travail». Accessible, le livre résume bien l'acquis du premier, mais va un peu plus loin en discutant du rôle du capital financier dans l'organisation de l'industrie moderne et de sa survie. Il propose aussi, reprenant ici les thèses développées par Jürgen Habermas, les idées de la communication, de la compétence communicationnelle et du rôle de l'organisation de l'information dans les secteurs de la production. Il discute de manière intéressante les question de l'autonomisation du travailleur dans l'économie et l'entreprise néo-libérale, en ce sens il restaure les analyses de Georges Friedman et de Pollock sur l'automation, qui datent des années 50.
Nous croyons important de rappeler au lecteur un livre passé dans l'oubli qui fut publié dans les années 80 au Québec. Il s'agit d'un livre portant sur les théories de l'organisation du travail depuis Taylor et Ford jusqu'à aujourd'hui. (ELLEZAM, Jean  (1984) Groupe et capital. Un nouveau mode de produire le travailleur, Montréal, Hurtubise HMH, coll. Brèches, 261 p.) Ce livre méritait mieux.
  • Alan Sokal; Jean Bricmont; Impostures intellectuelles. Paris, Éditions Odile Jacob, 1997
  • Yves Jeanneret; L'affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, Presses Universitaires de France, collection Science histoire et société, 1998, 274 p.
  • Baudouin Jurdant (sous la direction de); Impostures scientifiques. Les malentendus de l'affaire Sokal, Paris, La Découverte, colleciton Sciences et société, 1998, 328 p..
On ne fera pas ici une très longue présentation des théories proposées par Sokal et Bricmont. Il est important par contre de relever la parution du collectif des Éditions La Découverte qui corrige bien des affirmations du livre de Sokal et Bricmont quant aux penseurs français.
Plus intéressant est le livre de Yves Jeanneret. Il s'agit d'une argumentation à propos du la construction du discours et du développement du discours dit savant par rapport à un discours plus spécifique aux sciences humaines. Une lecture très intéressante qui dépasse et de loin les approches du type de celles de Sokal et Bricmont.
  • Peter Koslowski, Principes d'économie éthique, Paris, Éditions du CERF, collection «Passages», 1998, 357 p.
Livre déconcertant qui prétend une synthèse entre l'éthique, l'économie et la culture. Somme toute étonnant pour un éditeur plus près de l'humanisme chrétien, que de l'orthodoxie néo-libérale à laquelle la thèse de l'auteur emprunte largement.


Quelques autres titres intéressants : 

  • Eric Hobsbawn, L'Âge des extrêmes (1914-1991). Bruxelles, Éditions Complexe, Le Monde diplomatique, 1999, 952 p.
  • Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes. Paris, Éditions Gallimard, collection Bibliothèque de philosophie,  704 p. 
  • Isaac Johsua, La crise de 1929 et l'émergence américaine, Paris, Presses universitaires de France - Actuel Marx Confrontation, 1999.
  • Peter Gowan, The Global Gamble. Washington's Faustian Bid for World Dominance. Londres, Verso, 1999, 320 p. 


Dans les revues :
  • Agone. Philosophie, Critique & Littérature
    numéro 22, 1999   État, démocratie et marché
    • François-Xavier Verschave « On joue mieux avec un ballon gonflé »
    • Daniel Bensaïd, « Droit de détresse & appropriation sociale »
    • George Orwell « Ni capitalisme, ni collectivisme. Recension de The Road of Selfdorn de F.A. Hayek & de The Mirror of the Past de I.R. Zilliacus »
    • Michel Barrillon « L'avenir de l'illusion capitaliste. D'un mensonge «déconcertant» à l'autre (II) »
    • Jacques Luzi « Sauver le capitalisme ou se sauver du capitalisme? »
    • Jean-Philipe Melchior « Difficile légitimation d'États en perte de vitesse »
    • Francis Dupuis-Déri « L'esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne »
    • Bernard Manin et Alain Arnaud « Élection, tirage au sort & démocratie »
    • Loïc Waquant « Mondialisation de la " tolérance zéro "»
    • Jean-Claude Michéa « L'École du capitalisme total »
    • Immanuel Walerstein « Libéralisme & démocratie : frères ennemis ? »
    • et autres textes
  • Progressive Librarian. A Journal for Critical Studies & Progressive Politics in Librarianship
    Ussue #16, Fall 1999. Et un supplément : Anarchism & Libraries
    • Jennifer Cram, Mana, Manna, Manner : Power & the Practice of Librarianship (pp.1-25)
    • Mark Hudson, Understanding Information Media in the Age of Neoliberalism : The Contribution of Herbert Schiller (pp. 26-36)
    • Charles S'Adamo, Searching for "the Enemy": Alternative Ressources on U.S. Foreign Policy (pp. 37-50)
    • et autres
  • Actuel Marx
    no. 27 : L'hégémonie américaine
    • Gilbert Achcar : D'un siècle américain à l'autre : entre hégémonie et domination
    • Noam Chomsky : Force, droit et crédibilité
    • Larry Portis : Les fondements structurels et moraux de l'hégémonisme américain
    • Giovanni Arrighi : Hégémonie américaine et marché mondial
    • Peter Gowan : Le régime Dollar-Wall Street d'hégémonie mondiale
    • Fredric Jameson : Notes sur la mondialisation comme problème philosophique
    • James Cohen : La " latinisation " des Etats-Unis : clivages sociaux et faux-semblants culturels
    • Jacques Bidet : L'ONU et l'OTAN, le droit et la morale. Note sur l'impérialisme et l'hégémonie
  • Dissent
    Fall 1999 : Ten Years After 1989: Postcommunist Reflections
  • First Monday
    Vol. 4, No. 12, December 6th 1999

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Les auteurs
Michèle GASC

Bibliothécaire dès le début, aujourd'hui dans une université de l'Ouest de la France, sa géographie mentale va de l'Océan Atlantique à l'Europe centrale et à la Russie. Elle ne sait plus très bien si elle est avec ou sans bibliothèque. Elle se dit que le risque aujourd'hui n'est pas que les bibliothécaires soient sans bibliothèque, mais que les bibliothèques soient sans bibliothécaire. Elle pense qu'il y a une question vraiment importante aujourd'hui, et sans doute toujours : celle de l'éthique.

Roger Charland

Toujours là, a nombreux projets et se dit toujours bibliothécaire. Pour le reste il ne croit pas que l'appellation de son poste dans une organisation est sa profession.  Les retards de la revue lui incombent, ainsi que le reste.

Pierre Blouin
Lui il est toujours là. Cette fois-ci il se fait traducteur, en plus d'avoir produit le troisième moment de sa trilogie.
Elvio Buono
Voici la dernière partie de son mémoire. Travaille toujours à d'autres sujets, il reviendra surement dans les pages de HERMÈS.
Michael Winter  mfwinter@ucdavis.edu 
Michael Winter est bibliothécaire à l'Université de Californie depuis 1985. Il est l'auteur en 1988 d'un livre : The Culture and Control of Expertise : Toward a Sociological Understanding of Librarianship. Il a aussi publié des textes portant sur la formation et la disparition de disciplines académiques et à propos de la profession de bibliothécaire.
Andy Cameron 
Un anglais qui oeuvre dans les communications dans son Angleterre. A commis le texte que nous publions ici avec Richard Barbrook.
Richard Barbrook qui est pour la première fois traduit en français est un professeur au Hypermedia Research Centre de l'Université de Westminster en Angleterre. Il a publié un livre intitulé Media Freedom : the contradictions of communications in the age of modernity, London, Pluto Press, 1995.
Stephen L. Talbott
Éditeur de Netfutur. Pierre traduit ici un deuxième texte de cet auteur.
Denis Diderot

Encyclopédiste, débattait déjà à son époque de la bizarrerie du fric dans le domaine de l'édition et de la diffusion de la connaissance. Ceci pour se souvenir que les questions ont été posées voilà bien longtemps.
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Michael Heim. Electric Language: A Philosophical Study of Word Processing. New Haven: Yale University Press, 1999. xxi + 303 pp. Bibliographical references and index. $18.00 (paper), ISBN 0-300-07746-7. Reviewed by Susan C. Hines
Department of English & Program in Digital Arts and Multimedia Design
La Salle University.
Published by H-Ideas (October, 1999)

(Nous remercions H-Net Reviews pour nous avoir permis la reproduction de ce texte)


Hines on Heim's  Electric Language
Michael Heim's Electric Language: A Philosophical Study of Word Processing provides students of the electronic age with a refreshing academic "why" rather than the typically commercial "how to" in terms of its approach to electronic writing. Like Goethe's Faust, whom Heim cites in the book's first chapter, Heim is himself a philosophical romantic of sorts, for he "shows the word transformed from the contemplative word to the electrified deed" (p. 45). Tracing the foundations and ramifications of electronic writing, the goal of Electric Language is to consider the results of writing technologies in general and of word processing in particular. This second edition (published in 1999; the first edition was published in 1987) follows a spate of publishing on hypertext and cyberspace textuality as if to remind readers that the electronic word has a history worthy of exploration, if not a present in need of a kind of reckoning.
While Heim's book-length study was important in the late 1980s (characterized by Wired Magazine founder Andrew Joscelyne as "no simple geewiz account"), his work seems even more relevant a decade later. With an increasing number of publications in the vein of George Landow's Hypertext (1992) and Hypertext 2.0 (1997), Janet Murray's Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace (1997), and Katherine Hayles' How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics (1999), there is a serious need for a text such as Heim's, which lays the theoretical groundwork for discussing the impact of writing technologies on human thought while also helping to bridge the gap between word processing and what hypertext guru, Ted Nelson, has called "world processing."
With the first edition published two years before Tim Berners-Lee developed the Hypertext Mark-up Language (HTML) and at least eight years before the Word Wide Web (WWW) gained in widespread popularity, Electric Language remains remarkably fresh in its view that new ways of writing are, indeed, changing old ways of thinking. The thesis is especially compelling because of Heim's solid, historical approach. By fleshing out many of the cultural and psychological changes associated with certain (primarily Western) writing technologies of the past, Heim makes a case for word processing that is reasonable and systematic. Drawing upon philosophies both ancient (Heraclitus, Plato, and Aristotle) and modern (Heidegger, Havelock, and Ong), Heim contemplates the "transformative" (p. 46) qualities of writing. He demonstrates how different modes of communication (oral, written) can alter human reality by differentiating between the characteristic features of pre-literate or "oral-aural" Greece (a poetic, heroic age that is "made memorable through an acoustic shape which includes rhythmic measures, sections linked by cross-reference and repetitions, and thought orders of patterned parallels" [pp. 52-53]) and literate Greece (an analytical or philosophical age that can record and reflect upon thought with "a clarity attained so as to fashion connections not altogether evident in the immediate reality" [p. 55]).
To Heim's credit, his chronological or historical analysis avoids the pitfalls of absolutism or meliorism, and he examines word processing--as he examines antecedent writing technologies--in terms of its shortcomings as well as its benefits. While Heim has been criticized for "a predominately negative tone" about the primacy of electronic writing, his concerns about technologies that facilitate an immediate, often unreflective, composition are validated somewhat by the by the vast mediocrity of the WWW. In fact, Heim's tone is more realistic than negative. As someone who understands and puts to full use the technologies about which he writes, he is understandably more prudent and cautious. Computer networks have affected and will continue to affect what Heim calls the "solitude of reflective reading and writing" (p. 215). Against the backdrop of the latest instructional technologies (asynchronous discussion and IRC chat, for example), educators, especially, can see that solitude of contemplation in abeyance.
Heim's supposition that individual thought might be at risk in this age of electronic writing (not to mention other electronic forms of communication!) makes good sense, and that he devotes the final chapter of his book to staving off or mitigating some of word processing's negative effects makes the work of this philosopher--in the same sense that a land developer extends himself to make a project "green" or environment-conscious-- exceptionally moral. It is a pleasure to read a fully conscious, wholly thoughtful and conscientious work, and Electric Language is of that caliber.


Citation: Susan C. Hines . "Review of Michael Heim, Electric Language: A Philosophical Study of Word Processing," H-Ideas, H-Net Reviews, October, 1999.
URL: http://www.h-net.msu.edu/reviews/showrev.cgi?path=25308940964807.

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Les bien-faits de la civilisation automobile
Compte rendu de Peter Freund et George Martin; The Ecology of the Automobile. Montréal, New York : Black Rose Books, 1993, 213 p. (ISBN : 1-895431-82-4)



«À l'aube de la Dépression, Henry Ford affirmait que l'assurance-chômage ne servirait qu'à perpétuer le chômage ; qui plus est, le fait d'être sans emploi n'était pas une si mauvaise chose. «Eh bien quoi, c'est bien la meilleure éducation du monde pour ces garçons que d'avoir à se déplacer comme cela un peu partout! , déclara Ford. En quelques mois de ce régime, ils acquièrent plus d'expérience qu'ils ne le feraient en plusieurs années d'école».
David Olive, «Le temps des purs : les nouvelles valeurs de l'entreprise», Éditions de l'Homme, 1989, p. 75.

C'est à ce père commun de la chaîne de montage de la première gestion moderne dite fordiste que l'on doit aussi cette autre brillante déclaration : «Personne n'a besoin de l'exercice physique. Si vous êtes en santé, c'est que vous n'en avez pas besoin; si vous êtes malades, alors allez voir votre médecin! » Doit-on rire ou pleurer de cette philosophie de la vie qui est bien celle de la cabine vitrée mobile (dixit Ivan Illich) ? Voilà un peu où nous a conduits le rêve de celui qui fantasmait de désengorger les villes empestées par le crottin de cheval et leurs carcasses mortes... Et qui voulait rendre la campagne accessible au consommateur-citoyen... Celui qui rendait ses propres employés «riches» afin qu'ils puissent acheter ses propres voitures (illustration parfaite du marché devenu une fin en soi). Hitler avait compris et appliqué le même processus lorsqu'il a décidé de quadriller l'Allemagne d'autoroutes et de faire de la Volkswagen l'auto du peuple, stimulant ainsi un embryon d'économie de consommation qui ne profitera qu'aux dépenses militaires.
De nos jours, le procédé fordien d'enrichissement des travailleurs fait place à la distribution de «stock options», de «bons de croissance» comme le gouvernement français les a baptisées, aux employés des multinationales. Comme quoi l'économie du savoir a encore à en apprendre de l'ancienne...
Qu'est-ce que l'automobile au juste, demandent les auteurs de ce livre (Freund est du New York School of Social Research, et quant à Martin, il s'intéresse entre autres au «Welfare State») ? Las réponse ne manque pas de faire réfléchir. Leur approche est globale : l'auto est prise ici comme partie d'un ensemble socio-économique et politique. L'automobile est un phénomène qui amplifie et crée des inégalités sociales, qui a des impacts majeurs sur les politiques publiques, sur les ressources naturelles, sur la qualité de l'environnement, sur l'utilisation du territoire, sur les relations sociales, sur les options disponibles de mobilité personnelle. L'hégémonie de l'auto est la question centrale du livre, un état de fait que l'on se doit de questionner, et non pas simplement d'atténuer ou d'analyser de façon empirique, comme ces études universitaires sur les dangers de l'alcool au volant ou sur les voies à privilégier lorsqu'on est sur une autoroute congestionnée (parue à l'automne 1999 à l'Université de Montréal...). Sur ce sujet des congestions, lire un texte bien plus drôle et plus profond à la fois, de Pierre Lazuly : http://menteur.com/chronik/991018.html
Les fabricants automobiles ont l'argent et le pouvoir de nous conditionner avec leurs pubs qui ne montrent que la nature, la vitesse et le confort, mais jamais les heures de pointe, la pollution et les accidents (de plus en plus terribles) dus en grande partie à la grande puissance de leurs engins et aux nouvelles habitudes ainsi induites chez les conducteurs. Le système automobiliste, on l'a peut-être oublié, est aussi un système technologique, comparable en tous points à n'importe quel autre, celui de l'informatique ou de la technologie par exemple. Un système qui permet la mobilité essentielle à toute productivité industrielle, comme les technologies de l'information permettent celle des données et du savoir.
On ne perçoit de l'automobile que des bienfaits dont elle seule serait porteuse, et qu'elle aurait apportés à la société pour la libérer et la rendre moderne. Les auteurs du bouquin insistent plutôt sur une approche d'ensemble fondée sur une écologie de l'automobile, en nous faisant prendre conscience que les petits bonheurs individuels et économiques se paient, et à un coût de plus en plus prohibitif. Le livre est empli de faits, de statistiques, de comparaisons, tous très éloquents. Les dimensions politiques et sociales de l'auto ne reçoivent aucune couverture dans les médias, et pour cause : les manufacturiers automobiles sont devenus un des plus grands commanditaires des communications publiques, quelles qu'elles soient. Ils produisent un système de consommation individualisée hautement vorace en énergie, et en ressources, qui ne peut être viable à long terme. Cela, même les fabricants le savent, et c'est pourquoi ils investissent dans d'autres domaines actuellement, comme les hautes technologies, les nouvelles sources de carburant, voire le transport en commun. Mais en même temps, ils continuent de produire davantage, plus puissant, plus gros (les mini-fourgonnettes, dont l'introduction a littéralement sauvé Chrysler de la faillite). Ils continuent à propager un faux sentiment de sécurité chez les acheteurs de gros véhicules. Parallèlement, ils démantèlent leurs usines pour se convertir à la «fabrication modulaire».
L'automobile est l'emblème le plus puissant, le plus fort symboliquement, du gaspillage nécessaire à la société de consommation, et à une économie globalisée unilatérale, dominée par les USA et l'Occident industriel. Déplacer deux tonnes d'acier et de tôle pour chaque individu. «Notre tâche n'est pas d'éliminer mais de réduire notre dépendance à l'automobile» (p. 5), en conciliant besoins sociaux et préférences individuelles. Pas si simple comme programme, dira-t-on : en fait, le déplacement automobile encourage une forme subtile de fausse conscience quant à notre relation avec la société. Elle nous enferme littéralement, physiquement, mentalement, symboliquement, dans un cocon où seul l'individu existe et le social, escamoté. Ce que les auteurs nomment ainsi l'idéologie de l'automobile maximise une forme de liberté individuelle, de choix individuel. Pour l'adolescent, par exemple, l'obtention du permis de conduire marque encore son passage à l'état adulte.
Freund et Martin relient le phénomène automobile à ses composantes cachées et complexes : la planification urbaine, par exemple, faite par et pour l'automobile. La ville a cessé d'être un lieu de repos, de rencontre, de dialogue : c'est désormais in «no man's land» de services et de production dont on rêve de sortir au plus vite après le travail, et qu'on déserte la fin de semaine. Les coûts des soins de santé, et des impacts sur l'environnement, sont externalisés, c'est-à-dire passés par les producteurs privés ou les utilisateurs, eux aussi «privés», à la sphère publique. Construction et entretien des routes, police, voirie, subsides de toutes sortes, sont nécessaires aux constructeurs automobiles, mais privent l'État de fonds énormes. «Les bénéfices sont individualisés pour ceux qui peuvent se les payer, alors que les coûts, tels ceux engendrés par la pollution, sont socialisés» (p. 10). Ainsi, parmi d'autres chiffres effarants, on apprend qu'en Ontario, on estimait en 1992 que les dépenses publiques reliées aux compensations des utilisateurs (assurances, soins hospitaliers, etc.) étaient défrayées à 59 % par tous les contribuables, propriétaires ou non d'une voiture.
Un tel système de déplacement est imposé au Tiers-Monde, comme modèle de développement, constatent aussi les auteurs. Avec la mondialisation économique planifiée, un tel schème éliminera les moyens traditionnels, peu coûteux et collectifs de transport propres à ces pays.
D'un chapitre à l'autre, on ne cesse d'être frappés par les chiffres qui s'y accumulent – pour une fois que les chiffres nous disent des vérités significatives. Par exemple, « la production automobile dépasse considérablement celle de la croissance de la population. Le nombre d'automobiles dans le monde a crû de 300 % entre 1960 et 1990, alors que la population mondiale a augmenté de 100 %» (pp. 15-16). En Afrique, en 1990, on comptait 113 personnes par auto, 12 en Afrique du Sud, 125,7 en Asie, 3,5 au Japon, 14,6 en Amérique (sauf États-Unis et Canada), 2,1 au Canada, 1,7 aux USA, 2,5 en Europe de l'Ouest. (Statistiques du Motor Vehicle Manufacturers Association, 1992, cités p. 16).
Le rendement énergétique per capita de l'automobile est exécrable par rapport à celui du train ou de l'autobus. Par contre, l'auto est une mine d'or pour les producteurs d'acier, de cuivre et de métaux légers, tels l'aluminium et le titanium. Ce sont des matériaux difficiles à recycler parce qu'ils sont mélangés ensemble et difficilement séparables dans la structure de l'automobile (pp. 17-18).
Dans les villes et les banlieues, l'auto favorise des niveaux élevés de stress et d'agressivité, qui s'accumulent avec le temps. Il suffit d'avoir une seule fois le train de banlieue dans une ville nord-américaine comme Montréal, par exemple, pour vivre une atmosphère totalement différente, faite de convivialité, de relaxation, de discussion, voire de sommeil ou de lecture. Les usagers réclament ce type de transport, mais les gouvernements préfèrent répondre à une autre «demande», celle des autoroutes de banlieue.
Sur la question des coûts reliés à la santé, on peut faire grand état aujourd'hui de la préoccupation des constructeurs quant à la sécurité de leur produit (coussins gonflables, «barres latérales», etc.). Mais sait-on que tout au long des années 60, les lobbies automobiles s'opposaient farouchement aux revendications de groupes comme ceux de Ralph Nader qui exigeaient la simple présence de ceintures de sécurité ? L'industrie ne serait plus compétitive, ni rentable, invoquait-on... La sécurité est devenue importante (et rentable) lorsque les coûts actuariels des accidents ont démontré la nécessité de renverser la vapeur, et ce, après la victoire des organisations de défense des consommateurs sur la scène judiciaire et publique américaine. La compétition des Japonais et des Européens a également été déterminante dans cette préoccupation nouvelle de sécurité. Il ne faut pas oublier que dans le même temps, le format et la puissance des véhicules augmentent, comme on l'a déjà souligné, et que le risque d'accident se trouve ainsi multiplié. Au Québec, par exemple, la vitesse de croisière «permise» et légale sur les autoroutes est de 100 km/h, mais en pratique, la vitesse pratiquée est de 120 km/h, parce que la puissance des véhicules non seulement permet une illusion de sécurité à une telle vitesse, mais parce qu'elle l'exige : on ne va plus assez vite à 100 km/h.. Combinée à la conduite forcée avec les poids lourds entre lesquels il faut se faufiler, une telle conduite est en voie d'être la norme. Les accidents qui en résultent ont des proportions jamais vues jusqu'ici, tels ces carambolages sur les deux principales autoroutes du Québec et de l'Ontario en 1999, qui ressemblaient à des écrasements d'avions, avec des véhicules réduits en débris éparpillés...
Que ce soit sur l'inégalité sociale induite par la voiture, entre les jeunes, les femmes, les personnes âgées, ou encore sur la naturalisation de l'idéologie automobile (dont le terme américain «freeway» témoigne avec éloquence), les auteurs insistent sur une véritable liberté de choix du mode de transport par les gens. Si tant de personnes ont besoin d'une automobile, c'est parce que le seul choix qui est offert est l'auto, et non pas parce que cette dernière constitue le meilleur choix. À Montréal, on ne veut construire des lignes de train de banlieue que si elles servent aussi d'attractions vers une future Cité du Multimédia ou des Technologies… En Europe, le train fait pourtant partie des habitudes depuis plus d'un siècle, et c'est même un facteur de civilisation, un peu comme le livre.
De brillantes analyses sur la phénoménologie de l'automobile, et sur la relation entre l'auto et l'espace, qui s'inspirent des théories de Castells et de Henri Lefebvre sur l'espace social et les conflits, s'ajoutent à ces coups de boutoir pour détruire «l'hégémonie de l'auto». En dernière partie, les auteurs proposent des alternatives, en partant du constat que les forces de l'économie de marché ne font que favoriser l'auto. «La dépendance à l'automobile est un produit direct de l'existence d'espaces spécialisés, de styles de vie et de sensibilités» (p. 143). Il y a lieu d'espérer, nous dit-on, que les années 90 verront une attention plus grande portée à ces problèmes complexes engendrés par le véhicule automobile. Se trompait-on ?
Une reconfiguration du transport s'impose, et la période de transition vers une économie de l'après-guerre-froide représente pour les auteurs une occasion à saisir. Une telle entreprise représente des opportunités aussi bien que des coûts, avertit-on. Mais peut-on encore y échapper ? Ce ne sont certes pas les compétences ni les savoir-faire qui manquent : le transport constitue un marché à exploiter, et un pan important des industries reliées à la défense pourrait fort bien être applicable au développement du transport en commun (p. 166). La diversité réelle des moyens de transport redonnerait à l'automobile la place qu'elle doit occuper, celle d'une simple commodité qui n'a pas à s'assurer la priorité sur toutes les autres.
«Pour qui connaît les autoroutes américaines, il y a une litanie des signes. Right lane must exit. Ce must exit m'a toujours frappé comme un signe du destin. Il faut sortir, s'expulser de ce paradis, quitter cette autorute providentielle qui ne mène nulle part, mais où je suis en compagnie de tout le monde. Seule véritable société, seule chaleur ici, celle d'une propulsion, d'une compulsion collective, celle des lemmings dans leur caractère suicidaire, pourquoi devrais-je m'y attacher pour retomber dans une trajectoire individuelle, dans une vaine responsabilité ? » Telle est la façon dont Jean Baudrillard (Amérique, Grasset et Fasquelle, 1986, pp. 54-55) décrivait la participation fonctionnelle dans une société dominée par l'automobile, allant jusqu'à dire qu'il ne s'agissait plus pour lui de faire la sociologie ou la psychologie de l'automobile, mais simplement de «rouler pour en savoir plus sur la société que toutes les disciplines réunies» (p. 55). «L'intelligence de la société américaine, remarque-t-il encore, réside tout entière dans une anthropologie des mœurs automobiles – bien plus instructives que les idées politiques» (id.). À n'en pas douter, le livre de Freund et Martin nous permet d'en avoir un aperçu convaincant.
Pierre Blouin

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