Numéro 7

TABLE DES MATIÈRES

Présentation 

Le Sommet des Amériques...
Pierre Blouin 


Fondamentalisme politique et politique fondamentalisme aux USA
Dick Howard


L'élection américaine
Pierre Blouin


Des nouvelles différentes du Congrès annuel de l'American Library Association
Pierre Blouin


Fixing Identity, Fabricating Space: Sovereignty and Territoriality After the Cold War
Timothy W. Luke

 
Comment le savoir dépend du pouvoir qu'on en tire: petits rituels de la pensée
Pierre Blouin

L'idéologie chez Pareto et Marx
Norberto Bobbio
Traduction de Denis Collin


Jorge Luis Borgès et la bibliothèque de Babel
Pierre Blouin

 Pierre Elliott Trudeau, nationaliste canadien
Pierre Blouin

Suggestions de lecture
Roger Charland



Comptes rendus

André Pratte, Les oiseaux de malheur, essai sur les médias d'aujourd'hui, Montréal, VLB Éditeur, 2000. 244 pages.
Pierre Blouin


Michel Lacombe, L'idée du siècle. La liberté du citoyen. Montréal,Radio-Canada et Fides, 2001, 92 pages + cédérom
Roger Charland


Présentation 

Un septième numéro prend son envol. Pour être sérieux et franc, nous ne pensions pas nous rendre si loin dans cette aventure, car il s'agit bien d'une aventure, celle de l'édition électronique, sans structure et sans règles de fonctionnement, libre comme nous l'affirmions dans la présentation de la revue, au numéro 1. Mais n'ayez pas peur, nous n'annonçons pas la fin de notre publication. Nous n'annonçons pas non plus notre institutionnalisation. Ces quelques mots ne sont que pour vous dire, vous, nos lecteurs, que nous voulons continuer. Les visites de ce site augmentent, la publication de livres électroniques sera réalisée occasionnellement. Nos collaborateurs reviennent nous soumettre des textes, des articles publiées par HERMÈS sont imprimés sous forme électronique ou papier dans d'autres périodiques. Tout cette démarche n'a qu'un but : faire connaître une pensée isolée, une pensée qui se veut critique, et à sa manière militante.

Il y a encore plus. Les idées développées en 1998 semblaient sourdre de nulle part. Mais depuis, d'autres intellectuels et travailleurs des sciences sociales ont publiés et publieront, dans les mois et les années qui viennent, les mêmes idées que nous avancions seuls et entêtés à ce moment. Critiquer le mythe Internet; se questionner sur le tournant « science de l'information » de la bibliothéconomie (un tournant qui a pris 40 années environ); prendre le temps de questionner ce qu'entraînaient en pratique ces quelques petits changements, voilà ce que nous avons fait. Et maintenant, nous voulons continuer. Continuer la bataille contre le mythe de la société de l'information, de sa nouvelle économie, interroger l'économie politique de la bibliothéconomie, défendre le droit et la nécessité de l'accès au savoir et finalement défendre le droit au bon sens dans un monde où la fin des idéologies aura été le plus grand canular de la dernière moitié du siècle. 

Nous affirmons plus haut que des intellectuels et des travailleurs en sciences sociales produisent des textes qui se situent dans la lignée de HRC. Il y en a beaucoup. Je pense ici au débat qu'a créé la parution du livre de Dominique Wolton, Internet et après ? Plus récemment, la parution en français de Philippe Breton sur le Culte de l'Internet et de Jean Gadrey, Nouvelle économie, nouveau mythe ? etc... En anglais, le mythe est déjà attaqué de toutes parts, Cameron que nous avons traduit, Paul Edward sur l'histoire de l'informatique; plus récemment, Dan Schiller, Digital Capitalism : Networking the Global Market System; Frank Webster et Kevins Robins etc...

Nous avons discuté de plusieurs de ces textes, ou il sera bientôt question de certains d'entre eux non encore commentés. Notre critique de la société de l'information prend de l'assurance. Loin de nous l'idée de retraiter. C'est l'inverse que nous ressentons, nous passons encore à l'attaque, avec plus d'énergie et avec l'ambition au moins d'éclairer certains phénomènes qui se passent sous le silence de la pensée unique. Notre but est de sensibiliser les gens aux lacunes sociales et individuelles qui caractérisent cette « révolution ». Nous y allons simplement, sans prétention, sans résignation. 

Roger Charland
Bibliothécaire professionnel

 

En marge du Sommet des Amériques :
Potus et Flotus à Québec, ou l’histoire d’une
« violence déplorable »

I may wear a mask but I am not the one who has something to hide
Pancarte d’un manifestant

Potus, Flotus, les deux noms de code du couple présidentiel américain lors de leur séjour à Québec pour le Sommet des Amériques qui portait sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). À l’instar des touristes US à Québec cette fin de semaine, ils ont pu profiter d’un double forfait : voir un coin de France en Amérique, et un coin d’État totalitaire, du moins de décor totalitaire, en Amérique du Nord… Bref visite « guidée » de trois jours pour eux, cauchemar de trois semaines pour les habitants des quartiers touchés, pour la population de Québec en entier, cauchemar qui nous aura montré, si nous savons écouter les gens, le côté révélateur des pouvoirs « démocratiques » des pays développés.

Comme ces maîtres de la situation, nous sommes bien hypocrites, nous qui dénonçons la violence des pauvres sans voir celle des riches et des puissants, des plus forts, nous qui aimons bien mieux les jeunes, ces hordes d’inconnus au comportement parfois bizarre, quand ils sont sagement assis à leurs ordinateurs d’Université en train de se faire gaver de méthodes statistiques afin de devenir de parfaits gestionnaires qui n’aiment pas les débats. C'est plus beau de contempler ces jeunes photographiés avec leur ordinateur portable, tout souriants, relaxes, avec un décor rétro, la Terre si possible dans le cadre. Ils servent à toutes les sauces, ces jeunes.

Cependant, ces nouveaux jeunes, qu’ils se préparent ou non à prendre la place des baby-boomers pour faire encore plus de fric qu’eux, savent confusément mais avec une clarté qui leur est propre, qu’ils ont à se battre, à se frayer un chemin, et que pour certains d’entre eux, il s’agit de plus de liberté, de justice, d’amour, d’idées, de cet idéalisme que leurs parents ont laissé tomber en chemin. Confusément, ils connaissent la violence des grandes organisations politiques et économiques, capitalistes surtout, puisque c’est de celles- là qu’on parle à ce Sommet : ils savent que l’administration Bush a adopté une attitude agressive dans ses relations internationales, dans ses relations avec la Chine (une amie qu’on espionne), et envers ces « rogue states », ces États insoumis que les Etats-Unis démonisent pour la commodité de l’industrie militaire, grande patronne de l’emploi aux USA et ardente supporter de l’administration en place, avec un consortium d’autres industries qui est exactement celui qui supportait l’Allemagne nazie. Ils ne connaissent pas le passé de sympathie et d’investissement nazi du grand-père de Bush, Prescott Bush, mais nous non plus d’ailleurs (il faut fouiller nos médias alternatifs pour en savoir quelque chose). Ils connaissent également la violence des visées énergétiques US : détruire les conditions minimales de vie décente sur la planète pour les « besoins » énergétiques d’une économie de consommation sans limites. Bien sûr, ces choses-là dites par un cagoulé avec une fleur dans la bouche, ça fait invraisemblable, pas tellement sérieux et un peu démago ; mieux vaut en rire, et le rejeter en se disant qu’après tout, ces gens-là ne savent pas ce qu’ils font… Mieux vaut dénigrer de telles gens, elles ne sont pas « honnêtes ».

Nous qui ne connaissons même pas les motifs des grandes puissances vis-à-vis leurs propres populations, vis-à-vis celles des États les plus pauvres, nous qui ne savons pas encore que le terrorisme des grands sert à justifier celui, à bien plus petite échelle, des petits.

Nous qui ne savons même pas les vrais motifs du bombardement sur Bagdad le 16 février 2001, qui survient deux jours après que le président Bush eût confirmé une augmentation de 2,6 milliards du budget militaire, « les raids militaires constituant le feu vert pour Wall Street. ( « Le bombardement de Bagdad», Michel Chossudovsky », L’aut Journal, no 197, mars 2001, p. 4 ).  Et pourtant nous encore qui  nous nous permettons de fustiger ces bandes de malappris qui n’ont ni vocabulaire, ni argumentation pour comprendre les « finesses de mécanismes » du FMI ou de la Banque Mondiale (dixit R. Martineau dans Voir), ces jeunes trop jeunes peut-être pour comprendre le cynisme des mécanismes réels de l’économie capitaliste, mais qui savent très bien qu’ils se font rouler et qu’on ne cesse de se foutre d’eux.

Nous sommes un peu inconscients, nous qui ignorons encore que c'est exactement ce qui s'était passé dans les années 80 avec Reagan, ce terrorisme calculé ( bombardement de la Lybie, de Tunis ) qui est le terrorisme d'État. Comme Chomsky l'expliquait, le terrorisme d'État est la condition nécessaire au pouvoir néo-conservateur, aux États-Unis et ailleurs en Occident. Pour faire accepter des politiques militaristes, du genre Star Wars, il fallait créer de toutes pièces une menace. C'est ce qui est sur le point de se répéter avec l'administration Bush II. Aucune violence là, certes, puisqu'elle est totalement invisible, non rapportée, justificative.

Forcer la vente de l’eau, du gaz, du pétrole, faire de l’Amérique une arrière-cour du pays le plus gaspilleur au monde pour son approvisionnement domestique, ce n’est pas de la violence, cela ? Oui, bien sûr, elle n’est pas « médiatisable » comme on dit, on ne peut pas la voir, et comme on ne peut pas la fustiger en la voyant immédiatement à la télé ou ailleurs, on se dit qu’elle n’existe pas.

« Nous vivons à une époque où tout nous interpelle. Avons-nous pour autant un droit de riposte équivalent ? Le discours de la rectitude met la vie, le monde, la pensée, la culture, l’amour et la liberté entre guillemets. S’il n’y en avait plus qu’un seul pour s’y opposer, ce serait le guillemet du pauvre, sa colère et sa riposte, l’apostrophe », écrit Jean-Claude Germain, en introduction à la nouvelle revue québécoise, L’Apostrophe (Printemps 2001). C’est l’alouette en colère de la chanson de Félix. D’aucuns se plaisent à voir un accident de parcours avec ce Sommet de Québec : il faut que jeunesse se passe, croient-ils. Mais si on disait : il faut que vieillesse se passe. Comme on n’arrive pas à comprendre l’esprit d’une démocratie, s’arrêtant seulement à sa lettre, on n’arrive à comprendre l’esprit de ce groupe social que forment les jeunes. Nous spéculons sur eux, sur leur taux de suicide, etc. La société actuelle forme-t-elle une génération fichue parce qu’elle est condamnée à mieux performer et s’intégrer que la précédente, tout en ruant furieusement dans les brancards parce qu’elle  sent bien qu’elle pourrait servir à autre chose ?

Le bombardement de Bagdad a contribué à « rétablir la confiance sur les marchés financiers ». Lockheed Martin, la plus grande société d’armements, après avoir annoncé des compressions majeures, décidait quelques jours auparavant de « prendre la bonne direction » en développant le secteur beaucoup plus rentable de la production de systèmes d’armement de pointe ( Chossudovsky, idem.). (Lockheed Martin est aussi la créatrice de Dialog, la base de données bibliothéconomiques la plus complète au monde ). « La « main invisible » du marché ne fonctionnera jamais sans le poing invisible », écrivait Thomas L. Friedman, un penseur néo-libéral ( « Manifesto for the Fast World", New York Times Magazine, March 28, 1999, cité dans Chossudovsky, idem).

Nous sommes donc assez hypocrites en préférant les poncifs et les lieux communs qui nous rassurent à la réalité crue et nue, qui est somme toute plutôt rébarbative. Dans une phrase comme celle-ci, «  La militarisation fait partie des politiques néo-libérales», dixit Chossudovsky, remplacez le dernier mot par « socialiste » ou « communiste », et la phrase est acceptée et acceptable, pouvant ainsi être lue dans votre quotidien préféré.
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« Throughout the events medics were targeted by the police (…) The cops began shooting canisters high into the air, into the back of the crowd, where we were. In that area were only peaceful protesters ; we were not up by the perimeter fence (…) And the funniest thing, the mainstream media (i. e. the Montreal Gazette ) reported only 300 injuries, hahaha that's laughable, since I must have treated that many MYSELF !!! And there were probably 50 medics treating that many injuries each ! [Les policiers estiment à 82 le nombre total des blessés]. I am shocked at the violence I saw (…) I can't believe the ferocity of chemical weapons (…) I am having a very hard time processing and dealing with this. The feelings I am experiencing are similar to those I had when I came back from the death camps in Poland. I cannot function adequately right now and this letter is part of my healing process.»
Sara Aronheim, médecin de la rue, Biology 2001, Queen's University
 Le dispositif de Québec ne visait aucunement à arrêter physiquement les manifestants. On n’a pas vu ( sauf Naomi Klein et quelques autres journalistes ) que le but en était un de dissuasion psychologique. Il différait en cela du mur de Berlin (un journaliste près de l’auteur de ces lignes mentionnait « very reminiscent of Berlin… I was there » ). Pourquoi, par exemple, cette section en travers du Petit Hôtel, dont les deux bâtiments ont été isolés ? Pourquoi toutes ces sections à travers ruelles ou longeant les façades de maisons pour contenir les « foules » entre celles-ci et leurs murs ?

On a entretenu la fausse question, « Êtes-vous pour ou contre le mur ? ». La vraie question est la suivante, qui n’est pas technique : Pourquoi avoir tenu cette rencontre, à cette étape-ci de l’évolution de l’idéologie libre-échangiste, dans une ville comme Québec, en sachant qu’on devrait assurer une protection  maximale, à savoir entourer la vieille ville d’une ceinture dissuasive, avec tous les effets qui en découlent ? Ceinture ne voulait pas d’ailleurs dire barrière systématique, pouvant par exemple consister en barrages stratégiques aux endroits de rassemblement ; on a bien vu que les manifs violentes ont eu lieu en aires ouvertes, sur les boulevards René-Lévesque et Dufferin, sur les places publiques de Saint-Roch. Une semaine avant l’événement, on pouvait constater de visu cette atmosphère de suspicion, de délation. Des agents en moto circulaient sans cesse pour épier observateurs et photographes. Les commerçants recevaient la visite d’agents inconnus, plutôt réservés.

Plus grave a été notre volonté, suivant en cela celle des dirigeants et des plus forts, de ne pas faire de débat. Une plate volonté d’en rester au ras le sol, aux constats, aux acquis, aux faits, aux « réalités » quoi. « Le libre-échange n’est pas une idéologie, c’est une réalité », nous a-t-on dit. Nous ne voulons pas voir que ce qui nous communiqué, ce sont des idéologies et non des faits, si accomplis puissent-ils être. Toute communication étant une lutte d’idées, qui sont en concurrence, tout comme les classes dans la société. Avec le Sommet de Québec, c’est la contestation qui semble avoir gagné une bataille dans cette guerre et qui a forcé la machine à idées dominante à reculer, comme ce mur qu’une poignée de jeunes ont réussi à renverser. En contrepartie à cette victoire, la « clause démocratique », offensive tragi-comique et dénouement en forme de « deus ex machina »  prévisible.  « On a besoin de nos amies les ex-dictatures, maintenant « civiles », mais on vous assure qu’on exige la démocratie (capitaliste) ».
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 Toute réalité comporte une symbolique. Nos lointains ancêtres savaient cela, ils le vivaient. C’est un des buts de l’idée de Technologie et de Marché de nous le faire lentement oublier. Or, Technologie et mondialisation corporative sont aussi les deux faces du processus de disparition du sens que constitue l’a-symbolisme de la « globalization». C’est surtout ce que ces jeunes ont lancé à la face des politiciens et de leurs policiers capitonnés à Québec. L’arme la plus dangereuse est celle du Sens. A côté d’elle, même la catapulte théâtrale du groupe déconstructionniste ne fait pas le poids. Tout aussi symboliques, ces kidnappings de manifestants, dont un à la sortie d’un resto par des agents GRC déguisés en « manifestants », et un autre de photographe (ou pacifiste chantant…). Symboliques encore, ces images de RDI sur lesquelles on aperçoit soudainement 3 gendarmes se détacher de leur peloton serré se ruer sur un individu isolé, en plein boulevard déserté (images non reprises aux bulletins de nouvelles). Symbolique au plus haut point, ce témoignage de Sinclair Stevens, ministre de l’Industrie dans le gouvernement Mulroney qui adopta le premier traité de libre échange en 1987 : contrairement aux journalistes mainstream, emprisonnés dans leur centre de presse ou trop occupés à photographier la casse, Stevens le bourgeois se retrouve mêlé aux masses, à peine débarqué à Québec. Non loin du périmètre, il discute avec eux et la police les charge et le gaze.

Bref, il arrive à M. Stevens le fait suivant: celui de constater de visu la réalité de cette manifestation, celle de jeunes qui sont tout simplement dans la rue et que la police veut intimider et dissuader de rester là. Ils ne font rien, ils jouent ou chantent, dansent. « We lost something, écrit Stevens, besides each other last weekend in Québec: our innocence ». Les manifestants ne sont pas des hooligans, dit-il. « I talked to dozens of themThey came to Québec not to have a "good time", as some suggest, but to express their well-thought-out views on a subject that is important to them, to all of us. Some will say that a handful of demonstrators got out of hand and forced the police to take collective action. I can't agree. The police action in Québec City, under orders from our government, was a provocation itself an assault on all our freedoms ». (« A Police State in the Making: Democracy Trampled in Quebec City », Globe and Mail, April 24, 2001).

Le même poids symbolique s'applique à cette remarque d'une dame de Magog, sur les ondes continues de RDI :  « Je suis désolée pour les droits de la personne, mais ce sont NOS droits à nous [que les policiers défendent]… ». C'était là le discours des « honnêtes gens » des classes moyennes que visait à rassurer le fascisme des années 30 ( fascisme européen, non pas exclusivement allemand ). Les droits de propriété, que menacent ( tout à fait symboliquement d'ailleurs ) les jeunes manifestants, de façon immédiate, palpable, visualisable et médiatisable, sont ceux du plus fort, donc les seuls qui comptent. Mussolini disait du fascisme comme doctrine « qu'il devrait être nommé de façon plus appropriée: c'est un corporatisme, parce qu'il résulte de la fusion du pouvoir de l'État et du pouvoir corporatif ».

Madame Tartempion, de Magog ou d'ailleurs, n'est évidemment pas fasciste. Mais elle en a assez d'entendre crier à la Démocratie sur ses ondes, car la Démocratie, elle, elle sait ce que c'est, elle la connaît. Elle vote « du bon bord », comme on dit au Québec, elle connaît la transparence et l'honnêteté du gouvernement Chrétien ( ou de l'administration Bush, ou Jospin, etc.) Elle ferme les yeux à l'occasion, mais toute bonne famille a ses côtés obscurs. Elle sait que le système électoral américain a grand besoin d'ajustements techniques ( on le lui a répété à la TV et dans les journaux, donc c'est vrai ). Elle sait que la Démocratie est une bien grande idée, malléable à souhait, et surtout une chose d'ordre technique, qu'on prend « à la lettre », à la clause, que ce n'est surtout pas une affaire « d'esprit ». C'est comme l'esprit du libre-échange de Plotus, pour qui la protection des lois sur le travail sert à détruire l'accord, qui doit se limiter aux questions commerciales ( Le Soleil, 22 avril 2001 ). Madame Tartempion saisit clairement toutes ces nuances, tous ces enjeux, on les lui explique de manière exemplaire.

La Démocratie mondialisée, celle qui remplace les dictatures par des régimes élus et des présidents civils, est la démocratie sous l'emprise des marchés mondialisés. Son sens glisse vers celui d'un sondage permanent sur les valeurs ( boursières en premier lieu ), vers celui d'un discours auto-publicitaire fait de leitmotivs vides ( comme celui de société civile au sens libéral du terme ). L' « interruption de la démocratie » dans un des pays du pacte est condamnée, mais ce que font les États-Unis, non seulement depuis plus de 50 ans, mais depuis le tout début de leur histoire ( Cuba en premier lieu, guerre contre l'Espagne, etc. ). Une démocratie ne peut se fonder sur le mensonge délibéré, tel celui du ministre canadien Pierre Pettigrew, clamant la victoire morale du Canada sur les opposants grâce à la publication annoncée du texte des accords… après traduction des 300 pages en 4 langues. Le ministre non seulement se trompait sur les causes de sa « victoire », mais il omettait de dire qu'un accord était scellé avant la rencontre sur la non-publication AVANT le Sommet de ces textes.

De plus, la « clause » démocratique s'applique spécialement à Haïti, où un Aristide frondeur, ami des Cubains, s'est repenti et a présenté ses lettres de créance à l'OEA, un Aristide qui dit condamner la violence qu'il voit. « Ce que vous avez vu ici n'est pas différent de ce qu'on voit en Haïti. Le ministre Joseph Philippe Antonio, des Affaires Étrangères d'Haïti, était-il prêt à renverser cette phrase de son président, remarque Michel Vastel, et à dire que la violence qu'on voit en Haïti n'est pas différente de celle qui prévalait à Québec en fin de semaine … ? « Je préfère que vous le disiez vous-même », me dit le diplomate ». Et Vastel de conclure : « C'est cela le dénuement extrême : un pays tellement fragile que ses ministres n'osent même pas dire ce qu'ils pensent. Fidel Castro et ses ministres, eux, ont encore le loisir de dire ce qu'ils pensent de l'Oncle Sam… ». ( « Le pauvre et le paria », Le Soleil, 23 avril 2001 ).
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Au fait, qui au juste se trouvait « dans » le périmètre et « en dehors » du périmètre ? Était-ce un pénitencier pour politiciens corrompus, comme s'est plu à nous le souligner une inscription gravée sur carton fort et apposée à cette barrière ? José Bové, ce paria tout identifié, et très clairement identifié, en a mystifié plus d'un quand il a parlé de « violence institutionnelle ». C'est le type même de la violence qui appelle automatiquement, inévitablement, une contre-violence. Une violence provoquée, voire entretenue ( ou même désirée, quand on se demande à qui elle profite réellement ). Dans Le Soleil, ( 22 avril ), Ghislaine Rhéault, autre exception ( intelligente ) qui confirme la règle, écrit : « À 18 h, le peloton de la GRC a mis celui des manifestants en joue (…) C'est ce tir inutile et stupide sur une foule qui ne bougeait pas qui m'aura permis d'échapper à tout jamais au syndrome de Stockholm » (lequel fait partager à un otage le point de vue de ses ravisseurs ). L'observateur Sam Boske, de la Ligue des Droits et libertés du Québec, a d'ailleurs estimé à 5 % la proportion des manifestants dits violents envers la police ( Judy Rebick, « Québec City : Policing the People », www.rabble.ca )

Au diable, donc, ces intellos hypocrites qui se lamentent sur le sort de piteux déchaînés qui ne savent même pas ce qu'ils font là.
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 « Cuba dans nos cœurs », lisait-on sur les murs honteux de la fière cité. Cuba, direz-vous, n'est-ce pas là une dictature répressive ? Je vous répondrai : Quelle définition donnez-vous à une dictature ? Castro est-il comparable à Eltsine, à Sharon, à Kabila ? Voire à Bush, qui condamne à mort un homme, souvent innocent, par mois ? Pour comprendre Cuba, et non pour condamner derechef, il en va comme pour notre compréhension de la violence. Comprendre n'est pas encenser: comprendre se fait avec un esprit essentiellement critique. Cuba est d'abord l'épine au pied des États-Unis. Cette superpuissance n'a pas réussi à réduire un gouvernement des Amériques récalcitrant à ses volontés de domination économique et politique. Un petit pays prouve que l'Empire n'est pas invincible, selon les mots de Castro. Qui plus est, une exception qui provoque admiration et envie de la part des exploités du monde. Il représente la force de l'idéologie de marché constamment mise en échec: on se demande pourquoi Castro est encore au pouvoir malgré la situation quasi-catastrophique de son économie, situation CRÉÉE par les États-Unis, qui ont adopté la loi Helms-Burton, laquelle va à l'encontre de la loi internationale, dont le but avoué est « d'empêcher la reprise économique sous le gouvernement actuel cubain en dissuadant l'investissement étranger ». Le mot d'ordre est d'isoler, comme les Occidentaux l'ont fait avec l'Union Soviétique après 1917, et ainsi de permettre l'éclosion d'un régime de protection, de défense, une contre-dictature. On gonfle les faiblesses, obligées ou non, du régime cubain et on ignore les massacres des autres pays alliés aux États-Unis en Amérique ( dont les généraux et autres tortionnaires sont formées à la célèbre École des Amériques en Georgie ). Castro admet lui-même qu'une normalisation des relations Cuba-USA conduirait à une plus grande ouverture ( entretien avec les éditeurs de l'American Society of Newspaper Editors, 1998 ). CNN est présent à Cuba depuis 1997.
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 Alors la violence… Quelle définition de la violence ? Celle de l'économiste libéral Pierre Fortin (« Le capitalisme sans restreinte dégénère en banditisme pur », Maisonneuve à l'écoute, RDI ) ? Pas besoin de plonger dans F. A. Hayek et ses horreurs de cynisme : tout bon théoricien néo-libéral exhibe ses contradictions avec une certaine retenue, mais en toute conscience.

Tous les chefs d'État participants à ce Sommet ont « été impressionnés » par la tenue élégante des forces de l'ordre, en tout premier lieu le ministre québécois de la Justice Serge Ménard, qui s'est félicité d'avoir établi de nouveaux standards à l'échelle internationale pour ce type de manifestation… Le président Miguel Angel Rodriguez, du Costa Rica, a apprécié la retenue et la discipline des policiers. On conviendra que la ZLÉA exige des conditions politiques stables.

Pour peu, on pourrait presque croire qu'il n'existe qu'une différence de degrés, et non de substance, entre une démocratie capitaliste et une dictature totalitaire, genre sud-américaine. C'est le sentiment qui hantait en secret les promeneurs silencieux devant le mur de la honte de Québec. C'est même une des caractéristiques du néo-libéralisme de « tiers-mondiser » les économies et les politiques des démocraties « avancées ».

De la même façon, il ne peut y avoir qu'une différence de degrés entre un syndicalisme corporatif et la paternité du mouvement de protestation pacifiste, à preuve, entre autres, cette affirmation de Henri Massé, de la FTQ ( qui encadrait la manifestation retirée de samedi ): « Nous avons besoin de conditions démocratiques pour vendre nos produits à l'étranger et créer une classe de consommateurs qui les achètent ». On croirait lire le FMI.
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 Est-ce à dire que la violence était nécessaire à Québec, inévitable ? Et si on se demandait : Celle par laquelle la vraie violence est écartée, oubliée, est-elle nécessaire ? La violence de la rue, avec ses méthodes défaillantes, ses idées parfois trop abstraites, 

« tout cela devient par la force des choses secondaire. L'intuition, donc, que si tout cela était débattu de façon démocratique, tout cela n'aurait pas lieu. Cette même intuition qui poussa les zléistes à agir comme ils le font » ( Éditorial, Journal de la presse universitaire indépendante  du Québec, Spécial Sommet. Avril 2001 ).

Qui a noté, dans la presse générale, la coïncidence des rencontres de l'American Business Forum avec celles de l'OCDE, des Sommets de libre-échange ? Ces rencontres de l'ABF précèdent toujours les Sommets dits politiques. Ce sont en fait des rencontres préliminaires à celles qui réunissent les politiciens et leurs technocrates, qui n'ont qu'à ratifier ce qui a été élaboré et décidé par les représentants du pouvoir économique.

« Moi, je suis d'accord avec la violence sur la clôture, affirme une sœur Ursuline, Élizabeth Landry. La barricade étant tombée, ça veut dire qu'on n'est pas d'accord avec le processus ». ( Hugo Joncas, « Quarantaine », Journal de la PUIQ ( op. cit. ), p. 6 ).
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 « Ça c'est une chose que la police et l'État sont en train de créer, que les militants radicaux sont des terroristes, et c'est important de briser cette dynamique » ( Jaggi Singh, Voir, 3 mai, p. 13 ).

« Le problème de Singh est aussi le nôtre : la gestion de la marginalité en démocratie (…) Le droit de manifester n'est pas un droit décoratif » ( Yves Boisvert, « Libérez Jaggi Singh », La Presse, 7 mai 2001 ).

Criminaliser la dissidence pourrait être une conséquence ou une exigence de la mondialisation corporative. Refuser la logique de l'argent, la pensée unique, devient criminel. On va se faire aux canons à eau.

La violence des manifestants, oui, certes… Quelle forme de violence ? Celle des cocktails Molotov ? Celle des cailloux ou des rondelles de hockey, celle des pierres projetées pesamment à bout de bras ? Une lutte à armes égales ? On peut aussi voir cette violence comme un second front de la protestation, peut-être aussi essentiel que le front pacifique. Pas souhaitable dans une perspective rationnelle, mais dans une perspective symbolique, pour reprendre la problématique esquissée plus haut.

Quelle aurait été l'attitude des chefs d'État s'il n'y avait pas eu ces manifestations de violence individuelle de groupe ? Aurait-on eu une clause « démocratique » ?  Quel aurait été l'avertissement qu'ils auraient retenu ? Pourquoi considérer cette violence comme gratuite, alors que celle à laquelle elle répond ne le serait pas ?

Peut-on même se demander à qui a réellement profité cette violence ? Aux médias et aux manifestants ? Ou aux autorités, qui y ont toujours trouvé des boucs émissaires commodes et faciles à stigmatiser ? Suite à l'arrestation de Jaggi Singh par des agents déguisés, est-il permis de se demander s'il y avait, dans la foule des manifestants, des agents provocateurs ?

Françoise David, de la Fédération des femmes du Québec, a rapidement déploré la violence de la Haute-Ville et s'est déclarée « indignée » devant ces moyens d'expression. « Était-ce utile et nécessaire de déplorer ces actes et de se dissocier si fortement des personnes qui n'ont pas exprimé leurs idées de la même manière, mais qui poursuivent tout de même des objectifs semblables ? », se demande Marianne Théôret-Poupart ( « Solidarité envers les peuples », Journal de la PUIQ, op. cit., p. 9 ). « Est-ce de la violence que de faire tomber un mur ? ».

Il est certain que le syndicalisme a des arrières à surveiller, surtout le grand syndicalisme d'affaires. Il se distingue nettement des organisations d'action directe, comme le Sierra Club ou tous ces groupes de lobbying et de revendication américains. Un organisme type, comme ACORN ( Association of Community Organizations for Reform Now ), regroupe plus de 100 000 membres dans 40 villes des États-Unis. Elle organise manifestations, représentations, pétitions. L'association affirme : « ACORN's long history proves that confronting decision-makers face-to-face brings the best results ». (Site www.acorn.org ). Le mot est lancé: confrontation. Ce sont des groupes plus radicaux aux buts similaires « qui se promènent de sommet en sommet » ( J. Chrétien ) qui ont confronté le Pouvoir en personne, dans la rue, dans une violence beaucoup plus symbolique que volontairement cruelle. Ces groupes ont retourné la peur contre le Pouvoir lui-même, qui a pris acte de ces réponses, qui a ajusté sa stratégie, qui a ménagé des clauses, qui va réfléchir dans les temps difficiles et décisifs qui viennent à des mesures d'adoucissement du choc de la « mondialisation » chez les masses qui devront naturellement la subir.

Le dialogue se fait de la sorte, par « violence » interposée, par manches, par manifestation et contre-manifestation de la pression et de l'oppression. Seule réalité palpable, cette violence, à la fois réelle et symbolique, supplante l'échange communicationnel normal. C'est la seule digne d'être écoutée et quantifiée par les Pouvoirs. L'écrit, en ce domaine, c'est de la ratification, du rite, du décoratif, toujours au service du plus fort.

De la violence de manifestation comme d'une forme de PR opposé à celui des corporations et de leurs gouvernements. Un PR de la rue, la communication de masse étant devenue un vaste théâtre où s'affrontent des acteurs et des enjeux, où on peut monter des représentations symboliques fortes, un peu comme le présentait José Bové lorsqu'il parlait de mise en scène et d'adaptation du discours, dans la ligne de ses « actions spectaculaires à but pédagogique » ( les syndicalistes se sont méfié de ce Bové ). Un PR qui, bien sûr, doit être conçu comme un moyen parmi d'autres, qui est vite monté en épingle par les médias dominants ( corporatifs ), fondés sur le sensationnel et l'individualisation des actes.
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 La plus belle victoire de ce Sommet aura peut-être été celle des médias alternatifs, indépendants, qui ont vu leur agenda ( au sens américain du mot ) s'imposer dans les médias mainstream. Entrevues avec les activistes, avec Naomi Klein, articles sur la privatisation de l'eau, des services, les OGM, les problématiques propres aux médias parallèles ont fait irruption dans les pages des grands quotidiens, avec une aisance surprenante. Certes, il s'agissait d'une concession tactique, mais aussi d'une nouveauté due à la menace des événements à venir. C'est là le point le plus important, pourrait-on penser. Les médias corporatifs vont ainsi raffiner leur image sociétale, tout en continuant à mentir ( comme le disait une affiche d'un protestant ), comme on l'a vu après la menace passée. À tout le moins, le lecteur de ces médias aura appris ce que c'est que la société civile, une expression qui se retrouvait jusque là davantage dans les articles de science politique. Ce même lecteur aura également appris à faire la différence entre commerce international et démocratie, un sujet que ses nombreux magazines économiques ou d'affaires ne traitent pas.

D'ailleurs, Marc Lortie, organisateur en chef de la rencontre, trouve que « l'ouverture à la société civile est un grand changement, un grand message qui émane de Québec. Nous avons été des innovateurs, nous avons brisé des barrières » ( Raymond Giroux, « Bonne chance, président De la Rua », Le Soleil, 24 avril ). M. Lortie a certes, lui, le sens du symbolique à propos des barrières qui tombent… « Ce n'est pas facile de les inclure [on se demande qui est ce « les »] dans la gouvernance, ce n'est pas facile, mais cela vient consolider les valeurs démocratiques ».  La faute en incombe aux « pays peu habitués au dialogue, ou qui n'ont pas de traditions démocratiques très profondes ». Bonne gouvernance versus dictature, telle est la nouvelle donne. Démocratie de consommation équitable et intelligente, avec des touches de justice sociale. Le client-consommateur devient un partenaire d'affaires, comme dans ce mot de bienvenue comme abonné chez Bell Canada, qui vous félicite d'avoir établi un partenariat avec lui. Ce partenaire est libre et respectueux de l'environnement, comme il se doit. Voilà la démocratie implantée par des accords du type ZLÉA, AMI ou autres.
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 Parlant encore démocratie, il vaut la peine de rappeler que les médias alternatifs, comme lors du Sommet du FMI à Washington en avril 2000, ont été tenus à l'écart des invités de presse officiels. Dans un centre de presse assez bien fourni en équipement et en repas ( « On nourrit la presse, elle l'est toujours lors d'événements de ce type », soulignait Denys Tessier, directeur Médias et Relations publiques du Sommet ), il reste que la plupart des journalistes n'ont suivi les événements qu'à la télévision, vu le grand nombre d'accrédités présents ( Annie Sabourin, « Journalistes enfermés dedans et dehors », PUIQ, p. 7 ). Le début des émeutes n'a pas été présenté à cette télévision en circuit fermé… Ces médias n'ont même pas été admis à la rencontre entre gens d'affaires ( moyennant une très forte contribution ) et politiciens de la soirée du samedi.
  
La question des médias est essentielle à l'esprit démocratique. Ils sont la démocratie réelle, l'information en vue de la démocratie, de son expression effective. « The why and the how are never answered in the mass media. They're very good at the who, what where and when, but it needs more substance » ( Sebastian Gilbert-Corlay, du CMAQ, in PUIQ, « Indymedia Journalists Look in the Mirror », par Josh Cuppage, p. 15 ).

Le Sommet des Peuples aura aussi été une belle victoire d'éducation et d'apprentissage intellectuel, la preuve éclatante que la stratégie des plus forts peut être retournée contre eux.
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 Le message final de ces potentats démocratiques d'Amérique: exprimez-vous, manifestez, mais nous, on sait bien que ce n'est que du bruit. « Bla, bla, bla », selon le mot désormais célèbre de Jean Chrétien, déploré par toute la classe politique canadienne.

« Blah, blah, blah : Is That Your Final Answer ? », demandait une affiche qui se promenait.
 Pierre Blouin

Ce qu'il faut consulter sur Internet et ailleurs sur Québec 2001:
  • Journal de la citoyenne Louise Blair, résidente du Vieux-Québec. Site www.rabble.ca
  • « Changing the World, A Tall Order ». Kate Swoger, The Gazette, 4 janvier 2001. Portrait de l'activiste et écrivain Jaggi Singh. D'une journaliste qui manque trop souvent aux médias officiels comme The Gazette.
Sur la diversité des manifestations à Québec
  • « Lies, damned Lies ans Statistics », Naomi Klein, idem.
Le chiffrier du libre-échange, avec commentaires des lecteurs.
  • « Summit of the Absurd, or  I learned to stop worrying about the issues and enjoy the many benefits of police protection ». Philip Preville, Montreal Mirror, April 26, 2001, p. 10.
Le récit savoureux d'un journaliste indépendant prisonnier de la salle de presse gazée avec ses confrères de la presse officielle et sa détresse professionnelle.
  • « Un homme d'honneur ». Entretien avec Jorge Lavadero, syndicaliste chilien. Journal de la PUIQ, p. 23.
« Tous les moyens de communication au Chili appartiennent à des groupes internationaux, et ne parlent que des avantages de la ZLÉA  Les syndicats sont souvent corrompus et ne relaient pas réellement l'information. ». Ça vous fait penser à quelque chose… ? Le Chili dit démocratique d'après Pinochet offre l'exemple de ce que seraient les régimes sud-américains sous l'égide de la ZLÉA, c'est-à-dire soumis.

Pour en savoir davantage et se situer dans un contexte plus large:
  • La face cachée de l'économie mondiale. Jean-François Couvrat et Nicolas Pless. Paris, Hatier, 1989, 360 p.
Les auteurs, dont le premier est journaliste économique et le second, ancien conseiller économique à l'ONU, l'OCDE et au GATT (ancêtre de l'OMC), expliquent les rouages de l'économie cachée des armateurs, de la drogue et des armements qui a fleuri durant les années conservatrices de Reagan et cie., et dont on a peine à imaginer l'ampleur dans les années 90 et 2000. Le « trou noir » qui ronge et trouble le diagnostic de l'économie mondiale ne peut que s'institutionnaliser avec la mondialisation financière. Échapper aux lois sociales, aux réglementations, au droit, par le secret bancaire et les paradis fiscaux entre autres moyens, telles sont les motivations des pirates de l'économie qui sont en passe de devenir la base du système économique mondialisé. Avec le progrès des télécommunications, le marché des capitaux s'internationalise, avertissaient déjà les auteurs…
  • J'accuse l'économie triomphante. Albert Jacquard. Paris, Calmann-Lévy, collection Livre de Poche, 1995,
Un bijou de livre, qui est une excellente introduction à l'économie pour tout étudiant et pour le public en général. L'auteur y dénonce l'économisme comme intégrisme. « Une société humaine peut-elle vivre sans autre valeur que la valeur marchande ? », se demande-t-il. Il explique la valeur humaine et historique de l'échange et du marché, en définissant clairement ces concepts. Les notions de valeur, de prix ( et de détermination des prix ), de richesse, de propriété font l'objet d'une analyse qui conduit à un regard neuf et lucide. Essentiel.


Fondamentalisme politique et Politique fondamentaliste aux USA
Dick Howard (*)
Stony Brook University

 
Ce texte a été écrit en 1996. P.B.


Ambiguïtés politiques du religieux

Mes recherches m'ont amené à fouiller les incidences politiques actuelles de ce qu'il est convenu d'appeler le « fondamentalisme protestant » aux États-Unis. Plus je progressais dans mes investigations, plus j'étais amené à prendre du recul historique et sociologique afin de mieux cerner le phénomène en question. Ce n'est bien qu'à travers l'approche comparative qu'on parvient non seulement aux phénomènes eux-mêmes, mais aussi à la spécificité particulière de chacune de leurs manifestations.

Commençons tout de même par l'actualité américaine. L'on sait que la « démocratisation» du processus de désignation des candidats présidentiels aux États-Unis comportait un effet pervers : ce ne sont que les électeurs les plus engagés qui se déplacent pour participer aux élections primaires, de sorte que les candidats doivent infléchir vers les extrêmes leurs plates-formes électorales alors que la course présidentielle se gagne plutôt au centre. Ainsi, nous avons vu un républicain modéré, comme l'est Bob Dole, endosser des positions politiques plutôt dures afin de satisfaire les demandes de ceux qui se nomment la « Coalition Chrétienne ». On verra s'il saura se recentrer — mais notons que, dans des circonstances analogues lors des élections de 1992, le président Bush, menacé par la rhétorique d'un Pat Buchanan qui a failli le battre lors des primaires de New Hampshire, n'a pas réussi à reprendre pied.

Cet exemple indique que les « fondamentalistes » représentent une force importante au sein du parti républicain. Mais comment mesurer cette force ? Et comment s'exprime-t-elle ? Si l'on revient encore 4 ans en arrière, aux élections de 1988, c'était le pasteur Pat Robertson, au nom de la dite « majorité morale» qui concurrençait le vice-président et alors candidat George Bush. Or, cette fois, les religieux n'ont pas voulu s'imposer à tout prix ; ils se contentaient d'exercer une influence sur la politique sans y jouer un rôle direct. Cela correspond à la forme traditionnelle du rapport entre la politique et la religion analysé déjà par Tocqueville : la religion est florissante aux États-Unis parce qu'elle ne s'immisce pas au politique. Donc, l'étiquette de « majorité morale» confirme cette orientation qui la limite à la réforme sociale. De la même façon, l'orientation plutôt pragmatique des sermons qu'on peut regarder sur des chaînes câblées des télé-évangélistes va dans le même sens. Une preuve négative de cette thèse est fournie par les déboires financiers (et moraux) de prêcheurs médiatiques comme Jim et Tammy Baker ou Jimmy Swaggart. D'où vient alors le passage au politique ? On ne peut pas dire qu'il résulte d'une manipulation quelconque; les fidèles doivent s'y prêter aussi. J'essayerai plus tard de montrer ce qu'il y a de spécifiquement américain dans ce passage au politique.

Notons d'abord que le partage entre le séculier et le religieux n'est pas étanche ; des deux côtés de la barrière, des voix s'élèvent pour dénoncer des empiètements réels ou imaginés. Une crèche ou un ménorah édifiés sur la place publique peuvent donner lieu à des débats passionnels qui finissent devant la Cour suprême; des comités de parents « fondamentalistes» interviennent régulièrement pour contrôler le contenu des manuels scolaires [et aussi des bibliothèques, note de Hermès], et les éditeurs cèdent plus souvent qu'on ne l'imagine plutôt que de perdre des parts du marché. Ainsi, le débat se poursuit, mettant en question ce qui semblait acquis. Un récent article paru dans le New York Times du 6 mars 1996 raconte que « 70 Years After Scopes Trial, Creation Debate Lives», car en dépit de l'apparente résolution de la question par la Cour Suprême en 1987 (Edwards v. Aguillard), la montée de la droite religieuse et le soutien de Pat Buchanan aux doctrines dites « créationnistes » fait revivre chez des députés dans plusieurs États fédéraux l'espoir de remplacer le darwinisme par une « science » tirée de la Bible. Des propositions de loi à cet effet ont été proposées et des esprits laïques tirent la sonnette d'alarme.

Or, si le religieux empiète sur le politique, il faut se garder de tirer des conclusions trop hâtives : le religieux n'est pas nécessairement une arme de la droite politique et encore moins une force anti-démocratique. Peut-on imaginer, par exemple, le mouvement des Droits civiques aux États-Unis sans le soutien de la foi, et des églises (non seulement noires, par ailleurs) ? Souvenons-nous que Martin Luther King était pasteur, et que son mouvement s'appelait la Southern Christian Leadership Organisation. Et rappelons qu'au moment de son assassinat, le pasteur King se trouvait à Memphis pour soutenir des ouvriers en grève. Il ne s'agit pas ici d'un cas unique. L'un des comtés les plus anti-darwiniens des États-Unis, le Kanawha County dans la Virginie occidentale, apportait plus de voix au populaire candidat du parti socialiste Eugène Debs qu'aucun autre lors des élections de 1924. Au fur et à mesure que l'on se remémore l'histoire américaine apparaissent des retrouvailles en apparence paradoxales entre une foi religieuse et une visée politique populiste, voire démocratique et égalitaire, ce qui, après tout, ne devrait pas nous surprendre: la Parole libératrice de Luther allumait les militants de Thomas Münzer, de même qu'elle enfantait la politique genevoise de Calvin ! Ainsi, pour revenir à l'actualité, on n'est pas surpris d'entendre le très américain avocat du créationisme et candidat pour la nomination du parti républicain, Pat Buchanan, plaider la cause d'une classe ouvrière menacée par la globalisation économique. Le fondamentalisme ne peut pas se réduire à un phénomène univoque.

Racines du fondamentalisme

Prenons du recul et essayons de cerner le rapport entre le religieux et le politique. Puisque nous sommes en France et que sa pensée y est presqu'oubliée, partons des « Formes élémentaires de la vie religieuse » de Durkheim. Ami de Jaurès, républicain pratiquant, le sociologue à l'esprit cartésien ne songeait nullement nier l'apport de la religion à la modernité ; l'objet de sa recherche, dit-il, est d'expliquer la « genèse des notions fondamentales de la pensée ». Si la forme élémentaire du religieux est constituée par une distinction originaire entre le sacré et le profane, Durkheim remarque que cette définition ne distingue pas encore la religion et la magie; il faut y ajouter un second critère, qui est la présence conjointe d'une église, car la religion n'est pas individuelle, elle est par essence sociale. Cette constatation explique l'argument selon lequel la « religion » moderne est fondée sur l'esprit critique de la science et sur l'individualisme. C'est cette intuition qui explique que déjà en 1898, Durkheim critiquait vigoureusement Brunetière et les anti-dreyfusards dans un essai titré « L'individualisme et les intellectuels». On retrouvera plus tard cet individu moderne qui est devenu le fait « sacré » de nos temps modernes de même que le culte qu'on lui voue. Notons pour l'instant que, chez Durkheim, il n'y a pas de place pour un « fondamentalisme» qui puisse se réclamer des acquis de la modernité ; l'individu est par essence un esprit critique et auto-critique.



Ajoutons une seconde thèse sociologique, celle de Max Weber, qui fait voir un autre aspect de l'individualisme moderne. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme tracent la genèse d'une « ascèse intra-mondaine» qui serait la racine d'un activisme qui va moderniser la société traditionnelle. La stricte doctrine de la prédestination et de l'incompréhensibilité de la grâce d'un deus absconditus plongeait l'individu dans le doute, l'angoisse, la crainte d'une condamnation éternelle. Il en résulte trois conséquences : (1) Aucun signe ne permet de déceler mon destin ni celui de mon prochain ; ce qui fait que le calvinisme devrait être une religion de la tolérance qui enfantera une pluralité de croyances et de pratiques ; (2) Il en sortira ce comportement méthodique, cette volonté d'œuvrer ici-bas d'une manière au moins compatible avec ce qu'on croit être la volonté divine dont le résultat fut la naissance de l'esprit — et ensuite la réalité — du capitalisme. Or, (3) cette réussite tend à déstabiliser la structure religieuse qui l'enfantait, ce qui explique le pessimisme des conclusions de l'étude de Max Weber et sa fameuse thèse sur le désenchantement du monde.

Il semble que nous vivions dans un monde weberien : à la rationalisation méthodique correspond une société colonisée par une impérieuse logique économiste. Parlant des États-Unis qu'il connaissait bien, Weber décrit « une course à la richesse dénuée de son sens religieux ou éthique» qui serait devenue un « sport.» Suit sa fameuse conclusion ( dans ma traduction ) : « Personne ne sait... si à la fin de ce développement fantastique adviendront de nouveaux prophètes, ou s'il y aura une grande renaissance des vieilles idées et idéaux ou, à la place de l'une et l'autre de ces possibilités, nous ne subirons une pétrification mécanisée embellie d'un comportement qui se prend trop au sérieux » (Ed. all., 204). Est-ce à dire que la rationalisation qui, pour Weber, est consubstantielle du monde moderne ( et capitaliste ) aboutit à son auto-négation ? Le retour du religieux serait alors une sorte de remise en marche « charismatique» d'une histoire pétrifiée. Ou faut-il, avec le dernier Weber — celui qui s'interrogeait sur « la Politique comme vocation » — distinguer une éthique de la conviction, religieuse en son essence, d'une éthique de la responsabilité propre à une certaine conception du politique ? Il est trop tôt pour conclure, mais souvenons-nous que Weber lui-même prévoit une « guerre des dieux » qu'aucune rationalité ne saurait régler.

Cette lecture « weberienne» permet de souligner l'un des aspects les plus novateurs du « fondamentalisme protestant » des États-Unis. Le dernier livre du théologien américain Harvey Cox, celui dont La Cité séculière publié en 1968 prévoyait une sécularisation accélérée de la société moderne, est titré dans sa traduction française Le retour de Dieu. Si ce titre suggère que l'auteur revient sur ses thèses concernant la rationalisation du monde, il est néanmoins trompeur en ce qui concerne l'argument qui vient les remplacer. En effet, le sous-titre de l'édition américaine propose une étude de « La montée de la spiritualité pentecôtiste et la restructuration du religieux au XXIe siècle.» Harvey Cox introduit le lecteur à l'univers du fondamentalisme, à partir d'une comparaison de deux évènements analogues dont la signification sociale et religieuse était totalement opposée. Le premier était la réunion oecuménique organisée autour de l'Exposition mondiale de Chicago en 1893, qui devait marquer la première conférence où toutes les religions du monde acceptaient de discuter de leurs fondements doctrinaux. Les publicistes ne pouvaient pas s'empêcher d'invoquer la métaphore d'une Pentecôte réunissant toutes les langues et dépassant enfin la division née de l'hybris de la Tour de Babel. Quelques années plus tard, en 1906, dans une église improvisée dans une ancienne écurie à Los Angeles et au sein d'une réunion de gens simples et pauvres, de sexe et de races divers, l'Esprit semblait descendre pour vrai. Alors que la réunion de Chicago ne débouchait sur rien d'autre que des palabres érudits, l'écurie d'Azusa Street enfantait le mouvement pentecôtiste, la dénomination dont la croissance mondiale dépasse celle de toutes les autres.

Cet exemple suggère à Harvey Cox la distinction d'un « fondamentalisme » qui fixe l'identité des fidèles autour d'une règle formelle et écrite et d'un « pentecôtisme » qui ouvre sur un avenir et un espoir. Plus qu'une distinction, il s'agit d'une opposition radicale. Les fondamentalistes insistent sur la pureté doctrinale et s'en prennent aux formes de la modernité telles la critique biblique, le darwinisme scientifique ou l'idée d'une église intervenant dans la vie sociale, alors que les pentecôtistes refusent la froideur et le formalisme d'une église devenue étrangère à l'expérience individuelle du religieux et consacrant les divisions sociales établies. En un mot, il s'agit d'une opposition entre la lettre et l'esprit (Cox, 74-5). Il s'ensuit que le fondamentalisme se prête à une lecture conservatrice de la vie socio-politique et qu'il se laisse capter par le rêve d'une Amérique pure et croyante qui autrefois réunissait une famille homogène, propre à une société morale et travailleuse. Par contre, les pentecôtistes, mus par une attente millénariste, se tournent vers un avenir que remplissent leurs espoirs et dont l'avènement semble confirmé par leur expérience intime. Harvey Cox insiste sur l'attrait de cette expérience religieuse auprès des pauvres, des exclus, ces 87 % de la population mondiale vivant en dessous du seuil de pauvreté.

L'analyse post-weberienne de Harvey Cox semble nous aider à comprendre le rôle ambigu joué par la religion dans la vie politique américaine. Le fondamentalisme serait de droite, le pentecôtisme de gauche. Or, après nous avoir décrit l'univers pentecôtiste en tant que nouvelle forme religieuse semblant incarner une révolte populo-démocratique capable de remplacer la théologie de la libération, Harvey Cox revient aux États-Unis, où il doit constater qu'en dépit de ce qu'il veut croire, ses pentecôtistes peuvent aussi se laisser prendre par des politiques réactionnaires, nationalistes et anti-sémites, mégalomanes et paranoïaques, prêtes à suivre de faux prophètes télé-évangélistes qui manipulent à volonté le petit écran cathodique pour feindre une expérience personnelle. Il s'agit, explique-t-il, de ce qu'on appelle « la Troisième vague », laquelle s'est inventée une nouvelle cosmologie politique — une nouvelle narrativité, dit-il — qui s'imagine qu'à leur insu, Jimmy Carter, les loges maçonniques, le Council on Foreign Relations et même George Bush ( père ) --allié avec Wall Street et l'Internationale communiste--font le travail de Lucifer et oeuvrent à la création d'« un nouvel ordre mondial ». A la fin du chapitre, Harvey Cox avoue « authentiquement regretter» ce qu'il vient de décrire ; il se dit « désillusionné », « furieux », « exaspéré » et « véritablement craintif » pour l'avenir si de tels gens prenaient le pouvoir aux États-Unis. S'il se console, dit-il, c'est qu'il a constaté aussi que de telles théories ou théologies ne prennent racine que dans des milieux blancs (id, 296-7). C'est, faut-il dire, une bien maigre consolation dans une Amérique clivée depuis fort longtemps par la question raciale.

Pourquoi la politique?

Ce qu'il faut s'expliquer, c'est le passage du religieux au politique. Ne dit-on pas qu'il faut rendre à César ce qui lui appartient ? Après tout, nous avons affaire à des gens pour lesquels la Bible est la Parole de Dieu. Et à cela s'ajoute, chez les pentecôtistes, une emphase sur l'expérience personnelle de l'Esprit qui donne vie à la froide lettre de la loi. En effet, jusqu'à une date récente, le taux de participation électorale des « fondamentalistes » de tous bords était assez bas. Ce qui comptait était le sacré, la préparation pour l'autre monde, l'obéissance aux commandements divins et l'humilité de la créature ici-bas. Cette transformation ne peut pas s'expliquer comme une sécularisation de l'esprit protestant comparable à celle qu'analysait Weber, car nous avons affaire à des gens qui vivent un retour du religieux, investissant une passion on ne peut plus sacrée à leur participation séculaire et qui en tirent une confirmation de leur foi malgré ( ou parfois à cause ) des frustrations auxquelles la vie séculaire et politique les exposent.

On est tenté de faire appel à une explication économique qui soulignerait la coìncidence temporelle entre la longue crise qui débutait avec le choc pétrolier de 1973 et l'ascendance d'un nouvel esprit politico-religieux. Une analyse sociologique des retombées de ce lent déclin économique montrerait que ce sont les « petites gens » qui en souffrent particulièrement alors que la spéculation effrénée enrichit les oisifs. Cela accréditerait la thèse du nouvel ordre mondial, d'autant plus que les 8 ans de la présidence d'un des leurs, Ronald Reagan, n'a pas changé grande chose. De même, suivant la remarque de Harvey Cox qui veut ce soient surtout des milieux blancs qui portent ce nouveau mouvement politico-religieux, on dirait que l'appel anti-politique et anti-gouvernemental aurait une résonance chez ces petits blancs qui croient que le gouvernement dépense leurs impôts pour améliorer le sort des assistés sociaux, qu'on croit (à tort!) majoritairement « de couleur ». Assistant impuissant à ce spectacle d'enrichissement des uns et d'appauvrissement des autres, l'on comprendrait pourquoi des questions « sociales » voire « morales » en viendraient à jouer un rôle politique : dans ce domaine au moins, se diraient les gens, nous pouvons faire entendre nos voix, imposer nos valeurs, nous sentir participants à la société. Et, de plus, les valeurs qu'on défend ne sont pas « relativistes » et ouvertes à la critique ; elles sont la Parole de Dieu, immuables à travers les époques, au delà des aléas de la fortune. Ces valeurs se réclament d'un savoir proprement an-historique et a-politique, tout à fait caractéristique d'un discours total, unique, auto-suffisant.

Cette analyse socio-économique n'est certes pas fausse, mais elle est incomplète. Elle ne se prête pas à une analyse politique du phénomène qui nous concerne ici, à savoir l'apparition d'un mouvement « fondamentaliste » politico-religieux. En effet, de même que l'« esprit capitaliste » chez Weber ne peut pas s'expliquer à partir d'une réalité capitaliste déjà donnée, de même la politisation du religieux ne peut pas s'expliquer à partir d'une analyse politique de la réalité socio-économique. Cela ne revient pas à nier la pertinence d'une telle analyse en ce qui concerne l'utilisation d'un tel mouvement par des intérêts égoïstes ou politiques ; la démystification est toujours utile, mais elle peut aussi renforcer un sentiment d'impuissance face aux forces trop grandes pour être maîtrisées. C'est d'ailleurs ce qui explique en partie l'emprise de la paranoïaque cosmologie politique de la « Troisième vague ». Cette cosmologie conforte leurs thèses conspiratrices et renforce leurs croyances. La démystification y est vidée de sa substance rebelle, elle a tendance à devenir une doctrine.

S'il faut rendre à César, il faut aussi rendre à Dieu. Harvey Cox souligne une transformation importante qu'il décrit comme le passage d'une théologie pré-millénariste à une théologie post-millénariste. Le point de vue pré-millénariste suppose que les Derniers Jours seront annoncés par des catastrophes qui signalent l'avènement du Christ, lequel reviendra donc avant l'établissement de son Royaume. Il est donc inutile de perdre son temps dans le monde profane. L'argument post-millénariste, au contraire, suppose que la justice s'établira sur Terre, lentement mais sûrement, et préparera ainsi le retour du Christ, qui consacrera une terre purifiée. Cette version de la narration biblique encourage alors l'engagement politique. Que cette doctrine post-millénariste soit le contraire de la théologie traditionnelle pentecôtiste, fondée qu'elle est sur l'expérience immédiate et spirituelle, ne concerne que les espoirs que Harvey Cox met dans cette mouvance. Lucide en dépit de ses propres souhaits, Harvey Cox montre que l'argument post-millénariste s'appuie sur un passage du Livre de la Genèse (1, 28): Dieu créa l'homme et la femme à son image, les bénit et leur dit « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et régnez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre ». Lu à la lumière post-millénariste, ce passage commande à l'homme d'imposer sa loi ici et maintenant sur tout ce qui existe dans ce bas monde, des institutions aussi bien que des autres hommes qui refusent d'obéir à la loi divine. Ce n'est qu'à partir de ce moment que sera préparé le retour du Christ et adviendra le millenium.

A partir de cette réorientation théologique, Pat Robertson rebaptisait l'université qu'il avait fondée « Regents University » pour souligner qu'un « régent » est celui qui gouverne sur Terre pendant l'absence du vrai souverain. Ainsi, bien qu'un récent essai de Harvey Cox raconte sa visite à Regents University avec beaucoup d'optimisme, les exemples qu'il cite dans son livre ainsi que le rôle joué dans la vie politique américaine par la Coalition Chrétienne, font peur. Par exemple, dans son livre, The New World Order (1991), Pat Robertson explique qu'« il n'y aura jamais une paix mondiale avant que la maison de Dieu et le peuple de Dieu assument leur rôle de leadership à la tête du monde. Comment peut-il y avoir la paix quand « des saoulons, communistes, athées, dévoués à la philosophie du « New Age » qui prient Satan, humanistes séculaires, dictateurs oppressifs, banquiers avaricieux, assassins révolutionnaires, adultères et homosexuels dirigent tout? » (id, 291). Nous voilà donc chez les fondamentalistes que l'on peut considérer, après tout, comme les vrais « politiquement corrects » de nos jours.

Comment comprendre ce qui les meut ? Pourquoi sont-ils apparus surtout aux États-Unis ? Il faut revenir sur l'histoire américaine pour se faire une idée.

Une politique bien américaine

Que Pat Robertson ait fondé une université afin de propager sa foi ne représente aucunement une innovation dans l'histoire américaine. En effet, Yale University était créée par des dissidents religieux qui trouvaient que Harvard cédait trop de terrain aux tentations unitariennes. Plus tard, ce sera Princeton University qui devra sa naissance à de pareilles motivations ; encore plus tard, ce sera Oberlin College, et d'autres suivront pendant le 19e siècle. Nous sommes en présence d'un des aspects cruciaux de la religion américaine, et de la religion en Amérique, à savoir son rapport à une certaine vision démocratique à la fois individualiste et populiste. Fuyant l'Europe et ses hiérarchies sociales, les Américains refusaient l'idée d'une Église établie dont l'existence aurait consacré une élite sociale. Leurs religions dénominationelles étaient plutôt des sectes qui se maintenaient par l'unicité d'une croyance qui ne souffraient pas d'être mise en question. On n'y entre pas par naissance, mais par un libre choix individuel fondé sur une expérience spirituelle ( ainsi le phénomène des « re-born » ). Mais cette liberté individuelle qui fait la force des sectes en explique aussi la faiblesse. Pour se maintenir, il leur faut rationaliser et fixer leur liturgie, car la foi individuelle ne perdure que grâce à une règle et à des institutions acceptées par tous. Or, cette nouvelle règle devra être tôt ou tard perçue comme une contrainte ; l'emprise de la lettre sur l'esprit et la pétrification d'une hiérarchie sociale que ressentiront les gens d'en bas auront vite fait de diluer les idéaux initiaux. Les fidèles de la base se mettront à faire défection alors, créeront une nouvelle secte qui, à son tour, se verra contrainte d'édifier des règles, de rigidifier la doctrine, de se fermer aux sources vives de la spiritualité. Chaque secte s'appuie sur la Bible, mais chacune se réserve le droit de l'interpréter selon ses lumières et ses enthousiasmes, de même que chacune considère la critique biblique et le débat libre comme une menace pour ses fidèles.

L'on a souvent souligné ce clivage de la religion en Amérique. Elle expliquerait l'individualisme exacerbé des Américains ainsi que leur anti-étatisme populiste. De même, la forme particulière de l'égalitarisme américain résulterait de cette emphase sur la validité égale de l'expérience ( profane et spirituelle ) de chacun. Il ne s'agira pas alors de créer une égalité de conditions réelles, mais uniquement d'assurer à chacun la possibilité d'entrer dans la course sans subir d'handicaps préalables. Il en résulte non seulement une attitude populiste anti-élitiste mais aussi l'idée que chacun peut, et donc doit se perfectionner et celui qui n'y parvient pas est responsable de son propre échec — et qu'il est donc condamnable, pis encore, qu'il est l'incarnation de l'immoralité et ne mérite nullement notre compassion ni notre aide. Après tout, de même qu'il était libre de choisir sa dénomination, de même pouvait-il choisir la voie du salut. ( La seule aide étatique légitime est celle fournie à l'éducation, car chaque individu en a besoin pour combattre le péché et tous peuvent en bénéficier de manière égalitaire — ce qui expliquerait par ailleurs la médiocrité du système éducatif, qui ne doit pas cultiver une élite mais s'offrir au citoyen moyen). Toutes ces caractéristiques expliquent pourquoi la politique conservatrice aux États-Unis s'apparente plutôt au laissez-faire dérégulationniste. Après tout, le riche n'est qu'un homme comme moi, je pourrais me retrouver à sa place demain, car nous ne vivons pas dans une société d'ordres. Il n'y a donc pas besoin de sacrifier pour le Bien commun car celui-ci n'est que la liberté et l'égalité conçues à l'américaine.

Cette manière de vivre la religion en Amérique à des incidences sur ce qu'on peut appeler la religion de l'Amérique. L'Amérique a été la première nation protestante ; elle se concevait comme une sorte de nouvel Israël : l'Europe aurait été l'Égypte, l'Amérique sera la Terre promise. D'après une vision apparentée, l'Amérique serait le retour au paradis perdu ; sa religion serait donc une sorte de foi naturelle qui ne saurait pas se perdre dans les arcanes de la théorie ; il y suffirait de croire, de témoigner sa bonne foi, de partager une expérience de bonté commune. L'Amérique indépendante serait devenue une sorte d'Église dont la liturgie est formalisée par la Déclaration d'Indépendance et la Constitution de 1787 ; mais cette Église est toujours peuplée par des protestants individualistes et égalitaires. Elle est donc vécue comme l'incarnation du Bien qui ne saurait se compromettre dans des tractations avec le Mal. C'est pourquoi Seymour Martin Lipset constate qu'il n'y a qu'aux États-Unis qu'on puisse accuser ses concitoyens d'être « un-American » (p.31). C'est que l'Amérique est une doctrine unique et unie, une sorte d'idéologie vivante et vécue que l'on choisit comme on choisit d'entrer dans une dénomination. On y croit ou on n'y croit pas, un point c'est tout. Or, puisque la croyance témoigne d'un acte de la volonté, il s'ensuit que le Mal résulte aussi d'une volonté, une mauvaise volonté qu'il faut combattre de toutes ses forces. Et puisque la volonté s'exprime par un oui ou par un non, tout ce qui tombe dans la zone d'incertitude doit être rejeté. Le résultat paradoxal, c'est qu'un individualisme populiste et démocratique qui s'exprime dans la pluralité des sectes devient messianique : rigide, exclusif et doctrinaire.

Il n'est pas nécessaire de souligner les conséquences d'une telle religiosité moralisante pour la politique domestique ou étrangère ; l'esprit de croisade qui s'empare de temps à autre de la vie politique américaine est connu. Or il faut tout de même noter que son incapacité à faire la part du hasard, de la faiblesse humaine et de l'incertitude est accompagnée par un esprit d'auto-critique fondé par l'individualisme perfectionniste qui assume sa responsabilité pour le choix du salut. C'est pourquoi Seymour Martin Lipset rappelle qu'il y a eu des mouvements d'opposition à toutes les guerres américaines.

Plus important pour notre propos est le fait que cet avatar du religieux pourrait expliquer la manière dont les pentecôtistes apparemment progressistes que Harvey Cox voit comme porteurs d'une nouvelle Réforme peuvent se laisser embarquer par des cosmologies politiques paranoïaques. Plus encore, cette religion de la nation aide à comprendre la transition du pré- au post-millénarisme. En effet, une médiation qui rendrait compte d'une telle transformation doit nécessairement participer et de la position du départ et de celle de l'arrivée. L'esprit critique, individualiste et égalitaire, manifeste dans la vie dénominationnelle des sectes américaines cherche à institutionnaliser la vertu ; ce faisant, il fait de la passion religieuse une sorte de moralité politique. Mais la composante volontariste inhérente à la religiosité des sectes protestantes et le perfectionnisme qu'elle présuppose et accentue donne à cette moralité politique une orientation utopique qui refuse de se compromettre avec le Mal. C'est ainsi que l'esprit pentecôtiste sera transformé aux États-Unis pour devenir un nouvel avatar du fondamentalisme. Reste à savoir si cette transformation est une nouvelle formulation de ce qu'on appelle l'« exceptionalisme américain » .

Du bon usage politique du religieux

Nous avons souligné au début de ces réflexions l'ambiguïté politique du religieux, qui peut aussi bien mener à un engagement à gauche qu'à droite, ou encore à un absentionnisme actif ou passif, et qui ferait la force ou la faiblesse des croyants. Nous avons vu aussi comment, en Amérique, le religieux pouvait devenir politique. La question qui se pose à la fin de cette enquête est celle du traitement politique du religieux.

A droite comme à gauche, il y a des propositions qui visent à politiser le religieux, à le tirer vers son propre bord. Ainsi Seymour Martin Lipset explique que le leader du parti républicain victorieux en 1994, Newt Gingrich, trouvait que ses ennemis « libéraux » faisaient de la politique une sorte de religion séculaire à laquelle ne pouvait s'opposer qu'une rhétorique aussi moraliste que la leur. C'était le fondement de son « Contrat avec l'Amérique » qui ne promettait rien d'autre qu'un retour aux valeurs vraies de la nation (Lipset, p.177). A l'opposé, des progressistes réunis autour de la revue Tikkun prêchent une « politique du sens » et, jouant sur le sens biblique du terme, proposent une « Alliance avec la famille américaine ». Il s'agirait de s'opposer à la froide logique économique et d'imposer des valeurs éthiques de l'entre-aide et de la communauté première. La difficulté, dans les deux cas, c'est nous nous trouvons confrontés à deux sectes qui ne sont pas capables de communiquer l'une avec l'autre, et la politique se réduit à un choix de valeurs. Une telle affirmation de la volonté est totale et totalisante, comme nous l'avons déjà vu à plusieurs reprises. En dernière instance, la politisation du religieux ne laisse pas de place à la politique et c'est cela que l'on peut reprocher aux fondamentalismes, de quelque couleur qu'ils soient. Ils prêchent le « politiquement correct » plutôt que de faire le travail du politique, à savoir de chercher les modalités qui permettent à l'individu moderne de vivre avec ses prochains sans être subordonné à leurs volontés ou velléités. Cette libération politique de l'individu le libère aussi de la tentation de vouloir imposer sa volonté aux autres.

Néanmoins, le fondamentalisme existe et nous avons vu qu'en Amérique, à tout le moins, sa politisation n'est pas fortuite. S'il ne sert à rien d'essayer de l'instrumentaliser à des fins politiques particulières, peut-être pourra-t-on reprendre le problème par l'autre bout de la chaîne et se demander ce que cette expérience du religieux peut nous apprendre sur le politique ? Rappelons- nous de la double définition de la « forme élémentaire » de la vie religieuse soulignée par Durkheim : il s'agit tout d'abord de distinguer entre le sacré et le profane ; et ensuite de dépasser la croyance individuelle vers une pratique sociale et socialisée. Maintenir cette première distinction implique, comme chez les Calvinistes de Weber, de créer la condition de la possibilité du débat politique sur la vie quotidienne. Si le sacré ne peut pas s'identifier avec le profane, il faut alors tolérer la pluralité des choix tout en s'interrogeant sur la validité de chacun. On ne peut pas prétendre détenir la vérité, il faut se contenter de l'expérience vécue. Mais cette expérience ne vaut rien si elle ne peut pas être reconnue, communiquée et partagée. C'est ce qui explique l'insistance de Durkheim sur le rôle de l'Église. Or, nous avons vu que la socialité américaine n'était pas formée par une expérience ecclésiale mais par la vie dénominationnelle des sectes. Faut-il en conclure que la vision durkheimienne de l'individualisme moderne n'a de sens qu'au sein de cette Église laïque qu'est une République à la française ?

Rappelons-nous le rôle joué par le religieux lors du mouvement des Droits civiques aux États-Unis. Nous l'avons déjà mentionné, mais nous n'avons pas décrit les formes de son intervention. Il s'agissait d'un mouvement non-violent, caractérisé par des actes de témoignage. Ceux-ci exprimaient la force d'une foi et le choix de son affirmation individuelle. Cette affirmation individuelle voulait communiquer, à partir d'un mal spécifique, la dimension universelle que recelait la situation spécifique qui avait occasionné l'action. On peut comparer cette forme de communication à celle de l'expérience esthétique du beau. Pour qu'une telle communication passe, il faut qu'elle éveille chez l'autre un sentiment ou une expérience communs ; il faut, autrement dit, que tous appartiennent à une même Église et partagent une même croyance, un même sens commun. Cette structure communicationnelle explique pourquoi Martin Luther King en appelait non seulement à la foi individuelle et morale mais aussi et autant à la Constitution de cette Église qu'incarne l'Amérique. Il pouvait y faire appel, et espérer être entendu parce qu'il faisait sien les deux sens de la religion en Amérique et de la religion de l'Amérique. Et ce qu'il faut souligner, par rapport aux fondamentalistes qui s'immiscent aujourd'hui dans la chose politique, c'est que l'un ne va pas sans l'autre.

Concluons donc qu'il y a deux fondamentalismes aux États-Unis qui représentent une double menace : ils peuvent enfanter une religion politique ou une politique religieuse, l'une aussi nocive que l'autre. Une religion politique excommunierait une partie des citoyens de la vie politique commune ; elle deviendrait rigide, dogmatique et sclérosée. Une politique religieuse ne laisserait pas de place au choix individuel ; elle le traquerait jusqu'aux recoins de sa vie privée qui s'assécherait et deviendrait conformiste et incapable de se communiquer. Cette double menace ne peut pas être conjurée par une politique qui ignorerait le religieux. Le religieux, comme dirait Durkheim, n'est que l'affirmation de la vie sociale et qui veut améliorer celle-ci se doit de la comprendre dans toutes ses expressions. En dernière instance, cela veut dire qu'on ne conjurera le fondamentalisme en Amérique qu'en conjuguant ses deux expressions, telles que nous avons essayé de les présenter ici. C'est ainsi que, du moins aux États-Unis, une éthique de la responsabilité pourrait enfin s'allier à une éthique de la conviction afin d'éviter le cul-de- sac décisionniste qui semble être la seule manière de sortir de la « guerre des dieux » prévue par Weber. La responsabilité envers l'Église que porte l'Amérique n'est possible que pour autant qu'on épouse l'individualisme égalitaire et antinomien de l'esprit critique qui est fondé sur l'idée d'une conviction qu'aucune instance séculaire ne saurait confirmer une fois pour toutes. En fin de compte, ce qui était pour Weber une antinomie — conviction ou responsabilité — devient, dans notre perspective américaine, plutôt une complémentarité, de sorte que le cercle vicieux devient un rapport vertueux.
  

(*) Dick Howard est professeur au département de philosophie à Stony Brook University de New York. Le présent texte sera repris et intégré bientôt dans un livre qui sera publié chez Columbia University Press.  

Quelques textes de Dick Howard ont été traduits en français et certains ont été écrit directement dans cette langue. C'est la cas du présent texte rédigé en français par l'auteur. Voici les livres publiés par Howard :

The Development of the Marxian Dialectic. Carbondale: Southern Illinois University Press, 1972.  

The Marxian Legacy. Macmillan: London, l977; Urizen: New York, 1978). From Marx to Kant, State University of New York Press: Albany, 1985.

La naissance de la pensée politique américaine. Paris; Editions Ramsay, 1987  

The Birth of American Political Thought, English translation of  by David Ames Curtis, Introduction and Afterword by the author (London: Macmillan and Minneapolis: University of Minnesota Press, 1989).  

The Politics of Critique. London: Macmillan, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1988).  

The Marxian Legacy, 2nd revised edition with 100 page Afterword, London: Macmillan and Minneapolis: University of Minnesota Press, l988. 

Defining the Political (London: Macmillan. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1989).  

From Marx to Kant, 2nd revised and expanded edition, with new Introduction (London: Macmillan and New York: St. Martins Press, 1993.8a. French translation (Paris: Presses Universitaires de France, 1995).  

Die Politisierung der Politik (Frankfurt am Main: Edition Suhrkamp, 1998).  

Political Judgements, (Lanham, Md: Rowman & Littlefield, 1997).  

Pour une critique du jugement politique. Comment repolitiser le jeu démocratique. Paris: Editions du Cerf, 1998. 

Marx. Philosopher autrement. Paris: Editions Michalon, 1999. Selected Political Writings of Rosa Luxemburg (ed.)(New York: Monthly Review Press, l97l). Second Printing, l973, Third Printing, l975, Fourth Printing, 1981-  

The Unknown Dimension: European Marxism since Lenin (with Karl E. Klare), (New York: Basic Books, l972).  

Serge Mallet's Essays on the New Working Class (editor and translator with Dean Savage), (St. Louis: Telos Press, 1975.  

Stony Brook Studies in Philosophy, Vol. 1, "Philosophy and Social Theory," (with P. Byrne and J.C. Evans), (Stony Brook, New York, l974).
  
Ajoutons à cette liste que Dick Howard est l'auteur d'une centaine d'articles de périodiques. Ils sont disponibles en plusieurs langues dont l'anglais et le français.

Pour plus de détail voir son site Internet : http://www.sunysb.edu/philosophy/faculty/HowardVita.html 

Roger Charland

L'élection américaine

Pierre Blouin



On a pu rire dans notre barbe au vu des problèmes de la dernière élection aux États-Unis. L'arroseur arrosé, en effet… Il ne s'agit surtout pas de régler ces problèmes par la seule technologie, comme s'est empressé de le suggérer Wired. Il s'agit, comme toujours cela devrait l'être, d'initier une réflexion sur la démocratie et ceux qui la défendent avec tout le poids moral dont ils se sentent investis. 



19 000 votes invalides ou incertains ! Dans un comté de personnes âgées, qui peuvent si bien se tromper lors de leur rencontre avec ce bulletin illégal… Ils n'avaient qu'à bien faire attention. Dans la vie, tout relève de l'individu, tout est atome.

Comme le disait ce quidam attablé à une cafétéria de Miami, « J'ai l'impression que le peuple est vraiment au pouvoir. Ils revérifient, pour être sûr que c'est correct. En Floride, votre vote compte et ceci le prouve au pays ». (Le Soleil, 9 novembre 2000). Bizarre que George W. Bush, quant à lui, semblait penser que le peuple n'avait pas le pouvoir réel quand il a contesté tout de go les résultats sans plus attendre… Quant à ce monsieur de Miami, il ne devrait pas trop se fier à ce qui n'est qu'une impression.

Qu'en fut-il de la campagne de Ralph Nader, « celui par qui le mal arrive » ? Campagne importante, qui a joui de l'appui de nombreuses personnalités. 

Pas un mot sans les médias US, quelques mots à la télévision française (pour le qualifier de clone de José Bové…) et voilà… Même pas la moindre protestation de quelque association de bibliothéconomie canadienne, qui dénonçait dernièrement la censure castriste contre des bibliothèques, dans un cas qui reste encore à documenter adéquatement et qu'on ne compare pas à l'embargo imposé par les États-Unis depuis 40 ans, et qui touche aussi à la circulation de l'information dans le pays. Comprendre l'autorité castriste ne peut pas se faire sans comprendre cet embargo, tous les spécialistes de Cuba tant soit peu sérieux le reconnaissent.

Et si 4, 10 ou 50 autres cas semblables à celui de la Floride s'étaient produits aux USA lors de l'élection ? Ils ne comptent pas pour la détermination in extremis du gagnant final, donc ils sont mineurs. Ils resteront cachés, selon la volonté conjointe des deux grands partis d'ailleurs.

En fait, si on s'informe bien, on constate que ce qui détermine le mieux le résultat de l'élection US, c'est l'indice Dow Jones. « Selon une étude du New York Times, si le Dow Jones monte entre la fin juillet et la fin octobre, le parti au pouvoir est reconduit. S'il baisse, il perd. Or, sur les 25 élections depuis que l'indice a été créé en 1987, l'axiome s'est vérifié 22 fois, et le Dow s'est trompé seulement 3 fois. Avec 50 millions d'Américains qui détiennent directement des actions, l'axiome pourrait se révéler plus juste que jamais » (Agence France Presse, Christophe Vogt, 28 octobre 2000), soit les deux tiers d'électeurs actionnaires en cette année 2000, contre seulement un tiers lors de la précédente élection (The Economist, op. cit.). Avec 5 % de ces 50 000 individus qui détiennent 75 % du « stock », comme le précisait Michael Moore ( http://www.michaelmoore.com/2000_10_12.html ),on comprend encore plus clairement « pourquoi » les deux partis ont tendance à s'intéresser plus aux investisseurs qu'ils ne le faisaient auparavant ».

Dans un brillant article de la revue Dissent au lendemain de l'élection de John F. Kennedy (dans des circonstances qu'on dit un peu similaires à ce qui s'est passé en ce novembre frileux de l'an 2000), Paul Goodman commençait par cette phrase: « Democratic power springs from an enlightened electorate. » (The Devolution of Democracy, Dissent, Vol. IX, no 1, Winter 1962, pp. 6-22). (Dissent) Désillusionné par les premiers 300 jours de l'administration Kennedy, Goodman constatait qu'on n'avait débattu de rien durant la campagne électorale, qu'aucun effort d'information n'avait été réellement fait, mais qu'on parlait désormais dans les officines du pouvoir de « Nouvelle Frontière », frontière qui se traduisait dans le concret par une intensification de la guerre froide, par la reprise des test nucléaires atmosphériques pour répondre du tact au tact aux Russes. L'élection, déplorait Goodman, s'était gagnée par un débat télévisé entre personnalités, une nouveauté à l'époque (une première en fait). 

C'est la fin de l'idéal jeffersonnien de démocratie populaire, constatait Goodman: du moins, ce fut sa consécration finale. La fin d'une idée, plus ou moins effective mais présente, d'une démocratie de participation et d'éducation. Cela avait commencé avec Jackson, le contemporain de Jefferson: la politique devient dès lors une affaire de programmes de partis et de démagogues plus ou moins décelables qui la font. Avec les conglomérats des communications et la commodité généralisée des biens tant intellectuels que de consommation, « les passions et les préjugés deviennent nationalisés ».(Dissent) Goodman constatait que Kennedy ne faisait que reprendre la bureaucratie qu'Eiseinhower lui-même avait dénoncée comme « complexe militaro-industriel ». Kennedy continue d'administrer cette bureaucratie. L'« Administration » (le Pouvoir de Maison Blanche) devient un symbole obligé du gouvernement, comme sous la République romaine des débuts de l'Empire. Le jeune président s'adjoint des intellectuels de service, qui font, dit Goodman, une tâche de gestion mathématique et keynésienne sans l'esprit de justice sociale qui devrait l'accompagner. « Analysis and Tabulation », tel est le lot de ces pauvres universitaires qui pensent trouver là un champ d'action pour leurs théories. Les Schlesinger, les Galbraith, les Paul A. Samuelson, les Seymour Harris, font de la statistique, de la compilation, soutient Goodman. Ils « définissent les paramètres du problème », selon la terminologie nouvelle de la Rand Corporation. Le Council of Economic Advisers devient tout puissant. Même l'action syndicale et le « grass-roots politics » prennent un style centralisé et bureaucratisé. 

Alors, la différence entre une République de bananes et la plus grande puissance mondiale ? Ne faisons surtout pas dans le plus facile: la différence est énorme, à l'échelle de toutes les nuances possibles entre le Pouvoir et la masse civile. Aux États-Unis, cette dernière est étonnamment forte, et pas seulement grâce aux mass médias, comme on veut le croire. Un esprit de démocratie anime l'Américain moyen, qui n'a pas fini de surprendre.

Des nouvelles différentes du Congrès annuel de l’American Library Association

 par Pierre Blouin


Du 14 au 21 juin 2001 se tenait l’Annual Conference de l’ALA à San Francisco. Grâce au conseiller indépendant (« councillor-at-large ») Mark Rosenzweig, nous avons pu avoir un compte-rendu de la réunion sur la liste de la Progressive Librarians Guild (PLG), compte-rendu qui diffère de ceux qu’on pourra lire dans les revues officielles de l’association. Le conseiller retient l’aspect non démocratique des meetings, dont les enjeux et procédures étaient trop montés d’avance et mis en scène (« stage-managed ») et ce, dans une tradition qui remonte de loin. La planification tactique soignée, tant par l’exécutif que le caucus informel précédant le Conseil, le « Council Caucus »,  a permis d’aborder stratégiquement des questions chaudes, telles celle du conflit de travail à l’hôtel Marriott (où se tenait le Congrès) et de la conférence donnée par Nicholson Baker sur la préservation. 

Les surprises étaient de taille à cette réunion : le nouveau président de l’ALA, Mitch Freedman, s’est rendu manifester avec les travailleurs de l’hôtel dans la rue, à l’entrée de l’hôtel, en compagnie de personnalités comme Elaine Harger, Michael Gorman, Patricia Glass Schuman (une ancienne présidente de l’association et figure de proue de la tendance progressiste en bibliothéconomie, gagnante avec Gorman d’une mention honorifique qu’elle n’est pas allée recevoir à la cérémonie de l’Inauguration), ainsi que des conseillers dissidents et les membres du SRRT (Social Responsibilities Round Table, un comité de l’ALA). Mitch Freedman a également boycotté l’Inauguration et toutes les réunions du conseil exécutif. Le syndicat des bibliothécaires de la bibliothèque publique de San Francisco avait prêté son concours dans l’organisation du boycott et de la manifestation. 
Rosenzweig décrit les procédures des rencontres, au cours desquelles il a été coupé dans ses interventions par la présidente Nancy Kranich, sur les questions du membership et du quorum. La présidente a invoqué la règle de la limite de trois minutes comme droit de parole, limite toute théorique, soutient Rosenzweig, qui n’a été invoquée que 2 ou 3 fois à sa connaissance en dix ans de rencontres. Tous les autres participants ont parlé sans limite de durée. Kranich a même coupé la parole au nouveau président qui essayait de parler en invoquant un point de privilège personnel. Tout cela, note Rosenzweig, est hautement inhabituel, et a été fait dans un esprit à peine voilé d’animosité et d’irrespect. C’est surtout le manque de démocratie dans les procédures et les pratiques internes au cours des trois rencontres de l’exécutif qui est à déplorer, constate le conseiller. Les règlements mêmes du manuel des politiques de l’ALA définissant le but de ces rencontres aurait été violé, selon Rosenzweig. 
Le congrès s’est tenu dans un établissement touché par un conflit de travail, mais l’ALA s’est refusée jusqu’à la fin à reconnaître ce conflit, contrairement à d’autres organisations professionnelles qui ont annulé au Marriott. On a invoqué la complication des procédures de report, ainsi que le travail ardu de préparation du congrès. Les nombreuses invitations du SRRT et de plusieurs personnes à souligner ce problème n’ont pas porté. Des conseillers et membres de l’ALA se sont même laissés aller à une rhétorique plutôt conservatrice, à l’image de leur Association, en disant qu’on n’a pas à s’occuper des conditions des travailleurs hôteliers, qu’on est bien assez mal pris comme travailleurs du savoir (dont la condition serait elle aussi pauvre, doit-on en conclure ?). La conseillère Janet Swan Hill avait même soutenu sur la liste du Conseil de l’ALA que comme aucun conseiller n’a passé de résolution suggérant un boycott, chaque conseiller était convaincu de l’inutilité ou de la non-pertinence d’une telle résolution ! Cela peut aussi signifier, lui a répondu Rosenzweig, que des conseillers étaient convaincus de la pertinence de présenter cette résolution ET qu’il était vain de le faire dans l’état actuel des choses à l’ALA… 
Des trois résolutions présentées par le conseiller sur la liste électronique de l’ALA concernant surtout la position à exprimer sur le conflit de travail, AUCUNE n’a été retenue ni même mentionnée à l’ordre du jour. Aucune réponse aux invitations à communiquer avec lui n’a été reçue par le conseiller. C’est le conseiller Al Kagan (également membre de PLG) qui a finalement inscrit deux des résolutions sous son nom. Rosenzweig y voit une tentative évidente d’éviter le débat sur l’affaire Marriott. Étant ainsi arrivée tardivement et avec grand peine à l’agenda, la résolution de boycott n’a pu donner les résultats escomptés. Un conseiller, Larry Romans, avait inscrit une résolution similaire des semaines après celle de Rosenzweig, mais on l’a considérée en priorité (deux résolutions sur le même sujet ne peuvent être traitées selon les règlements de l’ALA) : cette résolution de Romans proposait un report du sujet pour discussion ultérieure… C’est finalement le directeur exécutif Bill Gordon qui a pu, lors d’une « discussion informelle » proposée et adoptée sans vote, exposer amplement le point de vue de la direction. Les interventions de Rosenzweig pour protester contre cette procédure furent interrompues par la présidente des débats, et par des conseillers. 
Sans parler de l’ardoise proposée par John W. Berry à son Comité des Nominations, qui s’est avérée être montée sans aucune consultation avec les intéressés… Sans parler aussi de cette politique de préservation réécrite à la dernière minute et présentée en réaction à l’intervention de Nicholson Baker, politique dont bien évidemment les conseillers progressistes n’avaient jamais entendu parler… Sans parler de la charge menée contre Baker et sa personne par le conseiller Peter Graham, de l’Université de Syracuse, lequel n’avait même pas assisté à la conférence de Baker (qui a attiré des centaines de participants)… Un seul exemple de la duplicité de l’ALA sur ce sujet de la préservation des documents-sources : Elaine Harger a proposée de changer la phrase « The federal government must provide leadership » pour « The federal government must provide support », en développant un plan national et évolutif de préservation, suggestion ignorée. 
Bref, aucune réponse affichée sur la liste de discussion de l’ALA aux messages conservateurs des conseillers sénior, sauf ceux de Rosenzweig ! Et aucune réponse de cet establishment aux messages de Rosenzweig. Belle image de l’idéologie monolithique, toute empreinte de promotion et de management sans histoire, qui règne dans l’association. Beau cul-de-sac du débat démocratique qui devrait animer une telle organisation, à moins de se résoudre à considérer le Savoir et son Économie comme des leitmotivs vides de sens… Ce n’est pas en autorisant un comité comme le SRRT, puis en faisant tout pour lui clore le bec, qu’on peut se réclamer démocratique. Comme l’écrit très expressément Rosenzweig, avec sa verve et son style revigorants, «  While, more and more, ALA Inc. worships at the feet of corporations, intones the mantra of the market, invokes the wisdom of bottom-line, it turns its back to working people (…) It only stands to reason, I suppose… But it needn’t be that way. We can come together and buy back our soul and perhaps find our lost moral compass, and not take directions from the powerful force-field of corporatization, commodification, co-optation, managerialism, marketization, technomania, “logo”-philia and PR-speak. In other words, we can rediscover that we can practice what we actually preach”. 
« Nous avons réellement besoin à l’ALA de conseillers prêts à prendre des risques », dit Rosenzweig, « de personnes capables d’endurer l’opprobe, la dérision, les sentiments hostiles, les tapes dans le dos, les sourires des collègues ». 
Pendant qu’on parlait dans les salons et galas et dîners et sur les tribunes du congrès de Liberté Intellectuelle, de Free Speech, de Diversité d’Opinion, des droits des minorités, tant visibles qu’invisibles, l’ordre était assuré à l’extérieur par les agents de sécurité du Marriott, en nombre excessif… « What was that strange looking stuff foating on the surface of your martini ? »

Fixing Identity, Fabricating Space:

Sovereignty and Territoriality After the Cold War

 

Timothy W. Luke

Department of Political Science
Virginia Polytechnic Institute
and State University
Blacksburg, VA
Presented at the annual meeting of the
Association of American Geographers,
March 27-April 2, 1994



0. Realist Writings/Wrighting Realities


Writing about the unusual political realities of the present necessarily entails wrighting an alternative presence for representing the peculiar dynamics of real politics. This obligation, however, is extremely demanding, so most writers evade it by taking ready-made rhetorics of political and epistemological realism from the storeroom of scholarly scripts as the right presentation of an objective presence for their theoretical embodiments of politics, reality, and the present. The characters of sovereignty and territoriality in these scripts are strong silent types, suggesting security, safety, and stability. Sovereignty typically implies freedom from external controls, supreme power over a body politic, or controlling influence within some territory, while territoriality suggests some geographic area belonging to or under the control of a political authority with a persistent attachment to that area it controls. We ought to challenge these conceptual routinizations of theorized reality, because many of the actual realities that we see now are no longer wrought by this set of theoretical or practical routines.

All writing gives meaning to actions and thoughts by wrapping realities in words; all reading takes significance from actions and thoughts by unwrapping words about realities. Yet, after the Cold War, today's political realities remain wrapped in Cold War words, tying their sense of the present back to actions and thoughts grounded in the Cold War era's representations of a political and epistemological realism suitable for the Cold War world. If the Cold War world has ended, should not Cold War words also come to an end? 

A. Realist Representations


In the fantastic political realities of the present, many continue clinging to the realistic fantasies of political and epistemological realism in presenting the world to themselves and others in reified reductionist categories. Political realism, as Morgenthau articulates its basic tenets, conceptually holds together a disorderly order in a world of sovereign states by positing six precepts: 1) the political sphere where statesmen act is autonomous; 2) no one nation acts in accord with the moral laws governing the universe; 3) political action is moral significant; 4) concrete interests in terms of power can be objectively determined; 5) states navigate through strategic landscapes by following interests defined as power; and, 6) all politics is governed by objective laws rooted in human nature (1973, pages 4-15). Political realists, as a result, see a global system of sovereign states that all have an objective interest in fixing "control over the minds and actions of other men" (Morgenthau, 1973, page 28). States have hardened borders, inviolate territorial spaces, and defensible centers in global order of other comparable states all dedicated to maintaining territorial control over their sovereign spaces, resisting outside threats to their borders, and containing internal challenges to their political autonomy. Operating in these conditions calls for a simple but consistent strategy: "Each state pursues its own interests, however defined, in ways it judges best. Force is a means of achieving the external ends of states because there exists no consistent, reliable process of reconciling the conflicts of interest that inevitably arise among similar units in a condition of anarchy. A foreign policy based on this image is neither moral nor immoral, but embodies merely a reasoned response to the world about us" (Waltz, 1959, page 238).
Responding rationally to the world about us, according to the political realists, requires that we also embrace epistemological realism: an acceptance foreshadowed by political realism's espousal in its main precepts of objectifiable laws governing human nature (Bhaskar, 1989; Sayer, 1989). Political realists assume that there are objective categories of universal validity framing political interests, normative laws and empirical regularities dividing the realms of value and fact, and, finally, stable expectations of an autonomous political reason, divorcing calculations of state power from issues of legality or morality. Epistemological realism, in turn, assumes that there are constant tendencies embedded in what is regarded as objective reality, and human observation can identify these stable patterns with fixed concepts as a means of reasoning through propositions about how this world works or what aspects of its structure mean.

These coaligned disciplinary maneuvers, as we all know, are punishing in their rhetorical reconstruction of present-day Realpolitik. This tactic severely tests "what is" by its allegedly timeless standards of objective analysis, and it roughly treats any countermoves towards "what ought to be" as subversive wrongdoings against the established rightdoings of power politics. The discipline of these punishments, in turn, maintains strict discursive discipline among the professional ranks of the academic disciplines devoted to political and epistemological realism.

Our surrealizing of political realism, however, demands that we pull the established rightdoings of realist power politics inside-out, showing how and why there may be subversive wrongdoings working from the outside-in at every conjecture of realist rule. Where is Palestine, Bosnia, Angola, Afghanistan, Salvador, not the mention Beirut, Soweto, Belfast, or Los Angeles, in Morgenthau's realist visions of world politics? How do the Colombian drug cartels, the Nigerian crime gangs, Chinese military corporations, or Russia state mafias fit into these spaces? Why can the chaos of Bhophal, Mexico City, Chernobyl, or Lagos, which all suggest no controlling influences exerting supreme authority over these places, occur in the realists' vision of global events? Standing conventions about the nature of political reality, given all of these chaotic eruptions at this critical conjuncture of our writing about politics in the present and others wrighting their political presences for the 1990s, cannot be accepted without question (Ashley, 1984; Der Derian, 1990; and, Luke, 1993). One must ask whether the world of described in the scripts political realism is now being enacted around us? Are the representations of epistemological realism simply rehearsing old scripts for actualizing an order rather than writing new lines for grappling with the disorder that actually is? And, what should be a rational response to the apparent conditions of anarchy, shifts of power, and distortions of space inside and outside of nation-states still pretending to have territorial sovereignty?

What, then, are the qualities of the present that suggest the play of other characters, unknown authors, new presences? From the former territory of the Soviet Union to the alleged sovereignty of Sierra Leone, something other than what the old scripts tell us should happen is happening. Is Sierra Leone, for example, the sort of territorial sovereignty described in the typical scripts of everyday ordinary political realism? It is a place on a map with national borders, a national capital, and a national territory surrounded by similar entities that are located on the map as well as on the ground in West Africa. Sierra Leone's presence outside of these diplomatic/cartographic representations, however, varies widely from the realist script. A twenty-something army captain controls Freetown, its capital, and some regions of the countryside while the sun is up. After sundown, and throughout most of the interior, no one has supreme power, while many criminals, renegade military commanders, guerilla movements, and village chiefs wield a controlling influence, but only in the narrow locales where they are operating at the time. Meanwhile, hundreds of thousands have been displaced by constant war. Many live in Guinea or Liberia, but thousands Liberians, which also is wracked by internal disorder, are displaced in Sierra Leone. Sierra Leone's natural resources, like diamonds or tropical hardwoods, are being looted, while its people are being displaced as refugees. Diamonds from Sierra Leonian mines are more readily available for sale in Liberia, and only six percent of the country remains in primary rain forest. At independence in 1961, sixty percent of the land was rain forest (Kaplan, 1994; page 48).

These problems of chaotic presence are not only a feature of everyday life in West Africa. In Algeria, the FLN still pretends to have supreme power over the country's body politic free from external controls. However, in the villages and cities, an Islamic revolution centered in Iran, Egypt, or Afghanistan is dismembering this body politic, and reattaching its pieces and parts to new international communities under the sway of authorities located elsewhere. In South Africa, the white republic's efforts to devolve authority from one race to many peoples is colliding with ethnonational territorialities invented under the apartheid system. Consequently, geographic spaces occupied by different racial and ethnic groups with persistent attachments to the areas they inhabit, are being fought over by the ANC, Inkatha Freedom Party, National Party, and Afrikaner Resistance Movement, only name a few major players, to deny, deflect, or destroy the sovereign pretensions of each over the other. In the meantime, a shadowy "third force" of white South African police bureaucracies has given guns and guidance to thugs in the African homelands and shanty-towns, assisting the ANC and Inkatha fight a low-intensity civil war that has claimed over 11,000 lives since 1990.

The dissolution of territoriality and degradation of sovereignty as well-scripted plays of power not confined to Africa. A quick look elsewhere in the Cold War era's "Third World" will turn up parallel problems in many other places--India, Pakistan, Myanmar, Thailand, Cambodia, Indonesia, Peru, Colombia, Brazil, Haiti, Guatemala, to mention only a few, all have similar catastrophes bubbling up within the "territorial expanses" bordered by their "sovereign authorities." These tendencies, however, are also percolating up inside the old Cold War era's "Second World" and "First World." Within the former Soviet Union, the politics of republicanization since 1991 have been over "the who, whom" of territoriality and sovereignty. Yugoslavia has disintegrated into several simultaneous civil wars; Czechoslovakia has divided into two not entirely stable sovereignties; Hungary hears the voices of ethnic Hungarians in the Greater Hungary of 1914 that now is Romania, Slovenia, Croatia, Serbia, and Slovakia; and, Germany again listens to chants of ethnic purity, yelling "Germany for the Germans" at foreigners once encouraged in reside in the Federal Republic during the Cold War year's Wirtschaftwunder.

Even in "the United States" of America, new chaotic presences are eroding the flux and flow of waffling territorialities and warping sovereignties. Sony, Toyota, and Sumitomo exert strong controlling influences over American territories; Japanese capitalism has conquered Hawaii in the 1980s in ways Japanese militarism during the 1940s could not. The Bureau of Alcohol, Tobacco, and Firearms, the International Revenue Service, and the Drug Enforcement Agency operate, like dictatorial Ministries of Internal Security, all across the nation, declaring hostilities as paramilitary war machines against members of the body politic that do not acknowledge their supreme power on backwoods Idaho ranches, in Texan fundamentalist communes, at Florida airstrips, or along California's borders with Mexico. In the meantime, mafia potentates in New York, Asian crime gangs, Jamaican posses, Haitian toughs, Colombian drug lords, and Nigerian syndicates all are exercising supreme power in hundreds of housing projects, poor neighborhoods, and city halls all over the United States--those who dissent against them can be tortured, those who oppose them are murdered, those who accept them are exploited. Consequently, politics in many places gradually is becoming what power games always are without a pretext of legitimate authority: the conduct of war, crime, and exploitation by other means.

The presentation of these chaotic presences in the political realists' present begins to detail how un-usual the realities of international politics are becoming outside of the theoretical representations of political realism. They convey a sense of characters, conflicts, and concepts that no longer has the same resonance on this world stage unless one stages the world around the (non)sense of these scripts.

As difficult as it will be, I will try to more rightly write out what new realities are wrighting in societies and space today. Doing so will require us to surrealize the realist writs of stabilizing order by identifying the wrights of chaotic disorder. Therefore, this paper explores the dynamics of deterritorialization and reterritorialization in the divisive instabilities of the post-Cold War world system as a profusion of "multitorialities." Things could be working as they would appear in political realism, or there might be other forces in other places working toward other ends that implode centered sovereignty into decentered sovrantee and proliferate stable territorialities as unstable multitorialities. In other words, this writing reinscribes the tumultuous events of 1989-1994 as something unusually new rather than redescribing them only as the new articulations of uncompleted processes that have been at play for decades. 

1.Territory/Sovereignty: Autonomy/Autonymy


Before asking how sovereignty and territoriality operate in the fluid surrealisms arising after the Cold War, we should recount how they have been seen as working in the frozen realisms before, and maybe even during, Cold War era. For political realism, territories are geographical areas that belong to, or are under the jurisdiction of, a specific political authority. Thus, they are regarded conventionally as also being subject to the jurisdictional direction of those specific political authorities to which they belong or into whose charge they have been delivered. But, such legalistic readings of territoriality, if left alone at this juncture, might occlude as much about the practices of rule as they reveal. As these political scripts are read by realists, territorial spaces are drawn for themselves and divided from others by agents of dominium, or an authority having ownership claims to geographical regions, and/or agents of imperium, or authority exerting control effects over these same geographical regions. Territoriality emerges where some political authority possesses a high internal measure of controlling power and enforces some effective level of exclusive ownership.

Once these attributes are identified, then sovereignty is affirmed in the territory's being free from external control and/or the effective exertion of alternative ownership claims. As Morgenthau asserts, sovereignty emerges hand-in-hand with "the new phenomenon of the territorial state" (1973, page 306) in the 1500s, and it is summed up in "the appearance of a centralized power that exercised its lawmaking and law-enforcing authority within a certain territory" in a manner that becomes "unchallengeable either from within the territory or from without" (Morgenthau, 1973, page 306). Modern orders of territoriality emerge with modern systems of centered sovereignty, and this kind of sovereignty concretizes itself through these forms of territoriality. Yet, much more needs to be written on how sovereignty wrights its rule. 

A. Autonomy and Autonymy


In the beginning, if one must return to beginnings to understand endings, it is both, as Onuf (1989, pages 1-7) observes, the word and the deed that constitute power. Autonomy (self-based law-making) begins words that are acts of autonymy (self-based naming or designation). Traditional sovereigns imposed their rule locally and inconsistently in small feudal domains with disorderly agglomerations of decentralized authority, incomplete power, and limited coerciveness. With the expansion of commercial capitalism in the early modern era, power, space, and agency begin to change.

In this context, as Poggi asserts, the modern state becomes an ensemble of institutional arrangements for rule, which imposes sets of rules from continuously operating offices of administration over a territorially bounded society (1978, page 1). Rule boils down to giving commands, and getting compliance to them from those who are ruled within the state's territory. The practices of ruling are in-statements of rules, secured in society by rulers who, first, divide society and space into new formations of us/them or friend/foe in the ranks of the ruled and unruled, and, second, provide for those populations in their society and space into new allocation rules of customary assignments, exchange transactions, and command decisions to transfer units of value between those under this rule (Poggi, 1978, pages 2-9). The words of rule become real through acts of rulers, and the reality of rules enacted become the word for the ruled. The state is a regime of autonymous autonomy constantly constructing self-rule in laws formed out of self-designations of continually reconstructed rules (Onuf, 1989, pages 1-65). Historically, the origins of these institutional arrangements are quite varied, but they first acquire cohesive form "in the 'new monarchies' of early-modern Europe such as Spain, France, and England" (Kennedy, 1992, page 123).

Whether they initially speak through the words of a civilian lawgiver or move with the acts of a military strongman, the in-statement of territorializing rule in Europe begins with nations that refashion themselves as cooperating communities inhabiting spaces bounded by images of shared identity (Agnew, 1987; Hobsbawm, 1991). Still, these national in-statements are "an imagined political community--and imagined as both inherently limited and sovereign" (Anderson, 1991, page 6). Borders are drawn, and space is made social through acts of in-statement taken by various human agents--feudal warriors, urban guilds, marauding nomads, clerical orders, landowning families, or corporate estates. By ruling over some space and setting rules behind borders, these ensembles of ruling agents imagine their interactions as a particular natio, or nation, from some specific patria, or fatherland (Hobsbawm and Ranger, 1983).

The in-statements of ruling officers, as Kennedy claims, "emerged from, and then subdued, a patchwork quilt of dukedoms principalities, free cities, and other localized authorities such as Burgundy, Aragon, and Navarre," within their sovereign territory; and, beyond their borders, these powers also resisted "transnational institutions like the papacy, monastic and knightly orders, and the Hanseatic League" (1992, page 123). There, according to Huizinga, the concept of natio, or people, nation, populace, developed its imaginary but still centered, territorialized political meanings through which,
...little by little the various relationships of dependence and community obtaining exerted an influence on the restriction and delimitation of the concept
Regardless of their differing social bases, the activities of all these ruling in-statements share a fundamental trait: they assume by violence, default or acclamation the prerogative of speaking to/for all others as the legitimate authoritative voice (Blackburn, 1990). Acquiring nomological "powers of speech" among one people or ethnonational group begins the constitution of a centered, single country, or one center of "jurisdiction" (more literally, here, a form of lawful speech, a center of legal diction, or a mode of speaking nomologically), for, but also over, the diverse array of peoples inhabiting the spaces where this lawful speech carries (Gellner, 1983). Powers of jurisdiction transform many places on many terrains into one space of continuous jurisdiction, spatializing the power of making rules in this territory materially, organizationally and symbolically as its rule-making realm of sovereignty. Lawful speech bounded by borders drawn on the margins of sub-national and super-national space constantly reconstructs its territorial containments (Helgerson, 1992). Autonomous spaces are places where autonymous powers get to name the games that make the rules, making them the rulers. Through these tactics, then, power reworks the ground, divides up its resources, and commands economic production to materialize its rules. 

Centered powerful sovereigns--individual and/or collective--generate their own territoriality, whose structures for functionalizing space, label places in the new codes of their state's jurisdiction to organize their spaces around the needs of this centered state's survival (Breuilly, 1982). In territorializing its state power, each national sovereign reenvisions and rematerializes power as perspectivally-defined distances from power centers (the offices of in-stated capitols) to power limits (markers along territorial borders) and time as historically-defined durations from power origins (the in-statement of state foundings) to power process (state rituals of in-stated rulers marking their individual regime's beginnings, continuations, and endings). These sovereign concerns with the shape of territorial space and the duration of historical time are significant, as Harvey notes, because "spatial and temporal practices are never neutral in social affairs. They always express some kind of class or other social content, and are more often than not the focus of intense social struggle" (1989, page 239). 

The in-stating of rule over space, or the ap-pointment of rules within boundaries, involves the productive and destructive exercise of power (Tilly, 1975). Giving commands and gaining compliance constructs the core of territorial society and sovereign space. On a first level of action, as Poggi notes, states must operate as coordinating but juxtaposed sovereign units within a system of states that they each generate as a "self-originating, self-empowered unit operating exclusively in pursuit of its own interests....in response to changes in the internal and external democratic, military, economic, and political environment" (1978, page 88). Here, states follow rules of exocolonization, pushing their prerogatives of jurisdiction through, over or beyond their borders to gain rule in other territories, over new peoples and resources. As power sites itself, it works constantly to resight its (b)orders in more extensive expanses of space that often contain "contradictive resistance." On a second level of action, once the advance of exocolonizing power redraws borders, the ap-pointment of power must be reordered. If order means, as Poggi claims, "the existence of uniformities of conduct generated by compliance within binding norms established through commands and legitimately enforced by an overriding...center of order, then no order can be said to exist" (1978, page 88) outside each state in the larger world system of contending states that match exocolonizing offensives against anti-exocolonizing defenses. However, overriding centers of power are duly in-stated within each state, and their officers follow rules of endocolonization, pulling together all of their prerogatives of jurisdiction inside, under, or behind their borders to ensure uniformities of conduct among their own territories and peoples. As power has cited itself as order, it must work relentlessly to reincite itself within its (b)orders in more intensive levels of boundedness that also reduce "contradictive resistance." Rousseau captures the quality of these dynamics quite aptly when he observes that the in-statement of state power "is devoted solely to two objects: to extend their rule beyond their frontiers and to make it more absolute within them. Any other purpose they may have is subservient to one of them aims, or merely a pretext for attaining them" (1917, page 95). 

B. Centering Power/Stabilizing Resistance


Once the rules of exocolonizing and endocolonizing are activated, the centered nation-state continually struggles to embed the rules of its political power inside a disciplined territorial domain. "Any struggle to reconstitute power relations," as Harvey asserts, "is a struggle to reorganize their spatial bases" (1989, page 238). These dynamics simultaneously create a series of individious distinctions and identifications to shape the foreign and domestic, the free and captive, or the external and internal out of expanses of unruly and well-ruled space. What are many anarchical terrains can become orderly territorial sovereignties, shaped and contoured from a central point of power. The reach of one authoritative voice in the state over what are many conflicting voices in civil society forcibly imposes a gridwork of homogenous space and time upon heterogenous spaces and times, while the greater volume of the single sovereign speaker in some imagined nation drowns out the rabble of contradictory speakers rising from many actual ethnic nations, deterring coercively their disruptive heterogeneities. Power crushes or, at least, contains contradictions. Thus, the various populations participating in the polity, economy, and society are forced continuously to become and stay centered in the same time and space of standardized (b)orders and measured (s)paces. The state-as-illustrator/narrator/scribe mimics rational realistic painting in fabricating "a homogenized, neutral medium in which mutually informative measurements could be made and in which the logic of spectator awareness was absolute from any viewpoint available in the common horizon...a spectator could grasp an invariant logic or relationships ("a world") that remained the same regardless of his or her position and the extended to infinity, thus having the value of universal truth" (Ermarth, 1992, page 26). Contradictive otherness beyond the legitimized reach of state power can only exist in illegitimate forms--underground in old traditions, at the margins in other states, or incarcerated in ideological containments of its resistance (Toulmin, 1990).

States, then, are nuclear(izing) energies: their strongly centered control over space give them a centralizing ownership of territories to carry and contain both the actions of their laws and reactions to their rule. Whether it is vested in one person or many citizens, the rules remain centered upon a critical core of massive power potentials. These apparently steady states of the territorial state, however, rarely characterize the ways and means of their actual administration; the synchronous, frozen perfection of power pursuing interests in political realist conceptualizations masks the diachronous, fluid imperfections of interests evading power in the actual operationalization of rule. Autonomy (self-legislating power) is continually beset by heteronomy (counter-legislating powers) as heteronymous forces resist and oppose autonymous forces in struggling to create and maintain heteronymous spaces for heteronomous groups. Conceptually reducing states to a reified steady-state, as political realists must do, to name their powers formally only operationally occludes how they work. In their everyday activities, they are an unsteady amalgam of ruling in-statements and counter-ruling disinstatements, both mutually coexisting uneasily together as manueverings for power. 

Political realism essentially asserts that nation-states and the state system exist as such. That is, these entities are independent, unified structures that have a permanence or substance separate from the social forces that compose them. They are not contingent constructions responding to particular economic, political and social circumstances rather they have a reality apart from these operational conditions that imposes its realist political forms upon economies, politics, and societies (Waltz, 1958). Therefore, political realism entails a mystifying epistemic realism: states are real, and the state system exists independently in its own right. Realists smugly presume that whatever may be said about states, or thought about the state system, might mistakenly often assume other idealist, nominalist or phenomenalist forms, but these intellectual alternatives are mere mystifications. For, in the final analysis, behind these totally false interpretations, there are always the enduring dynamics of Realpolitik recapitulating fairly stable general structures. This stabilizing objective script must now be surrealized, to give it any utility today. The image of rational, unitary nuclear powers nested at the center of every territorial sovereignty largely has been negated by the drift of events during the Cold War. The unnatural juxtapositions of transnational ideological struggle, national strategic interests, and subnational economic growth in the post-WWII era chained a series of inherently unstable reactions together, which has warped the shapes of power, space, and agency in postmodernizing informational societies. 

2. Nuclear Proliferation


Cultivating the presence of unnatural combinations in rewriting the present as a political surrealism demands a careful re-reading of the historical record. What is natural, or objective, or real after 1945 becomes highly contestable--in more ways than one--due to the revolutionary destruction of thermonuclear technologies. Already by 1942, human beings had violated the earth's "natural laws" by staging a controlled nuclear chain reaction. By 1945, with the machining of uranium and plutonium into explosive devices, human beings began warping nature as an artificial transuranic nature, which became inevitable after introducing into their environment materials, like neptunium and plutonium in 1934, that hitherto did not "exist" in nature as it has been known. These shifts, with the staging of a fission bomb explosion in 1945, and a fusion bomb explosion during 1951, break the history of the state system into an atomic postmodern era from the preatomic modern period. Nature now becomes anthropogenic, not autogenic or theogenic, and the powers causing its anthropogenesis also begin to implode all existing cultural, political, and social systems. Einstein is wrong about nuclear energy, everything did not change except our way of thinking; in fact, our way of thinking changed everything except for how we act politically. Consequently, societies that continue to think about war as a rational strategy for various national interests to gain power over the minds and actions of others now have hydrogen bombs. 

In these unstable, supercritical chain reactions, states as territorial sovereignties also begin to implode (Der Derian and Shapiro, 1989; Walker, 1990). Thermonuclear weapons make states obsolete; no state can defend itself against and survive a serious nuclear assault. So thermonuclear states, mostly by accident, froze the existing rules for war-making inside of the machinations of immense deterrence blocs. Yet, in the deep freeze of the Cold War, another kind of destabilizing nuclear proliferation began, which still has yet to end, as the nucleus of centered, stabilizing state sovereignty implodes, beginning cycles of nuclear fission and fusion in economies, societies, and states that continue trying to survive today. Within countries, new nuclei of power compete for social primacy within the centered sovereigns maintaining the territorial integrity of states. And, outside of countries, these nuclei often defuse and refuse into subnational/transnational/supranational entities arrayed against state sovereignty. This kind of nuclear proliferation, then, generates many multiple points of power in new decentered nuclei, multipolarizing what were unipolar political orders inside of states into polyvalent disorderings of power inside and outside of states. The energies released in these reactions irradiate everything with their flows of power, information, material, and people. Partly post-spatial, partly post-sovereign, partly post-territorial, partly post-statal, these flows are postmodernizing shock waves, vaporizing the objective truths of fixed natural laws, stable national interests, and objective strategic calculation that were held somewhat true prior to the proliferation of these unstable nuclei (Soja, 1989).

A. Cold Warring


The Cold War refabricated almost all global spaces into three mutually coexisting realms: the Western bloc of US allies loosely cooperating in NATO and the OECD, the Eastern bloc of USSR allies more tightly integrated into the WTO and CMEA, and the nonaligned world of mainly Southern hemisphere countries along with India and, at times, China. Both blocs operated as centered regimes of power, policing their zones of alliance for ideological conformity and military support. Border wars between the two zones happened often, early, and intensely. From Greece and Turkey in the 1940s to Angola and Afghanistan in the 1980s, the economy and society of many smaller nations in their colonial or postcolonial forms were destroyed institutionally and culturally by the Cold War. Not too surprisingly, many of today's biggest basket cases among the world's "nation-states" are former Cold War hotspots; in them, one sees how sovereignty and territoriality really operate after the Cold War. 

In some ways, one might argue that sovereignty and territoriality are reasserting their significance after the Cold War. The superpowers' efforts to bipolarize the world into two opposing and antagonistic zone-regimes centered on new identities and spaces in ideology, economics, and strategy overwrote the traditional sovereignty of nations with strategic codes of ideology, and the conventional territory of states inside of the tactical borders of blocs. Superpowers continually deautonomized their satellites and allies to impose the "superpower" of collective strategies, dedicated to avoiding nuclear war. In one sense, however, the system of thermonuclear deterrence allowed a kind of "nuclear war" to happen, and in the shock waves of deterrence the once stable nucleus of state sovereignty resting at the nuclei of all states degraded into many new, unstable nuclei inside and outside of instated sovereign territories. Consequently, the world order now is an unstable isotope, combining reactions of constant nuclear fusion, as many different global entities are constantly fusing their energies and materials inside and outside of country borders, and reactions of on-going nuclear fission, as innumerable local, regional, and even national entities divide and subdivide over and over in chaotic clots of symbolic exchange, military conflict, material enterprise, and ideological communication. 

Within sovereign territories, new nuclei are forming, decentering sovereign authorities, multiplying operational spaces, dividing ties of belongingness, and mixing zones of preempted activities. Moreover, as these nuclear fissions occur, they can be chained into wider reactions in other areas into nuclear fusions beyond, beneath, beside, or behind the lines and solids formed in statalized sovereignty and politicized territory. The facts of sovereignty and territoriality as described by international law, however, are becoming transnational legalistic fictions. As the proliferating nuclei of decentralized power author(ize) law-unmaking and law-breaking within uncertain territories, each sovereignty finds itself constantly challenged from within and without its territories by divisive nuclear fissions, like ethnic tribalism, criminal gangsterism, or linguistic separatism, and integrative nuclear fusions, like religious fundamentalism, pan-national racialism, or global environmentalism.


B. Informationalization: Cold Fusions/Hot Fissions


The most disruptive force behind the destruction of the old Cold War world order developed within and as part of that global regime's enforcement, namely, the informationalization of the social means of production, consumption, administration, and destruction as "fast capitalism" (Agger, 1989; Harvey, 1989; Attali, 1991). These shifts started during the 1950s and 1960s, when the global impact of mass telecommunications, electronic computerization, cybernetic automation, and rapid transportation first began to be experienced broadly around the world (Luke, 1983, pages 59-73); but, they have been accelerating with each passing year. As Jameson claims, this is a global change "which is somehow decisive but incomparable with the older convulsions of modernization and industrialization, less perceptive and dramatic somehow, but more permanent precisely because it is more thorough going and all-pervasive" (1991, page xxi). The electron guns built into billions of cathode ray tubes have blasted fixed identities and spatial fabrications into fractalized fragments. These directed energy devices are beam particles of meaning and waves of form against old structures and processes incapable of defending against them. 

Informational systems reorder the structures of social action as well as institutional sites of cultural process in several different ways. Frequently in the past, these informational networks have been seen as buttressing the power of nation-states; however, now their effect "has been the opposite: breaking state monopolies of information, permeating national boundaries, allowing peoples to hear and see how others do things differently" (Kennedy, 1993, page 333). As Vattimo (1992, pages 1-6) argues, informationalization pluralizes the sites with rule-making potential and diversifies the spaces of actual rule-following within many existing cultures and societies. A logic of informational commodification demands constant expansion, turning everything into an object of communication (Luke, 1989). More and more national subcultures, local personalities, fundamentalist sects, and ethnic groups can gain a voice and presence in the mass media. Thus, "the West is living through an explosive situation, not only with regard to other cultural universes (such as the 'third world'), but internally as well, as an apparently irresistible pluralization renders an unilinear view of the world and history impossible" (Vattimo, 1992, page 6). 

These shifts are, most importantly, de-centering. New nuclei split cultures, economies, and societies between the demands of nominal nationality in old in-stated spaces and actual transnationality in new un-stated spaces as many newly forming local and regional centers of activity can patch into truly transnational rather than essentially national modes of production. In these global economic changes, as Reich claims: "Barriers to cross-border flows of knowledge, money, and tangible products are crumbling; groups of people in every nation are joining global webs" (1991, page 172). Sovereignty is displaced or supplanted in the flows by performativity, "that is," as Lyotard claims," the best possible input/output equation" (1984, page 46). Statal rules are decentered as these shifts toward the performative provide new criteria for determining what is strong, what is just, and what is true in the operational workings of informational flows. The normativity of laws in statist jurisdictions, then, gradually is supplanted by the performativity of procedures in extra-statist polydictions that often also are post-jurisdictional (Lyotard, 1984, page 46). 

More complex informational communities also can develop within the operational areas of these many new global flows as the imagination of virtual communities defines their limits and powers. In the global flows of informational capitalism, "the world of generalized communication explodes like a multiplicity of 'local' rationalities--ethnic, sexual, religious, cultural, or aesthetic minorities--that finally speak up for themselves. They are no longer repressed and cowed into silence by the idea of a single true form of humanity that must be realized irrespective of particularity and individual finitude, transience, and contingency" (Vattimo, 1992, page 9). Emancipation in the informational order, "consists in disorientation, which is at the same time also the liberation of differences, of local elements, of what generally could be called dialect" (Vattimo, 1992, page 8). Through the multiplicity of dialects and their different cultural universes, living in this unstable, pluralistic world "means to experience freedom as a continual oscillation between belonging and disorientation" (Vattimo, 1992, page 10). 

Gaining access to these disorienting but connecting transnational flows with their flexible sites of operationalization grows in importance over fixing control over national space with rigid borders of organization (Harvey, 1989). Again, as Castells asserts, "there is a shift, in fact, away from the centrality of the organizational unit to the network of information and decision. In other words, flows, rather than organizations, become the units of work, decision, and output accounting. Is the same trend developing in relation to the spatial dimension of organizations? Are flows substituting for localities in the information economy? Under the impact of information systems, are organizations not timeless but also placeless?" (Castells, 1989, page 142). The diversity, depth, and direction of these flows constitute new spaces of action outside of rules made by states. Flows in most respects represent capital in motion, circulating money, labor, products, and technology (as well as information in audio, video, and data form about them) throughout the global economy. Partly local, partly global, such flows project a parallel domain of artificial spaces created by these streams of data, audio, and video.
With these decentralizations, then, there are innumerable new areas of operation, regions of action, spheres of simulation, and zones of performativity that are "un-stated" rather than "in-stated." Such expanses of unreal/surreal/hyperreal estate provide new centers, multiple margins, and parallel dimensions where flows of power have fresh options to test their own agendas, interests, and values beyond, beside, and beneath the nation-state. With these discourses, then, there is a general de-realization of the old real world inasmuch as "the images of the world we receive from the media and human sciences, albeit on different levels, are not simply different interpretations of a 'reality' that is 'given' regardless, but rather constitute the very objectivity of the world" (Vattimo, 1992, page 24-25). 

While these eruptions of fundamental change are happening globally, such transformations are not creating either a stable or a homogeneous economy and society around the world (Henderson and Castells, 1987). Instead these eruptions of decentering disruption reconfirm Harvey's observations about the political economy of postmodernity. That is, "time and space both get defined through the organization of social practices fundamental to commodity production. But the dynamic force of capital accumulation (and overaccumulation), together with conditions of social struggle, renders the relations unstable" (1989, page 239). The sources of management, labor, technology, and capital are much too diverse at this time to entirely recenter the entire global economy. And, globalization is generating many new unusually destructive ecological effects at the local, regional, and international levels of operation. Most vitally, the destabilizing influences of informationalization have surpassed the power dynamics of in-stated laws (juris-dictions) tied to exclusive and exhaustive control of unified, stable spaces by generating new structuralizing games and alternate encoding dictions, nested in rapid and intense intervention into disjunctive, unstable flows on a global scale, which are fragmenting, anarchical, and unruly (O Tuathail and Luke, 1994). 

C. Postjurisdictional Practices


At this juncture, as Jameson notes," the nation-state itself has ceased to play a central functional and formal role in a process that has in a new quantum leap of capital prodigiously expanded beyond them, leaving them behind as ruined and archaic remains in the development of this mode of production" (1991: 412). National cultures, economies and states are becoming increasingly nominal, while transnational cultures, economies, and states now are being fully actualized (Smith, 1984). Areas of operation, above and below the nation-state, frame the critical zones of individual, corporate, and social performativity. Old realist strategies of survival in which nation-states remain hard-shelled creatures of sovereignty with closed, inaccessible economic spaces, attempting to control capital, labor, technology, and markets on a strictly national basis, as the evidence shows, are doomed to fail by slipping into the performative failures of anachronistic stagnation, like Cuba, Mao's China, the former USSR, Myanmar, or North Korea (O'Brien, 1992). Nation-states that shed their hard shells of sovereignty in becoming totally open, fully accessible economic spaces, however, are showing signs of performative success, like Poland, Deng's China, the Baltic states, Vietnam, or South Korea. The more territorial sovereignties release their commitment to exclusive rule-making, highly centered power, then the more performative their economies and societies become. Nonetheless, what are the implications of these strongly centered states no longer fixing identity and fabricating space? What other entities might fill this vacuum, and what impact might this have on everyday life? 

The loss of sovereignty over territoriality manifests itself in many ways, but most significantly in the confusion or division of legitimacy and authority. Old equations balancing the rational operations of man, the state, and war, as they have been drawn since 1648, are obsolete. Those calculations are nested in visions of efficient rulers seizing effective control over particular territorial spaces. Once in control, their systems of rule provide the rules within the territorialized societies they autonomously administer to organize the people's enjoyment of economic prosperity, social unity, and cultural purpose. The rulers might take a lot or a little for their services, but there always is rule-making, rule-following, rule-applying within more or less legitimate in-statements of authoritative rule. Outsiders are those living beyond the borders maintained by a monopoly over the legitimate use of force, the institutionalized denomination of money, and a collective imagination of group identity. As others, outsiders then become enemy or ally, friend or foe, but not part of "us," because they are "them." Insiders are those within the borders; they accept the monopoly over the use of legitimate violence, issuing money, and definition of identity, and are part of "us," because they are not "them." The state is expected to control crime, contain deviants, coordinate markets, and center society. And, finally, to assure the rules will work, the rulers also can provide collective goods--infrastructure assets, social welfare agencies, public health measures, environmental regulations, or communications media--that no one might effectively do on their own, but which all can benefit. 

All of these calculations again assume stable, centered, political jurisdictions where one legitimate set of lawful covenants and one authoritative user of legal violence can be identified by its simultaneously creating, and being created by, territorial sovereignty. With the state unable to enforce its supreme power over the body politic or exert a controlling influence within its own borders, territories are becoming post-jurisdictional. People now live in spaces where legitimate law does not speak authoritatively, or if it does, very few people listen enough to accord it legitimacy or recognize its authority. As a result, there is a deregulation of legitimate authority. New unregulated nuclei start exercising mini-monopolies over the use of violence, issuing their money as capital, credit or cash, and enforcing their laws within particular bordered spaces. A disap-pointment of legitimate authority comes along with dis-instatements of rule, the rules, and rulers. Without their occupation of salient sites of firmly ap-pointed power, the state loses control over many sites, people lose sight of the rulers, and legitimate control no longer can be cited as a determinate influence in the body politic. Slowly, the in-statement of rule over space by autonomous sovereignty is slipping away into the sway of heteronomous potentates, characterized by loose collections of unruly places, unstated rules, and disinstated rulers that decisively are influencing the conduct of everyday life. States, then, do not have exclusive control over all of their territories or completely effective ownership of every bit of their space. Autonomy is constantly either being taken away or given up, negating centered sovereignty somewhat, but also enabling many forms of decentered nuclei to assert their partial control over space or temporary ownership of spaces in monopolizing the enactment of particular practices or the legitimation of specific functions.

The loss of security that follows the decentering of state sovereignty can be seen in many places. Debates about "national security," or protecting national territory from outsider invaders, turn to questions of "home security," or defending "domestic space" from criminal intrusions. Homeowners embed electronic sensors, infrared tracking devices, and body heat detectors into their properties, wiring them into elaborate private security company grids that are paid to guard the owners' property and lives. No longer exerting a controlling power over their own territories, sovereign states accept the private sector's commercialization of security for sale to both public and private buyers. Even the state begins to employ rent-a-cops and surveillance services to police the public domain as its rule shrinks in size and stability.

As instated space becomes a patchwork of unstated places, one must reassess the nature of crime. It no longer is a deviation from the instated rules of stable jurisdictional institutions, instead it becomes the norm in the unstated freedom of unruly activities in unstable, postjurisdictional environments. In a time when warfare becomes crime (as the struggles in Central America, Yugoslavia, Southeast Asia, or Afghanistan all indicate), then crime too becomes warfare. While we do not yet have a war of all against all, there is a war of many against many. Its signs are everywhere. Individuals, families, neighbors all around the world must fund defense programs: acquiring home defense shotguns, putting their kids in bullet-proof school clothes, hardening their homes with anti-intruder devices, buying into early-warning detection grids with electronic security contracts, erecting high walls and floodlights around suburban tracts, organizing neighborhood watch committees as security pacts against invasion, or, when all else fails, paying protection money to racketeers, mobilizing self-defense strike forces, or employing mercenary protection services to provide their security. Sooner or later, everyone will live in Mogadishu, employing technicals to guard their persons and property.

Crime makes manifest an elaborate transnational economy of drug production and consumption, which fills the vacuum of unemployment left behind by the automation of other systems of globalized industrial and agricultural production. Crime is a rational response to collapsing ecosystems and crushed economies in the First World, Second World, and Third World, but it is expanding as war-making by peoples on peoples in many places rather than by war-making by states against states over space.
Global refugees do not recognize the legitimate sovereignty of exclusive national citizenship, inviolate borders, and domestic law. To exploit the global commons, they ceaselessly crawl higher on the world food chain by violating borders, flaunting law, simulating citizenship in seeking the services of richer regimes. Global capital does not recognize state sovereignty over public finances, monetary control, labor rights: it talks against states to homogenize labor markets, commodify money, evade taxes and business laws in search of free markets. Global criminals do not recognize territorial sovereignty over people and places: they construct their own localized disorders in protection rackets, drug economies, fraud schemes, or debt bondages with their own illegal contradictive rules of profit and power counterposed to instated jurisdictions of sovereign authority. 

3. Hidden Spaces, Unknown Places


All of these contestations point to the renewed contestability of all territoriality. As many spaces are becoming more unstated or disinstated, the placements and displacements of practices in territories also are shifting. If states no longer either directly authorize or indirectly legitimate the specific operational instantiations of power as substantive national identity and politicized spatial form, then what begins to structure relations of the belonging to, the controlling over, and the using of places and people? Stable sovereignty and tangible territoriality now implode, leaving new isotopes of free unstated nuclei creating much more unstable forms of "sovrantee" and often more intangible modes of "multitoriality." 

A. Pluralizing Territoriality


A territory is, as the Latin language first framed it, a "territorium," or the land surrounding a town. Most literally, a territory is "terra" (land) plus "torium" (place for, thing used for), or the places containing divisions of the earth or the things used for dividing the earth. When coupled with sovereignty, territoriality becomes the site where political power divides the earth and its resources, as centered ruling authorities put their powers vis-á-vis other emplaced or displaced powers in the lands, skies, and waters they presume to own or control. But, territories also can be venues of dividing more than the earth or things used for the division of other more concrete spaces inside of abstract geographic spaces. What appears to be "monotorial" under instated domination may well be "multitorial" in more unstated spaces. As places for dividing other matters and energies, or things used for directing other purposes and practices, what other concrete political operations are embedded in territories? 

Territories are highly politicized formations inasmuch as they also contain the access arrangements to physical security benefits, health services, identity codes, and infrastructural goods. So are they as territoriums also ensembles of a securitorium, a sanatorium, an identitorium, or a servitorium? Historically, sovereign power centers linked the occupation of territorialized spaces to their populations' access to these social ends and means, but they can be decoupled from strict sovereign control and tight territorial provision? That is, these multiple use spaces and operational access points within territories are fragmenting into postsovereign reorderings. Territories also have been the key containers of material wealth creation, ethnonational community, ethico-theological meaning, and bio-physical environments. So are they as territoriums also distributoriums, communitoriums, moralitoriums, or ecotoriums? Once again, as sovereign states colliding with new destructive forces in the proliferation of nuclei does one see these fusions of space/population/benefits being broken off or out of sovereign territorialities? 

Territories, in other words, are being split into many autonomous spheres of power-exertion where sovereigns cannot determine for themselves what laws will be, for whom, and why. Power allegedly produces its effects on individuals and collectives in simple-singular spaces that are seen as rigid and continuous. Undistorted by contradictive counterinfluences or subversive uncontrolled activities, self-rule supposedly is simply ruling over a singular space in accord with Morgenthau's autonomy of the political. Yet, territory actually appears now to become a complex-plural space that is flexible and discontinuous. Within the ambit of political space (territory), there are many personal safety zones (securitory), health service benefit points (sanatory), individual/collective identity formations (identitory), and infrastructural goods enjoyment sites (servitorium). Actual states may provide some measure of these vital ends and means to some, but more commonly forces in civil society, marketplace transactions, corporations, psychosocial traditions, and built environments provide the rest. Relations of ownership and control are firmly fabricated in space, but not finally fixed by sovereignty. Likewise, political space (territory) also contains complex-plural compressions of new sitings of material wealth production and consumption (distributory), regions of ethnonational community (communitory), points of ethico-theological meaning (moralitory), and zonings of bio-physical environment (ecotory). States cross-cut, cut over, or undercut these spaces in their political territorial controls, but, once again, these spaces have ranges arrayed elsewhere with their own power games, battle lines, and conflict centers. 

The hitherto simple-singularization of territory as monotoriality, or one essentially empty dimension of only autonomous political activity must be modified. Territories are multitorialities, or complex-pluralizations with many full dimensions of heteronomous and diverse activity. State sovereigns might try to police all of these manifold spaces by compressing their diversity into one relation--being inside or outside of politically bounded spaces. Nonetheless, these ranges of various means and diverse ends lap in and out of sovereign territorialities; indeed, their heteronomous differences often link into other contradictive formations inside and outside of state jurisdiction. And, as states are decentered, these "multitorialities" can be colonized by other powers. Their occupants and occupations can secede into new extrastatal/subnational/suprasocial spaces or they could advance other articulations of ownership and control against the state. When forces of contradiction actually stop or rollback instatements of jurisdiction, what happens to power, space, and agency in the public and private realm? In one way, it could now lead toward a truly "world politics" in which the planetary system is the new ultimate boundary of political action, but, in another way, it also will lead to unprecedented chaos in many places where sovereign centers do not hold control or no longer have ownership even as control and ownership of territorial space fragment in these bizarre multitorial struggles.

B. Dividing Sovrantee


Multitorialities are not necessarily anarchic fields of activity, even though they often appear to be postjurisdictional. These sites for dividing access to or inaccessibility from spaces of security, health, identity, or services exist inside-of and outside-of the ambit of instated power. Likewise, the things used for providing or preventing access to material wealth, ethnonational community, ethico-theological meaning, or biophysical environments can be given or not given by the state. Where states still contain all of these nuclei in one core, there territoriality may still be coextensive with multitoriality as strong, centered jurisdictive autonomy contains weaker, uncentered contradictive heteronomy. However, where there is nuclear proliferation, or many multitorialized nuclei floating more freely from the domination of state sovereignties, this is where contradictive heteronomous spaces can generate alternative multitorial domains under the control of new sovrans where systems of power pulse outside of effective state control. 

Instead of sovereignty, one sees unstated sovrantees--decentered power centers, illegitimate law-making bodies, unruly rule-setting agencies. Everyone knows they exist, but no one can fix their identities or fabricate their spaces without distinguishing their zones of operation from territorial sovereignty. As fissionable nuclei, they constantly pass in and out of spaces that states do not steady, beyond the rules of rulers, over and around the writs of written law. Emerging hand-in-hand with the centralized nuclear power of strategic zone-regimes during the Cold War, these proliferations of decentralized power nuclei set the rules within certain domains of space, regions of operation, or communities of meaning where the rulings of states are ineffective, illegitimate, or powerless. Sovrantee then, uses the plurality and complexity of unstated spaces to draw new sets of boundaries and barriers that only personal submission to new sovrantees can render transparent and simple with their power, knowledge, and presence. Here perhaps one sees contradictive agencies searching for new means of siting/citing/sighting sovrantee over their postnational areas of performative operation--local, specific, discrete, and zoned--beneath, behind or between national territories of jurisdictive instatements.
Corporate sovrantees, for example, are among the most divisive and destructive forces at work today (Taylor and Thrift, 1986). Their individual "global reach" (Barnet and Mueller, 1974) is coextensive with their collective global grab for exclusive range rights in several multitorial registers. Their colonization of distributorial space as well as identitorial space constantly preempts the controls of territorial sovereigns. Their sales and services settle the affairs of everyday life for millions into patterns of buying and selling that mediate relations of supervience and subverience between firms and their customers. In selling products, providing services, manufacturing goods, firms occupy spaces of material distribution and psychosocial identity that heteronomize territorial sovereignties.
In any given political sovereignty, one will find many corporate sovrantees, occupying markets and turning sales territories into regions of personal security, social stability, and cultural identity via the cash nexus. The more businesses collocate in political territories, the more multipolarized these sovereign spaces become, preempting public space with private places or corporate clientage. Now, otherwise autonomous populations are subject to private powers, subordinate to the agendas of capital, and dominated by the choices given in markets. And, the many different polarities of business pull people and states in contradictory directions: oil companies, media concerns, food businesses, housing builders, electronics giants each seek to limit individual and collective freedoms to suit their products and plans. The multitorialization of monotorial spaces in this way permits AT&T, Exxon, Toshiba, Nissan, Unilever, and Phillips to colonize the same place at the same time by pluralizing different moments in the everyday. 

On the level of institutionalized sovrantees, one could see similar trends in religious bodies' occupation of moralitorial spaces, ethnonational movements' seizure of communitorial spaces, or environmental groups' takeover of ecotorial spaces to exert counter measures against the rules of sovereign control. Heteronomy comes with these new centers' heteronymous powers, claiming regions of meaning, purpose, or order from the jurisdictive uniformity of state autonomy. In these resistances, Branch Davidans subordinate territorial jurisdiction to their moralitorial secession, contradicting juridictive law with theodictive faith. Likewise, Afrikaner Resistance Movement fighters build lägers of commitorial space for the imagi-nation of a pure "white race" against the territorial space of a sovereignty sliding toward control by an impure combi-nation run for a "black race." And, Greenpeace guerrillas foray out into ecotorial spaces they see needing defense from states seeking territorial domination (French atomic testing on South Pacific Islands), firms advancing distributorial privilege (Japanese whaling concerns overkilling whale populations), or individuals stuck in outmoded identitorial zones (haute bourgeois shoppers buying fur coats as invidious signs of status). Other much more ominous sovrantees, however, are also at work inside and outside of territorial sovereignties. The Colombia drug cartel plays a heteronomizing role, shredding sovereignty in its own distributorial spaces. Similarly, individual soldiers and units from the military formations of many African, Asian or Latin American states all prey upon the distributorial spaces of their domestic societies, disrupting their own countries' jurisdictions to extract wealth from anyone and everyone. What they do not appropriate, guerrilla sovrantees, like UNITA, the Khmer Rouge, or Sendero Luminoso, may seek to expropriate to build their own counter-states within these established states in a battle over who dominates how many unmapped multitorialities within a well-mapped monotoriality. 

Nation-state agencies may constantly attempt to contain and even resist their workings, but sovrantees continue to evince the decentered/differentiated/disorganized dynamics of their multitoriality against the centralizing/standardizing/organizing territoriality of sovereignty. Increasingly, pre-national primordialisms, nested in the identitories of ethnic/religious/linguistic/racial communitories spill across old arbitrary state borders, igniting local conflicts with many central state authorities. Inside other non-national distributories, transnational trade networks see the buying and selling thousands of different commodities--necessary and sumptuary, legal and illicit, essential and frivolous, high-volume and high-value--in servitorial flows that thrive beyond, behind, and beneath any one nation-state's control. In many extra-national ecotories, Nature's various biotic, geologic, and atmospheric zones continue to evolve in thousands of different bioregions that surpass all national-statal efforts to manage them, while incurring all of the damage that human societies continue to inflict from their distributorial/servitorial/sanatorial spaces. Inside other new, post-national communitories, the informatic/telematic/robotic flow of cyberspaces knit together transnational multitorialities in an emergent planetary infostructure, shredding the old identitorial barriers once thrown up modern industrial states in national monotorialities to create national autonomy, national security, and national identity. And, in many supra-national theotories, the combined effects of all these links are affirming communitorial cultural codes and practices--some highly reactionary, some extremely progressive--that stress difference/resistance/multiplicity beneath and beyond national statal confines in a cybercreole of placelessness, eccentricity, and simultaneity. Fluid and unbounded, multitoriality forms globally and locally in sovrantees' contradictions to sovereignty's jurisdictions in fixed fabrications of monotoriality. 

Given these various developments, the centeredness and spatiality of many favored terms in political realism, like international/domestic, global/local, and national/transnational, lose much of their conceptual resonance and structural integrity. Heteronomizing powers disrupt, corrode, break down, alter spaces. Political realist reasoning, which presents a world full of centered nations with discrete domestic agendas, pursuing their respective global strategies with national strategies, comes up short. One must instead accept new presences in an entirely new world order. Heteronomous agencies get ensnarled in intermestic conflicts, produce domestational identities, administer glocal enterprises, and advance highly lobal agendas in the politicized currents of the world's informationalized flows. 

When and where multitorial institutions become so intertwined in two or more allegedly discrete national-statal spaces, i.e. Israel and the U.S., the U.S.S.R. and Czechoslovakia, Russia and Kazakhstan, Belgium and Zaire, France and Algeria, one often sees an intermestic politics. When and where individuals and communities are so interlinked or intermixed in two or more allegedly discrete national-statal spaces, i.e. India/Pakistan, Russia/Ukraine, Texas/Chihuahua, Serbia/Bosnia-Croatia-Slovenia, Hungary/Romania, one sees domestational conflicts. When and where signatures of actually transnational structural forces and systemic flows do solidify/stabilize at a certain localized site, new multitorialities form in allegedly nominal nationalized space. 

Unstated zones open spaces to resist and retard state sovereignty for local, regional, global alliances of diverse, heteromorphous, dissenting, and unstable groupings. One sees "sovran" powers resisting/challenging/subverting "sovereign" power. These new sovrans' areas of operation and unstated zones problematize the pull of state sovereignty. In these regions, the sovereign power of the state often is ineffectual, limited, or inferior to other forces. While it may claim a monopoly over the legitimate use of force within its given territory, the deterritorializing actions of many sovrantees abridge the license of sovereign authority pretending to exert monopoly. Consequently, one sees other groups, agencies, individuals or entities aspiring to exercise "sovrantees," not as sovereigns who actually reign over all as rulers, but rather as rule-setting, rule-applying, and rule-interpreting forces running through more focused, localized, or zoned areas of operation where flows un-state, disap-point, and de-center power. 

On one level, stabilized territories formed by spatialized power do maintain powerful emplacements where state sovereignty effectively centers subjectivity, anchors order, and contains contradictions. Yet, on another level, unstated flows displace statal forms, opening up new disinstated zones where the unstable nuclei of extrastatal/nonstatal/poststatal/substatal/cryptostatal sovrantees run largely unchecked among the heteromorphous, unstable, diverse, and heterogenous channels of global flows (Corbridge, Martin, and Thrift, 1994). In the wild zones of South Central L.A., the sovereignties of city hall, Sacramento, or Washington, D.C. are definitely limited by the sovrantees of the Crips and Bloods. In the electromagnetic spectra and wirenets of AT&T's global infostructure, no one statal sovereignty is supreme. Rather AT&T's corporate sovrans' set, enforce, and interpret their own rules of entering/using/exiting the teleregions and cyberspaces provided by their communication flows. In the production of hydrocarbon energy supplies, the seven sisters of global oil procure and provide adequate stocks of oil, coal, gas, and petrochemicals as highly efficacious sovrantees that lift, transport, process, and deliver the substance of world energy flows to their customers in regions claimed by various national sovereignties. Sovereignty, however, over territory can easily crumble if these sovrans are not satisfied with the conditions of access or frequency of payment in any given national territory. In the wild zones of Angola, Bosnia, Somalia, Cambodia, or Colombia, the sovereignty imputed to authorities sitting in capital buildings emplaced on nominally national territories is eclipsed by struggling sovrans, like UNITA, Serbian irregulars, Baidoa technicals, the Khmer Rouge, and Cali drug lords, all devoted to setting the rules in their growing zones of unstated operation. As Bodin notes, once sovrantees start having "the arms and the fortresses in their power," these sovran agencies do have truly extraordinary authority inasmuch as "the master of brute force is the master of men, of the laws, and of the entire commonwealth" (1992, page 108). 

As one surveys the terrains of the contemporary world system, instated territorial sovereigns are enmeshed in many struggles on multiple fronts at several different levels with unstated sovrans. Whether one looks at the narcocapitalist penetration of neighborhoods, cities, and states around the world, the transnational banks dictating fiscal policies to Group of 77 countries, global telecommunications firms linking home subscribers to digital telematic systems on every continent, entertainment conglomerates vending dubbed images of secular suburban humanism in American sitcoms in Islamic countries, or the virtual states of crypto-states, like Ollie North's Iranscam/Contragate/BCCI agencies, hiding in the PROFS system of the White House as it stealthy devastated Nicaragua, new unstated sovran agencies are running their sovrantees against the sovereignty of old territorial powers. 

4. (Un)Fixing Identities/(De)Fabricating Spaces


The inadequacies of language rapidly overtake discussions of contestable concepts. Political realism, sovereign territoriality, Cold War: the meanings of all these terms are unstable, variable, and unfixed. As a result, our investigations here started across this uncertain ground, knowing that it will continue shifting even as we tease out of these terms' many meanings by rereading the implications both for and against them. Nonetheless, it would appear that there are new presences in the present. Hence, sovereignty and territoriality after the Cold War are being reconstituted in the unstated spaces of sovrantees and multitorialities.

Beyond, behind and beneath the realities of sovereign territorial statics, fixed to state-fabricated spaces inside of tightly enscribed montorial borders, there are the surrealities extra-sovereign multitorial dynamics, fluctuating within many different links along loosely coupled local/global networks of exchange and communication. In the mass media, for example, every television receiver becomes an access port, opening into/looking out on to the imaginary terrains of identitories. The cultural meanings of images develop out of postjurisdictional codes set into the global flow of substantive and symbolic information. The Cable News Network, for example, is a globalized artificial space available in nearly 140 nations around the world twenty-four hours a day. Much of the coverage is transnational, focusing on world politics, world economics, world sports, and world mass culture, although it is framed by "American producers using American techniques for "Americanized" consumers in Americanizing markets. Still, these hypermodernizing mediations in the image flow arguably are not necessarily carriers of national realist modernizations. Instead, they arguably act as the carriers of a transnational postmodernity, because even Americans are being subjected to further "Americanization" at this stage of postmodernity. Being American or becoming Americanized in some space of one's everyday existence within these informational formations can take place, like CNN coverage, "any time and all the time." Such mass media identitories can easily recontextualize redefining traditional oppositions of us/them, same/other, friend/foe, in local community; old boundaries of inside/outside, foreign/domestic, our/theirs in global community; and, existing barriers of access/exclusion, power/powerlessness, order/disorder in transnational community.

Outside of their efforts to guarantee national security, nation-states often are little more than virtual realities imagineered on a geographic basis at a national level to organize the delivery of a vastly varied mix of social services from the instated sovereign and/or unstated sovrantees. Today, the attributes of "nationality" often boil down to fleeting, floating coefficients of individual access or personal entitlement to the basic material standard of living that now is the measure of collective identity for those different "national" entities known as nation-states. Varying levels of individual and collective enjoyment of goods and services from the capitalist world-system, which are measured by a flexible kit of standard statistical indicators, establish the essential socio-economic profiles of "what is" a so-called First, Second, Third or Fourth World nation-state. Americans are "Americans," Chadians are "Chadians," or Thais are "Thais" because they have this or that covariant change to own a car, have a TV, eat red meat, see a dentist, use a VCR, possess a dwelling, take a B.A. degree, or die after age 80. Such "standards of living" also are little more than tactical hallucinations deployed to induce the silent majorities to "live out standards" that are set in an endless precession of new behaviors, goods and services available in multitorial spaces.

No longer necessarily grounded to one terrestrial place, one ethnonational location or one environmental site, these semi-imaginary/semi-concrete multitorialities form their own diverse reengineered spaces where the unstable nuclei of unstated sovrantees keep their places. Increasingly, sovran multitorialities also are becoming the most important homelands of many individuals and groups. They provide the securities of place, models for behavior, circuits of operationalization that frame thought and action globally and locally. Multitorialities are in place, but unstated as they integrate artificial places, personal spaces, built environments, and coded milieux into heteronomous locations that cross-cut/under-cut/over-cut the workings of many nation-states. They provide new placements of economic, cultural, and social interactions within local networks of subnational, national, and supranational exchange from which individuals and communities fabricate their shared space and fix their integrative identities under the unstated charge of so many suzerain sovrantees.


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Comment le savoir dépend du pouvoir
qu'on en tire:
petits rituels de la pensée

Pierre Blouin

« The Greeks talked about the virtues
 of  wonder as leading to philosophy.
I think that is innate to humans, probably,
but I think it's easily channeled or deflected
into lesser forms than philosophy »
Mark Kingwell, philosophe social canadien,
The McGill Daily
, October 25, 2000
 S'interroger, explorer, s'émerveiller, innover: quoi de plus humain en effet.  Ce sont là toutes de grandes vertus encouragées par tout système politique ou institutionnel. Changer, certes, parfaire le changement sous toutes ses formes, voilà un grand mot d'ordre qu'on devrait tous suivre, et qu'on ne cesse de nous inciter à suivre.

Par exemple, ce que nous dit un Hubert Reeves devrait nous inciter à changer, jusqu'à nos habitudes et nos croyances les plus profondes: « En cent ans, l'espèce la plus « intelligente » de la planète a fait plus de dommages que le météorite qui est tombé sur la terre il y a 65 millions d'années!(...) En cent ans, nous avons utilisé 50 % du pétrole disponible, brûlé 50 % des forêts, pêché plus vite que le poisson est capable de se reproduire... (...) Je ne suis pas inquiet pour la planète et les insectes, ils s'adaptent bien à la pollution, mais à mon avis, il ne reste une centaine d'années à l'humanité » (Conférence sur la surconsommation et l'environnement, Montréal, 17 octobre 2000).

Cela ne mérite-t-il pas la une de tout journal ? Qu'est-ce qui peut bien faire qu'au contraire, on se prémuniera devant une telle affirmation en la qualifiant d'excessive, de pessimiste, de négative, d'alarmiste ? Comment expliquer que telle autre, comme la suivante, ne l'est pas du tout ?

Dans son livre La grande parade (Plon, 2000), Jean-François Revel nous invite à redécouvrir le sens premier du libéralisme, ou de l'esprit libéral, mais pas en termes de progrès ou de solidarité. La problématique est abordée en termes uniquement économiques. La pensée économique s'y reconfirme d'elle-même. Ce sont les libéraux qui ont instauré la protection économique et sociale des travailleurs (qu'ils ont eux-mêmes créés), ouvrant la voie au syndicalisme (c'est la machine à vapeur qui permet à l'eau de bouillir, et d'actionner librement un piston, et même de réguler son travail par l'intermédiaire d'un mécanisme automatique à inertie, afin qu'elle ne de dérègle pas).

Également, le libéralisme a besoin d'influencer l'opinion publique pour moduler les politiques gouvernementales, donc solidarité et libéralisme ne sont pas incompatibles. Les règles de gouvernement sont les règles économiques, et bien sûr d'une économie de marché optimisée.

Ajoutons donc, sur ce même sujet, que le libéralisme existe de puis 200 ans et qu'on a encore besoin de le justifier, en s'interrogeant sur ses vertus... Certes, dans libéralisme, il y a liberté, et les deux mots ont une racine commune, définissable par l'Histoire, celle du début d'un siècle lui aussi plein de promesses. L'Histoire, c'est aussi celle de la pensée et de ses déviances.

Au début des années 60, John Kennedy croyait que les décisions qu'il allait prendre dans les dix prochains mois de son mandat suivant son discours devant les Nations Unies allait déterminer le sort de l'humanité pour les 10 000 prochaines années. Kennedy avait une idée juste, bien que confuse, de l'impact technologique, du nucléaire notamment. Après ce discours, ce fut son annonce d'une reprise des tests nucléaires en haute atmosphère pour répondre aux Soviétiques. Ce furent des décisions de gestion, et non de choix politique réel, comme plusieurs l'avaient remarqué à l'époque. Un Seymour Melman se permet alors de parler d'une « course à la paix », réalisable selon lui en canalisant la puissance industrielle des États-Unis sur la priorité sociale, tant en politique intérieure qu'extérieure (supporter l'infrastructure des pays en développement), en observant prophétiquement que le bloc soviétique n'a pas les capacités de production nécessaires pour suivre.

Ce beau programme était possible même en continuant par malheur la course aux armements... « The peace race can be started by the US solely on its own decision », écrivait Melman (The Peace Race, Ballantine, 1961). C'était peu après l'époque où Douglas MacArthur proposait de jeter 30 à 40 bombes atomiques sur la Chine pour sceller la frontière avec la Corée par une ceinture de radiations...

Nous sommes comme au temps des Athéniens confrontés à Socrate, disait encore Kingwell: nous sommes incapables d'éliminer la question qu'il soulevait, nous pouvons bien tenter de la trafiquer, de la travestir, en termes individualistes, émotionnels ou autres, mais elle est toujours là. « You know, any society consists of a host of avoidance rituals that people engage in in order to keep themselves from thinking too deeply or too uncomfortably about many of the most important aspects of human life and that's no less true now that it was 2 500 years ago ». 

Ceci, non pas pour quelque raison humaniste ou moraliste, de ce faux humanisme propre aux conservateurs. Le seul motif de notre immobilisme intellectuel est le rapport au Pouvoir qui y est inscrit. En relief ou en creux, c'est-à-dire positivement, parce que notre intérêt y est directement impliqué, ou négativement, parce que notre mental est colonisé par cette pensée qui domine dans tous les discours officiels des médias de masse, et qui est la pensée de Monsieur Tout-le-Monde. Non pas que M. Tout-le-Monde n'a pas le sens critique (on serait surpris de savoir la proportion des populations qui ne pensent pas comme leurs mentors...): mais vu son manque de moyens d'expression et de formation, le commun des mortels se laisse influencer plus facilement par des discours qui rassurent, qui sont proches des Pouvoirs, généralement le discours des experts.  Le discours économiste est un de ceux-là. Cela n'a rien à voir avec l'intelligence individuelle, mais tout à voir avec cette autre intelligence « sociale » façonnée à coups de pubs ou d'idées qu'on n'a qu'à répéter pour qu'elles deviennent dogmes inconscients. 

Au fond, nous ne pensons pas parce que cela arrange ceux qui pensent comme nous... Forme ultime de la colonisation mentale, l'esprit du prophète heureux est celui du croyant, qu'il soit religieux ou séculier. Comme le remarquait un scientifique canadien engagé, la croyance centrale aujourd'hui dans le pouvoir de la technologie et de ses experts « bureaucratise et centralise le pouvoir pour les plus puissants. Elle renforce dès lors des structures psychologiques, politiques et économiques manipulatrices, élitistes et agressives » (Fred Knelman, Nuclear Energy, The Unforgiving Technology, Edmonton, Hurtig Publishers, 1976, p. 74). « If anything is more dangerous than technological pessimism, it's technological optimism » (p. 88), cet optimisme vide fait de mythologies et de méthodologies mystiques, démontre Knelman.

La pensée de ces élites technologiques et bureaucratiques est communale, remarquait Knelman: elle a développé une polémique rationalisée, ce qui lui inspirait l'expression de « conspiracy of the like-minded » (un beau prélude à notre pensée unique de la globalisation). Une autre expression désigne un tel phénomène: pensée de secte, sectaire, qui se passe désormais d'argumentaire pour ne jurer que par sa foi.

Pourquoi critiquerait-on dans ses fondements la Technologie et sa sœur, la mondialisation des productions, alors qu'ils sont notre présent et notre avenir ? Absurde.


   L'idéologie chez Pareto et Marx

Norberto Bobbio

traduction de Denis Collin


Notice: Né en 1909 à Turin, nommé sénateur à vie en 1984, Norberto Bobbio s'est surtout consacré à la philosophie politique et à la philosophie du droit:  « Teoria delle scienza giuridica » (1950), « Politica e cultura » (1955), « Teoria delle norma giuridica » (1958), « Teoria dell'ordinamento giuridico » (1960), « Il positivismo giuridico » (1961), « Profilo ideologico del Novecento » (1969), « Quale socialismo? » (1976), « Il futuro delle democrazia » (1984), «L'eta dei diritti » (1990) et « Destra e sinistra » (1994). 

Vilfredo Pareto (1848-1923), économiste et sociologue italien est surtout connu par sa définition du concept d'optimum économique. Successeur de Walras à la chaire d'économie de l'université de Lausanne, parmi ses travaux figure l'analyse des anticipations des agents économiques. Pareto est également le père de la notion d'optimum. Sa place dans la construction de la science économique moderne est donc décisive. Ce qui est discuté c'est son travail sociologique qui s'inscrit dans la lignée des penseurs italiens du début du siècle, comme Roberto Michels. 

Le texte qui suit est extrait des « Saggi sulla scienza politica in Italia » (Laterza 1971-1996) de Norberto Bobbio. Il est consacré aux liens entre Marx et Vilfredo Pareto sur la question de la théorie de l'idéologie.

Denis Collin


  
1. Qu'une grande part de la sociologie de Pareto consiste en une critique de l'idéologie, cela a été déjà remarqué plus d'une fois: une de ses quatre grandes oeuvres, Les systèmes socialistes, est en réalité un traité de critique idéologique; des treize chapitres en quoi est divisé le Trattato di sociologia generale, au moins dix sont consacrés aux problèmes liés à l'individuation et à la critique de l'idéologie. Ce qui n'a peut-être pas été suffisamment analysé est la contribution donnée par Pareto à l'élaboration d'une théorie de l'idéologie qui comprenne les trois problèmes relatifs à la genèse, à la nature et à la fonction de la pensée idéologique. Dès la première oeuvre mentionnée, Les systèmes, la critique des théories socialistes est accompagnée par un effort continu d'analyse des présupposés psychologiques qui peuvent expliquer la naissance et la raison d'être de la pensée idéologique. Avec la distinction initiale et fondamentale entre actions logiques et actions non logiques, le Trattato se présente dès le début, plus que comme une oeuvre de sociologie dans le sens traditionnel du terme, comme une théorie générale de l'action humaine, dans laquelle le critère principal de distinction entre les actions semble prédisposé à la fin de servir de base à une théorie de l'idéologie. Dans l'oeuvre intermédiaire, le Manuale di economia politica, de 1906, , le long chapitre dédié à la sociologie (chapitre II, Introduzione alle scienze sociali) est tout entier un abrégé de théorie et de critique de l'idéologie. 

2. Nonobstant les doutes, souvent soulevés naguère sur l'inspiration marxienne de Pareto, on peut amplement donner des documents de la sollicitation, si on ne veut pas parler d'inspiration, qu'il reçut pour ce qui concerne le problème de l'idéologie, de la rencontre avec le marxisme, même si c'est à travers la lecture de Antonio Labriola. Dans une page de la dernière Cronoca, qui est de 1897, et donc de quelques années antérieure à la composition des Systèmes, prenant énergiquement la défense de Ettore Ciccotti, non promu professeur ordinaire parce que socialiste, il en vint à parler de Labriola et écrivait: « [...] il y a plus de profondeur de pensée dans une seule page du livre écrit par Labriola sur le matérialisme historique, que dans cent volumes de nos protectionnistes et de nos politiciens. » Ce qui le frappa le plus dans cette oeuvre découle clairement de la phrase suivante: « Lisez, par exemple, la critique que l'auteur fait du verbalisme, de l'idéologie, ou de la phraséologie, dites si elles ne pas vraies et profondes. » Et immédiatement après, il cite un long extrait de l'essai sur la nouvelle critique des sources, dans lequel Labriola demandait à l'historien de « dépouiller » les faits des « enveloppes » dont ils sont revêtus. L'année suivante, il recensa l'essai de Labriola pour la « Zeitschrift für Sozialwissenschaft », et, le définissant comme « probablement l'expression la plus complète et la plus savante que nous possédions de la doctrine marxiste », il en loue surtout la partie critique qu'il fait consister précisément dans une conception et une méthodologie conséquente et plus réaliste de l'histoire: « En peu de mots, voici maintenant comment apparaît la nouvelle doctrine. Elle a une partie critique excellente, exactement celle qui réfute les idéologies qui prévalent encore dans certaines secteurs des historiens, et qui vise à les étudier avec les méthodes des sciences de la nature. Une telle critique n'est pas entièrement neuve et dans notre siècle ses principes ont été largement appliqués à l'étude de l'antiquité; mais cela n'a peut-être jamais été exprimé avec tant de vigueur que par Labriola et les autres marxistes. » Enfin dans les Systèmes, après avoir déclaré que la lecture de Labriola et de Croce est indispensable pour apprécier le statut actuel de la question du matérialisme historique, il en réfute l'interprétation « populaire », qui le réduit à un économisme et il en accepte l'interprétation savante qui est purement et simplement « la conception objective et scientifique de l'histoire » (nous savons que pour Pareto le plus grand éloge qu'il puisse faire d'une théorie est de lui reconnaître un caractère scientifique). Ces prémisses étant données, on peut interpréter l'effort qu'il fait dans les Systèmes pour démontrer le manque de valeur scientifique des théories socialistes anciennes et modernes comme une tentative de leur appliquer la critique des idéologies qu'il pense avoir bien appris du réalisme marxiste. 

3. Ce programme de travail se développe, comme cela apparaît déjà dans l'introduction aux Systèmes, dans une véritable théorie des phénomènes sociaux, fondée sur la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif. Phénomène objectif est le fait réel, qu'il est du devoir de la recherche scientifique de découvrir et de déterminer; phénomène subjectif est la forme sous laquelle notre esprit le conçoit et cette forme est souvent, pour des raisons multiples, psychologiques, historiques, pratiques, une image déformée. La critique historique, pour atteindre à la découverte des faits réels, doit reconstituer l'objet au delà de l'image déformée que souvent nous nous en faisons. Cette opération est difficile, spécialement dans l'étude de la réalité sociale, parce que souvent les hommes, n'ayant pas conscience des forces qui poussent, attribuent à leurs actions des causes imaginaires différentes des causes réelles.

Dans le Manuale, à la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif se superpose la distinction plus précise entre relation objective et relation subjective; la relation objective est la relation qui existe entre deux réels A et B. La relation subjective est celle qui se forme dans l'esprit de l'homme et qui existe non entre deux faits mais entre deux concepts A' et B'. Quand la relation subjective correspond à la relation objective, on se trouve en face d'une théorie scientifique; quand il n'y a pas correspondance, c'est-à-dire qu'il arrive que le rapport de A' et B' soit en totalité ou en partie une reproduction mentale imaginaire du rapport effectif de A et B, la théorie n'est pas scientifique. À ce genre de théories non scientifiques appartient la majeure partie des théories sociales élaborées jusqu'ici et le premier devoir de la sociologie est d'en montrer le manque de fondement et l'inconsistance.

Dans le Trattato, il revient à la distinction entre phénomène subjectif et phénomène objectif: « tout phénomène social peut être considéré sous deux aspects, c'est-à-dire ce qu'il est en réalité et ce qu'il est tel qu'il se présente à l'esprit de certains hommes. Le premier aspect, on le dira objectif, le second sera dit subjectif. »  Reliée au rapport entre les moyens et les fins, qui peut être adéquat ou inadéquat, elle permet la distinction fondamentale entre actions logiques et actions non logiques: les actions logiques sont celles dans lesquelles le rapport fin-moyen est adéquat tant objectivement que subjectivement, c'est-à-dire tant dans les faits que dans la conscience des agents; les non logiques sont toutes les autres qui peuvent être de quatre sortes: a)le moyen n'est pas adéquat et l'agent n'en a pas conscience; b) le moyen n'est pas adéquat et l'agent croit qu'il est adéquat; c) le moyen est adéquat et l'agent n'en a pas conscience; d) le moyen est adéquat mais l'agent en a une conscience déformée. Les actions caractéristiques de l'agir humain et que le sociologue doit continûment regarder d'un oeil vigilant sont celles de type b) et d): elles sont les ingrédients principaux des théories non scientifiques que Pareto nomme « non logico-expérimentales ». 

4. Cet exposé est sommaire et simplificateur. Mais il est suffisant, je l'espère, pour montrer dans quelle mesure Pareto aurait utilisé les suggestions marxiennes et dans quel sens on peut dire que sa conception des théories non logico-expérimentales se rapproche de la théorie de l'idéologie de Marx.

Par tous les pas, dans lesquels à travers la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif est mis en relief le possible écart entre la réalité et sa représentation, Pareto se révèle singulièrement intéressé par le problème du lien qu'en termes marxistes on nommera lien entre l'être et la conscience. Autant Pareto montre qu'il accepte le principe marxien selon lequel ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être qui détermine la conscience, autant il diverge fondamentalement de Marx, comme nous le verrons, dans la manière de comprendre l'être. De l'acceptation de ce principe naît le canon méthodologique qui caractérise une partie notable de son oeuvre, comme du reste celle de Marx, selon laquelle on s'approche de la réalité effective d'autant plus qu'on rompt la croûte des fausses représentations qu'elle a dans la conscience des hommes. Dans un célèbre passage de L'idéologie Allemande, Marx avait écrit: « on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'on dit, pense, s'imagine, se représente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus. » Si Pareto avait pu connaître ce passage, il aurait pu en faire une devise de sa propre critique des théories sociales (y compris le marxisme).

Il convient de préciser que quand on parle de rapport entre la conscience et l'être, il est nécessaire de distinguer le phénomène de la conscience illusoire de celui de la fausse conscience. Par conscience illusoire, j'entends le phénomène de la fausse représentation (a); par fausse conscience, à l'inverse, le fait que cette fausse représentation peut se produire sans que celui qui la produit ait conscience de sa fausseté (b).

a) La manière avec laquelle opère la conscience illusoire est, aussi bien chez Marx que chez Pareto, double (même si la distinction n'apparaît pas toujours clairement): en tant que la conscience s'exprime et s'explique dans un discours plus ou moins élaboré et plus ou moins systématique, plutôt que la révéler, couvre la réalité ou bien la révèle en la déformant. Pour adopter une langage métaphorique, du reste fréquent dans les sciences sociales, l'idéologie se révèle comme un voile qui ne laisse pas entrevoir ce qui est en dessous ou comme un masque qui laisse transparaître ce qui est en dessous mais à travers une image déformée. Corrélativement, la critique des idéologies est comparée à une oeuvre de dévoilement ou consistant à ôter les masques. La métaphore la plus utilisée par Pareto est celle du vernis: un des motifs de la pensée idéologique serait, selon Pareto, de donner un vernis logique à l'expression des sentiments. Ensemble les deux opérations, la couverture et la déformation, entrent dans le cadre de la conscience illusoire, même si dans l'un et l'autre cas la fonction de la critique est différente, qui là est de découvrir et de dévoiler et ici est de corriger ou rectifier.

b) Tant chez Marx que chez Pareto, le phénomène de la conscience illusoire se duplique dans celui de la fausse conscience: dans un passage déjà mentionné des Systèmes, on lit que les hommes attribuent à leurs actions des causes imaginaires parce que « souvent ils n'ont pas conscience des forces qui les poussent à agir. » Cette fausse conscience se manifeste elle aussi, comme la conscience illusoire, de manière double (correspondant aux deux espèces d'actions non logiques): ou comme croyance dans l'existence d'un rapport causal ou final apparent, c'est-à-dire qui n'existe pas dans la réalité, d'où le processus de la couverture; ou bien comme croyance en un lien causal ou final imaginaire, différent du réel, d'où le processus de déformation. Le thème de la fausse conscience est un des grands thèmes de la critique marxienne de l'idéologie, sur lequel il ne vaut pas la peine d'insister: la mystification idéologique n'est pas une opération intentionnelle mais le produit des conditions objectives, en particulier de la lutte pour la domination; précisément pour cette raison, la classe dominante tend à -- et a besoin de -- se présenter comme classe universelle. Relativement à la critique des doctrines religieuses, sociales, politiques, économiques, le matérialisme historique peut être considéré comme une démystification dans le double sens de révélations des erreurs qu'elles propagent et des illusions qui les ont fait surgir: dans le premier cas, il détruit la conscience mystifiante, dans le second, il prépare la conscience démystifiée, c'est-à-dire la conscience révolutionnaire. 


5. La signification du mot « idéologie », prise en considération jusqu'ici, est la signification négative du terme. Dans le langage courant, mais aussi dans le langage scientifique le terme « idéologie » est utilisé maintenant de manière toujours plus diffuse aussi dans un sens neutre. Dans ce second sens, « idéologie » signifie, de façon plus générique, système de croyances et de valeurs, utilisé dans la lutte politique pour influencer le comportement des masses, pour les orienter dans une direction plutôt que dans une autre., pour obtenir le consensus, et, enfin, pour fonder la légitimité du pouvoir; tout ceci sans aucune référence à sa fonction mystifiante. Dans ce sens du terme « idéologie » n'importe quelle théorie politique peut devenir une idéologie dès le moment où elle est assumée comme programme d'action par un mouvement politique. On pourrait aussi parler d'une signification « faible » du terme d'idéologie, par opposition à la signification « forte » qui vient de la tradition marxiste. Alors que ce second sens, pour mettre les choses au clair, le fort, est plus fréquent dans la littérature européenne continentale, le sens faible est presque exclusivement usité dans la littérature anglo-saxonne.

Les deux significations du terme courent en parallèle sans jamais se rencontrer. Mais l'emploi de l'un ou de l'autre, sans conscience de la distinction, engendre confusion, malentendus et faux problèmes. Par exemple, le problème, tant discuté dans la philosophie contemporaine, de savoir si la philosophie est une idéologie acquiert un sens complètement différent selon qu'on entend « idéologie » dans le sens négatif ou dans le sens neutre; si on accepte la première signification, l'affirmation que la philosophie est une idéologie veut dire mettre l'accent sur son aspect mystifiant, c'est-à-dire de doctrine qui prétend avoir une valeur absolue et inconditionnée alors qu'elle n'a qu'une valeur relative et historiquement conditionnée; si on accepte la seconde signification, la même affirmation veut dire qu'on met l'accent plutôt sur la valeur pratique de la philosophie par contraste avec ses prétentions à être une théorie pure.

Encore ceci: la différence entre les deux significations du terme « idéologie » se voit bien dans l'usage de l'adjectif « idéologique » qui dans la première signification va seulement avec le mot « pensée », alors que dans le second sens, c'est avec « politique ». Et de là dans la différence des deux termes qui sont opposés respectivement à « pensée idéologique » et à « politique idéologique ». A la pensée idéologique s'oppose la pensée scientifique (ou philosophique). Si on veut un exemple particulièrement voyant de cette opposition, qu'on pense à la théorie pure du droit de Hans Kelsen, dont la tâche est de déloger toutes les idéologies qui sont cachées dans les replis des concepts traditionnels de la science juridique. A la politique idéologique, à l'inverse, on a coutume d'opposer, dans la science politique américaine, la politique pragmatique. D'un côté la pensée scientifique condamne l'idéologie parce qu'elle est fausse, mais suspend son jugement sur son utilité; il s'agit de la vieille théorie du mensonge utile. D'un autre côté, la politique pragmatique s'oppose à la politique idéologique, non pour des raisons de vérités ou de fausseté, mais exclusivement pour des raisons d'opportunité politique. Dans l'opposition entre pensée scientifique et pensée idéologique, l'idéologie indique une certaine manière de penser; dans l'opposition entre politique pragmatique et politique idéologique, l'idéologie, à l'inverse, désigne une certaine manière de faire de la politique. L'idéal opposé à une politique invalidée par la pensée idéologique est la politique scientifique; l'idéal opposé à une politique idéologique est, à l'inverse, comme on l'a déjà dit, une politique pragmatique.

Si on garde présentes à l'esprit ces distinctions entre les deux significations du mot « idéologie », encore une fois il apparaît que la conception de l'idéologie de Pareto s'est formée dans le sillage de celle de Marx. C'est chez Marx, en effet, que la notion négative de l'idéologie a pris naissance, même s'il faut reconnaître que, dans la tradition de la pensée marxiste, la signification positive fait peu à peu son chemin (par exemple chez Lénine et chez Gramsci). Comme nous l'avons vu, est caractéristique de la notion négative d'idéologie l'opposition de la pensée scientifique et de la pensée idéologique; cette opposition est un des motifs dominants de la critique de l'idéologie dans l'oeuvre de Pareto. Dans le Trattato, cette opposition est présentée dans la distinction entre théorie logico-expérimentales et théories non logico-exprimentales, et elle occupe une part significative dans l'oeuvre. 

6.  Outre la conception de l'idéologie comme fausse représentation et fausse conscience, Pareto se meut dans une direction qui n'a plus rien de commun avec celle suivie par Marx et par le marxisme; au contraire, elle en diverge tant qu'elle implique une conception de la société et de l'histoire opposée.

Les différences entre la conception de Pareto et celle de Marx peuvent se résumer en trois points principaux:

a) La découverte de la pensée idéologique est liée chez Marx à une conception déterminée de l'histoire, caractérisée par la lutte des classes; Pareto, à l'inverse fait de la pensée idéologique une manifestation pérenne de la nature humaine. Le sujet créateur et porteur de l'idéologie est, pour Marx, la classe: « les idées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes »; pour Pareto, c'est l'individu singulier, quelle que soit sa condition sociale et historique. Ce qui, chez Marx, est un produit d'une forme déterminée de société, est devenu chez Pareto un produit de la conscience individuelle, objet non d'une analyse historique mais psychologique. A la conception historiciste de l'idéologie, propre à Marx, Pareto oppose une conception naturaliste de l'homme comme animal idéologique (retombant ainsi dans cette hypostase de la nature humaine dans laquelle Marx voyait une des expressions de la pensée idéologique). Alors que chez Marx l'idéologie naît d'une nécessité historique, et est expliquée et justifiée historiquement comme instrument de domination, chez Pareto, elle naît d'un besoin psychique (mais jamais bien défini, du reste, et là où il est défini l'explication est superficielle), et elle est justifiée de manière naturaliste comme moyen efficace de transmission des croyances et des sentiments, aujourd'hui on dirait comme « technique de consensus ». Le problème de la disposition de la pensée idéologique est résolu par Marx sur le plan historique, à travers la distinction entre infrastructure et superstructure; par Pareto, c'est sur le plan psychologique, à travers la distinction entre « résidus » et « dérivations ».

b) En tant que l'idéologie exprime des intérêts de classes qui sont des intérêts particuliers, le procédé typique de la déformation idéologique selon Marx est la fausse universalisation, c'est-à-dire le fait de faire apparaître comme valeurs universelles des intérêts de classes, comme des rapports naturels et objectifs des rapports liés à des conditions historiques déterminées. En tant que l'idéologie naît d'un besoin d'obtenir le consensus d'autrui à nos désirs, ce que Pareto appelle « l'accord des sentiments », le procédé typique de la déformation idéologique est, pour Pareto, la fausse rationalisation, c'est-à-dire faire apparaître comme des discours rationnels des préceptes et des actions qui sont des manifestations de croyances, de sentiments, d'instincts irrationnels. Dans le Trattato, Pareto se décide à appeler « dérivations » les différents procédés de rationalisation des sentiments (après en avoir discuté amplement dans les ouvrages précédents en les appelant sans plus de manières « raisonnements »); et il y consacre une des parties de l'oeuvre les plus valables encore aujourd'hui. Comme je l'ai observé ailleurs, le traitement des dérivations recouvre le champ des études actuelles sur la soi-disant « argumentation persuasive ». Pour évaluer concrètement la différence entre ces deux manières d'interpréter la pensée idéologique, prenons l'exemple d'une théorie comme celle du droit naturel, critiquée tant par Marx que par Pareto. Dans La Question Juive, Marx critique les déclarations des droits parce qu'elles attribuent une valeur de droits universels, en faisant appel à la formule du droit naturel, à des revendications politiques de la classe montante; Pareto, déjà dans les Systèmes, se moque des jusnaturalistes (qui deviendront une de ses cibles favorites dans le Trattato) pour avoir donné une forme systématique et rationnelle à des propositions invérifiables qui, en tant que manifestations des sentiments, tombent en dehors du domaine de l'expérience. On voit bien que ce qui intéresse Marx, c'est de saisir au delà des prétendues formules universelles les intérêts concrets d'une classe qui lutte pour sa domination ou pour sa libération; ce qui intéresse Pareto, c'est de découvrir sous le voile (le « vernis ») d'un raisonnement apparemment correct (la dérivation), qui change avec les temps comme les vêtements avec la mode, le fond constant d'une nature humaine (les résidus).

c) on pourrait condenser le sens de la différence entre Marx et Pareto dans cette formule: Marx accomplit essentiellement une critique politique de l'idéologie, Pareto vise principalement une critique scientifique. Ceci explique le résultat différent que la critique de l'idéologie a chez l'un et chez l'autre; chez Marx, elle est un des présupposés pour la formation d'une conscience de classe non idéologique; chez Pareto, elle est simplement une méthode pour mieux comprendre comment sont les choses de ce monde, sans aucune prétention à en vouloir influencer les changements, pour interpréter le monde, selon la fameuse phrase de Marx, et non pour le changer. Ou mieux, précisément parce que l'homme est un animal idéologique et que l'idéologisation est un besoin de la nature humaine, la fausse conscience est une donnée permanente de l'histoire. La pensée révolutionnaire de Marx oppose une société libérée de la fausse conscience à la société historique dans laquelle la fausse conscience de la classe au pouvoir continue d'engendrer les instruments idéologiques de la domination; la pensée du conservateur Pareto voit courir parallèlement la grande et monotone histoire des passions humaines, dont la fausse conscience est un instrument inéliminable, et une petite histoire privée, sans résultat et sans effet bénéfique, de quelques sages impuissants, qui connaissent la vérité mais ne sont pas en mesure de la faire triompher. A la grande histoire appartient aussi le marxisme, parce que le marxisme aussi est, du point de vue de la petite histoire une idéologie. 

7.  Pour exprimer un jugement sur la contribution apportée par Pareto à la théorie de l'idéologie, il convient de considérer séparément comme nous l'avons fait au début, les trois problèmes de la genèse, de la structure et de la fonction de l'idéologie.

a) La partie dédiée à la genèse de la pensée idéologique, est, à mon avis, la plus faible. Comme on l'a dit, Pareto s'y place d'un point de vue exclusivement idéologique, et de plus il s'agit d'une psychologie rudimentaire. Ainsi il tombe dans la même erreur que celle qu'il reproche si souvent à ses adversaires: on fait appel à la nature humaine sur un mode d'argumentation dans lequel la nature humaine est là pour tout ce qu'on ne peut pas expliquer. Pourquoi les hommes recouvrent-ils ou déforment-ils avec de beaux raisonnements leur sentiments? Parce qu'ils ont besoin de le faire. Et pourquoi ont-ils besoin de le faire? Parce que ce besoin est une donnée inéliminable de la nature humaine. Dans la catégorie des « résidus », Pareto a mis tous ces données originaires dont il n'avait pas réussi à trouver une explication plausible. Parmi ces données originaires, c'est-à-dire parmi ces résidus, apparaît ainsi « le besoin de développements logiques ». Comme on le voit il s'agit d'une explication du type: « C'est ainsi parce que c'est ainsi. » Quoiqu'il fût un dévoreur de livres, Pareto n'était pas historien. Une analyse plus approfondie des origines de la pensée idéologique aurait demandé une étude des conditions historiques dans lesquelles elle se forme. De la lecture des livres d'histoire, Pareto tira uniquement les matériaux pour formuler ses thèses sur la structure et la fonction de la pensée idéologique, mais non pour une recherche sur la manière dont elle se forme.

b) Pour ce qui regarde le problème de la structure de la pensée idéologique, la contribution de Pareto doit être recherchée dans l'opposition entre théories logico-expérimentales et théories non logico-expérimentales, et dans l'ample analyse des secondes, accomplie dans deux chapitres du Trattato, dédiés respectivement aux théories qui transcendent l'expérience et aux théories pseudo-scientifiques. Aussi, si les théories non logico-expérimentales ne sont pas toutes nécessairement des idéologies (au sens négatif du terme), leur analyse a offert à Pareto l'occasion de mettre en relief les procédés caractéristiques de la pensée idéologique qui est la poursuite d'un faux objectif. Une théorie non logico-expérimentale vise exclusivement à faire correspondre entre eux les sentiments de celui qui l'élabore et les sentiments des autres dont on veut obtenir le consentement; souvent elle atteint ses propres buts en manipulant les procédés intellectuels propres aux théories scientifiques pour donner à ses propres thèses un habit scientifique. A travers cette analyse, corroborée par une myriade d'exemples, qui comprennent aussi bien les antiques cosmogonies que les théories sociales modernes, émerge cette notion d'idéologie au sens négatif qui est devenue courante et est la seule qui puisse être utilisée pour unifier les usages apparemment disparates du terme. Je me réfère à la définition proposée par Gustav Bergmann selon laquelle une assertion idéologique est caractérisée par un jugement de valeur travesti par -- ou remplacé par -- un jugement de fait. C'est la même notion qui est admise et illustrée par Theodor Geiger dans Ideologie und Wahrheit, qui est, à mon avis, l'oeuvre la plus exhaustive sur notre thème: Geiger se réclame expressément de Pareto pour soutenir, contre la théorie de l'idéologie-intérêt, qui a pour archétype Marx, la théorie de l'idéologie-sentiment qui aurait pour père Pareto. Selon Geiger, sont des propositions idéologiques « ces propositions qui, dans leur forme linguistique et dans leur sens manifeste, semblent des expressions de faits théorétiques, alors qu'elles sont en réalité a-théorétiques et ne contiennent pas d'éléments qui appartiennent à la réalité objective. » Eventuellement, on peut observer que la notion qui émerge de l'analyse de Pareto est plus complète: Pareto ne se limite pas à observer la substitution subreptice d'une jugement de fait à un jugement de valeur, mais réclame aussi l'attention sur le revêtement rationnel avec lequel le jugement de valeur est présenté, c'est-à-dire sur les arguments adoptés pour le justifier. Sa critique est adressée non seulement à la manière dont le jugement de valeur est fondé, mais aussi à la manière dont il est présenté. Par métaphore, on pourrait dire que pour se rendre compte des vices inhérents à tout édifice idéologique, il est nécessaire de parvenir à découvrir le faux fondement et en même temps de la libérer de son faux décors. Il s'agit d'un travail de restauration intégrale qui vise à restituer le monument à son dessein initial.

c) Pour ce qui regarde la fonction de la pensée idéologique, la contribution de Pareto consiste dans la théorie des dérivations, qui est un des thèmes les plus importants du Trattato. En particulier, il faut se référer à la distinction que Pareto introduit entre les différents aspects sous lesquels une théorie peut être étudiée: l'aspect objectif, l'aspect subjectif et l'aspect de l'utilité sociale. Du premier point de vue une théorie peut être vraie ou fausse, du second efficace ou inefficace et du troisième socialement utile ou inutile. Le problème de la fonction pratique d'une idéologie tombe sous le second aspect: les procédés utilisés par la pensée idéologique, indépendamment de la considération de la vérité ou de la fausseté des propositions qui les accompagnent et de la plus ou moins grande utilité des idées soutenues, ont l'objectif de persuader, c'est-à-dire d'obtenir que les autres approuvent un certain ensemble d'affirmations et, l'approuvant, agissent en conformité. Les chapitres du Trattato dédiés aux dérivations contiennent un énorme matériel de documentation dans cette direction de recherche. Ce qui serait inexplicable si on s'était arrêté au premier aspect est devenu clair en passant au second: en effet, une des thèses récurrentes de l'oeuvre de Pareto est que les preuves logico-expérimentales persuadent en général moins que les raisonnements pseudo-logiques et pseudo-expérimentaux, en quoi consistent les dérivations. De là, celui qui d'abord se propose non de rechercher et de démontrer la vérité, mais de prêcher et faire assumer par les autres ses propres convictions se servira et ne pourra pas ne pas se servir des dérivations. Ainsi la fonction de la pensée idéologique sert à expliquer sa structure et non l'inverse. L'analyse des fonctions complète celle des structures et ensemble elles constituent cette théorie de l'idéologie complexe et qui, aujourd'hui encore, n'est pas bien étudiée, qui représente la contribution donnée par Pareto au thème en discussion.

[Publiée pour la première fois dans la Rivista internazionale di filosofia del diritto, XV, 1968.]
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Jorge Luis Borgès et la bibliothèque de Babel

Pierre Blouin  

Ce texte a paru dans le journal étudiant de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal en 1987.



L’été dernier décédait un des grands de la littérature mondiale du vingtième siècle, Jorge Luis Borgès. Il dirigea la Bibliothèque Nationale d’Argentine à Buenos Aires dans les années 50. Ceci après le départ de Peron qui l’avait « promu » à l’inspection des volailles et des lapins sur les marchés publics à cause de ses activités politiques. Plus tard, il devint professeur de littérature anglaise et parcourut l’Argentine et l’Uruguay pour donner des conférences.


Fruit d’un bibliothécaire et bibliophile, toute son œuvre romanesque se présente comme un univers construit à partir de références et de citations, d’interprétations d’ouvrages, le tout étant réel ou fictif. Pour Borgès, un récit est une broderie autour de pensées empruntées et de renseignements puisés aux archives et dans les encyclopédies ( réelles ou imaginaires ). Il reconstitue l’information et nous entraîne chaque fois dans un labyrinthe de données, de faits et d’idées comme lui seul sait en inventer ( Labyrinthes et Fictions sont ses deux derniers principaux recueils de récits ). Au fond, il procède comme l’historien officiel ou comme un théoricien, disons en communication ou en bibliothéconomie, qui ne saurait écrire deux phrases sans citer la moindre référence, sans ressortir la moindre idée ou instruction qu’on ne trouverait pas ailleurs ; eux prétendent être « originaux ».

Aucun écrivain n’est « original » en soi, dans l’absolu, nous dit Borgès ; n’importe quel texte est une réécriture de ce qui est déjà écrit (ou un « abstract » dans le jargon du documentaliste…). Chacun écrit le même texte, comme des moines qui copient le texte premier. Après vingt siècles, le christianisme en est encore à interpréter la Bible et à en fouiller le « sens ».

La bibliothèque est, pour Borgès, la conséquence du fait que l’univers est conçu pour être écrit et interprété. La cause première, Dieu, serait une fable, ou bien une lettre de l’alphabet. Il rejoint alors la pensée juive, où Dieu se définit en quatre lettres et où la création se fait avec l’alphabet. Fasciné aussi par la Kabbale, il est surtout connu pour sa formule qui dit que « la métaphysique n’est qu’une branche de la littérature fantastique » ( dans sa nouvelle Tlon Uffar Orbis Tertius ).

On sait bien que la bibliothèque, dans son acceptation de centre de documentation ou d’archives, est essentielle à plusieurs fins : que serait l’Histoire sans elle ? Ou encore, que serait notre connaissance de l’Antiquité sans l’organisation de la bibliothèque d’Alexandrie, sans la conservation des restes de cette bibliothèque dans les monastères du Moyen Âge ? Borgès ajoute ceci : le monde entier est dans la bibliothèque, et la bibliothèque est aussi claire et translucide que troublante et mystérieuse. Il y a un mystère de la bibliothèque qui est aussi celui de la réalité elle-même. « La bibliothèque existe « ab aeternae », écrit-il dans La bibliothèque de Babel. Parmi les mystères fondamentaux de l’humanité, il y a celui de la bibliothèque et du temps. La bibliothèque nous permet de regarder le temps et de le maîtriser ; elle est un instrument intemporel. C’est pourquoi Borgès, en métaphysicien, est fasciné par cette faculté merveilleuse et diabolique de la bibliothèque. Umberto Eco ne présente-t-il pas la bibliothèque de son monastère comme un labyrinthe inextricable fait pour s’y perdre et en être prisonnier ? La prétention du bibliothécaire, c’est d’inventer une classification parfaite, donc à jamais impossible…

Ce qui est à proprement parler stupéfiant chez Borgès, c’est la justesse de ses fictions, leur côté réel et analytique très rigoureux. Le livre, comme chacun le sait ou le pressent, a toujours été un objet de l’élite, à caractère divin (dans le christianisme, l’hindouisme ou l’islam par exemple ). On l’a interdit, brûlé ou au contraire adoré. La bibliothèque de Babel est totale, mais comme toute bibliothèque, elle a une propriété sacrée, celle de justifier le monde : « l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l’espérance » ( La bibliothèque de Babel ).

C’est un fait que la bibliothèque impose un ordre du monde par sa classification. Elle cherche peut-être depuis des siècles à le faire, depuis que l’alphabet existe en fait, parce qu’aussitôt qu’une chose est nommée, elle est aussi classifiée. Comme disait Jacques Lacan, « c’est le monde des mots qui crée le monde des choses » ( Écrits ). Il faut beaucoup de temps pour se convaincre de cette réalité, mais les petits récits d’un grand esprit comme Borgès aident à prendre conscience du rôle de l’écrit dans le cours des choses et nous font voir que la distance n’est pas si grande entre l’Homme et le livre, c’est-à-dire entre la parole prononcée et la parole écrite. Si la bibliothèque est secrète et incorruptible aux yeux de Borgès, c’est peut-être que toute la part de mystère des hommes, êtres à la fois animaux et spirituels, s’y trouve enfermée, comme sans un désert de méditation. D’où aussi son « inutilité ».
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Pierre Elliott Trudeau, nationaliste canadien

Pierre Blouin


"La vertu que développe le gouvernement
démocratique, c'est donc le civisme,
jamais le nationalisme…"
Réponses de Pierre Elliott Trudeau,
Éditions du Jour, 1968
"Je me dis que le Canada n'est peut-être pas éternel…"
Trudeau, après l'accord du lac Meech, 1988
  
Le Kennedy canadien a existé, avec le même sex-appeal du Pouvoir revampé, avec les mêmes paradoxes. Celui qui proposait la société juste, un capitalisme sous contrôle et le respect multiculturel n'aura été qu'un intendant dans l'Histoire, la véritable, celle des systèmes politiques et économiques, l'histoire de la progression vers l'ultra-libéralisme et le libre-échange mondial. Ses belles convictions anti-duplessistes se sont vite transformées en idées plutôt réactionnaires, en tout cas conformes au conservatisme, toujours en faveur du respect des ordres établis et de leur renforcement à tout prix. Au Canada, cela s'est traduit par une profession de foi en État central fort et discrétionnaire, alors qu'on est censé avoir affaire à une confédération. Le disciple et héritier de Trudeau, Jean Chrétien, s'accroche aujourd'hui au pouvoir avec les mêmes principes, un peu à la façon dont un certain Duplessis l'avait fait avant lui, dans le désordre et le scandale normalisés, par le simple prestige populiste de sa personnalité, sur une scène politique réduite à un parti unique, sans alternative discernable. Mais cette image d'un Chrétien qui, au lendemain de sa réélection de l'automne 2000, joue au golf avec le président des États-Unis chez lui, parce qu'il « a besoin de prendre l'air » (alors qu'il y a tant de grands espaces dans son pays) et qui déride la galerie en disant que lui aussi aurait bien aimé que les Français aient gagné la bataille des Plaines d'Abraham (1759), cette image devenue courante au Canada n'est que du Trudeau sans grâce, sans élégance, sans esprit de séduction. Trudeau était honni par Nixon et ne cessait de choquer les Américains par ses politiques nationalistes canadiennes...

De fait, Trudeau a imposé une notion particulière de l'égalitarisme, qui préfigure le modèle qu'imposera le néo-libéralisme: celle de l'égalité des individus, qui se traduit par les Droits et Libertés (crise d'Octobre, 1970…), par une conception centrée essentiellement sur l'atomisation de la société en personnes égales. C'était sa réponse au rapport de la Commission Laurendeau-Dunton, qui identifiait une crise intérieure suffisamment importante au pays pour justifier une réforme significative de ses structures politiques. Un peuple s'affirmait en tant que tel au Québec, avec ses droits et son identité; devant ce constat, Trudeau se dit: Bien, reconnaissons les droits de tous au pays, sous la forme de la tolérance et de l'accueil multiculturel et bilingue.

Le discours maître du Canada moderne était trouvé. Chaque province n'est qu'une entité administrative, sur le même pied que toutes les autres, et (tout) particulièrement le Québec. La compassion canadienne, c'est que toutes ces composantes s'entraident en se partageant les ressources nationales. Cette politesse collective est censée tenir lieu de mythologie nationale, avec les grands espaces et les protections sociales absentes chez son voisin du Sud.

Cependant, un discours national ne se contente pas de civisme. Paradoxal tout de même pour un anti-nationaliste que de proclamer l'accession du Canada « au rang de pays souverain » à l'issue du rapatriement de sa Constitution en 1982… La souveraineté est bonne pour le Pouvoir établi, mais mauvaise pour les minorités qui visent à s'affranchir, remarquait le député du Bloc québécois Daniel Turp. Lorsque Trudeau s'inspirait de l'exemple de l'Union Soviétique pour vanter le bon sens et la force d'un pays multiculturel, il ne pouvait mieux trouver…

Avant tout, ne pas confondre multiculturel et interculturel, simple coexistence de plusieurs ethnies et respect mutuel entre ces ethnies. Toute la pensée de Trudeau a consisté à ériger une idée de la non-nation et de l'entité idéale, fantasmatique, celle fondée sur le culturel, sur une notion surannée du culturel, sur le folklore culturel, sur la Langue comme mythe, sur la promotion publicitaire et télévisuelle. Sur les droits, sur l'éthique, tout sauf le politique. Le Canada n'est effectivement pas une nation politique, avec une identité et une mythologie politiques (comme le sont la France ou les États-Unis), avec une indépendance économique et politique. Rappelons cette phrase de Kari Levitt (fille de Karl Polanyi), toujours d'actualité: « Canada remains by far the largest branch-plant economy in the world » (« Silent Surrender, The Multinational Corporation in Canada », Toronto, MacMillan, 1970, p. 163). Analysant la complaisance de l'élite économique du pays envers l'investissement direct américain, elle écrivait à propos du Québec: « Those who view Quebec separatism as the main threat to Canada's survival, might ask themselves why French canadians should remain within Confederation when the dominant English-Canadian majority appear to put such a low value on Canada's national independance » (p. 148).

Le retour de la Constitution doit être lu dans cette optique, celle, en quelque sorte, d'une indépendance virtuelle, qui, faite avec ou sans l'accord du Québec, ne fut qu'un acte symbolique. Poursuivant la rhétorique de l'Acte de Westminster, le Canada se proclame politiquement indépendant, alors que sa dépendance économique disproportionnée vis-à-vis son « voisin du Sud » ne cesse de s'élargir. Le refus obstiné d'Ottawa d'accommoder les demandes du Québec pour un partenariat canadien « is pushing nationalist forces in the French province to seek their own independant hinterland relationship with the United States, on the theory propounded by an economist close to René Lévesque and the Parti Québécois, that « we have no choice but to strike our own bargain with American capital » (Levitt, p. 152, citant Peter Regenstreif, Montreal Star, January 18, 1969).

Comme pour renforcer les constats de Polanyi, ceux de Pierre Duhamel, éditorialiste de la revue Commerce (octobre 2000, p. 12): « En 1988, année d'entrée en vigueur du traité de libre-échange avec nos voisins, le commerce (canadien) avec les États-Unis représentait 73 % de l'ensemble de notre commerce extérieur. Aujourd'hui, les Américains comptent pour plus de 87 % de nos échanges commerciaux (…) entre 1988 et 1999, nos exportations vers les Etats-Unis ont presque triplé, passant de 108 à 309 milliards de dollars ». (le gras est dans le texte). D'où une conclusion typique de l'esprit continentaliste que l'auteur identifiait dans son texte comme une réalité qui « guette » le Canada: Oublions les traités commerciaux avec le reste du monde, notre débouché, ce sont les USA. Surtout, « N'ayons pas peur de le dire, nous sommes de redoutables commerçants! ».

L'héritage de Trudeau serait-il dans l'intégration au libre-échange nord-américain et au néo-libéralisme planétaire ? Ses visions généreuses et autonomistes des années 70 ne le laissaient certes pas supposer. Cependant, le néo-libéralisme, qui est en gestation dès cette époque, n'a fait qu'accentuer la tendance, sinon la volonté inconsciente d'une élite (cf. les études de Peter C. Newman) à laquelle manque, disait Levitt, le sens défini du « national purpose » et une plus grande confiance en la possibilité d'atteindre son objectif. Le Canada anglais ne cesse d'envier le nationalisme québécois, parce que lui-même est incapable d'arriver à pareille ferveur et pareille profondeur historique et culturelle, à pareille force collective. La nation québécoise renvoie au Canada anglais une image inversée de sa réalité, elle le confronte à son manque, à son vide, à son angoisse existentielle. Chez cette collectivité restée profondément conservatrice et britannisante, quoi de plus inquiétant qu'un Premier ministre provincial qui se prend pour un Messie?

La logique qui conduit du nationalisme clérical et conservateur, celui qu'aimait bien Trudeau, à l'État-entrepreneur ou au « modèle québécois » issu de la Révolution Tranquille, est précisément celle d'une confrontation avec la firme multinationale ou sous contrôle étranger, comme le prophétisait brillamment Kari Levitt. On n'a qu'à relire tout le débat autour de la nationalisation de l'électricité, par exemple. C'est sur ce point que Trudeau commence à avoir ses doutes: jusqu'où aller dans la rénovation de l'économie, dans le rapatriement des instances de décision économique ? Trudeau dit combattre le nationalisme des curés et des élites patriotiques, mais il appréciait bien son aspect soumis et inoffensif: 
« Le nationalisme d'autrefois, déclare-t-il, qui était un nationalisme de défense, m'est quand même sympathique (…) J'ai attaqué cette doctrine-là à cause de ses conséquences, mais elle me paraît quand même sympathique parce que c'est un phénomène de petit peuple agressé qui se défend comme il peut » (Réponses, p. 51). Plus le peuple est petit et sur la défensive, plus il est sympathique; plus il grandit, se distingue et s'affirme (comme le peuple canadien, son « alter ego » obligé), plus il est aux mains d'une élite hautaine et détestable...

Trudeau continue: 

« Les néo-nationalistes me semblent d'autant plus condamnables qu'ils se bâtissent une justification philosophico-politique pour un nationalisme d'expansion (…) Au moins le nationalisme d'autrefois ? celui des  [Esdras] Minville, celui de la survivance, celui du retour à la terre ? je le comprenais. Je le comprenais parce que tous les nationalismes de défense sont généralement créés par des nationalismes agresseurs » (id., p. 52).

Double et lourd aveu: il y a deux sortes de nationalismes (et pourquoi pas davantage?), et Trudeau ne comprend pas le nouveau nationalisme, pas plus qu'il ne comprenait les nouvelles indépendances africaines des années 60 (en 1962, dans Cité Libre, il écrivait : « J'étais au Ghana dans les mois qui suivirent son indépendance. Les poètes n'étaient pas meilleurs (…) et surtout les salaires réels n'avaient pas monté (…) les intellectuels n'arrivaient pas à faire comprendre cela au peuple (…) ils leur parlaient de je ne sais plus quelle île perdue dans le golfe de Guinée qu'il fallait « reconquérir » ; finalement, l'armée met l'opposition en prison…(cité dans Le Devoir, 20 septembre 2000, « L'idée d'État-nation est rétrograde »). C'est avec une telle prose populiste que Trudeau analyse les grands problèmes de l'heure et qu'il fonde sa philosophie « humaniste », qui refuse « un milieu où le sentiment tient lieu d'idée » et le nationalisme « en tant que mouvement émotif » (id, Le Devoir). Certes, la nation est porteuse de valeurs certaines: continuité, héritage, traditions, etc, mais ces valeurs doivent être disciplinées et civilisées, placées dans une civilisation où l'esprit objectif et technique domine. Pour cela, il faut « préserver la valeurs nationales » des Canadiens Français sans recourir à la « souveraineté nationale ». Sa solution: « divorcer les concepts d'État et de nation ». Revenir à l'autonomie locale, par l'expérience du « self-government », notion coloniale du XIXème siècle que Trudeau remet à l'ordre du jour pour se donner une assise politique qui vise essentiellement à éviter le discours du pire que lui semble le nationalisme « raciste ».

Donc, Trudeau a de la sympathie pour des nations en défense, même s'il déplore les conséquences, à savoir l'esprit de tribu ainsi engendré. La nation est à droite, parce qu'elle empêcherait les hommes de « communiquer », qu'elle nie la singularité des hommes (Réponses, p. 53). Il ne cesse pourtant d'exalter la singularité « canadian », celle d'une nation qui se construit et se définit dans un internationalisme aux contours assez idéalisants (la compassion, toujours). Les nationalistes « sincères » sont ceux qui veulent sincèrement qu'on rende justice aux Québécois, (Réponses, p. 47), dans une logique de « revendication de nos droits traditionnels » (dixit les PM depuis Bourassa). Être maîtres chez nous, certes, mais pas simplement dans notre petit patelin, mais à la grandeur d'un pays, lequel a été découvert par des Canadiens Français (p. 43). Dans cette logique, pourquoi pas, demain, ne serions-nous pas maîtres du monde, grâce aux échanges économiques qui nous ouvrent les portes de ce monde ? …

Trudeau « était une nouvelle espèce de Québécois, plus préoccupé de liberté et de démocratie que de nationalisme » (Gérard Pelletier, introduction à Réponses, p. 22). Nationalisme égale tribalisme, (les Européens sont là pour en témoigner dans l'esprit de Trudeau, et aussi les Américains de l'Ouest, non ?). En notre ère ultra-libérale et mondialiste, on sait fort bien que liberté et démocratie ne riment pas avec législation nationale, protection et politique sociales… Prophète éclairé à sa manière, tout de même, ce candidat du NPD en 1963 devenu libéral quelques années plus tard… Dans son livre Louder Voices, The Corporate Welfare Bums, (Toronto, James Lewis and Samuel, 1972), le chef du NPD, David Lewis, met en exergue cette citation de Trudeau qui inspire le titre du livre: « And I concede your point, too, that it's likely we heard more from the vested interests that we did from the little taxpayer who did'nt have… the high paid lawyers who speak for him… I suppose in participatory democracy there will be always some whose voice will be louder than others » (Entrevue à CTV, 28 décembre 1971, sur le Livre Blanc sur la taxation).

La position du brillant intellectuel (aux yeux des masses, pas aux siens certainement) se révèle particulièrement en accord avec un esprit corporatif mondialiste dans le débat qui entoure l'énergie nucléaire. Au cours des années 70, le Canada voit en ses ressources naturelles, hydrauliques, minérales et agricoles, autant que forestières et pétrolières, un atout précieux, qui peut avantageusement servir de base à la revendication d'une identité fondée sur la géographie. Dans le domaine énergétique, le développement de la filière nucléaire apporte son lot de promesses, surtout en cette période d'insécurité d'approvisionnement au niveau mondial. En fait, l'industrie nucléaire et le gouvernement canadien présentent l'énergie fondée sur l'uranium et le plutonium comme la seule alternative possible. Mieux, il s'agit d'une affaire de fierté nationale. Trudeau, dans un discours prononcé à Mexico en janvier 1976, fait de la vente des réacteurs Candu aux pays en développement une obligation morale internationale.  Une petite équipe de ventes de la Commission de l'Énergie atomique adopte la stratégie du Cabinet fédéral, qui se dit basée sur une vocation anti-impérialiste et « autonomiste » (pour ce qui est de la « dépendance énergétique »). Trudeau parle même de la dette technologique du Canada envers les moins favorisés, en vue d'une « équité globale », thème qui reviendra constamment dans ses discours (Tim Metz, Wall Street Journal, 24 juin 1975). L'image d'une nation « non-nationale », pluriculturelle, tolérante, s'accorde ainsi à merveille avec les nécessités d'une technocratie scientifique et corporative qui veut prendre sa place au soleil.

On peut, en effet, parler d'équité: la technologie Candu, qu'on dit sans lien avec les applications militaires, permet à l'Inde de se doter de la bombe atomique en 1974, mettant pour la première fois en danger la sécurité dans cette partie du monde. Nombre d'experts dénoncent à l'époque les dangers inhérents à la technologie commerciale développée par le Canada en matière de nucléaire: déchets, pollution radioactive sur des milliers d'années, coûts totaux prohibitifs, etc. À une pétition signée par l'économiste conservatrice Barbara Ward, Maurice Strong, Margaret Mead, Buckminster Fuller, et plusieurs autres personnalités, qui demande un moratoire sur le développement du nucléaire, Trudeau répond: « You've got to live dangerously if you want to live in the modern age » (Fred H. Knelman, Nuclear Energy, The Unforgiving Technology, Hurtig Publishers, 1976, p. 179). « We must live with reality... It is inconsistent... that we should now deny to the less-developed countries of the world an opportunity to gain a hand-hold on the technological age » (Knelman, p. 163). Il est encore une fois absolument paradoxal de constater de tels propos chez celui qui, au début des années 60, faisait partie du Montreal Committee for the Control of Radiation Hazards (Comité de Montréal sur les dangers nucléaires, affilié à la campagne mondiale pour le désarmement, et qui était dirigé par Fred Knelman). Trudeau y côtoyait entre autres André Laurendeau, Hugh McLennan, Jean-Louis Gagnon, Pierre Danserau, Frank Scott.

Notons la concordance du discours de Trudeau sur le Progrès avec le discours technologique actuel sur la société de l'information: l'âge moderne est celui des grandes affaires, celui où l'on quitte le Moyen Âge, ses croyances et sa barbarie. Le nationalisme, selon Trudeau, ne peut que nous ramener en arrière, nous faire régresser hors de l'âge d'or technologique. Le nationalisme, dirait-on aujourd'hui, est anti-mondialisant, tout en s'intégrant parfaitement au principe internationaliste (comme le mot le dit). Ce fut le dilemme posé par Pierre Trudeau: « Il faut donc faire face au problème: comment -- sans recourir à l'idée absurde et rétrograde de souveraineté nationale -- comment pouvons-nous préserver les valeurs nationales des Canadiens-Français ? » (Le Devoir, idem).Toute la problématique canadienne pourrait se résumer à cette question, par ailleurs absurde en elle-même: comment nommer une tomate une pomme ? Comment reconnaître une nation en évitant de la nommer nation ? Réponse: le pluralisme, ce composé providentiel, dans l'air des années 60 et surtout 70, sur le mode du melting pot américain, qui qui préserve les valeurs dites nationales grâce à une « large mesure d'autonomie locale », dans une grande nation, qui, elle, est un véritable État. Un nation symbolique, nominative, inscrite sur les plaques des monuments et sur le papier à lettre de l'État, qui nous fait se sentir une nation, sans les responsabilités, sans les inconvénients, qui ne sont pas pour nous, qui comportent des risques inouïs. Sophisme ou argument rigoureux ? En 1968, ce même Pierre Trudeau reconnaissait que les États-Unis étaient un pays démocratique, État souverain, qui a le droit de « suivre la politique étrangère qu'il croit la meilleure », avec toutefois un sens de la sagesse obligée. Le Canada n'a qu'à faire des pieds de nez à cette nation souveraine, comme commercer avec Cuba ou la Chine.(Réponses, pp. 101-102).

Dans l'idée de national, « le sentiment tient lieu d'idée » (Le Devoir, idem). C'est un argument « inapplicable à des hommes d'esprit » (idem), un « crime contre l'humanité », dira-t-il plus tard des revendications québécoises. Vouloir exister en dehors des grands ensembles abstraits pluriethniques ou pluriculturels (tolérants et humanistes) est un crime en soi. Octobre 1970 et la Loi sur les mesures de guerre en témoignent, mais ce ne fut là qu'un incident malheureux dans une célèbre carrière...

Résumé de la pensée fine et structurée d'un grand nationaliste canadien sur la nation québécoise: « On s'est mis à faire comme la grenouille qui veut être plus grosse que le boeuf. On s'est mis à faire du « pettage de bretelles », si vous me permettez l'expression. Puis, depuis 1962, on se « pette les bretelles ». Puis on va finir par se petter la gueule. C'est ce que je pense. » (Réponses, p. 55). C'est là bien entendu, l'avatar insoupçonné du colonialisme poussé jusqu'au mental, propre d'ailleurs à tous les groupes dominés, et particulièrement à leurs élites. Mais consolons-nous, car le même homme reconnaîtra bien des années plus tard que l'indépendance québécoise ne l'empêcherait pas de couler le reste de ses jours dans sa maison de la rue des Pins. Fausse alerte. Les tigres, quels qu'ils soient, sont toujours de papier. Ils retardent l'Histoire, c'est tout, mais c'est déjà trop.
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Suggestions de lecture 

Roger Charland
Idées politiques
  • J.-Claude St-Onge, L'imposture néolibérale. Marché, liberté et justice sociale, Les éditions Écosociété, Montréal, 2000, 202 p.
    Un livre qui mérite d'être lu. Une bonne synthèse de la pensée néolibérale.  Écrit par un professeur de philosophie du Collège Lionel-Groulx, ce livre présente une synthèse de la pensée du libre échange et du libre marché, de Hayek et des idées néolibérales sur la justice. Il se clôt sur le problème de l'AMI. (R.C.)
  • Jean-Charles Harvey, La Peur. Préface d'Yves Lavertu, Éditions Boréal, Montréal, 2000 (1945), 59 p.
    Jean-Charles Harvey (1891-1967) fut un journaliste et un romancier. Son roman le plus connu est sans doute Les demi-civilisés (1934) qui fut victime de la censure cléricale. Harvey a perdu alors son emploi à Québec, au journal Le Soleil. Comme journaliste, c'est surtout son journal Le Jour qui le fera connaître et l'exposera à la critique. Les positions politiques qu'il défendra alors allaient en opposition constante à celles véhiculées par le clergé et les intellectuels francophones du Québec. (voir le compte rendu de Alain Lacombe dans HERMÈS no. 6) Cette citation de Lavertu présente bien l'importance du petit texte en question:
    « À peine la rumeur s'est-elle tue que, le surlendemain, le mercredi 9 mai 1945, Jean-Charles Harvey, vigile de choc dans cette guerre, s'en va donner, à cinquante-trois ans, la conférence la plus importante de sa vie. Le directeur du Jour se rend au Montreal High School de la rue Université. L'Institut démocratique canadien l'a invité à prononcer une causerie pour souligner le deuxième anniversaire de l'organisme» (p. 10) (R.C.)
  • Keith Dixon, Un digne héritier. Blair et le thatchérisme. Raisons d'agir éditions, Paris, 2000, 124 p.
    La modernisation du Parti travailliste anglais s'est effectuée contre les idées fondamentales de la social démocratie européenne. Cette modernisation s'inspire largement de la pensée de Anthony Giddens et de John Gray. Le premier est un des principaux sociologues du dernier quart du siècle. Il a publié de nombreux livres mais ce sont  Beyond Left and Right. The Future of Radical Politics (Cambridge, Polity Press, 1994) et The Third Way. The Renewal of Social Democracy (Cambridge, Polity Press, 1998). Le second est issu des mouvements conservateurs propre aux think tanks qui supportaient les politiques de M. Tatcher. (On peu lire en français un texte de Gray : « Après la social-démocratie. Politique, capitalisme et vie commune » in Le Débat, no. 100, mai-août 1998) Ce texte est une présentation sobre et exacte des soubresauts de la politique travailliste depuis les années Blair. À lire absolument pour voir comment le conservatisme de gauche n'a plus grand chose de la gauche. (R.C.)
  • Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs, Éthique économique et sociale. Éditions La Découverte, Paris, 2000, 122 p.
    Une synthèse précise et efficace pour tous ceux qui s'interrogent sur l'éthique économique et sociale. Les deux auteurs analysent l'utilitarisme, le libéralisme, le marxisme et l'égalitarisme de John Rawls dans le but de proposer dans une seconde partie du livre une mise en perspective concrète des théories de l'utilitarisme et du libéralisme. Un livre qui est un bon complément à ceux de Dixon et de St-Onge, d'une lecture un peu aride par contre. (R.C.)
  • Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek. Paris, La Découverte, coll. Repères, 2001, 121 p.
    Gilles Dostaler, professeur au département des sciences économiques de l'UQAM, propose un synthèse de très bonne qualité sur ce penseur de premier plan dans les débats concernant l'économie moderne et toute les questions du néo-libéralisme. Le premier chapitre propose une courte biographie de Hayek. Par la suite, suivent des chapitres couvrant une oeuvre complexe que Dostaler réussit bien à résumer. Un chapitre sur problématique de la connaissance (chapitre 2), un autre sur l'économie (chapitre 3) puis un dernier portant sur la société (chapitre 4). Le tout est suivi d'une bibliographie de l'ouvre de Hayek et de quelques ouvrages portant sur ce dernier. Je recommande ce livre qui est une pièce maîtresse pour ceux qui veulent comprendre une pensée complexe comme celle de Hayek. (R.C.)
  • Michel Beaud, Le basculement du monde. De la Terre, des hommes et du capitalisme. Postface inédite de l'auteur. Paris, La Découverte, Poche, collection Essais. 2000 (1997), 306 p.
    Cette oeuvre est intéressante. Elle situe de manière remarquable et nouvelle le développement économique en comparant ce dernier, et son accélération, à la destruction de plus en plus grande des ressources naturelles, qui entraînent, de plus, la détérioration des conditions de vie. Sont présentées sous un regard critique les questions suivantes : l'aggravation des inégalités, l'importance des prix asiatique dans la crise, l'omniprésence des grandes entreprises dans le contrôle économique et politique des marchés et des états, le développement technique, la mondialisation, etc... (R.C.)
  • Jean-Claude Guillebaud, La refondation du monde. Paris, Éditions du Seuil, collection Points, 1999, 478 p.
    Ce livre est très particulier. D'un côté on y lit une critique très bien structurée du monde moderne. De l'autre, c'est de la perte du sens ou de fondation qu'il est question. Est privilégiée alors une discussion sur la disparition du religieux qui entraîne par le fait même la disparition des fondements sur lesquels les idées de progrès, d'égalité et d'universalité reposaient. Il faut alors trouver des fondements nouveaux sur lesquels le monde reposerait. Guillebaud vaut la peine d'être lu. (R.C.)
  • Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique. Éditions du Seuil, Paris, 2000, 260 p.
    Voici un livre qui vient en complément à ceux qui précèdent. En fait, Lebaron présente une critique très bien documentée du champ de l'économie. La critique est très importante dans le cadre actuel des débats opposant le discours unique et les alternatives sociales à ce discours. (R.C.)
  • Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Éditions Raison d'agir, 2001, 108 p.
    Voici le deuxième petit livre composé de conférences de Bourdieu portant sur le renouveau du mouvement social européen. Ces conférences analysent le nouvel ordre économique mondial (L'imposition du modèle américain et ses effets, pp. 25-32; Contre la politique de dépolitisation, pp. 57-72); proposent des alternatives (Pour un mouvement social européen, pp. 13-24; Unifier pour mieux dominer, pp. 93-108).
    Je crois que la lecture de ce petit livre accompagne très bien le Sommet de Québec. Cette lecture démontre très bien cette coupure entre les élus et le grand capital d'un côté, et la société civile de l'autre.
Sur le livre, la librairie et la bibliothèque
  • Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Préface de Jennifer Allen, Trad. de l'allemand par Philippe Ivernel, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 2000, 211 p.
    Il s'agit d'un recueil de textes de Benjamin sur l'importance de sa bibliothèque selon les diverses étapes de sa vie. Il faudrait surtout parler de ses déménagements nombreux, jusqu'à son suicide à la frontière espagnole en 1940. Une fuite de l'Allemagne dès 1933, époque pendant laquelle ses livres furent brûlés sur la place publique par les nazis. Le livre se referme sur une liste d'écrits lus par Walter Benjamin. (R.C.)
  • Fernande Roy, Histoire de la librairie au Québec, Éditions Leméac, Montréal, 2000, 238 p.
    Le livre de Fernande Roy porte, comme son titre l'indique, sur l'histoire de la librairie au Québec. Avec son cortège d'imprécisions, elle introduit le lecteur à une histoire qui est en train de ce faire au Québec. Elle y participe intelligemment, en mettant en évidence les limites de sa propre interprétation. Une première synthèse est en marche chez Fides. Celle-ci ne fait pas honte à l'autre. Ces synthèses se complètent. (R.C.)
  • Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec. 1760-1896. Éditions Fides, Montréal, 2000, 565 p.
    Seconde histoire des idées ou des idéologies au Québec. La première date de plusieurs années, elle était l'ouvre de Denis Monière. Les deux logent du côté d'une approche nationaliste, elles s'inscrivent dans le mouvement de lutte pour l'indépendance du Québec. De là aussi, nous exprimons notre désaccord avec la présentation de la quatrième couverture. Il est noté qu'il s'agit de la première synthèse d'histoire intellectuelle écrite au Québec. Mais il est vrai que la première a été malmenée à plusieurs occasions. Manque de cohérence, plagiat, mauvaise interprétation, etc... 
    Pour ce qui est de la présente histoire sociale des idées, on nous dit au départ que cette histoire serait sociale car elle « entend rendre compte du circuit complet des idées, de leur production, de leur diffusion, de leur réception. Elle s'intéresse à l'appartenance sociales des individus qui formulent les idées, aux réseaux et aux médias qui diffusent les courants d'opinion et à la pénétration sociale des idées. » (p. 9)  Sur ce point, nous ne sommes pas tout à fait d'accord non plus. Cette histoire sociale des idées est plus une histoire intellectuelle des « idées civiques » [...] « celles qu'on retrace dans le discours des hommes publics, civils et religieux ». (p. 10)
    Pour nous, il s'agit davantage d'une histoire des idées, elles est sociale par ce côté. Mais elle ne l'est pas d'un autre côté. En fait, même si on nous dit que l'on mettra en scène les acteurs sociaux et leurs « classes », on n'analyse pas comment ces classes et les idées qu'elles diffusent entrent en interaction et créent ensemble cette dynamique que l'on nomme histoire.
    Un livre à lire, une synthèse importante, une des rares que nous possédions, et pour le moment la meilleure. Mais il y a plus à dégager et nous espérons y revenir dans un HERMÈS : revue critique à venir. (R.C.)
Ignorance et éducation
  • Jean-Claude Michéa, L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Éditions Climats, coll. Micro-Climats, Castelnau-Le-Lez, 1999, 139 p.
    Un petit livre intéressant. Mais il y a plus. C'est une critique bien étoffée de « la propagande officielle » :  comment critiquer l'état actuel de l'éducation, celle à qui on prétend un avenir du tonnerre, une révolution comme elle n'en a presque jamais vu grâce aux nouvelles technologies de l'information.
    En fait, l'éducation est dans le pétrin. On enseigne l'ignorance. L'organisation de l'enseignement repose uniquement sur une structure visant à solutionner le problème de main-d'œuvre spécialisée dans cette nouvelle industrie qu'est le virtuel et son amie, l'informatique. Cette idée est bien présentée ici : « la formation des individus qui, à un titre ou à un autre, devront être engagés dans la grande guerre économique mondiale du XXIe siècle. » (quatrième couverture) Les idées que l'on trouve dans ce petit livre se rapprochent beaucoup de celles que j'ai apprécié dans Vivre et penser comme des porcs de Gilles Châtelet. Il faut aussi le lire en parallèle avec celui de De Koninck. (R.C.)
  • Dominique Foray, L'économie de la connaissance. Paris, La Découverte, collection Repères, 2000, 123 p.
    Ce livre touche à un sujet très « à la mode ». L'économie de la connaissance est au coeur du débat concernant la nouvelle économie et sa société de l'information. Son auteur est un spécialiste du management et des questions de l'innovation économique. Il s'agit d'une synthèse audacieuse.
    Dans le premier chapitre, l'auteur tente de définir les paramètres de cette nouvelle spécialité de l'économie. Dans le deuxième, il avance que la connaissance joue un rôle depuis longtemps dans l'accroissement économique. Mais le rôle de la connaissance est de plus en plus important surtout dans les nouvelles technologies de l'information et des communications. Dans le chapitre suivant, on identifie de manière précise que l'économie de la connaissance repose sur deux grandes formes : l'éducation (ou l'apprentissage) et de l'autre la recherche et le développement. Le reste de l'ouvrage tente de faire le lien entre l'économie de la connaissance et le développement du marché du travail et de l'expansion des marchés. Comme je l'indiquais au début de cette note, la conclusion vise à nous présenter ce qu'est la nouvelle économie. Citons le dernier paragraphe du livre : « S'il existe une « nouvelle économie », c'est donc bien au sens de l'économie fondée sur la connaissance; laquelle cristallise cette articulation unique entre une tendance longue à l'augmentation des ressources consacrées à la production et à la transformation des savoirs et l'avènement d'un nouveau système technologique; une économie dans laquelle les externalités de connaissance sont potentiellement puissantes mais où les coûts de la destruction créatrice sont plus fort que jamais. » (p. 114) (R.C.)
  • Emmanuel Malolo Dissakè, Feyerabend. Épistémologie, anarchisme et société libre. Paris, Presses universitaires de France, collection Philosophies, 2001, 127 p.
    On connaît surtout Feyerabend par un de ses derniers textes : Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance (1979 en français). Le petit livre d'une de ses spécialistes et traducteurs présente une pensée importante et structurée. Ce qui est intéressant ici c'est que l'on nous présente dans les premières pages l'évolution de Feyerabend, une biographie mélangée dans la reconstruction de sa pensée. Nous n'entrerons pas dans le contenu du livre, n'étant pas un spécialiste de cet auteur, mais ce livre semble bien documenté et mérite une lecture attentive. Comme souvent dans cette collection Philosophies des PUF, on en redemande à la fin de la lecture. (R.C.)
  • Duncan Campbell, Surveillance électronique planétaire. Paris, Éditions Allia, 2001, 169 p.
    [ La version anglaise du rapport est disponible sur le web avec des photographies et des graphiques à l'adresse suivante : http://www.iptvreports.mcmail.com/ic2kreport.htm ]
    Voici la traduction d'une enquête ou rapport rédigé à la demande du Parlement européen. Le dépôt de ce rapport a entraîné « l'ouverture d'une enquête internationale, confiée à la DST » lit-on en dernière couverture. Ce livre présente comment «l'intelligence américaine» participe à l'espionnage en Europe et dans le monde en général. Que disons nous ici ? Carrément que nos voisins du sud participent à un espionnage global sur le globe. Les Américains procèdent à un balayage des communications en utilisant des technologies de pointe dans le but officiel d'une lutte contre le terrorisme, mais qui vise surtout l'ensemble des communications commerciales du monde. Il s'agit d'une analyse portant sur une « veille » à l'échelle mondiale que même l'ancien directeur de la CIA, James Woolsey, évaluait de manière positive dans le Wall Street Journal. Il affirmait alors que ce rapport respectait « l'honnêteté intellectuelle » Un commentateur français écrivait :
    « [Ducan Campbell], après de longues années d'enquête, avait mis au jour le réseau de surveillance globale des télécommunications - téléphone, fax, courrier électronique maintenu par la National Security Agency (NSA) américaine et ses homologues britannique, australienne, néo-zélandaise et canadienne (le réseau implique également, à des degrés divers, d'autres pays dont la France et l'Allemagne). » Philippe Rivière, « Contre la corruption étatique, l'espionnage libéral » in L'ornitho [ http://www.ornitho.org/numero23/invite/index.html ]
    Est-ce qu'il vaut la peine de commenter ce passage du National Security Agency expliquant le rôle de SIGINT (Signal Intelligence) ?
    « Today, SIGINT continues to play an important role in maintaining the superpower status of the United States. »
    [ http://www.nsa.gov/about_nsa/index.html ]
    Theodore Kaczynski (Unabomber) écrivait dans son célèbre manifeste La société industrielle et son avenir [ Industrial Society and Its Future ] :
    « Le Système pourrait alors devenir une organisation unitaire et monolithique, ou se fragmenter en plusieurs organisations entretenant des relations de coopération et de compétition, comme aujourd'hui le gouvernement, les consortiums et autres grandes organisations coopèrent, tout en rivalisant les uns avec les autres. La liberté aura disparu, parce que les individus et les petits groupes seront impuissants face aux grandes organisations suréquipées technologiquement et dotées non seulement d'instruments de surveillance et de coercition physique, mais aussi d'un arsenal d'outils de manipulation psychologique et biologique. Le pouvoir réel sera détenu par un petit nombre de gens; eux-mêmes ne jouiront probablement que d'une liberté très limitée, parce que leur conduite sera elle aussi surveillée, à l'image de nos politiciens et chefs d'entreprises qui doivent aujourd'hui agir dans certaines limites s'ils veulent conserver leur place. » (Théodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir. Paris, Éditions de l'encyclopédie des nuisances, 1998, p. 78)

    Voir aussi : http://www.canoe.qc.ca/TopoNet/avr26_echelon-ap.html
    Quelques sources importantes:
    The Wall Street Journal Europe, New York, 22 mars 2000. Voir la traduction intégrale, ainsi que des liens vers les différents rapports, sur http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/echelon/

    « Le système Echelon », Manière de voir, n° 46, juillet-août 1999.
    Duncan Campbell, « I Spy an Ally », The Guardian, Londres, 15 mars 2000.

    Lire, par exemple, The Washington Post et Frankfurter Rundschau, 5 décembre 1995. Cf. Transparency International.
    Les sites web sur le sujet (liste partielle)
    Le Monde diplomatique
    http://www.francenet.fr/cyberhumanisme/2000-4/msg00060.html
    Le système Échelon , par Philippe Rivière, Manière de voir, n 46, juillet-août 1999. http://www.monde-diplomatique.fr/mav/46/RIVIERE/m1.html
    Télésurveillance globale , par Paul Virilio, août 1999. http://www.monde-diplomatique.fr/1999/08/VIRILIO/12332.html
    Tous les Européens sur écoute , par Ph. R., mars 1999. <http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/RIVIERE/11768.html
    "Grandes oreilles" américaines , par Ph. R., mars 1999. http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/RIVIERE/11770.html
    Sur la toile * IPTV. Le site personnel du journaliste Duncan Campbell, qui, depuis 1988, enquete sur Echelon. http://www.gn.apc.org/duncan
    EchelonWatch. Un site centralisant les informations sur Échelon, mis en place par des organisations de défense des libertés publiques américaines et européennes. http://www.echelonwatch.org/
    StateWatch. Une base de données sur les dérives policières et militaires des États européens - et de l'Union. http://www.statewatch.org/
    Telepolis. Un magazine sur Internet très informe sur les questions de surveillance (allemand et anglais). http://www.heise.de/tp/
    National Security Agency. Le site officiel de la NSA décrit quelques-unes de ses activités. http://www.nsa.gov:8080/
    National Security Archive. Ce groupe de chercheurs indépendants invoque la loi américaine sur l'accès aux informations publiques (Freedom of Information Act) et recense les documents secret-défense déclassifiés par les agences de renseignement des États-Unis. http://www.hfni.gsehd.gwu.edu/~nsarchiv/
    Fédération des scientifiques américains. En 1945, les scientifiques américains qui ont produit la bombe atomique ont crée cette association pour analyser les questions de sécurité globale. Son conseil d'administration compte pas moins de 55 Prix Nobel. http://www.fas.org/
    Cryptome. Né d'une page personnelle , ce site est rapidement devenu l'un des centres de diffusion des informations les plus spécialisées concernant le renseignement et les technologies de surveillance. http://cryptome.org/
    Documents
    James Woolsey, Pourquoi l'Amérique espionne ses alliés ? , The Wall Street Jounal Europe, 22 mars 2000. James Woolsey est un ancien directeur de la CIA. (Traduction Le Monde diplomatique.) http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/echelon/WOOLSEY/m2.html
    Steve Wright, An Appraisal of Technologies of Political Control, Interim Study, STOA, Parlement européen, 19 janvier 1998. http://www.europarl.eu.int/dg4/stoa/en/publi/166499/execsum.htm
    Lire le texte intégral du rapport. http://cryptome.org/stoa-atpc.htm
    Duncan Campbell, Interception Capabilities 2000. Development of Surveillance Technology and Risk of abuse of Economic Information, STOA, Parlement européen, PE 168 184, avril 1999. http://www.iptvreports.mcmail.com/interception_capabilities_2000.htm
    Dans les revues ou sites privés

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L'analyse libérale de la production de l'information

Les oiseaux de malheur, essai sur les médias d'aujourd'hui, par André Pratte. Montréal, VLB Éditeur, 2000. 244 pages.
  
Voilà un livre qui a été fort célébré à sa sortie et qui a même passé, pour l'auteur de ces lignes, pour un essai critique et lucide, voire transgresseur, sur les mythes de l'information et sa production. L'auteur, ancien journaliste à La Presse et maintenant éditorialiste en chef au même quotidien, s'y penche sur les problèmes et les malaises du journalisme contemporain au Québec, à la lumière de l'éthique professionnelle et de la conscience morale. Il observe de nombreux cas, surtout dans les domaines de la télévision et de la radio, touchant aux « abus » démagogiques ( les Arthur, Lapierre, Proulx, etc. ). Ces tribunaux populaires, dénoncés par toute la profession et le public en général, sont la nouvelle formule générale des médias parlés, où l'animateur discourt sur tout et rien sans rien connaître, sans rien approfondir. Pratte expose d'abord ces exemples, en long et en large, décrivant dans le détail ces trop nombreuses et déplorables « malversations » d'un système d'information censé être foncièrement intègre, libre et ouvert d'esprit, un système supposé être au service de l'intelligence et non pas de celui de l'« infotainment ».

Partant du précepte que « la pensée est, par définition, subversive », qu'elle doit commencer par démonter les « idées reçues », et qu'elle doit ensuite démontrer, (p. 24), l'auteur, citant ici Bourdieu, ne tient tout à fait son pari. La principale idée reçue qu'il ne démonte pas, et qu'il contribue à justifier par son livre, est celle de l'information marchande, et de l'information marchandise. La structure de la production corporative de l'information n'y est pas remise en question, seulement ses excès, ses débordements. Il appartient au seul journaliste, armé de son sens de l'éthique et de sa volonté, de remettre les choses en place. Le titre même de l'essai nous situe dans la perspective qu'il adopte: les journalistes sont des « oiseaux de malheur » par qui tout peut arriver, et qui détiennent à eux seuls la clé du problème des mass médias.

Pourtant, des interrogations parcourent comme en filigrane le texte : et si le problème, c'était la façon globale de produire l'information ? « Le fossé ne cesse de s'élargir entre le journalisme que nous faisons et celui que nous voudrions pratiquer. Nous aimerions enquêter, révéler, renseigner, éduquer, nuancer » ( p. 13 ). Nous ne pouvons plus « ennoblir l'être humain », nous succombons aux désirs des masses pour le sensationnalisme. Mais qui DÉCIDE donc pour les journalistes ? Qui façonne et entretient ce désir de vedettariat et de spectaculaire chez ces « masses » essentiellement visées comme consommatrices de nouvelles et de faits divers, c'est-à-dire tous isolés les uns des autres ?

En ce sens, le livre est une longue ( parfois trop longue ) complainte sur les travers, les incidents, les perversions des animateurs des mass médias ( en fait, la partie la plus visible de l'iceberg et la plus facilement vilipendable ). On fait allusion au système de production comme à un vice, à une nécessité à contourner, dont il faut s'accommoder, mais jamais comme à un mode précis, économique et idéologique, de production majeure du savoir dans la société. Par exemple, « Les responsables de chaînes de télévision, souligne l'auteur, sont conscients de risques de la formule [de l'information continue], et cherchent des moyens de la pallier » ( p. 111 ). CNN aurait fait preuve de prudence en acceptant la lenteur, l'attente, le délai avant d'annoncer une primeur. Mais alors, pourquoi la télévision en direct, les reporters dépêchés sur place à grands coûts et le concept même d'information en continu, instantanée, s'il faut attendre et vérifier le scoop avant de l'annoncer ? Qui est réellement prêt à sacrifier à la logique de compétitivité liée à l'exclusivité ?

Pour Raymond St-Pierre de RDI, « ce sont les dangers d'un nouvel outil, c'est pas plus grave que ça » ( p. 112 ). Citant Dominique Wolton, Neil Postman, Alfred Murrow et d'autres dont il accommode les extraits à son analyse restreinte des MANIFESTATIONS de l'information, Pratte fustige les excès du système actuel en exaltant les mythes déjà institués du journaliste héros, genre Bernstein et Woodward, ( en ignorant que ces derniers s'étaient également butés à l'hostilité des grands médias corporatifs ). Pratte chante encore une fois le mythe du journaliste croisé de la liberté. Cadrant bien dans la philosophie des institutions professionnelles, et des écoles de journalisme, ses idées réformatrices, appuyées par les démonstrations traditionnelles fondées sur l'analyse statistique, sur l'approche empirique, font largement appel à la foi du lecteur moyen, qui est elle-même formée par les médias et leur propre forme de discours sur eux-mêmes… La « façon de faire » des démagogues radiophoniques, par exemple, a donné un style, a suscité des attentes dont on semble devoir être désormais prisonniers. La dictature de l'opinion, selon l'auteur, n'aurait aucune racine dans le régime social et idéologique qui régit les médias : elle n'est que le fait de gueulards qui sont comme des corneilles sur des arbres morts ( p. 20 ; la métaphore aviaire qui traverse le livre joue de façon amusante à faire accepter la déviation sur la cible secondaire, humaniste ).

En fait, justement, ce qu'il faudrait dire de l'opinion, c'est qu'elle agit à la façon de l'argent : c'est une idée qui n'a pas d'odeur, pas de substance, qui ne repose sur rien d'autre que la subjectivité ultra malléable de celui qui l'émet. L'opinion circule comme l'argent, elle est une monnaie d'échange pour un savoir à bon marché. C'est bien d'avoir une opinion, mais il est essentiel de la fonder sur la réflexion, ce qui n'est pas le cas de l'opinion de masse. En instaurant une circulation sans arrêt d'opinions, on empêche celle des IDÉES, des analyses, celle des éléments de la pensée qui demandent du temps, un arrêt, un autre mode de production du savoir. En fin de compte, l'opinion est assimilée à du savoir sans importance, à la subjectivité ( qui peut être soit négligeable, soit subversive ), et c'est pourquoi elle doit circuler sans cesse. Peut-être précisément ne constitue-t-elle pas une dictature, mais bien le paratonnerre, la soupape de sûreté de la société fondée sur la profusion de l'information, d'une information factuelle et empirique, rationnelle et commercialisable. Les véritables idées, celles dites « reçues », règnent sans partage, et les foisonnements d'opinions, alimentées aux tribunaux populistes, ne viennent que les confirmer ou les menacer symboliquement.

Les animateurs démagogues ne sont que des instruments. Tout comme les journalistes, ils ne font que ce qu'on leur dit de faire. Ils ne sont pas le problème, mais l'effet du problème. Tous les intervenants de l'information peuvent sûrement être créatifs, mais à l'intérieur de balises nettement définies par des concepts comme celui de l'attention ou de l'intérêt général, ou encore le « human interest » ( cf. Michael Darnell, vice-président de Fox Channel, à propos de l'émission d'affaires publiques Face to Face : « Votre but est d'avoir des conflits, d'attirer des téléspectateurs ! », p. 201 ). La seule cause que l'auteur identifie est la « culture médiatique traditionnelle », qui n'est issue de nulle part, sinon de la pratique journalistique, qui est dans la tête de ceux qui font l'information, ( mais qui au juste ? ), et qu'il s'agit simplement de changer, non pas en touchant aux institutions de l'information, mais en modifiant par l'intérieur la philosophie des employés, journalistes comme secrétaires … Un exemple des balises posées au journalisme classique qui se veut « d'enquête » et que Pratte aurait pu mentionner : la série d'articles de deux journalistes du Cincinatti Enquirer sur les pratiques de Chiquita, dont le journal s'est dissocié, qu'il a même retirés avec ses excuses à Chiquita et un « dédommagement « de 10 millions $ US…

On ne trouvera donc rien sur la presse alternative et indépendante dans le livre, rien non plus sur la concentration de la propriété de la presse, sinon une brève allusion, la seule de tout le livre, en page 82, sur le traitement du film Eyes Wide Shut, de Warner Brothers, qui appartient à Time Warner et son magazine Time. On a l'impression finalement que l'auteur lui-même nous entraîne dans le potinage, avec une respectabilité professionnelle, tant il veut illustrer ses propos sans les relier à une considération des fondements de base d'un système qu'il se contente de traiter comme d'un phénomène naturel. Pour lui, l'information nombrilisée, locale et localisée à l'individu n'est pas le fait d'une idéologie qui modèle le médium de masse, qui est un véhicule commercial et corporatif dans ses origines et dans ses raisons d'être ; ce traitement de l'information fondé sur l'émotivité déconnectée de la compréhension intellectuelle est, en dernière instance, due à l'exploitation de l'appétit du public… « Nous radotons, écrit l'auteur. Moulés par une culture qui nous dicte ce qu'est une nouvelle et comment on doit la couvrir [mais pourquoi ne pas fouiller cette « culture » et sa fabrication ?], prisonniers de nos vieilles habitudes et de nos vieux réflexes, nous répétons toujours les mêmes choses (…) après un certain nombre d'années, plusieurs d'entre nous deviennent cyniques et blasés [bienvenue aux nouveaux diplômés de la profession !] ( p. 184 ). Quel constant éloquent de celui qui admet aussi que la plupart des journalistes ne flattent que les préjugés des gens ! Cynisme calculé, lucide, ou bien résignation totale devant la « réalité » ? À nous de le deviner.

En fait, l'auteur fait passer pour phénomène culturel ce qui est une convergence d'impératifs économiques et politiques : le journal qui est lui-même une entreprise privée ne peut explorer différemment la réalité sous toutes ses composantes. On n'a qu'à considérer la télévision publique en relation avec la télévision privée : à mandats différents, contenus et traitements différents, et surtout , LIBERTÉS différentes. Il est vrai que Radio-Canada est porté à la commercialisation comme toutes les chaînes publiques du monde par les temps durs qui courent, mais il jouit intrinsèquement d'une forme de liberté de la presse que tous les pouvoirs lui reconnaissent bien. Non seulement le journal commercial appartient à l'entreprise corporative et épouse ses bases idéologiques, mais la plupart de ses acteurs de premier plan et décideurs ont des liens intimes avec des entreprises de relations publiques ou de conseil en communication. Par exemple, un éditorialiste devient directeur des relations publiques du cabinet-conseil X, ou bien M. Z, du cabinet W, devient éditorialiste… Ou bien encore, le journaliste A devient conseiller politique, cas très fréquent, surtout lorsqu'on connaît les relations plus qu'incestueuses et fraternelles entre reporters politiques et politiciens ( ils voyagent ensemble, etc. ). Il n'est pas besoin de mentionner de cas concrets, La Presse et la presse québécoise en regorgent assez.

Dans le système actuel, quel journaliste va pouvoir se permettre de « passer quelques jours à la bibliothèque – oui, oui, à la bibliothèque ! – ou quelques heures sur Internet pour s'informer de ce qui se passe ailleurs dans le monde ? » (p. 218 ). Pratte admet-il que les journalistes ne font même pas cet acte élémentaire de s'informer eux-mêmes ? ( Rappelons ici cette remarque sarcastique parue dans le non moins sarcastique Couac!, Vo. 4 , no 8, Mai 2001: « Le Sommet des Amériques a forcé des tas de journalistes à essayer de comprendre ce qu'est la mondialisation de l'économie. Jusque là, le métier pouvait facilement s'exercer sans ça ». ).

Les médias qui peuvent se permettre un recul critique significatif sont aujourd'hui, plus que jamais, les médias alternatifs ( à ne pas confondre avec médias marginaux, bien qu'ils soient condamnés à une marginalité commerciale ). Ces médias n'ont pas de « copie » à vendre ni de critères publicitaires à satisfaire.

Finalement, l'auteur professe son credo en une réforme à la pièce: « Le contexte social, économique et culturel empêche de rêver à une révolution du journalisme. Mais nous pouvons, nous devons croire en la possibilité d'une réforme (…) au niveau de chaque entreprise (…) Ce changement doit commencer en chacun de nous, par une remise en question profonde de nos valeurs et de nos façons de faire (…) » ( p. 227 ). Il donne en exemple le Christian Science Monitor, un journal effectivement différent suivant les occasions, qui relève d'une Église et louangé de Prix Pulitzer. Cependant, les exemples de traitement de l'information qu'on y trouve se réduisent à la logique des grands médias, à l'image de cette publicité que le journal a fait paraître dans certains magazines en 1999, censée présenter son souci d'exactitude, d'équilibre, de mise en contexte, de recherche des causes : un graphique et un texte d'une parution du journal montrent une baisse du nombre d'attentats terroristes depuis 20 ans, contrairement à ce qu'on ferait croire aux Américains. Voilà qui peut les rassurer ( n'est-ce pas le rôle de l'information objective ? ). Pour la compréhension du terrorisme, on repassera.

Une lettre de Claude Ryan a beaucoup marqué l'auteur. L'ancien éditorialiste du Devoir lui écrivait en réponse à une question : comment concilier qualité et vaste auditoire ? Ryan lui répond ( c'est sûrement la pièce la plus substantielle et intéressante du livre, pp . 210-213 ) : « L'action de la quasi-totalité des médias s'exerce aujourd'hui et doit s'exercer dans un contexte de libre entreprise » ( p. 210 ). En dehors de ce modèle, il n'en existe qu'un seul autre, socialiste, et dans lequel l'État exerce une influence trop grande. Donc, il suffit de faire confiance au marché et d'en corriger les abus, par une intervention étatique dosée, ou par les agents de l'entreprise de presse. Le plus intéressant est cette conclusion sur une troisième approche qui préconise un type de publication qui se démarquerait du modèle général « sans toutefois s'inscrire en dehors des règles fondamentales qui caractérisent notre régime » ( p. 213 ). Il cite en exemple les organes religieux, syndicaux, de partis politiques, ou à vocation culturelle, ou encore le Public Broadcasting System ( PBS ) aux États-Unis qui se maintient ( Dieu merci, et c'est tant mieux comme cela ) « grâce à l'appui relativement modeste des pouvoirs publics » et à des campagnes de financement « auprès des auditeurs de chaque station ».

Telle est la conception que partage l'auteur quant à la différence dans ce merveilleux ( mais parfois déprimant ) univers mass-médiatique, une affaire d'ajustements. Heureusement, tout comme Ryan, il mise aussi sur l'intelligence des acteurs du système ­ mais quelle place est réservée à cette intelligence dans un système d'exploitation non-intelligent ? Affaire de compromis, encore et toujours, qui fonctionne avec des instants de bonheur, voire de gloire momentanée ( il y a toujours des outsiders qui peuvent être intégrés sans encombre, comme Naomi Klein au Globe and Mail ). Mais le compromis est toujours présent. Il faut avoir la permission, l'imprimatur du plus fort, de celui qui détient les commandes de l'information, et qui a toujours le dernier mot. 
Pierre Blouin
  
À consulter sur le fonctionnement réel des médias :

« The US Media : A Critical Component of the Conspiracy Against Democratic Rights », par David Walsh. Une série de 4 articles sur le World Socialist Web Site. Où on verra qu’il ne s’agit pas tout à fait d’une notion psychotique de la conspiration… Aux États-Unis actuellement, nous dit l'auteur, « The intellectual pollution represented by nine-tenths of US television, newspaper and radio journalism is a significant social phenomenon. »
Dates des parutions : 5 décembre, 7 décembre, 16 et 19 décembre 2000.
/med2-d07
/med3-d16
/med4-d19
Le site Fairness and Accuracy in the Media analyse régulièrement les contenus des grands médias et en démontre les conceptions et contradictions, principalement en rapport avec les manœuvres du pouvoir américain dans la manipulation de l'opinion publique. Fascinant !
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Michel Lacombe, L'idée du siècle. La liberté du citoyen. Montréal, Société Radio-Canada et Éditions Fides, Collection radio-livre, 2001, 92 pages + 1 cédérom

  
Voici une nouvelle collection qui propose une formule inédite, celle du radio-livre. Radio-Canada, on le sait depuis longtemps, regorge de ces interviews qui passent dans l'oubli. Voici un moyen de retenir certaines de celle-ci. On salue ce geste de la société d'état et des éditions Fides. Reste à savoir ce qu'il y a dans ce livre et ce cédérom.

Le livre est la transcription du contenu du cédérom. À ce titre, nous pouvons avec cet oeuvre multimédia écouter et lire en même temps, deux choses qui sont habituellement difficile à faire. Le livre reprend des extraits d'entrevues. Sept intellectuels ont ainsi été interviewés, ce sont des intellectuels, professeurs d'université ou écrivains. Cette dernière catégorie est celle de Amin Maalouf et de Marek Halter. Les intellectuels sont tous les autres qui ont accepté par la parole à participer à cette interrogation portant sur la liberté du citoyen. Ils s'agit de Alain Bentolila, Dominique Wolton, Alain Touraine et Guy Rocher. Ce dernier est le seul québécois qui participe à ces rencontres. D'entré de jeu, Alain Bentolila nous dit que la liberté du citoyen repose sur « sa capacité d'utiliser le pouvoir de la langue. » (p. 21) Être capable de comprendre, de faire siennes des idées, les concepts enfin le savoir démocratique, le savoir sur la démocratie et la liberté. Dominique Wolton précise que les nouvelles technologies de l'information sont importantes dans l'enjeu de la démocratie et de la liberté du citoyen.  Ces techniques permettent la liberté et l'accès à l'information. Mais elles permettent aussi la désinformation, alors c'est la politique qui joue un rôle primordial. Après la langue, il y a la politique. Alain Touraine lui nous annonces que dans les prochaines années nous pourrons voir le « retour du bâton ». « [N]ous aurons des régimes autoritaires qui redonneront une domination absolue aux problèmes de la politique » (p. 43) Touraine affirme que l'individualisme peu aller vers le pire, « vers la consommation pure » (p. 48)

Puis pour Amin Maalouf, le problème est que les citoyens, partout dans le monde, «n'exercent pas véritablement tous leurs droits de citoyens » (p. 56) Il faut que ces derniers prennent part à la démocratie, ce serait là que le mot liberté prendrait sens. Il faut plus de partage, que les pays développés mettent à l'agenda le développement et l'aide pour les plus démunis. Un désir de démocratie et de partage qui implique que l'ensemble des individus prennent part à la marche de la société et à son histoire. Que la société mondiale aille dans le sens d'un partage des richesses et des idées, c'est un combat permanent. Philippe Schmitter nous dit que la démocratie dans les pays où elle s'est développée au cours des deux derniers siècles ne vas pas très bien. Ces difficultés des vieilles démocraties sont nombreuses, celles des nouvelles démocraties (de l'Asie, de l'Europe du Sud et de l'Est, de l'Amérique latine et centrale) sont de tailles. En fait, on demande de plus en plus de démocratie et c'est partiellement à une distillation de la pratique démocratie que l'on assiste. On questionne la validité du système de représentation, ainsi pour plusieurs la démocratie antique serait un modèle plus démocratique que celui de la représentation - délégation. De plus l'indépendance des partis politiques fait problème. Quel pouvoir ont-ils dans ces sociétés dépendantes du marché mondial de la finance et du capital ? Pas beaucoup à vrai dire ! 

C'est alors que Guy Rocher nous rappelle à l'ordre. Au début de son entrevue, nous l'écoutons nous dire que «La notion de citoyenneté est d'abord une notion juridique» (p. 69) Pourquoi disons nous qu'il nous rappelle à l'ordre ? Bien que les autres textes soient intéressants, il ne font que discuter d'une manière abstraite de citoyenneté, de démocratie, etc... Rocher nous rappelle que le citoyen est avant tout une entité qui est décrite par un corpus légal : par les lois ou les constitutions qui le définissent et précisent spécifiquement ses droits et ses obligations. Le citoyen n'est pas l'individu nu, ce n'est pas ce citoyen libertaire, ce n'est pas le bon sauvage : c'est ce que le droit nous donnent, ce qu'il permet juridiquement au citoyen, c'est que nous sommes dans le dilemme liberté de l'individu et liberté du citoyen. Rocher raconte bien les dilemmes propres à la vie en société dans les avenues des choix de l'après Deuxième Guerre mondiale. Nous avons dans les pays d'Europe et d'Amérique défendu la démocratie contre le nazisme et le fascisme. Mais à la fin de la Guerre, nous étions loin d'une démocratie parfaite. Les droits des noirs aux États-Unis faisaient problème, les femmes en France n'avaient pas encore le droit de participer aux élections, plusieurs pays passeront d'un régime mi-féodal / mi-capitaliste à une forme de socialisme d'État qui faisait fi des droits et des libertés de ses citoyens ou d'une partie de ceux-ci. Rocher indique que seulement environ 20 % de citoyens vivraient dans un pays démocratique. 40% des citoyens vivrait dans une situation de pays partiellement libre et un autre 40% ne connaîtrait pas la liberté. Ces quelques commentaires résument bien le travail à accomplir en ces temps de mondialisation. 

Mark Halter termine cette série d'entrevues en nous disant que la démocratie est une lutte permanente. Ce dernier présente la mondialisation comme un point positif pour la diffusion du modèle démocratique, par le pouvoir qu'elle donne au politique. Nous pouvons plus que nos parents influencer la politique, la société civile aura une influence de plus en plus grande sur les dirigeants. 

Ce livre, qui se termine sur un ton positif, ne doit pas nous faire oublier les critiques et les questions qu'il pose. De même que nous pouvons croire à un développement de plus en plus grand de la démocratie et de l'espace citoyen, nous sommes encore loin d'une société mondiale mue par la raison et la liberté. Ces thèmes de la révolution bourgeoise sont encore à l'ordre du jour, comme si en fait elle n'aurait pas existée ! Ou bien pouvons-nous conclure que cette révolution est depuis longtemps empêtrée dans ses propres limites ?

Roger Charland 







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