Numéro 9

SOMMAIRE 

Présentation
Roger Charland

Hommage

Michel Ouellet, musicien et ami
Roger Charland

Théorie esthétique

Introduction à l'esthétique d'Adorno. Approche de l'esthétique d'Adorno par l'analyse du rapport à Marx dans la Théorie esthétique
Raphaël CLERGET

Bibliothéconomie

Documentaliste : un métier féminin ?
Emilie ROUX

Le système d'information organisationnel, objet et support d'apprentissageSandrine DARAUT

Gestion de la connaissance : mythe ou réalité

The nonsense of "knowledge management"
T.D. Wilson

Knowledge management: another management fad?
Leonard J. Ponzi et Michael Koenig

Cybernétique

Le retour au chevalier ? « Une vision critique de l'évolution bionique du combattant » ?
Joseph Henrotin



Présentation

Voici un numéro en solo. En effet Pierre Blouin, co-éditeur de cette revue électronique, prend une retraite bien méritée. Il n'a pas l'âge de la retraite, mais il veut se concentrer sur d'autres choses. Je lui souhaite bonne chance. Je le remercie pour les traductions et les excellents textes qu'il a publié ici.

Je salue, pour autant qu'il est possible, un grand ami Michel Ouellet. Une amitié qui datait de longtemps et qui était signifiante pour moi. Je n'en écris pas plus ici, je vous invite à lire ce court texte qui ne fut pas très facile à rédiger.

Dans un long texte, présenté en deux parties, Raphaël CLERGET propose une lecture serrée de la Théorie esthétique d'Adorno et des rapports de cette dernière avec la pensée de Marx. Il s'agit d'une contribution importante concernant les racines de la théorie esthétique de Adorno. La fin du texte paraîtra dans le numéro 10 de Hermès : revue critique.

Dans une toute autre optique, Sandrine Daraut nous présente une approche systémique de l'information organisationnelle. Elle nous présente un texte très intéressant qui, enfin, n'est pas qu'une suite d'idées toutes faites de cette théorie. La tautologie habituelle est évitée ici. Celle qui dit que nous sommes dans une société de l'information qui repose sur l'information. Position futile et idiote il faut le répéter qui est celle courante en bibliothéconomie. Une tautologie creuse, comme Pierre Blouin le démontrait fort bien dans sa série de textes sur le discours idéaliste de l'information.

Wilson, Ponzi et Koenig proposent deux textes tout aussi amusant. Un de ces textes nous pose une très bonne question "Knowledge management: another management fad?"  La réponse est positive. Il faudra très bien lire ces textes. Sandrine Daraut interroge l'information organisationnelle, Wilson analyse le non-sens d'une telle approche, et finalement, Ponzi et Koenig nous convainc qu'il ne s'agit que d'une mode. La victoire du discours technologique sera peut-être de courte durée. Les scandales politiques et financiers ne sont que l'ombre d'un système qui s'en tire très mal. (1)

Enfin, Joseph Henrotin nous entraîne dans les méandres du surhumain, ce militaire cyborg. Certains d'entre vous se demandent pourquoi Hermès publie un article sur un sujet de cette sorte? La réponse est bien simple, observez bien les origines de l'approche de ce militaire surhomme, elles sont les mêmes qu'utilise les théoriciens de la société de l'information. L'humain est imparfait, la technologie aide à l'améliorer. On verra sans doute là une logique implacable du progrès, une nécessité. Pourquoi lutter alors contre l'histoire, surtout celle des vainqueurs nous dirait Walter Benjamin ?  Juste pour l'humanité !

En mai prochain, pour saluer le prochain congrès de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec qui portera sur le thème suivant  « D'un service d'aide à un service stratégique pour l'usager : le positionnement de la bibliothèque dans la nouvelle société de l'information », nous proposerons un numéro spécial sur le mythe de la dite société. Comment mettre en place une critique de ce mythe : simplement en montrant comment la mondialisation néolibérale fonctionne, comment elle est la machine réelle de cette nouvelle société dite de l'information. Soyez patients... vous verrez bien.

Si vous voulez participer à Hermès, je vous y invite en m'envoyant vos textes.  


Bonne lecture !
Roger Charland

NOTES

 (1) À ce propos voir le texte de présentation intitulé "The New Economy: Myth and Reality" d'un numéro de Monthly Review, de l'été 2001, portant sur la nouvelle économie. Il y était écrit : "We are living through an unprecedented situation marked by dramatic new developments, including not only the New Economy boom and bust, but also an unheard of polarization of wealth, rampant globalization, and the greatest merger wave in history aimed at the takeover of larger and larger sections of the world market by a relatively small number of global-monopolistic corporations. Rather than trying to predict what will happen under these rapidly changing circumstances we should be keeping our eyes on the main contradictions and tendencies that will feature prominently in any future developments, recognizing all along that this is a phenomenon of capital accumulation and crisis—and hence class struggle." http://www.monthlyreview.org/0401edit.htm . Imaginez maintenant les conclusions de cette présentation à la lumière de la crise boursière et surtout de l'écroulement du marché des nouvelles technologies. Et tout cela a été écrit avant le 11 septembre 2001.
 

Michel Ouellet, musicien et ami

par Roger Charland



« L'homme, disent les dieux, fasse l'essai de toutes choses,
Que nourri de leur force, il sache gré à toutes
Et comprenne sa liberté,
Rompre là, s'en aller où il veut.
»

HÖDERLIN, « Cours de la vie » in Odes, Élégies, Hymnes.
Poésie/Gallimard, Paris, 1967, p. 42






La dernière fois que nous nous sommes parlés ça fait deux ans. Puis maintenant, on m'apprend que ça, ça ne sera plus possible. Tu as perdu cette notion du dialogue, tu as perdu la vie... Cette seule singularité, qui était tienne, tu nous l'a prise. Tu es parti ce matin d'automne 2001. C'est à ce moment que tu as repris à toi-même, la seule chose qui t'appartenait : la vie. J'oserais dire que tu t'es enlevé à nous... Tu nous laisses là... bouche bée et toi absent !

Je t'ai connu à une époque très belle de mon existence. J'étais en état de choc, je connaissais la plus belle révolution intérieure que je n'ai jamais éprouvée. Nous étions dans ce cégep qui connaissait quelques grèves. Nous étions là, dans l'antichambre de la vie pratique, cette vie parmi les marchandises, les salaires, les dépenses des consommateurs, la consommation, les hypothèques, les inégalités, du non-respect de la liberté, de cette société qui ne pardonne pas la différence, de cette société brutale face à la vie. Et nous qui partagions nos vies gratuitement et prudemment. Nous étions toujours la même gang, à la même table, dans cette cafétéria infecte... Puis tu nous parlais de musique, de musique et d'amour... Et nous, nous nous aimions bien, c'était une rencontre, l'amalgame de nos vies ensembles.

Il y a vingt ans, je n'ai pas manqué tes premières frasques de musicien professionnel au tout nouveau Festival de jazz de Montréal, entres autres. (1) Nous avons, je me souviens très bien, passé des nuits blanches sur la rue Saint-Denis en attendant le premier métro du matin. Et nous discutions sans fin de musique, en riant de tes aventures diverses avec quelques personnes qui auraient aimé « que toi et les autres musiciens jouiez ensemble ». Sans oublier le fait que votre jazz ne faisait pas danser. Que Coltrane prime sur le swing c'était un choix... a love supreme !

Avec le Normand Guilbeault Ensemble, plusieurs années plus tard, tu gagnas un prix important à ce Festival et des disques seront enregistrés après cette performance (2). Tu travailleras avec plusieurs musiciens. Guy Nadon, Vic Vogel et Frédéric Alarie sont de ceux là. Malheureusement je ne connais pas l'ensemble de ta discographie comme « side man » comme toi tu ne connais pas tous mes écrits, nous c'était la vie, et chacun de notre côté la nôtre individuellement.

Puis ensuite j'allais te voir dans les bars, petits et emboucanés, Celui de tes camarades, sur la rue Ontario, celui plus à l'ouest, le bar de M. Symons et avec un bassiste, qui jouait, presque tout, sans aucune feuille  de musique. Je me souviens que tu jouais sur les pièces que tu connaissais alors, et , que tu écoutais respectueusement, celles qui t'étaient inconnues. Humilité du musicien. Le respect des autres et de la musique des autres...

Je me souviens, plus tard, des rencontres avec toi dans ces bars de jazz de plus en plus rares à Montréal. Toutes ces fois que nous discutions du Festival International de Jazz de Montréal, de tes critiques envers celui-ci, et, du public de Montréal qui venait le temps de ce Festival, mais qui malheureusement ne vous suivait plus durant le reste de l'année. De tes revenus de crève-la-faim, malgré le talent, malgré les efforts. Tu suivais des cours à l'université Concordia et à l'université McGill en improvisation et autre, et t'obligeais à des pratiques quotidiennes, acceptant toutes les offres qui pouvaient t'aider à développer ton talent, mais surtout à subvenir aux besoins les plus élémentaires de la vie. 

Et notre autre passion : la philosophie. Des soirées passées en ta compagnie. Nous invitions Heidegger, Agamben et d'autres à siroter nos bières et nous nous prenions pour un temps des interlocuteurs sérieux face à ces bonzes. Le monde n'avait qu'à bien se tenir. Nous n'en avons pas eu assez de ces soirées ! Ça me manque déjà, ça me manquera souvent mon vieux !

Puis dans tout cela les évènements tristes de ta vie. La perte de ta mère, que je n'ai rencontrée qu'une seule fois. La perte aussi de ton père et de ton frère. Pour régler toute cette douleur, tu partiras à New York faire ce que tu pensais, et moi aussi, être le mieux pour toi. (3) Tu as été là-bas, à New York, faire une maîtrise en interprétation jazz. C'est la dernière fois que nous nous sommes parlés lors d'une longue conversation téléphonique. Moi je commençais HERMES : revue critique et toi tu te faisais la main à cette ville, que tu trouvais odieuse d'argent et d'anomie. 

Odieuse d'argent et de pauvreté aussi. Odieuse d'inhumanité. Je me souviens bien de tes commentaires acides de ta vie là-bas. je retiens que tu étais heureux de ton apprentissage académique et de la musique que tu y faisais. De tes rencontres musicales...

Bizarrement, tu remettais en cause ton retour à Montréal. Tu pensais, si mon souvenir respecte tes intentions de l'époque, à Boston. Puis récemment, en août, tu as rencontré R.B. dans le quartier que j'habitais auparavant. Puis son frère, ton ami E.B. On devait se voir tous, on aurait pu...

Nous ne le pouvons plus aujourd'hui. Mon vieux, tu me manques, tu me manqueras. C'est sans doute égoïste d'écrire cela. C'est difficile d'accepter que nous ne discuterons plus de l'amour et des femmes, du respect que nous avions pour elles. Nous ne parlerons plus de J.J. Jonhson et de Mangelsdorff (4) que tu aimais pour des raisons différentes : le premier pour le swing et le bop, et le second pour la virtuosité.

Nous ne pourrons plus voir le jour se lever ensemble. Nous n'irons plus discourir de la vie et du désespoir que cette société nous inspirait.

L'ami tu as pris une décision irréversible et irrémédiable. Tu as quitté les gens qui t'aimaient. Ton désespoir me laisse là, au mitant de ma vie, avec les autres que j'aime, mais malheureusement, sans toi que j'aimais aussi. Une large ouverture, qui t'était toujours réservée, devra se cicatriser dans mon cœur.

Salut mon ami, c'est ton choix.

Il me reste la vie pour apprendre et apprivoiser la mort.

 
Rémi Bolduc, dans un récent disque, dédie une composition à Michel. Le titre de cette pièce est À la mémoire de Michel.  Ce disque est très intéressant et mérite bien que les amateurs se laisse tenter par ce dernier. Rémi Bolduc est un saxophoniste contemporain de Michel.

Rémi Bolduc et Kenny Werner, Tchat,  Justin Time, 2003.  JTR 8500-2


Discographie partielle :

  • Vision, Fédéric Alarie & basse section (Dominic Sciscente Music, 1997, DSM-3009
  • Hommage à Mingus - Normand Guilbeault Ensemble, Justin Time Records, 1995, JTR 8460-2
  • Basso Continuo, Normand Guilbeault Ensemble, Justin Time Records, JTR 8452-2

Un mémoire de maîtrise en psychologie :

  • Étude de la contrôlabilité et de la prédictibilité comme variables déterminantes du comportement d'évitement. Université du Québec à Montréal, 1985.

NOTES



 (1) Le Festival International de Jazz de Montréal a été créé en 1980. http://www.montrealjazzfest.com/


(2) Avec le quintet de Normand Guilbeault, il enregistrera deux disques. Le groupe a gagné le Prix de Jazz DuMaurier au Festival de Jazz de Montréal en 1994. En plus de Guilbeault (contrebassiste) le groupe se composait de Mathieu Bélanger (clarinette, clarinette basse), d'Ivanhoe Jolicoeur (trompette, flugelhorn) et de Paul Léger (batterie). Il participa à un disque de Frédéric Alarie en 1997 intitulé Vision. Et à plusieurs autres que je ne connaissais pas alors.


(3) Michel étudia à New York à Queens College, avec Jimmy Health, la composition et avec Steve Turre et Benny Powell l'interprétation.


(4) Albert Mangeldorff (1928-) et Jay Jay Johnson (1924-2001) deux musiciens de jazz virtuoses du trombone.


INTRODUCTION A L'ESTHÉTIQUE D'ADORNO

Approche de l'esthétique d'Adorno par l'analyse du rapport

à Marx dans la Théorie ethétique

Raphaël CLERGET





[Vu la longueur du texte il est divisé en 5 sections, et sera publié en deux parties.]


Paru une première fois dans:
Actuel Marx en Ligne   n°14
(25/11/2002)


Notes :

  • les notes I,II, III etc. indiquées dans le texte renvoient en fin de document
  • les guillemets «  » indiquent une citation, et les ' ' indiquent une mise entre guillemets de l'expression
  • les ouvrages sont cités en italique. En l'absence de référence en note, ils sont cités dans la bibliographie

 

TABLE DES MATIERES









Table de la section 1


Table de la section 2


Table de la section 3


3.7.3.1 Le montage

Table de la section 4 (Dans le no 10 d'HERMÈS)

4 Les catégories de la transformation du monde

4.1 Praxis
4.2 Utopie
4.3 Critique politique
4.4 Lutte des classes
4.5 Forces et rapports de production
4.5.1 Forces/rapports de production artistiques et forces/rapports de production sociaux 
4.5.2 Les forces de production artistiques et les rapports de production
4.5.3 Progrès artistique
4.5.4 Le sujet collectif résistant non encore réalisé
Table de la section 5

5 Conclusion

6 Bibliographie sommaire

6.1 Textes d'Adorno traduits en Français
6.2 Textes en français sur Adorno
6.3 Autres textes utilisés
6.4 Dictionnaires utilisés
6.5 Histoires de la philosophie utilisées

7 Notes
 

« La définition de ce qu'est l'art est toujours donnée à l'avance par ce qu'il fut autrefois, mais n'est légitimée que par ce qu'il est devenu, ouvert à ce qu'il veut être et pourra peut-être devenir »

T.W.Adorno, Théorie esthétique, p.17.

1 Introduction

1.1 Objet d'étude et méthodologie

1.1.1 L'objet de ce travail et son contexte


Ce travail constitue une première étape du projet d'une interprétation générale de la pensée de la Théorie esthétique (1970), dernier texte inachevé et édité de façon posthume du philosophe - et musicien - allemand Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969). La position dernière de la Théorie esthétique dans l'ensemble de la production théorique d'Adorno, et donnant la dernière station de sa pensée, n'était cependant pas prévue par l'auteur. En effet, les trois textes essentiels de sa production théorique auraient dû être à ses propres yeux[1] la Dialectique négative (1966), la Théorie esthétique, inachevée, et un ouvrage de philosophie morale resté à l'état de projet.
La Théorie esthétique s'attache essentiellement à proposer une théorie de l'art moderne et contemporain, s'appuyant en particulier sur l'analyse de la situation des œuvres contemporaines du texte, les œuvres d'après la Seconde Guerre mondiale, d'après l'Holocauste, et des 'révolutions' artistiques du début du siècle, en tentant de penser la crise qui les saisit au sein de leur interrogation sur la légitimité de leur propre existence après toutes les horreurs du siècle. L'autre station théorique essentielle - et la seule achevée - a donc été selon lui la Dialectique négative. Celle-ci est présentée dans son avant-propos[2]comme le projet de « délivrer la dialectique de son essence affirmative » en s'efforçant de penser, contre la pensée systématique, la « discontinuité » entre la méthodologie des travaux appliqués d'Adorno, dont le plus grand nombre porte sur la musique et la littérature, et ces mêmes travaux appliqués où se déploie la possibilité de « philosopher concrètement », et en cela « parvenir de façon rigoureuse au-delà de la séparation officielle entre philosophie pure et teneur chosale ou forme scientifique ». C'est en ce sens un ouvrage de logique et l'intervention philosophique d'Adorno était donc pensée par lui-même comme se déployant suivant les trois axes traditionnels de la logique, l'esthétique et l'éthique.
Cette production théorique ne se limite cependant pas au sillage qui s'évanouit le long des trois ouvrages cités, le second étant inachevé et le dernier n'existant pas. Outre l'ouvrage La dialectique de la Raison (1947) écrit avec M.Horkheimer, qui constitue un premier pas important sur le parcours théorique d'Adorno, cherchant à répondre à la question de savoir comment la prétention rationaliste d'émancipation de l'homme formulée avec enthousiasme par la pensée des Lumières a pu aboutir à l'horreur de l'Holocauste, l'ambition d'une philosophie concrète d'Adorno s'est réalisée le long d'un grand nombre d'étude sur la musique et la littérature, dont l'ouvrage Mahler une physionomie musicale (1960) sur le compositeur Mahler du même nom est la réalisation la plus élaborée, et le long d'études sociologiques.
Cette première étape que matérialise le présent texte a pour objet limité de se doter d'instruments de compréhension de la pensée qui s'y déploie. Ces instruments constituent ce qui pourraient s'appeler des cartographies transversales du texte en ce que l'opération analytique a consisté à recomposer le texte suivant l'axe du rapport à Marx qu'il faut lire comme un rapport aux catégories qu'il a introduites. La justification de cette opération réside dans leur massive utilisation tout au long du texte, ainsi que l'hypothèse que c'est la dialectique matérialiste qui permet le déroulement du discours et le rapport avec Kant et Hegel, qui ont développé selon Adorno « les conceptions esthétiques les plus puissantes »[3], rapport qui ne sera pas abordé ici, mais qui devra l'être au cours des étapes ultérieur du projet.
Cette analyse, en tant que tentative de compréhension philosophique à partir d'une cartographie conceptuelle n'est ni matérialiste ni dialectique en ce sens que le texte d'Adorno n'est pas déchiffré à partir des conditions historiques et sociales de son apparition[4]. En cela, c'est bien un premier pas qu'il s'agira de dépasser.
Son intention, elle, n'est pas purement théorique mais aussi pratique en tant que permettant de se doter d'armes théoriques pour affronter les discours dominants sur l'art qui orientent la production artistique et brouille le regard porté sur les œuvres contemporaines.

1.1.2  Méthodologie


La présentation de la méthodologie employée pour mener à bien ce travail nécessite un retour sur le problème du rapport à la méthodologie d'Adorno qui a, comme cela a été évoqué plus haut, constitué le noyau épistémologique de la Dialectique négative. En effet, sa constitution qui relève des moyens propres de l'auteur n'est pas sans poser des problèmes par rapport à ce que les propos méthodologiques d'Adorno enseignent, en ce que rien n'assure que l'application d'une méthode différente de celle suivie par un texte dans son propre effort de connaissance aboutira à sa connaissance.

1.1.2.1  Le refus motivé de la méthode par Adorno


Le problème de la méthode permettant de développer la connaissance des phénomènes sur lesquels se porte l'attention du théoricien est ce qu'Adorno appelle « l'aporie du nominalisme » et qui touche la philosophie comme l'art moderne, à savoir la possibilité d'atteindre la réalité spécifique, individuelle, à l'aide de formes pures nécessairement universelles, le concept pour la philosophie et les genres, styles, et formes pour l'art [5]. Une formulation équivalente est le projet d'atteindre le détail sans philosophie préconçue. C'était déjà le projet hégélien mais il échoue selon Adorno [6] car le résultat est atteint « comme si c'était convenu d'avance, cet esprit qui [était] posé dès le début comme totalité et comme Absolu ». C'est la thèse hégélienne de l'identité de l'a priori et de l'a posteriori qui garantit a priori - et donc a posteriori - de manière dogmatique la réussite de son entreprise théorique et dont l'excès se montre par exemple dans la construction de l'Etat comme instance positive résolvant toutes les contradictions sociales, la « réalité de la raison » [7]. Dans cet excès se lit la tendance à intégrer les faits, de force dans une unité sans faille, et finit par imposer le sujet au détriment de son objet, ce contre quoi avait lutté Hegel dans sa lecture de Kant dont la Critique de la Raison Pure semblait aboutir à une position formelle de méthode de la raison sans qu'aucune connaissance concrète n'ait été acquise et en imposant l'a priori des formes subjectives sur leur objet. Cette analyse a son corrélat social en ce que ces formes d'universalité imposées peuvent être décryptées, après Marx, comme formes sociales dominantes. Les répéter, c'est répéter la domination sociale, alors que dans la mise à jour de ce qui refuse de s'y laisser subsumer peut s'annoncer le ferment de sa transformation.
Comment dès lors s'assurer du résultat d'une étude en posant préalablement la méthode qui le garantira ? C'est le point d'achoppement avec le positivisme tel que l'interprète Adorno, attaché au projet hégélien. La méthode du positivisme assurant sortir du subjectivisme en effectuant la soustraction de tout ce qu'a de spécifique le sujet ne conduit selon lui qu'à faire de la méthode un nouveau sujet mais un faux sujet, un « sujet objectivé » et formet [8] qui tronque l'expérience du sujet au sein de laquelle l'objet vient à l'expression. Comme le dit la Dialectique Négative, « [L]e tournant dialectique fait ses preuves dans sa réalisation » [9]. Présenter une méthode avant l'étude proprement dite, garantissant sa réussite, donnant la manière a priori d'y arriver, est un retour à la métaphysique de la prima philosophia pour laquelle il existe un principe a priori dont tout découle, un fondement apodictique dernier, ce qui constitue le sommet d'une pensée de l'identité qui impose à ce qui est penser une forme immuable sans prendre en considération les exigences qualitatives et individuelles de l'objet. Cet avertissement de l'idée dialectique élevé par Hegel et auquel il passa outre se retrouve dans les paragraphes des études d'Adorno consacrés à la méthodologie, comme on le voit dans la Philosophie de la nouvelle musique [10] et dans l'Introduction première de la Théorie esthétique [11], où le refus de présenter une méthodologie est associé au fait que sa réussite ne peut être hypostasiée en dehors de sa réalisation dans l'ouvrage. L'immanence de la méthode à son application ne permet pas de l'en dégager, de la détacher, pour la présenter en début de livre, justifiant par avance la suite. Ne s'assurant pas par avance du contenu de ce qui est traité; Adorno dans l'Introduction première de la Théorie Esthétique [12], explique que la seule méthodologie, c'est de ne pas avoir de méthode, seule la réalisation du projet - ici faire une théorie esthétique - prouvera le bien-fondé de la méthode immanente.
Comment dès lors mettre concrètement en œuvre ce projet ? Quel modus operandi employer qui ne serait pas une méthode au sens de garantie a priori d'atteinte de l'objectivité ? Dans le cadre de l'esthétique, la réponse est la suivante : « la meilleure méthode est d'introduire dans les catégories traditionnelles, au moyen de modèles, un mouvement du concept qui les fasse se confronter à l'expérience artistique » [13]. Cette confrontation s'appuie sur la contrainte à la réflexion sur soi exercée sur les phénomènes à l'aide du concept, afin par ce moyen de libérer leur expression muette [14] par le mouvement que cette confrontation fait naître dans le concept. La réponse au problème nominaliste commun à la philosophie et à l'art moderne passe par la construction, comme forme qui cesse d'être imposée du dehors mais résulte de la réflexion de l'expérience par la raison subjective [15]. En philosophie, cette construction est celle de modèles, de développements conceptuels autour de problèmes singuliers comme ceux de l'harmonie, du beau, etc. Par la démarche de confrontation expérimentale, avec le phénomène, la dialectisation du caractère universel du concept et de l'irréductible singularité des phénomènes auxquels il prétend s'appliquer est libérée, sans que ce geste répète dans la théorie celui dominateur qui fait des phénomènes des exemples[16]. La critique même du principe d'identité de l'idéalisme avait en effet porté sur le caractère schématique du concept qui surplombe ses exemplaires, là où l'objectif est que l'élément singulier 'donne de la voix', surplomb duquel l'écho reçu par la voix lancé du sujet n'en est que le double[17]. Il est légitime de se demander alors si le tour de force dont parle Adorno comme geste de l'œuvre d'art, ne s'applique pas à la philosophie, le tour de force étant qu'au nom de l'être-en-soi, l'œuvre établit artificiellement une cohérence de sens [18].
Ce refus de l'écriture qui, des principes, en déduit le concret, refus qui s'était retrouvé en art comme refus de l'organiser à partir d'un principe de structuration, pose aussi la question de savoir comment organiser un texte. L'écriture qu'Adorno a caractérisée chez Hölderlin comme écriture 'paratactique', « synthèse non conceptuelle » qui devient en poésie une « dissociation constitutive » opérant avec une syntaxe faite de juxtapositions s'opposant à la « syntaxe subordonnante » [19], s'applique-t-elle à Adorno ? Dans la Théorie esthétique, cette forme différente de logicité dans l'art est caractérisée comme consistant « dans l'équilibre des éléments coordonnés, dans cette homéostasie dans le concept de laquelle l'harmonie esthétique finit par se sublimer », le terme 'homéostasie' renchérissant sur l'équilibre pour indiquer la stabilisation des éléments en question[20]. Le principe ou le concept souverain représentant la transposition philosophique de la transcendance divine, cette écriture accomplit la suppression de cette transcendance autoritaire et peut être dite écriture immanente.
Cette constitution de modèles s'appliquant à des concepts quand il s'agit de philosophie, a son corrélat quand il s'agit des œuvres d'art dans la constitution de constellations de fragments d'analyse de détail, « immanentes », « micrologiques », dont la finesse et le caractère qualitatif seuls sont capables de dégager un « contenu de vérité », l'universalité à laquelle renvoie la caractérisation de ces figures particulières. « Parmi les parties de la totalité, le fragment est celle qui lui résiste »[21]. Benjamin dans l'Origine du drame baroque allemand [22] devient ici l'alternative à Hegel, en opposant à la déduction idéaliste le procédé inductif, utilisant l'extrapolation, Benjamin voyant dans toute parcelle de réalité les sédimentations de la totalité à déchiffrer[23]. Là où dans La Dialectique Négative ou dans La Théorie esthétique, l'analyse se fait à partir des matériaux que sont les concepts les plus généraux de l'épistémologie ou de la logique, et de l'esthétique, dans les analyses d'œuvres singulières, l'opération est double, consistant à mouvoir les concepts plus locaux de l'esthétique en vigueur à l'époque de l'œuvre considérée, et à dégager la constellation de ses caractères propres dont la figure nomme l'œuvre. Pour cela, la clé pour entrer dans l'œuvre sera sa technique. Et c'est une réflexion subséquente qui permettra d'extrapoler à partir de sa concrétion, le contenu de l'œuvre, sa complexion technique contenant le problème objectif de l'œuvre et son contenu de vérité[24].

1.1.2.2  La méthode employée et le plan


La mise en place d'une méthode détaillée pour réaliser l'étude du rapport à Marx dans la Théorie esthétique n'a pas pu s'appuyer dès le départ sur la théorie adornienne de la méthodologie, en ce que ce rapport a été découvert au fur et à mesure de la compréhension de l'auteur. Le présent paragraphe a pour objet de confronter a posteriori cette compréhension avec le mode opératoire quelque peu positiviste mis en place, et ce afin de déterminer ses potentialités et ses limites.
L'élucidation du rapport aux catégories marxistes s'est limitée à leurs mentions explicites dans la Théorie esthétique; tous les usages implicites ont donc été écartés ce qui se justifie par l'a priori que les lieux où une référence explicite était faite dénotaient l'importance cognitive de son usage. En tant que l'usage des catégories par Adorno suppose une certaine lecture de Marx et du marxisme, et toute lecture compréhensive étant théorisée dans le texte Skoteinos des Trois études sur Hegel comme critique et comme dépassement, il faudra se garder de voir dans cet usage la simple application d'un système supposé de Marx, mais leur usage réfléchi, reprise de la pensée sur la base d'une nouvelle situation historico-philosophique. De même il faudra en conclure a contrario que la lecture présente d'Adorno n'en est pas la pleine compréhension puisqu'elle n'aboutit à aucune critique ni dépassement.  
Les références ont donc d'abord été compilées par reformulation interprétative tenant compte du contexte de leur apparition, puis les catégories principales retenues ont été regroupées en deux groupes, celui de la connaissance du monde en ce qu'elles sont utiles à la critique et à la connaissance du monde mais n'abordent pas directement la problématique de sa transformation, et celui justement de la transformation du monde. La répartition a donc été la suivante : division du travail, société d'échange, idéologie, fétichisme, réification, aliénation, bourgeoisie pour la connaissance du monde et praxis, utopie, critique politique, lutte des classes, forces et rapports de production pour sa transformation. Au sein même de chaque catégorie, l'organisation s'est fait selon le sens de leur application. Au sein de chaque ensemble, l'articulation entre les catégories s'est fait sur la base de leur rapport qui a émergé de leur analyse individuelle. C'est d'ailleurs le maillage serré des catégories qui a rendu artificiel leur isolement apparent, isolement souhaité pour répondre au problème qui avait été posé.
La solution proposée au problème plus complexe du statut du matérialisme et de la dialectique a été d'en faire une première partie, comme sous-entendu général de l'approche d'Adorno, aux deux autres sur les catégories de la connaissance du monde et de sa transformation. Quant au rapport entre les trois parties, il est de juxtaposition. En ce qui concerne l'introduction, outre l'exposition de l'objet du travail, de la présentation succincte de la production théorique d'Adorno et de la méthodologie, il était nécessaire d'indiquer plus largement la place de la question de l'art et de la Théorie esthétique dans cette production théorique. Pour cela, la présentation du plus général au plus particulier a été retenue en décrivant d'abord très globalement l'univers conceptuel d'Adorno sous la forme d'un paragraphe sur la question de la domination et de la raison, puis l'insertion de la question de l'art dans ce questionnement général, enfin la problématique de la Théorie esthétique. Cette approche à trois niveau nous a paru répondre à cette question de la mise en contexte de la Théorie esthétique. La conclusion, pour finir, a consisté à mettre à jour les découvertes qui nous ont paru essentielles au cours de ce travail ainsi que le schéma succinct des études suivantes à engager pour aboutir à une interprétation générale de la Théorie esthétique.
Les difficultés d'une telle approche sont celles qui peuvent être appelées les difficultés de la lecture, de l'extraction, de la classification(-reconstruction).
Le problème de la lecture a été de deux ordres : d'une part en tant que non garantie à saisir dans sa complexité la pensée adornienne malgré l'immersion dans l'œuvre sans schémas philosophiques d'interprétation conscients, mais avec une première formation à l'arrière plan de type scientifique qui a ralentit par ses schémas identificateurs et classificateurs positivistes fustigés par Adorno, la compréhension d'une pensée dialectique; d'autre part, en tant que l'auteur ne disposait pas de la formation artistique et de la connaissance de l'art dont disposait Adorno - ce problème a été atténué par un dialogue théorique avec des artistes [25]. Enfin, Adorno émaille ses textes de considérations à prendre au sérieux sur la quasi-impossibilité d'une quelconque réduction d'un texte à laquelle la présente recomposition se trouve confrontée. Ainsi la philosophie « doit au cours de sa progression se renouveler constamment, de par sa propre force autant qu'en se frottant à ce à quoi elle se mesure; c'est ce qui se passe en elle qui décide et non la thèse ou la position; le tissu et non, déductive ou inductive, la marche à sens unique de la pensée. C'est pourquoi la philosophie est essentiellement irrésumable. »[26] Cet avertissement rappelle cette phrase de Nietzsche dans Aurore [27] : « Ne plus jamais rien écrire qui n'accule au désespoir toutes les sortes d'hommes pressés ».
Le problème de l'extraction opère de fait, malgré tout l'effort interprétatif cherchant à retenir le contexte, une extraction hors de son contexte et ne se garantit pas contre la perte des nuances qu'elle implique a priori. Alors qu'Adorno aborde successivement les différentes catégories afférentes à l'esthétique et les dialectise historiquement et socialement, les extractions que ce travail opèrent ne suivent pas ce mouvement insistant autour du noyau réel de ce qu'exige le présent - comme le vide sculpté par le plein du texte - que suit chaque modèle dialectique. La seule assurance de ce choix méthodologique qui empêche de le réduire au pur geste du 'coup de dés' est la reprise par Adorno de la théorisation benjaminienne du fragment, à savoir que les fragments du réel contiennent comme sédiments la totalité. L'opération n'est cependant pas protégée contre le fait que le changement de vocabulaire effectué lors de l'interprétation des morceaux extraits du corps du texte d'Adorno n'y réimplante pas des philosophies implicites, en constituant au final une sorte de corps de texte recousu fait d'un 'patchwork' de philosophies non encore maîtrisées mais convoyées par les mots de substitution employées. Pour permettre une correction ultérieure de cette première étape, chaque extraction a été référencé et cela explique le nombre important de notes.
La classification a opéré de manière à développer de manière itérative dans chacune des trois parties un arbre classificateur suivant des unités distinctives à extension de moins en moins grande, l'opération s'arrêtant suivant le critère subjectif quelque peu arbitraire du sentiment d'une unité cohérente et maîtrisée. La position de certaines de ces unités distinctives était évidemment guidée par le sujet comme par exemple le premier niveau de dégagement des catégories marxistes, mais la classification a permis de dégager les plus représentatives pour Adorno, se basant sur l'a priori que l'importance de la catégorie était proportionnée à la répétition de son usage. La relecture à chaque étape des morceaux rapprochés a permis de développer la compréhension. Cette approche en apparence ultra-positiviste ne s'est cependant pas basée sur un calcul statistique, aveugle au contenu du texte, mais sur une approche qualitative du texte associée certes à une classification ultérieure. Sans la lecture répétée et insistante du texte, aucune sorte de compréhension n'aurait été possible. Cela s'explique en ce que le halo contextuel a été intégré subjectivement par cette lecture répétée et réintroduit à chaque moment classificateur et au moment de la fusion par recomposition discursive des morceaux en discours. Sans cela, les morceaux prélevés auraient perdu leur sens et n'auraient pu se constituer en fragments potentiels à savoir en parties non contingentes par rapport à la totalité, tendant au-delà d'elles-mêmes mais résistant à la totalité. Cela explique la difficulté rencontrée du regroupement par catégorie marxienne, en ce que chacune renvoyant au-delà d'elle-même vers les autres, et que suivre ces renvois menant trop loin, un équilibre précaire a du être trouvé dans la rupture de ces liens au cours de la classification, quitte à les recomposer après.
La méthodologie s'expose - à demi - au reproche d'Adorno d'en hypostasier une dès le départ puisque l'idée générale de classification est bien un a priori mais seulement à demi parce que la forme détaillée de cette classification a été guidé par le contenu. Ce geste d'extraction dans le corps du texte afin de le recomposer sur d'autres axes n'aboutit pas à un principe premier duquel tout découlerait. Le procédé classificateur n'est donc pas utilisé avec la finalité des tentatives de philosophie positiviste. Cependant cette classification est malgré tout fustigée par Adorno comme « méthode de la raison 'théorique' […] renonçant expressément à la connaissance intime de l'objet »[28]. C'est la limite de cette étude qui n'a pas la prétention d'atteindre au regard micrologique, prétention qu'il faudrait pourtant avoir sur l'œuvre d'Adorno, afin de saisir sa « spécifique, son irremplaçable législation »[29]. En particulier, alors que la technique constitue la clé d'accès aux œuvres d'art, et à la philosophie comme le montre Adorno pour Hegel dans Skoteinos des Trois études sur Hegel, la lecture présente et préalable ne s'est basée que sur le contenu explicite du texte et non à son geste syntaxique, et attend son dépassement.

1.1.2.3 Textes et références employés


Le texte de la Théorie esthétique a été utilisé dans l'édition française de Klincksieck de 1995, la traduction étant de M.Jimenez. Il comprend le corps de la Théorie esthétique, une Introduction première qui était destinée à être réécrite, le recueil de fragments Paralipomena et une digression Théories sur l'origine de l'art. Compte tenu des remarques éditoriales cet ensemble a été considéré comme un tout cohérent[30]. Les autres textes d'Adorno ont été consultés dans leur version française faute de connaissance suffisante de l'allemand. Les textes Modèles critiques et Trois études sur Hegel ont été consultés dans des éditions américaines faute de pouvoir se les procurer en version française. Les références aux autres textes, en particulier la Dialectique négative publié trois années avant la mort d'Adorno, sont utilisées quand elles permettent d'éclairer le texte sur des points ponctuels sans introduire de nouveaux problèmes d'interprétation. Pour autant il n'a pas été précisé pour chacun leur différence spécifique par rapport à la dernière pensée d'Adorno.
Des références contemporaines singulières émaillent le texte - J.Bidet, E.Balibar, F.Laruelle - afin d'établir des correspondances avec aujourd'hui. De même, des références aux débuts de l'activité pratique et théorique de D.Buren, contemporains du texte de la Théorie esthétique, et visant une approche transformatrice de l'art à l'extrême opposé d'Adorno nous ont semblé pertinentes.

1.2 Situation : que faire ?

1.2.1 Contexte général : la domination et la raison


Le monde tel qu'il est interprété par Adorno perpétue la domination de l'homme sur la nature, la sienne et l'extérieure [31], dont les formes et les gestes sont naturalisés, comme s'ils répondaient à une fatalité sans fin, donc au mythe. Une illustration en serait chez Marx, la critique de l'économie politique dont la description semble supposer que le système capitaliste est le système naturel de l'économie. Ce thème central d'Adorno est couplé avec l'Aufklärung, les Lumières, ou comme le définit l'ouverture de La dialectique de la Raison, « la pensée en progrès »[32] qui accroît certes, la maîtrise de la nature, mais en même temps, ce qui est une régression, appauvrit son expérience de la nature, dont la sienne. L'espèce humaine, mue par son principe d'auto-conservation, ou conservation de soi, non dénuée de dialectique du fait de la contradiction persistant entre sa prétention et sa réalisation, entre son concept et ce qu'il en est dans la réalité, travaille en partie dans le sens contraire du progrès vers le bonheur généralisé, spécialement en substituant les moyens mis en place par la raison, au but, à la finalité de ces moyens[33]. Cela se traduit par l'irrationalité de l'activité de l'homme comme histoire naturelle aveugle [34]. La finalité de la rationalité, le bonheur, est oubliée. Si elle nomme l'ensemble des moyens définis pour dominer la nature, sa finalité reste un moyen, et la raison non-rationnelle[35]. L'auto-conservation fixée sur ses moyens, appauvrit la vie du sujet et mutile le monde, en particulier la faculté humaine de différenciation, qualitative, sa capacité à faire l'expérience du monde et des autres, qui peu à peu n'est plus pratiquée et remplacée par des schémas pré-établis de pensée, cherchant à préformer et à uniformiser les individus et leurs impulsions sur le modèle de la marchandise, et ce afin qu'ils travaillent à la conservation de la société telle qu'elle est [36]. La tâche de la philosophie est alors de critiquer cet esprit d'auto-conservation pour s'aider elle-même et les autres à une prise de conscience, prélude à une éventuelle transformation des conditions de vie, déterminées, Adorno étant en accord avec Marx, par le mode de production capitaliste de la société. La Dialectique négative exprime clairement la différence entre la pensée identificatrice qui domine son objet en voulant le subsumer sous une catégorie, comme un exemplaire, et une pensée dialectique qui cherche à se corriger en cherchant à exprimer à l'aide d'une constellation de concepts ce que la chose est, à se servir de la forme identifiante du concept contre elle-même, dans le but différent qui est d'exprimer le non-identique et non l'identique, et ce au nom de l'identité réprimée de la chose dont il est question[37]. Dans le domaine de la connaissance cette domination d'un principe borné de conservation de soi entraîne que le sujet ne retrouve que lui-même dans l'objet de son étude au lieu d'y trouver l'objet[38], l'idéal de la connaissance étant l'amour pour Adorno, le fait de laisser son objet différent, lointain, tout en se portant à sa proximité[39].
Les exemples de domination sont pléthores et semblent pouvoir être trouvés dans tous les domaines de la vie comme l'illustre l'énumération arbitraire suivante : domination de la femme par l'homme dans le mariage bourgeois, de l'animal dans les expérimentations, du salarié au sein de l'entreprise parfois directement par l'intermédiaire de normes de rendement associées à des processus de travail, du citoyen dans l'Etat, du paysage par l'industrie touristique, de l'écosystème par l'industrie, de la recherche musicale par son immédiate réception ou par sa rentabilité, etc.
Cette vision de la domination qui s'est exprimée en premier lieu dans La dialectique de la Raison écrit en collaboration avec Horkheimer dans le contexte historique de la Seconde Guerre Mondiale, est ensuite présente dans les autres œuvres comme un prolongement dans divers domaines de l'analyse critique de la Raison qui présente le caractère double de développer le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l'oppression[40], par la tenue séparée des instances de la raison et de la nature.

1.2.2 L'art et la question de l'identité


Adorno a travaillé dans nombre de ses textes avec des références à des œuvres d'art, les utilisant comme des archétypes esthétiques, en ce que les œuvres sont pour lui une forme de trace sismographique de la situation - dont celle primordiale du sujet comme l'illustre dans le texte Théorie et Pratique des Modèles critiques le recours à Hamlet et Don Quichotte pour parler de la perte d'expérience de l'autre, de l'individu[41]. Cependant Adorno voit en outre dans l'art un lieu où naît l'espoir de voir s'infléchir ce prétendu 'destin', par un comportement différent vis à vis de l'objectivité, et où vient à jour l'image d'une situation possible où l'humanité serait libérée de son geste dominateur réduisant l'autre au silence, situation où les êtres et les choses pourront être elles-mêmes. Cela ne signifie pas pour autant que l'art serait exempt de la perte par la vie de ses qualités, sa dé-qualification - Entqualifizierung en allemand -[42], car en l'art se produit l'Entkunstung - dés-esthétisation ou dés-artification[43] - , la perte de son caractère artistique. C'est alors ici la question de l'identité qui est en jeu, d'emprunt, imposé ou propre à soi. Et l'art critique et remet en cause cette domination du principe universel de réalité qu'est la principe d'échange complété par l'administration du monde car ce qui apparaît en elle ne peut être saisi de manière définitive dans un corps de concepts l'identifiant sans reste et s'y substituant[44]. Son existence est résistance à cette substitution de n'importe qui par n'importe qui, modèle de l'échange que l'on retrouve jusque dans l'idéal scientifique positiviste selon Adorno en ce le sujet ne devant plus intervenir, devant être retranché pour laisser place à une pure objectivité, il devient indifférent de savoir qui va faire l'expérience scientifique[45]. La raison devient obnubilée par son caractère de moyen et oublie la finalité humaine du bonheur de tous avec tous, la construction d'une totalité rationnelle, dans sa nuance raisonnable. Cette obnubilation de la raison dans le moyen tient dans la formule de l'échange où une chose est toujours pour autre chose. L'art conserve quant à lui l'image de la finalité en se constituant pour soi. Il peut ainsi, par ses moyens propres, qui ne sont pas directement politiques, et malgré - en réalité grâce à - son apparence, son caractère de fiction, convaincre le monde de son irrationalité. En tant que comportement spécifique vis à vis de l'objet, de son autre, l'art est une forme de pratique qui tente de sortir de la perpétuation de la domination de l'un sur l'autre, et malgré le caractère dialectique de sa tentative - entre le geste organisateur qui objective les impulsions mimétiques et « leur régression à la magie » - dessine l'utopie à savoir l'horizon d'une réconciliation où la raison cessera d'être dominatrice[46].
Contrairement à Marx, Adorno ne voit pas dans le prolétariat le sujet de l'histoire, et ne voit même plus quel groupe social pourrait représenter son instance, à savoir la force qui va amorcer l'émancipation des hommes, et ce certainement selon J.M.Vincent dans La théorie critique de l'Ecole de Francfort à cause de la conjoncture historique qui a vu l'échec des tentatives de révolution en Allemagne, et la montée en puissance de l'administration bureaucratique du monde, des hommes et des choses, au sein même des partis favorables au renversement du capitalisme. L'art représente alors une pratique où se conserve encore l'espoir d'une société différente, où la figure utopique d'un monde différent peut s'esquisser dans les grandes œuvres d'art. Figure utopique car seule une image en est donnée, mais l'espoir s'y loge car les éléments de cet image sont des éléments empruntés à la réalité. C'est leur organisation, leur agencement, qui diffère de celle du monde. L'art échappe cependant au reproche de la négation abstraite, du 'tout autre' en ce que son opération est une négation déterminée qui se réalise dans la concrétion de l'œuvre, par sa technique et la transformation du stade technique, et qui permet de faire émerger la promesse d'autre chose, l'image du réconcilié[47]. C'est une négation déterminée de l'organisation du monde existant[48]. Elle est mise en place par la raison, mais au nom de la nature opprimée[49] et projette ainsi une réconciliation avec elle, en cherchant à donner l'image de la nature[50] . Le beau naturel comme s'opposant au principe d'identité réduisant tout à la forme vide du sujet, et au chaos diffus qui emprisonne de même, représente ce que serait le réconcilié .C'est en cela que la nature constitue le contenu de vérité de l'art [51]. L'image de la nature est sauvée par l'art et c'est cette image qui représente un au-delà de la société bourgeoise, quelque chose qui la transcende, et ce au sein de l'immanence sociale, comme allégorie [52]. Elle se dépasse en laissant une énigme qui défie le pouvoir identificateur, la réduction violente au sujet, réalisée par la raison, qu'Adorno qualifie de subjective. L'esprit n'identifie pas le non-identique mais s'identifie lui[53] et l'œuvre réalise par là l'idéal d'être soi-même[54]. Cet idéal naît dans un monde où l'identité à soi est imposé par la société et aux objets naturels par le mode de pensée identificateur qui ramène à soi, au lieu de faire émerger l'identité de l'autre, ce que cherche à faire l'art sans cette violence qui se perpétue dans la réalité empirique, violence qui fait des êtres des choses, opération de chosification ou réification qui tronque la part vivante, qualitative de ces êtres qui ne se réduit pas à un ensemble figé de déterminations. L'analyse des œuvres devra de même les considérer comme vivantes en tant qu'elles parlent, « communication en elles de tout particulier »[55]. L'art est un « correctif parfait de la conscience réifiée aujourd'hui érigée en totalité »qui ne perçoit plus la « communication entre des éléments dispersés » ce qui est le propre de celui qui n'est plus capable d'aucune projection en répétant simplement ce qui est[56]. Il est en cela le refuge du comportement mimétique qui permet cette appréhension[57].
L'intérêt porté spécifiquement par Adorno à l'art tient en ce qu'il présente l'utopie d'une réalité qui est elle-même[58] là où les autres réalités et en premier lieu les hommes et leurs relations se voient imposer des formes figées sur le modèle de la marchandise et du recouvrement du travail concret par le travail abstrait. A l'encontre de l'irrationalité du monde administré du capitalisme qui, en faisant de la rationalité « l'ensemble des moyens qui dominent la nature », masque la finalité, l'art représente la vérité car elle conserve l'image de la finalité, en voulant être fin en soi, et critique par là même cette irrationalité [59]. L'art montre ainsi à la raison triomphante ce qu'elle oublie [60]. Là où la société est antagoniste et présente une fausse totalité, l'art en est le modèle antithétique : « La totalité esthétique est l'antithèse d'une totalité non-vraie »[61] en ce que la formation de l'œuvre est un geste pacifique qui cherche à épouser les formes du formé, qui est brisé, pour l'amener à l'expression. Il conserve l'image de l'irrationalité d'une société dirigée par les moyens dans ses failles comme sa trace, et participe ainsi à la vérité par ce biais[62]. Seul l'art selon Adorno est peut être encore en mesure de satisfaire à cette formulation hégélienne de la vérité comme étant seule concrète, étant donné que la souffrance, telle quelle, reste muette et est étouffée sous la discursivité. Seule l'art peut lui donner la parole [63] en se constituant alors comme conscience authentique [64]. Dans le même geste d'expression, l'œuvre d'art fait apparaître, dans la formation de sa totalité, dans son idéal de complète structuration, une société plus digne des hommes, les images d'une humanité transformée [65], en s'opposant à ce qui est brut, assimilé au mal par Adorno[66]. Par sa mise à distance de la réalité empirique par la loi de se forme qui recompose les éléments de l'Etant, « elle représente négativement un état dans lequel ce qui est viendrait à sa juste place »[67]. Cependant, comme l'art cherche à exprimer la douleur de ce qui est et à travers celle-ci l'exigence d'une autre situation, il est une tentative de faire la paix avec la société qui ne cesse de la rompre[68], en présentant dans l'immanence de sa forme une transcendance vers le non-étant, ce qui passe entre les éléments de l'étant,à partir de l'étant[69]. Sous l'apparence - puisque non-étant - de cette réalité autre pointe cependant sa possibilité, et c'est en cela que l'art est utopique et promesse de bonheur[70], et qu'il faut sauver le caractère d'apparence de l'art, fustigé comme fiction mensongère[71]. Même si l'art dans sa distance ne participe pas directement à la réconciliation réelle, en apaisant ce qui résiste à sa mise en forme, il constitue un modèle de réconciliation irréelle[72]. Il anticipe par la promesse de son apparence sur une praxis qui n'est pas garantie[73].
Cette réconciliation en image de l'art se lit aussi comme celle de l'âme avec le corps dont la séparation platonicienne - choris en grec - est souvent utilisée par Adorno pour la critiquer, en ce que les impulsions mimétiques se trouvent apaisées et organisées par l'esprit. Cependant, cette utopie de l'art n'est pas sans essuyer la contradiction d'une mise en forme et donc d'une certaine violence pour laisser parler et communiquer les éléments du réel. Cette contradiction lui donne sa tristesse et la convainc d'illusion là où elle cherche à tracer une possibilité : l'utopie ne se laisse pas dessiner positivement sous peine de ne pas en être une.
Les œuvres attaquées par Adorno seront alors celles qui se résignent à consoler dans un monde qui continuera sans fin à perpétuer le malheur de certains. Serait-ce extrapoler que de dire qu'il semble qu'Adorno pense que cette différence d'attitude se retrouve dans l'œuvre et la conscience de l'artiste en ce que les œuvres résignées seront celles qui auront tendance à se conformer à un idiome établi, attendu du public, et manipulé à fin de consommation, alors que les autres se confronteront à l'idiome reçu pour sortir de l'immanence artistique, geste à rapprocher à celui de la sortie de l'immanence sociale.


1.2.3 Contexte particulier et problématique de la Théorie esthétique


Le monde dans lequel Adorno intervient au moment de la Théorie esthétique est caractérisé par lui-même comme l'époque de l'administration généralisée, où règne une société de monopole totalement organisée[74]. Quant au contexte artistique, c'est celui des années soixante et spécialement celui des œuvres dites de « l'absurde » comme celles de Beckett, qui devait être dédicataire de l'œuvre. La compréhension de leur sens devient un défi. Plus généralement ces œuvres et leur aspect noir et brisé s'intègrent dans la crise de l'art d'après l'Holocauste,. Il s'agit alors pour Adorno de tenter une explication philosophique de la situation historique de l'art, cette dernière s'éclairant singulièrement à la lumière des catégories philosophiques.
Le trajet dialectique qu'Adorno parcourt dans la Théorie esthétique au sein, et entre les différentes catégories esthétiques, a pour référence récurrente la mise en place d'une défense de l'art moderne. Bien que la peinture, la musique, l'architecture, le théâtre, la littérature et la poésie, y soient abordées - la sculpture semble absente et le cinéma simplement effleuré dans l'analyse de la catégorie de montage, cinéma considéré en 1944 comme « moyen de communication de la culture de masse » plutôt que « comme une forme d'art spécifique »[75] - c'est la musique, le domaine dans lequel il a le plus œuvré, avec la figure de la Seconde Ecole de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) qui de l'atonalité en est passé au dodécaphonisme[76], et la littérature, avec les figures majeures de Baudelaire, Kafka et Beckett à qui la Théorie esthétique était destinée à être dédiée, qui sont les référents centraux de l'analyse. La défense de l'art moderne était nécessaire car le caractère brisé de cet art, ne présentant plus une belle apparence harmonieuse, l'a rendu d'une part globalement peu reconnu ou reconnu et vite encadré pour ne pas en entendre parler, et d'autre part a été critiqué non seulement par la critique bourgeoise, mais par le réalisme socialiste, et par Lukacs, Brecht et peut-être même par Benjamin, proche d'Adorno, sur la base, pour le dire schématiquement, de l'absence d'une protestation immédiate dans ses thèmes contre la situation sociale.
Outre ce motif 'extérieur', et lui étant lié, le problème interne de son caractère d'apparence se posait à l'art, de manière encore plus aiguë après les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, car ce caractère pouvait être interprété comme illusion, comme mensonge contribuant à consoler les hommes et à perpétuer la société et la culture telle qu'elle était, société et culture dont l'un des résultats fut ces horreurs. La remise en question de la culture dans la Dialectique de l'Aufklärung à travers le retournement dialectique de la 'rationalité' de l'homme au cours de son histoire, se poursuit donc avec celle de la position de l'art au sein de cette même culture. La Théorie esthétique prend alors le rôle d'une analyse qui s'appuie sur ce que l'art est devenu, pour déterminer ce qu'il s'agit de faire ici et maintenant. C'est ce qu'a entrepris concrètement Adorno en musique dans le texte de 1961 Vers une musique informelle de Quasi une Fantasia[77]. Cette réponse musicologique à un Que faire? politique de Lénine, est ainsi une réponse partielle aux critiques marxistes[78] adressées à Adorno sur son incapacité à analyser concrètement la situation historico-sociale et y articuler une politique, en ce sens que s'il ne l'a effectivement pas fait[79], ce n'est pas le cas dans le domaine musical, là où le domaine de l'art est selon la Théorie esthétique politique d'une manière médiate. Adorno voyant dans l'art, reprenant une formule hégélienne, un déploiement de la vérité, il s'agit pour lui de sauver le caractère d'apparence. Cette utilisation de 'sauver' et de 'sauvetage', présente dans la Dialectique négative et la Théorie esthétique, indique que la condamnation par l'histoire de phénomènes, de réalités, de concepts, etc. a souvent été unilatérale en manquant ce que qu'ils pouvaient contenir de vérité, vérité qu'il s'agit de faire ressurgir comme toujours liée à un potentiel d'émancipation.
Les deux plus grands efforts pour élaborer une théorie esthétique jusqu'ici sont, selon Adorno, Kant et Hegel, et, tels quels, ces efforts sont insuffisants pour comprendre l'art moderne et apporter les instruments nécessaires à l'analyse du problème de l'apparence[80]. L'esthétique kantienne en reste à une analyse orientée sur le sujet qui fait l'expérience esthétique, sur l'effet de l'art. Elle est de ce fait formelle et se ferme aux contenus des œuvres, essentiels à leur caractère artistique. Quant à l'esthétique hégélienne, elle dépasse la précédente dans son intention de faire s'exprimer la chose même, mais ne réalise pas cette intention par son idéalisme absolu. Elle cherche à se séparer de la matérialité de l'œuvre pour faire place à une pure spiritualité, pauvre dans son détachement, réductible à un simple message discursif. Cette amputation du contenu de sa base matérielle la condamne et arrête le mouvement dialectique projeté.
Le passage au matérialisme est alors nécessaire, comme le titre un paragraphe de la Dialectique négative[81]. Un retour rapide est ici nécessaire sur ce passage présenté dans la Dialectique négative. Ce passage suit la reconnaissance du primat de l'objet dans la connaissance. Une réflexion seconde, réflexion du sujet sur la réflexion du sujet, révèle que le primat du sujet est usurpé. La première réflexion du sujet était intervenue lors de la question de savoir comment pouvait se déterminer l'objet que l'on cherche à connaître. C'était une question kantienne dont l'analyse permettait de dégager une subjectivité, en dépit de la chose en soi, et finissait par poser un primat du sujet, un sujet qui, royalement, faisait enfin tourner l'objet autour de lui. Cependant, la reconnaissance que la connaissance n'est pas arbitraire dans son rapport à l'objet dont elle doit suivre les courbes, et que le sujet n'a pas réussi, comme il en avait la prétention, à organiser le monde raisonnablement, aide à mener à la reconnaissance du caractère subreptice du primat du sujet. Cette reconnaissance par la réflexion sur les prétentions du sujet de la connaissance mène à la dissymétrie entre le sujet et l'objet. Là où le sujet est impensable sans l'objectivité, la sienne - le quelque chose qui est visé par le concept de sujet - l'objectivité est potentiellement pensable sans le sujet, bien que reconnaissable seulement par le sujet. Cette reconnaissance de la trace de quelque chose qui n'est pas de la pensée au sein même de la pensée mène au matérialisme au sens d'Adorno en ce que ce quelque chose renvoie à des impulsions corporelles, comme la souffrance, qui par elle-même dit 'Passe !', Adorno citant ici la Chanson ivre de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche[82]. Au niveau de la théorie esthétique, il faut mettre en œuvre ce primat de l'objet, la pensée philosophique devant avoir pour projet de mettre à jour le contenu de vérité des œuvres d'art à partir de leur complexion sensible organisée, contenu de vérité historique faisant de l'art une historiographie[83]. Ce faisant, il s'agit pour Adorno de reprendre les apports conceptuels de Kant et Hegel et de les dialectiser, à savoir par la confrontation de leur prétention et de la réalité historique de l'art, mettre en mouvement leur contenu.
Trois directions privilégiées mettent en œuvre ce projet doublement motivé, défendre l'art moderne et sauver le caractère d'apparence de l'art. D'abord, l'insistance est mise sur la distance que l'œuvre d'art instaure avec la réalité empirique - réalité historique et sociale même dans son aspect le plus particulier de la vie 'privée' - dont l'expérience qu'en fait l'artiste imprègne l'œuvre. Cette distance se concrétise par le fait que l'œuvre est une mise en forme des éléments de cette réalité, recomposés en une image, recomposition suivant ce qu'Adorno nomme la loi de la forme de l'œuvre. Cette distance qui est le problème de l'autonomie - relative - de l'art est le moyen de faire s'exprimer une souffrance, souvent celle d'une contrainte, même au sein d'œuvres qui peuvent présenter une surface apparemment en harmonie avec le monde comme chez Mozart[84]. La souffrance à laquelle l'œuvre donne la voix au chapitre est cette seconde direction. La phrase citée de Nietzsche : « La douleur dit : 'Passe !'  », devient un motif du cryptogramme que constitue l'œuvre d'art, 'cryptogramme' étant un terme récurrent chez Adorno dans le cours du déchiffrement du contenu de vérité des œuvres d'art. Ainsi, bien que sphère de l'esprit avec une parcelle d'autonomie, l'art n'est pas sans rapport avec le monde matériel, ce qui va lui permettre de ne pas être réductible à de l'idéologie. Et le contenu de vérité de l'œuvre d'art qui s'y oppose, suppose une expressivité - qui peut-être celle de pleurs sans larme - passant dans l'art par le médium sensible pour la rendre spirituelle, d'une spiritualité qui pourrait être dite matérielle en ce qu'elle passe nécessairement par le sensible sous peine de n'être rien. Cette insistance sur une 'spiritualité matérialiste' constitue la troisième direction, forme de défense de la culture, mais contre la culture telle qu'elle a été.
Le matérialisme devient pour Adorno après la lecture de Marx, « l'ensemble de la critique de l'idéalisme et de la réalité pour laquelle opte l'idéalisme en la déformant »[85], cette critique ayant pour base la souffrance, dont la fin est sa finalité, le bonheur, sensible. Pour mener à bien cette critique en développant les trois directions privilégiées dont il a été donné une première coordination, la Théorie esthétique a recourt à des catégories marxistes dont la fonction au sein du texte peut être présentée selon les deux pôles de la théorie et de la pratique, orientés par la dialectique et le matérialisme. Après donc avec éclairé l'usage dialectique et matérialiste d'Adorno, la connaissance du monde permise par les catégories marxistes sera présentée dans sa conjonction avec la sphère esthétique. De la même manière, la question de la transformation du monde suivra, la connaissance du monde, en tant qu'analyse critique, y menant, en tant qu'analyse étant susceptible d'aider à déterminer les actions pertinentes à entreprendre à cette fin. Il s'agit donc des deux pôles de la théorie et de la pratique, dont la coordination problématique a été initiée par Adorno dans la musique comme il a été vu, mais semble avoir fait défaut dans la politique.

1.2.4 Critiques d'Adorno : quelle théorie pour une stratégie politique ?


La critique faite à Adorno[86] semble porter sur l'absence dans ses travaux d' « analyse concrète d'une situation concrète » permettant de déterminer la marge d'action possible et de définir une stratégie subséquente en vue de la transformation du monde, et de l'absence de la référence à une force sociale comme le prolétariat comme base matérielle de cette analyse[87]. Les affirmations d'Adorno du type de celles qui allèguent que dans les conditions présentes, « aucune forme supérieure de société n'est concrètement visible »[88], sont ainsi remises en cause faute d'analyses concrètes. Il est même jusqu'à être identifié à un auteur tragique[89]. Le texte Résignation[90] ne répond pas à cette question puisqu'il porte sur une défense de la théorie par rapport à l'activisme, sur l'erreur d'un saut irréfléchi dans la praxis, sur l'atrophie d'une pensée instrumentalisée, sur la force de la pensée la plus solitaire et impuissante comme portant l'universel. Mais l'activité de critique d'Adorno en musique jusqu'au texte Vers une musique informelle[91] qui devait précéder une réalisation musicale qu'Adorno n'eut pas le temps d'accomplir[92] rendent compte d'analyses précises d'œuvres musicales ou du monde musical qui lui était contemporain avec des indications d'actions possibles. A défaut d'une réalisation dans le domaine social en son entier, une coordination déterminée de la théorie et de la praxis a donc été tentée dans le domaine musical. Quant aux multiples interventions radiophoniques d'Adorno dont les Modèles critiques témoignent, elles étaient destinées à faire amorcer une prise de conscience des auditeurs. Ce type d'intervention de type individuel s'oppose à celui de l'action reposant sur une prise de décision au sein d'un parti ou d'un groupe organisé représentant les intérêts déterminés d'une classe sociale ou d'un autre regroupement d'individus partageant des conditions de vie ou des intérêts communs, et pouvaient susciter le doute quant à son efficacité.
Le texte Marginalia à la Théorie et la Praxis des Modèles critiques[93] avance des arguments théoriques contre cette critique. Vouloir que la théorie soit immédiatement applicable, la condamne selon lui à se lier de telle manière aux conditions existantes qu'elle en reste prisonnière, là où elle cherche à transformer le système tout en y appartenant - chez Adorno, le dépassement théorique s'effectuant de manière négative, c'est à dire sans poser positivement ce qui doit être, et ce malgré quelques indications de sa part - et ce vers un stade réconcilié de l'homme et de la nature. Le problème du lien entre la théorie et la pratique émerge selon Adorno par la progressive et désormais totale domination du principe d'identité, de la « rationalité du toujours semblable » qui ramène l'autre à soi et ce faisant appauvrit son expérience de l'autre - du monde, de la nature, de son semblable. En séparant le sujet de l'objet, il sépare la théorie de la praxis. Mais la théorie séparée est sans puissance et la praxis séparée, arbitraire. Ce problème marxiste est résumé dans la question 'que faire ?' dont l'ouvrage du même nom de Lénine abordait la question de la séparation des mouvements ouvriers et du socialisme et leur fusion[94]. Les deux sont pourtant liés car penser, c'est déjà faire, la théorie est une forme de praxis. L'immanence de la pensée est complétée par le fait que c'est un comportement réel. Sans comprendre théoriquement le lien sujet-objet et théorie-praxis, l'objet devient l'incommensurable et la praxis irrationnelle, et ce lien est dévolu au destin, à la fatalité, au hasard[95]. Amor fati.



2 Matérialisme et dialectique dans l'art et l'esthétique

Le matérialisme et la dialectique d'Adorno seront présentés dans cette partie sans appel direct aux autres catégories marxistes dont il use, et ce afin de préparer leur mise en lumière. Ces positions matérialistes et dialectique sont liées indissolublement. Là où le matérialisme montre les éléments du réel, aussi infimes soient-ils, qui ne sont pas apaisés, la dialectique exprime le mouvement que leur souffrance ne peut manquer de générer, par son impulsion à cesser, alors qu'un hiatus persiste entre cette souffrance qui perdure sous différentes formes dans l'histoire et les formes de vie sociale qui les étouffent, et dont l'origine, à l'époque bourgeoise, est le mode de production capitaliste pour Adorno qui suit en cela Marx (institutions, conventions sociales, catégories de pensée, entre autres). Cette souffrance demande à cesser, et cela nécessite un espace de co-existence des individus et de la nature au sein d'un ensemble différent de ces formes qui concourraient à son apaisement.

2.1 L'art comme lieu d'une lutte dialectique entre l'individuel et l'universel

Là où le déroulement de l'histoire pour Marx était commandé par une lutte de classes dans Le Manifeste du Parti communiste,  et comme détermination économique de cette lutte, dans la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, par la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, ce déroulement semble interprété philosophiquement par Adorno à travers le prisme d'une réflexion esthétique comme une dialectique entre le particulier et l'universel. Les forces en présence sont celle d'une universalité parce qu'elle s'impose à tous, mais une universalité particulière et donc une fausse universalité en ce qu'elle sert les intérêts d'une classe particulière qui développe les moyens de perpétuer le système tel qu'il est, et celle d'une résistance humaine ou naturelle aux conséquences de cette domination, qui est le pôle du particulier mais qui dans sa résistance désigne une aspiration universelle à ce que cesse cette oppression. Une illustration dans le domaine de la philosophie serait la différence introduite entre le sujet et l'individu par l'idéalisme en ce qu'elle prélude à la futur absolutisation du sujet, qui s'interprète de manière matérialiste comme la position d'une fausse universalité, dont un modèle serait l'Etat hégélien censé harmoniser l'ensemble des conflits d'une société[96].
La détermination des phénomènes est donc la conjonction de ces deux forces. Cette dialectique, cette lutte de forces se retrouve à tous les niveaux de la réalité, de la lutte des classes à l'individu isolé, quelque soit sa classe d'appartenance, en ce qu'il est pour partie informé par les formes dominantes, de pensée par exemple, et qu'il réagit à cette domination dans la limite de ses forces, et se retrouve dans la pensée, comme la dialectique issue de la volonté de la pensée d'identifier sans reste ce qu'elle cherche à penser, à substituer son résultat subjectif à son objet, là où l'objet ne se laisse pas assimiler. La prima philosophia censée donner des principes premiers, absolutisant des éléments en principes premiers qui s'imposent a priori aux objets l'illustre emphatiquement quand elle prend pour objet la totalité du réel. Dans l'art, ce sera la durée esthétique en ce que l'œuvre véritablement d'art devra durer éternellement[97]. La vérité dans ce contexte est historique mais objective en ce qu'elle désigne une configuration historique de cette lutte, résultante historique.
L'art qui fait l'expérience de la situation présente[98], réagit à la société et à son emprise qui est au cœur de cette expérience. Il prend par là son caractère social et critique. C'est un comportement face à l'objectivité où se rejoue la dialectique de l'universel et du particulier, et c'est ce que « l'esthétique a pour fonction d'amener à la conscience », « la véritable nécessité d'une conception dialectique de l'art »[99]. En effet, une première figure de cette dialectique  tient à ce que les œuvres d'art utilisent et transforment à partir d'une expérience individuelles où se joue déjà des schémas sociaux[100], des matériaux, procédures et thèmes dont le contenu, historico-social, était déjà le produit d'une telle dialectique. Il doit à partir de ces éléments pétris pour une part par un élément universel, vrai ou faux, se particulariser, ce qui signifier, ne pas reproduire un schéma de fausse universalité, mais dans leur 'authenticité' individuelle, répondant singulièrement à un problème artistique, atteindre un universel. La force de l'œuvre d'art sera alors de réussir à briser les barrières sociales[101]. La dialectique de l'universel et du particulier est cependant plus complexe que la formule la réduisant à la nécessité pour l'universel de se particulariser, en ce que le particulier devient l'universel, non seulement par la vérité à laquelle elle tend, mais parce que plus l'œuvre est spécifique, plus elle réalise son type et ce dans un conflit avec l'idée ou le genre, plutôt que par subsomption[102]. L'œuvre d'art n'est donc pas de manière idéaliste « l'unité présente de l'universel et du particulier », le concept hégélien, car elle se sépare de l'immédiateté sensible qui, pétri de fausse universalité, ne peut être copiée telle quelle sous peine d'y retomber. L'œuvre d'art a un modèle dans l'allégorie, telle qu'interprétée par Benjamin dans l'Origine du drame baroque allemand , à savoir un moyen formel qui n'est pas rivé à un signifié fixe comme le symbole, et ce dans un but expressif et critique de la réalité empirique[103]. D'autre part, ce processus de particularisation de l'œuvre d'art, croise la seconde figure de la dialectique de l'individuel et de l'universel, à savoir celle des parties de l'œuvre et du tout de l'œuvre, reprise en son sein de la dialectique de l'individu et de la société comme universel, en ce que les parties quand elles sont plus que des exemplaires d'une idée, substituables en tant que tels, n'assurent pas a priori leur articulation dans le tout de l'œuvre, et pourtant, sont là en vue du tout, ce qui fait de l'œuvre un mouvement à travers ses moments particuliers incluant leur dépassement[104]. L'analyse la plus minutieuse et spécifique de l'œuvre permet de détecter un renversement du particulier esthétique en universel comme déterminé par la chose même, en ce qu'elle exécute en son sein des contraintes liées au genre[105]. Enfin, une troisième figure de la dialectique individuel/universel est celle qui révèle le plus immédiatement la part matérialiste de la dialectique, c'est celle que révèle clairement la situation de l'art moderne d'après-guerre, entre l'expressif et le constructif, qui polarise entre ces deux extrêmes le champ des oeuvres d'art, selon qu'elles se réclament du primat de l'un ou de l'autre, alors qu'une conjonction des deux est nécessaire en toute œuvre d'art. Elle manifeste la dialectique entre l'organisation et l'individu, l'expression de ce dernier étant une résistance contre la totalité fausse[106], là où cette expression n'acquiert de force que par la construction.
L'idée sociale de l'art est ainsi exprimée dans la question de la possibilité de quelque chose de particulier, « d'une façon générale », le particulier et l'universel devant s'accorder dans l'idée de liberté[107]. L'œuvre où se rejoue la dialectique sociale, intègre donc après transformation les antagonismes non réconciliés de la réalité, qui « ne se laissent pas non plus concilier dans l'imaginaire; ils agissent à l'intérieur de l'imagination et se reproduisent dans sa propre cohérence, proportionnellement au degré auquel ils requièrent une cohérence »[108]. C'est la manière de l'art d'écrire l'histoire[109], en ce que ces antagonismes sont historiquement situés ainsi que la réaction artistique. L'affirmation selon laquelle il n'y aurait pas d'histoire de l'art, mais seulement une histoire de la lutte des classes, trouve là une nuance, en ce que la réaction artistique n'étant possible qu'à partir d'un certain contexte artistique ayant gagné une parcelle d'autonomie avec la bourgeoisie, une certaine autonomie relative lui échoit. Il n'en reste pas moins que la vérité de l'œuvre lui vient de son contenu historique, avec la question : « la part d'esprit objectif que recèle objectivement une œuvre dans sa forme spécifique est-elle vraie ? »[110] à laquelle l'esthétique doit répondre en s'appuyant sur son travail de mise à jour consciente de la dialectique du particulier et l'universel qui se joue dans l’œuvre[111].

2.2 L'expression de la souffrance

La souffrance, inatteignable par la connaissance discursive, représente le pôle matériel éminent chez Adorno et l'art est un moyen de l'amener à l'expression, alors que l'art reste récupéré par les institutions sociales et les faux besoins culturels comme glorification de sa propre culture[112]. L'intérêt matériel de l'individu est que cette souffrance cesse. Sa naissance face à une nature hostile, non maîtrisée se prolonge par le fait que les moyens rationnels mis en œuvre pour maîtriser cette nature ont été hypostasiés, oubliant leur finalité qui est le bonheur sensible de tous les hommes. Cette forme d'hybris prend la pente de l'absolutisation du sujet, de soi, sans égard pour l'autre, et l'équilibre qu'il serait souhaitable de trouver, cet autre qui prenait d'abord le visage de la nature hostile, a pris ensuite ceux des impulsions, des désirs corporels, des passions, de la société marchande non maîtrisée où la main invisible de Smith est bien invisible, encore aujourd'hui par exemple de l'Islam ? La logique de la concurrence marchande va dans le même sens quand le président de la société aux 'canettes' bien connues avait pour objectif que chaque habitant de la planète en ait une dans ses mains, ce qui suppose qu'il n'en est pas une d'une autre marque. La finalité d'une entreprise au sein du marché concurrentiel est le monopole, et la seule barrière qui l'empêche jusqu'ici sont les lois qui l'en empêche. Quand on réclame une dérégulation, l'argument du choix pour le consommateurs ou de la baisse des prix ne tient pas face à cet finalité monopolistique, et donc à la maîtrise finale du prix. Ces exemples montrent que l'idéal de co-existence pacifique et bienheureuse des individus entre eux et avec la nature est a priori inatteignable par cet volonté de cesser la dialectique du sujet et de l'objet par son écrasement sur le sujet. Ce mouvement conduit en outre à appauvrir la relation du sujet au monde, en particulier sa capacité de différenciation subjective qui nécessite une ouverture vers l'autre, sa capacité à percevoir les qualités du monde où à en découvrir de nouvelles, et à menacer le monde d'uniformisation[113]. Ce comportement est celui de l'idéalisme qui rejette tout ce qui n'est pas maîtrisé par le sujet. Et cet animalité irréductible de l'homme, ce domaine du qualitatif par opposition au quantitatif, est rejeté pour une part du fait de son indétermination[114], de son impossibilité d'être figé puis substitué par un corps de concepts plus aisément manipulable. Car ce moment 'naturel' est ce qui n'est pas encore formé ou articulé[115], c'est le diffus qui est le pôle matériel opposé au formalisme du moi[116]. Le beau naturel en est un modèle, puisant son essence dans ce qui échappe au concept universel, comme rapport formel, là où c'est son expressivité qui fait sa substance[117]. Adorno place alors dans la mimésis, peut-être forme première de l'esprit, en tant que forme physiologique[118], qu'il définit comme « l'affinité non-conceptuel pour son autre »[119], ce qui rend possible un rapport à l'objectivité.
Le matérialisme réalisé signifierait sa destruction comme domination des intérêts matériels, et donc la fin de la pénurie. Bien qu'il n'y ait qu'un besoin objectif, celui qui vient de ce qu'Adorno appelle la « misère du monde »[120], l'art est un moyen de lui donner une voix. L'art est expression de la souffrance, l'œuvre d'art est un « schéma » de son expérience [121] sous la forme d'images. L'état de besoin, gravée dans la situation historique, passe dans l'œuvre[122] car la « réaction au non-moi devient imitation de celui-ci »[123]. Et par le seul fait de son existence, l'art critique la réalité en remettant en cause la pratique dominante pragmatique qui absolutise la raison en oubliant les fins, et ce en se posant comme fin pour soi[124]. La légitimation de l'art par son existence est un argument récurrent dans la Théorie esthétique et répète le même argument employé pour la philosophie comme théorie en face de la praxis dans la Dialectique Négative[125]. Cet argument s'appuie sur le fait concret d'une existence qui pose problème, un moment matériel que la pensée ne peut éviter, sinon en s'appuyant sur un acte pratique d'extermination. Mais cette existence de l'art ne devient un témoignage probant que parce qu'elle présente en elle un élément non-artistique, rebelle à la mise en forme, amorphe, la souffrance du monde et de l'individu dans ses antagonismes, ce qui peut prendre l'aspect esthétique de la laideur, qui devient une dénonciation de la cause de cette laideur[126]. L'art cherche à libérer l'expression silencieuse et non intentionnelle, non-humaine de la nature par le véhicule de cette intention, et quand elle atteint ainsi à l'expression, des « interférences chosales » et le « matériau naturel » se trouvent libérés. L'idée de l'art qui est « la reconstitution de la nature opprimée et impliquée dans la dynamique historique »[127] fait état de sa finalité qui est de prêter sa voix à la nature opprimée. L'art veut tenir la promesse de la nature, celle d'être phénomène expressif et non matière première, objet d'action[128]. Comme expression de la souffrance, d'un contenu humain, y puisant sa substance, l'art est écriture de l'histoire, « souvenir de la souffrance accumulée »[129]. Le primat de l'objet de l'épistémologie matérialiste qu'Adorno justifiait dans la Dialectique négative[130] se formule alors dans la Théorie esthétique d'une double manière. D'abord dans la composition interne par le fait que les contradictions objectives de la situation antagoniste sillonnent l'artiste qui les posent moins par sa conscience qu'ils ne les articulent au moyen de ses problèmes techniques spécifiquement artistiques, et c'est cette « liberté vis à vis de l'objet », c'est à dire la part de liberté que l'art prend par rapport à la réalité empirique, qui lui permet d'atteindre à la réalité de la domination et au potentiel de libération de ce qui est dominé. Par la transformation esthétique des éléments de la réalité, l' « art confère à la réalité empirique ce qui lui revient, l'épiphanie de son essence cachée et le juste effroi devant celle-ci en tant que monstruosité », mais aussi il libère la parole des éléments opprimés. L'art devient ainsi « historiographie inconsciente », « anamnèse des vaincus », du « refoulé », et d'un « possible ». Ensuite, ce primat de l'objet, c'est, de l'extérieur, celui de l'œuvre d'art sur celui qui contemple et interprète, et qui implique que le rapport de l'art et de la société se concrétise dès la production, que c'est en ce lieu qu'il s'agit de le déchiffrer. Ce rapport concret à l'histoire et à la société, cette mise au jour de la situation, cette « cristallisation » de l'histoire confère son contenu de vérité et sa vérité sociale aux œuvres, en tant que leur expression dévoile les stigmates de la société, « fait apparaître, en sa détermination historique, la contre-vérité de la situation sociale ». Et c'est ce rapport déterminé à l'histoire et à la société qui les libère du fait qu'en tant qu'instaurées, faites, et donc qu'en tant qu'artifices, elles ne seraient que mensonge[131].
Donnons deux modèles de ce rapport de l'art au monde. D'abord Beckett, à qui l'ouvrage inachevé de la Théorie esthétique devait être dédié. Des couches fondamentales de l'expérience comme la perte de l'objet, l'appauvrissement du sujet, l'illusion d'une subjectivité signifiante viennent à l'expression dans son œuvre qui emmagasine l'expérience du processus par lequel la société devient totale, se réduisant à un système univoque. Elle devient l'autre de la société à laquelle elle reste liée par l'abstraction, ce monde étant un monde abstrait des relations humaines. Les expériences historiques se trouvent résumées dans le monde d'images de l'œuvre d'art, médiation qui seule permet d'atteindre l'élément déterminant, à savoir « l'évidemment de la réalité ». Le monde administré laisse son empreinte négative dans « le caractère minable, abîmé de cet univers symbolique »[132]. Ensuite le cubisme pour lequel il ne faut pas reproduire les propositions idéalistes de Proust et Kahnweiler sur la peinture selon lesquelles elle aurait changée la vision et finalement les objets. Ce sont les objets qui se sont en soi modifiés historiquement, les sens s'y sont adaptés et la peinture en a trouvé les chiffres. Ainsi le cubisme serait une réaction au stade de la rationalisation du monde social aux formes géométriques, réaction qui en enregistre ce niveau d'expérience contraire à l'expérience. L'impressionnisme a tenté d'éveiller la vie réifiée dans le monde des marchandises en utilisant sa dynamique propre et la sauver là où le cubisme a désespéré de telles possibilités, et a accepté la géométrisation hétéronome du monde comme sa nouvelle loi, ordre permettant de garantir l'objectivité de l'expérience esthétique et a montré que la vie ne vit pas[133].

2.3 Une pratique différente

Cette expression de la souffrance par l'art est aussi son atténuation. Le hurlement est une première extériorisation de la douleur, et la « main maternelle qui, pour consoler, caresse une tête enfantine dispense un plaisir sensuel. Un contenu d'un extrême spiritualité se transforme en sensation physique »[134]. L'art participe des deux. Son expression comme exposition est une mise à distance de l'immédiateté de la souffrance qui contribue à l'atténuer subjectivement et la neutralise pour une part dans son résultat objectif[135]. L'image formée de la souffrance l'exprime, en est l'écho mais aussi l'atténuation, la sphère esthétique restant en dehors de la souffrance[136]. La notion de catharsis, utilisé par Aristote dans sa Poétique, trouve sa vérité selon Adorno dans le rapport entre le contenu matériel et la loi formelle qui en est la catharsis[137]. Pour autant l'art participe aussi à une certaine violence en ne laissant pas les impulsions tels quels s'exprimer mais leur imprime une forme. La formulation de la dialectique de la forme comme contradiction entre le fait que la mise en forme violente ce qui est à former et celui de ne pouvoir faire s'exprimer ce formé qu'à travers la mise en forme[138], rend compte de cela. C'est une difficulté déjà présente dans le domaine théorique. Contre la théorie matérialiste du reflet qu'Adorno assimilait - sur le modèle de la théorie épicurienne des petites images émanant des choses - à la position d'images ou de représentations mensongères entre le sujet et l'objet à connaître, il prônait dans la Dialectique négative un matérialisme sans image dont l'intention est de saisir la chose même[139]. Il répète cette intention dans l'esthétique où seule une beauté sans image serait à même de rendre justice à ce qui est formé, qui s'apaiserait[140].
Pour que les impulsions réprimées viennent à la parole sans que celle-ci soit empruntée à des schémas de pensée dominant qui la trahirait, il faut une pratique différente de celle dominante dont l'expression 'faire parler' rend clairement compte. Adorno voit dans l'art cette pratique différente et l'atténuation de la souffrance dont il a été question était le résultat d'un geste pacificateur. L'œuvre d'art « met à nu dans les concepts leur couche mimétique, non-conceptuelle »[141], là où le concept discursif comme unité distinctive avait tendance à traiter ce qu'il subsumait comme des exemples ou à ne les réduire qu'à cette pointe discursive. C'est l'ambition hégélienne de retrouver la vie sous le concept que l'art réaliserait tant bien que mal. Pour cela, le sujet qui construit l'œuvre disparaît dans le résultat, processus dialectique nécessaire à la réussite de l'œuvre comme expression des éléments extraits du réel pour les recomposer dans l'œuvre suivant leur désir[142]. Cependant, cette pratique est un nœud de dialectiques, car aussitôt parlé de cette disparition du sujet en tant que 'comment' - que manière - dans l'objet en tant que 'quoi' - que contenu -, la dialectique de l'objectivation s'interroge sur la réussite du processus. En effet, en tant que l'art objective les impulsions mimétiques, elle leur fait perdre leur caractère d'immédiateté, elle les nie d'une certaine manière. Ce qui la sauve, c'est que cette négation est conservation à la fois, sur le modèle d'œuvre 'noire' qui vibre de toutes les couleurs qu'elles ne se permet plus d'utiliser. L'art participe à cette dialectique de la raison par la synthèse de l'hétérogène mais sa rationalité n'est pas celle de l'extérieure car son mouvement est orienté à partir de ce qu'elle forme, là où à l'extérieur, elle s'est constituée en schémas prêt-à-l'emploi qui s'applique violemment sur le monde. En cela cette autre pratique de la raison vise à la réconciliation[143]. L'art qui manifeste dans ses oeuvres la dialectique sociale entre l'individu et la société par le rapport entre le détail et le tout, corrige l'injustice sociale en image, en la réfléchissant dans la forme en essayant de saisir le mouvement propre des parties tout en constituant un tout[144].

2.4 La nécessité de la distance artistique

La distance de l'œuvre à la réalité empirique par sa formation d'une image est essentielle à la résistance de l’œuvre, et à sa pratique différente. Le mouvement et les contradictions de l'évolution sociale se reproduisent dans l'art en vertu du développement intra-esthétique sans en être l'imitation. Le passage est médiatisé[145]. Cette insistance sur la distance est une défense de l'œuvre moderne autonome par rapport à l'œuvre engagée ou du réalisme esthétique, dont une espèce est le réalisme socialiste. L'œuvre engagée retombe dans la réalité empirique par sa dénonciation directe de ce qui est; elle en est une copie, et en tant que telle y est liée et laisse les éléments opprimés en l'état, les manipulant comme le discours contraire, en y appliquant une idée[146]. Quant au réalisme esthétique, le matérialisme philosophique ne l'implique pas. Alors que le matérialisme rend sociale toute réalité, son implication au niveau esthétique est de voir l'art comme forme de connaissance de cette dimension sociale, dans la médiation qu'il accomplit en lui entre son contenu de vérité et son contenu social. Mais son contenu de vérité transcende la connaissance de la réalité, de l'étant, comprise comme sa copie, ou sa photographie car il ne saisit la vrai visage de l'étant dans sa propre complexion formelle que par recomposition des éléments de l'étant[147]. Cela s'explique en ce que la surface de l'étant est de prime abord le voile de la fausse universalité dont il a été question, voile qu'il s'agit de faire apercevoir. Ainsi l'œuvre d'art, bien qu'en tant que produit du travail social se reliant à la réalité empirique, au monde social, la totalité des détails de l'œuvre d'art restant la sublimation de la société organisée[148], elle s'en écarte par la forme, par le remodelage des éléments du monde social[149]. Adorno défend alors les œuvres hermétiques comme possédant un potentiel critique, et généralise la structure monadologique et hermétique à l'art tout entier. L'art sort alors du solipsisme grâce à son objectivation que permet ses procédures techniques qui développe un langage au contenu social latent[150]. Le modèle de la dialectique de la poésie permet de montrer cette distanciation de l’œuvre d'art. Elle s'exprime comme la tentative d'user du langage de manière à ce que les éléments discursifs soient transformés dans l'immanence du texte et soient ainsi extirpés de leur usage habituel dans des jugements, et ce afin de ne pas faire corps avec la réalité empirique, de s'en distancer, pour produire des éclairs de significations que le langage ordinaire ne permet plus, réduit à une fonction utilitaire. Cela se rapproche des propos de Deleuze sur le devenir-étranger des écrivains dans leur propre langue, sur le balbutiement[151] [152].
La plus grande liberté dans la mise en place de cette distance nécessite une certaine autonomie extérieure de l'art. C'est la structure sociale féodale qui a généré la conscience bourgeoise de la liberté et c'est cette dernière qui est à l'origine de cette autonomie de l'art[153]. Bach ou Mozart était contraint de composer dans certaines formes sous peine de ne pas être employés. Cependant les œuvres d'art précédant l'âge bourgeois avait une certaine latitude au sein de l'hétéronomie qui a permis la réalisation de chefs d'œuvres. L'art a donc un caractère double de fait social, d'activité issue de la division du travail, et de sphère autonome, bien qu'encore déterminée socialement dans cette autonomie, en ce que l'œuvre est une réaction à la société comme il a été vu[154]. Cette dialectique des caractères d'en-soi et social de l'œuvre[155] cache la dialectique objective entre l'individu et la société, l'en-soi de l'œuvre représentant la prétention à sa propre identité de l'individu, et le caractère social, l'identité imposée par la société à cet individu. Il faut cependant bien comprendre que l'identité libérée de l'individu ne sera libérée que dans la société, dans les multiples relations sociales, que l'individu tend ainsi au-delà de lui-même. Cette dialectique, après fixation en deux pôles séparés est exploitée par la dichotomie entre le formalisme et le réalisme socialiste comme une alternative imposée à l'artiste, le formaliste étant particulièrement attaqué par le dogme réaliste comme illusion bourgeoise respectant la division du travail[156].
Ce caractère de liberté nécessaire à l'expression, a rapport à la prise de conscience du sujet qui est émancipatoire. Comme il a été dit, exprimer la douleur, l'objectiver, c'est déjà en sortir quelque peu, la mettre devant soi, s'en libérer, en prendre conscience. Ce mouvement est celui de l'hétéronomie vers l'autonomie, sans pour autant qu'il faille oublier que l'autonomie réalisée serait la fin de l'autonomie, ce serait l'hétéronomie tout aussi bien, en ce que la liberté véritable serait dans des relations apaisées établies et reconnues clairement avec les autres et donc que la loi que l'on s'est donné à soi est la loi des autres et réciproquement.
L'histoire de l'art présente ce lien en ce que le caractère de nouveauté en art est exigé par l'art existant, ce qu'explique Adorno selon le modèle hégélien en ce que c'est ainsi que l'art prend conscience de lui-même. « La force de l'Ancien, qui a besoin du Nouveau pour se réaliser, pousse à la création du Nouveau »[157]. Concrètement, les œuvres sont en rapport critique les unes avec les autres, et l'unité de l'histoire de l'art se comprend comme un processus dialectique de négation déterminée des unes par les autres. Cette unité dialectique s'exprime subjectivement chez les artistes d'un même domaine dans leur sentiment d'appartenir à « une communauté de travailleurs clandestins »[158].
L’art qui dépend de ce qui est, de la société, de l’Etant grevé de contradictions, répond à la souffrance qui s'étire dans la faille de ces contradictions et qui appelle à passer. L’art s’emploie à répondre à cette exigence par sa mise en forme d’éléments issus de la réalité comme « un aimant dans un champ de limaille de fer »[159]. Outre par sa pratique différente, l'art ouvre sur la possibilité d'un changement rien qu'en montrant les contradictions, l'expression du sujet étant non seulement la plainte de son échec mais en même temps, le chiffre de sa possibilité[160], sur le modèle de la ruine, fragment qui montre en négatif ce qu'elle pourrait être, un château. A la différence cependant, qu'Adorno ne voit pas que dans la passé l'utopie ait été réalisée, là où la ruine du château suppose qu'il y ait eu un château auparavant, et attend de l'avenir cette réalisation d'utopie. Cependant le modèle se justifie de manière pessimiste en ce qu'Adorno a expérimenté toute la perte de richesse de l'expérience tout au long du XXème siècle, et donc qu'il a vu en quelque sorte des pans de murs s'effrondrer et des ruines s'accumuler. La dialectique de la littérature dite 'absurde' montre le lieu de l'espoir du « fait qu'elle exprime en tant que cohérence de sens, téléologiquement organisée en soi, qu'il n'existe aucun sens. Elle conserve par là même, dans la négation déterminée, la catégorie du sens; c'est ce qui rend possible et exige son interprétation »[161]. C'est dans cette force de mise en forme de l'expérience, qui rejoint la force de penser l'expérience au lieu de se résigner aux schémas appris et imposés que réside l'espoir. Et c'est cette force de constituer encore une œuvre d'art, un tout qui irradie dans le détail qui rayonne[162]. Par l'immanence propre à la sphère de l'art, qui s'est certes constituée à partir du principe de domination extra-esthétique, comme domination de ce qui est à mettre en forme, une distance est prise avec la domination extérieure. Cette domination par la mise en forme est non-littéral et en ce sens est critique de celle à l'extérieur. En constituant une objectivité comme image de l'être-en-soi inconnu que la nature n'est pas encore, à savoir en tant que phénomène et non objet d'action, cette articulation par la domination constitue la dialectique de l'art et de la nature, la domination se retournant en son contraire[163]. Et le moment de génie consistera, dans l'atteinte subjective d'une constellation objective, a faire s'épouser le plus libre et le plus nécessaire, le plus subjectif et le plus objectif, le nouveau et ce qui semble avoir toujours été là[164].

2.5 Les forces artistiques

Comme le paysage culturel, ruine exprimant « la plainte d'une âme aujourd'hui muette »[165], l' « expression est le visage plaintif des œuvres »[166]. Cette expression de la souffrance par l'art, pour y résister et en montrer l'existence, n'est pas celle d'un individu isolé. L'artiste est ici le corps et l'esprit parle au nom de forces collectives. En effet, le caractère idiosyncrasique de l'artiste, transmis à l'œuvre, est en réalité la sédimentation pré-individuelle de réactions collectives inconscientes et c'est ainsi que le particulier communique avec l'universel, et que la société est immanente au contenu de vérité. C'est par son auto-critique que le sujet les empêche d'être régressives, et le seul point matériel qui intervient dans cette réflexion est son propre besoin. Comme à la fin de la Dialectique négative[167], la force productive qui est au noyau des processus technologiques, c'est le sujet, la pensée mais en rapport avec ce qui en elle n'est pas pensée, est besoin, moment somatique. Le sujet artistique est donc en soi social et non pas par la collectivisation forcée. Et ce sont dans ses corrections que se déchiffre un sujet global non encore réalisé, comme l'attitude nécessaire et légitime exigée par ce dont il est question. L'artiste devient un « exécutant d'une objectivité collective de l'esprit »[168]. La « seule manière de concevoir la vérité de l’œuvre d'art est la lisibilité d'un élément trans-subjectif dans l'en-soi imaginé subjectivement. L'œuvre d'art sert de médiation à ce trans-subjectif » [169]. L'empreinte de l'expression dans les œuvres d'art est ce non-subjectif dans le sujet[170]. Ce qui traverse les sujets dans l'expression et la conditionne, ce « trans-subjectif », « quelque chose d'objectif subjectivement médiatisé : tristesse, énergie, désir ». Adorno finit par rapprocher cette expressivité de l'«  'animation'  », sur le modèle de la naissance du sujet[171]. Au niveau de l'interprétation des œuvres, il s'agira alors de « remonter au cœur de cette expérience subjective qui dépasse le sujet »[172], et dans laquelle s'inscrit la vérité de l'œuvre.
Cette problématique du 'trans-subjectif' rappelle l'interprétation matérialiste de l'homme impliqué par Marx selon E.Balibar, à savoir que ce sont les relations que les hommes nouent qui lui sont constitutives, que l'humanité est à penser comme « réalité trans-individuelle », qui amène à penser « ce qui existe entre les individus, du fait de leurs multiples relations »[173]. Il semble qu'ici la difficulté soit de penser l'immanence sans réintroduire de transcendance subrepticement, ce qui est a été une tentative de Deleuze et qui est actuellement au centre de la non-philosophie de F.Laruelle qui cherche à penser de manière cohérente une 'immanence radicale'.
Ce thème des forces collectives s'exprimant dans le moi individuel expose les « esthétiques subjective et objective, en tant que pôles contraires, […] à la critique d'une esthétique dialectique : la première, parce qu'elle est ou bien abstraite et transcendantale, ou bien contingente selon le goût de l'individu, la seconde, parce qu'elle ignore la médiatisation de l'art par le sujet. Dans l'œuvre, n'est sujet ni le contemplateur, ni le créateur, ni l'esprit absolu, mais plutôt celui qui est lié à la chose, préformé par elle et lui-même médiatisé par l'objet », le sujet étant ce qui parle dans l'art et qui est immanent à l’œuvre. Pour l'œuvre d'art comme pour sa théorie la dialectique tient à « ce que les composants de l’œuvre : le matériau, l'expression, la forme, sont chaque fois aussi bien sujet qu'objet » à savoir respectivement: pour le matériau, le sujet sédimenté, produit des générations antérieures, et l'objectivité présentée à l'artiste; pour l'expression, sa pénétration comme émotion subjective et son incorporation objective par l'œuvre; pour la forme, élaboration subjective pour que la relation au formé ne soit pas mécanique, et comme obéissance aux nécessités de l'objet. « La force de cette extériorisation du moi privé dans la chose est l'essence collective dans ce moi; il constitue le caractère de langage des œuvres ». C'est un « Nous » qui parle dans l'œuvre la plus individualisée. Adorno donne les exemples du « rituel choral » dont l'élément collectif et son caractère de discours est à l'origine et se retrouve dans la dimension harmonique, du contrepoint et de la polyphonie de la musique occidentale, et de la poésie qui est du langage et donc directement du collectif[174].
Les forces historiques qui déterminent l'œuvre individuelle s'expérimentent déjà dans l'impossibilité de négliger les avancées radicales artistiques qui rendent caduques les précédentes procédures jusqu'alors non remises en question[175]. Elles interviennent au sein de la dialectique entre les normes esthétiques ambiantes et les problèmes singuliers de l'œuvre, de la structuration de son objet[176]. Les contenus concrets, comme éléments entrant dans l'œuvre ne sont pas choisis et intégrés selon le seul bon vouloir de l'intention subjective de l'artiste mais sont en rapport avec ces forces historiques qui peuvent amener à reléguer des motifs, des thèmes ou des sujets dans l'oubli et en met en avant d'autres[177]. Ainsi en serait-il de romans sur l'adultère dont le thème n'a plus la même force qu'au XIXème siècle. Adorno défend cependant l'importance critique de l'individu devant la croyance que ces forces collectives les plus conscientes soit celles de la conscience globale. Au stade actuel de la société, il considère que la conscience globale est en conflit avec la conscience la plus avancée, qui se trouve être celle d'individus. Cela entraîne que seul l'esprit individuel peut être critique, que le sujet ne peut être supprimé comme instance critique qui restera immanent à tout travail collectif artistique imaginable aujourd'hui[178]. La figure du prolétaire, comme classe - ou non-classe -, instance matérielle critique de part son existence, est introuvable chez Adorno sinon que le prolétaire devienne le noyau réel de l'individu lui-même qui charrie des forces collectives sédimentées par l'histoire. C'est comme si le prolétariat comme (non)-classe située s'était dissous dans la réalité, qu'il s'était comme potentialisé au sein d'individus dispersés sans qu'une recristallisation historique et réelle soit apparue. Son interprétation de son expérience américaine y est pour quelque chose, en ce qu'il a trouvé là-bas des travailleurs intégrés d'une telle manière au système capitaliste américain qu'il ne lui semblait plus représenter la force révolutionnaire.
Cette absence de création ex-nihilo, qui distingue radicalement l'artiste de Dieu, et de création arbitraire se repère techniquement. Adorno l'illustre par le dodécaphonisme de Schönberg qui serait une réponse au problème soulevé par Beethoven sur l'écriture des quatuors[179], ou par la mise en forme par Bach d'une forme fugue par rapport aux canzoni et ricercare. Ces réponses objectives à des problèmes artistiques objectifs montre en outre en quoi le caractère éphémère de ces formes devenus genres, en tant qu'apparus et disparus, n'entame pas leur objectivité[180].
Le lieu de la technique est alors privilégié par Adorno pour y déchiffrer ces forces artistiques. C'est en elles qu'elles se cristallisent. Il le montre dans son ouvrage sur Mahler, d'une manière plus générale dans ses textes sur des œuvres musicales ou des musiciens. A partir de ce critère technique, dont la fonction pleinement développée établit « le primat du 'faire' dans l'art »[181], la fausseté d'intentions métaphysiques dans une œuvre pourra être repéré dans son échec technique[182], sur un mode équivalent au repérage du hiatus entre la prétention affichée d'un discours et sa manière d'être, le comportement au sein duquel il s'énonce, de même que le manque de qualité d'une œuvre pourra être situé objectivement et ne plus être l'aléa d'un goût[183]. Car l'éloquence de l'œuvre d'art est équivalente à sa contrainte, à sa nécessité et que celle-ci est rendu possible par le travail de la technique. La dialectique de l'individuation se déroule à nouveau au sein du rapport à la technique, en particulier vis à vis d'une technique au d'un style hérité qu'il ne s'agit pas de plaquer en faisant de l'œuvre un de ses exemplaires et manquer ce dont il s'agit d'exprimer[184]. Que l'expression, phénomène mimétique, soit fonction de la procédure technique[185], et que la technique entretienne avec le contenu philosophique un rapport dialectique en ce que chacun des deux passent dans l'autre au sein de l'œuvre[186], cela indique d'abord une rupture avec l'idéalisme esthétique en ce que le caractère spirituel et sensible de l'œuvre d'art sont médiatisés sans qu'ils soient rabattus l'un sur l'autre, au profit du spirituel chez Hegel notamment[187], et que l'élément qui permet de saisir concrètement cette médiation est la technique. Dans le théâtre dialectique de Brecht par exemple qui pour objectif de déclencher la réflexion et non de fournir un message tout prêt, la suppression des nuances subjectives et des tons intermédiaires par une objectivité conceptuelle rigoureuse est interprété par Adorno comme des principes de stylisation et non un message. Et le style de procès-verbal de ces poèmes devient éloquent comme négation déterminée de l'éloquence[188].
Le matérialisme ne signifie pas que l'esprit doive être écarté mais que, contrairement à l'idéalisme, il ne soit pas hypostasié et réifié par ce biais et que sa réalisation nécessite son moment contraire, la choséité et l'aspect sensible[189]. L'art se spiritualise par l'élémentaire, non par les idées ce qui serait une vision idéaliste[190]. Sa spiritualité et son contenu de vérité n'apparaît qu'à partir d'un élément sensuel qui nécessite de son côté la forme[191], les impulsions mimétiques ne permettant à l'œuvre d'être un tout que par le langage non discursif comme syntaxe d'éléments qu'elle développe. Ce qui fait être artistique une œuvre d'art est certes ainsi son caractère spirituel selon Adorno, qui n'est pas une présence immédiate, un étant, mais il ne se constitue qu'à travers la configuration sensible, comme l'illustre le fait qu'un passage musical où il se passe quelque chose se trouve au moment de son apparition jeter une lumière sur ce qui l'a précédé et sur ce qui lui succède, et ce d'une manière nécessaire. Ce caractère spirituel est non seulement fonction de ce qui le fait surgir, ses matériaux, procédures techniques et objets qui sont hérités historiquement et socialement[192], mais, devenu principe de construction, ne s'illumine que dans la matérialité, ce qui lui est opposé, à partir de la mimésis, des impulsions mimétiques, en s'y intégrant, en les objectivant par la forme selon la direction qu'elles prennent, acte qui fait participer l'œuvre d'art à la réconciliation et élève la raison à l'esprit[193]. Le contenu spirituel se constitue par les données sensibles, sans qu'à chacune d'elle en soit associé un de manière fixe. Il transcende la facture par la facture, la rigueur logique de sa structuration[194]. La dialectique des fins et des moyens est ainsi reconduite dans l'art en ce que les moyens sensibles, les effets sensibles, ont une autonomie relative par rapport au contenu. Elle est relative en ce que la satisfaction sensible permet l'accomplissement de l'œuvre et se spiritualise, sur le modèle déjà évoqué de la caresse maternelle et consolatrice. A l'inverse le détail peut aussi devenir sensible grâce à l'esprit[195]. Ce caractère spirituel n'est donc pas la pure raison organisatrice mais nécessite la part mimétique du sujet, qui dialectiquement se fait 'raison' en ce qu'elle devient connaissance de type non-discursif grâce à sa séparation d'avec la magie, en tant qu'« affinité non conceptuelle pour son autre »[196]. Cette dialectique entre l'élémentaire et l'esprit va constituer la force de son contenu de vérité en relation avec son contenu social en ce que cet élémentaire charrie ce qui n'est pas déjà approuvé et imposé par la société[197], ce que l'on peut voir dans le surréalisme dans sa récupération d'objets mis au rebut.
La technique des œuvres, force productive, présente un aspect social. Les procédures techniques des œuvres et ce sur quoi elles s'appliquent, les matériaux sont pré-formés historiquement et socialement[198]. Le matériau atonal de la musique par exemple résonne de la tonalité qu'il refuse à une époque où la tonalité n'est plus en mesure d'exprimer l'expérience du sujet. Il n'est donc pas naturel et n'est pas « un pur donné du matériau sans qualité ». La déqualification - Entqualifizierung - même du matériau, la perte de son caractère historique et en même temps le résultat d'un mouvement historique qui y dépose ses sédiments[199]. Socialement, la production artistique a son modèle dans la production sociale et en tire sa force d'obligation[200], déjà d'une manière général en ce que le travail artistique se calque sur le travail matériel dans sa transformation de l'attitude esthétique sensible face au beau naturel en travail productif[201]. Elle participe par exemple comme toute activité humaine insérée dans la totalité sociale au processus général de rationalisation[202]. Les procédés industriels dominants d'autre part investissent la sphère esthétique[203] - comme les procédés sérigraphiques par exemple. L'histoire réelle se retrouve alors dans l'histoire de l'art par la vie de ses forces productives et donne aux œuvres leur caractère éphémère, les procédés étant remplacés par d'autres[204]. Les médiations sociales ne sont pas cependant pas toutes décelables comme l'effet probable au sein de l'esprit du contexte de concentration et de centralisation économiques, de la prise en compte des existences individuelles au sein seulement des statistiques[205]. Deux exemples identifiant la médiation sociale dans la technique seront ceux de Strauss pour lequel Adorno décèle un manque de cohérence du déroulement des événements musicaux qu'il interprète comme l'expression artistique de l 'anarchie du monde des marchandises et non comme sa prétention à l'expression de la liberté[206], et de Beckett où l'abstraction réelle du monde gouvernée par le principe d'échange passe dans l'abstraction des œuvres[207]. 
Le traitement spécifique à l'art de la variété, de l'hétérogène, du différencié, lui donne sa dignité en rendant justice à son autre. Cependant rien ne garantit la réussite d'un traitement qui génère une unité nécessaire pour que cette variété s'exprime, l'œuvre purement indifférenciée au moyen de cette unité devenant uniforme[208]. Cette uniformité peut se révéler aussi par son manque de résonance sociale en ne développant que la figure apprêtée de l'expression d'une pure subjectivité abstraite[209]. En effet, l’art qui dans son geste de mise en forme ne conserve rien de ce qu’il met en forme, sa matière et son lien d’hétéronomie, devient indifférent et échoue dans une autonomie abstraite. Son autonomie ne se gagne qu’en conservant les traces de son hétéronomie. Cette conservation réussit quand les éléments issus de la réalité qui sont repris par l'œuvre communiquent entre eux, ce qui suppose que la synthèse a été non-violente[210]. Ainsi l'échec de l'idéalisme a été de n'avoir pas su s'ouvrir au réel, et ce en se refermant en système[211] : l' « esthétique dialectique en progrès devient nécessairement et également critique de l'esthétique hégélienne » qui ne laisse pas place à l'expérience du non-identique, fuyant et fragile qui doit être réduit pour être assuré, car la subjectivité est absolutisée et le réel et le rationnel identifiés[212]. Cet échec est la suppression par l'esprit de la contradiction du détail et du tout. Elle reste apparence car il n'en résulte pas de totalité, à savoir un rapport réel entre des parties et un tout et non un tout déterminant unilatéralement toutes ses parties sans leur laisser d'autonomie relative[213]. L'objectivité esthétique recherchée est donc tiraillée entre le risque de retomber en deçà de l'artistique dans le simple fait ou le décoratif, par une construction totalement fonctionnelle pour une œuvre sans fonction -l'objectivité absolue est équivalente au fait brut ce qui est la barbarie pour Adorno[214] -, et le risque de tomber dans l'arbitraire là où le sujet ne construit pas avec exigence et suppose une organicité naturelle de l'œuvre, une mise en forme magique de ses éléments sans l'intervention consciente et réfléchie du sujet. Ces risques témoignent de la participation de l'art à « la dialectique de la Raison dans laquelle le progrès et la régression ne font qu'un » et de la dialectique du mimétique et du constructif qui comme la dialectique logique se développe par la réalisation extrême de l'un dans l'autre et non dans un moyen terme, ou une moyenne. Il en est ainsi de la construction qui n'est valable que comme obéissant aux impulsions mimétiques[215], et de l'articulation qui ne devient pas un principe a priori dans l'art interprété dialectiquement, mais un élément du processus artistique, car il ne suffit pas de poser comme a priori la distinction pour obtenir l'unité mais réaliser l'articulation de la variété qui lui donne une unité, variété qui donne un sens à cette articulation[216]. C'est pourquoi les tabous pesants sur le sujet et l'expression, sont compréhensibles comme liés à la dialectique de l'émancipation vers la maturité, l'autonomie en ce sens que ce mouvement reste infantile là où il ne voit les œuvres expressives que comme des grimaces d'enfant[217].
L'échec guette l'harmonisation des éléments, des détails dans la totalité. Il peut advenir comme perte au cours du processus de formation de l'œuvre de leur identité par la recherche de l'unité de la totalité en s'appuyant sur leur propre tendance qu'elle cherchait à concilier[218]. Il signifie alors soit l'imposition abstraite d'un principe unitaire, soit la confusion indifférenciée. La dialectique des parties et du tout, où les parties jouent le rôle de centres de forces tendant au-delà d'eux-mêmes est alors la cause de la crise du sens, de celle de la croyance en la possibilité d'une  totalité harmonieuse[219]. Le problème d'harmonisation entame alors l'œuvre avant même qu'elle se fasse, comme question sur la possibilité théorique d'une telle conciliation des parties dans un tout qui ne serait une retombée dans l'un des deux échecs mentionnés. C'est l'interprétation adornienne de l'idéalisme de l'œuvre, où il voit sa prétention à l'identité de l'identité et de la non-identité par son idée de la forme, cette idéalisme échoue a priori dans des conditions non réconciliées[220]. Aucune œuvre n'est une totalité mais révèle des failles et des insuffisances[221]. Et c'est au moment où cette cohérence significative de l'œuvre d'art vient à être théorisée qu'elle devient incertaine[222].
L'esthétique traditionnelle est dépassée. Elle privilégiait le tout sur les parties de l'œuvre, et était en ce sens idéaliste, puisqu'elle tendait à la négligence de l'élémentaire et à sa soumission à l'idée de l'œuvre, donc au mensonge sur son identité, comme identité imposée. C'est le fait d'une esthétique que l'on pourrait dire critique, par analogie à la confrontation d'Horkheimer entre théorie traditionnelle et théorie critique, qui s'intéresse aux parties dont rien ne garantit qu'elles s'assemblent d'elles-mêmes en un tout harmonieux car c'est l'organisation de ses éléments, sans a priori, que réalise l’œuvre[223].
Ce problème de l'harmonisation nomme alors aussi celui de l'apparence. La dialectique de l'art moderne se loge dans la contradiction motrice entre le fait d'être apparence en tant qu'œuvre d'art, et donc tout, et de vouloir s'en débarrasser pour ne plus être mensongère[224]. Cela explique la volonté de se débarrasser du charme de l'œuvre qui lui venait de sa phase magique, et qui s'était sécularisé en se débarrassant de sa prétention à être réel. Adorno prend l'exemple symptomatique qu'est la pseudomorphose à la science - dans les arts plastiques, l'assemblage sur le modèle de la machine, et en musique des considérations mathématiques sur l'organisation des sons. Elle découle d'une réaction contre l'apparence esthétique, l'apparence d'une totalité bien formée et harmonieuse, comme un organisme, analogon du monde apprêté, dont la façade est présentée comme harmonieuse alors que le malheur y règne[225]. Cependant ce charme contribue à désenchanter par sa critique le monde enchanté par le caractère de marchandise - le monde dit 'désenchanté' par Weber à cause du processus de rationalisation - qui obscurcit les choses en les identifiant. Cette critique ce loge dans le processus dialectique où l'art qui est apparence devient par sa reconnaissance de sa propre apparence, vérité, et devient critique de la ratio absolue par l'existence du charme[226]. Cette révolte contre la belle forme dans un monde divisé donne sa tonalité à l'expression artistique de cette division, qu'Adorno nomme le dissonant, l'élevant depuis la musique au niveau d'une catégorie de l'esthétique, comme s'opposant à l'harmonie soutenue par la société dont les intérêts directeurs n'ont pas intérêt à ce que l'art soit envahi par la souffrance. C'est par cette expression que l'expérience réelle imprègne l'œuvre d'art[227].
Le lien qu'entretiennent les œuvres avec le lieu historico-social les lie à l'éphémère et ne garantie pas que dans des conditions sociales modifiées, leur critique des œuvres d'art ne soient pas neutralisée. C'est le prix de leur autonomie, comme on le voit dans l'art abstrait absorbé comme décoration d'entreprise [228]. D'autre part leur effet social extérieur, perceptible, sera moins dû à leur grande qualité déchaînant les spontanéités qu'à la tendance sociale globale qu'elles rencontrent[229]. Adorno donne l'exemple des pièces de Beaumarchais qui a eu une résonance sociale perceptible car il portait une conscience globale qui ne cherchait qu'à s'exprimer, et de Beckett qui a l'effet réel de générer de l'angoisse face à au caractère abstrait qu'est devenu la vie[230].
Le changement d'éclairage qu'apporte l'art et qui répond à un besoin objectif d'une modification de la conscience pouvant se changer en modification de la réalité[231], aura plus généralement un effet par l'empreinte qu'elle laissera dans la mémoire. Ce caractère de mémoire et de trace se retrouve dans la dialectique du caractère fétichiste de la construction, de la mise en forme dans l'art, alors que c'est au moment où «  la forme paraît émancipée de tout contenu préétabli que les formes prennent d'elles-mêmes leur expression et leur contenu propres ». Cela s'explique en ce que les formes sont des contenus sédimentés, contenus qui avaient été conservés dans les formes comme potentiel d'expression et peuvent ainsi réapparaître après oubli [232]. Le primat de l'objet dans l'art est ainsi valable aussi à un discours qui insiste sur l'aspect primordial de la forme, en ce qu'elle est un contenu sédimenté, jusqu'au ornements, anciens symboles cultuels[233]. La dialectique de la forme et du contenu qui s'oppose à leur dichotomie figée présente sous cette formule matérialiste leur médiation. En plus du cas des ornements, Adorno l'illustre par les formes musicales (sonates, rondo, etc.) qui étaient autrefois liées à la danse, et donc à une pratique sociale au sens déterminé. C'est l'expression de ce contenu qui nécessite de s'objectiver dans une forme, de la même manière que le processus d'intégration de l'œuvre d'art. Dans cette dialectique, l'élément de contenu est déterminant, ce qui constitue l'aspect matérialiste de l'esthétique du contenu, en ce que c'est la réalité de l'expérience comme contenu qui régule sa mise en forme par l'artiste[234].
Dans son rapport à l'art, la théorie esthétique hérite des catégories esthétiques formelles - le développement en musique par exemple. En tant que théorie matérialiste, elle tentera de déchiffrer leur contenu matériel, de saisir leur contenu de vérité historique et social[235]. Ainsi en est-il des catégories centrales du laid et du beau, qu'ils ne faut pas opposer en tant que formelles à une nature matérielle mais les comprendre comme résultant d'un processus matériel, comme le beau est le résultat d'une émancipation du sujet de sa peur devant la nature indifférenciée, le mana, les forces naturelles inquiétantes et non maîtrisées qui généraient la crainte dont les caractères devinrent ceux du laid comme aujourd'hui ce qui est violent, ou expression de la souffrance[236]. D'autre part, la laideur est une catégorie que la classe dominante appose au prolétariat révolutionnaire - qui cherche à la renverser à cause de la servitude persistante qu'elle subit. L'intégration de tels éléments dans l'art devient alors critique et matérialiste, participant à l'impression de cette honte dans la mémoire collective[237]. Adorno complète ce déchiffrement en avançant l'idée qu'une « théorie formelle de l'esthétique, à la fois globale et matérielle » devrait être envisagée en traitant « de la continuité, du contraste, de la liaison, du développement et du 'nœud', et surtout de savoir si, aujourd'hui, tout doit être aussi près du centre ou de densité différente »[238]. L'écriture même de la Théorie esthétique, bien qu'Adorno se défende de faire d'une théorie une œuvre d'art, est-elle confrontée à cette question ? Cela supposerait que l'on voit son écriture comme tournant autour d'un centre innommé, chaque partie décrivant l'empreinte de ce centre sur les différents problèmes de l'esthétique et de l'art. Cette hypothèse est plausible à condition de voir ce centre comme le réel que la pensée tente d'accompagner, ce qui s'accorde avec sa théorisation de la Dialectique négative d'une marque dans la sujet, dans la pensée, de ce qui n'est pas la pensée et que la pensée cherche à exprimer.
Outre que l'esthétique ne peut se mouvoir qu'au sein de concepts, de catégories esthétiques, il doit affronter son objet, l'art. Or celui-ci, en cela comme la nature, ne peut être fixé dans un corps de concepts, non seulement parce que c'est un objet devant le sujet de connaissance et ne s'y réduisant pas, mais parce qu'il cherche lui même à exprimer non-discursivement l'identité du réel. Dans l'expérience esthétique du beau naturel ou du beau artistique, l'objet prime comme en témoigne son double caractère contraignant et interrogateur[239]. Cette interrogation, sorte d'énigme rejoint son caractère indéfinissable qui le définit d'une certaine manière. Ce paradoxe de l'objet de l'esthétique commande celui de l'esthétique chargée d'interpréter ce que l'art « ne peut dire alors que seul l'art est capable de le dire par le fait qu'il ne le dit pas »[240]. Le contenu n'est plus la raison comme dans l'idéalisme, où l'objet est déjà un concept qui doit revenir à la conscience de soi par le sujet; il nie donc l'idée absolue, la toute-puissance de la raison, et nécessite une interprétation et non sa substitution par la clarté du sens [241]. C'est ainsi qu'Adorno se soumet au « primat des textes sur leur interprétation » comme la conséquence de l'autonomie que l'objectivation d'un texte permet[242], texte littéraire ou partition musicale.
L'esthétique se déroule alors comme réflexion de l'expérience artistique, réflexion des phénomènes esthétiques avec comme conséquence du primat de son objet, le « primat de la sphère de production dans les œuvres d'art » qui s'impose en tant que primat de « leur essence en tant que produits du travail social face à la contingence de leur élaboration subjective ». Cependant cette « esthétique non-idéaliste traite d' 'idées'  » car elle traite des catégories traditionnelles qui sont comme des éléments du processus de production, dans la mesure où l'artiste est confronté au stade historique de leur élaboration, en les réfléchissant à l'aune de l'art qui les nie, libérant ainsi leur dialectique historique[243]. Une sorte de 'relais' - ou de ballet - dialectique s'effectue entre l'artiste et le philosophe, la production artistique remettant en cause les catégories façonnées par la production philosophique au sein de laquelle cette remise en cause est replacée sur un plan discursif, donnant lieu à une nouvelle figure des catégories esthétiques.
Ce primat de l'objet se traduit dans la connaissance comme « l'accomplissement spontané des processus objectifs qui, grâce à ses tensions, se déroulent à l'intérieur » de la chose esthétique[244] et ce déroulement qui est celui de la logicité de l'œuvre n'est perçue que par prise de conscience du processus qui se concrétise dans le problème que pose l'œuvre. « La qualité objective est elle-même médiatisée par ce procès »[245]. Cette connaissance esthétique est une expérience esthétique qui devient « vivante depuis l'objet, dans l'instant où les œuvres d'art, sous son regard, deviennent elles-mêmes vivantes », en libérant son « caractère processuel immanent », « résolution des antagonismes que toute œuvre d'art renferme nécessairement »[246]. La constellation formelle développée alors par la pensée pour traduire sur un plan discursif la connaissance expérimentale«  n'est pas indifférente envers l'objet de la pensée »[247]. Ce qui était vrai pour l'art se transpose à sa connaissance par une esthétique dialectique, à savoir que c'est lorsque la forme est issue du formé sans violence qu'elle devient substantielle et non quand elle est appliquée de l'extérieur[248], quand des schémas philosophiques sont appliqués de l'extérieur à la chose[249]. Ce processus de connaissance des œuvres d'art nécessite le plus intense investissement du contemplateur dans l'œuvre pour atteindre son objectivité, à condition que cet investissement disparaisse dans l'œuvre[250]. Sous réserve d'une approche semblable possible avec les textes philosophiques - une différence évidente sont les produits de l'esprit où le spectateur assiste à une performance, comme la musique, le théâtre, la danse, et ceux où le spectateur lui-même réalise cette 'performance' comme la littérature, la peinture, etc. - sous cette réserve donc, cette question de l'investissement peut être précisée avec le texte Skoteinos des Trois études sur Hegel où il est conseillé au lecteur de Hegel de se laisser porter par le courant du texte pour ne pas, par la volonté de comprendre exactement et d'être totalement fidèle, tromper cette fidélité, et d'appliquer un tempo lent qui s'adapte à la difficulté des passage[251].
L'expérience esthétique de l'œuvre et de ses problèmes artistiques liés à sa qualité entraîne que la société fonctionnelle ne peut pas sans erreur assigner d' 'en-haut', de l'extérieur une fonction à l'art en laissant de côté ces problèmes[252].
La souffrance à laquelle ne peut se substituer son concept, le réel que ne peut remplacer le concept et qui loge sa marque dans les systèmes philosophiques clos prétendant, en disant la totalité, l'être, laisse sa marque d'origine somatique dans la fausseté de la pure immanence de la pensée, dans ses constellations conceptuelles dont le sens est lesté d'affectivité. C'est dans les failles des différents discours censés dire ce qui est qu'Adorno travaille. L'instance matérielle-réelle doit être pensée par l'introduction par Adorno du non-identique comme ce qui échappe en son sein même, à la domination actuelle du principe d'identité, comme ce qui s'en écarte au sein des failles, des écarts, là où l'opprimé réussit tant que faire se peut à articuler sa faible voix, où quelque chose de différent veut être. Le beau naturel est alors une de ces premières « traces du non-identique », avec son caractère fugace et indéchiffrable totalement[253]. Pour l'œuvre d'art ensuite, ce qu'Adorno nomme « unité matérielle » dont l'œuvre donne l'illusion, ce serait le fait que ses composantes s'organisent selon une unité sans que celle-ci soit introduite subrepticement de l'extérieur comme par des « lieux communs ». Or cette « variété éparse » est celle de forces qui ne se laissent pas sans aucune violence intégrer dans une unité sans faille en ce que provenant de la société dont la structure clive les hommes et la nature[254]. Dans le rapport des œuvres entre elles même qui n'est pas celui d'un continuum qui permettrait de gommer la spécificité et d'affirmer que rien de nouveau ne se fait, peut se localiser le lieu de ruptures qu'ils s'agit de déchiffrer comme l'expression de clivages réels[255]. Enfin dans le rapport même du spectateur à l'œuvre, où son apparition comme un événement dont il est malaisé de substituer à une formule discursive intentionnelle, un non-intentionnel se marque par l'impression d'une signification cachée de quelque chose qui parle sans que cela soit substituable à une clarté de sens[256].
Adorno semble ainsi mettre sur le même plan la dialectique du sujet et de l'objet comme traduction épistémologique, 'spiritualisée' de la dialectique de la pensée et du corps, avec son lien pratique comme dialectique entre la réflexion et l'action, la théorie et la pratique, et la dialectique sociale, la lutte des classes dominantes et dominées. Comme il a été vu, la référence à la dialectique de l'individuel et de l'universel, tentait de faire le lien. Dans le cadre de l'esthétique, le déchiffrement matériel des catégories esthétiques qui a été vu sous-entendait l'évolution historique de leur signification en fonction de la situation, reprise de cette dialectique individuel/universel comprise comme le rapport entre le noyau réel temporel qui n'est pas posé et l'universel du concept, figé au moment ou il est posé. La dialectique limite toute affirmation comme partielle, ne respecte aucune idée isolée[257] en s'appuyant sur l'identité changeante de l'histoire, des situations concrètes et de leur insertion sociale, qui explique le mouvement dialectique des concepts. L'expérience d'un hiatus entre la nouvelle situation. et le sens du concept issu de la situation précédente permet d'effectuer en pensée leur dialectisation. Les catégories formelles dynamiques comme la tension ou l'équilibre sont des paradigmes de la dialectique en tant que n'ayant de valeur que par rapport à ce qu'elles mettent en forme, ayant leur mouvement propre car elles « se modifient en fonction du formé, […] et totalement par la négation : elles agissent indirectement du fait qu'on les évite et les abroge […] le fondement de la dissonance fut l'harmonie, celui des tensions fut l'équilibre ». Le concept de dialectique dans l'art peut donc bien se formuler aussi comme dialectique de la mise en forme qui est une modification des catégories formelles issues du matériau, par confrontation avec la nouvelle situation du matériau[258]. Outre ces catégories, le cas du laid, de l'ornementation, des 'traits barbares', du sublime, de l'exigence de distinction vont illustrer cette dialectisation opérée par Adorno dans les catégories esthétiques:

  • Le laid tout d'abord connaît une dialectique comme évolution de sa fonction et de son contenu dans l'histoire de l'art, de canon d'interdits généraux à celui spécifique de ne pas contrarier la justesse immanente de l'œuvre singulière, de son intégration harmonieuse à l'impossibilité de cette intégration au XIXème siècle alors que l'art avait gagné en autonomie d'expression et que les antagonismes sociaux issus de la révolution industrielle généraient des violences que l'artiste n'arrivaient plus à assimiler[259].

  • L'ornementation ensuite peut jouer un rôle de décoration théâtrale de quelque chose, et donc de maquillage mais comme décoration absolue dans les hautes œuvres baroques comme chez Bach, elle prend le rôle du pur malléable, du pur plastique, spectacle des Dieux[260].

  • Les traits barbares peuvent d'un part représenter expressivement à un moment donné une émancipation - la couleur dans le fauvisme -, comme rejet nécessaire de la culture mais, en tant qu'acte de violence simplificateur, il signifie aussi par son geste une perte de différentiation - toutes les nuances colorées précédentes - qu'il faut recouvrer ensuite sous peine de barbarie[261].

  • Le sublime peut passer de la croyance en la grandeur de l'homme comme dominateur de la nature à la conscience de son inanité, de sa contingence qu'il cherche à sauver par l'absolutisation ridicule de l'esprit, passage de la grandeur au ridicule[262].

  • La distinction enfin supposée garante de la clarté et de l'articulation est dépassée par la logique qui veut qu'une œuvre cherchant à exprimer l'expérience du flou niera cette logique du distinct mais ce d'une manière élaborée et claire[263].
 

3 Les catégories de la connaissance du monde

3.1 Le double caractère de l'art et son origine dans la division du travail

3.1.1 Le double caractère de l'œuvre d'art


Le caractère double de l'œuvre d'art est celui de son être-pour-soi et de son insertion au sein de relations avec la société[264]. L'art est un élément différant de la réalité empirique et en faisant partie à la fois; il en diffère comme du contexte d'efficience social, de son effet social, soit par son autonomie qui se localise dans la loi spécifique de sa forme, qui permet de distinguer un reportage et Mme Bovary de Flaubert. Les phénomènes esthétiques sont esthétiques et faits sociaux[265] et l'aspect social, son reste de finalité hétéronome, est le lieu de son essence mimétique[266]

Le double caractère de l'art comme produit du travail social, donc fait social, et sphère autonome rejoint celui marxien de la marchandise comme valeur d'usage et d'échange par la médiation du couple autonomie/hétéronomie en ce que la valeur d'usage est la part qualitative de l'objet, qui peut être dite autonome en ce sens que c'est ce qu'il a en propre et qu'il n'emprunte pas aux relations au sein desquelles il peut se trouver, en particulier dans le rapport d'échange qui lui donne une valeur d'échange, valeur pouvant être dite hétéronome.

3.1.2 Son origine dans la division du travail


La référence a la division du travail intellectuel et manuel pour Adorno est utilisée pour insister sur le caractère essentiel de l'autonomie de l'œuvre d'art comme condition de « réalisation de son universalité humaine »[267]. En effet c'est la division du travail manuel et intellectuel qui a isolé l'esprit dans une sphère autonome - relativement -, esprit essentiel à l'œuvre d'art qui montre par sa constitution sociale qu'elle n'est pas totalement autonome en son essence, que quelque chose de social s'oppose à l'art au sein de l'art [268]. C'est d'ailleurs pourquoi cette autonomie, d'abord gagnée sur ses anciennes fonctions sociales comme les fonctions cultuelles (ex :arts premiers) et de divertissement (ex : musique du Moyen Age), n'est pas totale. Les éléments de l'œuvre sont empruntés au monde, et le passage d'une époque à une autre, ne garantit pas qu'ils continueront à être expressifs dans la nouvelle. Bien que l'esprit de l'œuvre ne soit pas sa thématique, il n'est pas exclu qu'il sombre avec elle.

Le division du travail ayant opéré l'autonomisation de la sphère de l'esprit à laquelle appartient l'art, il va être en mesure de refléter « les contraintes sociales dans lesquelles il est pris », et en particulier cette même division du travail. « [P]ermettant ainsi d'apercevoir l'horizon de la réconciliation, il est spiritualisation; mais celle-ci suppose la division du travail manuel et intellectuel[269]. L'artiste coupé de la réalité comme conséquence de la division du travail ou comme propre initiative de retrait supplémentaire ne signifie pas qu'il perdrait la conscience de ce monde, car en tant que réagissant au monde et à cette coupure, elle emmagasine l'expérience de sa réalité et en est une forme de conscience[270]. La boucle est donc bouclée : la totalité sociale a généré une coupure sur son propre corps social - la division du travail manuel et intellectuel - et c'est une des parties en souffrance de ce corps - la sphère autonome de l'esprit avec l'art - qui prend conscience de cette douleur, spiritualisation qui permet, en 'voyant' la blessure, d'entrevoir la possibilité de sa guérison. Cela explique la phrase « Si l'art peut encore réaliser son universalité humaine, c'est uniquement à travers une division rigoureuse du travail; tout le reste est fausse conscience »[271] qui signifie que c'est par l'autonomie acquise par cette division qu'une conscience de la situation générée par cette division sera prise, conscience vraie de la totalité sociale, et en tant que telle, universelle.

Cette autonomie est cependant relative, de par son origine sociale et de part l'ensemble des éléments entrant dans la réalisation de l'œuvre où s'est sédimentée toute l'histoire et la société. En ce sens la représentation générée par la division bourgeoise du travail, de la mise à l'écart de la sphère artistique par rapport à la réalité, celle de la croyance en la création ex nihilo de l'œuvre alors que tout dans l'œuvre a des racines dans la réalité[272] est idéologique. Cette division veut faire croire qu'elle s'est effectuée comme celle effectuée dans l'extension lorsque l'on rompt le pain, où chaque morceau ne garde que la trace de la coupure, mais dans le cas de la division du travail manuel et intellectuel, comme le travail intellectuel est une forme de pratique, une gestuelle désincarnée là où le travail manuel nécessite des éléments d'intellection, une dialectique s'instaure entre les deux qui n'autorise pas leur dichotomie à la base de l'idée de création ex nihilo. De la même manière, cette division du travail a été intériorisée au cours du temps dans le sujet comme division entre le sentiment et la raison, alors que le sentiment seul sans la pensée est aveugle devant la vérité et que la pensée est vide sans le sentiment, ce qui est proche de la formulation de Kant concernant le concept vide sans intuition et l'intuition aveugle sans concept[273]. Ces divisions ne sont cependant pas révocables par la pensée ou par l'art qui en sont des produits. C'est leur prise de conscience qu'ils permettent.

Cette division non remise en cause car à l'origine de l'autonomie est donc aussi à l'origine de l'incompréhension de l'art actuel. En prenant l'exemple de l'incompréhension d'un non-spécialiste face aux dernières avancée de la science physique, qui s'est constituée elle aussi en sphère autonome, Adorno justifie que la sphère autonome de l'art qui a eu son propre déploiement et sa propre complexification ne soit pas immédiatement accessible[274]. Et la distinction faite entre la science physique et l'art est due à l'imputation de l'art à la sphère du sentiment et de la science physique à la sphère de la raison.

La dernière détermination que la division du travail marque dans la sphère artistique se situe au niveau du processus de production artistique où l'artiste ne créant pas ex nihilo, mais à partir d'éléments marqués par l'histoire et la société, la conjonction de ces différents éléments est une forme de division du travail[275], en ce que la force intervenant dans ce processus de production ne se réduit pas à celle du sujet seul, 'nu' pourrait-on dire, mais aussi de sa technique qui renvoie à une élaboration sociale, à son expérience dont les schèmes d'appréhension sont aussi sociaux, etc.

3.2 Processus de production


Le processus de production qui doit primer sur la réception selon Adorno doit être en premier lieu mis en rapport avec la production sociale répondant à la dialectique de la raison développée par Adorno et Horkheimer. En second lieu, il faut y relativiser le rôle de la personne privée et ce au profit de l'œuvre même, de sa loi formelle, et des éléments historiquement situés qu'elle organise.

3.2.1 Rapport à la production sociale : rationalité et artisanat


Pour le rapport au processus de production sociale, le mouvement général de rationalisation, anti-mythologique, de la raison qui emporte ce dernier dans le développement de la technique, est valable dans la sphère artistique, vis à vis des procédés de production artistiques[276]. Cependant elle garde un reste d'artisanat qui lui permet de résister à l'intégration totale aux procédés quantifiés du monde capitaliste réifié, opposés aux fins qualitatives de l'art. La technique artistique ne se réduit néanmoins pas à l'artisanat en ce qu'il instaure un libre rapport avec les moyens dont l'art a besoin[277].

3.2.2 Rapport intérieur à la société, par la forme


L'enjeu de ce rapport est la question de l'idéologie de l'œuvre d'art : conscience fausse ou déploiement de la vérité. Pour cela, l'essentiel est de comprendre que le rapport à la société est à chercher dans la forme de l'œuvre, et qu'en cela il est indirect, médiat. Comment la réalité imprègne l'œuvre sans que cette imprégnation soit un reflet et ne fasse que reproduire la réalité d'une manière non critique, soit directement idéologique ou récupérable par l'idéologie, entendue par là comme illusion consistant à faire de l'œuvre d'art une apologie de la réalité empirique, du monde tel qu'il est. Le lien entre l'oeuvre et la réalité est alors localisé au niveau de la « dialectique de la nature et de sa domination » qui a cours dans l'art comme dans la réalité sociale mais d'une manière qualitativement différente en ce que l'œuvre d'art est un modèle de tentative pour ne plus imposer le silence à l'autre - comme opposé au même, au principe d'identité du sujet qui rend l'autre identique à lui-même, ne plus imposer le silence à la nature comme nature contemplée et non objet d'action et de manipulation à des fins subjectives. Il y a une telle dialectique en ce que après que la nature ait été ce qui a effrayé l'homme, l'homme s'est mis en position de dominateur de la nature (dont la nature humaine), et que l'œuvre d'art, elle, essaye par des moyens rationnels forgés par le mouvement dominateur, de sortir de la domination, paradoxe constitutif de l'art. L'expérience à l'origine de l'œuvre d'art est celle du monde, et se déployant sous forme d'un réflexe, avec le sentiment d'effroi, imprègne l'œuvre. « Les antagonismes non résolus de la réalité se reproduisent dans les œuvres d'art comme problèmes immanents de leur forme ». Cela définit la rapport interne de l'art la société. Par l'écart avec la réalité et ses faits, forme esthétique de distance critique, elles atteignent le réel[278]. L'essence contradictoire de l'art s'expose donc en ce qu'il s'oppose à la société, tout en étant une activité sociale et intégrant une dimension sociale dans sa mise en forme, mais la déduction de la société à l'art n'est pas possible sans médiation, comme le fait la théorie du reflet qui court-circuite le moment proprement esthétique de l'œuvre[279]. Une des expressions du lien entre la société et le sujet s'éprouve comme l'approfondissement de l'autonomie esthétique parallèlement à l'augmentation de la pression sociale sur l'individu. Le jeu de forces de l'œuvre d'art converge ainsi avec la réalité extérieure. La dissonance est un élément concret d'effet de la société sur l'art, comme signe de l'art moderne, l'« aliénation sociale » de l'œuvre d'art[280]. Dans la société marchande totalement développée en ce que son principe d'échange devient universel, imprégnant toutes les activités et toutes les sphères, son imagerie doit être intégrée par l'art à son autonomie, sinon elle risque d'être impuissante. Pour surmonter le marché, et acquérir une force critique, tel Baudelaire qui porte les stigmates du monde bourgeois du XIXème dans sa poésie, l'art par mimésis doit reprendre la figure du monde moderne pour mieux en montrer la grimace[281].
Une articulation entre la structure des œuvres et la structure sociale est offerte à partir de la théorie psychanalytique des œuvres d'art en ce qu'elle a permis d'identifier une part non-artistique, sociale, au sein de l'art, à partir de l'inconscient de l'artiste, et ce bien que cette théorie soit réductrice - réduisant l'œuvre à une projection de l'artiste - en oubliant l'importance des matériaux, de la langue dans la constitution de l'œuvre. Elle a ainsi permis de faire barrage à l'idéalisme de l'esprit absolu tout en reconduisant un idéalisme par le fait qu'elle manque l'objectivité de l'œuvre par sa réduction à une projection[282].

3.2.3 Relativisation du rôle de la personne privée


Dans le processus de production artistique, la langue - ou la syntaxe -, le matériau et les produits partiels et passés importent autant que l'artiste dont les impulsions sont des matériaux comme les autres, et sont médiatisées par la loi formelle de l'œuvre[283]. « Le choix du matériau, son emploi et sa limitation constituent un aspect essentiel de la production » [284]. Ainsi, bien que l'art soit un produit du travail humain et non une chose parmi les choses[285], le « processus de production est indifférent selon son aspect privé » puisque c'est son objet à qui l'artiste prête sa capacité d'expression, et la tâche à accomplir est dictée par les exigences de l'objet. L'artiste est « un outil de passage à la potentialité de l'actualité », belle formule inversant celle de type aristotélicien du passage de la potentialité à l'actualité comme l'illustre le bloc de marbre qui contient potentiellement la statue, statue qui ne sera actuellement que par l'action du sculpteur. Cette inversion à pour but d'insister sur le fait que ce qui importe, c'est l'élément utopique de l'art, le fait que les éléments réels, actuels, rentrent dans l'œuvre dans une nouvelle configuration qui, bien que gardant la trace des antagonismes présents, ouvre aussi, en particulier dans son geste, sur le potentiel d'une nouvelle organisation du réel. En ce sens ne pourrait-on pas dire qu'il en est de même pour le philosophe, par le moyen conceptuel, qui par la dialectique rend de nouveau fluide les phénomènes figés afin de libérer leur potentialités ?[286]. Cette manière différente de faire, non dominatrice est prise au sérieux par les œuvres modernes qui y répondent entre autres choses par l'intégration dans leur processus de production d'éléments non maîtrisés [287], dont un exemple pourrait être le hasard comme lorsque le peintre Bacon commence un tableau par une tâche involontaire.

3.3 La société capitaliste échangiste et ses conséquences dans le domaine de l'art

3.3.1 La constellation échange-idéologie-marchandise-réification-aliénation-fétichisme


La société marchande est le lieu où s'opère la combinaison conceptuelle des notions d'échange, d'idéologie, de marchandise, de réification, d'aliénation, et de fétichisme. Elle est présentée succinctement mais de manière éclairante dans le paragraphe Objectivité et réification de la Dialectique négative[288] et permet d'aborder leur utilisation dans la Théorie esthétique. L'échange présente le double caractère d'être une objectivité réelle, déterminant les pratiques de plus en plus universellement, et de contredire sa prétention a priori de répondre au principe d'équivalence, d'abord en ce que des travaux différents et leur produits différents sont mis sur le même plan, et que dans le cas du salaire, la survaleur générée par la force de travail du salarié est appropriée subrepticement par le détenteur des moyens de production. C'est ce double caractère qui génère nécessairement la fausse conscience[289][290], autre nom de l'idéologie pour Adorno, apparence socialement nécessaire dont la conscience dominante ne pourra se libérer sans conversion sociale[291]. Cet échange de marchandises qui s'universalise, universalise par là même la forme d'objectivité qu'est la marchandise. La réification (ou chosification, Verdinglinchung et Versachlichung en allemand) est alors la « forme subjective de réflexion » de la « suprématie de la marchandise », une « figure de la conscience », une « forme de réflexion de la fausse objectivité », « la façon dont [les] conditions [de l'impuissance des hommes] leur apparaisse ». Ces conditions réifiées qui n'apparaissent pas telles qu'elles sont réellement, à savoir comme des conditions historico-sociales, l'individu en fait alors l'expérience comme celle d'une chose qui lui semble étrangère. Cette aliénation (Entfremdung en allemand où Fremd veut dire étranger, là où en latin alien est l'autre), l'expérience d'une chose vue comme une étrangeté à soi, quasi-naturelle, est donc aussi celle de l'oubli des conditions humaines de sa production. Le fétichisme est cette apparence qui consiste à attribuer aux choses en soi, la condition sociale de leur production. Ce fétichisme nomme concrètement le mécanisme originaire de l'idéologie, terme qui se rapprocherait alors d' «idologie» à la sonorité et à l' étymologie semblable (idea signifiant aspect, et eidolos image).
Les nuances distinguant dans leur usage les quatre notions d'idéologie, d'aliénation, de réification et de fétichisme semblent être les suivantes chez Adorno : l'aliénation insiste sur la perte de maîtrise et de conscience de quelque chose de propre ou de produits par les hommes, ce qui donne à cette chose l'aspect d'étrangeté. La réification elle cherche à nommer la transformation en chose de quelque chose d'originairement humain, schématiquement et de manière non dialectique, de quelque chose d'immédiatement vivant à quelque chose d'apparemment mort. L'idéologie insiste elle sur la conscience des choses qui devient fausse, et le fétichisme sur la fausse attribution à des choses de caractères qui ne leur sont pas propres en soi, comme si elles en avaient été l'origine par elles-mêmes, ce qui conduit à les 'adorer'. L'aliénation et l'idéologie portent plus directement un caractère protestataire, clamant tout ce que le système capitaliste a fait perdre aux hommes et visant les intérêts des classes possédantes à ce que la conscience des choses reste fausse [292], là où la réification et le fétichisme ont une connotation plus technique et descriptive, visant la connaissance d'un processus ou d'un mécanisme.
La constellation échange-idéologie-marchandise-réification-aliénation-fétichisme donne son visage à l'art à partir de sa théorisation comme fait social, hétéronomie directe et en-soi, autonomie relative ou hétéronomie indirecte. C'est l'autonomie gagnée par l'œuvre d'art à sa période moderne qui lui permet de résister aux faux échanges d'équivalents de la société d'échange. Cependant celle-ci nécessite son objectivation réalisée grâce à toute la force de ses moyens, et passe par la réification pour se détacher efficacement de la réalité empirique. Mais l'en-soi qu'elle pose est alors investi par toute l'idéologie du système qui cherche à réapproprier l'art, en déformant l'usage des catégories, principalement par hypostase anhistorique. C'est ce mouvement que la décomposition suivant chaque catégories se propose de figurer.

3.3.2 Le monde marchand et l'art : combat pour l'identité


Par rapport à cette constellation de notions, l'art, qui est aussi une pratique sociale, critique le principe abstrait d'échange qui contredit son principe d'équivalence, et pour se faire, l'oeuvre d'art pose une identité, non substituable. Ce qui apparaît dans l'œuvre d'art et qui peut éblouir n'est pas une chose, un étant substituable à un autre, ni une idée générale qui nivelle en tant qu'unité distinctive ce qu'elle subsume. En cela, elle critique et échappe au principe d'échange dominant qui égalise et écrase les différences, en présentant la possibilité d'un monde où les êtres et les choses recouvrent leur propre identité et non une identité d'emprunt imposée [293]. C'est en quoi l'art cherche à amener à la parole la nature opprimée, car cette identité est la nature propre des êtres et des choses. Un modèle de cette oppression est la réduction de la nature extérieure à la matière par la science [294].
L'art moderne est celui qui, nécessitant toute la force du sujet[295], affronte la réalité du monde marchand au lieu de la refouler, en fait partie et résiste à son objectivité en ne s'y abandonnant pas. Cet abandon est le risque représenté par l'œuvre élaborée complètement, qui en absolutisant sa rationalité en oublie sa finalité expressive, devient une sorte de machine fonctionnelle mais sans utilité, ne se distinguant plus d'une marchandise quelconque, et n'instaurant plus d'écart avec la réalité empirique, y retombe et perd la condition de sa force critique [296]. Ce caractère critique qui permet une distinction entre l'œuvre d'art et la marchandise est paradoxalement porté par son caractère d'apparence. Ce pas en arrière, cet écart de l'œuvre d'avec le monde des marchandises, se posant comme apparence, le convainc d'apparence comme dissimulation de la violence exercée par l'attribution d'identités fonctionnelles aux êtres et aux choses [297]. La marchandise se prétend être universellement pour les autres alors qu'elle sert les intérêts dominants, là où l'œuvre d'art en se donnant pour soi, en présentant la possibilité d'une identité est pour les autres, universellement. Et cet écart, comme recomposition en image selon une certaine loi de sa forme, d'éléments de la réalité, pour ces éléments, faisant appel à une rationalité ne s'érigeant pas en finalité, répondant alors à l'idée d'esprit selon Adorno, donne sa dignité à l'esprit comme condition de cette critique [298]. C'est là la répétition de la défense de la pensée, de la théorie dans le domaine de l'art.
Deux confrontations, avec Benjamin et Buren permettent d'apprécier ce concept de l'art. En ce qui concerne Benjamin, bien qu'Adorno reconnaisse la pertinence de sa distinction entre la valeur d'exposition de l'œuvre d'art maintenant reproductible techniquement sur différents supports et la valeur cultuelle de l'œuvre d'art unique, qui développe une aura [299], il regrette que cette distinction n'ait pas été dialectisée, en ce que l'idée même de l'œuvre unique, du fait qu'elle est objectivée, détachée de l'immédiateté du sujet, implique dans son idée la capacité de reproduction, déjà comme réception entre plusieurs personnes [300]. Cette insistance sur la reproduction de masse semble donc relativisée par Adorno, en ce qu'elle ne remet pas en cause la défense de l'identité propre que met en place l'œuvre. Même en niant la notion d'œuvre, l'objet restant parle pour ce qui ne serait pas substituable mais soi-même. C'est ce que Buren entreprend à la même époque, puisque son activité commence vers 1966. Cependant sa solution est aux antipodes d'Adorno. Là où ce dernier veut sauver l'apparence, Buren veut la faire disparaître définitivement. Supprimant l’œuvre d'art selon lui aliénante, car imposant aux individus la vision de l'artiste érigé en génie, il propose un objet qui devra être vu pour ce qu'il est, qu'elle que soit son contexte d'exposition, à savoir par exemple de la toile rayée recouverte de peinture aux extrémités [301].
Cette identité à laquelle prétend l'art est une prétention qui se joue de manière interne, en ce que l'art, comme réaction face à la société capitaliste de profit, intègre ses catégories et son comportement. La marchandisation qui exploite le monde en vue du profit affecte la sphère esthétique et en tout premier lieu sous le nom d'industrie culturelle [302]. Le besoin social de consolation y est exploité, donnant lieu à une production de masse, orientée par le profit, pour une culture de masse. L'industrie culturelle opère pour ce faire une double manipulation, des éléments de la réalité, et du moi des masses. Par le calcul des réactions du public, elle lui fait croire que ses produits sont là pour lui, là où c'est pour le plus grand profit de quelques-uns. Ce calcul se base sur la faiblesse du moi des masses, produite par la société, faiblesse qu'elle contribue à reproduire, et que la fatigue physique et ou psychologique de fin de journée de travail permet de comprendre. Cependant, ce divertissement, une fois devenu marchandise, est vulgaire en tant qu'abaissant les hommes en réduisant irrespectueusement sa distance avec eux - comme une bonne tape sur l'épaule, ou un clin d'œil complice - et en tant que se pliant au bon vouloir des hommes dégradés. Le divertissement est alors socialement illégitime en tant que masque de l'oppression et de la répression omniprésentes. Et par la reproduction 'fidèle' de la réalité dans ses produits, un miroir réconfortant sur l'existence d'un monde partagé, aucun effort de réflexion n'est plus nécessaire. En second lieu, c'est l'expérience esthétique de la nature, prélude à celle de l'art, qui est exploitée commercialement [303]. Le beau naturel porte ainsi l'empreinte de la marchandise avec le tourisme organisé, la publicité de l'industrie touristique pour les sites et pour les enclaves qu'il n'a pas encore défigurées. L'extension totale du principe d'échange entraîne le concept de beau naturel a n'en être plus qu'une « fonction contrastante » qui l'intègre et l'enchaîne à lui, à « l'essence réifiée » que la forme d'objectivité de la marchandise du monde bourgeois développe bien au-delà des conventions réifiées de la société féodale qu'il avait rejeté. Enfin, en troisième lieu, l'art comme corrélat urbain de l'exploitation touristique des paysages culturels, voit la dévastation esthétique venir s'infliger aux villes, et ce car venant de la fausse rationalité de l'industrie gérée par le profit [304]. Si l'art se révèle séducteur, cette part séductrice, à laquelle il ne s'y réduit pas, est récupéré, exploité commercialement. Cela finit par la pervertir d'où leur absence des oeuvres qui en sont affectées [305]. L'industrie culturelle exploite les besoins de bonheur là où l'art exigent est obligé de casser cette promesse de bonheur, s'écarter des substitutions de satisfaction [306]. L'artiste même, par l'identification du sujet esthétique et de la personne empirique est récupéré à fin de profit, l'immédiateté de la personne étant utilisée pour tromper [307]. Outre l'industrie culturelle, la mode récupère aussi ce qu'elle peut dans l'art sérieux; cependant ce qui la distingue et la rapproche de l'art est son caractère éphémère [308]. Et l'art lui-même n'est pas exempt d'un geste exploiteur car comme objectivation, il participe à « l'exploitation [des] élans mimétiques » du sujet [309].  

3.4 Idéologie


La question de l'idéologie dans la Théorie esthétique ressort plus d'une critique de l'idéologie que d'une théorie, au sens où J.Bidet l'entend dans Que faire du Capital ?, à savoir d'établir « le lien nécessaire existant entre structures sociales et formes de représentation » [310]. Elle relève plutôt de la critique qui, se fondant sur une théorie de l'œuvre d'art, suggère moins quel pourrait être le processus qui mène à ces représentations, suggestion qui quand elle apparaît tourne toujours autour des moyens de perpétuer la domination des structures sociales en place, qu'elle ne démontre leur fausseté. Dans ce contexte, le texte de la Théorie esthétique s'attaque à deux types d'idéologie, l'idéologie de l'art et celle des discours sur l'art, de l'esthétique, qui inclus l'idéologie de la réception des œuvres en ce que dans ses jugements peuvent se lire des principes esthétiques.

Concernant l'art, la double définition de l'idéologie comme « conscience socialement fausse » et « apparence socialement nécessaire » [311], dont la fonction sociale est finalement de servir les intérêts matériels qui veulent le « statu quo », la perpétuation des structures économiques, sociales et politiques telles qu'elles sont, et qui, au niveau de la sphère esthétique se décline comme la tendance à neutraliser toute théorie qui mettrait l'art en relation avec la vérité, le constituant comme force critique, pose les deux problèmes suivants. Sa première formule implique déjà une sortie hors de l'idéologie puisqu'elle est bien une affirmation concernant la société, et que son énonciation suppose de s'être trouvé sur le haut lieu du vrai où contempler la vallée des larmes à sa source. C'est le problème du fondement de la théorie. Sans l'aborder ici, la possibilité de sa reconnaissance, de la bipartition du champ des représentations sociales, donne à l'art sa propre possibilité de témoigner pour le vrai. La seconde formule de la définition vient le préciser avec la formulation, pour employer une terminologie métaphysique, de la possibilité pour une conscience d'atteindre l'essence d'un phénomène social alors que la société génère une apparence nécessaire de ce phénomène dans les consciences, formulation qui pose donc aussi le même problème de fondation déjà soulevé.

Cependant, l'interrogation qui porte sur la légitimation de l'expérience de ce qu'elle prétend être la vérité, peut se retourner en la remarque suivante : comment la distinction entre la vérité et l'illusion pourrait-elle être faite sans qu'il y ait eu, à un moment donné, un démarquage entre les deux. La réponse matérialiste d'Adorno à cette question est dans le fait matériel qui s'impose sans appel : les impulsions corporelles, en particulier la souffrance qui génèrent une résistance, une lutte, pour disparaître. Le fondement est donc matériel et cette matérialité est reconnue dans l'esprit, dans la conscience comme quelque chose qui n'est pas de la pensée ou de la conscience. C'est alors dans la capacité de la pensée d'articuler en langage ce silence douloureux, articulation qui permet de prendre conscience de son sens que réside la question de la vérité. Cette lecture semble renvoyer Adorno à la psychanalyse freudienne, la théorie à l'interprétation de symptômes et la société à un corps en souffrance - trois renvois à notre connaissance qui ne se trouve pas chez Adorno, du moins tels quels. Que devient alors le statut de l'idéologie ? J.Bidet dans Que faire du Capital ? montre qu'elle est, dans cette œuvre de Marx, « déduite » de la structure du système capitaliste comme une de ses fonctionnalités, et dont le caractère d'illusion nécessaire n'est qu'un effet. En ce sens elle n'est alors pas « une censure au sens freudien », car « dans un système fondé sur l'antagonisme, […], la domination n'a pas besoin de se cacher : elle est d'abord cachée » [312]. L'idéologie est là une nécessité structurelle 'hors sujet' qui s'impose aux sujets, déterminant leur volonté, et non pas le fait du sujet, bien que ce fût des sujets contre d'autres qui ont posé 'au départ' cette structure objective de domination qui se perpétue, ce qui implique qu'une autre pourrait être posée - c'est le caractère historique et non naturel de cette structure. Adorno dans la Dialectique négative est alors en accord avec l'analyse de Marx, dans son glissement de l'idéologie vers « le 'fétichisme' : c'est la relation marchande elle-même, impliquée dans le rapport plus-value, qui serait le principe ultime de la représentation idéologique » [313], analyse J.Bidet. Adorno écrit : un « universel […] se réalise par-dessus la tête des sujets […] L'idéologie ne vient pas se poser sur l'être social  comme une couche qui en serait détachable, mais elle séjourne au plus intime de lui. Elle se fonde dans l'abstraction qui contribue essentiellement au processus d'échange […] Au cœur de cette illusion, la valeur comme chose en soi, comme 'nature'. » [314]. Mais l'allure de loi naturelle de la loi économique du mouvement de la société moderne, n'est pas à prendre « à la lettre » et Adorno identifie là, dans « la possibilité d'abolir ces lois », « le thème le plus puissant de toute la théorie de Marx ». La perpétuation de cette « loi naturelle » s'appuie sur sa négation, car c'est lorsque la conscience ne reconnaît pas la part de nécessité qui l'habite, sa part naturelle, qu'elle finit par universaliser ce qu'elle croit être sa production, et transformant le monde en 'seconde nature' - le droit chez Hegel comme monde de l'esprit produit par lui-même à partir de lui-même - et échoue à se distinguer d'elle. [315] Cette dialectique entre la nature et l'histoire est celle de l'immédiateté et de la médiation spirituelle, et éclaire peut-être la dialectique de l'économique et du politique, l'économique jouant le rôle naturel et le politique l'historique. Le politique serait alors déjà la prise de conscience théorique de l'économique comme immédiateté de la pratique.

Dans la sphère esthétique, c'est la théorie esthétique qui prolonge la pratique artistique et qui pose la question de son contenu de vérité, comme critère du décèlement dans l'œuvre d'art d'une idéologie partielle ou totale  : « la part d'esprit objectif que recèle objectivement une œuvre dans sa forme spécifique est-elle vraie ? ». [316] Cela permettra de reconnaître un certain contenu de vérité à des œuvres professant de manière manifeste des opinions réactionnaires, en contradiction avec la situation sociale, donc « idéologique dans ses intentions » [317] en ce que leur forme manifestera expressivement cette situation sociale. C'est le critère du hiatus entre le paraître et l'être, entre la prétention que tel discours manifeste ou qu'il implique dans le cas des oeuvres d'art non-discursives, et ce que la forme 'comportementale' de ce discours implique.

Dans ce contexte Adorno contribue alors par la Théorie esthétique à la reconnaissance des discours idéologiques dominants, sur la base d'une connaissance de l'art, qui permet de déceler son risque idéologique inhérent qui rend possible son utilisation idéologique par un usage amphibologique de catégories esthétiques qui perdent leur pertinence qu'ils ont par ailleurs, dont le ressort est la rupture de leur dialectique, leur naturalisation indue, oublieuse de leur caractère historique qui permet d'oublier la situation historique et sociale antagoniste où se trouve plongé le sujet.

3.4.1 La richesse du sujet et de l'expérience


Le sujet, le particulier ou l'individus et sa psychologie sont devenus une idéologie là où est sous-entendues leur autonomie, la liberté et la richesse de leur expérience car la puissance des objectivités, les structures sociales les ont formés dans le sens de sa propre reproduction [318]. L'utilisation de la formule de la 'sensibilité artistique', qui n'est l'apanage que de quelques-uns, en rend compte en ce qu'elle masque toute la répression de la mimésis qui empêche la plupart des gens de la développer [319].

Le sujet reste un concept à réaliser mais ne l'est pas dans ces conditions où il disparaît sous une réification toujours plus grande [320]. La récupération à fin de preuve complète cette apologie de l'individu en ce que, s'il reste réellement un particulier ou un élément individué - comme l'œuvre d'art - persistant dans certaines enclaves, il est utilisé par l'universalité omnipotente de la société comme preuve de la bonté du monde administré. Un telle enclave comme la vie privée est ainsi utilisée [321]. Dans le domaine artistique, cela se transforme par la glorification du génie en ce qu'on projette sur lui toute la puissance d'un sujet qui n'existe plus dans ce monde devenant de moins en moins humain et où le sujet est au comble de l'impuissance [322]. Complément théorique de cette idéologie, est le nominalisme qui tient à ce que le concret soit assimilé au donné, là où ce donné, l' 'existant' - et en cela suivant la leçon de Hegel et Marx – est frappé d'abstraction, d'autant qu'il est réglé par le principe dominant et abstrait de l'échange, par « des relations fonctionnelles abstraites et universelles », empêchant « la détermination pacifique de l'étant » que serait un concept non positiviste de donné. Alors que la richesse de l'expérience est prétendue être ce donné, il n'est que le masque de l'abstrait. C'est l'œuvre d'art qui se montre dans son inutilité non échangeable, qui se pose elle-même comme sa propre finalité qui essaye de rompre le cercle enchanté [323]. Mais l'art est alors aussi récupéré parce que l'idéologie nostalgique d'un « sujet objectivement affaibli par un ordre hétéronome », lui donne un modèle de l'œuvre d'art et de la culture closes, garantissant un sens immuable, sur lequel on sait pouvoir compter [324].

3.4.2 La suppression du sujet


Face à la glorification du sujet et de sa richesse, le fascisme politique propagea l'idée que c'est la démission du sujet qui était la solution à un Etat qui se voudrait sans misère. Cette démission prend deux formes. La première correspond à la formulation selon laquelle la conscience 'tue', et qu'en conséquence, il s'agit de la faire taire et donc de cesser de penser, ce qui permet au système de perdurer sans résistance. La seconde se trouve dans l'art qui pousse l'objectivation à son extrême limite et ce dans volonté d'objectivité compromise par le mensonge du sujet. Prenant acte que ce sujet est mutilé, il pousse jusqu'à affirmer qu'il n'y a plus de sujet, qu'il est mort. Les œuvres tenant se raisonnement suppriment tout résidu subjectif mais, en aboutissant à la constitution d'une pure chose perdent toute la force critique engagée [325]. Adorno interprète de ce point de vue le détournement du cubisme par Braque et Picasso comme la compréhension que le remplacement par l'ordre géométrique rationnel de la réalité empirique, de ce que l'expérience ne pouvait plus saisir, finissait, après avoir montré à quel degré de schématisation la vie se réduisait, par confirmer cet ordre au lieu de le combattre, et de figurer une forme de renoncement [326]. D'une manière différente, le projet du constructivisme de constituer une objectivité échoue lui aussi. Il affiche une prétention exposé a priori, dans son idée, à l'échec, car il « tombe sous la critique de l'apparence ». En effet, en se voulant fonctionnel, il impose une finalité hétéronome au détriment de la téléologie immanente des éléments particuliers. La domination de l'uniformité se perpétue pareil « aux intérêts particuliers socialement réprimés sous la totale administration » [327].

3.4.3 L'humanité de l'art


La récupération de l'art comme garantissant le sens de l'existence ici-bas pousse à la critique que la société bourgeoise porte sur l'art moderne qui, brisé, serait inhumain, alors qu'il devrait être plein d'humanité, la culture cherchant par là à conserver une belle façade avec le monde qui reste antagoniste et brisé. Même la représentation classique du prolétariat permet à la bourgeoisie de s'en débarrasser en lui reconnaissant une belle humanité et une belle nature [328]. L'art qui ne résiste pas à cette situation peut présenter deux visages. Le premier, sur une base critique, est celui d'une réaction, rébellion, contre le sensible, contre l'harmonie comme contre la dissonance même, comme rappel du sensible [329]. Cette radicalisation conduisant à supprimer toute trace sensible fait rechuter l'œuvre d'art dans la réalité brute. Le second, celui de l'art qui va se vendre comme consolation au milieu d'une réalité sordide, et, en tant que tel, est assimilable à une tentative de faire accepter cette réalité, là où l'œuvre authentique se fera semblable aux aspects sombres de la réalité pour la critiquer efficacement, à l'opposé de la façade trompeuse et sensible de la culture [330]. Pour favoriser ce type d'art rassurant et consolant, la société pose la séparation entre la rationalité et la sensibilité, et dans le domaine esthétique, celle entre l'intuition et le conceptuel, et ce afin de neutraliser la force critique de l'art pour lui faire remplir un rôle de divertissement sans conséquence permettant de reproduire la force de travail, là où un aspect sombre d'une oeuvre dénote une prise de conscience de quelque chose [331].

3.4.4 La bonne naturalité de l'art


Pour éviter cette prise de conscience de l'art ou de sa réception qui permettrait peut-être aux sujets de prendre conscience de leur mutilation, la société rationalisée déploie un ensemble de représentations naturalistes de l'art. C'est d'abord l'art comme organisme, permettant d'attaquer tout art conscient de lui-même comme les mouvements à 'programme' - exposé explicitement ou non - comme l'impressionnisme ou l'expressionnisme. C'est ensuite, lié à ce caractère d'organisme, ses caractères prétendument irrationnel et inconscient, utilisés dans la perspective de cantonner l'art dans une région bien délimité d'irrationalisme [332]. Comme représentation autorisant les précédentes, c'est la mise en avant du génie, comme créateur au même titre qu'un dieu, en oubliant toute la part de finitude technique propre à l'homme, dieu qui fait la nature - natura naturans [333]. La technique se trouve alors dépréciée comme signe du déclin là où auparavant l'art était « spontanément humain », alors qu'elle a toujours été un moment essentiel de l'art bien que n'apparaissant dans la réflexion esthétique qu'au XIXème siècle [334]. C'est la nostalgie de la croyance que le grand art est simple alors qu'il est le lieu d'un « tour de force », en ce que l'œuvre est d'un côté un artefact mais doit de l'autre donner lieu à l'apparition d'un en-soi, ce qui est antinomique [335]. Taxer l'art d'irrationalisme permet de masquer sa participation à l'Aufklärung en tant qu'ayant rejeté son origine dans les pratiques magiques pour se constituer [336]. Cela permet, en outre, alors que l'art authentique doit conserver une part de son mimétisme comme condition de l'expression du diffus, en lui appliquant faussement les règles rationnelles pragmatiques qui contredisent le mimétisme en tant qu'elles tendent à la conservation de soi sans rapport à l'autre, de ne laisser comme autre possibilité à l'art que l'abandon à l'irrationalisme que l'on cherche à lui imposer. C'est le risque encouru par l'art, du fait de cette pression sociale des représentations dominantes, de retomber dans la croyance qu'il agit directement par affinité sur les choses - la conservation de son origine dans les pratiques magiques - et que la technique est à déprécier comme issue de la raison , ce qui conduit à des œuvres mal élaborées perdant toute force critique [337], là où un art ayant conservé la maîtrise de ce mimétisme lui permettait d'agir comme révélateur : conservant sa finalité en soi et élaboré, il convainc de son absurdité le monde comme administration fixée sur la rationalité de ses moyens. Cette naïveté naturelle vers laquelle est poussée l'art trouve son modèle dans la représentation du comportement esthétique comme une « éternelle disposition naturelle de l'instinct ludique » [338] dont le corrélat est de stigmatiser toute trace de sérieux esthétique et de trop grand réflexion [339]. C'est une hargne contre la pensée qui veut réduire l'art à un pur jeu de forme alors que cette mise en forme est réalisée pour donner une parole à ce qui est opprimé, pour critiquer le fait que l'irrationalité règne encore, la raison encore particulière rivée sur ses moyens, en montrant un autre usage de la raison possible comme aptitude à percevoir dans les choses plus que ce qu'elles ne sont, comme processus que la mimésis déclenche et dans lequel elle se maintient modifiée, autorisant ainsi la possibilité de ressentir encore quelque effroi, là où l'effroi est la trace de la vie dans le sujet rationnel, comme réaction à l'emprise du monde non maîtrisée qui permet de le transcender, comme capacité d'être touché par l'autre.

Cette hargne contre la pensée qui est un signe de la perte de l'immédiateté dont il faut retrouver des substituts à tous prix se retrouve dans les philosophies de la culture qui stigmatisent l'idée de progrès et l'intellectualisme des avants-gardes tout en voulant préserver le style, conduisant ainsi droit à l'industrie culturelle manipulatrice [340]. C'est l'expression de la tendance à sauver la façade alors que derrière le monde est laid qui se traduit par la condamnation de l'art moderne comme dégénérescent pour lui opposer la prétendue éternité naturelle - là où c'est la nature qui comporte comme moment propre la dégénérescence [341]. Cette récupération de l'art dans tout ce qui peut contribuer à sa naturalisation trouve un exemple dans le mathématisme, où il est entendu par là la mise en avant de figures de proportions immuables dans les œuvres d'art. Or cette recherche est de type bourgeoise comme tendance à gagner en objectivité face au peu de cohérence d'un traditionalisme de type féodal. Face à cette origine historique, la table rase du mathématisme de l'art comme prétendant indiquer des phénomènes originels, en tant que naturels et autonomes, occulte leur devenir historique qui s'oppose à leur immédiatement donné, à leur caractère de résultat produit historiquement, que permet de déceler une réflexion seconde. « Ce qui est différent n'occulte pas sa dimension historique » [342]. De même, l'attirance vers l'originel comme bonne nature se trouve dans le rejet du classicisme comme apparence d'harmonie, orienté vers son prédécesseur archaïque, qui retombe dans l'illusion d'harmonie propre à la nature, en ce que c'est de la violence du monde archaïque que s'était échappé le monde classique antique. En lieu de cette régression, l'art devrait selon Adorno se tourner vers les victimes du classicisme, de son principe d'harmonie autoritaire [343]

3.4.5 Le caractère désengagé de l'art


Cette naturalisation de l'art va de pair avec  la représentation de son autonomie comme désengagement social qui permet de neutraliser toute force critique qu'il pourrait développer. Dans sa propre distance constitutive, l'œuvre d'art participe pour une part à ce désengagement. Même si l'art, par ses constructions est un démontage critique car il met en perspective par une association plus libre des éléments de la réalité en quelque chose de différent, le caractère double de la réalité, réalité et idéologie, représentant la domination [344], cette distance par rapport à la société laisse cette dernière inchangée. En cela elle participe de l'idéologie. Mais comme la société reproduit la vie malgré sa négativité, les malheurs qu'elle reproduit, l'art participe aussi à cela [345]. Par rapport à la menace de mort qui règne cependant sur le monde déraisonnable, l'art prend une aspect réconciliateur de par sa distance avec la praxis [346] et proférer le sérieux esthétique masque la participation de l'art à l'activité qui n'a d'autres fins qu'elle-même, cynisme à l'époque où le monde possède les moyens de s'anéantir [347].

C'est d'abord l'analyse des œuvres qui connaît ce 'destin', en ce que l'analyse immanente employée initialement pour palier l'absence de sens artistique, retrouver l'expérience du caractère concret des œuvres, et empêcher par là leur utilisation au sein de visions du monde, se retourne, une fois intégrée académiquement, en garde-fou empêchant toute considération sociale de s'approcher de l'œuvre, affirmant l'inanité de telles considérations comme venant de l'extérieur des œuvres et se plaquant sur elles, qui remettrait en cause leur autonomie et leur liberté. Or cette autonomie s'est constitué historiquement en intégrant la part d'autorité qui lui incombait dans le culte, comme effet qu'elle devait avoir sur les individus, dans l'autorité de l'organisation de sa forme, dans la position de sa loi formelle, et ce après avoir gagné son autonomie dont l'idée directrice de liberté était née de la contrainte du culte. Un aspect de domination a donc été intégré par l'art lors de la formation de son autonomie [348] et brandir cette liberté et cette autonomie tel un aspect 'naturel' inaliénable reconduit la domination.

Le mécanisme de l'idéologie se répète donc avec l'analyse immanente absolutisée dans cette 'défense d'entrée', alors que les œuvres d'art, même si elles répondent au qualificatif de monades, ne développent leur vérité que dans une interprétation qui vient avec des concepts de l' 'extérieur' mais qui par réflexion sur l'expérience de l'œuvre d'art se transforment [349]. C'est justement l'analyse immanente qui permet d'identifier ce qui dans les œuvres d'art est précaire, indéterminé et insuffisant comme la trace d'un esprit  « socialement faux, précaire, idéologique ». Ce passage est justifié en tant que le comportement de l'art face à son sujet est une «  'attitude objective vis-à-vis de l'objectivité' et à ce titre reste une attitude à l'égard de la réalité » [350].

Ce désengagement répond à la tendance de retrouver une immédiateté perdue que l'art comme substitut pourrait offrir et pour ces 'retrouvailles', la condition est son isolement de toutes les médiations sociales qui le constituent [351]. Pour cela, un point d'accroche est nécessaire pour convaincre de la prétendue immédiateté de l'art. C'est l'émotion qui jouera ce rôle, le résidu mimétique des œuvres sans lesquels elles se réduiraient à des « acomptes » pour une science positiviste prochaine, mais à laquelle elles ne réduisent pourtant pas. C'est pourquoi l'émotion sera aussi hypostasié et l'esprit, la pensée, dépréciée dans l'art.

Cette autonomie de l'art comme désengagement social est déployée par l'abus du principe de l'art pour l'art quand son antithèse à la réalité empirique se fait dans la facilité et l'abstraction [352]. En soi, ce principe exprime l'exigence de structuration interne selon des problèmes spécifiquement artistiques. C'est selon Adorno lorsque cette structuration est réalisée en fonction du structuré et non comme « habileté tournant à vide », ce qui constitue son excès, que l'en-soi des œuvres intègre leur dimension sociale comme sublimation dans la loi de la forme de leur expérience.

Le désengagement social de l'œuvre d'art comme monade a son corrélat subjectif dans l'intériorité supposé du sujet qui est le substitut à son impuissance dans la réalité face aux objectivités des structures sociales. L'intériorité  du sujet pour soi est ainsi l'illusion d'un royaume intérieur comme compensation de ce qui est refusé par la société [353]. Cette intériorité jette un lien illusoire avec la tradition comme « refuge de souvenirs subjectifs » alors que les œuvres d'art et leurs rapports apparaissent extérieurement dans la société, et en tant que tels critiquent l'intériorité [354]. Cette critique reste valable pour la représentation de la possibilité d'un  commencement nouveau et absolu en art, la table rase, comme y ont succombé Schönberg [355] Descartes ou Husserl, en ce que leur réaction dont le produit est cette table rase est une réaction sociale et historique.

3.4.6 L'harmonie de l'art


Cette représentation classique qui s'exprime dans l'harmonie en fait une simple position, statique, et masque sa vérité comme résultat de forces en tension [356]. C'est par la représentation de la totalité de l'œuvre d'art - rapport du tout aux parties - comme un équilibre harmonieux entre le tout et les parties, que la tension entre les deux a été supprimée par une prédominance du tout, d'un principe autoritaire de l'œuvre par exemple. C'est ainsi que l'équilibre en vient à être refusé par des artistes, comme mensonge, et cela initie la crise de l'art et du beau [357] comme question de la possibilité de constituer encore une telle totalité sans mensonge. Le risque de la mise en forme artistique, à l'époque de la fausseté de la totalité sociale, est que la totalité de l'œuvre qui unifie ses éléments, apparaissant avec un caractère d'harmonie fasse rejaillir ce caractère sur la totalité sociale qui a permis son apparition [358]. Les rives du cynisme sont atteintes quand la prétendu fuite des artistes hors du monde réel se trouve critiquée, en ce qu'elle traduit la tendance à prêter allégeance à l'esprit d'adaptation et la prétention d'affirmer que le monde étant harmonieux, il n'y aurait pas de raison de le fuir [359].


3.4.7 La bonne nouvelle de l'art


Le risque permanent d'idéologie auquel est confronté l'œuvre d'art est le fait de son irréalité là où il pourrait faire croire à la réalité de ce qu'il montre, à la réconciliation mais il n'en reste pas moins vrai en tant que n'identifiant pas le non-identique mais en se faisant pareil à lui [360]. Par la présentation d'une réalité unique, l'œuvre d'art critique le principe d'échange, sans pour autant, sous peine d'idéologie, en inférer que rien ne serait échangeable [361]. L'apparaissant n'est pas échangeable parce qu'il n'est pas inerte mais le monde ayant apposé des masques d'inertie sur tout, le monde reste échangeable. L'art amène l'échangeable à la conscience critique de soi. Ce qu'il montre est la possibilité d'une réalité où les choses étant à leur place propre, non imposé, mais comme apparence sinon son sujet collectif, la société possible serait supposée être déjà là, ce qui reproduirait le mensonge de l'harmonie déjà présente [362]. Ce risque est inséparable de la vérité de l'art car dans sa distance avec de la réalité empirique qui constitue son refus, la recomposition d'un non-étant comme s'il était, puisque cette recomposition apparaît dans l'en-soi de l'œuvre, ne peut se distinguer d'un représentation réconciliée du monde. L'utopie d'un être identique à soi est proche de l'horreur d'un domaine séparé qui produirait du beau indépendamment du monde. Le risque idéologique de l'art est de n'être que copie pitoyable et autoritaire de la réalité, mais devenir pure protestation limite l'art et affecte sa raison d'être [363]. Ce risque de la copie autoritaire est réalisé par l'art dit réaliste du réalisme socialiste, où sa reproduction prétendue sans illusion du réel ré-injecte du sens à la réalité comme si celle-ci lui avait donné, alors que cependant cette réalité était encore irrationnelle [364]. L'utilisation de la rationalité esthétique dans une telle copie minutieusement étudiée est son travestissement à fin d'exploitation et de domination des masses [365]. Là où la réalité ne présente plus de sens évident, l'œuvre d'art ne peut plus se reposer sur un élément extérieur lui permettant de s'assurer d'un sens [366].


3.4.8 La pure spiritualité de l'art


Cet en-soi que pose l’œuvre d'art et qui dans cette position comme réaction à l'expérience du monde est déterminé intérieurement par la société, de par le fait que l'œuvre est une création de l'homme, se fait attribuer la spiritualité du produit, mais dans l'opération se glisse la représentation que l'élément spirituel est indépendant des conditions de sa production matérielle, alors que l'œuvre d'art est un produit du travail social. Purement spirituelle, l'œuvre en vient à être considérée comme de qualité supérieure, « en trompant sur la faute séculaire de la division du travail intellectuel et manuel » [367]. Alors qu'il est nécessaire de reconnaître la part spirituelle de l’œuvre et ne pas en rester au moment du 'comment cela est-il fait?' de la confection, le contenu philosophique et la technique restent médiatisés et c'est à travers l'analyse technique que celle est reconnue comme on peut le voir chez Shakespeare où ce contenu, « la percée nominaliste vers une individualité mortelle et infiniment riche en soi » répond à sa technique de « succession architectonique et quasi épique de scènes très courtes », d'épisodes. L'expérience de l'auteur où ce contenu s'insère, non fabriquée, rentre en contradiction avec les procédés en cours, et sa fabrication les transforment en de nouveaux [368].


3.4.9 L'art communiquant


La réduction représentative du contenu de l'œuvre à un message, formule discursive prétendant donner le sens de l’œuvre, qui permet de se saisir et manipuler aisément l’œuvre, participe à la tendance à rapprocher l'art de la réalité empirique, déjà en confondant leur rapport en traitement discursif imitatif du matériau - qui permet de dire qu’une nature morte est seulement une copie des objets sur la table, ou que Madame Bovary de Flaubert est un reportage social [369] - le moment de la forme étant escamoté, et le thème surélevé alors qu'il n'est qu’un des matériaux de départ, avec l’état de la technique, les matériaux utilisés, l’intention de l’artiste. C'est la conséquence de la réduction de l'œuvre à une essence purement spirituelle, là où la spiritualité de l'œuvre est en réalité imbriquée dans sa matière [370]. La réintroduction de l'art dans la vie participe de la même tendance en tant qu'elle rend les attraits esthétiques disponibles pour une exploitation du marché de la culture [371]. Ce rapprochement se transforme en souci de communiquer que devrait connaître les œuvres, ravalant celles-ci au rang de monnaie d'échange et de service rendu aux hommes. Sans se rendre à cette forme de servitude de la communication, l'hermétisme qui est attaqué comme séparé et indifférent au monde cherche à parvenir encore aux hommes par une expérience de la conscience sous forme de choc [372]. L'œuvre d'art utilisant les formes dominantes de communication, jouant le jeu de l'échange n'échappe pas à la représentation dominante. De par le besoin où l'œuvre d'art se trouve de ne pas jouer ce jeu de la communication, elle y réussit par « la force de l'expression [de ce besoin] dont la force de tension [lui] permet […] de parler en un geste muet » [373]. La structure sociale capitaliste qui par le moyen d'un faux échange d'équivalent finit par 'mutiler' la vie, en rendant le sujet incapable de faire une expérience, tend à tout faire pour donner l'illusion d'une nouvelle proximité consolante [374], par un message détachable de l'œuvre et par le plaisir immédiat qu'elle doit offrir, tous deux préludes à l'industrie culturelle manipulatoire. Cette tendance est relayée dans la théorie positiviste qui fait de la sphère de la réception des œuvres d'art le lieu du rapport entre l'art et la société comme prélude à sa manipulation sous forme de statistiques [375].

3.4.10  L'art altruiste


Ce souci de la communication se prolonge en 'altruisme' de l'art. Il doit communiquer car son existence doit être pour les autres. Cependant, ce discours du 'pour les autres' est celui de la marchandise censée être ainsi 'pour les autres' alors que son système basé sur l'antagonisme ne sert les intérêts majoritaires que de quelques-uns, l'existence de ceux qui dirigent [376]. L'œuvre qui dans son idée se trouve devoir être 'pour les autres' ne peut la réaliser en acceptant pour cela d'en prendre la forme dominante, et devient ainsi 'pour soi'. C'est ici la théorie de l’œuvre d'art moderne comme en-soi déterminé encore socialement dans cet en-soi et y présentant la promesse d'une société meilleure, d'un sujet collectif, qu'elle répond, par l'hermétisme, à cet altruisme. D'un côté l'œuvre d'art échappe à la marchandise qui prétend être pour autre chose alors qu'elle est simple pour soi, en se donnant comme pour soi, secrètement le véritable 'pour les autres', mais ce secret dans le faux monde translucide de l'échange faussement transparent devient narcissisme élitaire dès qu'il revendique cet en-soi qui est une stigmate de la structure marchande non égalitaire. De même dès qu'elle se pose comme l'être-pour-autrui comme le fait l'industrie culturelle, elle signifie ce que l'on peut en retirer et cela devient une tromperie de croire que les œuvres de l'industrie culturelle sont faites pour les hommes [377]. Excuser ces œuvres vénales devient la tendance générale comme concession à sa propre faiblesse subjective produite par le système, par rapport à l'exigence des œuvres sérieuses [378]. La notion de 'culture pour tous' traduit cette tendance fonctionnelle de perpétuation du système quand elle signifie ne voir le peuple que comme « le complément de la société de classes ou comme l'univers statistique des éléments qui comptent au lieu de considérer en lui le potentiel d'un peuple libéré » [379]. Elle se prolonge dans l'industrie culturelle par le détournement de la notion de sublimation dans l'art, faisant de l'art et de ses produits des succédanés d'une satisfaction sensible réelle toujours attendue. L'effet bénéfique escompté est faux et la catharsis aristotélicienne réévaluable dans le sens d'une apparence [380].

3.4.11 La culture dans toute sa gloire


L' 'altruisme' de l'art, cet être-pour-les-autres qui masque le rapport marchand doit s'accompagner de la glorification de soi de la culture pour masquer sa marchandisation. Il s'agit pour la culture de se maintenir tout en laissant croire à la nouveauté de la production culturelle [381]. Ce maintient passe d'abord par la glorification des œuvres du passé, masquant la modification interne qualitative qui leur advient au cours du temps et qui entraîne que des œuvres perdent leur qualités ou ne parlent plus [382]. C'est ainsi que le refus de l'expérience lucide des temps présents se traduit comme la plus grande compréhensibilité des œuvres les plus éloignées. En réalité la communauté d'expérience de l'art contemporain et de son public permet une compréhension plus directe que les autres époques dont les principes historico-philosophiques ne sont pas accessibles immédiatement [383]. Cette inaccessibilité permet de projeter sur lui n'importe quel discours et de l'utiliser ainsi comme moyen de glorification de la société conflictuelle [384]. En outre, ce rapport au passé est reporté sur les œuvres à venir d'une double manière. D'abord par l'intermédiaire de l'utilisation détournée de la tradition de l'esprit. Adorno suivant en cela Brecht, pense qu'elle est pour une part « une chaîne dorée de l'idéologie », alors que l'oubli est parfois nécessaire aux artistes pour se déployer [385]. Ensuite, par le rapport aux sujets considérés comme sublimes, qui n'en donnent pas pour autant la qualité aux œuvres, par son détournement en « respect de la puissance et de la grandeur ». Cet usage est démasqué par la moindre œuvre justement 'sublime' traitant d'un sujet ne se conformant pas aux critères en usage d'un sujet sublime : c'est le cas chaise de Van Gogh par exemple dont la manière selon Adorno intègre une expérience profonde, celle des prémisses de la catastrophe historique [386].

Ce rapport de contrainte qu'exerce le passé sur la tentative des œuvres d'art de garder leur autonomie s'exerce d'autre part par le présent en l'instance de la sphère du divertissement désormais totalement administrée par l'industrie culturelle. Cette contrainte insidieuse se décèle dans l'affirmation de la coexistence des sphères du divertissement et de l'art, comme un mécanisme qui permet d'intégrer sans conflit apparent l'art à la sphère du divertissement comme « bon divertissement », comme marchandise comme une autre, ce qui a pour but d'escamoter sa critique de la société et de la sphère du divertissement qui lui est asservie [387]. De ce point de vue même les œuvres les plus agressives devront être intégrées et neutralisées, témoignant du mécanisme général idéologique de s'intégrer ce qui lui résiste [388]. L'objection selon laquelle la beauté des grandes œuvres semblent réclamer les applaudissements, ne permet pas l'assimilation entre les deux sphères du divertissement et de l'art. La différence objective entre les deux sphères peut s'identifier en terme d'une élaboration technique poussée à ses limites, ne prétendant pas plus qu'elle ne peut. Le critère de la disproportion entre la présentation et la substance de l'œuvre permettra de juger de ce niveau d'exigence.

L'art par lui-même ne peut se débarrasser d'un résidu d'affirmation, au sens d'un comportement affirmant, glorifiant et posant la culture de sa société positivement, puisque sa réussite et ses qualités sont virtuellement reportées sur la société dans laquelle il s'est épanoui, alors qu' « il s'élève au-dessus de la misère et de l'asservissement des simples existants » [389], et plus radicalement qu'après l'horreur du génocide des juifs, la seule existence de l'art qui consolide la culture qui a produit cette horreur semble disproportionnée et cynique. Son objectivation en outre confine à une certaine froideur, à une complicité avec la barbarie, alors que l'absence d'objectivation, c'est à dire le sacrifice de son autonomie, est synonyme d'entrée dans le jeu du monde. Cependant l'esprit dans sa forme la plus avancée reste nécessaire contre la toute-puissance de la totalité sociale car son sacrifice serait la résignation à la barbarie régnante [390]. Il participe d'autant plus à cette tendance nécessaire qu'il se pare de dignité, qu'il y prétend comme à telle décoration, dans le hiatus entre ce que l'on veut paraître et ce que l'on peut être, compte tenu des conditions sociales et historiques [391]. La prétendue dignité et noblesse des œuvres d'art devenant une pose, une attitude qu'elles prennent, se détachent de leur contenu et constituent un voile affirmatif [392]. L'apologie tombe alors sous le coup de la publicité [393], catégorie centrale de la société marchande qui s'emparant de la culture, jette des doutes sur sa substantialité, son marchandage nommant son échec. Cette dignité comme pose de l'œuvre d'art suppose en outre sa réussite. L'analyse technique est le moyen de montrer que toute oeuvre recèle des failles, soit par un manque d'articulation, soit par une pure perfection formelle qui, comme retombée dans le monde des objets, car elle se révèle alors similaire à une machine inutile, est un échec. Cet absence d'œuvres parfaites s'interprète comme le fait de conditions historiques non réconciliées, qui passent dans les œuvres dans ses failles. « Si les œuvres parfaites existaient, la réconciliation serait effectivement possible au sein de l'irréconcilié au stade duquel appartient l'art » [394].

Les contradictions de la culture s'exprime le plus nettement dans l'urbanisme, où les belles enclaves moyenâgeuses conservées dans les villes permettent de faire illusion sur la bonté de la culture pendant qu'autour se poursuit un développement urbain irrationnel et violent [395]. Le beau naturel lui-même est récupéré et transformé en « hypostase de l'immédiateté au moyen du médiatisé », le médiatisé étant ici l'industrie touristique par exemple qui en tant que transformant les paysages sauvegardés comme des réserves sous verre démontre par là même que l'expérience immédiate de la nature n'est plus possible.

Le corrélat subjectif de ces fausses glorifications de la culture, des œuvres du passé, de l'œuvre d'art en tant que tel, des paysages culturels, et du beau naturel est double. C'est d'une part la conviction qu'ils apportent à l'esprit bourgeois, qui fait ces fausses expériences, de sa propre bonté [396], et de sa propre supériorité en tant qu'amateur d'art, où l'on retrouve de manière sous-jacente le jugement de valeur conditionné par la division du travail intellectuel et du travail manuel, des classes non laborieuses et des classes laborieuses, trompant sur la réalité de l'art dont la pratique est un moment essentiel [397]. C'est d'autre part l'insistance sur le besoin subjectif d'art qui, suite à l'échec personnifié de la culture dans les horreurs qui ont eu lieu en son sein, n'est que la substitution subreptice du besoin objectif des hommes qu'est la suppression de la « misère du monde » [398].

3.5 Fétichisme


Contrairement au fétichisme, Adorno réserve le terme d'idéologie pour dénoncer la société qui l'a produite, et malgré sa conscience du caractère fonctionnel de l'idéologie - qui passe par l'opération fétichiste - , il lui donne une coloration morale que le terme de conscience fausse dénote. Une phrase comme l' « idéologie proférée n'est jamais cru totalement et progresse de mépris de soi en auto-destruction. Rien n'est fait pour améliorer la situation » [399] indique que c'est le caractère déclamatoire, engagé qui est idéologique. En tant que simple fonctionnalité du système, cette déclamation, cette passion comme défense d'un certain ordre ne serait pas nécessaire. Il semble alors possible d'avancer que son usage dénote le lieu où la pointe la plus possiblement 'consciente' du mécanisme social qui génère selon sa nécessité les représentations qui lui correspondent, se loge. Alors que l'arrogance de sa profération semble intégrer un doute sur sa vérité, le fétichisme est plus utilisé comme présentation d'un mécanisme aveugle. Et pour caricaturer cet usage, l'esthéticien bourgeois pourrait être dit idéologue alors que l'artiste borné serait fétichiste. En ce sens, Adorno réserve son usage suivant une lecture probable de Marx où l'introduction de l'idéologie dans l'Idéologie allemande était le lieu de la critique pleine de verve et où le chapitre sur le fétichisme du Capital était le lieu de la description scientifique du mécanisme fétichiste.

Au niveau de son contenu, la catégorie de fétichisme dénote un manque fonctionnel de dialectique car il est le résultat d'une opération qui consiste à isoler et hypostasier des éléments du réel, à les absolutiser. Il nomme alors la mystification qui est une forme constitutive de la socialisation [400]. Le texte d'Adorno où la présence du fétichisme dans la sphère de l'industrie culturelle est particulièrement étudiée est Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute de 1938 dont, comme le dit le traducteur, les éléments d'analyse se retrouve jusque dans la Théorie esthétique [401]. La catégorie marxienne de fétichisme y est alors interprétée, après avoir rappelé le texte du Capital sur le caractère fétiche de la marchandise [402], comme « la vénération de ce qui s'est fait soi-même […] de ce qui, comme valeur d'échange, s'est aliéné de […] l' 'homme'  »[403].

Adorno distingue deux usages du fétichisme, celui qui a lieu dans la sphère de consommation des biens culturels et qui est directement le caractère fétiche de la marchandise, et celui qui se déploie dans la sphère de production des œuvres d'art, comme fétichisme du caractère d'en-soi des œuvres d'art, de leur objectivation et de leurs moyens techniques. C'est, pourrait-on dire, le fétichisme de l'hétéronomie et de l'autonomie.

3.5.1 Le fétichisme de la marchandise dans la sphère esthétique


Le monde enchanté par le fétichisme de la marchandise montre que des produits différents de travaux différents qui se trouvent identifiés dans l'échange, acquièrent une valeur qui semble leur être naturelle [404]. Dans le domaine de la consommation de biens culturels, la surproduction de marchandises dites « culturelles » (disques, concerts, films, etc.) transforme la valeur d'usage dont la fonction vient à être assurée par la valeur d'échange. Précisément, c'est le succès, le prestige, le caractère à la mode, de telle production qui finit par être recherché et consommé, et les œuvres d'art les plus célèbres succombent spécialement à ce processus [405]. L'apparence esthétique comme apparition de l'essence est masquée par cette seconde apparence  [406]. Ce double phénomène d'apparence s'exprime aussi par le fait contradictoire de la valeur d'usage consommé comme succès, comme l'être-pour-autrui du produit, et de la finalité de l'œuvre d'art dans son concept, chose se constituant pour elle-même, par rapport à ses problèmes immanents, et non en vue des autres [407]. Comme le dit Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute de 1938 en accord en cela avec la Théorie esthétique : le succès « est le simple reflet de ce que l'on paie sur la marché pour le produit : le consommateur adore véritablement l'argent qu'il a dépensé […] Il a lui-même 'fait' le succès qu'il réifie et qu'il accepte comme un critère objectif sans pourtant se reconnaître en lui » [408] Là où l'art avait gagné son autonomie en s'arrachant au culte d'abord, puis au service des cours, cette autonomie se défigure à l'heure où la culture de masse s'intéresse plus au succès de telle ou telle production qu'à sa qualité. Par le fétichisme de la marchandise, où le succès est fait par le porte-monnaie des gens, et se trouve être hypostasié pour devenir une propriété mystérieuse du produit, le fétichisme archaïque de l'origine de l'art, 'fétichisme de l'autonomie' ou du symbole se réitère en 'fétichisme de l'hétéronomie', quand les figures sur les parois de la grotte, par exemple, prenait une vie indépendante et magique pour prendre le dessus sur la bête désirée, ou quand l'ointe figure du Christ sur une toile en venait à être habitée divinement [409]

Au sein du capitalisme de monopole, cette jouissance de la valeur d'échange est une participation à l'abstraction issue du principe d'échange. Et cette abstraction passe à l'art moderne dont l'indétermination de ce qu'il doit être ou de son pourquoi en est le chiffre. Il réagit allégoriquement au monde devenu abstrait, permettant une nouvelle distanciation esthétique d'avec le monde et défiant la puissance de l'illusion que la vie existe encore [410]. Le fossé entre le spectateur et l'œuvre est alors extrême, d'un côté il n'y plus d'expérience de l'œuvre mais perpétuation abstraite d'un succès et de l'autre l'abstraction de l'œuvre qui réagit à cette situation et se ferme à l'immédiateté de son expérience.

3.5.2 Le fétichisme du caractère d'en-soi de l'œuvre d'art


Un élément fétiche persiste dans l'art depuis sa naissance où intervenait un aspect de fétiche magique, mais ce fétichisme n'est pas celui de la marchandise. Il donne à croire que l'œuvre d'art possède l'absolu, mais cet aveuglement est nécessaire. A l'opposé l'engagement est une simplification inévitable des données de la situation, et en tant que telle donne lieu à une fausse conscience [411] [412] En effet l'illusion de l'apparition de l'en-soi ne peut être obtenu que par une restructuration formelle des éléments de l'étant, qui intégrés tels quels ne communiquent pas entre eux, communication qui conditionne l'apparition. Ainsi toutes les esthétiques du 'sujet', se centrant sur le thème et non sur la mise en forme échoue à constituer un tel en-soi, une telle distance avec la réalité empirique. C'est le cas de la science-fiction qui se focalise de manière fétichiste sur l'histoire [413] et de l'esthétique sociale dont les œuvres manquent leur critique qui se concentre dans les problèmes de forme [414].

L'esthétique ne peut cependant plus affirmer naïvement que l'œuvre d'art est le lieu de la révélation - en tant que lieu différant de la répétition de ce qui est - et répéter ce fétichisme de l'œuvre d'art, en ce que cette attribution de pouvoirs à l'œuvre est contradictoire avec son caractère de produit de la main de l'homme, d'unité artificiellement réalisée [415]. Ce caractère fétichiste des œuvres d'art se présente plus précisément comme venant du fait que c'est leur part spirituelle émergeant de leur structure qui se présente comme un étant-en-soi, alors qu'elles ont été faites [416]. C'est cet en-soi qui semble se présenter qui constitue leur caractère d'apparence, car elles prennent cette présentation comme celle d'une réalité. Adorno donne comme exemple d'une telle apparence de vérité immédiate l'opéra en ce que cette forme est considérée comme s'étant naturellement organisée alors que les effets de l'opéra ont été calculés comme le fruit de réflexions sur la forme et son effet [417].

Cependant, c'est grâce à ce caractère d'apparence d'un en-soi que l'art s'est émancipé de sa fonction précédente de divertissement [418] et cette autonomie acquise est essentielle à son contenu de vérité qui suppose ce fétichisme du pour soi seul. Sans lui, l'art retomberait inexorablement sous la coupe du principe d'échange dominant, pervertissant comme servant le profit. « Seul l'inutile représente la valeur d'usage étiolée » résume Adorno. La raillerie de Marx rappelée par Adorno à propos de l'échec commercial du Paradis perdu de Milton comme « travail socialement utile » est « la défense la plus forte de l'art contre sa fonctionnalisation bourgeoise ». L'œuvre d'art combat contre cette « fonctionnalisation bourgeoise » - l'être-pour-autre-chose - et la rationalité fin-moyen de l'utilité [419].

Ce fétichisme de l'autonomie se retrouve dans le principe de l'art pour l'art qui suppose que l'œuvre d'art se suffirait à elle-même [420]. Pour l'éviter et retrouver le regard adéquat d'un double caractère de l'œuvre d'art, Adorno propose comme modèle expérimental de la regarder de l'extérieur, dans son insertion sociale, comme ambiance par exemple, qui est la négation marchande de l'ennui causé par le monde des marchandises, comme divertissement et donc finalité sociale [421].

Il est répété sur le modèle qui a été vu de la naturalisation de l'art à fin d'écarter sa fonction critique, et ce selon les trois axes, de la nature en tant que tel, du génie et de l'intuition. La nature comme phénomène et non plus comme objet d'action, à savoir manipulée et exploitée sans égard, n'existe encore qu'à l'état de signe et le fétichisme qui lui est attaché n'a pas lieu d'être et n'est que « le masque affirmatif d'une fatalité sans fin » [422]. C'est ce fétichisme de la nature qui est répété sur le génie comme nature, comme garantissant la riche nature du sujet, la richesse de la culture et sa disponibilité dans la profusion de ses marchandises. Pour cela, l'artiste génial est représenté comme sujet séparé, abstrait, alors que le fait de la technique le ramène à sa finitude concrète, et cela finit par mettre l'essentiel sur l'artiste et non plus sur les œuvres [423]. L'artiste comme individu derrière l'œuvre est fétichisé comme vérité de l'œuvre, et ce à but commercial, pour faciliter la vente de ses œuvres comme articles de consommation, puisque chacune de ses productions sera a priori une réussite, l'artiste étant identifié à une bonne nature fonctionnant naturellement et produisant naturellement de bon produits [424]. C'est enfin la doctrine réduisant l'œuvre d'art à n'être qu'intuitive qui devient fétichiste, en attribuant indûment à l'intuition immédiate des effets qui ne se produisent que grâce à l'agencement rationnel des éléments constituant l'œuvre [425]. Ce fétichisme se prolonge en répondant au désir bourgeois que l'œuvre, devant servir à quelque chose, prenne comme valeur d'usage le plaisir sensuel qu'elle doit procurer, et ce en hypostasiant la différenciation sensuelle, là où celle-ci ne suffit pas et où une structuration est nécessaire pour servir la valeur spirituelle de l'œuvre qui est ici négligée [426].

3.5.3 Le fétichisme de l'objectivation


L'objectivation, le processus artistique qui mène à fabriquer un objet cohérent en soi, est perçu de l'extérieur, comme le fétichisme de l'art. Cependant, elle est sociale comme produit de la division sociale du travail [427]. Ce qui est vu de l'extérieur, c'est le fait que par cette objectivation, l’œuvre a tendance à se figer et, en cela, à renier la dynamique des forces qui se joue dans l'œuvre. Ce processus s'oppose donc au concept de l'œuvre d'art qui est de saisir l'instant fugitif d'un processus vivant, en ce qu'il aspire à constituer une unité reposant en elle-même, comme une réalité en soi, fermée, là où son ouverture seule lui permet de dépasser la réalité empirique, d'établir une distance avec elle. Si ce lien tendu avec cette réalité empirique vient à être rompu, elle ne se réduit plus qu'à une forme vide de sens, et retombe dans la réalité empirique, chose sociale parmi d'autres, marchandise parmi les marchandises [428]. Cette objectivation la rapproche donc dangereusement de la chose sociale, et entraîne la fausseté de la « fétichisation de ce qui est processus et instant ». Ce risque est cependant nécessaire, ce n'est qu'en tant qu'objectivée qu'elle gagne son autonomie [429]. La volonté de durer de l'œuvre, de garder ce lien tendu à la réalité empirique, au sein de son autonomie peut se muer en fétichisme de la durée qui étouffe l'œuvre d'art par cette exigence d'inaliénabilité [430].

3.5.4 Le fétichisme des moyens techniques


Le fétichisme des moyens techniques qui concerne l'art comme la production sociale et qui substitue les moyens aux fins desquelles ils sont au service, provient de la rationalité pragmatique, qui réagit suivant le principe de la conservation de soi, et de finalités prochaines en finalités prochaines, est obnubilée par ses moyens. L'art y participe mais de manière légitime en ce que c'est grâce au métier que l'étendue des solutions possibles pour l'œuvre en cours est limité. Cependant le comportement de la société capitaliste qui masque l'irrationalité de sa confusion des moyens rationnels et des fins [431] ne laisse pas l'art à l'abri. Le symptôme le plus récent pour Adorno de cette fétichisation de la rationalisation des moyens, où les moyens deviennent des fins en soi, est la présentation de schémas d'œuvre, de projets [432]. La force productive technique se présente mais ne se réalise pas. Le risque est le règne d'une technocratie, règne de la domination. La valeur de toute construction ne tient cependant pas à elle-même mais à la place qu'elle occupe dans son rapport au contenu de vérité, sa finalité, dans l'œuvre [433]. Lorsque le rapport à la praxis devient ainsi fétichiste, en devenant simple pour soi, en oubliant son idée même qui est d'être pour autre chose, elle trahit sa finalité de prêter sa voix à la douleur du monde, son horizon incertain, le bonheur, comme « centre de force de l'art et de la théorie » [434]. C'est pourquoi tout progrès en art, pour ne pas être fétichisé, doit être confronté à son contenu de vérité [435].

De même que l'abandon à la seule technique n'aboutit à aucune œuvre sinon une forme vide, la croyance nominaliste, issue de son refus de la forme comme être-en-soi spirituel, est fétichiste en donnant à l'œuvre des pouvoirs qu'elle n'a pas, à savoir en croyant que l'œuvre s'organisera d' « en-bas », par sa seule force, en s'abandonnant complètement à elle [436].

Enfin suivant le même schéma fétichiste de croire que l'élément fétichisé va produire de lui-même, avec ses propres pouvoirs, l'œuvre, c'est la catégorie même de nouveau qui le devient sur modèle de la marchandise qui doit toujours se renouveler. Elle vient à être recherchée pour elle-même, comme un caractère indépendant. Ce fétichisme est à critiquer dans la chose même et peut souvent l'être dans des œuvres où des moyens nouveaux côtoient des fins anciennes. Une nouveauté qui reste abstraite prend le risque du toujours semblable, et la volonté du nouveau s'associe au toujours semblable du mythe car viser la non-identité revient à l'identification tentée du non-identique. C'est la perte de l'évidence de l'art qu'illustre sa problématisation comme objet fabriqué qui devrait pourtant exister pour lui-même qui conduit ainsi à la fétichisation, car le nouveau, voulu, mais comme autre, serait le non-voulu [437].

3.6 Réification


Cette notion largement utilisée par Adorno est présente chez Marx mais a été développé spécifiquement par Lukacs dans Histoire et conscience de classe en 1926, qui a influencé le marxisme dit occidental [438]. Cette notion déborde selon E.Balibar [439] l'usage marxien où les rapports personnels sont remplacés et représentés par les rapports entre marchandises, en ce que « l'objectivité marchande » devient « le modèle de toute objectivité » et « l'objectivation […] s'étend à toutes les activités humaines ». Le texte d'Adorno sur son expérience des Etats-Unis Expériences scientifiques d'un universitaire européen en Amérique donne des exemples de la réification du côté de l'objet : la standardisation, la transformation de créations artistiques en biens de consommation, la pseudo-individualisation calculée; et du côté du sujet : le caractère manipulable de la conscience et son incapacité de faire une expérience spontanée [440].

La réification est une fixation, conformément à l'étymologie qui indique la transformation en chose, res en latin, ce qui s'oppose au devenir ouvert, fluant et changeant de la vie, connotant donc la mort, et dont la visée est l'immuabilité et inéluctabilité de l'existant [441]. En figeant les aspects qualitatifs, une manipulation et l'insertion dans des calculs devient possible. Ceci peut être illustré par le cas de l'individu qui, salarié, peut être réduit lors de sa notation annuelle à un salaire, un certain nombre de compétences, de 'qualités humaines' avec une note sur une échelle, etc. afin de décider de son avenir dans l'entreprise. Mais aussi par cette même précédente illustration faisant de l' 'individu', l'exemplaire d'un cas abstrait, le cas justement donné ci-dessus. Enfin cela peut être illustré par un mémoire sur l'utilisation adornienne des concepts issus de Marx, qui comptabiliserait leur nombre d'occurrences, et qui sur la base d'une statistique en conclurait au 'centre' de cette utilisation. La cause de cette réification est essentiellement pour Adorno, le caractère universel de la forme marchandise affectant au premier chef les relations entre les hommes, car elle est la « réflexion d'un rapport de travail comme s'il était objectif » [442].

Son usage dans la Théorie esthétique est double et répond exactement au double caractère du fétichisme présenté. D'un côté, c'est la réification occasionnée par les rapports marchands et qui consiste en une perte de capacité à faire des expériences dont le contenu ne soit pas déjà recouvert par des catégories les déterminant. De l'autre, c'est la réification nécessaire de l'œuvre d'art.

3.6.1 Affaiblissement et déformation de la capacité d'expérience


Le phénomène de la réification touche le rapport du sujet à son autre. Adorno caractérise cette conscience réifiée par trois traits. D'abord la conscience réifiée est une conscience sans effroi, c'est à dire qui n'est plus touchée par l'autre, ce qui est une condition de la connaissance qui se trouve relié par là à l'amour pour les choses, à l'Eros [443]. Ensuite, incapable de ressentir cet autre, la conscience réifiée suppose son immuabilité et inéluctabilité. C'est en ce sens une conscience mythique, c'est à dire une conscience qui ne voit dans l'autre que du toujours semblable. Elle se trouve ainsi par-delà les âges mise en relation avec le charme antique [444]. Enfin l'origine de cette conscience qui n'est plus touchée par l'autre est localisée dans l'abstraction impliquée par le système marchand : abstraction du travail et de la valeur du produit par le temps de travail qui pose des grandeurs calculables et en premier lieu l'individu réduit à sa force de travail. La société finit par assujettir le sujet lui imposant des modèles modelés socialement de ce rapport à l'autre. C'est le cas de l'individu qui est regardé par l'employeur comme une force de travail. La réification a augmenté à l'époque bourgeoise, car après les conventions féodales, c'est l'ensemble de l'expérience qui devient conventionnelle [445] alors que celle de la nature était encore possible à l'époque de Kant, ce dont son esthétique du sublime témoigne. Ce sont alors le rapport au prochain, à la nature, et à l'art qui se trouvent réifiées et la science positiviste se fait le modèle de ce rapport en surestimant le quantitatif parce qu'il est mesurable et calculable, au détriment du qualitatif insaisissable [446].

Dans le domaine des relations entre les hommes, des modèles de ces modèles imposés se décèlent dans des expériences du type de celle du visage d'une jeune fille que l'on ne peut voir sans penser à la star sur le modèle de laquelle il a été fait, ou du type de celle de la perception de la nature modifiée selon Proust par Renoir, ce qui suppose qu'on a besoin d'un modèle pour faire l'expérience [447]. L'expérience de la nature, quant à elle, ne peut plus être immédiate, puisqu'elle est intégrée dans l'industrie touristique [448] qui médiatise chaque regard porté par un panneau indicateur. Dans le domaine de l'art enfin, cette incapacité à l'expérience se lit dans sa vision dichotomique de l'œuvre d'art prodiguant du plaisir et un message, et dans son incompréhension de l'art moderne qui raconte justement le 'destin' de cette conscience réifiée.

La dichotomie évoquée se formule quant au plaisir censé être prodigué par l'art comme le fait que l'absence d'un lien sensible immédiat au monde entraîne que la conscience projette ce besoin sensible sur l'art comme ersatz, dont elle se convainc de se satisfaire contre elle-même, contre la possibilité d'une vraie satisfaction sensible [449]. Quant au 'message', cette notion tend à réifier le rapport dialectique entre le contenu philosophique et la technique en une dichotomie figée, permettant de rendre le contenu philosophique, le caractère spirituel de l'œuvre, ainsi mutilé, détachable sous la forme d'un message [450], d'une « donnée positiviste », manipulable et trafiquable [451] C'est l'amputation du contenu de l'œuvre là où le lieu de l'esprit est dans la configuration de ses composantes [452]. Pour Mahler, une telle formulation détachable serait « l'absolu est pensé, senti, ardemment désiré, mais n'existe pas. Mahler n'ajoute pas foi à la preuve ontologique de Dieu, que presque toute la musique antérieure répétait sans réfléchir. Tout pourrait être juste, et est néanmoins perdu : c'est à cela que répond le tressaillement de sa musique. » Mais Adorno ajoute que seule, cette formulation n'atteint pas l'œuvre, ni celui qui l'a lit pour qui elle prend une allure abstraite. Ce n'est que dans sa concrétion qu'elle prend son corps et agit sur le sujet [453]. L'idéalisme absolu de Hegel a participé à ce mouvement en hypostasiant l'esprit dans sa métaphysique, ce qui le réifie et cela finit par le réduire à « l'idée cernable » [454]. Le matérialisme au contraire ne signifie pas que l'esprit doive être écarté ou rabattu sur la matière mais que, contrairement à l'idéalisme, il ne soit pas hypostasié et réifié, isolé abstraitement par ce biais, et que sa réalisation nécessite son moment contraire, la choséité [455]. Une fois le contenu devenu insaisissable, c'est le mouvement historique des œuvres d'art en soi qui se trouve réduit à la position historique des spectateurs par rapport à elles, alors que son mouvement essentiel est interne et figure une sorte de vie : disparitions successives de ses couches, dissociation de sa loi formelle, durcissement une fois transparente, vieillissement, extinction [456].

Quant au rapport d'incompréhension de la conscience réifiée à l'art moderne, il se lit d'abord comme l'accusation portée de la part de cette conscience réifiée comme quoi l'art moderne gagné par la spiritualisation se serait aliéné sa part naturelle, comme en témoignerait sa tendance vers le non-figuratif. Cette représentation est erronée en tant que le monde n'étant plus accessible qu'à travers des verres déformants conçus par la fabrique sociale, et la nature ayant été elle-même déformée par son ravalement au niveau de la matière, c'est par la formation de son en-soi, son autonomie que l'art peut rejoindre le plus adéquatement la nature, c'est à dire par ce que l'on pourrait appeler une imitation intérieure et non une imitation extérieure [457]. La logique des choses coutumières étant rejetée par les œuvres modernes, elles deviennent impopulaires, comme les œuvres expressives de la seconde école de Vienne [458] qui n'ont pas à être rejeté par un matérialisme non exigeant, sous prétexte de ne pas être immédiatement populaire, car elle représente une provocation critique de la réification bourgeoise par le geste de briser cette logique coutumière [459]. C'est n'est d'ailleurs plus que sous forme d'irruptions sous la forme par exemple de l'irritation que suscitent les œuvres d'art modernes hermétiques que la rupture possible de la conscience réifiée devient possible, et donc par une sorte de communication de l'incommunicable, en tant que la communication a elle aussi été réifiée et ne permet plus que d'échanger des paroles convenues [460]. Cette incompréhension de l'art moderne engage alors un processus qu'Adorno a appelé de désartification dont les deux pôles sont le rapport entre le sujet et l'objet, réduit à un rapport projectif, et la transformation des œuvres en choses parmi les choses. L'élément mimétique propre aux œuvres d'art qui leur font être semblables à leur autre, société comme seconde nature, ou propre au sujet qui regarde l’œuvre d'art et cherche à se faire semblable à elle pour la comprendre, repose sur l'affinité du sujet pour l'objet. Le caractère universel de la forme marchandise ayant réifié cet élément, il finit par se réduire à la projection du sujet sur l'objet, projection qui disqualifie l'objet, l'œuvre d'art en question. Ce regard qui fait de l'œuvre le support de l'écho de soi, en faisant s'évanouir les qualités propres de l'objet est la désartification de l'art, tendance à la suppression des caractères spécifiquement esthétiques de l'œuvre [461]. Un doute finit par planer même sur l'art moderne. En effet, il reste difficile à distinguer dans le rejet de l'expression si elle vient d'une conscience réifiée ou si, convaincue de l'impossibilité d'une expression immédiate se réfugie dans une expression inexpressive comme des « pleurs sans larme » . Adorno, dans la fin des années soixante, ne voyait ainsi comme seule possibilité d'expression que celle qui indirectement se meut « au travers de la structure aliénée et mutilée des choses » [462]. Kafka en constitue ainsi un modèle, celui d'une mimésis de cette réification, avec sa prose au style objectif. Par l'écart entre cette prose et les situations extraordinaires narrées, l'aveuglement social est perçu [463]. Enfin, la conscience réifiée finit par atteindre l'esthétique dans le relativisme qui rejette la prétention de l'art à la vérité. Il est réifié en tant que détaché de la chose dont il est question, réflexion sur soi qui ne sait plus faire l'expérience de l'objet. Adorno y oppose que « les questions techniques peuvent être tranchées » et donc que par ce biais l'expérience de l'objet peut-être retrouvée [464].

3.6.2 La nécessité et les risques de l'objectivation artistique


La réification de l'œuvre, sa transformation en chose par la technique objectivante est nécessaire pour sauver dans la durée le fugitif, l'éphémère, qui passent dans les impulsions mimétiques, éphémère qui sinon partirait dans l'oubli [465]. Son modèle est, en tant qu'éphémère échappant au destin d'être une chose morte, le feu d'artifice - qui brille puis s'évanouit [466] et sa première réalisation probable est la tentative de représentation du mouvement dans les peintures rupestres qui peut être interprétée comme une première résistance contre la réification [467]. L'œuvre d'art vise donc l'horizon d'un langage des choses, en réduisant par la technique la contingence du sujet et sa seule réalité psychique [468]. Elle est cependant antinomique en ce que l'intégration croissante des éléments mimétiques, avec l'horizon de devenir une simple chose, s'oppose à l'expression humaine qui a pourtant besoin de cette réification sans laquelle elle ne serait plus qu'impulsion subjective impuissante, sombrant dans la réalité empirique. C'est d'ailleurs cette chose humaine, cette impulsion qui cherche à se mouvoir derrière la réification du sujet, qui pousse son impuissance à s'exprimer sous forme de langage. La réification est limitée par le rudiment mimétique comme représentant de la vie intacte au sein de la vie mutilée [469]. Cette antinomie se répète comme celle du désir d'éternité auquel la réification prétend donner accès et « le caractère éphémère de ce qui dans le temps s'instaure comme réalité durable » [470]. La crise entre la sphère de réception et la production se situe alors dans le fait que l'importance donnée à l'intuition comme « réflexe dirigé contre la réification sociale », comme désir de retrouver une forme d'immédiateté dans un monde des marchandises qui, orienté selon le principe abstrait de l'échange, l'empêche, est mis en échec par la réification à l'œuvre dans l'art, comme ce qui permet, par une synthèse d'éléments en rapport de forces, de lui donner une forme objective. L'intuition ne peut accéder immédiatement à l'œuvre objectivée aux moyens d'éléments de pensée. [471], ni l'imagination s'introduire librement au sein de l'exigence constructive [472]. Ce qui se meut dans la réalisation de cette construction est alors la part spirituelle de l'homme, sa « force d'objectivation » [473] qui se fixe dans l’œuvre. La réification est en cela élaboration spirituelle [474] et s'oppose par cette réalité non-chosale qu'est l'esprit, à la réalité chosifiée [475]. L'idée de classicité [476] se comprend comme propre aux œuvres dont l'objectivation a le mieux réussi.

L'art moderne depuis Baudelaire se caractérise la protestation de l'art contre la réification dans le monde moderne et sa critique se développe par l'expérimentation des archétypes de cette réification par le moyen de la forme poétique [477]. « Les œuvres modernes s'abandonnent mimétiquement à la réification, à leur principe de mort », à savoir au fait qu'en extrayant des éléments de la réalité empirique et en les objectivant dans l’œuvre, ces éléments, perdant leur immédiateté, perdent l'immédiateté de leur vie [478].

Les risques de cette opération d'objectivation sont en premier lieu l'expulsion radicale du sujet et donc, la finalité d'exprimer la douleur du sujet étant reniée, elles retombent dans la réalité empirique. Cette réification des œuvres à la « littéralité barbare » est une conséquence du refus de l'apparence esthétique, s'identifiant par là à ce qui est, à la chosalité, en expulsant toute trace du sujet, de l'humanité. C'en est ainsi de la « toile et matériau sonore brut » qui ne peuvent plus camoufler leur réalité et qui se confondent ainsi avec le principe de réalité et d'adaptation, supprimant la distance au monde. Or selon Adorno, l'œuvre d'art qui n'est pas identique à la réalité empirique, qui s'en détache, perd dans ce mouvement sa littéralité [479]. Il faudrait étudier dans le cadre de cette analyse si, au-delà de son illustration par le happening, elle s'applique au mouvement plastique 'Support Surfaces' qui cherche à montrer le matériau brut (le cadre, la toile, etc.) et à D.Buren qui à la fin des années soixante expose de la toile pré-rayée de bandes verticales blanches et colorées de 8,7 cm et dont les deux extrêmes sont recouverts de peinture blanc mat, et ce pour ne pas imposer au spectateur les débordements de son imagination mais lui donner à voir ce qui est simplement là [480]. En art le positivisme guette ainsi les œuvres qui rejettent le sens, comme sens emphatique de l'existence, car cela peut constituer une résignation, « consistant en des sentences protocolaires […] s'adaptant à la réalité donnée » [481] et dont la technicité se fige en « habileté tournant à vide » par l'oubli de sa raison d'être, de ne pas être pour soi, bien que ce moment de fixation sur les moyens ait pu se justifier auparavant comme réaction contre la prétention à l'œuvre de s'organiser naturellement comme un organisme [482]. Ces œuvres s'abandonnent alors à la conscience réifiée, elles deviennent indifférentes au matériau sensible et se réduisent au complément subjectif juste nécessaire à effectuer le calcul [483].

3.7 Aliénation


3.7.1 Aliénation comme étrangeté à soi et comme puissance déterminante


La notion d'aliénation est reprise par Adorno à la suite de Hegel, Feuerbach et Marx, pour décrire deux phénomènes, celui de l'étrangeté d'un monde comme d'une puissance étrangère sur laquelle on n'a pas de prise, qui s'impose à soi, et ce jusqu'au plus intimes déterminations de l'individu, étrangeté plus ou moins explicite pour celui-ci. Ce monde, c'est la société qui est figée en seconde nature, une puissance face à l'impuissance de l'individu [484]. L'aliénation est alors le signe d'une dépossession du monde et de soi, qui se comprend en rapport avec les notions de réification et de liberté du sujet.

Adorno montre son influence sur la production pour la sphère du divertissement et la sphère artistique, et son influence sur les comportements typiques vis à vis de l'art. C'est l'occasion pour lui de défendre l'art moderne qui peut présenter un aspect hermétique face à l'art directement engagé, comme un art dont l'absence de concessions et l'exigence en font un art essentiellement critique, en particulier de l'espace musical ouvert par Schönberg dans lequel il s'est lui-même engagé par la critique et la composition [485]. Sans se pencher spécifiquement sur les facteurs déterminants de cette aliénation, question qui a fait que cette notion a perdu son aspect plus ou moins central chez le Marx d'avant l'Idéologie allemande pour ne plus désigner qu'un phénomène par rapport auquel ce qui importait était d'en expliquer la genèse [486], Adorno répond à l'exigence de n'en pas rester à l'énoncé de l'aliénation en la spécifiant selon son influence dans la sphère esthétique.

3.7.2 Influence sur la sphère du divertissement


La sphère du divertissement est le lieu de ce qu'Adorno nomme la désartification, la perte du caractère artistique. La tendance à cette désartification [487] rend compte du mouvement qui consiste à rendre proche des hommes les œuvres par l'adaptation par exemple, comme la pratique de coupures dans une symphonie pour ne retenir que les passages les plus 'efficaces' ou 'impressionnants', et en faire des 'compilations' [488]. Or cette pratique de ce qu'Adorno et Horkheimer ont nommé l'industrie culturelle, nom qui annonce bien ce dont il s'agit, à savoir la sphère de production de type industrielle de biens culturels, témoigne de ce qui a été enlevé à la plupart des hommes, la capacité de faire sa propre expérience d'un phénomène différent de soi, de son ordinaire. L'expérience de l'individu réduite à la réaction stéréotypée après inculcation n'est plus vraiment une expérience en ce qu'elle répète ces schémas appris. L'identité concrète de l'individu, ce qui lui est propre et qui lui permettrait de faire cette expérience a été refoulé et substitué par une identité artificielle dont l'intérêt pour l'industrie culturelle est la manipulation plus aisée à fin de profit. Car si le calcul statistique lui permet de déterminer des profils et en vis à vis leur goût, la consommation de ses produits sera assurée comme la réussite financière. Les productions télévisuelles qui reproduisent sans scénario élaboré la propre vie des individus est plus proche du spectateur, ne lui demandent que peu d'effort puisque se schémas de pensée lui sont restitués devant lui - qu'un film dit d' 'art et d'essai' qui demande un effort intellectuel. et un certain niveau culturel - et donc aussi un rapport de classe.

3.7.3 Influence sur la production artistique et l'art moderne


La sphère de la production artistique se distingue de la précédente en ce que l'œuvre d'art instaure une distance avec la réalité empirique, à savoir le monde quotidien de la pratique - vie professionnelle, loisirs et même vie privée - réglée suivant les principes d'échange, de conservation de soi et de rationalité coordonnant des moyens à des fins particulières données. Cette distance s'expérimente d'abord par le fait que chaque œuvre est découvre un certain monde - ainsi en est-il immédiatement pour la littérature ou la peinture mais pour la musique aussi comme monde au moins sonore. Le rapport instauré avec le phénomène d'aliénation va alors distinguer les productions. Selon Adorno, l'art moderne a été celui qui n'a pas refoulé ce phénomène en donnant à penser que l'individu vivait harmonieusement dans et avec ce monde qui lui semblait sien, en répondant harmonieusement à chacune de ses impulsions, mais qui en porte les stigmates. « L'art est moderne grâce à la mimésis de ce qui est durci et aliéné » [489]. L'aliénation sociale est reprise par l'art moderne qui ne peut que refuser toute belle forme harmonieuse. Sa forme est brisée comme la brisure séparant le sujet du monde - de l'objet -, témoignage de l'aliénation [490]. L'aliénation et auto-aliénation du jeune Marx [491] signifie pour Adorno la situation antagoniste qui est un moteur de l'art moderne sans que l'art en soit une copie ou une reproduction. La dénonciation de la situation se fait par son transfert dans l'image - l'imago - où une liberté est gagnée là où dans la réalité cette liberté dans la réalité se fait encore attendre [492].

Du point de vue historique, et donc non selon l'idée, Adorno fait référence, pour la notion d'art moderne, aux œuvres qui viennent, en littérature, après Baudelaire et son intention de s'immerger dans le monde capitaliste moderne; en musique, après Schönberg qui va ouvrir à la complète atonalité et au dodécaphonisme; en peinture, après Manet qui ouvre à l'impressionnisme. D'une manière plus générale, c'est un art d'après la féodalité, de l'installation définitivement dominante du monde bourgeois et du capitalisme. C'est l'art des débuts de la forme aliénée de la vie où des puissances extérieures déterminent le plus intime de l'individu [493]. Selon l'idée, l'art moderne « s'éloigne de la logique des choses coutumières et englobe les produits de la culture de masse, marqués au fer du profit » [494]. A partir de l'expérience de cette aliénation, cet art moderne, par mimésis, devient éloquent en en étant l'expression, à la différence d'un art qui refuserait cette réalité en faisant croire à une autre, et tomberait ainsi dans l'idéologie [495]. L'aliénation va de pair avec la chosification - Versachlichung - ou la réification -Verdinglichung - en ce que ce qui a été perdu et qui faisait la valeur de la vie, à savoir la capacité à faire une expérience - de la nature, de l'autre, du monde, de l'art, de soi, de ses impulsions - est remplacé par la capacité à répéter et appliquer un modèle figé issu à l'origine de ces expériences. Ainsi en est-il par exemple de l'expérience de la tristesse dont les signes et les événements sont identifiés pour ensuite être manipulés, et en ce sens sont chosifiés, mis devant soi à l'état de chose manipulable ayant prétendument des propriétés, en particulier, celles de déclencher la tristesse ou de bien représenter la tristesse.

Cette étrangeté que constitue cette puissance qu'est aujourd'hui celle de la société comme seconde nature, comme tout qui n'est pas maîtrisé, mais où règne partout l'administration appliquée des choses et des êtres, « l'universalité administrative », l'art la rend accessible en exprimant le frisson qu'elle procure par sa présence universelle dans chaque chose ou être particulier, et cette expression est une mise en image, une théâtralisation et par sa distance, devient critique, comme lorsque l'on montre une photo d'une ville détruite, geste qui dit « voilà ce qui a été fait », mais avec la différence essentielle de la mise en forme, du caractère non littéral de ce qui est montré et qui est essentiel en ce qu'elle intègre une autre attitude à l'égard de l'autre que soi, une attitude qui cherche à sortir de la domination de l'autre, pour le laisser s'exprimer. Or dans le cas d'une photographie sans mise en forme, il n'y a que répétition de ce qui est, renoncement, victoire de ce qui est, de la société telle qu'elle est constituée et qu'elle fonctionne. Ainsi donc, l'art moderne cherche à rendre accessible à l'expérience l'aliénation et cela même qui fut aliéné et chosifié. Et ce dont les hommes n'ont plus la maîtrise - dans l'intérêts de quelques-uns - prend les traits des anciennes puissances naturelles incontrôlées, aux pouvoirs mystérieux, tel le mana [496]. Cependant l'homme qui est devenu maître de cette nature enchantée qu'il a désenchanté, l'a en même temps chosifié, a fait de la nature une chose quasi morte là où le charme précédent avait, malgré l'illusion, la force et le dynamisme de la vie [497]. Par réaction à l'expérience de l'aliénation, l'art développa de nouvelles techniques pour rompre avec les techniques traditionnelles, étrangères, imposées et perpétuant l'aliénation. Adorno s'intéresse en particulier au montage - photographique, pictural et puis cinématographique dont il voit l'apogée avec le surréalisme - et ce qui lui succéda, la construction.


3.7.3.1 Le montage



Le montage vient en réaction à l'impressionnisme. Celui-ci avait été la tentative de sauvegarder l'élément aliéné et hétérogène, devenu étranger au sujet, par la recomposition homogène dans une image par de petites touches colorées de tous les objets, les habituels comme les nouveaux issus de l'ère industrielle. Il a échoué car alors qu'il cherchait une réconciliation, une paix du sujet avec le monde aliéné, tout en prenant sur lui ses stigmates, à savoir en essayant de retrouver un semblant d'inscription sensé de l'homme dans le monde, c'est « l'élément chosal prosaïque » qui finit par être plus important que le « sujet vivant » et la tentative de réconciliation comme l'aspect forcé du mensonge de rendre propre au sujet les objectivités menaçantes du monde. Le montage cubiste ou surréaliste a consigné cette échec en s'abandonnant au monde, et cela après une première étape figurée, en intégrant directement « les ruines littérales » du monde - comme du papier journal par exemple - intégration qui consomment la rupture avec le monde [498]. Cependant, en avouant cette rupture et s'y pliant, il est la « capitulation intra-esthétique de l'art devant ce qui lui est hétérogène », avouant son « impuissance face à la totalité du capitalisme tardif » [499].


3.7.3.2 La construction



La construction va plus loin que le montage en ce qu'il ne s'arrête pas à l'organisation d'éléments donnés mais décompose jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de significatif en soi les éléments avant de les recomposer selon l'orientation essentielle de leur totalité [500]. Ce procédé est une tentative de résister à la souffrance de l'aliénation car elle ne laisse pas tel quel les objets issus de la réalité empirique, ce qui serait une forme de renoncement, mais les décompose pour les recomposer avec rationalité. Elle vise en cela « l'horizon d'une rationalité intégrale » [501]. En effet, une rationalité qui ne serait plus particulière comme celle qui a cours dans la monde, particulière car servant des intérêts particuliers, mais universelle ferait cesser ainsi la violence que cette particularité implique, violence contraire à la finalité de la raison qui est le bonheur. Cependant dans cette construction esthétique s'annonce deux futurs possibles sans qu'on puisse décider vers lequel la tendance se dirige, la fin du travail ou la réification totale. En effet, la construction n'acceptant plus a priori ni les schémas pré-établis ni les objets tels quels, répond en cela à la volonté nominaliste [502] de ne pas étouffer l'élément particulier, individuel sous des catégories générales ou des schémas. Cette impulsion s'est réalisée dans la dynamisation des structures des œuvres, par le développement musical par exemple ou l'intrigue en littérature, à savoir par le développement du discours des éléments individuels posés par l'œuvre. Or l'équivalent dans la réalité de ces développements, est le processus de vie, de travail, dont le progrès s'est révélé illusoire puisque rien ne change réellement dans la société, que le travail se perpétue alors que le stade atteint par les forces productives permettrait de cesser ce travail selon Adorno. Ce piétinement constructif exprimé adéquatement par Beckett où le déroulement est un déroulement sur place, peut codifier à la fois la démission du sujet et l'aliénation absolue comme étant dorénavant le propre de l'art ou bien l'anticipation d'un état réconcilié au-delà du statique et du dynamique [503].

Le mouvement historique des œuvres d'art suivant l'exigence de la mise en forme est alors celui d'une auto-aliénation en ceci que cette recherche de toujours plus d'objectivité, l'exigence immanente d'intégration totale des éléments hétérogènes, a comme horizon l'objectivité absolue qui a perdu toute part humaine, toute trace des impulsions mimétiques, pour n'être plus que chose [504]. Cependant cette extériorisation de l'œuvre grâce à ses procédures, qui mène à l'objectivation, cette aliénation permet de sortir du solipsisme [505]. Le risque est ainsi déjà identifié en musique par Adorno qui fustige les procédures aliénées et chosifiées qui utilisent le hasard pour confectionner l'œuvre, en ce qu'elles renoncent à la liberté du sujet, et figurent le renoncement [506].


3.7.4 Influence sur le contemplateur


Le comportement typique du contemplateur aliéné est de refuser qu'on lui montre à quel point il l'est, ce pourquoi il refuse les œuvres critiques qui enregistrent cette aliénation et cherche les 'œuvres' lisses sans conséquence que prodiguent l'industrie culturelle. Cette attitude se développe dans les idées en façonnant celle de la permanence que les oeuvres devraient avoir alors que c'est un moyen de s'assurer d'elle, de pas la perdre et donc de se garantir avec elle du « non-aliéné » [507]. Ce refus n'est pas seulement instinctif mais aussi appris en tant qu'il sert la perpétuation des choses telles qu'elles sont et qui seraient mises à mal si l'individu devenu pleinement conscient du fait qu'il est manipulé car il réagirait contre cet état. Ce refus répond donc aussi au fait que le surmoi esthétique - à savoir l'idéal artistique à laquelle la personne aspire intérieurement - est aliéné, composé de modèles extérieurs figés qui l'ont constitué. Ces modèles sont des écrans entre l'individu et ses impulsions mimétiques réprimées par là même, et l'œuvre dont il s'agit de faire l'expérience. Ils empêchent donc cette expérience adéquate qui nécessite les impulsions mimétique du sujet pour suivre les courbes de l'œuvre [508]. Là où le spectateur aimerait que l'objectivité de l'œuvre d'art atténue son aliénation dans la société d'échange, elle reste dans son intransigeance, correspondant au respect de la logique de l'objet, et renchérit dessus sans complaisance [509].


3.8 Bourgeoisie



Le monde bourgeois qui a dominé le XIXème siècle jusqu'à aujourd'hui, après le monde féodal, est celui du mode de production capitaliste. Adorno trace une physionomie de son rapport à l'art, tracé dont la ligne directrice est le caractère limité et non universel de la liberté dont il a permis l'avènement et dont le signe est présent dans la sphère esthétique. Outre ces signes, le rapport bourgeois à l'art fait émerger quatre principes contredisant une pleine émancipation : la conservation de soi non dialectique, l'échange, la propriété, et le travail. Enfin, la perpétuation du monde bourgeois solidaire du mode de production capitaliste nécessite que l'art ait une fonction de réconciliation.


3.8.1 Liberté partielle



Le mouvement d'avènement de la bourgeoisie a été celui d'une libération de l'esprit par rapport au monde féodal aux multiples conventions. L'œuvre d'art bourgeoise se devait donc d'être nominaliste. Cependant, une fois la bourgeoisie installée, l'esprit s'est de nouveau retrouvé assujetti. C'est un de ses invariants de promettre la liberté et en même temps de l'empêcher, comme peut le témoigner au cours de la Révolution française les versions successives des constitutions, où est repérable le combat gagnant de la bourgeoisie d'assurer politiquement le maintien et le développement de la propriété [510] et dans le domaine de l'art, la copie de style propre au XIXème. L'antinomie de la liberté bourgeoise se montre en ce que l'art, qui a gagné son autonomie extérieure - vis à vis de ses commanditaires - avec l'avènement de la bourgeoisie la perd à nouveau intérieurement du même coup, en ce que dans l'idée elle devrait s'opposer à la copie des styles d'une époque qui l'a précédé, et dans la réalité, restauratrice, elle empêche un développement radicalement autonome de l'art, qui autoriserait de « réaliser librement de soi-même quelque chose d'authentique » [511]. Cette contradiction se retrouve au niveau de la théorie, l'esprit bourgeois y étant a priori hostile, en tant que susceptible d'être critique, et en même temps, elle se retrouve dans l'autonomisation de la raison, avec la primauté de la raison pratique chez Kant et Fichte [512]. Le rejet de principe de la tradition [513] par la bourgeoisie, dont le modèle social est son renversement du féodalisme, qui s'exprime en art par la négation de la tradition esthétique en tant que tradition, est donc abstrait en ce que les styles précédents ne sont pas bannis. Et là où a lieu un développement propre à la bourgeoisie, dans le roman, son contenu thématique étant la vie et la société bourgeoise, cela constitue une intégration de l'art, à la bourgeoisie, plus forte qu'auparavant. A travers le roman, l'avènement de la bourgeoisie rend alors plus manifeste le caractère social de l'art là où l'épopée chevaleresque de l'époque féodale était « hautement stylisée et distanciée ». L'art devient d'autant plus social par son embourgeoisement [514].


3.8.2 Quatre grands principes bourgeois : conservation de soi, échange, propriété et travail



Le principe de conservation de soi de la bourgeoisie est appauvrissant en ce qu'il repose sur l'absence d'ouverture à l'autre, sur l'absence de réalisation de soi dans l'autre que le projet hégélien dialectique se proposait de réaliser pour surmonter la scission entre le sujet et l'objet. Cela semble tenir à ce qu'Adorno identifie comme le centre de l'ontologie bourgeoise, le tabou mimétique, et qui est selon lui lié à l'interdit sexuel, au refus de l'expérience, et de tout ce qui n'est pas décidé a priori [515]. Ce principe se décline alors dans un practicisme reproductif du monde auquel il reproche à l'art de ne pas prendre part, l'art qui suspend la praxis [516]. Cette activisme est cependant intégré dans l'art dans ses procédés comme l'illustre Beethoven qui réagit envers les détails comme les sciences de la nature, lui enlevant ses qualités, puis développant son travail à partir de cellules insignifiantes [517].

Le principe d'échange a son application en art en ce que l'œuvre d'art doit donner quelque chose pour l'esprit bourgeois, là où l'expérience authentique est une expérience spirituelle de l'identification à l'œuvre d'art par la sortie du sujet hors de soi [518]. Ce principe est donc la réalisation du principe de conservation de soi sans dessaisissement, sans dialectique du sujet et de l'objet. Ce principe de l'échange s'associe avec l'utilitarisme [519] auquel ne répond pas adéquatement l'œuvre d'art. Pour répondre à ce principe, la valeur d'usage sera modelée sur le plaisir à prodiguer.

Le principe de propriété se décline dans le domaine de l'art de trois manières. D'abord, l'art étant pris comme propriété culturelle, il se trouve chosifié, figé, comme le sont les œuvres classiques dont une perception authentique n'est plus possible selon Adorno. La relation à l'œuvre d'art est déformée et faussée au point où l'œuvre est assimilée à une propriété accessible mais pouvant être détruite par la réflexion, sur le modèle d'un bien exploitable dans l'économie psychique, avec la peur concomitante de perdre son bien [520]. Ensuite elle fait naître la catégorie de durée, le spirituel devant lui aussi devenir comme la propriété, transmise et solide [521]. Enfin, le 'béotien' attend que l'œuvre d'art lui rapporte quelque chose en l'assimilant ainsi faussement en propriété, comportement d'auto-conservation [522], comme la volonté de disposer d'un objet manipulable, attendant « du tableau ou de la pièce de théâtre un contenu solide auquel il puisse se tenir et qu'il puisse palper » [523]. Face à ce comportement attaché à la propriété des choses et des êtres, Adorno rappelle que la liberté doit être liberté par rapport au principe de propriété, et ne doit ainsi pas pouvoir être possédée. Dans un état de liberté, il ne peut être dit : 'je possède la liberté' [524].

Le principe bourgeois du travail s'est imposé en art en commençant par s'opposer au féodalisme qui le précédait, et par rejeter « l'hédonisme ludique » du XVIIIème siècle [525]. L'ethos bourgeois glorifie au contraire le travail comme création humaine avec le danger de tomber dans le productivisme sans égard pour la finalité de cette production - 'il faut produire'. Ce pathos bourgeois du travail, alors qu'il pourrait devenir inutile, est critiqué par les œuvres qui en sont une face moqueuse en tant que l'activité répétitive, pour elle-même devient ridicule [526], mais contraint l'artiste avec la notion bourgeoise de profession - pour gagner sa vie -, en ce qu'elle oblige à continuer dans la voie choisie, et produire même si l'artiste n'en ressent pas la nécessité immanente, ce qui entraîne une indifférence objective dans le résultat [527]. Comme corrélat, il veut que le contemplateur ne fasse pas d'effort, deux éléments trouvant leur application dans le concept de génie comme créateur puisqu'avec le génie, l'œuvre est moins considérée - ce qui demanderait un travail - que l'individu et sa biographie - ce qui ne demande pas de travail [528].


3.8.3 Idéaux bourgeois de l'art : réconciliation, satisfaction, intuition



Adorno diagnostique l'attente bourgeoise en matière d'art comme un domaine pouvant servir à convaincre que le monde tel qu'il est, est réconcilié, qu'il est tel qu'il devrait être, comme un domaine devant apporter du réconfort, de la consolation - sans espoir-, un loisir « supérieur ». En outre, l'apaisement que doit proposer le monde affirmé par l'art dans sa forme, serait projeté sur le monde-ci qui l'a produit et dont il emprunte les éléments à mettre en forme, qui doit ainsi être accepté tel qu'il est. Même si cet aspect affirmatif et donc consolateur ne peut être totalement supprimé, l'art ne s'y réduit pas comme le montre ses manifestations dont le début du siècle est emblématique (refus de la tonalité en musique, du figuratif en peinture, du narrateur omniprésent et omnipotent en littérature par exemple) [529]. Pour la bourgeoisie, l'œuvre d'art ne doit pas vouloir transformer, mais être en paix avec le monde, être pour tous, et se régler sur les formes acceptées de la conscience publique. Cela est une défense de l'ordre établi [530]. La bourgeoisie cherche à neutraliser l'art ou à l'intégrer comme allié du contrôle social [531] dont son inquiétude sur l'état de l'art, sur l'inconnu de son futur, témoigne [532].

L'esprit bourgeois attend de l'art qu'il puisse en tirer quelque chose pour le plaisir uniquement, pour sa distraction alors que la vie reste ascétique ce qui donne à dire à Adorno la belle formule : « Le bourgeois désire que l'art soit voluptueux et la vie ascétique; le contraire serait préférable » [533].

L'esthétique de la bourgeoisie se fonde sur la doctrine du caractère intuitif de l'art, entendu comme le primat de l''immédiateté sensible, au détriment de toutes les médiations, dans l'art. Cette doctrine est politique en ce qu'elle vise à privilégier les œuvres d'art aux belles formes achevées qui, comme fait social, font rejaillir leur bonté sur le monde social. D'autre part, cette esthétique se fonde sur le fait que l'œuvre doit être le lieu d'un repos, ce que le terme bourgeois de 'perfection formelle' emblématise. Il est à bannir selon Adorno comme masquant les antinomies et contradictions de l'art et de ses œuvres, ce qui explique que l'art moderne, conscient des contradictions s'oppose à l'idéal classique [534]. En effet c'est l'oppression de la nature par le monde bourgeois qui constitue le contenu que l'art se doit de mettre en forme par le biais de ce que ce monde condamne, stigmatise, bannit ou interdit, de ce qu'il n'a pas encore été intégré, « approuvé et pré-formé », participant ainsi aux forces qui critiquent le statu quo par le moyen d'une négation déterminée. Cette part de prise de conscience non discursive a pour but la réalisation de « ce qui est propre aux figures historiques du naturel et de sa subordination » par un aspect chaotique s'il le faut et non un « ordre sensible et concret » comme le souhaiterait une doctrine idéaliste qui étoufferait la nature sous sa volonté impérieuse [535] et qui dans le repos attendu du commerce des œuvres en font des choses, alors que c'est lorsqu'elles vibrent des tensions du monde qu'elles témoignent de leur spiritualité  et de leur vie [536]. Cet idéal du repos se retrouve dans le modèle de la division de la vie sociale en travail et loisir, dans la réception de l'art qui doit apporter du réconfort, du plaisir d'un côté, et de l'autre donner un message conceptuel [537], et dans son irritation face aux nouvelles 'écoles' que forment les mouvements artistiques qui sont à la fois un rejet de la tradition dans une négation déterminée et leur successeur, là où l'art devrait être « comme l'amour : purement spontané, involontaire et inconscient » [538]. Ce calme et cette sérénité attendus de l'art se retrouvent dans l'absence de trouble souhaitée pendant les loisirs de l'individu de caractère bourgeois, où il ne veut pas entendre des récriminations sur la qualité des productions auxquelles il s'adonne, l'art étant ravalé au rang de « rêve synthétique », ce qui est encouragé par le système dont on ne doit pas prendre conscience sous peine de la mettre en péril [539]. Enfin cet idéal conciliant pose que les antinomies objectives - comme celle de l'objectivation nécessaire de l'art mais qui absolutisée supprime l'art en le ravalant au rang de chose - sont résolues par des moyennes entre les extrêmes, moyenne qui ne fait que dissimuler ceux-ci qui finissent par la briser [540].


NOTES

 





[1] T.W.Adorno, Théorie esthétique (Klincksieck, Paris, 1995, trad.M.Jimenez), p.501 (à l'avenir, T.E.) 

[2] T.W.Adorno, Dialectique négative (Payot, Paris, 1978, trad. G.Coffin, J.Masson, O.Masson, A.Renaut, D.Trousson.), p.7-8

[3] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.489
 

[4] Un exemple d'une telle tentative d'interprétation d'Adorno est le livre La théorie critique de l'Ecole de Francfort de J.M.Vincent (Paris, Galilée, 1976) qui cependant semble plus juxtaposer une partie de contexte historique et une partie théorique qu'à parvenir à faire le lien entre les deux.


Un modèle nouveau d'une telle analyse sur l'objet de la modernité est fourni par Topologie d'une alternative de J.Bidet in Dictionnaire Marx Contemporain sous la direction de J.Bidet et E.Kouvélakis (Paris, PUF 2001) p.360, un des fils conducteurs de Théorie générale (Paris, PUF, 1999) 

[5] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.307
 

[6] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.237-238
 

[7] voir G.W.F.Hegel, Principes de la philosophie du droit (Librairie philosophique J.Vrin, 1982) §360 p.341
 

[8] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.150  

[9] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.126

 
[10] T.W.Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (Paris, Gallimard, 1990, trad. H.Hildenbrand, A.Lindenberg), p.34-37 Introduction - § De la méthode
 

[11] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.494-497
 

[12] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.494-497.
 

[13] T.W.Adorno, T.E. (dans T.E. op. cit.), p.364

[14] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.363

[15] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.308

[16] Il serait intéressant de comparer cette manière de cerner le réel à travers des modèles à une autre solution à cette question donnée par F.Laruelle avec une axiomatique transcendantale, où selon l'occasion d'un matériel philosophique, un nouveau visage du Réel se donne dans l'écriture.


[17] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.307
 

[18] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.155
 

[19] T.W.Adorno, Notes sur la littérature (Flammarion, Paris, 1984, trad.S.Muller) Parataxe p.330
 

[20] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.221
 

[21] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.74
 

[22] W.Benjamin, Origine du drame baroque allemand (Flammarion, Paris, 1985, trad. S.Muller), p.24-25

 
[23] Il pourrait être intéressant de comparer cette alternative avec la vision monadique de Leibniz sans l'harmonie pré-établie, à savoir avec la philosophie nietzschéenne comme monadologie athée selon l'interprétation de Heidegger dans Nietzsche (Paris, Gallimard, 1990-1995, trad.P.Klossowski)

 
[24] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.296

 
[25] sur le lien travail solitaire et collectif chez Adorno, voir Dictionnaire Marx Contemporain sous la direction de J.Bidet et E.Kouvélakis (PUF,Paris, 2001) p.360

 
[26] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.34

 
[27] F.Nietzsche, Aurore (Gallimard, Paris, 1980) Avant Propos §5 p.18

 
[28] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.232

 
[29] T.W.Adorno, L'art et les arts (Desclée de Brouwer, Paris,2002, trad.J.Lauxerois), p.124

 
[30] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.501sq.
 
[31] T.W.Adorno, Mahler, une physionomie musicale (Les Editions de Minuit, Paris, 1976, trad. J.L.Leleu et T.Leydenbach), p.22
 
[32] M.Horkheimer, T.W.Adorno, La dialectique de la Raison (Gallimard, Paris,1974, trad. E.Kaufholz), p.21
 
[33] T.W.Adorno, Mahler, une physionomie musicale (op. cit.), p.22
 
[34] T.W.Adorno, Mahler, une physionomie musicale (op. cit.), p.22
 
[35] T.W.Adorno, T.E. (op.cit.), p.85
 
[36] T.W.Adorno, Minima Moralia Réflexions sur la vie mutilée (Payot, Paris, 2001, trad. J.R.Ladmiral, E.Kaufholz), p.246
 
[37] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.121-122
 
[38] T.W.Adorno, Minima Moralia (op. cit.), p.76

[39] T.W.Adorno, Dialectique négative (op.cit.), p.152
 
[40] T.W.Adorno, Minima Moralia (op. cit.), p.157
 
[41] T.W.Adorno, Critical models Interventions and catchwords (Columbia University Press, NewYork, 1998, trad.H.W.Pickford), p.260
 
[42] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.) §1 p.260

[43] Il sera traduit par la suite par désartification suivant une idée de M.Jimenez qu'il n'a pas retenu dans sa traduction ici utilisée de la Théorie esthétique, puisqu'il choisit désesthétisation (Théorie esthétique p.36 note 7), mais qui a l'avantage de faire penser au désertique, et donc à la perte de qualités, renvoyant ainsi par connotation à un terme employé par Adorno : Entqualifizierung et à l'aliénation elle-même Entfremdung. On a ici une série de terme en Ent- exprimant une forme de négativité, celle de la perte d'un qualité propre à soi.
 
[44] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.124-125
 
[45] T.W.Adorno, Dialectique négative (op.cit.), p.39
 
[46] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85-86
 
[47] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.112
 
[48] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.132
 
[49] Un rapprochement serait à faire avec G.Deleuze dans L'abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, Editions Montparnasse, 1998) pour qui l'art c'est parler pour, au nom des animaux qui meurent.
 
[50] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.97
 
[51] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.118
 
[52] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.105
 
[53] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.191
 
[54] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.19
 
[55] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.20
 
[56] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.456
 
[57] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85
 
[58] Cette recherche de l'identité post-hégélienne se retrouvent dans les tentatives contemporaines de la non-philosophie de F.Laruelle avec l'Un-en-Un et de la philosophie de A.Badiou avec la multiplicité pure.
 
[59] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85 
 
[60] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.102 
 
[61] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.400 
 
[62] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.126 
 
[63] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.39 
 
[64] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.58 
 
[65] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.333
 
[66] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.320-321 
 
[67] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.314
 
[68] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.303
 
[69] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.242
 
[70] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.38 
 
[71] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.471 
 
[72] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.83
 
[73] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.125 
 
[74] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 et 47 
 
[75] T.W.Adorno, H.Eisler, Musique de cinéma (L'Arche Editeur, Paris,1972, trad.J.P.Hammer), p.9 
 
[76] Là où un morceau ou passage tonal avait un centre de référence, la tonalité du morceau ou du passage en question, par exemple Do majeur, par rapport auquel s'organisait le morceau, l'atonalité rompt ce centre de référence, l'analyse pouvant difficilement rattacher les passages à une tonalité, où sinon sur une période si courte que cette analyse suivant le centre tonal n'est plus pertinente. Le dodécaphonisme est un système où chacune des douze notes de l'octave (par exemple do, do#, ré, ré#, mi, fa etc. jusqu'à si, c'est à dire sur un piano une série contiguë de 12 notes blanches et noires) a une valeur égale - ce qui supprime le centre tonal. La composition se donnera alors une série de 12 notes dans un certain ordre comme point de départ, et opérera des transformations sur cette série comme moyen de composition. 
 
[77] T.W.Adorno, Quasi una fantasia (Gallimard,Paris,1982, , trad.J.L.Leleu avec O.Hansen-Løve, P.Joubert), p.339 
 
[78] voir à ce sujet les critiques contenues dans les ouvrages de J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Paris,Galilée,1975) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) dans l'Histoire de la philosophie (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974) tome III p.984 sq.
 
[79] Pour un exemple d'une telle articulation, voir J.Bidet, Théorie générale (Paris, PUF, 1999)
 
[80] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.463 
 
[81] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.153-154 
 
[82] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161
 
[83] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.356 
 
[84] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.247
 
[85] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.156
 
[86] J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Galilée, Paris, 1976) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1974) p.984 sq. 
 
[87] voir pour comprendre l'importance d'un telle instance : G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Les Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos et J.Bois) Qu'est-ce que la marxisme orthodoxe ? p.17-45

 [88] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.), p.292 [ma propre traduction en français] 
 
[89] C.Menke, Théorie critique et connaissance tragique in Actualités d'Adorno (PUF, Rue Descartes n°23, 1999), p.27-45
 
[90] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.), 289-293
 
[91] T.W.Adorno, Quasi une fantasia (op.cit.)p.291-340 
 
[92] T.W.Adorno, Quasi une fantasia (op. cit.), p.XIV

[93] T.W.Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.), p. 259-278 
 
[94] Dictionnaire critique du marxisme (PUF, Paris, 1999), article Fusion p.49
 
[95] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.) §1 p.260-261 


[96] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.278 et voir G.W.F.Hegel, Principes de la philosophie du droit (Librairie philosophique J.Vrin, 1982) §360 p.341 

[97] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52 
 
[98] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.58 
 
[99] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 
 
[100] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.104 
 
[101] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.272 
 
[102] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.279-280 
 
[103] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.141 
 
[104] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.199 
 
[105] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 
 
[106] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422-423 
 
[107] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.69-70 
 
[108] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.237 
 
[109] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.255 
 
[110] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.465 
 
[111] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 
 
[112] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.39 
 
[113] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.137 
 
[114] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.96 
 
[115] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.148 
 
[116] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.157 
 
[117] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.107 
 
[118] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.163 
 
[119] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.86 
 
[120] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.53 
 
[121] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.397 
 
[122] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.188 
 
[123] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.395 
 
[124] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91 
 
[125] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.117 
 
[126] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.79-80 
 
[127] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.187 
 
[128] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.101 
 
[129] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.359 
 
[130] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.146-148 
 
[131] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p. 189,314,315,328,356,448 
 
[132] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.55-56 
 
[133] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.418 
 
[134] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.383 
 
[135] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 
 
[136] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.65 
 
[137] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.329 
 
[138] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.265 
 
[139] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.161-164 
 
[140] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.83 
 
[141] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.142 
 
[142] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.90 
 
[143] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.424 
 
[144] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422 
 
[145] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.313 
 
[146] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.127-129 et Notes sur la littérature (op.cit.), Engagement p.285-306 
 
[147] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.356 
 
[148] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422 
 
[149] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.20 
 
[150] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.358 
 
[151] voir L'abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, Editions Montparnasse, 1998)  
 
[152] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.145 
 
[153] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.311 
 
[154] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.292 
 
[155] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.342 
 
[156] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.353 
 
[157] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.44 
 
[158] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.61 
 
[159] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.24 
 
[160] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 
 
[161] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.221 
 
[162] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.262 
 
[163] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.116 
 
[164] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.240 
 
[165] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.100 
 
[166] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 
 
[167] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.317 
 
[168] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p. 70,187,319,374 
 
[169] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.392 
 
[170] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.163 
 
[171] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 et 163 



[172] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.393 
 
[173] E.Balibar, La philosophie de Marx (op. cit.), p.31-32 
 
[174] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.232-234 
 
[175] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.49 
 
[176] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.63 
 
[177] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.206 
 
[178] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.70 
 
[179] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.279 
 
[180] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.280 
 
[181] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.94 
 
[182] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.184 
 
[183] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.68 
 
[184] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.297 
 
[185] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.165 
 
[186] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.296 
 
[187] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.132 
 
[188] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.56 
 
[189] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.130 
 
[190] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.274 
 
[191] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.383 
 
[192] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.133 
 
[193] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.170 
 
[194] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.184 
 
[195] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.33 
 
[196] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85-86 
 
[197] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.274 
 
[198] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.190 
 
[199] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.209-210 
 
[200] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.326 
 
[201] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.116 
 
[202] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.86 
 
[203] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.377 
 
[204] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.316 
 
[205] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.56 
 
[206] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.298 
 
[207] T.W.Adorno, Notes sur la littérature(op.cit.), Engagement p.300-301 
 
[208] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.266-267 
 
[209] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.54 
 
[210] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.22 et 24 
 
[211] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.186 
 
[212] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.116 
 
[213] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.158 
 
[214] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.95 
 
[215] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.72 
 
[216] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.266 
 
[217] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.71 
 
[218] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.219 
 
[219] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.249 
 
[220] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.206 
 
[221] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.291 
 
[222] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.410 
 
[223] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.198 
 
[224] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.150 

[225] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.150 

[226] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91 

[227] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.160-161 
 
[228] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.316 
 
[229] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.334 
 
[230] T.W.Adorno, Notes sur la littérature(op.cit.), Engagement p.300-301 
 
[231] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.336 
 
[232] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.404 
 
[233] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.205 
 
[234] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.20-21 
 
[235] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.391 
 
[236] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.76-82 
 
[237] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.78 
 
[238] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.149 
 
[239] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.108 
 
[240] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.110 
 
[241] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.50 
 
[242] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.147 
 
[243] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.365 
 
[244] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.106 
 
[245] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.263 
 
[246] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.245-246 
 
[247] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 
 
[248] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.201 
 
[249] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.370 
 
[250] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.245 
 
[251] T.W.Adorno, Hegel : Three Studies (MIT Press, Cambridge,1993, tard.S.W.Nicholsen), Skoteinos p.123 
 
[252] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.345 
 
[253] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.111 
 
[254] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.260 
 
[255] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.40 
 
[256] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.117-118 et 121 
 
[257] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.113 et 115 
 
[258] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.404 
 
[259] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.77 
 
[260] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.408 
 
[261] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.137 
 
[262] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.275-276 
 
[263] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.408-409 



[264] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.314 


[265] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.348 
 
[266] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.349 
 
[267] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.325 
 
[268] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.18-19 
 
[269] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.382 
 
[270] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.26 
 
[271] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.325 
 
[272] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.242 
 
[273] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.457 
 
[274] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.325 
 
[275] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.234 
 
[276] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85 
 
[277] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.295 
 
[278] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.21 
 
[279] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.24 et 33 
 
[280] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.34 
 
[281] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.42 
 
[282] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.25 
 
[283] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.25-26 
 
[284] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.209 
 
[285] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91 
 
[286] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.233 
 
[287] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.64 
 
[288] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), II §25 p.150-152 
 
[289] Cette notion de fausse conscience, implicitement morale selon E.Balibar, n'est pas présente chez Marx 
 
[290] E.Balibar, La philosophie de Marx (Editions La Découverte, Paris, 1993), p.55 
 
[291] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.326 
 
[292] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.433 
 
[293] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.124 
 
[294] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.187 
 
[295] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.168 
 
[296] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.302 
 
[297] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.388 

[298] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.433 
 
[299] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.74 
 
[300] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.58-59 
 
[301] D.Buren, Les écrits (op. cit.), Tome I, p.40 
 
[302] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.38,88,314,330,331,366,367,436 
 
[303] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.103-105 
 
[304] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.286 
 
[305] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.122 
 
[306] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.432 
 
[307] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.349 
 
[308] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.248 
 
[309] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 
 
[310] J.Bidet, Que faire du Capital ? (PUF, Paris, 2000), p.179 
 
[311] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.347 et 322 
 
[312] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.206 
 
[313] J.Bidet, Que faire du Capital ? (op.cit.), p.207 
 
[314] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.276-277 
 
[315] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.278-279 
 
[316] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.465 
 
[317] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.322 
 
[318] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.95 
 
[319] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.457 
 
[320] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 
 
[321] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.423, 73 
 
[322] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.240 
 
[323] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.192 
 
[324] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.224 
 
[325] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.244 
 
[326] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.418 
 
[327] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.220 
 
[328] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.318 
 
[329] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.34 
 
[330] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.66-67 
 
[331] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.144 
 
[332] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.47-48 
 
[333] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.239 
 
[334] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.93 
 
[335] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.154 
 
[336] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.87 
 
[337] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85 
 
[338] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.455-457 
 
[339] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.275,212 
 
[340] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.288 
 
[341] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.79 
 
[342] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.406 
 
[343] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.229 
 
[344] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.352 
 
[345] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.312 
 
[346] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.345 
 
[347] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.275 

[348] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37-38 
 
[349] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.251-252 
 
[350] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.391 
 
[351] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.357 
 
[352] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.327 
 
[353] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.167 
 
[354] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.417 
 
[355] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.300 
 
[356] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.404 
 
[357] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.84 
 
[358] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.89 
 
[359] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.26 
 
[360] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.191 
 
[361] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.124 
 
[362] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.235-236 
 
[363] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.323 
 
[364] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p. 446 
 
[365] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.89 
 
[366] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.215 
 
[367] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.314 
 
[368] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.296 
 
[369] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.23 
 
[370] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.23-24 
 
[371] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.330 
 
[372] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.445,274 
 
[373] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.328 
 
[374] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.36-37 
 
[375] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.316 
 
[376] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.327 
 
[377] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.430-431 
 
[378] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.435 


[379] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.332 
 
[380] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.330 
 
[381] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.341 
 
[382] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.270 
 
[383] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.255 
 
[384] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.359 
 
[385] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.291 
 
[386] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.210-212 
 
[387] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.434 
 
[388] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.137 
 
[389] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.225 
 
[390] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.323-324 
 
[391] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.66 
 
[392] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.248 
 
[393] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.438 
 
[394] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.264 
 
[395] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.99 
 
[396] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.105 
 
[397] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.333 
 
[398] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.53 
 
[399] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.325 
 
[400] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.278 
 
[401] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute (Editions Allia, Paris, 2001, trad. C.David), p.85 
 
[402] K.Marx, Le Capital, Livre I, sections I à IV (Flammarion, Paris, 1985, trad. J.Roy), p.68-76 
 
[403] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute (op.cit.), p.29 
 
[404] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.92 
 
[405] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.272 
 
[406] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.36-37 
 
[407] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 
 
[408] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute  
(op.cit.), p.29-30 
 
[409] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 
 
[410] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.43 
 
[411] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.315 
 
[412] voir le texte d'Adorno, Engagement dans Notes sur la littérature (Paris, Flammarion, 1984) 
 
[413] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.124 

[414] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.318 
 
[415] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.154 
 
[416] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.256 
 
[417] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.370 
 
[418] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.330 
 
[419] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.314-315 
 
[420] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.314 
 
[421] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.348 
 
[422] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.112 
 
[423] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.239 
 
[424] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.238 
 
[425] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.142 
 
[426] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.33 
 
[427] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.315 
 
[428] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.412 
 
[429] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.147 
 
[430] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52 
 
 [431] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.71-72,85 

[432] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.410-411 
 
[433] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.302 
 
[434] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.442 
 
[435] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.289 
 
[436] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.305 
 
[437] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.44 
 
[438] G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos), voir Préface de K.Axelos 
 
[439] E.Balibar, La philosophie de Marx (La Découverte, Paris,1993), p.69 
texte)
 
[440] T.W.Adorno, Critical Models (op. cit.), p.222 
 
[441] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.319 
 
[442] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.236 
 
[443] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.457 
 
[444] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.319 
 
[445] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.105 
 
[446] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), § Moment qualitatif de la rationalité p.40-42 
 
[447] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.103 
 
[448] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.105 
 
[449] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.32 
 
[450] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.296 
 
[451] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.205 
 
[452] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.215 
 
[453] T.W.Adorno, Mahler (op. cit.), p.122-123 
 
[454] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.135 
 
[455] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.130 
 
[456] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.249-250 
 
[457] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.117 
 
[458] La seconde école de Vienne regroupe les compositeurs Schönberg, Berg et Webern 
 
[459] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.88 
 
[460] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.273 
 
[461] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 
 
[462] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169-170 
 
[463] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.319 
 
[464] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.390 
 
[465] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.304 
 
[466] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52 
 
[467] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.451 
 
[468] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.94 
 
[469] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 
 
[470] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.245 
 
[471] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.145-147 
 
[472] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.73 
 
[473] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.129 
 
[474] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.384 
 
[475] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.234 
 
[476] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.412 
 
[477] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.43 
 
[478] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.190 
 
[479] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.150 
 
[480] voir D.Buren, Les écrits 1965-1990  (Bordeaux, CAPC-Musée d'art contemporain, 1991) tome 1 
 
[481] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.217 
 
[482] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.299 
 
[483] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.34 
 
[484] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.100 
 
[485] T.W.Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute  
(op. cit.), p.84 
 
[486] G.Bensussan G.Labica, Dictionnaire critique du marxisme (op. cit.), p.16-21 
 
[487] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 
 
[488] T.W.Adorno, Le caractère fétiche dans la musique (op. cit.), p.37-43 
 
[489] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.43 
 
[490] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.205 
 
[491] G.Bensussan G.Labica, Dictionnaire critique du marxisme (op. cit.), p.16-21 
 
[492] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.358-359 
 
[493] T.W.Adorno, Minima Moralia (op. cit.), p.xxx 
 
[494] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.88 
 
[495] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.43 
 
[496] « Mot polynésien signifiant force. Puissance occulte, telle que l'envisagent certaines religions primitives, et qui serait, selon les sociologues, à l'origine de notre idée de cause. » (Paris, Nouveau Petit Larousse, 1967) 
 
[497] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.125 
 
[498] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.218 
 
[499] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.218 
 
[500] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.89 
 
[501] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.354 
 
[502] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.308 
 
[503] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.311 
 
[504] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.245 
 
[505] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.358 
 
[506] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.347 
 
[507] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.164 
 
[508] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.168 
 
[509] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.238 
 
[510] voir Les constitutions de la France depuis 1789 (Paris, Garnier Flammarion, 1993) 
 
[511] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.286 
 
[512] T.W.Adorno, Criticals Models (op. cit.), p.261 

[513] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.42 
 
[514] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.312 
 
[515] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.167-168 
 
[516] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.33 
 
[517] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.258 
 
[518] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37 
 
[519] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.151 
 
[520] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.32-34 
 
[521] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52 
 
[522] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.368 
 
[523] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.379 
 
[524] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.359 
 
[525] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.113 
 
[526] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.311 
 
[527] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.317 
 
[528] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.239 
 
[529] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.16 
 
[530] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.341-342 
 
[531] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.327 
 
[532] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.347 
 
[533] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.32 
 
[534] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.228 
 
[535] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.138 
 
[536] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.140 et 143 
 
[537] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.143 
 
[538] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.374 
 
[539] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.433 
 
[540] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.413 



LE SYSTEME D’INFORMATION ORGANISATIONNEL,
OBJET ET SUPPORT D’APPRENTISSAGE


Sandrine DARAUT  [1]   




Sommaire



INTRODUCTION



I - SYSTEME D’INFORMATION ET APPRENTISSAGE



1. LE SYSTEME D’INFORMATION COMME SUPPORT DE LA MEMOIRE ORGANISATIONNELLE 



1.1 Les différents supports de mémorisation 



1.2 De la nécessité d’une utilisation flexibilisée du SIO



2. INFORMATION VERSUS CONNAISSANCES OU LA FORMATION DE REPRESENTATIONS PARTAGEES



2.1 La firme comme dépositaire de schémas d’action transférables



2.2 Apprentissage organisationnel, représentations collectives du réel et modes de traitement décisionnel



II – UNE APPLICATION A LA RELATION HOMME – POSTE INFORMATIQUE



1.VERS DES DYNAMIQUES DE CO-EVOLUTION TECHNICO -COGNITIVES



2.UNE MISE EN PERSPECTIVE AU SERVICE DE L’ACTION COLLECTIVE : L’INTRODUCTION DES NTIC DANS L’ENTREPRISE



2.1 Dynamiques d’innovation et dynamiques d’apprentissage : une application aux modes de déploiement des NTIC



2.2 Des acteurs-projets pour la structuration d’espaces de coordination au travers des NTIC



CONCLUSION



REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES



NOTES



Il est aujourd'hui commun de relever que les nouveaux rapports à l’information privilégient la mémorisation, la rapidité d’accès et de circulation en s’appuyant, en particulier, sur des technologies nouvelles dites « de l’information et de la communication » - et sur tout un ensemble d’institutions qui régulent des flux informationnels de plus en plus denses. Cependant, il convient surtout de rappeler que ces nouveaux rapports constituent également des rapports à la connaissance et au savoir, rapports sans lesquels l’information n’a littéralement pas de sens. En tant que donnée, cette information ne va acquérir quelques utilités - pour une firme ou un groupe d’individus - qu’après avoir fait l’objet de divers travaux d'appropriation, de contextualisation, d’élaboration et de mise en forme.

Dans un second temps, elle ne pourra être acquise ou assimilée – et, donc, éventuellement transformée en connaissance ou savoir – que via un long processus de maturation et d’adaptation – suivant l’échéancier d’objectifs de l’utilisateur potentiel.

Ainsi, outre la nature du canal de transmission ainsi que les connaissances et savoirs respectifs de l’émetteur et du récepteur – qui, nous renvoient au contexte socio-économique de l’action tout autant qu’aux capacités de mémorisation des individus – il s’agit de mettre en œuvre un construit relationnel un tant soit peu transférable…

Dans une première partie, nous envisageons, donc, plus particulièrement, le passage des niveaux individuels à l’organisation, quant à la diffusion des connaissances et la formation des compétences. De ce point de vue, un usage flexibilisé du SIO permettrait l’émergence et la mise en œuvre d’un construit relationnel, intégrant la spécificité et la subjectivité des individus ainsi que les structures d’action, dans lesquelles ils évoluent.


Dans une seconde partie, nous nous attachons - plus modestement – à appliquer de tels schémas coordonnateurs au poste de travail informatisé. Dans ce cadre, on peut notamment s’interroger sur l’intégration des nouvelles technologies comme aptitude collective à construire des contextes d’interactions, nécessaires aux transferts – dans l’action – et au maintien du capital cognitif organisationnel.

I - SYSTEME D’INFORMATION ET APPRENTISSAGE

L'information collectée n'est, donc, généralement pas accessible directement aux membres de l'organisation, ils doivent l'interpréter suivant un ensemble de savoirs et de savoir-faire hétérogènes.
Au niveau individuel, ces derniers sont préalablement mis en forme via des mécanismes d’apprentissage, associés à un certain substrat institutionnel. Au niveau collectif, intervient le SIO. En tant qu’objet collectif cristallisant les résultats des processus d’apprentissage, un tel artefact appuie l’action collective. Mais, interviennent, aussi – à cet endroit - les modes de relation et de coordination inter-individuels – et, notamment le développement de codes communs, de règles et de représentations partagées, de « theories of action » (Argyris, Schön, 1996) - spécifiques à l’organisation considérée.
1. LE SYSTEME D’INFORMATION COMME SUPPORT DE LA MEMOIRE ORGANISATIONNELLE 
Comme le constataient Cyert et March (1970 , p.95), « l’une des principales contraintes qui pèsent sur l’entreprise est sa capacité limitée à rassembler stocker et utiliser les[connaissances ; S.D]». En tant que support de la mémorisation, le Système d’Information et de Communication de l’organisation est l'instrument pour améliorer cette aptitude .
Mais, plus généralement, ces différents supports de mémorisation présentent des caractéristiques spécifiques : les produits et autres artefacts ont un contenu en connaissance donné – ils constituent une mémoire « morte » - alors que la connaissance individuelle et les routines présentent un caractère de variation ; et, donc, de potentialités supérieures – en ce sens que ces connaissances sont en action ; en un mot, elles sont « vivantes » (Azoulay et Weinstein, 2000, p.137).
Tout d’abord, les individus conservent une certaine mémoire de leurs observations et de l’expérience. La connaissance conservée dans la mémoire individuelle peut concerner des faits bruts (stimuli reçus de l’environnement et résultats de décision). Elle peut se traduire, à un second niveau, sous forme de croyances ou de représentations particulières – justement utilisées dans les processus d’interprétation informationnelle.
En ce qui concerne ce dernier point, précisons, dans un premier temps, que la notion de représentation peut être définie suivant une double perspective.
·         Un premier sens correspond à « des structures de connaissances stabilisées, qui sont donc stockées en mémoire à long terme et qui ont besoin d’être recherchées, activées pour être utilisées » (Avenier, 1997, p.97). A ce titre, la représentation peut nous intéresser comme rendant compte des  moyens ou instruments,  dont disposent les individus pour s’adapter.
·         Une seconde acception renvoie à « des constructions circonstancielles faites dans un contexte particulier et à des fins spécifiques, élaborées dans une situation donnée et pour faire face à l’exigence de la tâche en cours » (Richard, 1990 , p.86). Cette seconde définition se rapproche, également, de celle de P.Falzon (1989 , p.11) : «  (…)l’idée d’un modèle interne élaboré par le sujet pour traiter les situations. Ce modèle interne résulte d’une construction, qui repose sur une analyse des données de la situation et sur l’évocation des connaissances en mémoire ». Cette citation englobe, alors, les deux aspects du concept de représentation. Nous retiendrons, pour notre part, surtout le fait qu’une telle notion est toujours liée à un contexte historique, culturel, technique – en dehors duquel elle est difficilement lisible.
A cet égard, interviennent notamment le substrat culturel et structurel de l’organisation. D’une part, la culture organisationnelle véhicule auprès du personnel, une certaine façon d’appréhender les problèmes ; elle repose sur des symboles, des mythes, etc. et véhicule, consécutivement, certaines valeurs. D’autre part, la notion de rôle encadre les comportements ; le découpage des activités (ou, la division du travail) s’accompagne de l’établissement de nomenclatures fonctionnelles générales – qui, imposent aux individus, se succédant sur le poste (de travail), une définition des tâches à accomplir (dans le cadre de leur affectation ).
Cependant, en termes de « rationalité adaptative » et de continuité interprétative, il s’agit, tout en préservant la structure cognitive existante de construire de nouvelles représentations – requises par les perturbations rencontrées.
Partant, il serait question « de standardiser et stabiliser des formes cognitives intermédiaires, des îlots de connaissances considérés comme temporairement satisfaisants » (Lorino, 1997, p.126). En effet, « en résolution (de problèmes) [constate H.A. Simon (1991)], un résultat partiel représentant un progrès identifiable vers le but joue le rôle d’un sous-assemblage stable ». Ce dernier représente une « économie d’attention », pour les membres d’une organisation qui, peuvent alors se concentrer sur les aspects vraiment problématiques. Ces îlots de stabilité constituent, également, des îlots de consolidation.
Mais, à ce stade de la réflexion, il conviendrait de donner un contenu plus théorique à la coordination de telles « convictions individuelles ». En particulier, « pour qu’un schéma soit remplacé, il faut que l’expression de son successeur soit aussi accessible et qu’il puisse avoir le même ancrage dans les systèmes de représentations [individuels ; S.D] » (Teulier-Bourgine, 1997 , p.129). On s’achemine, en conséquence, vers des formes simplifiées et tacites d’échanges et d’actions – qui, structurent récursivement les « régularités actionnables » (Reynaud, 1996). Autant de ROUTINES ou de « rules – ready-to-use » qui, incorporent des variables comportementales (associées à un certain contexte d’action).
De plus, outre l’articulation de processus cognitifs élémentaires, la cohérence du cheminement interprétatif fait intervenir une mémoire collective ; des artefacts physiques – supports et objets de PROCEDURES.
En pratique, la mémorisation interne (au sujet) est accompagnée par la constitution d’archives personnelles, de fichiers – qui, sont autant de mémoires auxiliaires. En particulier, la plupart des organisations formalisées prévoient un archivage systématique des enregistrements de leurs activités, sous forme de rapports, de comptes rendus, etc. Ces archives collectives conservent une trace des réponses, apportées par l’organisation, aux sollicitations de l’environnement.
Cependant, de façon plus générale, nous pouvons dire – à l’instar de N. Fabbe-Costes (1997 , p. 205) – que « la mémoire dans les organisations procède à la fois de la mémoire individuelle des acteurs qui la constituent, et de la mémoire collective que se construit l’organisation à travers son [Système d’Information] ».
De ce point de vue, une définition du concept de SIO est donnée par J-L. Peaucelle, en 1981 (p. 30). « Le SI est un langage de communication de l’organisation construit pour représenter, de manière fiable et objective, rapidement et économiquement, certains aspects de son activité passée ou à venir. Les phrases et les mots de ce langage sont les données dont le sens vient des règles élaborées, par des Hommes (…). Les mécanismes de représentation propres à ce type de langage prennent leur efficacité dans les répétitivités des actes [au sein ; S.D] des organisations » (souligné par nous).
Deux points sont, dès lors, à reprendre. D’un côté, l’information peut constituer un élément codifiable et transmissible ; mais encore, elle peut être non formalisable – car, liée au contexte dans sa signification, ainsi qu’à l’aptitude des membres de l’organisation à l’acquérir et à la diffuser ; même de façon informelle .
Par conséquent, nous percevons clairement, ici , l’importance d’une approche organisationnelle, en termes de lieu d’interactions entre centres d’information décentralisés; connaissances formalisées et informations tacites seraient, ensuite, prises en compte – au niveau du SIO – dans une perspective de réalisme et de complétude…D’un autre côté, une telle structure n’est intelligible que, si nous la confrontons aux procédures décisionnelles de l’organisation considérée (Favereau, 1989). En effet, la cohésion d’ensemble est fondée sur ces règles (de procédure) – ou « heuristiques au sein (et au service) d’un processus d’apprentissage collectif » (Favereau, 1994) – propres à faire émerger les significations. Ces procédures opératoires (quoi faire dans telle ou telle circonstance ?) – éléments majeurs, encore, de la mémoire organisationnelle – encadrent les perceptions individuelles ; elles fixent, par exemple, les règles d’exécution du travail, la façon de recueillir et de traiter les données, les objectifs à respecter, etc.
Au final, donc, la notion de mémoire collective serait plus globalement liée à un système d’inscriptions matérielles externes ; mais, collectivement produites, interprétées ou modifiées, suivant les histoires personnelles des individus et les structures organisationnelles dans lesquelles ils évoluent…
A partir de cette définition, considérant donc l’activité de mémorisation qui s’opère à travers le SI de l’organisation, nous ne pouvons qu’envisager un usage flexible de cet artefact.
Cependant, en guise de synthèse, dans le cadre des interactions dynamiques entre les membres de l’organisation et leur environnement, le SIO – en cristallisant les résultats des processus interprétatifs et d’apprentissage, au niveau du concept d’INFORMATION – peut impulser, après la mise en forme et la collectivisation associées à l’émergence des CONNAISSANCES, la construction de compétences « actionnables ». Ainsi, la boucle est bouclée. D’après une réflexion de P. Garrouste, une « information » ne devient « connaissance » que si l’on est capable de l’utiliser ; ce qui renvoie aux problèmes tenant notamment à la spécialisation des savoirs et à la différenciation des codes – y compris dans leurs aspects spécifiques et locaux (tout ce que D.Foray appelle « le marquage institutionnel de la connaissance ») – et, qui justifie, pour une firme, le maintien non seulement, d’une activité de recherche interne mais aussi, d’une capacité d’expertise (interne).
Nous partageons, donc, l’approche de J.C. Perrin (1991) qui, s’élève contre l’assimilation des savoir-faire à une combinaison d’informations. En effet, en fin de cycle, dans le champ de la mise en acte, la connaissance est confrontée au contexte d’interactions[2]. De fait, dans cette perspective, « l’information importante [qui constituera, à terme, une donnée ; S.D] n’est pas explicitée dans le langage général de la rationalité cognitive du fait qu’elle est spécifique à un contexte particulier et que, avant d’être formalisée dans un langage objectif, elle est mise au point et vécue expérimentalement par le collectif (de travail) » (1991 ; Perrin op.cit).
Nous envisageons, donc, l’enchaînement suivant :

 
Consécutivement, « le problème n’est pas de faire circuler toute [la connaissance ; S.D] systématiquement, mais de la rendre économiquement accessible à la demande, sans contraindre tous les acteurs de l’organisation à la consommer malgré eux » (Le Moigne, 1986, p. 24).
L’opérationnalisation de la mémorisation – au niveau organisationnel – impliquerait, donc, plutôt, des outils laissant place à une appropriation sélective des connaissances produites.
En réalité, la capacité d’accéder – en toute liberté ! – aux éléments en mémoire s’inscrit dans une dynamique de construction des décisions, au sein des organisations. En cela, « si le [Système d’Information] n’est pas le système de représentation de l’organisation, il lui est intimement lié ; il en est une expression tangible et le conditionne » (Couix, 1997 , p.176).
De façon plus pragmatique, nous sommes attentifs à certains signaux de nos environnements (entreprise, famille, etc.). Nous décidons, en conséquence, d’acquérir, mémoriser telle ou telle information, d’échanger telle ou telle connaissance ; ou bien, de représenter tel ou tel stimulus par telles ou telles variables interprétatives.
A contrario, une information peut influencer la représentation que l’on se fait d’un phénomène.
Aussi, J. March de préciser que « la construction [collective ; S.D ] d’informations peut être considérée comme plus importante que l’information elle-même, tout comme la prise de décisions a plus d’importance que ses résultats » (March, 1991 , p.12).
Plus précisément, une grande partie du traitement de l’information (visant à faciliter le travail, au sein des organisations ) « consiste à remplacer des informations brutes (perçus localement ; mais, nombreuses ) par une information de synthèse, élaborée selon des règles propres à celui qui fait la synthèse et difficilement contrôlables par ceux qui les recevront et les utiliseront » (Thévenot, France-Lanord, août 1993 , p.105).
Dans cette optique, le SIO constituerait l’interface « support d’attention – réducteur d’incertitude » - entre l’environnement organisationnel et la structure décisionnelle de l’organisation . En effet, considérant le rapport capacité de traitement informationnel / opacité des environnements organisationnels, nous pouvons mesurer l’importance d’une remise en question permanente de l’effectivité, quant à la collecte de données, au traitement et à la mémorisation de l’information. D’ailleurs, la ressource rare – notamment relativement à la rationalité limitée des agents économiques – réside autant dans les capacités de traitement que dans l’information elle-même . Dès lors, un projet de suivi des signaux environnementaux – médiatisé par le SIO – commence par une sélection des stimuli pertinents ; sélection qui, contribuera – en retour - à faire évoluer, chaque membre de l’organisation, à travers ses pratiques, son expérience…
Toutefois, il faut également envisager le « difficile » passage à la capitalisation collective des savoirs individuels. 
Selon une vision cognitive des organisations, la connaissance se distingue de l’information en ce qu’elle ne constitue pas une simple description – plus ou moins détaillée – d’une réalité ; mais, se présente comme un construit social, incluant une dimension de croyance et de jugement (March, 1991). D’après Nonaka (1994), par exemple, la connaissance se définit comme « a justified true belief ». Comment, dès lors, peuvent se coordonner des individus qui, n’ont pas les mêmes connaissances – ou, les mêmes perceptions et représentations du monde ? En guise de réponse, de nombreux travaux mettent alors l’accent sur l’existence de « schémas cognitifs partagés » - par les membres de l’organisation –règles, routines, langages, procédures…
Ainsi, quand on sait que la production et le renouvellement de la coopération constituent le problème principal des organisations (notamment pour celles qui innovent ), il devient prégnant de s’interroger sur les potentiels de transmission des connaissances (et, des compétences) individuelles – justement (en partie ) objectivées via des « dispositifs cognitifs collectifs », suivant l’expression d’O. Favereau (1989).
Dans un premier temps – et, toujours dans une perspective d’accumulation et de sauvegarde des capacités productives  - nous pourrions penser que les individus organisés prennent leurs décisions « en fonction des représentations communes en vigueur, du jugement de convention » (Petit, 1993). En effet, logiquement, la mise en cohérence de différentes compétences, centrées sur des domaines d’intervention spécifiques, passe par une communication – à l’intérieur de la firme – entre différentes spécialisations ; aussi, est postulée la possession d’un langage commun entre les différents agents économiques (Le Bas et Zuscovitch, 1993). Néanmoins, c’est sans parler des savoirs tacites et non formalisés. Or, de telles connaissances – « gravées dans les mémoires (embrained) individuelles »– sont sans cesse mobilisées – automatiquement – dans la mise en œuvre de savoir-faire.
 « Nous savons plus que ce que nous pouvons dire. (…) C’est un fait bien connu que le déroulement d’une performance habile est achevé dans l’observation d’un ensemble de règles qui ne sont pas connues en tant que telles par la personne les suivant » (Polanyi, 1958) ; ou, encore : « on retrouve toujours, dans la connaissance technique, la priorité d’un savoir-faire sur un savoir-comment. Entre le dessin de l’outil et de la machine, d’un côté, le dessin de l’objet à fabriquer de l’autre, il demeure une zone de geste et de la parole qui est indescriptible » (Gille, 1978 , p.1440) – et, par conséquent, difficilement transférable d’un individu à l’autre.
De ce point de vue, « les routines d’une organisation constituent la qualification (skill) de cette organisation » (J. Perrin, 1993 , p.11). Mais, parties prenantes du « capital immatériel » (associé à ces savoirs individuels, inarticulables au moyen d’un langage), elles demeurent, aussi, distribuées et incorporées au niveau des rationalités individuelles. De fait, de telles routines, « même si elles s’expriment globalement pour réaliser une tâche collective [ !] » (B. Walliser, 2000 , p.208), «  ne sont véritablement collectives que quant à leur résultat » (B. Walliser, 2000 , p.209).
En effet ce qui est transposé, au niveau collectif , ce sont des formes de « connaissance codifiée » - impliquant, en amont, autant de représentations, de règles interprétatives et de systèmes informationnels…Au final, donc, via une agrégation automatique des comportements individuels, se reconstitue – au prix d’un appauvrissement, relatif au contenu ainsi qu’à la variété des schémas mentaux  – un enchaînement exhaustif de la forme : « si…(liste de conditions contextuelles)…Alors…(liste d’actions associées) ».
Autant de postulats stratégiques très difficilement interprétables (car, guidant quasi mécaniquement les comportements, sans être d’ailleurs totalement exprimables par chaque individu…) ; et, partant, aussi, difficilement transposables dans un nouveau contexte socio-économique…
A contrario, « la partie articulée des savoirs et savoir-faire humains est (…) facilement transférable d’un individu à l’autre, étant dans une forme destinée par sa nature même à la communication entre êtres humains » (Mangolte, 1997, p. 121).
A côté d’un essai de stabilisation des ressources organisationnelles dans le champ du tacite, nous percevons, donc – de façon plus tangible  – le cadre formel des activités productives. Nous évoquons, ici, des procédures standardisées ; du type processus de fabrication, méthode d’utilisation de machines-outils, etc.
Dès lors, sur cette base, d’après A. Kirman (2000), « l’émergence des liens entre les individus peut être expliquée par l’utilisation de règles de comportement très simples, sans avoir recours à un comportement optimisateur ou stratégique ». Dans cette perspective, nous nous rapprochons du raisonnement simonnien – qui, implique de s’écarter de la validité objective des règles déterminant l’usage optimal des connaissances et l’action optimale ; pour se rapprocher de PROCEDURES satisfaisantes, utilisées par les agents pour améliorer leur compréhension de la réalité (Simon, 1976). Par conséquent, afin de maintenir une cohérence d’ensemble, nous nous inscrivons dans le comment (rationalité procédurale) ; et, « chemin faisant », les règles servent de guides (ou de repères) pour l’apprentissage collectif. En réalité, de telles règles (de procédure) consistent à découper le problème organisationnel, d’une certaine façon ; et, consécutivement à cette décomposition, à découvrir une heuristique spécifique (de manière, encore, plus ou moins exploratoire ou automatique ).
Un tel « langage résolutoire » peut jouer, alors, le rôle d’un Common Knowledge (CK) – créant du lien entre les membres organisationnels (du moins, pour un certain nombre d’entre eux ) ; et, permettant des transferts de significations…
« La mise en forme articulée facilite donc la circulation du savoir productif, sa dispersion éventuelle et son appropriation par autrui. On peut ainsi penser au plan d’une machine prototype – plan que l’on peut reproduire, photocopier et envoyer à l’autre bout du monde. A l’arrivée, à la seule condition de savoir déchiffrer le plan, c’est-à-dire de comprendre les codes, les conventions, les symboles utilisés, la machine est presque immédiatement reproductible » (Mangolte, 1997 , p.112).
Ainsi, comme le disait Favereau (1996), « l’incomplétude n’est pas le problème, c’est la solution » - notamment pour adapter les connaissances (construites collectivement) à de nouvelles circonstances. Maintenant, c’est dans cette optique, que nous nous proposons d’examiner, plus en détail, les modalités de passage d’un phénomène individuel à un processus collectif de mémorisation.…
En première analyse, nous pouvons retenir la définition de l’apprentissage – individuel et organisationnel – proposée par C. Le Bas (1993 , p.5) : « l’apprentissage est un processus d’acquisition de connaissances. Il peut être défini plus généralement comme un processus d’accumulation, de mémorisation, et concerne avant tout les Hommes dans leurs activités sociales et, en particulier, dans leur activité économique. S’il est indubitablement un phénomène dont l’agent individuel est le support, il s’incruste également dans les organisations, c’est-à-dire dans les formes institutionnelles que prennent les rapports économiques et sociaux des agents ». Une telle caractérisation trouve, d’emblée, sa légitimité dans l’évocation des dimensions individuelle et collective de l’apprentissage ; l’auteur inscrit également un tel phénomène dans le cadre social relatif aux activités de production. Enfin, est soulignée la mobilisation d’une mémoire ; partageable à divers niveaux et, chargée d’assurer la sauvegarde des connaissances accumulées…
De fait, afin de garantir, dans un premier temps, la cohérence des divers processus d’apprentissage (au sein des organisations) ainsi qu’une régulation efficace des compétences individuelles, il doit exister – à l’échelle collective – un corps de connaissances communes. Si l’on se place, donc, dans une situation de CK – telle que définie par D. Lewis – aucun doute résiduel n’est présent ; tout individu d’une population P conformera son comportement à toute régularité R caractérisant les autres membres de la population considérée – ce type de comportement étant, de plus, approuvé et connu par tout individu caractérisé ici. De ce point de vue, l’application de la règle est tout à fait dissociée des aléas affectant les interactions. « L’objectivité de la règle ne signifie rien d’autre que le fait qu’il n’y a plus rien dans la relation intersubjective qui puisse en venir perturber l’application » (Orléan, 1994).
Mais, justement, à l’instar de C. Argyris et D.A Schön, nous pouvons aussi dire que l’apprentissage organisationnel n’est possible que dans le cas où les membres de l’organisation appliquent, avec un regard critique, les règles guidant l’action collective.
Aussi, dans le cadre des préférences et des représentations individuelles, la coordination située nécessiterait la présence « d’une forme affaiblie de savoir collectif ». Tel est notre avis ; on se laisse guider – dans l’apprentissage – par les règles existantes, lesquelles sont réinterprétées au terme de cet apprentissage…
« Ces traits de comportement, justifient (…) l’idée selon laquelle les contextes d’une action sont, dans une certaine mesure, donnés à l’acteur sous la forme de figures collectives, que la coordination ne peut se faire en dehors de tout repère collectif. Cette référence peut être plus ou moins contraignante, plus ou moins directive. Elle est en revanche, toujours partagée car inscrite dans les environnements d’actions. Elle induit un statut différencié des participants à l’action et une approche différente des comportements d’action. » (Kechidi, 1998, p. 434 ; souligné par nous)
A cet égard, dans le champ des processus décisionnels, « les règles qui régissent la recherche de solutions s’ajustent également car les modes de recherche ayant produit des solutions dans le passé tendent à être répétés et ceux non productifs évités » (Daraut, 1999, p.11). Malgré tout, dans un tel cadre, peut alors se poser le problème de la maîtrise des conflits, inhérents à des logiques rationnelles différentes.
Les évolutionnistes aboutissent, par suite, à une définition des routines, à partir de propriétés presque exclusivement cognitives (Egidi et alii, 1994 , p. 2). En effet, comme « truces amongst conflicts » (Nelson et Winter, 1982) ou, mécanismes particuliers de régulation – intégrant des processus interindividuels  – de telles routines peuvent permettre – mais, toujours artificiellement ; de « canaliser le découpage des évènements ».
 Elles ont, alors, cinq propriétés respectives :
(1)  une régularité et une prédictibilité ; car, représentant des modèles de comportement qui, peuvent être répétés – si les conditions environnementales sont similaires 
(2)  une automaticité
(3)  un contenu tacite
(4)  une ignorance partielle quant à leur mobilisation, dans la mesure (cf. 2) où elles sont actionnées automatiquement (sans nécessité délibérative )
(5)  l’économie de savoirs au niveau individuel, lors d’une mise en place au niveau collectif (Egidi et alii, 1994 , p .2).
Partant, en particulier suivant ce cinquième item, nous pouvons renvoyer à la notion de MEMOIRE ORGANISATIONNELLE. De fait, face à des problèmes de nature répétitive, les comportements (qui ont réussi ) sont mémorisés à travers des règles standardisées. On évite, par là même, au décideur, de recommencer en totalité l’analyse et la modélisation du problème ; il suffit de reconnaître la nature du problème et d’appliquer le schéma résolutoire – qui, a réussi par le passé  – sans avoir à reconstruire complètement une réponse adaptée…
Cependant, nous pouvons considérer qu’il existe plusieurs niveaux possibles dans le processus d’apprentissage.
·         Dans le cas le plus courant, le problème est reconnu comme strictement identique à ceux qui ont été déjà observés. Il suffit, donc, de retrouver, dans l’ensemble des décisions stockées, celle qui a conduit à un résultat jugé satisfaisant et de la reproduire.
·         Si le problème n’est pas reconnu comme strictement identique, il y a adaptation ; et, pas seulement reproduction d’une décision.  Cette adaptation est toutefois plus rapide à mettre en œuvre qu’une solution totalement nouvelle.
·          Dans certains cas, néanmoins, le schéma d’action prévu dans la procédure (ou, enregistré dans la mémoire du décideur) se révèle inadéquat ; les faits observés ne coïncident pas avec la représentation « apprise » du problème. Il faut, alors, passer à un autre niveau d’apprentissage qui, consiste à modifier le schéma d’interprétation, appliqué jusque-là ; puis, à sélectionner, dans le cadre de ce schéma, les réponses fournissant les meilleurs résultats. Ce deuxième niveau d’apprentissage est celui de la modification des représentations.
Plus généralement, alors, nous pouvons remarquer que « le profil des convictions de l’organisation dépend énormément du fonctionnement de [sa ; S.D] mémoire et du fait qu’il est différent ou non selon les périodes et selon les unités de l’organisation » (March et Olsen, 1976). De cette manière, la structure organisationnelle conditionne étroitement les dynamiques d’apprentissage Comme le souligne, globalement, Llerena (1996), « dans la mesure où les processus d’apprentissage individuels sont fortement tributaires du contexte et de l’engagement des individus dans les activités cognitives, l’évolution des connaissances au sein de la firme ne peut être appréhendée sans tenir compte du contexte organisationnel dans lequel s’insèrent les individus. Ce contexte particulier, en définissant (…) les tâches et les possibilités d’interactions, les rapports hiérarchiques et les relations d’autorité, guide les activités cognitives des membres de l’organisation et détermine la variété des cadres d’interprétation ». Et, c’est notamment dans cette perspective que nous allons envisager « la coopération située ordinateur/opérateur ».
Dans un premier temps, N. Rosenberg (1982) a souligné, via le concept de « learning by using », le rôle d’un apprentissage se construisant à partir de l’expérience acquise dans l’utilisation des produits ou des machines. Plus précisément, il a montré – pour des techniques ou des objets complexes – que « les performances de ces produits sont difficiles à prévoir ; de plus, beaucoup de leurs caractéristiques ne seront connues qu’après une utilisation intensive et prolongée ». Dans de telles situations, l’innovation technologique passera par le maintien de relations étroites entre utilisateurs et concepteurs – justement, pour que ces derniers intègrent, dans leur activité, les enseignements tirés par les premiers. 
A ce niveau, il ne s’agit plus, alors, de postuler un quelconque déterminisme de la technologie sur l’organisation ; mais, de considérer la technologie dans son aspect « permissif ». Parallèlement, on peut observer une forme de concomitance des changements techniques et organisationnels (Reix, 1990 , p.106).  En particulier, dans un tel cadre d’analyse, l’autonomie se définit « comme une capacité d’initiative et d’action propre à l’individu en situation de travail » (Lallé, 1999, p.98).  « L’autonomie sera positive si elle permet d’assurer la cohérence des actions en adéquation avec les objectifs de l’entreprise » (p.103 ; op.cit Lallé).
Cependant, dans une perspective d’ « action située » (Suchman, 1987), l’enjeu est de considérer l’interaction dynamique entre l’homme et son environnement. « L’action est située lorsque les ressources de l’environnement accroissent les capacités cognitives des agents » (Laville, 2000 , p.13).
De ce point de vue, si l’on se place dans le champ du traitement informationnel, nous pouvons envisager – à l’exemple de Simon – que « l’Homme raisonne dans son contexte, avec sa rationalité limitée, et cherche à ses problèmes la solution satisfaisante plutôt que la solution optimale qu’il ne peut trouver faute de disposer d’une capacité de traitement suffisante. La machine comblerait [ainsi] une partie [de ses ; S.D] lacunes, contribuant (…) à l’aider à accroître sa rationalité dans [la] prise de décision. L’Homme et son ordinateur forment alors un ‘couple’, un système Homme-machine dont la performance va croissant, au fur et à mesure que l’on comprend mieux la manière de raisonner d’une part et que les outils logiciels sont plus évolués d’autre part » (p. 101 ; op.cit Thévenot et France-Lanord, 1993).
Pourtant, H.A Simon n’a pas consacré l’essentiel de ses recherches au problème des interfaces – apparaissant comme central quant à l’utilisation des Systèmes d’Information…En effet, dans ce domaine, tout semble se jouer au niveau de la gestion des échanges de données.
« Starting from the viewpoint of action as situated in complex ill-structured contexts, Winograd et Flores (1986) argued that the most significant challenge facing the interface design is to discover the true ontology of human beings with respect to computer: Human-Computer Interaction (HCI)” (Vera et Simon, 1993, p.13). En effet, lorsque deux individus sont en interaction (même si l’un d’eux est une machine ou, interagit au travers d’une machine), ils redéfinissent, continuellement,  leur contexte d’interactions ; ceci, relativement à « la taille des mondes » dans lesquels ils évoluent respectivement…
En réalité, la prise de conscience du caractère distribué, fragmenté de la production / consommation d’informations vient se superposer à une coopération accrue entre l’Homme et la machine - médiatisant le dialogue et l’articulation de ces espaces, de ces différents points de vue connectés. Conçus séparément, l’humain et le technique s’articulent, alors, de façon inédite ; dans un processus de « mémorisation interactive ».
Minsky décrit  « l’apparition inattendue à partir d’un système complexe d’un phénomène qui n’avait pas semblé inhérent aux différentes parties de ce système. Ces phénomènes émergents ou collectifs montrent qu’un tout peut être supérieur à la somme des parties ». Dès lors, Winograd et Flores (1986) – s’intéressant toujours à la mobilisation du système interactif Homme / ordinateur – écrivent « we must focus on how people use them [interfaces] instead of how people think or what computers can do » (p.11 ; op.cit Vera et Simon).
Partant, l’apprentissage et la mémorisation continus mettent en jeu un ensemble de relations dialectiques ; « like ‘rationality’, the continuity of activity over contexts and occasions is located partly in the person acting, partly in contexts, but most strongly in their relations (souligné par nous) » (Lave, 1988, p.20).
Nous en venons, alors, progressivement, au(x) rôle(s) joué(s) par les nouvelles technologies, dans la structuration de dynamiques d’échange – propres à assurer la cohérence et la pérennité des construits d’action collective…
A l’instar de J-L. Le Moigne, nous réaffirmons l’indépendance conceptuelle du SIO et des technologies de traitement de l’information – justement susceptibles de faciliter l’exercice des fonctions assumées par cette partie constitutive du pilotage organisationnel ; en effet, le SIC peut être défini comme « un système social de significations partagées » (Hirscheim, Klein, Lyytinen, 1995).
En pratique, la diffusion des NTIC se caractérise plutôt  par l’ajustement ; et, donc, par l’absence de lignes directrices ainsi que d’objectifs clairement définis. 
  •  Dans un premier temps, l’amélioration, au quotidien, de l’existant est privilégiée ; relativement à l’exploration de nouvelles formes organisationnelles.
  •  Dans un second temps, les firmes peuvent innover plus profondément, à mesure que leurs membres s’approprient les technologies. Les utilisateurs peuvent, en effet – « avec le recul nécessaire » - imaginer des utilisations originales…
  •  De telles possibilités incrémentales d’évolution organisationnelle et d’adaptation technologique représentent, enfin, des critères décisifs quant aux futurs choix d’investissement. 
Ainsi, dans le cadre de relations de travail harmonieuses et constructives, la mise en œuvre d’une véritable ingénierie informationnelle peut engendrer un processus qualifiant. De telles dynamiques technico-organisationnelles tendent, surtout, à réduire l’aspect routinier des pratiques productives, valorisant le volet cognitif de l’innovation technologique et incitant à la prise en charge des problèmes organisationnels par les individus (caractérisés notamment par leurs compétences respectives ).
Dans cet état de fait, la mémorisation collective joue, encore, un rôle déterminant (Day, 1992). L’entreprise, ainsi comprise dans sa durée, dans son histoire se constitue dans « un processus continuellement apprenant » (Chandler, 1992). Mémoire et apprentissage sont interdépendants, même s’il reste à aménager l’organisation – afin que la mémorisation ne soit pas trop affectée par une vision ( par trop !) schématique du savoir…Cela n’est possible que si l’on respecte l’hétérogénéité de la connaissance ; ses versants implicites et tacites, ses degrés de codification plus ou moins établis (Spender et Baumard, 1995 ; Baumard, 1995).
Et, dans une perspective dynamique  – le savoir antérieur doit être fortement relié à la nouveauté ou à la création ; de manière à en faciliter l’assimilation…
Ainsi, l’apprentissage par l’usage peut faire évoluer les cadres cognitifs de la prise de décision . En particulier, les performances qu’une firme peut obtenir aux moyens des NTIC sont, entre autres, corrélées avec les phénomènes d’apprentissage associés à l’utilisation de telles technologies (Rosenberg, 1982 ; Porter, 1985 ; Von Hippel, 1988 ; March, 1991). En outre, dans une étude de cas, Néo (1988) observait que les implantations des NTIC les plus fructueuses correspondaient à celles pour lesquelles les organisations avaient – déjà  – enregistré une expérience, dans le domaine…
En conséquence, l’efficacité d’un SIO ne serait pas dépendante de la technologie – elle-même  – ni de la structure organisationnelle, prise de façon isolée ; mais, de la conjonction des deux (Markus et Robey, 1983). L’apport des NTIC ne doit pas être appréhendé sous une forme statique ; mais encore, suivant une co-évolution technico-organisationnelle (Brousseau et Rallet, 1995 , p.19). Par exemple, « chemin faisant », l’apprentissage lié à l’utilisation de ces nouvelles technologies pourrait permettre de catalyser des signaux environnementaux, invitant à une réorientation dans l’activité productive.
Dans cette optique, la prise en compte des paradoxes organisationnels (intégration-différenciation, individus-collectifs, stabilité-changements, exploitation-exploration, etc.) permet de passer outre la conception statique des organisations.
Dans « une vision conversationnelle », il s’agit, alors, de proposer des schémas coordonnateurs qui, font apparaître la dynamique d’action comme une force motrice permanente – ceci, via une recherche perpétuelle d’équilibration[3] entre pôles antagonistes. « Il est donc nécessaire que soient privilégiées les stratégies bipolaires (…) incluant par exemple, une dose accrue de centralisation de certaines décisions et, simultanément, plus d’actions décentralisées » (Martinet, 1989, p. 234-35). Or, de façon générale, « les décisions ne s’imposent jamais comme des évidences techniques ou économiques, ou financières, mais en fonction des systèmes relationnels existants » (Bernoux, 1995, p.223).
  •  En particulier, dans une dynamique d’amélioration de la production, toute apparition d’une innovation commande une redéfinition de la situation (Goffman, 1973 ; Habermas, 1987) – c’est-à-dire une transformation des trois rapports, constitutifs de toute culture ; à savoir aux autres, aux choses et à soi. Cependant, si cette révision n’est pas conduite par la hiérarchie en place, elle risque d’être opérée sur le versant informel de l’organisation ; la dissociation s’accentuera, alors, entre un système figé « dans la paix des rationalités » et l’effervescence associée à l’expérimentation – au quotidien …
  •  Malgré tout, dans le flanc du monde vécu, la coordination s’appuie – aussi  – sur des mécanismes de circulation de la connaissance que, l’on ne peut dissocier du cadre formel. Ces mécanismes contribuent à l’efficacité et à la souplesse des liaisons hiérarchiques et horizontales. Ils constituent, dès lors, avec « la structure organisationnelle »[4] un tout indissociable – qui, peut s’analyser, en dernier ressort, comme un outil de traitement informationnel ( en vue de la prise de décisions).
Plus généralement, donc, l’individu est considéré comme inséré dans un environnement, avec lequel il est en interaction.
Dès lors, afin d’articuler ici une théorie de l’action, nous pouvons également appréhender le « travail adaptatif » comme un processus d’organisation, tendant à faire apparaître un système d’activités coordonnées (justement adapté aux conditions de l’environnement ).
Nous retrouvons cette conceptualisation dans la théorie de la structuration d’A. Giddens (cf. notamment J. Rojot, 1998).
En particulier, « les activités sociales des êtres humains sont récursives, comme d’autres éléments auto-reproducteurs dans la nature. Elles ne sont pas créées ab initio par les acteurs sociaux mais recréées sans cesse par eux en faisant usage des moyens mêmes qui leur permettent de s’exprimer en tant qu’acteurs. Des conditions permettent les activités des agents et dans et à travers leurs activités, les agents produisent et reproduisent les conditions mêmes qui rendent ces activités possibles » (p.6 ; op.cit Rojot).
A partir de là, dans un cadre organisationnel donné et considérant des dynamiques de projets endogènes – tenant notamment à une mise en situation des NTIC, au sein de certains construits béhavioristes et institutionnalisés – nous pouvons évaluer comment les agents opérationnels interagissent avec la technologie et l’organisation.
C’est dans une relation continue et bilatérale avec l’artefact technique ainsi qu’avec Autrui que se constituerait (récursivement ) « les activités spatio-temporellement situées des [acteurs ; S.D] humains » (Giddens, traduction de M. Audet, 1987 , p.74).
Partant, dans un même mouvement, les règles de l’action collective – elles-mêmes  – seront interprétées et ajustées à la situation.
En pratique, en effet, nous pouvons facilement envisager que l’acteur-projet ou l’opérateur communique ses expériences (quant à son poste de travail ), auprès de l’équipe ou des personnes les plus proches de lui en termes de compétences ; car, à première vue, ces collègues partagent – déjà  – un certain capital cognitif productif…
Ensuite, dans le cadre d’une telle base d’autonomie stable[5], les NTIC peuvent notamment appuyer des dynamiques d’apprentissage (de groupe ) – en favorisant la rapidité et l’étendue des processus de mémorisation et de communication. En retour, ces technologies feront – elles-mêmes – l’objet d’adaptations…
Ainsi, la mise en œuvre des nouvelles technologies induit – préalablement  – un processus d’abstraction et de représentation du monde – ou, plus modestement, de l’organisation du travail. En effet, les NTIC s’imbriquent à l’organisation, parce qu’elles reprennent – en partie  – le traitement et le transfert d’informations codées. « L’utilisation des TIC dans la coordination est (…) étroitement liée à la nature, formelle ou informelle, des procédures qui règlent les rapports entre les unités [organisationnelles ; S.D] » (Brousseau et Rallet, 1997, p. 294).
Dès lors, une telle inscription dans la technique, d’un certain substrat culturel légitime, encore davantage, l’intervention (négociée) des agents – s’identifiant et participant à l’organisation . Ceci d’autant plus que l’apprentissage des technologies par les utilisateurs (Rosenberg, 1983 ; Von Hippel, 1988) constitue une source génératrice d’innovation - ces derniers utilisateurs ne connaissant pas, au départ, toutes les propriétés et les potentialités des technologies. L’usage les leur apprend ; et, à ce moment-là, « cet apprentissage emprunte des voies inattendues qui tiennent d’une part aux détours d’appropriation des usages et, d’autre part, à la difficulté de modifier les mécanismes de coordination existants » (p. 304 ; op.cit Brousseau et Rallet). Se dessinent, alors, progressivement – via ce « learning by using » - des sentiers de co-évolution entre technologies et modalités organisationnelles.
«L’organisation qui émerge de ces actions stabilise la coordination des comportements des individus, mais ne se confond pas avec une donnée structurelle, une totalité préexistante à l’action des individus ; elle est plutôt une construction sociale. Au sein de cette construction sociale, la confiance et les règles jouent un rôle essentiel dans la coordination des individus. Mais les secondes ont pour avantage de permettre une coordination à distance d’individus anonymes, alors que la confiance n’est pas aliénable. Elle reste inscrite dans le cadre du face à face, de la relation de proximité » (Dupuy et Kechidi, 1996, p. 17).
Au final, donc, la possibilité d’échanges sereins et prolongés sur la base des compétences techniques de chacun, permet à ceux qui disposent déjà d’une certaine reconnaissance d’affirmer leur position au sein de l’organisation ; les autres peuvent, alors, trouver une occasion inespérée d’être rapidement reconnus ! Mais, surtout, un simple tissage de liens via les NTIC ne garantit pas – en soi  – des construits technico-organisationnels plus efficients. Ceux-ci ne peuvent constituer que le fruit « de la volonté et de la capacité des Hommes à partager la connaissance, à établir des coopérations, à faire confiance, à reconnaître à l’autre son altérité et le droit de sa subjectivité, à s’engager avec d’autres sur des chemins qui ne sont pas écrits à l’avance » (Génelot, 1996).




[1] ATER en sciences économiques à l’université des Sciences Sociales de TOULOUSE ; doctorante en économie au LEREPS – GRES (TOULOUSE ). (Retour au texte)
[2] Entendez autant la relation Homme-Homme que la relation Homme-Machine. (Retour au texte)
[3] La congruence n’apparaît donc pas comme une propriété figée : elle est fondamentalement dynamique, en perpétuelle équilibration (et non équilibre ; souligné par nous) ; elle n’est jamais acquise, mais à rechercher/concevoir/produire continuellement au fur et à mesure que l’action se déploie et crée de nouvelles opportunités, situations, problèmes (Giordano, 1997 , p. 160). (Retour au texte)
[4] L’ensemble des fonctions et des relations déterminant formellement les missions que chaque unité de l’organisation doit accomplir et les modes de collaboration entre ces unités – STRATEGOR - « Stratégie, structure, décision, identité, politique générale d’entreprise », InterEditions, Paris, 2° édition, 1993. (Retour au texte)
[5] C’est comme si le collectif – entendez  la cellule en charge d’une activité particulière au sein d’un service ou, le service tout entier – développait « des modes de coordination de ses expériences » (Bouchikhi, 1990), capitalisant dans un nouveau cadre organisationnel. Nous considérons, aussi, une rationalité interactive – i.e procédurale et située ; au sens où « elle suppose un certain capital cognitif commun (au groupe considéré), sous la forme d’une communauté d’expériences, qu’elles soient culturelles ou historiques » (Boyer & Orléan, 1991). (Retour au texte)


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