SOMMAIRE
Présentation
Roger Charland
Hommage
Michel Ouellet, musicien et ami
Roger Charland
Théorie esthétique
Introduction à l'esthétique d'Adorno. Approche de l'esthétique d'Adorno par l'analyse du rapport à Marx dans la Théorie esthétique
Raphaël CLERGET
Bibliothéconomie
Documentaliste : un métier féminin ?
Emilie ROUX
Le système d'information organisationnel, objet et support d'apprentissageSandrine DARAUT
Gestion de la connaissance : mythe ou réalité
The nonsense of "knowledge management"
T.D. Wilson
Knowledge management: another management fad?
Leonard J. Ponzi et Michael Koenig
Cybernétique
Le retour au chevalier ? « Une vision critique de l'évolution bionique du combattant » ?
Joseph Henrotin
Présentation
Voici un numéro en solo. En
effet Pierre Blouin, co-éditeur de cette revue électronique, prend une
retraite bien méritée. Il n'a pas l'âge de la retraite, mais il veut se
concentrer sur d'autres choses. Je lui souhaite bonne chance. Je le remercie
pour les traductions et les excellents textes qu'il a publié ici.
Je salue, pour autant qu'il est possible, un
grand ami Michel Ouellet. Une amitié qui datait de longtemps et qui était
signifiante pour moi. Je n'en écris pas plus ici, je vous invite à lire ce
court texte qui ne fut pas très facile à rédiger.
Dans un long texte, présenté en deux parties,
Raphaël CLERGET
propose une lecture serrée de la Théorie esthétique d'Adorno et des
rapports de cette dernière avec la pensée de Marx. Il s'agit d'une
contribution importante concernant les racines de la théorie esthétique de
Adorno. La fin du texte paraîtra dans le numéro 10 de Hermès : revue
critique.
Dans
une toute autre optique,
Sandrine Daraut
nous présente une approche systémique de l'information organisationnelle.
Elle nous présente un texte très intéressant qui, enfin, n'est pas qu'une
suite d'idées toutes faites de cette théorie. La tautologie habituelle est
évitée ici. Celle qui dit que nous sommes dans une société de l'information
qui repose sur l'information. Position futile et idiote il faut le répéter
qui est celle courante en bibliothéconomie. Une tautologie creuse, comme
Pierre Blouin le démontrait fort bien dans sa série de textes sur le
discours idéaliste de l'information.
Wilson,
Ponzi
et Koenig proposent deux textes tout aussi
amusant. Un de ces textes nous pose une très bonne question "Knowledge
management: another management fad?" La réponse est
positive. Il faudra très bien lire ces textes. Sandrine Daraut interroge
l'information organisationnelle, Wilson analyse le non-sens d'une telle
approche, et finalement, Ponzi et Koenig nous convainc qu'il ne s'agit que
d'une mode. La victoire du discours technologique sera peut-être de courte
durée. Les scandales politiques et financiers ne sont que l'ombre d'un
système qui s'en tire très mal. (1)
Enfin,
Joseph Henrotin nous
entraîne dans les méandres du surhumain, ce militaire cyborg. Certains
d'entre vous se demandent pourquoi Hermès publie un article sur un sujet de
cette sorte? La réponse est bien simple, observez bien les origines de
l'approche de ce militaire surhomme, elles sont les mêmes qu'utilise les
théoriciens de la société de l'information. L'humain est imparfait, la
technologie aide à l'améliorer. On verra sans doute là une logique
implacable du progrès, une nécessité. Pourquoi lutter alors contre
l'histoire, surtout celle des vainqueurs nous dirait Walter Benjamin ?
Juste pour l'humanité !
En mai
prochain, pour saluer le prochain congrès de la Corporation des
bibliothécaires professionnels du Québec qui portera sur le thème suivant
« D'un
service d'aide à un service stratégique pour l'usager : le positionnement de
la bibliothèque dans la nouvelle société de l'information », nous
proposerons un numéro spécial sur le mythe de la dite société. Comment
mettre en place une critique de ce mythe : simplement en montrant comment la
mondialisation néolibérale fonctionne, comment elle est la machine réelle de
cette nouvelle société dite de l'information. Soyez patients... vous verrez
bien.
Si vous voulez participer à Hermès, je vous y
invite en m'envoyant vos textes.
Bonne lecture !
Roger Charland
NOTES
(1)
À ce propos voir le texte de présentation intitulé
"The New Economy: Myth and Reality" d'un numéro de
Monthly Review, de l'été 2001, portant sur la nouvelle économie. Il y était
écrit : "We are living through an unprecedented situation marked by
dramatic new developments, including not only the New Economy boom and bust,
but also an unheard of polarization of wealth, rampant globalization, and
the greatest merger wave in history aimed at the takeover of larger and
larger sections of the world market by a relatively small number of
global-monopolistic corporations. Rather than trying to predict what will
happen under these rapidly changing circumstances we should be keeping our
eyes on the main contradictions and tendencies that will feature prominently
in any future developments, recognizing all along that this is a phenomenon
of capital accumulation and crisis—and hence class struggle."
http://www.monthlyreview.org/0401edit.htm . Imaginez maintenant les
conclusions de cette présentation à la lumière de la crise boursière et
surtout de l'écroulement du marché des nouvelles technologies. Et tout cela
a été écrit avant le 11 septembre 2001.
Michel Ouellet, musicien et ami
par Roger Charland
« L'homme,
disent les dieux, fasse l'essai de toutes choses,
Que nourri de leur force, il sache gré à toutes
Et comprenne sa liberté,
Rompre là, s'en aller où il veut.»
Que nourri de leur force, il sache gré à toutes
Et comprenne sa liberté,
Rompre là, s'en aller où il veut.»
HÖDERLIN,
«
Cours de la vie » in Odes, Élégies, Hymnes.
Poésie/Gallimard, Paris, 1967, p. 42
Poésie/Gallimard, Paris, 1967, p. 42
La dernière fois que nous nous sommes parlés ça fait deux
ans. Puis maintenant, on m'apprend que ça, ça ne sera plus possible. Tu as
perdu cette notion du dialogue, tu as perdu la vie... Cette seule
singularité, qui était tienne, tu nous l'a prise. Tu es parti ce matin
d'automne 2001. C'est à ce moment que tu as repris à toi-même, la seule
chose qui t'appartenait : la vie. J'oserais dire que tu t'es enlevé à
nous... Tu nous laisses là... bouche bée et toi absent !
Je t'ai connu à une époque très belle de mon existence.
J'étais en état de choc, je connaissais la plus belle révolution intérieure
que je n'ai jamais éprouvée. Nous étions dans ce cégep qui connaissait
quelques grèves. Nous étions là, dans l'antichambre de la vie pratique,
cette vie parmi les marchandises, les salaires, les dépenses des
consommateurs, la consommation, les hypothèques, les inégalités, du
non-respect de la liberté, de cette société qui ne pardonne pas la
différence, de cette société brutale face à la vie. Et nous qui partagions
nos vies gratuitement et prudemment. Nous étions toujours la même gang, à la
même table, dans cette cafétéria infecte... Puis tu nous parlais de musique,
de musique et d'amour... Et nous, nous nous aimions bien, c'était une
rencontre, l'amalgame de nos vies ensembles.
Il y a vingt ans, je n'ai pas manqué tes premières frasques
de musicien professionnel au tout nouveau Festival de jazz de Montréal,
entres autres. (1) Nous avons, je me souviens très bien, passé des nuits
blanches sur la rue Saint-Denis en attendant le premier métro du matin. Et
nous discutions sans fin de musique, en riant de tes aventures diverses avec
quelques personnes qui auraient aimé « que toi et les autres musiciens
jouiez ensemble ». Sans oublier le fait que votre jazz ne faisait pas
danser. Que Coltrane prime sur le swing c'était un choix... a love
supreme !
Avec le Normand Guilbeault Ensemble, plusieurs années
plus tard, tu gagnas un prix important à ce Festival et des disques seront
enregistrés après cette performance (2). Tu travailleras avec plusieurs
musiciens. Guy Nadon, Vic Vogel et Frédéric Alarie sont de ceux là.
Malheureusement je ne connais pas l'ensemble de ta discographie comme «
side man » comme toi tu ne connais pas tous mes écrits, nous c'était la
vie, et chacun de notre côté la nôtre individuellement.
Puis ensuite j'allais te voir dans les bars, petits et
emboucanés, Celui de tes camarades, sur la rue Ontario, celui plus à
l'ouest, le bar de M. Symons et avec un bassiste, qui jouait, presque tout,
sans aucune feuille de musique. Je me souviens que tu jouais sur les
pièces que tu connaissais alors, et , que tu écoutais respectueusement,
celles qui t'étaient inconnues. Humilité du musicien. Le respect des autres
et de la musique des autres...
Je me souviens, plus tard, des rencontres avec toi dans ces
bars de jazz de plus en plus rares à Montréal. Toutes ces fois que nous
discutions du Festival International de Jazz de Montréal, de tes critiques
envers celui-ci, et, du public de Montréal qui venait le temps de ce
Festival, mais qui malheureusement ne vous suivait plus durant le reste de
l'année. De tes revenus de crève-la-faim, malgré le talent, malgré
les efforts. Tu suivais des cours à l'université Concordia et à l'université
McGill en improvisation et autre, et t'obligeais à des pratiques
quotidiennes, acceptant toutes les offres qui pouvaient t'aider à développer
ton talent, mais surtout à subvenir aux besoins les plus élémentaires de la
vie.
Et notre autre passion : la philosophie. Des soirées passées
en ta compagnie. Nous invitions Heidegger, Agamben et d'autres à siroter nos
bières et nous nous prenions pour un temps des interlocuteurs sérieux face à
ces bonzes. Le monde n'avait qu'à bien se tenir. Nous n'en avons pas eu
assez de ces soirées ! Ça me manque déjà, ça me manquera souvent mon vieux !
Puis dans tout cela les évènements tristes de ta vie. La
perte de ta mère, que je n'ai rencontrée qu'une seule fois. La perte aussi
de ton père et de ton frère. Pour régler toute cette douleur, tu partiras à
New York faire ce que tu pensais, et moi aussi, être le mieux pour toi. (3)
Tu as été là-bas, à New York, faire une maîtrise en interprétation jazz.
C'est la dernière fois que nous nous sommes parlés lors d'une longue
conversation téléphonique. Moi je commençais
HERMES : revue critique
et toi tu te faisais la main à cette ville, que tu trouvais odieuse d'argent
et d'anomie.
Odieuse d'argent et de pauvreté aussi. Odieuse d'inhumanité.
Je me souviens bien de tes commentaires acides de ta vie là-bas. je retiens
que tu étais heureux de ton apprentissage académique et de la musique que tu
y faisais. De tes rencontres musicales...
Bizarrement, tu remettais en cause ton retour à Montréal. Tu
pensais, si mon souvenir respecte tes intentions de l'époque, à Boston. Puis
récemment, en août, tu as rencontré R.B. dans le quartier que j'habitais
auparavant. Puis son frère, ton ami E.B. On devait se voir tous, on aurait
pu...
Nous ne le pouvons plus aujourd'hui. Mon vieux, tu me
manques, tu me manqueras. C'est sans doute égoïste d'écrire cela. C'est
difficile d'accepter que nous ne discuterons plus de l'amour et des femmes,
du respect que nous avions pour elles. Nous ne parlerons plus de J.J.
Jonhson et de Mangelsdorff (4) que tu aimais pour des raisons différentes :
le premier pour le swing et le bop, et le second pour la virtuosité.
Nous ne pourrons plus voir le jour se lever ensemble. Nous
n'irons plus discourir de la vie et du désespoir que cette société nous
inspirait.
L'ami tu as pris une décision irréversible et irrémédiable.
Tu as quitté les gens qui t'aimaient. Ton désespoir me laisse là, au mitant
de ma vie, avec les autres que j'aime, mais malheureusement, sans toi que
j'aimais aussi. Une large ouverture, qui t'était toujours réservée, devra se
cicatriser dans mon cœur.
Salut mon ami, c'est ton choix.
Il me reste la vie pour apprendre et apprivoiser la mort.
Rémi Bolduc, dans un récent disque, dédie une composition à Michel. Le titre de cette pièce est À la mémoire de Michel. Ce disque est très intéressant et mérite bien que les amateurs se laisse tenter par ce dernier. Rémi Bolduc est un saxophoniste contemporain de Michel. Rémi Bolduc et Kenny Werner, Tchat, Justin Time, 2003. JTR 8500-2 |
Discographie partielle :
- Vision, Fédéric Alarie & basse section (Dominic Sciscente Music, 1997, DSM-3009
- Hommage à Mingus - Normand Guilbeault Ensemble, Justin Time Records, 1995, JTR 8460-2
- Basso Continuo, Normand Guilbeault Ensemble, Justin Time Records, JTR 8452-2
Un mémoire de maîtrise en psychologie :
- Étude de la contrôlabilité et de la prédictibilité comme variables déterminantes du comportement d'évitement. Université du Québec à Montréal, 1985.
NOTES
(1)
Le
Festival
International de Jazz de Montréal
a été créé en 1980.
http://www.montrealjazzfest.com/
(2)
Avec le quintet de Normand Guilbeault, il enregistrera deux disques. Le
groupe a gagné le Prix de Jazz DuMaurier
au Festival de Jazz de Montréal
en 1994. En plus de Guilbeault (contrebassiste) le groupe se composait de
Mathieu Bélanger (clarinette, clarinette basse), d'Ivanhoe Jolicoeur
(trompette, flugelhorn) et de Paul Léger (batterie). Il participa à un
disque de Frédéric Alarie en 1997 intitulé
Vision. Et à plusieurs
autres que je ne connaissais pas alors.
(3)
Michel étudia à New York à Queens
College, avec Jimmy
Health, la composition et avec Steve Turre et Benny Powell l'interprétation.
(4)
Albert Mangeldorff (1928-) et Jay Jay Johnson (1924-2001) deux musiciens de
jazz virtuoses du trombone.
INTRODUCTION A
L'ESTHÉTIQUE
D'ADORNO
Approche de l'esthétique d'Adorno par
l'analyse du rapport
à Marx dans la Théorie
ethétique
Raphaël CLERGET
[Vu la longueur du texte
il est divisé en 5 sections, et sera publié en deux parties.]
Paru une première fois dans:
Actuel Marx en Ligne n°14 (25/11/2002) |
Notes :
|
TABLE DES
MATIERES
Table de la section 1
Table de la section 21.1.2 Méthodologie1.1.2.2 La méthode employée et le plan1.1.2.3 Textes et références employés
Table de la section 32.7 L'esthétique
3.4 Idéologie3.4.2 La suppression du sujet3.4.3 L'humanité de l'art3.4.6 L'harmonie de l'art3.4.9 L'art communiquant3.4.10 L'art altruiste3.5 Fétichisme3.6 Réification3.7 Aliénation3.7.3.1 Le montage3.7.3.2 La construction3.8 Bourgeoisie3.8.1 Liberté partielle
Table de la section
4 (Dans le no 10 d'HERMÈS)
4
Les
catégories de la transformation du monde
Table de la section 54.1 Praxis4.2 Utopie4.3 Critique politique4.4 Lutte des classes4.5 Forces et rapports de production4.5.1 Forces/rapports de production artistiques et forces/rapports de production sociaux4.5.2 Les forces de production artistiques et les rapports de production4.5.3 Progrès artistique4.5.4 Le sujet collectif résistant non encore réalisé
5
Conclusion
6
Bibliographie sommaire
6.1 Textes d'Adorno traduits en Français6.2 Textes en français sur Adorno6.3 Autres textes utilisés6.4 Dictionnaires utilisés6.5 Histoires de la philosophie utilisées
7 Notes
«
La définition de
ce qu'est l'art est toujours donnée à l'avance par ce qu'il fut autrefois,
mais n'est légitimée que par ce qu'il est devenu, ouvert à ce qu'il veut
être et pourra peut-être devenir »
T.W.Adorno,
Théorie esthétique, p.17.
1 Introduction
1.1 Objet d'étude et méthodologie
1.1.1 L'objet
de ce travail et son contexte
Ce travail
constitue une première étape du projet d'une interprétation générale de la
pensée de la Théorie esthétique (1970), dernier texte inachevé et
édité de façon posthume du philosophe - et musicien - allemand
Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969). La position dernière de la
Théorie esthétique dans l'ensemble de la production théorique d'Adorno,
et donnant la dernière station de sa pensée, n'était cependant pas prévue
par l'auteur. En effet, les trois textes essentiels de sa production
théorique auraient dû être à ses propres yeux[1]
la Dialectique négative (1966), la Théorie esthétique,
inachevée, et un ouvrage de philosophie morale resté à l'état de projet.
La Théorie esthétique
s'attache essentiellement à proposer une théorie de l'art moderne et
contemporain, s'appuyant en particulier sur l'analyse de la situation des
œuvres contemporaines du texte, les œuvres d'après la Seconde Guerre
mondiale, d'après l'Holocauste, et des 'révolutions' artistiques du début du
siècle, en tentant de penser la crise qui les saisit au sein de leur
interrogation sur la légitimité de leur propre existence après toutes les
horreurs du siècle. L'autre station théorique essentielle - et la seule
achevée - a donc été selon lui la Dialectique négative. Celle-ci est
présentée dans son avant-propos[2]comme
le projet de « délivrer la dialectique de son essence affirmative » en
s'efforçant de penser, contre la pensée systématique, la « discontinuité »
entre la méthodologie des travaux appliqués d'Adorno, dont le plus grand
nombre porte sur la musique et la littérature, et ces mêmes travaux
appliqués où se déploie la possibilité de « philosopher concrètement », et
en cela « parvenir de façon rigoureuse au-delà de la séparation officielle
entre philosophie pure et teneur chosale ou forme scientifique ». C'est en
ce sens un ouvrage de logique et l'intervention philosophique d'Adorno était
donc pensée par lui-même comme se déployant suivant les trois axes
traditionnels de la logique, l'esthétique et l'éthique.
Cette production
théorique ne se limite cependant pas au sillage qui s'évanouit le long des
trois ouvrages cités, le second étant inachevé et le dernier n'existant pas.
Outre l'ouvrage La dialectique de la Raison (1947) écrit avec
M.Horkheimer, qui constitue un premier pas important sur le parcours
théorique d'Adorno, cherchant à répondre à la question de savoir comment la
prétention rationaliste d'émancipation de l'homme formulée avec enthousiasme
par la pensée des Lumières a pu aboutir à l'horreur de l'Holocauste,
l'ambition d'une philosophie concrète d'Adorno s'est réalisée le long d'un
grand nombre d'étude sur la musique et la littérature, dont l'ouvrage
Mahler une physionomie musicale (1960) sur le compositeur Mahler du même
nom est la réalisation la plus élaborée, et le long d'études sociologiques.
Cette première étape que
matérialise le présent texte a pour objet limité de se doter d'instruments
de compréhension de la pensée qui s'y déploie. Ces instruments constituent
ce qui pourraient s'appeler des cartographies transversales du texte
en ce que l'opération analytique a consisté à recomposer le texte suivant
l'axe du rapport à Marx qu'il faut lire comme un rapport aux catégories
qu'il a introduites. La justification de cette opération réside dans leur
massive utilisation tout au long du texte, ainsi que l'hypothèse que c'est
la dialectique matérialiste qui permet le déroulement du discours et le
rapport avec Kant et Hegel, qui ont développé selon Adorno « les conceptions
esthétiques les plus puissantes
»[3],
rapport qui ne sera pas abordé ici, mais qui devra l'être au cours des
étapes ultérieur du projet.
Cette analyse, en tant que
tentative de compréhension philosophique à partir d'une cartographie
conceptuelle n'est ni matérialiste ni dialectique en ce sens que le texte
d'Adorno n'est pas déchiffré à partir des conditions historiques et sociales
de son apparition[4].
En cela, c'est bien un premier pas qu'il s'agira de dépasser.
Son intention,
elle, n'est pas purement théorique mais aussi pratique en tant que
permettant de se doter d'armes théoriques pour affronter les discours
dominants sur l'art qui orientent la production artistique et brouille le
regard porté sur les œuvres contemporaines.
1.1.2
Méthodologie
La présentation
de la méthodologie employée pour mener à bien ce travail nécessite un retour
sur le problème du rapport à la méthodologie d'Adorno qui a, comme cela a
été évoqué plus haut, constitué le noyau épistémologique de la
Dialectique négative. En effet, sa constitution qui relève des moyens
propres de l'auteur n'est pas sans poser des problèmes par rapport à ce que
les propos méthodologiques d'Adorno enseignent, en ce que rien n'assure que
l'application d'une méthode différente de celle suivie par un texte dans son
propre effort de connaissance aboutira à sa connaissance.
1.1.2.1
Le refus motivé de la
méthode par Adorno
Le problème de la méthode
permettant de développer la connaissance des phénomènes sur lesquels se
porte l'attention du théoricien est ce qu'Adorno appelle « l'aporie du
nominalisme » et qui touche la philosophie comme l'art moderne, à savoir la
possibilité d'atteindre la réalité spécifique, individuelle, à l'aide de
formes pures nécessairement universelles, le concept pour la philosophie et
les genres, styles, et formes pour l'art
[5].
Une formulation équivalente est le projet d'atteindre le détail sans
philosophie préconçue. C'était déjà le projet hégélien mais il échoue selon
Adorno
[6]
car le résultat est atteint « comme si c'était convenu d'avance, cet esprit
qui [était] posé dès le début comme totalité et comme Absolu ». C'est la
thèse hégélienne de l'identité de l'a priori et de l'a posteriori
qui garantit a priori - et donc a posteriori - de manière
dogmatique la réussite de son entreprise théorique et dont l'excès se montre
par exemple dans la construction de l'Etat comme instance positive résolvant
toutes les contradictions sociales, la « réalité de la raison
» [7].
Dans cet excès se lit la tendance à intégrer les faits, de force dans une
unité sans faille, et finit par imposer le sujet au détriment de son objet,
ce contre quoi avait lutté Hegel dans sa lecture de Kant dont la Critique
de la Raison Pure semblait aboutir à une position formelle de méthode de
la raison sans qu'aucune connaissance concrète n'ait été acquise et en
imposant l'a priori des formes subjectives sur leur objet. Cette
analyse a son corrélat social en ce que ces formes d'universalité imposées
peuvent être décryptées, après Marx, comme formes sociales dominantes. Les
répéter, c'est répéter la domination sociale, alors que dans la mise à jour
de ce qui refuse de s'y laisser subsumer peut s'annoncer le ferment de sa
transformation.
Comment dès lors
s'assurer du résultat d'une étude en posant préalablement la méthode qui le
garantira ? C'est le point d'achoppement avec le positivisme tel que
l'interprète Adorno, attaché au projet hégélien. La méthode du positivisme
assurant sortir du subjectivisme en effectuant la
soustraction de tout ce qu'a de spécifique le sujet ne conduit selon lui
qu'à faire de la méthode un nouveau sujet mais un faux sujet, un « sujet
objectivé » et formet
[8]
qui tronque l'expérience du sujet au sein de laquelle l'objet vient à
l'expression.
Comme le dit la Dialectique
Négative, « [L]e tournant dialectique fait ses preuves dans sa
réalisation »
[9].
Présenter une méthode avant l'étude proprement dite, garantissant sa
réussite, donnant la manière a priori d'y arriver, est un retour à la
métaphysique de la prima philosophia pour laquelle il existe un
principe a priori dont tout découle, un fondement apodictique dernier, ce
qui constitue le sommet d'une pensée de l'identité qui impose à ce qui est
penser une forme immuable sans prendre en considération les exigences
qualitatives et individuelles de l'objet. Cet avertissement de l'idée
dialectique élevé par Hegel et auquel il passa outre se retrouve dans les
paragraphes des études d'Adorno consacrés à la méthodologie, comme on le
voit dans la Philosophie de la nouvelle musique
[10]
et dans l'Introduction première de la Théorie esthétique
[11],
où le refus de présenter une méthodologie est associé au fait que sa
réussite ne peut être hypostasiée en dehors de sa réalisation dans
l'ouvrage. L'immanence de la méthode à son application ne permet pas de l'en
dégager, de la détacher, pour la présenter en début de livre, justifiant par
avance la suite. Ne s'assurant pas par avance du contenu de ce qui est
traité; Adorno dans l'Introduction première de la Théorie
Esthétique
[12], explique que la seule méthodologie, c'est de ne pas
avoir de méthode, seule la réalisation du projet - ici faire une théorie
esthétique - prouvera le bien-fondé de la méthode immanente.
Comment dès lors mettre
concrètement en œuvre ce projet ? Quel modus operandi employer qui ne
serait pas une méthode au sens de garantie a priori d'atteinte de
l'objectivité ? Dans le cadre de l'esthétique, la réponse est la suivante :
« la meilleure méthode est d'introduire dans les catégories traditionnelles,
au moyen de modèles, un mouvement du concept qui les fasse se confronter à
l'expérience artistique
» [13].
Cette confrontation s'appuie sur la contrainte à la réflexion sur soi
exercée sur les phénomènes à l'aide du concept, afin par ce moyen de libérer
leur expression muette
[14]
par le mouvement que cette confrontation fait naître dans le concept. La
réponse au problème nominaliste commun à la philosophie et à l'art moderne
passe par la construction, comme forme qui cesse d'être imposée du dehors
mais résulte de la réflexion de l'expérience par la raison subjective
[15].
En philosophie, cette construction est celle de modèles, de développements
conceptuels autour de problèmes singuliers comme ceux de l'harmonie, du
beau, etc. Par la démarche de confrontation expérimentale, avec le
phénomène, la dialectisation du caractère universel du concept et de
l'irréductible singularité des phénomènes auxquels il prétend s'appliquer
est libérée, sans que ce geste répète dans la théorie celui dominateur qui
fait des phénomènes des exemples[16].
La critique même du principe d'identité de l'idéalisme avait en effet porté
sur le caractère schématique du concept qui surplombe ses exemplaires, là où
l'objectif est que l'élément singulier 'donne de la voix', surplomb duquel
l'écho reçu par la voix lancé du sujet n'en est que le double[17].
Il est légitime de se demander alors si le tour de force dont parle Adorno
comme geste de l'œuvre d'art, ne s'applique pas à la philosophie, le tour de
force étant qu'au nom de l'être-en-soi, l'œuvre établit artificiellement une
cohérence de sens
[18].
Ce
refus de l'écriture qui, des principes, en déduit le concret, refus qui
s'était retrouvé en art comme refus de l'organiser à partir d'un principe de
structuration, pose aussi la question de savoir comment organiser un texte.
L'écriture qu'Adorno a caractérisée chez Hölderlin comme écriture
'paratactique', « synthèse non conceptuelle » qui devient en poésie une «
dissociation constitutive » opérant avec une syntaxe faite de juxtapositions
s'opposant à la « syntaxe subordonnante
» [19],
s'applique-t-elle à Adorno ? Dans la Théorie esthétique, cette forme
différente de logicité dans l'art est caractérisée comme consistant
« dans
l'équilibre des éléments coordonnés, dans cette homéostasie dans le concept
de laquelle l'harmonie esthétique finit par se sublimer », le terme
'homéostasie' renchérissant sur l'équilibre pour indiquer la stabilisation
des éléments en question[20].
Le principe ou le concept souverain représentant la transposition
philosophique de la transcendance divine, cette écriture accomplit la
suppression de cette transcendance autoritaire et peut être dite écriture
immanente.
Cette
constitution de modèles s'appliquant à des concepts quand il s'agit de
philosophie, a son corrélat quand il s'agit des œuvres d'art dans la
constitution de constellations de fragments d'analyse de détail, «
immanentes », « micrologiques », dont la finesse et le caractère qualitatif
seuls sont capables de dégager un « contenu de vérité », l'universalité à
laquelle renvoie la caractérisation de ces figures particulières.
« Parmi les parties de la totalité, le fragment
est celle qui lui résiste
»[21].
Benjamin dans l'Origine du drame baroque allemand
[22]
devient ici l'alternative à Hegel, en opposant à la déduction idéaliste le
procédé inductif, utilisant l'extrapolation, Benjamin voyant dans toute
parcelle de réalité les sédimentations de la totalité à déchiffrer[23].
Là où dans La Dialectique Négative ou dans La Théorie esthétique,
l'analyse se fait à partir des matériaux que sont les concepts les plus
généraux de l'épistémologie ou de la logique, et de l'esthétique, dans les
analyses d'œuvres singulières, l'opération est double, consistant à mouvoir
les concepts plus locaux de l'esthétique en vigueur à l'époque de l'œuvre
considérée, et à dégager la constellation de ses caractères propres dont la
figure nomme l'œuvre. Pour cela, la clé pour entrer dans l'œuvre sera sa
technique. Et c'est une réflexion subséquente qui permettra d'extrapoler à
partir de sa concrétion, le contenu de l'œuvre, sa complexion technique
contenant le problème objectif de l'œuvre et son contenu de vérité[24].
1.1.2.2
La méthode employée et
le plan
La mise en place
d'une méthode détaillée pour réaliser l'étude du rapport à Marx dans la
Théorie esthétique n'a pas pu s'appuyer dès le départ sur la théorie
adornienne de la méthodologie, en ce que ce rapport a été découvert au fur
et à mesure de la compréhension de l'auteur. Le présent paragraphe a pour
objet de confronter a posteriori cette compréhension avec le mode
opératoire quelque peu positiviste mis en place, et ce afin de déterminer
ses potentialités et ses limites.
L'élucidation du
rapport aux catégories marxistes s'est limitée à leurs mentions explicites
dans la Théorie esthétique; tous les usages implicites ont donc été
écartés ce qui se justifie par l'a priori que les lieux où une
référence explicite était faite dénotaient l'importance cognitive de son
usage. En tant que l'usage des catégories par Adorno suppose une certaine
lecture de Marx et du marxisme, et toute lecture compréhensive étant
théorisée dans le texte Skoteinos des Trois études sur Hegel
comme critique et comme dépassement, il faudra se garder de voir dans cet
usage la simple application d'un système supposé de Marx, mais leur usage
réfléchi, reprise de la pensée sur la base d'une nouvelle situation
historico-philosophique. De même il faudra en conclure a contrario
que la lecture présente d'Adorno n'en est pas la pleine compréhension
puisqu'elle n'aboutit à aucune critique ni dépassement.
Les références
ont donc d'abord été compilées par reformulation interprétative tenant
compte du contexte de leur apparition, puis les catégories principales
retenues ont été regroupées en deux groupes, celui de la connaissance du
monde en ce qu'elles sont utiles à la critique et à la connaissance du monde
mais n'abordent pas directement la problématique de sa transformation, et
celui justement de la transformation du monde. La répartition a donc été la
suivante : division du travail, société d'échange, idéologie, fétichisme,
réification, aliénation, bourgeoisie pour la connaissance du monde et
praxis, utopie, critique politique, lutte des classes, forces et rapports de
production pour sa transformation. Au sein même de chaque catégorie,
l'organisation s'est fait selon le sens de leur application. Au sein de
chaque ensemble, l'articulation entre les catégories s'est fait sur la base
de leur rapport qui a émergé de leur analyse individuelle. C'est d'ailleurs
le maillage serré des catégories qui a rendu artificiel leur isolement
apparent, isolement souhaité pour répondre au problème qui avait été posé.
La solution
proposée au problème plus complexe du statut du matérialisme et de la
dialectique a été d'en faire une première partie, comme sous-entendu général
de l'approche d'Adorno, aux deux autres sur les catégories de la
connaissance du monde et de sa transformation. Quant au rapport entre les
trois parties, il est de juxtaposition. En ce qui concerne l'introduction,
outre l'exposition de l'objet du travail, de la présentation succincte de la
production théorique d'Adorno et de la méthodologie, il était nécessaire
d'indiquer plus largement la place de la question de l'art et de la
Théorie esthétique dans cette production théorique. Pour cela, la
présentation du plus général au plus particulier a été retenue en décrivant
d'abord très globalement l'univers conceptuel d'Adorno sous la forme d'un
paragraphe sur la question de la domination et de la raison, puis
l'insertion de la question de l'art dans ce questionnement général, enfin la
problématique de la Théorie esthétique. Cette approche à trois niveau
nous a paru répondre à cette question de la mise en contexte de la
Théorie esthétique. La conclusion, pour finir, a consisté à mettre à
jour les découvertes qui nous ont paru essentielles au cours de ce travail
ainsi que le schéma succinct des études suivantes à engager pour aboutir à
une interprétation générale de la Théorie
esthétique.
Les difficultés
d'une telle approche sont celles qui peuvent être appelées les difficultés
de la lecture, de l'extraction, de la classification(-reconstruction).
Le problème de
la lecture a été de deux ordres : d'une part en tant que non garantie à
saisir dans sa complexité la pensée adornienne malgré l'immersion dans
l'œuvre sans schémas philosophiques d'interprétation conscients, mais avec
une première formation à l'arrière plan de type scientifique qui a ralentit
par ses schémas identificateurs et classificateurs positivistes fustigés par
Adorno, la compréhension d'une pensée dialectique; d'autre part, en tant que
l'auteur ne disposait pas de la formation artistique et de la connaissance
de l'art dont disposait Adorno - ce problème a été atténué par un dialogue
théorique avec des artistes
[25].
Enfin, Adorno émaille ses textes de considérations à prendre au sérieux sur
la quasi-impossibilité d'une quelconque réduction d'un texte à laquelle la
présente recomposition se trouve confrontée. Ainsi la philosophie « doit au
cours de sa progression se renouveler constamment, de par sa propre force
autant qu'en se frottant à ce à quoi elle se mesure; c'est ce qui se passe
en elle qui décide et non la thèse ou la position; le tissu et non,
déductive ou inductive, la marche à sens unique de la pensée. C'est pourquoi
la philosophie est essentiellement irrésumable.
»[26]
Cet avertissement rappelle cette phrase de Nietzsche dans Aurore
[27]
: « Ne plus jamais rien écrire qui n'accule au désespoir toutes les sortes
d'hommes pressés ».
Le problème de
l'extraction opère de fait, malgré tout l'effort interprétatif cherchant à
retenir le contexte, une extraction hors de son contexte et ne se garantit
pas contre la perte des nuances qu'elle implique a priori. Alors
qu'Adorno aborde successivement les différentes catégories afférentes à
l'esthétique et les dialectise historiquement et socialement, les
extractions que ce travail opèrent ne suivent pas ce mouvement insistant
autour du noyau réel de ce qu'exige le présent - comme le vide sculpté par
le plein du texte - que suit chaque modèle dialectique. La seule assurance
de ce choix méthodologique qui empêche de le réduire au pur geste du 'coup
de dés' est la reprise par Adorno de la théorisation benjaminienne du
fragment, à savoir que les fragments du réel contiennent comme sédiments la
totalité. L'opération n'est cependant pas protégée contre le fait que le
changement de vocabulaire effectué lors de l'interprétation des morceaux
extraits du corps du texte d'Adorno n'y réimplante pas des philosophies
implicites, en constituant au final une sorte de corps de texte recousu fait
d'un 'patchwork' de philosophies non encore maîtrisées mais convoyées par
les mots de substitution employées. Pour permettre une correction ultérieure
de cette première étape, chaque extraction a été référencé et cela explique
le nombre important de notes.
La
classification a opéré de manière à développer de manière itérative dans
chacune des trois parties un arbre classificateur suivant des unités
distinctives à extension de moins en moins grande, l'opération s'arrêtant
suivant le critère subjectif quelque peu arbitraire du sentiment d'une unité
cohérente et maîtrisée. La position de certaines de ces unités distinctives
était évidemment guidée par le sujet comme par exemple le premier niveau de
dégagement des catégories marxistes, mais la classification a permis de
dégager les plus représentatives pour Adorno, se basant sur l'a priori
que l'importance de la catégorie était proportionnée à la répétition de
son usage. La relecture à chaque étape des morceaux rapprochés a permis de
développer la compréhension. Cette approche en apparence ultra-positiviste
ne s'est cependant pas basée sur un calcul statistique, aveugle au contenu
du texte, mais sur une approche qualitative du texte associée certes à une
classification ultérieure. Sans la lecture répétée et insistante du texte,
aucune sorte de compréhension n'aurait été possible. Cela s'explique en ce
que le halo contextuel a été intégré subjectivement par cette lecture
répétée et réintroduit à chaque moment classificateur et au moment de la
fusion par recomposition discursive des morceaux en discours. Sans cela, les
morceaux prélevés auraient perdu leur sens et n'auraient pu se constituer en
fragments potentiels à savoir en parties non contingentes par rapport à la
totalité, tendant au-delà d'elles-mêmes mais résistant à la totalité. Cela
explique la difficulté rencontrée du regroupement par catégorie marxienne,
en ce que chacune renvoyant au-delà d'elle-même vers les autres, et que
suivre ces renvois menant trop loin, un équilibre précaire a du être trouvé
dans la rupture de ces liens au cours de la classification, quitte à les
recomposer après.
La méthodologie
s'expose - à demi - au reproche d'Adorno d'en hypostasier une dès le départ
puisque l'idée générale de classification est bien un a priori mais
seulement à demi parce que la forme détaillée de cette classification a été
guidé par le contenu. Ce geste d'extraction dans le corps du texte afin de
le recomposer sur d'autres axes n'aboutit pas à un principe premier duquel
tout découlerait. Le procédé classificateur n'est donc pas utilisé avec la
finalité des tentatives de philosophie positiviste. Cependant cette
classification est malgré tout fustigée par Adorno comme « méthode de la
raison 'théorique' […] renonçant expressément à la connaissance intime de
l'objet »[28].
C'est la limite de cette étude qui n'a pas la prétention d'atteindre au
regard micrologique, prétention qu'il faudrait pourtant avoir sur l'œuvre
d'Adorno, afin de saisir sa « spécifique, son irremplaçable législation
»[29].
En particulier, alors que la technique constitue la clé d'accès aux œuvres
d'art, et à la philosophie comme le montre Adorno pour Hegel dans
Skoteinos des Trois études sur Hegel, la lecture présente et
préalable ne s'est basée que sur le contenu explicite du texte et non
à son geste syntaxique, et attend son dépassement.
1.1.2.3 Textes
et références employés
Le texte de la
Théorie esthétique a été utilisé dans l'édition française de
Klincksieck de 1995, la traduction étant de M.Jimenez. Il comprend le corps
de la Théorie esthétique, une Introduction première qui était
destinée à être réécrite, le recueil de fragments Paralipomena et une
digression Théories sur l'origine de l'art. Compte tenu des remarques
éditoriales cet ensemble a été considéré comme un tout cohérent[30].
Les autres textes d'Adorno ont été consultés dans leur version française
faute de connaissance suffisante de l'allemand. Les textes Modèles
critiques et Trois études sur Hegel ont été consultés dans des
éditions américaines faute de pouvoir se les procurer en version française.
Les références aux autres textes, en particulier la Dialectique négative
publié trois années avant la mort d'Adorno, sont utilisées quand elles
permettent d'éclairer le texte sur des points ponctuels sans introduire de
nouveaux problèmes d'interprétation. Pour autant il n'a pas été précisé pour
chacun leur différence spécifique par rapport à la dernière pensée d'Adorno.
Des références
contemporaines singulières émaillent le texte - J.Bidet, E.Balibar,
F.Laruelle - afin d'établir des correspondances avec aujourd'hui. De même,
des références aux débuts de l'activité pratique et théorique de D.Buren,
contemporains du texte de la Théorie esthétique, et visant une
approche transformatrice de l'art à l'extrême opposé d'Adorno nous ont
semblé pertinentes.
1.2
Situation : que faire ?
1.2.1
Contexte général : la domination et la raison
Le monde tel
qu'il est interprété par Adorno perpétue la domination de l'homme sur la
nature, la sienne et l'extérieure
[31],
dont les formes et les gestes sont naturalisés, comme s'ils répondaient à
une fatalité sans fin, donc au mythe. Une illustration en serait chez Marx,
la critique de l'économie politique dont la description semble supposer que
le système capitaliste est le système naturel de l'économie. Ce thème
central d'Adorno est couplé avec l'Aufklärung, les Lumières, ou comme
le définit l'ouverture de La dialectique de la Raison, « la pensée en
progrès »[32]
qui accroît certes, la maîtrise de la nature, mais en même temps, ce qui est
une régression, appauvrit son expérience de la nature, dont la sienne.
L'espèce humaine, mue par son principe d'auto-conservation, ou conservation
de soi, non dénuée de dialectique du fait de la contradiction persistant
entre sa prétention et sa réalisation, entre son concept et ce qu'il en est
dans la réalité, travaille en partie dans le sens contraire du progrès vers
le bonheur généralisé, spécialement en substituant les moyens mis en place
par la raison, au but, à la finalité de ces moyens[33].
Cela se traduit par l'irrationalité de l'activité de l'homme comme histoire
naturelle aveugle
[34].
La finalité de la rationalité, le bonheur, est oubliée. Si elle nomme
l'ensemble des moyens définis pour dominer la nature, sa finalité reste un
moyen, et la raison non-rationnelle[35].
L'auto-conservation fixée sur ses moyens, appauvrit la vie du sujet et
mutile le monde, en particulier la faculté humaine de différenciation,
qualitative, sa capacité à faire l'expérience du monde et des autres, qui
peu à peu n'est plus pratiquée et remplacée par des schémas pré-établis de
pensée, cherchant à préformer et à uniformiser les individus et leurs
impulsions sur le modèle de la marchandise, et ce afin qu'ils travaillent à
la conservation de la société telle qu'elle est
[36].
La tâche de la philosophie est alors de critiquer cet esprit d'auto-conservation
pour s'aider elle-même et les autres à une prise de conscience, prélude à
une éventuelle transformation des conditions de vie, déterminées, Adorno
étant en accord avec Marx, par le mode de production capitaliste de la
société. La Dialectique négative exprime clairement la différence
entre la pensée identificatrice qui domine son objet en voulant le subsumer
sous une catégorie, comme un exemplaire, et une pensée dialectique qui
cherche à se corriger en cherchant à exprimer à l'aide d'une constellation
de concepts ce que la chose est, à se servir de la forme identifiante du
concept contre elle-même, dans le but différent qui est d'exprimer le
non-identique et non l'identique, et ce au nom de l'identité réprimée de la
chose dont il est question[37].
Dans le domaine de la
connaissance cette domination d'un principe borné de conservation de soi
entraîne que le sujet ne retrouve que lui-même dans l'objet de son étude au
lieu d'y trouver l'objet[38],
l'idéal de la connaissance étant l'amour pour Adorno, le fait de laisser son
objet différent, lointain, tout en se portant à sa proximité[39].
Les exemples de
domination sont pléthores et semblent pouvoir être trouvés dans tous les
domaines de la vie comme l'illustre l'énumération arbitraire suivante :
domination de la femme par l'homme dans le mariage bourgeois, de l'animal
dans les expérimentations, du salarié au sein de l'entreprise parfois
directement par l'intermédiaire de normes de rendement associées à des
processus de travail, du citoyen dans l'Etat, du paysage par l'industrie
touristique, de l'écosystème par l'industrie, de la recherche musicale par
son immédiate réception ou par sa rentabilité, etc.
Cette vision de
la domination qui s'est exprimée en premier lieu dans La dialectique de
la Raison écrit en collaboration avec Horkheimer dans le contexte
historique de la Seconde Guerre Mondiale, est ensuite présente dans les
autres œuvres comme un prolongement dans divers domaines de l'analyse
critique de la Raison qui présente le caractère double de développer le
potentiel de liberté en même temps que la réalité de l'oppression[40],
par la tenue séparée des instances de la raison et de la nature.
1.2.2
L'art et la question de
l'identité
Adorno a
travaillé dans nombre de ses textes avec des références à des œuvres d'art,
les utilisant comme des archétypes esthétiques, en ce que les œuvres sont
pour lui une forme de trace sismographique de la situation - dont celle
primordiale du sujet comme l'illustre dans le texte Théorie et Pratique
des Modèles critiques le recours à Hamlet et Don Quichotte pour
parler de la perte d'expérience de l'autre, de l'individu[41].
Cependant Adorno voit en outre dans l'art un lieu où naît l'espoir de voir
s'infléchir ce prétendu 'destin', par un comportement différent vis à vis de
l'objectivité, et où vient à jour l'image d'une situation possible où
l'humanité serait libérée de son geste dominateur réduisant l'autre au
silence, situation où les êtres et les choses pourront être elles-mêmes.
Cela ne signifie pas pour autant que l'art serait exempt de la perte par la
vie de ses qualités, sa dé-qualification - Entqualifizierung en
allemand -[42],
car en l'art se produit l'Entkunstung - dés-esthétisation ou
dés-artification[43]
- , la perte de son caractère artistique. C'est alors ici la question de
l'identité qui est en jeu, d'emprunt, imposé ou propre à soi. Et l'art
critique et remet en cause cette domination du principe universel de réalité
qu'est la principe d'échange complété par l'administration du monde car ce
qui apparaît en elle ne peut être saisi de manière définitive dans un corps
de concepts l'identifiant sans reste et s'y substituant[44].
Son existence est résistance à cette substitution de n'importe qui par
n'importe qui, modèle de l'échange que l'on retrouve jusque dans l'idéal
scientifique positiviste selon Adorno en ce le sujet ne devant plus
intervenir, devant être retranché pour laisser place à une pure objectivité,
il devient indifférent de savoir qui va faire l'expérience scientifique[45].
La raison devient obnubilée par son caractère de moyen et oublie la finalité
humaine du bonheur de tous avec tous, la construction d'une totalité
rationnelle, dans sa nuance raisonnable. Cette obnubilation de la raison
dans le moyen tient dans la formule de l'échange où une chose est toujours
pour autre chose. L'art conserve quant à lui l'image de la finalité en se
constituant pour soi. Il peut ainsi, par ses moyens propres, qui ne sont pas
directement politiques, et malgré - en réalité grâce à - son apparence, son
caractère de fiction, convaincre le monde de son irrationalité. En tant que
comportement spécifique vis à vis de l'objet, de son autre, l'art est une
forme de pratique qui tente de sortir de la perpétuation de la domination de
l'un sur l'autre, et malgré le caractère dialectique de sa tentative - entre
le geste organisateur qui objective les impulsions mimétiques et « leur
régression à la magie » - dessine l'utopie à savoir l'horizon d'une
réconciliation où la raison cessera d'être dominatrice[46].
Contrairement à
Marx, Adorno ne voit pas dans le prolétariat le sujet de l'histoire, et ne
voit même plus quel groupe social pourrait représenter son instance, à
savoir la force qui va amorcer l'émancipation des hommes, et ce certainement
selon J.M.Vincent dans La théorie critique de l'Ecole de Francfort à
cause de la conjoncture historique qui a vu l'échec des tentatives de
révolution en Allemagne, et la montée en puissance de l'administration
bureaucratique du monde, des hommes et des choses, au sein même des partis
favorables au renversement du capitalisme. L'art représente alors une
pratique où se conserve encore l'espoir d'une société différente, où la
figure utopique d'un monde différent peut s'esquisser dans les grandes
œuvres d'art. Figure utopique car seule une image en est donnée, mais
l'espoir s'y loge car les éléments de cet image sont des éléments empruntés
à la réalité. C'est leur organisation, leur agencement, qui diffère de celle
du monde. L'art échappe cependant au reproche de la négation abstraite, du
'tout autre' en ce que son opération est une négation déterminée qui se
réalise dans la concrétion de l'œuvre, par sa technique et la transformation
du stade technique, et qui permet de faire émerger la promesse d'autre
chose, l'image du réconcilié[47].
C'est une négation déterminée de l'organisation du monde existant[48].
Elle est mise en place par la raison, mais au nom de la nature opprimée[49]
et projette ainsi une réconciliation avec elle, en cherchant à donner
l'image de la nature[50]
. Le beau naturel comme s'opposant au principe d'identité réduisant tout à
la forme vide du sujet, et au chaos diffus qui emprisonne de même,
représente ce que serait le réconcilié .C'est en cela que la nature
constitue le contenu de vérité de l'art
[51].
L'image de la nature est sauvée par l'art et c'est cette image qui
représente un au-delà de la société bourgeoise, quelque chose qui la
transcende, et ce au sein de l'immanence sociale, comme allégorie
[52].
Elle se dépasse en laissant une énigme qui défie le pouvoir identificateur,
la réduction violente au sujet, réalisée par la raison, qu'Adorno qualifie
de subjective. L'esprit n'identifie pas le non-identique mais s'identifie lui[53]
et l'œuvre réalise par là l'idéal d'être soi-même[54].
Cet idéal naît dans un monde où l'identité à soi est imposé par la société
et aux objets naturels par le mode de pensée identificateur qui ramène à
soi, au lieu de faire émerger l'identité de l'autre, ce que cherche à faire
l'art sans cette violence qui se perpétue dans la réalité empirique,
violence qui fait des êtres des choses, opération de chosification ou
réification qui tronque la part vivante, qualitative de ces êtres qui ne se
réduit pas à un ensemble figé de déterminations. L'analyse des œuvres devra
de même les considérer comme vivantes en tant qu'elles parlent, «
communication en elles de tout particulier
»[55].
L'art est un « correctif parfait de la conscience réifiée aujourd'hui érigée
en totalité »qui ne perçoit plus la « communication entre des éléments
dispersés » ce qui est le propre de celui qui n'est plus capable d'aucune
projection en répétant simplement ce qui est[56].
Il est en cela le refuge du comportement mimétique qui permet cette
appréhension[57].
L'intérêt porté
spécifiquement par Adorno à l'art tient en ce qu'il présente l'utopie d'une
réalité qui est elle-même[58]
là où les autres réalités et en premier lieu les hommes et leurs relations
se voient imposer des formes figées sur le modèle de la marchandise et du
recouvrement du travail concret par le travail abstrait. A l'encontre de
l'irrationalité du monde administré du capitalisme qui, en faisant de la
rationalité « l'ensemble des moyens qui dominent la nature », masque la
finalité, l'art représente la vérité car elle conserve l'image de la
finalité, en voulant être fin en soi, et critique par là même cette
irrationalité
[59].
L'art montre ainsi à la raison triomphante ce qu'elle oublie
[60].
Là où la société est antagoniste et présente une fausse totalité, l'art en
est le modèle antithétique : « La totalité esthétique est l'antithèse d'une
totalité non-vraie »[61]
en ce que la formation de l'œuvre est un geste pacifique qui cherche à
épouser les formes du formé, qui est brisé, pour l'amener à l'expression. Il
conserve l'image de l'irrationalité d'une société dirigée par les moyens
dans ses failles comme sa trace, et participe ainsi à la vérité par ce biais[62].
Seul l'art selon Adorno est peut être encore en mesure de satisfaire à cette
formulation hégélienne de la vérité comme étant seule concrète, étant donné
que la souffrance, telle quelle, reste muette et est étouffée sous la
discursivité. Seule l'art peut lui donner la parole
[63]
en se constituant alors comme conscience authentique
[64].
Dans le même geste d'expression, l'œuvre d'art fait apparaître, dans la
formation de sa totalité, dans son idéal de complète structuration, une
société plus digne des hommes, les images d'une humanité transformée
[65],
en s'opposant à ce qui est brut, assimilé au mal par Adorno[66].
Par sa mise à distance de la réalité empirique par la loi de se forme qui
recompose les éléments de l'Etant, « elle représente négativement un état
dans lequel ce qui est viendrait à sa juste place
»[67].
Cependant, comme l'art cherche à exprimer la douleur de ce qui est et à
travers celle-ci l'exigence d'une autre situation, il est une tentative de
faire la paix avec la société qui ne cesse de la rompre[68],
en présentant dans l'immanence de sa forme une transcendance vers le
non-étant, ce qui passe entre les éléments de l'étant,à partir de l'étant[69].
Sous l'apparence - puisque non-étant - de cette réalité autre pointe
cependant sa possibilité, et c'est en cela que l'art est utopique et
promesse de bonheur[70],
et qu'il faut sauver le caractère d'apparence de l'art, fustigé comme
fiction mensongère[71].
Même si l'art dans sa distance ne participe pas directement à la
réconciliation réelle, en apaisant ce qui résiste à sa mise en forme, il
constitue un modèle de réconciliation irréelle[72].
Il anticipe par la promesse de son apparence sur une praxis qui n'est pas
garantie[73].
Cette
réconciliation en image de l'art se lit aussi comme celle de l'âme avec le
corps dont la séparation platonicienne - choris en grec - est souvent
utilisée par Adorno pour la critiquer, en ce que les impulsions mimétiques
se trouvent apaisées et organisées par l'esprit. Cependant, cette utopie de
l'art n'est pas sans essuyer la contradiction d'une mise en forme et donc
d'une certaine violence pour laisser parler et communiquer les éléments du
réel. Cette contradiction lui donne sa tristesse et la convainc d'illusion
là où elle cherche à tracer une possibilité : l'utopie ne se laisse pas
dessiner positivement sous peine de ne pas en être une.
Les œuvres
attaquées par Adorno seront alors celles qui se résignent à consoler dans un
monde qui continuera sans fin à perpétuer le malheur de certains. Serait-ce
extrapoler que de dire qu'il semble qu'Adorno pense que cette différence
d'attitude se retrouve dans l'œuvre et la conscience de l'artiste en ce que
les œuvres résignées seront celles qui auront tendance à se conformer à un
idiome établi, attendu du public, et manipulé à fin de consommation, alors
que les autres se confronteront à l'idiome reçu pour sortir de l'immanence
artistique, geste à rapprocher à celui de la sortie de l'immanence sociale.
1.2.3 Contexte particulier et problématique de la Théorie esthétique
Le monde dans lequel Adorno intervient au moment de la
Théorie esthétique est caractérisé par lui-même comme l'époque de
l'administration généralisée, où règne une société de monopole totalement
organisée[74].
Quant au contexte artistique, c'est celui des années soixante et
spécialement celui des œuvres dites de « l'absurde » comme celles de
Beckett, qui devait être dédicataire de l'œuvre. La compréhension de leur
sens devient un défi. Plus généralement ces œuvres et leur aspect noir et
brisé s'intègrent dans la crise de l'art d'après l'Holocauste,. Il s'agit
alors pour Adorno de tenter une explication philosophique de la situation
historique de l'art, cette dernière s'éclairant singulièrement à la lumière
des catégories philosophiques.
Le trajet
dialectique qu'Adorno parcourt dans la Théorie esthétique au sein, et
entre les différentes catégories esthétiques, a pour référence récurrente la
mise en place d'une défense de l'art moderne. Bien que la peinture, la
musique, l'architecture, le théâtre, la littérature et la poésie, y soient
abordées - la sculpture semble absente et le cinéma simplement effleuré dans
l'analyse de la catégorie de montage, cinéma considéré en 1944 comme « moyen
de communication de la culture de masse » plutôt que « comme une forme d'art
spécifique »[75]
- c'est la musique, le domaine dans lequel il a le plus œuvré, avec la
figure de la Seconde Ecole de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) qui de
l'atonalité en est passé au dodécaphonisme[76],
et la littérature, avec les figures majeures de Baudelaire, Kafka et Beckett
à qui la Théorie esthétique était destinée à être dédiée, qui sont
les référents centraux de l'analyse. La défense de l'art moderne était
nécessaire car le caractère brisé de cet art, ne présentant plus une belle
apparence harmonieuse, l'a rendu d'une part globalement peu reconnu ou
reconnu et vite encadré pour ne pas en entendre parler, et d'autre part a
été critiqué non seulement par la critique bourgeoise, mais par le réalisme
socialiste, et par Lukacs, Brecht et peut-être même par Benjamin, proche
d'Adorno, sur la base, pour le dire schématiquement, de l'absence d'une
protestation immédiate dans ses thèmes contre la situation sociale.
Outre ce motif
'extérieur', et lui étant lié, le problème interne de son caractère
d'apparence se posait à l'art, de manière encore plus aiguë après les
horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, car ce caractère pouvait être
interprété comme illusion, comme mensonge contribuant à consoler les hommes
et à perpétuer la société et la culture telle qu'elle était, société et
culture dont l'un des résultats fut ces horreurs. La remise en question de
la culture dans la Dialectique de l'Aufklärung à travers le
retournement dialectique de la 'rationalité' de l'homme au cours de son
histoire, se poursuit donc avec celle de la position de l'art au sein de
cette même culture. La Théorie esthétique prend alors le rôle d'une
analyse qui s'appuie sur ce que l'art est devenu, pour déterminer ce qu'il
s'agit de faire ici et maintenant. C'est ce qu'a entrepris concrètement
Adorno en musique dans le texte de 1961 Vers une musique informelle
de Quasi une Fantasia[77].
Cette réponse musicologique à un Que faire? politique de Lénine, est
ainsi une réponse partielle aux critiques marxistes[78]
adressées à Adorno sur son incapacité à analyser concrètement la situation
historico-sociale et y articuler une politique, en ce sens que s'il ne l'a
effectivement pas fait[79],
ce n'est pas le cas dans le domaine musical, là où le domaine de l'art est
selon la Théorie esthétique politique d'une manière médiate. Adorno
voyant dans l'art, reprenant une formule hégélienne, un déploiement de la
vérité, il s'agit pour lui de sauver le caractère d'apparence. Cette
utilisation de 'sauver' et de 'sauvetage', présente dans la Dialectique
négative et la Théorie esthétique, indique que la condamnation
par l'histoire de phénomènes, de réalités, de concepts, etc. a souvent été
unilatérale en manquant ce que qu'ils pouvaient contenir de vérité, vérité
qu'il s'agit de faire ressurgir comme toujours liée à un potentiel
d'émancipation.
Les deux plus
grands efforts pour élaborer une théorie esthétique jusqu'ici sont, selon
Adorno, Kant et Hegel, et, tels quels, ces efforts sont insuffisants pour
comprendre l'art moderne et apporter les instruments nécessaires à l'analyse
du problème de l'apparence[80].
L'esthétique kantienne en reste à une analyse orientée sur le sujet qui fait
l'expérience esthétique, sur l'effet de l'art. Elle est de ce fait formelle
et se ferme aux contenus des œuvres, essentiels à leur caractère artistique.
Quant à l'esthétique hégélienne, elle dépasse la précédente dans son
intention de faire s'exprimer la chose même, mais ne réalise pas cette
intention par son idéalisme absolu. Elle cherche à se séparer de la
matérialité de l'œuvre pour faire place à une pure spiritualité, pauvre dans
son détachement, réductible à un simple message discursif. Cette amputation
du contenu de sa base matérielle la condamne et arrête le mouvement
dialectique projeté.
Le passage au
matérialisme est alors nécessaire, comme le titre un paragraphe de la
Dialectique négative[81].
Un retour rapide est ici nécessaire sur ce passage présenté dans la
Dialectique négative. Ce passage suit la reconnaissance du primat de
l'objet dans la connaissance. Une réflexion seconde, réflexion du sujet sur
la réflexion du sujet, révèle que le primat du sujet est usurpé. La première
réflexion du sujet était intervenue lors de la question de savoir comment
pouvait se déterminer l'objet que l'on cherche à connaître. C'était une
question kantienne dont l'analyse permettait de dégager une subjectivité, en
dépit de la chose en soi, et finissait par poser un primat du sujet, un
sujet qui, royalement, faisait enfin tourner l'objet autour de lui.
Cependant, la reconnaissance que la connaissance n'est pas arbitraire dans
son rapport à l'objet dont elle doit suivre les courbes, et que le sujet n'a
pas réussi, comme il en avait la prétention, à organiser le monde
raisonnablement, aide à mener à la reconnaissance du caractère subreptice du
primat du sujet. Cette reconnaissance par la réflexion sur les prétentions
du sujet de la connaissance mène à la dissymétrie entre le sujet et l'objet.
Là où le sujet est impensable sans l'objectivité, la sienne - le quelque
chose qui est visé par le concept de sujet - l'objectivité est
potentiellement pensable sans le sujet, bien que reconnaissable seulement
par le sujet. Cette reconnaissance de la trace de quelque chose qui n'est
pas de la pensée au sein même de la pensée mène au matérialisme au sens
d'Adorno en ce que ce quelque chose renvoie à des impulsions corporelles,
comme la souffrance, qui par elle-même dit 'Passe !', Adorno citant ici la
Chanson ivre de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche[82].
Au niveau de la théorie esthétique, il faut mettre en œuvre ce primat de
l'objet, la pensée philosophique devant avoir pour projet de mettre à jour
le contenu de vérité des œuvres d'art à partir de leur complexion sensible
organisée, contenu de vérité historique faisant de l'art une historiographie[83].
Ce faisant, il s'agit pour Adorno de reprendre les apports conceptuels de
Kant et Hegel et de les dialectiser, à savoir par la confrontation de leur
prétention et de la réalité historique de l'art, mettre en mouvement leur
contenu.
Trois directions
privilégiées mettent en œuvre ce projet doublement motivé, défendre l'art
moderne et sauver le caractère d'apparence de l'art. D'abord, l'insistance
est mise sur la distance que l'œuvre d'art instaure avec la réalité
empirique - réalité historique et sociale même dans son aspect le plus
particulier de la vie 'privée' - dont l'expérience qu'en fait l'artiste
imprègne l'œuvre. Cette distance se concrétise par le fait que l'œuvre est
une mise en forme des éléments de cette réalité, recomposés en une image,
recomposition suivant ce qu'Adorno nomme la loi de la forme de l'œuvre.
Cette distance qui est le problème de l'autonomie - relative - de l'art est
le moyen de faire s'exprimer une souffrance, souvent celle d'une contrainte,
même au sein d'œuvres qui peuvent présenter une surface apparemment en
harmonie avec le monde comme chez Mozart[84].
La souffrance à laquelle l'œuvre donne la voix au chapitre est cette seconde
direction. La phrase citée de Nietzsche : « La douleur dit : 'Passe !'
», devient un motif du cryptogramme que constitue l'œuvre d'art,
'cryptogramme' étant un terme récurrent chez Adorno dans le cours du
déchiffrement du contenu de vérité des œuvres d'art. Ainsi, bien que sphère
de l'esprit avec une parcelle d'autonomie, l'art n'est pas sans rapport avec
le monde matériel, ce qui va lui permettre de ne pas être réductible à de
l'idéologie. Et le contenu de vérité de l'œuvre d'art qui s'y oppose,
suppose une expressivité - qui peut-être celle de pleurs sans larme -
passant dans l'art par le médium sensible pour la rendre spirituelle, d'une
spiritualité qui pourrait être dite matérielle en ce qu'elle passe
nécessairement par le sensible sous peine de n'être rien. Cette insistance
sur une 'spiritualité matérialiste' constitue la troisième direction, forme
de défense de la culture, mais contre la culture telle qu'elle a été.
Le matérialisme
devient pour Adorno après la lecture de Marx, « l'ensemble de la critique de
l'idéalisme et de la réalité pour laquelle opte l'idéalisme en la déformant
»[85],
cette critique ayant pour base la souffrance, dont la fin est sa finalité,
le bonheur, sensible. Pour mener à bien cette critique en développant les
trois directions privilégiées dont il a été donné une première coordination,
la Théorie esthétique a recourt à des catégories marxistes dont la
fonction au sein du texte peut être présentée selon les deux pôles de la
théorie et de la pratique, orientés par la dialectique et le matérialisme.
Après donc avec éclairé l'usage dialectique et matérialiste d'Adorno, la
connaissance du monde permise par les catégories marxistes sera présentée
dans sa conjonction avec la sphère esthétique. De la même manière, la
question de la transformation du monde suivra, la connaissance du monde, en
tant qu'analyse critique, y menant, en tant qu'analyse étant susceptible
d'aider à déterminer les actions pertinentes à entreprendre à cette fin. Il
s'agit donc des deux pôles de la théorie et de la pratique, dont la
coordination problématique a été initiée par Adorno dans la musique comme il
a été vu, mais semble avoir fait défaut dans la politique.
1.2.4
Critiques d'Adorno :
quelle théorie pour une stratégie politique ?
La critique faite à Adorno[86]
semble porter sur l'absence dans ses travaux d' « analyse concrète d'une
situation concrète » permettant de déterminer la marge d'action possible et
de définir une stratégie subséquente en vue de la transformation du monde,
et de l'absence de la référence à une force sociale comme le prolétariat
comme base matérielle de cette analyse[87].
Les affirmations d'Adorno du type de celles qui allèguent que dans les
conditions présentes, « aucune forme supérieure de société n'est
concrètement visible
»[88],
sont ainsi remises en cause faute d'analyses concrètes. Il est même jusqu'à
être identifié à un auteur tragique[89].
Le texte Résignation[90]
ne répond pas à cette question puisqu'il porte sur une défense de la théorie
par rapport à l'activisme, sur l'erreur d'un saut irréfléchi dans la praxis,
sur l'atrophie d'une pensée instrumentalisée, sur la force de la pensée la
plus solitaire et impuissante comme portant l'universel. Mais l'activité de
critique d'Adorno en musique jusqu'au texte Vers une musique informelle[91]
qui devait précéder une réalisation musicale qu'Adorno n'eut pas le temps
d'accomplir[92]
rendent compte d'analyses précises d'œuvres musicales ou du monde musical
qui lui était contemporain avec des indications d'actions possibles. A
défaut d'une réalisation dans le domaine social en son entier, une
coordination déterminée de la théorie et de la praxis a donc été tentée dans
le domaine musical. Quant aux multiples interventions radiophoniques
d'Adorno dont les Modèles critiques témoignent, elles étaient
destinées à faire amorcer une prise de conscience des auditeurs. Ce type
d'intervention de type individuel s'oppose à celui de l'action reposant sur
une prise de décision au sein d'un parti ou d'un groupe organisé
représentant les intérêts déterminés d'une classe sociale ou d'un autre
regroupement d'individus partageant des conditions de vie ou des intérêts
communs, et pouvaient susciter le doute quant à son efficacité.
Le texte Marginalia à la Théorie et la Praxis des
Modèles critiques[93]
avance des arguments théoriques contre cette critique. Vouloir que la
théorie soit immédiatement applicable, la condamne selon lui à se lier de
telle manière aux conditions existantes qu'elle en reste prisonnière, là où
elle cherche à transformer le système tout en y appartenant - chez Adorno,
le dépassement théorique s'effectuant de manière négative, c'est à dire sans
poser positivement ce qui doit être, et ce malgré quelques indications de sa
part - et ce vers un stade réconcilié de l'homme et de la nature. Le
problème du lien entre la théorie et la pratique émerge selon Adorno par la
progressive et désormais totale domination du principe d'identité, de la «
rationalité du toujours semblable » qui ramène l'autre à soi et ce faisant
appauvrit son expérience de l'autre - du monde, de la nature, de son
semblable. En séparant le sujet de l'objet, il sépare la théorie de la
praxis. Mais la théorie séparée est sans puissance et la praxis séparée,
arbitraire. Ce problème marxiste est résumé dans la question 'que faire ?'
dont l'ouvrage du même nom de Lénine abordait la question de la séparation
des mouvements ouvriers et du socialisme et leur fusion[94].
Les deux sont pourtant liés car penser, c'est déjà faire, la théorie est une
forme de praxis. L'immanence de la pensée est complétée par le fait que
c'est un comportement réel. Sans comprendre théoriquement le lien
sujet-objet et théorie-praxis, l'objet devient l'incommensurable et la
praxis irrationnelle, et ce lien est dévolu au destin, à la fatalité, au
hasard[95].
Amor fati.
2 Matérialisme et dialectique dans l'art et l'esthétique
Le matérialisme
et la dialectique d'Adorno seront présentés dans cette partie sans appel
direct aux autres catégories marxistes dont il use, et ce afin de préparer
leur mise en lumière. Ces positions matérialistes et dialectique sont liées
indissolublement. Là où le matérialisme montre les éléments du réel, aussi
infimes soient-ils, qui ne sont pas apaisés, la dialectique exprime le
mouvement que leur souffrance ne peut manquer de générer, par son impulsion
à cesser, alors qu'un hiatus persiste entre cette souffrance qui perdure
sous différentes formes dans l'histoire et les formes de vie sociale qui les
étouffent, et dont l'origine, à l'époque bourgeoise, est le mode de
production capitaliste pour Adorno qui suit en cela Marx (institutions,
conventions sociales, catégories de pensée, entre autres). Cette souffrance
demande à cesser, et cela nécessite un espace de co-existence des individus
et de la nature au sein d'un ensemble différent de ces formes qui
concourraient à son apaisement.
2.1 L'art comme lieu d'une lutte dialectique entre l'individuel et l'universel
Là où le
déroulement de l'histoire pour Marx était commandé par une lutte de classes
dans Le Manifeste du Parti communiste, et comme détermination
économique de cette lutte, dans la préface à la Contribution à la
critique de l'économie politique, par la contradiction entre les forces
productives et les rapports de production, ce déroulement semble interprété
philosophiquement par Adorno à travers le prisme d'une réflexion esthétique
comme une dialectique entre le particulier et l'universel. Les forces en
présence sont celle d'une universalité parce qu'elle s'impose à tous, mais
une universalité particulière et donc une fausse universalité en ce qu'elle
sert les intérêts d'une classe particulière qui développe les moyens de
perpétuer le système tel qu'il est, et celle d'une résistance humaine ou
naturelle aux conséquences de cette domination, qui est le pôle du
particulier mais qui dans sa résistance désigne une aspiration universelle à
ce que cesse cette oppression. Une illustration dans le domaine de la
philosophie serait la différence introduite entre le sujet et l'individu par
l'idéalisme en ce qu'elle prélude à la futur absolutisation du sujet, qui
s'interprète de manière matérialiste comme la position d'une fausse
universalité, dont un modèle serait l'Etat hégélien censé harmoniser
l'ensemble des conflits d'une société[96].
La détermination
des phénomènes est donc la conjonction de ces deux forces. Cette
dialectique, cette lutte de forces se retrouve à tous les niveaux de la
réalité, de la lutte des classes à l'individu isolé, quelque soit sa classe
d'appartenance, en ce qu'il est pour partie informé par les formes
dominantes, de pensée par exemple, et qu'il réagit à cette domination dans
la limite de ses forces, et se retrouve dans la pensée, comme la dialectique
issue de la volonté de la pensée d'identifier sans reste ce qu'elle cherche
à penser, à substituer son résultat subjectif à son objet, là où l'objet ne
se laisse pas assimiler. La prima philosophia
censée donner des principes premiers, absolutisant des éléments en principes
premiers qui s'imposent a priori aux objets l'illustre emphatiquement quand
elle prend pour objet la totalité du réel. Dans l'art, ce sera la durée
esthétique en ce que l'œuvre véritablement d'art devra durer éternellement[97].
La vérité dans ce contexte est
historique mais objective en ce qu'elle désigne une configuration historique
de cette lutte, résultante historique.
L'art
qui fait l'expérience de la situation présente[98],
réagit à la société et à son emprise qui est au cœur de cette expérience. Il
prend par là son caractère social et critique. C'est un comportement face à
l'objectivité où se rejoue la dialectique de l'universel et du particulier,
et c'est ce que «
l'esthétique a pour
fonction d'amener à la conscience », « la véritable nécessité d'une
conception dialectique de l'art »[99].
En effet, une première figure de cette dialectique tient à ce que les
œuvres d'art utilisent et transforment à partir d'une expérience
individuelles où se joue déjà des schémas sociaux[100],
des matériaux, procédures et thèmes dont le contenu, historico-social, était
déjà le produit d'une telle dialectique. Il doit à partir de ces éléments
pétris pour une part par un élément universel, vrai ou faux, se
particulariser, ce qui signifier, ne pas reproduire un schéma de fausse
universalité, mais dans leur 'authenticité' individuelle, répondant
singulièrement à un problème artistique, atteindre un universel. La
force de l'œuvre d'art sera alors de réussir à briser les barrières sociales[101].
La dialectique de l'universel et du particulier est cependant plus complexe
que la formule la réduisant à la nécessité pour l'universel de se
particulariser, en ce que le particulier devient l'universel, non seulement
par la vérité à laquelle elle tend, mais parce que plus l'œuvre est
spécifique, plus elle réalise son type et ce dans un conflit avec l'idée ou
le genre, plutôt que par subsomption[102].
L'œuvre d'art n'est donc pas de manière idéaliste « l'unité présente de
l'universel et du particulier », le concept hégélien, car elle se sépare de
l'immédiateté sensible qui, pétri de fausse universalité, ne peut être
copiée telle quelle sous peine d'y retomber. L'œuvre d'art a un modèle dans
l'allégorie, telle qu'interprétée par Benjamin dans l'Origine du drame
baroque allemand , à savoir un moyen formel qui n'est pas rivé à un
signifié fixe comme le symbole, et ce dans un but expressif et critique de
la réalité empirique[103].
D'autre part, ce processus de particularisation de l'œuvre d'art, croise la
seconde figure de la dialectique de l'individuel et de l'universel, à savoir
celle des parties de l'œuvre et du tout de l'œuvre, reprise en son sein de
la dialectique de l'individu et de la société comme universel, en ce que les
parties quand elles sont plus que des exemplaires d'une idée, substituables
en tant que tels, n'assurent pas a priori leur articulation dans le tout de
l'œuvre, et pourtant, sont là en vue du tout, ce qui fait de l'œuvre un
mouvement à travers ses moments particuliers incluant leur dépassement[104].
L'analyse la plus minutieuse et spécifique de l'œuvre permet de détecter un
renversement du particulier esthétique en universel comme déterminé par la
chose même, en ce qu'elle exécute en son sein des contraintes liées au genre[105].
Enfin, une troisième figure de la dialectique individuel/universel est celle
qui révèle le plus immédiatement la part matérialiste de la dialectique,
c'est celle que révèle clairement la situation de l'art moderne
d'après-guerre, entre l'expressif et le constructif, qui polarise entre ces
deux extrêmes le champ des oeuvres d'art, selon qu'elles se réclament du
primat de l'un ou de l'autre, alors qu'une conjonction des deux est
nécessaire en toute œuvre d'art. Elle manifeste la dialectique entre
l'organisation et l'individu, l'expression de ce dernier étant une
résistance contre la totalité fausse[106],
là où cette expression n'acquiert de force que par la construction.
L'idée sociale de l'art est ainsi exprimée dans la
question de la possibilité de quelque chose de particulier, « d'une façon
générale », le particulier et l'universel devant s'accorder dans l'idée de
liberté[107].
L'œuvre où se rejoue la dialectique sociale, intègre donc après
transformation les
antagonismes non réconciliés de la réalité, qui « ne se laissent pas non
plus concilier dans l'imaginaire; ils agissent à l'intérieur de
l'imagination et se reproduisent dans sa propre cohérence,
proportionnellement au degré auquel ils requièrent une cohérence
»[108].
C'est la manière de l'art d'écrire l'histoire[109],
en ce que ces antagonismes sont historiquement situés ainsi que la réaction
artistique. L'affirmation selon laquelle il n'y aurait pas d'histoire de
l'art, mais seulement une histoire de la lutte des classes, trouve là une
nuance, en ce que la réaction artistique n'étant possible qu'à partir d'un
certain contexte artistique ayant gagné une parcelle d'autonomie avec la
bourgeoisie, une certaine autonomie relative lui échoit. Il n'en reste pas
moins que la
vérité de l'œuvre lui vient de son contenu historique, avec la question : «
la part d'esprit objectif que recèle objectivement une œuvre dans sa forme
spécifique est-elle vraie ?
»[110]
à laquelle l'esthétique doit répondre en s'appuyant sur son travail de mise
à jour consciente de la dialectique du particulier et l'universel qui se
joue dans l’œuvre[111].
2.2 L'expression de la souffrance
La souffrance,
inatteignable par la connaissance discursive, représente le pôle matériel
éminent chez Adorno et l'art est un moyen de l'amener à l'expression, alors
que l'art reste récupéré par les institutions sociales et les faux besoins
culturels comme glorification de sa propre culture[112].
L'intérêt matériel de l'individu est que cette souffrance cesse. Sa
naissance face à une nature hostile, non maîtrisée se prolonge par le fait
que les moyens rationnels mis en œuvre pour maîtriser cette nature ont été
hypostasiés, oubliant leur finalité qui est le bonheur sensible de tous les
hommes. Cette forme d'hybris prend la pente de l'absolutisation du
sujet, de soi, sans égard pour l'autre, et l'équilibre qu'il serait
souhaitable de trouver, cet autre qui prenait d'abord le visage de la nature
hostile, a pris ensuite ceux des impulsions, des désirs corporels, des
passions, de la société marchande non maîtrisée où la main invisible de
Smith est bien invisible, encore aujourd'hui par exemple de l'Islam ? La
logique de la concurrence marchande va dans le même sens quand le président
de la société aux 'canettes' bien connues avait pour objectif que chaque
habitant de la planète en ait une dans ses mains, ce qui suppose qu'il n'en
est pas une d'une autre marque. La finalité d'une entreprise au sein du
marché concurrentiel est le monopole, et la seule barrière qui l'empêche
jusqu'ici sont les lois qui l'en empêche. Quand on réclame une dérégulation,
l'argument du choix pour le consommateurs ou de la baisse des prix ne tient
pas face à cet finalité monopolistique, et donc à la maîtrise finale du
prix. Ces exemples montrent que l'idéal de co-existence pacifique et
bienheureuse des individus entre eux et avec la nature est a priori
inatteignable par cet volonté de cesser la dialectique du sujet et de
l'objet par son écrasement sur le sujet. Ce mouvement conduit en outre
à
appauvrir la relation du sujet au monde, en particulier sa capacité de
différenciation subjective qui nécessite une ouverture vers l'autre, sa
capacité à percevoir les qualités du monde où à en découvrir de nouvelles,
et à menacer le monde d'uniformisation[113].
Ce comportement est celui de l'idéalisme qui rejette tout ce qui n'est pas
maîtrisé par le sujet. Et cet animalité irréductible de l'homme, ce domaine
du qualitatif par opposition au quantitatif, est rejeté pour une part du
fait de son indétermination[114],
de son impossibilité d'être figé puis substitué par un corps de concepts
plus aisément manipulable. Car ce moment 'naturel' est ce qui n'est pas
encore formé ou articulé[115],
c'est le diffus qui est le pôle matériel opposé au formalisme du moi[116].
Le beau naturel en est un modèle, puisant son essence dans ce qui échappe au
concept universel, comme rapport formel, là où c'est son expressivité qui
fait sa substance[117].
Adorno place alors dans la mimésis, peut-être forme première de l'esprit, en
tant que forme physiologique[118],
qu'il définit comme « l'affinité non-conceptuel pour son autre
»[119],
ce qui rend possible un rapport à l'objectivité.
Le matérialisme
réalisé signifierait sa destruction comme domination des intérêts matériels,
et donc la fin de la pénurie. Bien qu'il n'y ait qu'un besoin objectif,
celui qui vient de ce qu'Adorno appelle la « misère du monde
»[120],
l'art est un moyen de lui donner une voix.
L'art
est expression de la souffrance, l'œuvre d'art est un « schéma » de son
expérience
[121]
sous la forme d'images. L'état de besoin,
gravée dans la situation historique, passe dans l'œuvre[122]
car la « réaction au non-moi devient imitation de celui-ci
»[123].
Et par le seul fait de son existence, l'art critique la réalité en remettant
en cause la pratique dominante pragmatique qui absolutise la raison en
oubliant les fins, et ce en se posant comme fin pour soi[124].
La légitimation de l'art par son existence est un
argument récurrent dans la Théorie esthétique et répète le même
argument employé pour la philosophie comme théorie en face de la praxis dans
la Dialectique Négative[125].
Cet argument s'appuie sur le fait concret d'une existence qui pose problème,
un moment matériel que la pensée ne peut éviter, sinon en s'appuyant sur un
acte pratique d'extermination. Mais cette existence de l'art ne devient un
témoignage probant que parce qu'elle présente en elle un élément
non-artistique, rebelle à la mise en forme, amorphe, la souffrance du monde
et de l'individu dans ses antagonismes, ce qui peut prendre l'aspect
esthétique de la laideur, qui devient une dénonciation de la cause de cette
laideur[126].
L'art cherche à libérer l'expression silencieuse et non intentionnelle,
non-humaine de la nature par le véhicule de cette intention, et quand elle
atteint ainsi à l'expression, des « interférences chosales » et le «
matériau naturel » se trouvent libérés. L'idée de l'art qui est « la
reconstitution de la nature opprimée et impliquée dans la dynamique
historique »[127]
fait état de sa finalité qui est de prêter sa voix à la nature opprimée.
L'art veut tenir la promesse de la nature, celle d'être phénomène expressif
et non matière première, objet d'action[128].
Comme expression de la souffrance, d'un contenu humain, y puisant sa
substance, l'art est écriture de l'histoire, « souvenir de la souffrance
accumulée »[129].
Le primat de l'objet de l'épistémologie matérialiste qu'Adorno justifiait
dans la Dialectique négative[130]
se formule alors dans la Théorie esthétique d'une double manière.
D'abord dans la composition interne par le fait que les contradictions
objectives de la situation antagoniste sillonnent l'artiste qui les posent
moins par sa conscience qu'ils ne les articulent au moyen de ses problèmes
techniques spécifiquement artistiques, et c'est cette « liberté vis à vis de
l'objet », c'est à dire la part de liberté que l'art prend par rapport à la
réalité empirique, qui lui permet d'atteindre à la réalité de la domination
et au potentiel de libération de ce qui est dominé. Par la transformation
esthétique des éléments de la réalité, l' « art confère à la réalité
empirique ce qui lui revient, l'épiphanie de son essence cachée et le juste
effroi devant celle-ci en tant que monstruosité », mais aussi il libère la
parole des éléments opprimés. L'art devient ainsi « historiographie
inconsciente », « anamnèse des vaincus », du « refoulé », et d'un « possible
». Ensuite, ce primat de l'objet, c'est, de l'extérieur, celui de l'œuvre
d'art sur celui qui contemple et interprète, et qui implique que le rapport
de l'art et de la société se concrétise dès la production, que c'est en ce
lieu qu'il s'agit de le déchiffrer. Ce rapport concret à l'histoire et à la
société, cette mise au jour de la situation, cette « cristallisation » de
l'histoire confère son contenu de vérité et sa vérité sociale aux œuvres, en
tant que leur expression dévoile les stigmates de
la société, « fait apparaître, en sa détermination historique, la
contre-vérité de la situation sociale ». Et c'est ce rapport déterminé à
l'histoire et à la société qui les libère du fait qu'en tant
qu'instaurées, faites, et donc qu'en tant qu'artifices, elles ne seraient
que mensonge[131].
Donnons deux
modèles de ce rapport de l'art au monde. D'abord Beckett, à qui l'ouvrage
inachevé de la Théorie esthétique devait être dédié. Des couches
fondamentales de l'expérience comme la perte de l'objet, l'appauvrissement
du sujet, l'illusion d'une subjectivité signifiante viennent à l'expression
dans son œuvre qui emmagasine l'expérience du processus par lequel la
société devient totale, se réduisant à un système univoque. Elle devient
l'autre de la société à laquelle elle reste liée par l'abstraction, ce monde
étant un monde abstrait des relations humaines. Les expériences historiques
se trouvent résumées dans le monde d'images de l'œuvre d'art, médiation qui
seule permet d'atteindre l'élément déterminant, à savoir « l'évidemment de
la réalité ». Le monde administré laisse son empreinte négative dans « le
caractère minable, abîmé de cet univers symbolique
»[132].
Ensuite le cubisme pour lequel il ne faut pas reproduire les
propositions
idéalistes de Proust et Kahnweiler sur la peinture selon lesquelles elle
aurait changée la vision et finalement les objets. Ce sont les objets qui se
sont en soi modifiés historiquement, les sens s'y sont adaptés et la
peinture en a trouvé les chiffres. Ainsi le cubisme serait une réaction au
stade de la rationalisation du monde social aux formes géométriques,
réaction qui en enregistre ce niveau d'expérience contraire à l'expérience.
L'impressionnisme a tenté d'éveiller la vie réifiée dans le monde des
marchandises en utilisant sa dynamique propre et la sauver là où le cubisme
a désespéré de telles possibilités, et a accepté la géométrisation
hétéronome du monde comme sa nouvelle loi, ordre permettant de garantir
l'objectivité de l'expérience esthétique et a montré que la vie ne vit pas[133].
2.3 Une pratique différente
Cette expression de la
souffrance par l'art est aussi son atténuation. Le hurlement est une
première extériorisation de la douleur, et la « main maternelle qui, pour
consoler, caresse une tête enfantine dispense un plaisir sensuel. Un contenu
d'un extrême spiritualité se transforme en sensation physique
»[134].
L'art participe des deux. Son expression comme exposition est une mise à
distance de l'immédiateté de la souffrance qui contribue à l'atténuer
subjectivement et la neutralise pour une part dans son résultat objectif[135].
L'image formée de la souffrance l'exprime, en est
l'écho mais aussi l'atténuation, la sphère esthétique restant en dehors de
la souffrance[136].
La notion de catharsis, utilisé par Aristote dans
sa Poétique, trouve sa vérité selon Adorno dans le rapport entre le
contenu matériel et la loi formelle qui en est la catharsis[137].
Pour autant l'art participe aussi à une certaine violence en ne laissant pas
les impulsions tels quels s'exprimer mais leur imprime une forme. La
formulation de la dialectique de la forme comme contradiction entre le fait
que la mise en forme violente ce qui est à former et celui de ne pouvoir
faire s'exprimer ce formé qu'à travers la mise en forme[138],
rend compte de cela. C'est une difficulté déjà présente dans le domaine
théorique. Contre la théorie matérialiste du reflet qu'Adorno assimilait -
sur le modèle de la théorie épicurienne des petites images émanant des
choses - à la position d'images ou de représentations mensongères entre le
sujet et l'objet à connaître, il prônait dans la Dialectique négative
un matérialisme sans image dont l'intention est de saisir la chose même[139].
Il répète cette intention dans l'esthétique où seule une beauté sans image
serait à même de rendre justice à ce qui est formé, qui s'apaiserait[140].
Pour que les impulsions
réprimées viennent à la parole sans que celle-ci soit empruntée à des
schémas de pensée dominant qui la trahirait, il faut une pratique différente
de celle dominante dont l'expression 'faire parler' rend clairement compte.
Adorno voit dans l'art cette pratique différente et l'atténuation de la
souffrance dont il a été question était le résultat d'un geste pacificateur.
L'œuvre d'art « met à nu dans les concepts leur couche mimétique,
non-conceptuelle »[141],
là où le concept discursif comme unité distinctive avait tendance à traiter
ce qu'il subsumait comme des exemples ou à ne les réduire qu'à cette pointe
discursive. C'est l'ambition hégélienne de retrouver la vie sous le concept
que l'art réaliserait tant bien que mal. Pour cela, le sujet qui construit
l'œuvre disparaît dans le résultat, processus dialectique nécessaire à la
réussite de l'œuvre comme expression des éléments extraits du réel pour les
recomposer dans l'œuvre suivant leur désir[142].
Cependant, cette pratique est un nœud de dialectiques, car aussitôt parlé de
cette disparition du sujet en tant que 'comment' - que manière - dans
l'objet en tant que 'quoi' - que contenu -, la
dialectique de l'objectivation s'interroge sur la réussite du processus. En
effet, en tant que l'art objective les impulsions mimétiques, elle leur fait
perdre leur caractère d'immédiateté, elle les nie d'une certaine manière. Ce
qui la sauve, c'est que cette négation est conservation à la fois, sur le
modèle d'œuvre 'noire' qui vibre de toutes les couleurs qu'elles ne se
permet plus d'utiliser. L'art participe à cette dialectique de la
raison par la synthèse de l'hétérogène mais sa rationalité n'est pas celle
de l'extérieure car son mouvement est orienté à partir de ce qu'elle forme,
là où à l'extérieur, elle s'est constituée en schémas prêt-à-l'emploi qui
s'applique violemment sur le monde. En cela cette autre pratique de la
raison vise à la réconciliation[143].
L'art qui manifeste dans ses oeuvres la dialectique sociale entre l'individu
et la société par le rapport entre le détail et le tout, corrige l'injustice
sociale en image, en la réfléchissant dans la forme en essayant de saisir le
mouvement propre des parties tout en constituant un tout[144].
2.4 La nécessité de la distance artistique
La distance de l'œuvre à la
réalité empirique par sa formation d'une image est essentielle à la
résistance de l’œuvre, et à sa pratique différente. Le mouvement et les
contradictions de l'évolution sociale se reproduisent dans l'art en vertu du
développement intra-esthétique sans en être l'imitation. Le passage est
médiatisé[145].
Cette insistance sur la distance est une défense de l'œuvre moderne autonome
par rapport à l'œuvre engagée ou du réalisme esthétique, dont une espèce est
le réalisme socialiste. L'œuvre engagée retombe dans la réalité empirique
par sa dénonciation directe de ce qui est; elle en est une copie, et en tant
que telle y est liée et laisse les éléments opprimés en l'état, les
manipulant comme le discours contraire, en y appliquant une idée[146].
Quant au réalisme esthétique, le matérialisme philosophique ne l'implique
pas. Alors que le matérialisme rend sociale toute réalité, son implication
au niveau esthétique est de voir l'art comme forme de connaissance de cette
dimension sociale, dans la médiation qu'il accomplit en lui entre son
contenu de vérité et son contenu social. Mais son contenu de vérité
transcende la connaissance de la réalité, de l'étant, comprise comme sa
copie, ou sa photographie car il ne saisit la vrai visage de l'étant dans sa
propre complexion formelle que par recomposition des éléments de l'étant[147].
Cela s'explique en ce que la surface de l'étant est de prime abord le voile
de la fausse universalité dont il a été question, voile qu'il s'agit de
faire apercevoir. Ainsi l'œuvre d'art, bien qu'en
tant que produit du travail social se reliant à la réalité empirique, au
monde social, la totalité des détails de l'œuvre d'art restant la
sublimation de la société organisée[148],
elle s'en écarte par la forme, par le remodelage
des éléments du monde social[149].
Adorno défend alors les œuvres hermétiques comme possédant un potentiel
critique, et généralise la structure monadologique et hermétique à l'art
tout entier. L'art sort alors du solipsisme grâce à son objectivation que
permet ses procédures techniques qui développe un langage au contenu social
latent[150].
Le modèle de la dialectique de la poésie permet de montrer cette
distanciation de l’œuvre d'art. Elle s'exprime comme la tentative d'user du
langage de manière à ce que les éléments discursifs soient transformés dans
l'immanence du texte et soient ainsi extirpés de leur usage habituel dans
des jugements, et ce afin de ne pas faire corps avec la réalité empirique,
de s'en distancer, pour produire des éclairs de significations que le
langage ordinaire ne permet plus, réduit à une fonction utilitaire. Cela se
rapproche des propos de Deleuze sur le devenir-étranger des écrivains dans
leur propre langue, sur le balbutiement[151]
[152].
La plus grande
liberté dans la mise en place de cette distance nécessite une certaine
autonomie extérieure de l'art. C'est la structure
sociale féodale qui a généré la conscience bourgeoise de la liberté et c'est
cette dernière qui est à l'origine de cette autonomie de l'art[153].
Bach ou Mozart était contraint de composer dans certaines formes sous peine
de ne pas être employés. Cependant les œuvres d'art précédant l'âge
bourgeois avait une certaine latitude au sein de l'hétéronomie qui a permis
la réalisation de chefs d'œuvres. L'art a donc un caractère double de fait
social, d'activité issue de la division du travail, et de sphère autonome,
bien qu'encore déterminée socialement dans cette autonomie, en ce que
l'œuvre est une réaction à la société comme il a été vu[154].
Cette
dialectique des
caractères d'en-soi et social de l'œuvre[155]
cache la dialectique objective entre l'individu et la société, l'en-soi de
l'œuvre représentant la prétention à sa propre identité de l'individu, et le
caractère social, l'identité imposée par la société à cet individu. Il faut
cependant bien comprendre que l'identité libérée de l'individu ne sera
libérée que dans la société, dans les multiples relations sociales, que
l'individu tend ainsi au-delà de lui-même. Cette dialectique, après fixation
en deux pôles séparés est exploitée par la dichotomie entre le formalisme et
le réalisme socialiste comme une alternative imposée à l'artiste, le
formaliste étant particulièrement attaqué par le dogme réaliste comme
illusion bourgeoise respectant la division du travail[156].
Ce
caractère de liberté nécessaire à l'expression, a rapport à la prise de
conscience du sujet qui est émancipatoire. Comme il a été dit, exprimer la
douleur, l'objectiver, c'est déjà en sortir quelque peu, la mettre devant
soi, s'en libérer, en prendre conscience. Ce mouvement est celui de
l'hétéronomie vers l'autonomie, sans pour autant qu'il faille oublier que
l'autonomie réalisée serait la fin de l'autonomie, ce serait l'hétéronomie
tout aussi bien, en ce que la liberté véritable serait dans des relations
apaisées établies et reconnues clairement avec les autres et donc que la loi
que l'on s'est donné à soi est la loi des autres et réciproquement.
L'histoire de
l'art présente ce lien en ce que le caractère de nouveauté en art est exigé
par l'art existant, ce qu'explique Adorno selon le modèle hégélien en ce que
c'est ainsi que l'art prend conscience de lui-même. « La force de l'Ancien,
qui a besoin du Nouveau pour se réaliser, pousse à la création du Nouveau
»[157].
Concrètement, les œuvres sont en rapport critique les unes avec les autres,
et l'unité de l'histoire de l'art se comprend comme un processus dialectique
de négation déterminée des unes par les autres. Cette unité dialectique
s'exprime subjectivement chez les artistes d'un même domaine dans leur
sentiment d'appartenir à « une communauté de travailleurs clandestins
»[158].
L’art qui dépend
de ce qui est, de la société, de l’Etant grevé de contradictions, répond à
la souffrance qui s'étire dans la faille de ces contradictions et qui
appelle à passer. L’art s’emploie à répondre à cette exigence par sa mise en
forme d’éléments issus de la réalité comme « un aimant dans un champ de
limaille de fer
»[159].
Outre par sa pratique différente, l'art ouvre sur la possibilité d'un
changement rien qu'en montrant les contradictions, l'expression
du sujet étant non seulement la plainte de son échec mais en même temps, le
chiffre de sa possibilité[160],
sur le modèle de la ruine, fragment qui montre en négatif ce qu'elle
pourrait être, un château. A la différence cependant, qu'Adorno ne voit pas
que dans la passé l'utopie ait été réalisée, là où la ruine du château
suppose qu'il y ait eu un château auparavant, et attend de l'avenir cette
réalisation d'utopie. Cependant le modèle se justifie de manière pessimiste
en ce qu'Adorno a expérimenté toute la perte de richesse de l'expérience
tout au long du XXème siècle, et donc qu'il a vu en quelque sorte des pans
de murs s'effrondrer et des ruines s'accumuler. La dialectique de la
littérature dite 'absurde' montre le lieu de l'espoir du « fait qu'elle
exprime en tant que cohérence de sens, téléologiquement organisée en soi,
qu'il n'existe aucun sens. Elle conserve par là même, dans la négation
déterminée, la catégorie du sens; c'est ce qui rend possible et exige son
interprétation »[161].
C'est dans cette force de mise en forme de l'expérience, qui rejoint la
force de penser l'expérience au lieu de se résigner aux schémas appris et
imposés que réside l'espoir. Et c'est cette force de constituer encore une
œuvre d'art, un tout qui irradie dans le détail qui rayonne[162].
Par l'immanence propre à la sphère de l'art, qui s'est certes constituée à
partir du principe de domination extra-esthétique, comme domination de ce
qui est à mettre en forme, une distance est prise avec la domination
extérieure. Cette domination par la mise en forme est non-littéral et en ce
sens est critique de celle à l'extérieur. En constituant une objectivité
comme image de l'être-en-soi inconnu que la nature n'est pas encore, à
savoir en tant que phénomène et non objet d'action, cette articulation par
la domination constitue la dialectique de l'art et de la nature, la
domination se retournant en son contraire[163].
Et le moment de génie consistera, dans l'atteinte subjective d'une
constellation objective, a faire s'épouser le plus libre et le plus
nécessaire, le plus subjectif et le plus objectif, le nouveau et ce qui
semble avoir toujours été là[164].
2.5 Les forces artistiques
Comme le paysage culturel,
ruine exprimant « la plainte d'une âme aujourd'hui muette
»[165],
l' « expression est le visage plaintif des œuvres
»[166].
Cette expression de la souffrance par l'art, pour y résister et en montrer
l'existence, n'est pas celle d'un individu isolé. L'artiste est ici le corps
et l'esprit parle au nom de forces collectives. En effet, le caractère
idiosyncrasique de l'artiste, transmis à l'œuvre, est en réalité la
sédimentation pré-individuelle de réactions collectives inconscientes et
c'est ainsi que le particulier communique avec l'universel, et que la
société est immanente au contenu de vérité.
C'est par son auto-critique que le sujet les
empêche d'être régressives, et le seul point matériel qui intervient dans
cette réflexion est son propre besoin. Comme à la fin de la Dialectique
négative[167],
la force productive qui est au noyau des processus technologiques, c'est le
sujet, la pensée mais en rapport avec ce qui en elle n'est pas pensée, est
besoin, moment somatique. Le sujet artistique est donc en soi social et non
pas par la collectivisation forcée. Et ce sont dans ses corrections que se
déchiffre un sujet global non encore réalisé, comme l'attitude nécessaire et
légitime exigée par ce dont il est question. L'artiste devient un «
exécutant d'une objectivité collective de l'esprit »[168].
La « seule manière de concevoir la vérité de l’œuvre d'art est la lisibilité
d'un élément trans-subjectif dans l'en-soi imaginé subjectivement. L'œuvre
d'art sert de médiation à ce trans-subjectif »
[169]. L'empreinte
de l'expression dans les œuvres d'art est ce non-subjectif dans le sujet[170].
Ce qui traverse les sujets dans l'expression et la conditionne, ce «
trans-subjectif », « quelque chose d'objectif subjectivement médiatisé :
tristesse, énergie, désir ». Adorno finit par rapprocher cette expressivité
de l'« 'animation' », sur le modèle de la naissance du sujet[171].
Au niveau de l'interprétation des œuvres, il s'agira alors de « remonter au
cœur de cette expérience subjective qui dépasse le sujet
»[172],
et dans laquelle s'inscrit la vérité de l'œuvre.
Cette problématique du
'trans-subjectif' rappelle l'interprétation matérialiste de l'homme impliqué
par Marx selon E.Balibar, à savoir que ce sont les relations que les hommes
nouent qui lui sont constitutives, que l'humanité est à penser comme «
réalité trans-individuelle », qui amène à penser « ce qui existe entre les
individus, du fait de leurs multiples relations »[173].
Il semble qu'ici la difficulté soit de penser l'immanence sans réintroduire
de transcendance subrepticement, ce qui est a été une tentative de Deleuze
et qui est actuellement au centre de la non-philosophie de F.Laruelle qui
cherche à penser de manière cohérente une 'immanence radicale'.
Ce thème des
forces collectives s'exprimant dans le moi individuel expose les «
esthétiques subjective et objective, en tant que pôles contraires, […] à la
critique d'une esthétique dialectique : la première, parce qu'elle est ou
bien abstraite et transcendantale, ou bien contingente selon le goût de
l'individu, la seconde, parce qu'elle ignore la médiatisation de l'art par
le sujet. Dans l'œuvre, n'est sujet ni le contemplateur, ni le créateur, ni
l'esprit absolu, mais plutôt celui qui est lié à la chose, préformé par elle
et lui-même médiatisé par l'objet », le sujet étant ce qui parle dans l'art
et qui est immanent à l’œuvre. Pour l'œuvre d'art comme pour sa théorie la
dialectique tient à « ce que les composants de l’œuvre : le matériau,
l'expression, la forme, sont chaque fois aussi bien sujet qu'objet » à
savoir respectivement: pour le matériau, le sujet sédimenté, produit des
générations antérieures, et l'objectivité présentée à l'artiste; pour
l'expression, sa pénétration comme émotion subjective et son incorporation
objective par l'œuvre; pour la forme, élaboration subjective pour que la
relation au formé ne soit pas mécanique, et comme obéissance aux nécessités
de l'objet. « La force de cette extériorisation du moi privé dans la chose
est l'essence collective dans ce moi; il constitue le caractère de langage
des œuvres ». C'est un « Nous » qui parle dans l'œuvre la plus
individualisée. Adorno donne les exemples du « rituel choral » dont
l'élément collectif et son caractère de discours est à l'origine et se
retrouve dans la dimension harmonique, du contrepoint et de la polyphonie de
la musique occidentale, et de la poésie qui est du langage et donc
directement du collectif[174].
Les forces
historiques qui déterminent l'œuvre individuelle s'expérimentent déjà dans
l'impossibilité de négliger les avancées radicales artistiques qui rendent
caduques les précédentes procédures jusqu'alors non remises en question[175].
Elles interviennent au sein de la dialectique entre les normes esthétiques
ambiantes et les problèmes singuliers de l'œuvre, de la structuration de son
objet[176].
Les contenus concrets, comme éléments entrant dans l'œuvre ne sont pas
choisis et intégrés selon le seul bon vouloir de l'intention subjective de
l'artiste mais sont en rapport avec ces forces historiques qui peuvent
amener à reléguer des motifs, des thèmes ou des sujets dans l'oubli et en
met en avant d'autres[177].
Ainsi en serait-il de romans sur l'adultère dont le thème n'a plus la même
force qu'au XIXème siècle. Adorno défend cependant l'importance critique de
l'individu devant la croyance que ces forces collectives les plus
conscientes soit celles de la conscience globale. Au
stade actuel de la société, il
considère que la conscience globale est en conflit avec la conscience la
plus avancée, qui se trouve être celle d'individus. Cela entraîne que seul
l'esprit individuel peut être critique, que le sujet ne peut être supprimé
comme instance critique qui restera immanent à tout travail collectif
artistique imaginable aujourd'hui[178].
La figure du prolétaire, comme classe - ou non-classe -, instance matérielle
critique de part son existence, est introuvable chez Adorno sinon que le
prolétaire devienne le noyau réel de l'individu lui-même qui charrie des
forces collectives sédimentées par l'histoire. C'est comme si le prolétariat
comme (non)-classe située s'était dissous dans la réalité, qu'il s'était
comme potentialisé au sein d'individus dispersés sans qu'une
recristallisation historique et réelle soit apparue. Son interprétation de
son expérience américaine y est pour quelque chose, en ce qu'il a trouvé
là-bas des travailleurs intégrés d'une telle manière au système capitaliste
américain qu'il ne lui semblait plus représenter la force révolutionnaire.
Cette absence de création
ex-nihilo, qui distingue radicalement l'artiste de Dieu, et de
création arbitraire se repère techniquement. Adorno l'illustre par le
dodécaphonisme de Schönberg qui serait une réponse au problème soulevé par
Beethoven sur l'écriture des quatuors[179],
ou par la mise en forme par Bach d'une forme fugue par rapport aux
canzoni et ricercare. Ces réponses objectives à des problèmes
artistiques objectifs montre en outre en quoi le caractère éphémère de ces
formes devenus genres, en tant qu'apparus et disparus, n'entame pas leur
objectivité[180].
Le lieu de la technique est
alors privilégié par Adorno pour y déchiffrer ces forces artistiques. C'est
en elles qu'elles se cristallisent. Il le montre dans son ouvrage sur
Mahler, d'une manière plus générale dans ses textes sur des œuvres musicales
ou des musiciens. A partir de ce critère technique, dont la fonction
pleinement développée établit « le primat du 'faire' dans l'art »[181],
la fausseté d'intentions métaphysiques dans une œuvre pourra être repéré
dans son échec technique[182],
sur un mode équivalent au repérage du hiatus entre la prétention affichée
d'un discours et sa manière d'être, le comportement au sein duquel il
s'énonce, de même que le manque de qualité d'une
œuvre pourra être situé objectivement et ne plus être l'aléa d'un goût[183].
Car l'éloquence de l'œuvre d'art est équivalente à sa contrainte, à sa
nécessité et que celle-ci est rendu possible par le travail de la technique.
La dialectique de l'individuation se déroule à nouveau au sein du rapport à
la technique, en particulier vis à vis d'une technique au d'un style hérité
qu'il ne s'agit pas de plaquer en faisant de l'œuvre un de ses exemplaires
et manquer ce dont il s'agit d'exprimer[184].
Que l'expression, phénomène mimétique, soit fonction de la procédure
technique[185],
et que la technique entretienne avec le contenu philosophique un rapport
dialectique en ce que chacun des deux passent dans l'autre au sein de
l'œuvre[186],
cela indique d'abord une rupture avec l'idéalisme esthétique en ce que le
caractère spirituel et sensible de l'œuvre d'art sont médiatisés sans qu'ils
soient rabattus l'un sur l'autre, au profit du spirituel chez Hegel
notamment[187],
et que l'élément qui permet de saisir concrètement cette médiation est la
technique. Dans le
théâtre dialectique de Brecht par exemple qui pour objectif de déclencher la
réflexion et non de fournir un message tout prêt, la suppression des nuances
subjectives et des tons intermédiaires par une objectivité conceptuelle
rigoureuse est interprété par Adorno comme des principes de stylisation et
non un message. Et le style de procès-verbal de ces poèmes devient éloquent
comme négation déterminée de l'éloquence[188].
Le
matérialisme ne signifie pas que l'esprit doive être écarté mais que,
contrairement à l'idéalisme, il ne soit pas hypostasié et réifié par ce
biais et que sa réalisation nécessite son moment contraire, la choséité et
l'aspect sensible[189].
L'art se spiritualise par l'élémentaire, non par les idées ce qui serait une
vision idéaliste[190].
Sa spiritualité et son contenu de vérité n'apparaît qu'à partir d'un élément
sensuel qui nécessite de son côté la forme[191],
les impulsions mimétiques ne permettant à l'œuvre d'être un tout que par le
langage non discursif comme syntaxe d'éléments qu'elle développe. Ce qui
fait être artistique une œuvre d'art est certes ainsi son caractère
spirituel selon Adorno, qui n'est pas une présence immédiate, un étant, mais
il ne se constitue qu'à travers la configuration sensible, comme l'illustre
le fait qu'un passage musical où il se passe quelque chose se trouve au
moment de son apparition jeter une lumière sur ce qui l'a précédé et sur ce
qui lui succède, et ce d'une manière nécessaire. Ce caractère spirituel est
non seulement fonction de ce qui le fait surgir, ses matériaux, procédures
techniques et objets qui sont hérités historiquement et socialement[192],
mais, devenu principe de construction, ne s'illumine que dans la
matérialité, ce qui lui est opposé, à partir de la mimésis, des impulsions
mimétiques, en s'y intégrant, en les objectivant par la forme selon la
direction qu'elles prennent, acte qui fait participer l'œuvre d'art à la
réconciliation et élève la raison à l'esprit[193].
Le contenu spirituel se constitue par les données sensibles, sans qu'à
chacune d'elle en soit associé un de manière fixe. Il transcende la facture
par la facture, la rigueur logique de sa structuration[194].
La dialectique des fins et des moyens est ainsi reconduite dans l'art en ce
que les moyens sensibles, les effets sensibles, ont une autonomie relative
par rapport au contenu. Elle est relative en ce que la satisfaction sensible
permet l'accomplissement de l'œuvre et se spiritualise, sur le modèle déjà
évoqué de la caresse maternelle et consolatrice. A l'inverse le détail peut
aussi devenir sensible grâce à l'esprit[195].
Ce caractère spirituel n'est donc pas la pure raison organisatrice mais
nécessite la part mimétique du sujet, qui dialectiquement se fait 'raison'
en ce qu'elle devient connaissance de type non-discursif grâce à sa
séparation d'avec la magie, en tant qu'« affinité non conceptuelle pour son
autre »[196].
Cette dialectique entre l'élémentaire et l'esprit va constituer la force de
son contenu de vérité en relation avec son contenu social en ce que cet
élémentaire charrie ce qui n'est pas déjà approuvé et imposé par la société[197],
ce que l'on peut voir dans le surréalisme dans sa récupération d'objets mis
au rebut.
La technique des œuvres, force productive, présente un aspect
social. Les procédures techniques des œuvres et ce sur quoi elles
s'appliquent, les matériaux sont pré-formés historiquement et socialement[198].
Le matériau atonal de la musique par exemple résonne de la tonalité qu'il
refuse à une époque où la tonalité n'est plus en mesure d'exprimer
l'expérience du sujet. Il n'est donc pas naturel et n'est pas « un pur donné
du matériau sans qualité ». La déqualification - Entqualifizierung -
même du matériau, la perte de son caractère historique et en même temps le
résultat d'un mouvement historique qui y dépose ses sédiments[199].
Socialement, la production artistique a son
modèle dans la production sociale et en tire sa force d'obligation[200],
déjà d'une manière général en ce que le travail artistique se calque
sur le travail matériel dans sa transformation de l'attitude esthétique
sensible face au beau naturel en travail productif[201].
Elle participe par exemple comme toute activité humaine insérée dans
la totalité sociale au processus général de rationalisation[202].
Les procédés industriels dominants d'autre part investissent la sphère
esthétique[203] -
comme les procédés sérigraphiques par exemple. L'histoire réelle se retrouve
alors dans l'histoire de l'art par la vie de ses forces productives et donne
aux œuvres leur caractère éphémère, les procédés étant remplacés par d'autres[204].
Les médiations sociales ne sont pas cependant pas toutes décelables comme
l'effet probable au sein de l'esprit du contexte
de concentration et de centralisation économiques, de la prise en compte des
existences individuelles au sein seulement des statistiques[205].
Deux exemples identifiant la médiation sociale dans la technique seront ceux
de Strauss pour lequel Adorno décèle un manque de cohérence du déroulement
des événements musicaux qu'il interprète comme l'expression artistique de l
'anarchie du monde des marchandises et non comme sa prétention à
l'expression de la liberté[206],
et de Beckett où l'abstraction réelle du monde gouvernée par le
principe d'échange passe dans l'abstraction des œuvres[207].
Le traitement spécifique à l'art de la variété, de
l'hétérogène, du différencié, lui donne sa dignité en rendant justice à son
autre. Cependant rien ne garantit la réussite d'un traitement qui génère une
unité nécessaire pour que cette variété s'exprime, l'œuvre purement
indifférenciée au moyen de cette unité devenant uniforme[208].
Cette uniformité peut se révéler aussi par son
manque de résonance sociale en ne développant que la figure apprêtée de
l'expression d'une pure subjectivité abstraite[209].
En effet, l’art qui dans son geste de mise en forme ne conserve rien de ce
qu’il met en forme, sa matière et son lien d’hétéronomie, devient
indifférent et échoue dans une autonomie abstraite. Son autonomie ne se
gagne qu’en conservant les traces de son hétéronomie. Cette conservation
réussit quand les éléments issus de la réalité qui sont repris par l'œuvre
communiquent entre eux, ce qui suppose que la synthèse a été non-violente[210].
Ainsi l'échec de l'idéalisme a été de n'avoir pas su s'ouvrir au
réel, et ce en se refermant en système[211]
: l' « esthétique dialectique en progrès
devient nécessairement et également critique de l'esthétique hégélienne »
qui ne laisse pas place à l'expérience du non-identique, fuyant et fragile
qui doit être réduit pour être assuré, car la subjectivité est absolutisée
et le réel et le rationnel identifiés[212].
Cet échec est la suppression par l'esprit de la contradiction du
détail et du tout. Elle reste apparence car il n'en résulte pas de totalité,
à savoir un rapport réel entre des parties et un tout et non un tout
déterminant unilatéralement toutes ses parties sans leur laisser d'autonomie
relative[213].
L'objectivité esthétique recherchée est donc tiraillée entre le risque de
retomber en deçà de l'artistique dans le simple fait ou le décoratif, par
une construction totalement fonctionnelle pour une œuvre sans fonction
-l'objectivité absolue est équivalente au fait brut ce qui est la barbarie
pour Adorno[214]
-, et le risque de tomber dans l'arbitraire là où le sujet ne construit pas
avec exigence et suppose une organicité naturelle de l'œuvre, une mise en
forme magique de ses éléments sans l'intervention consciente et réfléchie du
sujet. Ces risques témoignent de la participation de l'art à « la
dialectique de la Raison dans laquelle le progrès et la régression ne font
qu'un » et de la dialectique du mimétique et du
constructif qui comme la dialectique logique se développe par la réalisation
extrême de l'un dans l'autre et non dans un moyen terme, ou une moyenne. Il
en est ainsi de la construction qui n'est valable que comme obéissant aux
impulsions mimétiques[215],
et de l'articulation qui ne devient pas un principe a priori
dans l'art interprété dialectiquement, mais un élément du processus
artistique, car il ne suffit pas de poser comme a priori la
distinction pour obtenir l'unité mais réaliser l'articulation de la variété
qui lui donne une unité, variété qui donne un sens à cette articulation[216].
C'est pourquoi les tabous
pesants sur le sujet et l'expression, sont compréhensibles comme liés à la
dialectique de l'émancipation vers la maturité, l'autonomie en ce sens que
ce mouvement reste infantile là où il ne voit les œuvres expressives que
comme des grimaces d'enfant[217].
L'échec guette l'harmonisation des éléments, des détails dans
la totalité. Il peut advenir comme perte au cours du processus de formation
de l'œuvre de leur identité par la recherche de l'unité de la totalité en
s'appuyant sur leur propre tendance qu'elle cherchait à concilier[218].
Il signifie alors soit l'imposition abstraite d'un principe unitaire, soit
la confusion indifférenciée. La dialectique des parties et du tout, où les
parties jouent le rôle de centres de forces tendant au-delà d'eux-mêmes est
alors la cause de la crise du sens, de celle de la croyance en la
possibilité d'une totalité harmonieuse[219].
Le problème d'harmonisation entame alors l'œuvre avant même qu'elle se
fasse, comme question sur la possibilité théorique d'une telle conciliation
des parties dans un tout qui ne serait une retombée dans l'un des deux
échecs mentionnés. C'est l'interprétation adornienne de l'idéalisme de
l'œuvre, où il voit sa prétention à l'identité de l'identité et de la
non-identité par son idée de la forme, cette idéalisme échoue a priori dans
des conditions non réconciliées[220].
Aucune œuvre n'est une totalité mais révèle des failles et des insuffisances[221].
Et c'est au moment où cette cohérence significative de l'œuvre d'art vient à
être théorisée qu'elle devient incertaine[222].
L'esthétique traditionnelle est
dépassée. Elle privilégiait le tout sur les parties de l'œuvre, et était en
ce sens idéaliste, puisqu'elle tendait à la négligence de l'élémentaire et à
sa soumission à l'idée de l'œuvre, donc au mensonge sur son identité, comme
identité imposée. C'est le fait d'une esthétique que l'on pourrait dire
critique, par analogie à la confrontation d'Horkheimer entre théorie
traditionnelle et théorie critique, qui s'intéresse aux parties dont rien ne
garantit qu'elles s'assemblent d'elles-mêmes en un tout harmonieux car c'est
l'organisation de ses éléments, sans a priori, que réalise l’œuvre[223].
Ce problème de l'harmonisation
nomme alors aussi celui de l'apparence. La
dialectique de l'art moderne se loge dans la contradiction motrice entre le
fait d'être apparence en tant qu'œuvre d'art, et donc tout, et de vouloir
s'en débarrasser pour ne plus être mensongère[224].
Cela explique la volonté de se débarrasser du charme de l'œuvre qui lui
venait de sa phase magique, et qui s'était sécularisé en se débarrassant de
sa prétention à être réel. Adorno prend l'exemple symptomatique qu'est la
pseudomorphose à la science - dans les arts plastiques, l'assemblage sur le
modèle de la machine, et en musique des considérations mathématiques sur
l'organisation des sons. Elle découle d'une réaction contre l'apparence
esthétique, l'apparence d'une totalité bien formée et harmonieuse, comme un
organisme, analogon du monde apprêté, dont la façade est présentée
comme harmonieuse alors que le malheur y règne[225].
Cependant ce charme contribue à désenchanter par sa critique le monde
enchanté par le caractère de marchandise - le monde dit 'désenchanté' par
Weber à cause du processus de rationalisation - qui obscurcit les choses en
les identifiant. Cette critique ce loge dans le processus dialectique où
l'art qui est apparence devient par sa reconnaissance de sa propre
apparence, vérité, et devient critique de la ratio absolue par l'existence
du charme[226].
Cette révolte contre la belle forme dans un monde divisé donne sa tonalité à
l'expression artistique de cette division, qu'Adorno nomme le dissonant,
l'élevant depuis la musique au niveau d'une catégorie de l'esthétique, comme
s'opposant à l'harmonie soutenue par la société dont les intérêts directeurs
n'ont pas intérêt à ce que l'art soit envahi par la souffrance. C'est par
cette expression que l'expérience réelle imprègne l'œuvre d'art[227].
Le lien qu'entretiennent les œuvres avec le lieu
historico-social les lie à l'éphémère et ne garantie pas que dans des
conditions sociales modifiées, leur critique des œuvres d'art ne soient pas
neutralisée. C'est le prix de leur autonomie, comme on le voit dans l'art
abstrait absorbé comme décoration d'entreprise
[228]. D'autre part leur effet social
extérieur, perceptible, sera moins dû à leur grande qualité déchaînant les
spontanéités qu'à la tendance sociale globale qu'elles rencontrent[229].
Adorno donne l'exemple des pièces de Beaumarchais qui a eu une résonance
sociale perceptible car il portait une conscience globale qui ne cherchait
qu'à s'exprimer, et de Beckett qui a l'effet réel de générer de l'angoisse
face à au caractère abstrait qu'est devenu la vie[230].
Le changement d'éclairage qu'apporte l'art et qui répond à un
besoin objectif d'une modification de la conscience pouvant se changer en
modification de la réalité[231],
aura plus généralement un effet par l'empreinte qu'elle laissera dans la
mémoire. Ce caractère de mémoire et de trace se retrouve dans la dialectique
du caractère fétichiste de la construction, de la mise en forme dans l'art,
alors que c'est au moment où « la forme paraît émancipée de tout
contenu préétabli que les formes prennent d'elles-mêmes leur expression et
leur contenu propres ». Cela s'explique en ce que les formes sont des
contenus sédimentés, contenus qui avaient été conservés dans les formes
comme potentiel d'expression et peuvent ainsi réapparaître après oubli
[232]. Le primat de l'objet dans
l'art est ainsi valable aussi à un discours qui insiste sur l'aspect
primordial de la forme, en ce qu'elle est un contenu sédimenté, jusqu'au
ornements, anciens symboles cultuels[233].
La dialectique de la forme
et du contenu qui s'oppose à leur dichotomie figée présente sous cette
formule matérialiste leur médiation. En plus du cas des ornements, Adorno
l'illustre par les formes musicales (sonates, rondo, etc.) qui étaient
autrefois liées à la danse, et donc à une pratique sociale au sens
déterminé. C'est l'expression de ce contenu qui nécessite de s'objectiver
dans une forme, de la même manière que le processus d'intégration de l'œuvre
d'art. Dans cette dialectique, l'élément de contenu est déterminant, ce qui
constitue l'aspect matérialiste de l'esthétique du contenu, en ce que c'est
la réalité de l'expérience comme contenu qui régule sa mise en forme par l'artiste[234].
Dans son rapport à l'art, la théorie esthétique hérite des
catégories esthétiques formelles - le développement en musique par exemple.
En tant que théorie matérialiste, elle tentera de déchiffrer leur contenu
matériel, de saisir leur contenu de vérité historique et social[235].
Ainsi en est-il des catégories centrales du laid et du beau, qu'ils ne faut
pas opposer en tant que formelles à une nature matérielle mais les
comprendre comme résultant d'un processus matériel, comme le beau est le
résultat d'une émancipation du sujet de sa peur devant la nature
indifférenciée, le mana, les forces naturelles inquiétantes et non
maîtrisées qui généraient la crainte dont les caractères devinrent ceux du
laid comme aujourd'hui ce qui est violent, ou expression de la souffrance[236].
D'autre part, la laideur est une catégorie que la classe dominante appose au
prolétariat révolutionnaire - qui cherche à la renverser à cause de la
servitude persistante qu'elle subit. L'intégration de tels éléments dans
l'art devient alors critique et matérialiste, participant à l'impression de
cette honte dans la mémoire collective[237].
Adorno complète ce déchiffrement en avançant l'idée qu'une « théorie
formelle de l'esthétique, à la fois globale et matérielle » devrait être
envisagée en traitant « de la continuité, du contraste, de la liaison, du
développement et du 'nœud', et surtout de savoir si, aujourd'hui, tout doit
être aussi près du centre ou de densité différente »[238].
L'écriture même de la Théorie esthétique, bien qu'Adorno se
défende de faire d'une théorie une œuvre d'art, est-elle confrontée à cette
question ? Cela supposerait que l'on voit son écriture comme tournant autour
d'un centre innommé, chaque partie décrivant l'empreinte de ce centre sur
les différents problèmes de l'esthétique et de l'art. Cette hypothèse est
plausible à condition de voir ce centre comme le réel que la pensée tente
d'accompagner, ce qui s'accorde avec sa théorisation de la Dialectique
négative d'une marque dans la sujet, dans la pensée, de ce qui n'est pas
la pensée et que la pensée cherche à exprimer.
Outre que l'esthétique ne peut se mouvoir qu'au sein de
concepts, de catégories esthétiques, il doit affronter son objet, l'art. Or
celui-ci, en cela comme la nature, ne peut être fixé dans un corps de
concepts, non seulement parce que c'est un objet devant le sujet de
connaissance et ne s'y réduisant pas, mais parce qu'il cherche lui même à
exprimer non-discursivement l'identité du réel. Dans l'expérience esthétique
du beau naturel ou du beau artistique, l'objet prime comme en témoigne son
double caractère contraignant et interrogateur[239].
Cette interrogation, sorte d'énigme rejoint son caractère indéfinissable qui
le définit d'une certaine manière. Ce paradoxe de l'objet de l'esthétique
commande celui de l'esthétique chargée d'interpréter ce que l'art « ne peut
dire alors que seul l'art est capable de le dire par le fait qu'il ne le dit
pas »[240].
Le contenu n'est plus la raison comme dans
l'idéalisme, où l'objet est déjà un concept qui doit revenir à la conscience
de soi par le sujet; il nie donc l'idée absolue, la toute-puissance de la
raison, et nécessite une interprétation et non sa substitution par la clarté
du sens [241].
C'est ainsi qu'Adorno se soumet au « primat des textes sur leur
interprétation » comme la conséquence de l'autonomie que l'objectivation
d'un texte permet[242],
texte littéraire ou partition musicale.
L'esthétique se déroule alors
comme réflexion de l'expérience artistique, réflexion des phénomènes
esthétiques avec comme conséquence du primat de son objet, le « primat de la
sphère de production dans les œuvres d'art » qui s'impose en tant que primat
de « leur essence en tant que produits du travail social face à la
contingence de leur élaboration subjective ». Cependant cette « esthétique
non-idéaliste traite d' 'idées' » car elle traite des catégories
traditionnelles qui sont comme des éléments du processus de production, dans
la mesure où l'artiste est confronté au stade historique de leur
élaboration, en les réfléchissant à l'aune de l'art qui les nie, libérant
ainsi leur dialectique historique[243].
Une sorte de 'relais' - ou de ballet - dialectique s'effectue entre
l'artiste et le philosophe, la production artistique remettant en cause les
catégories façonnées par la production philosophique au sein de laquelle
cette remise en cause est replacée sur un plan discursif, donnant lieu à une
nouvelle figure des catégories esthétiques.
Ce primat de l'objet se traduit
dans la connaissance comme « l'accomplissement
spontané des processus objectifs qui, grâce à ses tensions, se déroulent à
l'intérieur » de la chose esthétique[244]
et ce déroulement qui est celui de la logicité de l'œuvre n'est perçue
que par prise de conscience du processus qui se concrétise dans le problème
que pose l'œuvre. « La qualité objective est elle-même médiatisée par ce
procès »[245].
Cette connaissance esthétique est une expérience esthétique qui devient «
vivante depuis l'objet, dans l'instant où les œuvres d'art, sous son regard,
deviennent elles-mêmes vivantes », en libérant son « caractère processuel
immanent », « résolution des antagonismes que toute œuvre d'art renferme
nécessairement »[246].
La constellation formelle développée alors par la pensée pour traduire sur
un plan discursif la connaissance expérimentale« n'est pas
indifférente envers l'objet de la pensée »[247].
Ce qui était vrai pour l'art se transpose à sa connaissance par une
esthétique dialectique, à savoir que c'est lorsque la forme est issue du
formé sans violence qu'elle devient substantielle et non quand elle est
appliquée de l'extérieur[248],
quand des schémas philosophiques sont appliqués
de l'extérieur à la chose[249].
Ce processus de connaissance des œuvres d'art nécessite le plus
intense investissement du contemplateur dans l'œuvre pour atteindre son
objectivité, à condition que cet investissement disparaisse dans l'œuvre[250].
Sous réserve d'une approche semblable possible avec les textes
philosophiques - une différence évidente sont les produits de l'esprit où le
spectateur assiste à une performance, comme la musique, le théâtre, la
danse, et ceux où le spectateur lui-même réalise cette 'performance'
comme la littérature, la peinture, etc. - sous cette réserve donc, cette
question de l'investissement peut être précisée avec le texte Skoteinos
des Trois études sur Hegel où il est conseillé au lecteur de
Hegel de se laisser porter par le courant du texte pour ne pas, par la
volonté de comprendre exactement et d'être totalement fidèle, tromper cette
fidélité, et d'appliquer un tempo lent qui s'adapte à la difficulté des
passage[251].
L'expérience esthétique de l'œuvre
et de ses problèmes artistiques liés à sa qualité entraîne que la société
fonctionnelle ne peut pas sans erreur assigner d' 'en-haut', de l'extérieur
une fonction à l'art en laissant de côté ces problèmes[252].
La souffrance à laquelle ne peut se substituer son concept,
le réel que ne peut remplacer le concept et qui loge sa marque dans les
systèmes philosophiques clos prétendant, en disant la totalité, l'être,
laisse sa marque d'origine somatique dans la fausseté de la pure immanence
de la pensée, dans ses constellations conceptuelles dont le sens est lesté
d'affectivité. C'est dans les failles des différents discours censés dire ce
qui est qu'Adorno travaille. L'instance matérielle-réelle doit être pensée
par l'introduction par Adorno du non-identique comme ce qui échappe en son
sein même, à la domination actuelle du principe d'identité, comme ce qui
s'en écarte au sein des failles, des écarts, là où l'opprimé réussit tant
que faire se peut à articuler sa faible voix, où quelque chose de différent
veut être. Le beau naturel est alors une de ces premières « traces du
non-identique », avec son caractère fugace et indéchiffrable totalement[253].
Pour l'œuvre d'art ensuite, ce qu'Adorno nomme « unité matérielle » dont
l'œuvre donne l'illusion, ce serait le fait que ses composantes s'organisent
selon une unité sans que celle-ci soit introduite subrepticement de
l'extérieur comme par des « lieux communs ». Or cette « variété éparse » est
celle de forces qui ne se laissent pas sans aucune violence intégrer dans
une unité sans faille en ce que provenant de la société dont la structure
clive les hommes et la nature[254].
Dans le rapport des œuvres entre elles même qui n'est pas celui d'un
continuum qui permettrait de gommer la
spécificité et d'affirmer que rien de nouveau ne se fait, peut se
localiser le lieu de ruptures qu'ils s'agit de déchiffrer
comme l'expression de clivages réels[255].
Enfin dans le rapport même du spectateur à l'œuvre, où son apparition comme
un événement dont il est malaisé de substituer à une formule discursive
intentionnelle, un non-intentionnel se marque par l'impression d'une
signification cachée de quelque chose qui parle sans que cela soit
substituable à une clarté de sens[256].
Adorno semble ainsi mettre sur le même plan la dialectique du
sujet et de l'objet comme traduction épistémologique, 'spiritualisée' de la
dialectique de la pensée et du corps, avec son lien pratique comme
dialectique entre la réflexion et l'action, la théorie et la pratique, et la
dialectique sociale, la lutte des classes dominantes et dominées. Comme il a
été vu, la référence à la dialectique de l'individuel et de l'universel,
tentait de faire le lien. Dans le cadre de l'esthétique, le déchiffrement
matériel des catégories esthétiques qui a été vu sous-entendait l'évolution
historique de leur signification en fonction de la situation, reprise de
cette dialectique individuel/universel comprise comme le rapport entre le
noyau réel temporel qui n'est pas posé et l'universel du concept, figé au
moment ou il est posé. La dialectique limite toute affirmation comme
partielle, ne respecte aucune idée isolée[257]
en s'appuyant sur l'identité changeante de l'histoire, des situations
concrètes et de leur insertion sociale, qui explique le mouvement
dialectique des concepts. L'expérience d'un hiatus entre la nouvelle
situation. et le sens du concept issu de la situation précédente permet
d'effectuer en pensée leur dialectisation. Les catégories formelles
dynamiques comme la tension ou l'équilibre sont des paradigmes de la
dialectique en tant que n'ayant de valeur que par rapport à ce qu'elles
mettent en forme, ayant leur mouvement propre car elles « se modifient en
fonction du formé, […] et totalement par la négation : elles agissent
indirectement du fait qu'on les évite et les abroge […] le fondement de la
dissonance fut l'harmonie, celui des tensions fut l'équilibre ». Le concept
de dialectique dans l'art peut donc bien se formuler aussi comme dialectique
de la mise en forme qui est une modification des catégories formelles issues
du matériau, par confrontation avec la nouvelle situation du matériau[258].
Outre ces catégories, le cas du laid, de l'ornementation, des 'traits
barbares', du sublime, de l'exigence de distinction vont illustrer cette
dialectisation opérée par Adorno dans les catégories esthétiques:
-
Le laid tout d'abord connaît une dialectique comme évolution de sa fonction et de son contenu dans l'histoire de l'art, de canon d'interdits généraux à celui spécifique de ne pas contrarier la justesse immanente de l'œuvre singulière, de son intégration harmonieuse à l'impossibilité de cette intégration au XIXème siècle alors que l'art avait gagné en autonomie d'expression et que les antagonismes sociaux issus de la révolution industrielle généraient des violences que l'artiste n'arrivaient plus à assimiler[259].
-
L'ornementation ensuite peut jouer un rôle de décoration théâtrale de quelque chose, et donc de maquillage mais comme décoration absolue dans les hautes œuvres baroques comme chez Bach, elle prend le rôle du pur malléable, du pur plastique, spectacle des Dieux[260].
-
Les traits barbares peuvent d'un part représenter expressivement à un moment donné une émancipation - la couleur dans le fauvisme -, comme rejet nécessaire de la culture mais, en tant qu'acte de violence simplificateur, il signifie aussi par son geste une perte de différentiation - toutes les nuances colorées précédentes - qu'il faut recouvrer ensuite sous peine de barbarie[261].
-
Le sublime peut passer de la croyance en la grandeur de l'homme comme dominateur de la nature à la conscience de son inanité, de sa contingence qu'il cherche à sauver par l'absolutisation ridicule de l'esprit, passage de la grandeur au ridicule[262].
-
La distinction enfin supposée garante de la clarté et de l'articulation est dépassée par la logique qui veut qu'une œuvre cherchant à exprimer l'expérience du flou niera cette logique du distinct mais ce d'une manière élaborée et claire[263].
3 Les catégories de la connaissance du monde
3.1 Le double caractère de l'art et son origine dans la division du travail
3.1.1 Le double caractère de l'œuvre d'art
Le
caractère double de l'œuvre d'art est celui de son être-pour-soi et de son
insertion au sein de relations avec la société[264].
L'art est un élément différant de la réalité empirique et en faisant partie
à la fois; il en diffère comme du contexte d'efficience social, de son effet
social, soit par son autonomie qui se localise dans la loi spécifique de sa
forme, qui permet de distinguer un reportage et Mme Bovary de
Flaubert. Les phénomènes esthétiques sont esthétiques et faits sociaux[265]
et l'aspect social, son reste de finalité hétéronome, est le lieu de son
essence mimétique[266]
Le double
caractère de l'art comme produit du travail social, donc fait social, et
sphère autonome rejoint celui marxien de la marchandise comme valeur d'usage
et d'échange par la médiation du couple autonomie/hétéronomie en ce que la
valeur d'usage est la part qualitative de l'objet, qui peut être dite
autonome en ce sens que c'est ce qu'il a en propre et qu'il n'emprunte pas
aux relations au sein desquelles il peut se trouver, en particulier dans le
rapport d'échange qui lui donne une valeur d'échange, valeur pouvant être
dite hétéronome.
3.1.2
Son origine dans la
division du travail
La référence a la
division du travail intellectuel et manuel pour Adorno est utilisée pour
insister sur le caractère essentiel de l'autonomie de l'œuvre d'art comme
condition de
«
réalisation de son universalité humaine »[267].
En effet c'est la division du travail manuel et intellectuel qui a isolé
l'esprit dans une sphère autonome - relativement -, esprit essentiel à
l'œuvre d'art qui montre par sa constitution sociale qu'elle n'est pas
totalement autonome en son essence, que quelque chose de social s'oppose à
l'art au sein de l'art
[268].
C'est d'ailleurs pourquoi cette autonomie, d'abord gagnée sur ses anciennes
fonctions sociales comme les fonctions cultuelles (ex :arts premiers) et de
divertissement (ex : musique du Moyen Age), n'est pas totale. Les éléments
de l'œuvre sont empruntés au monde, et le passage d'une époque à une autre,
ne garantit pas qu'ils continueront à être expressifs dans la nouvelle. Bien
que l'esprit de l'œuvre ne soit pas sa thématique, il n'est pas exclu qu'il
sombre avec elle.
Le
division du travail ayant opéré l'autonomisation de la sphère de l'esprit à
laquelle appartient l'art, il va être en mesure de refléter « les
contraintes sociales dans lesquelles il est pris », et en particulier cette
même division du travail. « [P]ermettant ainsi d'apercevoir l'horizon de la
réconciliation, il est spiritualisation; mais celle-ci suppose la division
du travail manuel et intellectuel[269].
L'artiste coupé de la réalité comme conséquence de la division du travail ou
comme propre initiative de retrait supplémentaire ne signifie pas qu'il
perdrait la conscience de ce monde, car en tant que réagissant au monde et à
cette coupure, elle emmagasine l'expérience de sa réalité et en est une
forme de conscience[270].
La boucle est donc bouclée : la totalité sociale a généré une coupure sur
son propre corps social - la division du travail manuel et intellectuel - et
c'est une des parties en souffrance de ce corps - la sphère autonome de
l'esprit avec l'art - qui prend conscience de cette douleur,
spiritualisation qui permet, en 'voyant' la blessure, d'entrevoir la
possibilité de sa guérison. Cela explique la phrase « Si l'art peut encore
réaliser son universalité humaine, c'est uniquement à travers une division
rigoureuse du travail; tout le reste est fausse conscience »[271]
qui signifie que c'est par l'autonomie acquise par cette division qu'une
conscience de la situation générée par cette division sera prise, conscience
vraie de la totalité sociale, et en tant que telle, universelle.
Cette autonomie est cependant relative, de par son origine sociale et de
part l'ensemble des éléments entrant dans la réalisation de l'œuvre où s'est
sédimentée toute l'histoire et la société. En ce sens la représentation
générée par la division bourgeoise du travail, de la mise à l'écart de la
sphère artistique par rapport à la réalité, celle de la croyance en la
création ex nihilo de l'œuvre alors que tout dans l'œuvre a des
racines dans la réalité[272]
est idéologique. Cette division veut faire croire qu'elle s'est effectuée
comme celle effectuée dans l'extension lorsque l'on rompt le pain, où chaque
morceau ne garde que la trace de la coupure, mais dans le cas de la division
du travail manuel et intellectuel, comme le travail intellectuel est une
forme de pratique, une gestuelle désincarnée là où le travail manuel
nécessite des éléments d'intellection, une dialectique s'instaure entre les
deux qui n'autorise pas leur dichotomie à la base de l'idée de création
ex nihilo. De la même manière, cette division du travail a été
intériorisée au cours du temps dans le sujet comme division entre le
sentiment et la raison, alors que le sentiment seul sans la pensée est
aveugle devant la vérité et que la pensée est vide sans le sentiment, ce qui
est proche de la formulation de Kant concernant le concept vide sans
intuition et l'intuition aveugle sans concept[273].
Ces divisions ne sont cependant pas révocables par la pensée ou par l'art
qui en sont des produits. C'est leur prise de conscience qu'ils permettent.
Cette division non remise en cause car à l'origine de l'autonomie est donc
aussi à l'origine de l'incompréhension de l'art actuel. En prenant l'exemple
de l'incompréhension d'un non-spécialiste face aux dernières avancée de la
science physique, qui s'est constituée elle aussi en sphère autonome, Adorno
justifie que la sphère autonome de l'art qui a eu son propre déploiement et
sa propre complexification ne soit pas immédiatement accessible[274].
Et la distinction faite entre la science physique et l'art est due à
l'imputation de l'art à la sphère du sentiment et de la science physique à
la sphère de la raison.
La
dernière détermination que la division du travail marque dans la sphère
artistique se situe au niveau du processus de production artistique où
l'artiste ne créant pas ex nihilo, mais à partir d'éléments marqués
par l'histoire et la société, la conjonction de ces différents éléments est
une forme de division du travail[275],
en ce que la force intervenant dans ce processus de production ne se réduit
pas à celle du sujet seul, 'nu' pourrait-on dire, mais aussi de sa technique
qui renvoie à une élaboration sociale, à son expérience dont les schèmes
d'appréhension sont aussi sociaux, etc.
3.2
Processus de production
Le
processus de production qui doit primer sur la réception selon Adorno doit
être en premier lieu mis en rapport avec la production sociale répondant à
la dialectique de la raison développée par Adorno et Horkheimer. En second
lieu, il faut y relativiser le rôle de la personne privée et ce au profit de
l'œuvre même, de sa loi formelle, et des éléments historiquement situés
qu'elle organise.
3.2.1
Rapport à la production
sociale : rationalité et artisanat
Pour le rapport au processus de production sociale, le mouvement général de
rationalisation, anti-mythologique, de la raison qui emporte ce dernier dans
le développement de la technique, est valable dans la sphère artistique, vis
à vis des procédés de production artistiques[276].
Cependant elle garde un reste d'artisanat qui lui permet de résister à
l'intégration totale aux procédés quantifiés du monde capitaliste réifié,
opposés aux fins qualitatives de l'art. La technique artistique ne se réduit
néanmoins pas à l'artisanat en ce qu'il instaure un libre rapport avec les
moyens dont l'art a besoin[277].
3.2.2
Rapport intérieur à la
société, par la forme
L'enjeu de ce rapport est la question de l'idéologie de l'œuvre d'art :
conscience fausse ou déploiement de la vérité. Pour cela, l'essentiel est de
comprendre que le rapport à la société est à chercher dans la forme de
l'œuvre, et qu'en cela il est indirect, médiat. Comment la réalité imprègne
l'œuvre sans que cette imprégnation soit un reflet et ne fasse que
reproduire la réalité d'une manière non critique, soit directement
idéologique ou récupérable par l'idéologie, entendue par là comme illusion
consistant à faire de l'œuvre d'art une apologie de la réalité empirique, du
monde tel qu'il est. Le lien entre l'oeuvre et la réalité est alors localisé
au niveau de la « dialectique de la nature et de sa domination » qui a cours
dans l'art comme dans la réalité sociale mais d'une manière qualitativement
différente en ce que l'œuvre d'art est un modèle de tentative pour ne plus
imposer le silence à l'autre - comme opposé au même, au principe d'identité
du sujet qui rend l'autre identique à lui-même, ne plus imposer le silence à
la nature comme nature contemplée et non objet d'action et de manipulation à
des fins subjectives. Il y a une telle dialectique en ce que après que la
nature ait été ce qui a effrayé l'homme, l'homme s'est mis en position de
dominateur de la nature (dont la nature humaine), et que l'œuvre d'art,
elle, essaye par des moyens rationnels forgés par le mouvement dominateur,
de sortir de la domination, paradoxe constitutif de l'art. L'expérience à
l'origine de l'œuvre d'art est celle du monde, et se déployant sous forme
d'un réflexe, avec le sentiment d'effroi, imprègne l'œuvre. « Les
antagonismes non résolus de la réalité se reproduisent dans les œuvres d'art
comme problèmes immanents de leur forme ». Cela définit la rapport interne
de l'art la société. Par l'écart avec la réalité et ses faits, forme
esthétique de distance critique, elles atteignent le réel[278].
L'essence contradictoire de l'art s'expose donc en ce qu'il s'oppose à la
société, tout en étant une activité sociale et intégrant une dimension
sociale dans sa mise en forme, mais la déduction de la société à l'art n'est
pas possible sans médiation, comme le fait la théorie du reflet qui
court-circuite le moment proprement esthétique de l'œuvre[279].
Une des expressions du lien entre la société et le sujet s'éprouve comme
l'approfondissement de l'autonomie esthétique parallèlement à l'augmentation
de la pression sociale sur l'individu. Le jeu de forces de l'œuvre d'art
converge ainsi avec la réalité extérieure. La dissonance est un élément
concret d'effet de la société sur l'art, comme signe de l'art moderne, l'«
aliénation sociale » de l'œuvre d'art[280].
Dans la société marchande totalement développée en ce que son principe
d'échange devient universel, imprégnant toutes les activités et toutes les
sphères, son imagerie doit être intégrée par l'art à son autonomie, sinon
elle risque d'être impuissante. Pour surmonter le marché, et acquérir une
force critique, tel Baudelaire qui porte les stigmates du monde bourgeois du
XIXème dans sa poésie, l'art par mimésis doit reprendre la figure du monde
moderne pour mieux en montrer la grimace[281].
Une articulation entre la structure des œuvres et la structure sociale est
offerte à partir de la théorie psychanalytique des œuvres d'art en ce
qu'elle a permis d'identifier une part non-artistique, sociale, au sein de
l'art, à partir de l'inconscient de l'artiste, et ce bien que cette théorie
soit réductrice - réduisant l'œuvre à une projection de l'artiste - en
oubliant l'importance des matériaux, de la langue dans la constitution de
l'œuvre. Elle a ainsi permis de faire barrage à l'idéalisme de l'esprit
absolu tout en reconduisant un idéalisme par le fait qu'elle manque
l'objectivité de l'œuvre par sa réduction à une projection[282].
3.2.3
Relativisation du rôle
de la personne privée
Dans le
processus de production artistique, la langue - ou la syntaxe -, le matériau
et les produits partiels et passés importent autant que l'artiste dont les
impulsions sont des matériaux comme les autres, et sont médiatisées par la
loi formelle de l'œuvre[283].
« Le choix du matériau, son emploi et sa limitation constituent un aspect
essentiel de la production »
[284].
Ainsi, bien que l'art soit un produit du travail humain et non une chose
parmi les choses[285],
le « processus de production est indifférent selon son aspect privé »
puisque c'est son objet à qui l'artiste prête sa capacité d'expression, et
la tâche à accomplir est dictée par les exigences de l'objet. L'artiste est
« un outil de passage à la potentialité de l'actualité », belle formule
inversant celle de type aristotélicien du passage de la potentialité à
l'actualité comme l'illustre le bloc de marbre qui contient potentiellement
la statue, statue qui ne sera actuellement que par l'action du sculpteur.
Cette inversion à pour but d'insister sur le fait que ce qui importe, c'est
l'élément utopique de l'art, le fait que les éléments réels, actuels,
rentrent dans l'œuvre dans une nouvelle configuration qui, bien que gardant
la trace des antagonismes présents, ouvre aussi, en particulier dans son
geste, sur le potentiel d'une nouvelle organisation du réel. En ce sens ne
pourrait-on pas dire qu'il en est de même pour le philosophe, par le moyen
conceptuel, qui par la dialectique rend de nouveau fluide les phénomènes
figés afin de libérer leur potentialités ?[286].
Cette manière différente de faire, non dominatrice est prise au sérieux par
les œuvres modernes qui y répondent entre autres choses par l'intégration
dans leur processus de production d'éléments non maîtrisés
[287],
dont un exemple pourrait être le hasard comme lorsque le peintre Bacon
commence un tableau par une tâche involontaire.
3.3
La société capitaliste
échangiste et ses conséquences dans le domaine de l'art
3.3.1
La constellation
échange-idéologie-marchandise-réification-aliénation-fétichisme
La société
marchande est le lieu où s'opère la combinaison conceptuelle des notions
d'échange, d'idéologie, de marchandise, de réification, d'aliénation, et de
fétichisme. Elle est présentée succinctement mais de manière éclairante dans
le paragraphe Objectivité et réification de la Dialectique
négative[288]
et permet d'aborder leur utilisation dans la Théorie esthétique.
L'échange présente le double caractère d'être une objectivité réelle,
déterminant les pratiques de plus en plus universellement, et de contredire
sa prétention a priori de répondre au principe d'équivalence, d'abord
en ce que des travaux différents et leur produits différents sont mis sur le
même plan, et que dans le cas du salaire, la survaleur générée par la force
de travail du salarié est appropriée subrepticement par le détenteur des
moyens de production. C'est ce double caractère qui génère nécessairement la
fausse conscience[289][290],
autre nom de l'idéologie pour Adorno, apparence socialement nécessaire dont
la conscience dominante ne pourra se libérer sans
conversion sociale[291].
Cet échange de marchandises qui s'universalise, universalise par là même la
forme d'objectivité qu'est la marchandise. La réification (ou chosification,
Verdinglinchung et Versachlichung en allemand) est alors la «
forme subjective de réflexion » de la « suprématie de la marchandise », une
« figure de la conscience », une « forme de réflexion de la fausse
objectivité », « la façon dont [les] conditions [de l'impuissance des
hommes] leur apparaisse ». Ces conditions réifiées qui n'apparaissent pas
telles qu'elles sont réellement, à savoir comme des conditions
historico-sociales, l'individu en fait alors l'expérience comme celle d'une
chose qui lui semble étrangère. Cette aliénation (Entfremdung en
allemand où Fremd veut dire étranger, là où en latin alien est
l'autre), l'expérience d'une chose vue comme une étrangeté à soi,
quasi-naturelle, est donc aussi celle de l'oubli des conditions humaines de
sa production. Le fétichisme est cette apparence qui consiste à attribuer
aux choses en soi, la condition sociale de leur production. Ce fétichisme
nomme concrètement le mécanisme originaire de l'idéologie, terme qui se
rapprocherait alors d'
«idologie»
à la sonorité et à l' étymologie semblable (idea signifiant aspect,
et eidolos image).
Les nuances
distinguant dans leur usage les quatre notions d'idéologie, d'aliénation, de
réification et de fétichisme semblent être les suivantes chez Adorno :
l'aliénation insiste sur la perte de maîtrise et de conscience de quelque
chose de propre ou de produits par les hommes, ce qui donne à cette chose
l'aspect d'étrangeté. La réification elle cherche à nommer la transformation
en chose de quelque chose d'originairement humain, schématiquement et de
manière non dialectique, de quelque chose d'immédiatement vivant à quelque
chose d'apparemment mort. L'idéologie insiste elle sur la conscience des
choses qui devient fausse, et le fétichisme sur la fausse attribution à des
choses de caractères qui ne leur sont pas propres en soi, comme si elles en
avaient été l'origine par elles-mêmes, ce qui conduit à les 'adorer'.
L'aliénation et l'idéologie portent plus directement un caractère
protestataire, clamant tout ce que le système capitaliste a fait perdre aux
hommes et visant les intérêts des classes possédantes à ce que la conscience
des choses reste fausse
[292],
là où la réification et le fétichisme ont une connotation plus technique et
descriptive, visant la connaissance d'un processus ou d'un mécanisme.
La constellation
échange-idéologie-marchandise-réification-aliénation-fétichisme donne son
visage à l'art à partir de sa théorisation comme fait social, hétéronomie
directe et en-soi, autonomie relative ou hétéronomie indirecte. C'est
l'autonomie gagnée par l'œuvre d'art à sa période moderne qui lui permet de
résister aux faux échanges d'équivalents de la société d'échange. Cependant
celle-ci nécessite son objectivation réalisée grâce à toute la force de ses
moyens, et passe par la réification pour se détacher efficacement de la
réalité empirique. Mais l'en-soi qu'elle pose est alors investi par toute
l'idéologie du système qui cherche à réapproprier l'art, en déformant
l'usage des catégories, principalement par hypostase anhistorique. C'est ce
mouvement que la décomposition suivant chaque catégories se propose de
figurer.
3.3.2 Le monde marchand et l'art : combat pour l'identité
Par rapport à
cette constellation de notions, l'art, qui est aussi une pratique sociale,
critique le principe abstrait d'échange qui contredit son principe
d'équivalence, et pour se faire, l'oeuvre d'art pose une identité, non
substituable. Ce qui apparaît dans l'œuvre d'art et qui peut éblouir n'est
pas une chose, un étant substituable à un autre, ni une idée générale qui
nivelle en tant qu'unité distinctive ce qu'elle subsume. En cela, elle
critique et échappe au principe d'échange dominant qui égalise et écrase les
différences, en présentant la possibilité d'un monde où les êtres et les
choses recouvrent leur propre identité et non une identité d'emprunt imposée
[293]. C'est en quoi l'art cherche à amener
à la parole la nature opprimée, car cette identité est la nature propre des
êtres et des choses. Un modèle de cette oppression est la réduction de la
nature extérieure à la matière par la science
[294].
L'art moderne
est celui qui, nécessitant toute la force du sujet[295],
affronte la réalité du monde marchand au lieu de la refouler, en fait partie
et résiste à son objectivité en ne s'y abandonnant pas. Cet abandon est le
risque représenté par l'œuvre élaborée complètement, qui en absolutisant sa
rationalité en oublie sa finalité expressive, devient une sorte de machine
fonctionnelle mais sans utilité, ne se distinguant plus d'une marchandise
quelconque, et n'instaurant plus d'écart avec la réalité empirique, y
retombe et perd la condition de sa force critique
[296]. Ce caractère critique qui permet une
distinction entre l'œuvre d'art et la marchandise est paradoxalement porté
par son caractère d'apparence. Ce pas en arrière, cet écart de l'œuvre
d'avec le monde des marchandises, se posant comme apparence, le convainc
d'apparence comme dissimulation de la violence exercée par l'attribution
d'identités fonctionnelles aux êtres et aux choses
[297]. La marchandise se prétend être
universellement pour les autres alors qu'elle sert les intérêts dominants,
là où l'œuvre d'art en se donnant pour soi, en présentant la possibilité
d'une identité est pour les autres, universellement. Et cet écart, comme
recomposition en image selon une certaine loi de sa forme, d'éléments de la
réalité, pour ces éléments, faisant appel à une rationalité ne s'érigeant
pas en finalité, répondant alors à l'idée d'esprit selon Adorno, donne sa
dignité à l'esprit comme condition de cette critique
[298].
C'est là la répétition de la défense de la pensée, de la théorie dans le
domaine de l'art.
Deux confrontations, avec
Benjamin et Buren permettent d'apprécier ce concept de l'art. En ce qui
concerne Benjamin, bien qu'Adorno reconnaisse la pertinence de sa
distinction entre la valeur d'exposition de l'œuvre d'art maintenant
reproductible techniquement sur différents supports et la valeur cultuelle
de l'œuvre d'art unique, qui développe une aura
[299], il regrette que cette distinction
n'ait pas été dialectisée, en ce que l'idée même de l'œuvre unique, du fait
qu'elle est objectivée, détachée de l'immédiateté du sujet, implique dans
son idée la capacité de reproduction, déjà comme réception entre plusieurs
personnes
[300]. Cette insistance sur la reproduction de masse semble donc
relativisée par Adorno, en ce qu'elle ne remet pas en cause la défense de
l'identité propre que met en place l'œuvre. Même en niant la notion d'œuvre,
l'objet restant parle pour ce qui ne serait pas substituable mais soi-même.
C'est ce que Buren entreprend à la même époque, puisque son activité
commence vers 1966. Cependant sa solution est aux antipodes d'Adorno. Là où
ce dernier veut sauver l'apparence, Buren veut la faire disparaître
définitivement. Supprimant l’œuvre d'art selon lui aliénante, car imposant
aux individus la vision de l'artiste érigé en génie, il propose un objet qui
devra être vu pour ce qu'il est, qu'elle que soit son contexte d'exposition,
à savoir par exemple de la toile rayée recouverte de peinture aux extrémités
[301].
Cette identité à
laquelle prétend l'art est une prétention qui se joue de manière interne, en
ce que l'art, comme réaction face à la société capitaliste de profit,
intègre ses catégories et son comportement. La marchandisation qui exploite
le monde en vue du profit affecte la sphère esthétique et en tout premier
lieu sous le nom d'industrie culturelle
[302]. Le besoin social de consolation y est
exploité, donnant lieu à une production de masse, orientée par le profit,
pour une culture de masse. L'industrie culturelle
opère pour ce faire une double manipulation, des éléments de la réalité, et
du moi des masses. Par le calcul des réactions du public, elle lui
fait croire que ses produits sont là pour lui, là où c'est pour le plus
grand profit de quelques-uns. Ce calcul se base
sur la faiblesse du moi des masses, produite par la société,
faiblesse qu'elle contribue à reproduire, et que la fatigue physique et ou
psychologique de fin de journée de travail permet de comprendre. Cependant,
ce divertissement, une fois devenu marchandise, est vulgaire en tant
qu'abaissant les hommes en réduisant irrespectueusement sa distance avec eux
- comme une bonne tape sur l'épaule, ou un clin d'œil complice - et en tant
que se pliant au bon vouloir des hommes dégradés. Le
divertissement est alors socialement illégitime en tant que masque de
l'oppression et de la répression omniprésentes. Et par
la reproduction 'fidèle' de la réalité dans ses
produits, un miroir réconfortant sur l'existence d'un monde partagé, aucun
effort de réflexion n'est plus nécessaire. En second lieu, c'est
l'expérience esthétique de la nature, prélude à celle de l'art, qui
est exploitée commercialement
[303]. Le beau naturel porte ainsi
l'empreinte de la marchandise avec le tourisme organisé, la publicité de
l'industrie touristique pour les sites et pour les enclaves qu'il n'a pas
encore défigurées. L'extension totale du principe d'échange entraîne le
concept de beau naturel a n'en être plus qu'une « fonction contrastante »
qui l'intègre et l'enchaîne à lui, à « l'essence réifiée » que la forme
d'objectivité de la marchandise du monde bourgeois développe bien au-delà
des conventions réifiées de la société féodale qu'il avait rejeté. Enfin, en
troisième lieu, l'art comme corrélat urbain de l'exploitation touristique
des paysages culturels, voit la dévastation esthétique venir s'infliger aux
villes, et ce car venant de la fausse rationalité de l'industrie gérée par
le profit
[304]. Si l'art se révèle séducteur, cette part séductrice, à laquelle
il ne s'y réduit pas, est récupéré, exploité commercialement. Cela finit par
la pervertir d'où leur absence des oeuvres qui en sont affectées
[305]. L'industrie culturelle exploite les
besoins de bonheur là où l'art exigent est obligé de casser cette promesse
de bonheur, s'écarter des substitutions de satisfaction
[306]. L'artiste même, par l'identification
du sujet esthétique et de la personne empirique est récupéré à fin de
profit, l'immédiateté de la personne étant utilisée pour tromper
[307]. Outre l'industrie culturelle, la mode
récupère aussi ce qu'elle peut dans l'art sérieux; cependant ce qui la
distingue et la rapproche de l'art est son caractère éphémère
[308]. Et l'art lui-même n'est pas exempt
d'un geste exploiteur car comme objectivation, il
participe à « l'exploitation [des] élans mimétiques » du sujet
[309].
3.4
Idéologie
La question de
l'idéologie dans la Théorie esthétique ressort plus d'une critique de
l'idéologie que d'une théorie, au sens où J.Bidet l'entend dans Que faire
du Capital ?, à savoir d'établir « le lien nécessaire existant entre
structures sociales et formes de représentation »
[310].
Elle relève plutôt de la critique qui, se fondant sur une théorie de l'œuvre
d'art, suggère moins quel pourrait être le processus qui mène à ces
représentations, suggestion qui quand elle apparaît tourne toujours autour
des moyens de perpétuer la domination des structures sociales en place,
qu'elle ne démontre leur fausseté. Dans ce contexte, le texte de la
Théorie esthétique s'attaque à deux types d'idéologie, l'idéologie de
l'art et celle des discours sur l'art, de l'esthétique, qui inclus
l'idéologie de la réception des œuvres en ce que dans ses jugements peuvent
se lire des principes esthétiques.
Concernant l'art, la double
définition de l'idéologie comme « conscience socialement fausse » et «
apparence socialement nécessaire »
[311],
dont la fonction sociale est finalement de servir les intérêts matériels qui
veulent le « statu quo », la perpétuation des structures économiques,
sociales et politiques telles qu'elles sont, et qui, au niveau de la sphère
esthétique se décline comme la tendance à neutraliser toute théorie qui
mettrait l'art en relation avec la vérité, le constituant comme force
critique, pose les deux problèmes suivants. Sa première formule implique
déjà une sortie hors de l'idéologie puisqu'elle est bien une affirmation
concernant la société, et que son énonciation suppose de s'être trouvé sur
le haut lieu du vrai où contempler la vallée des larmes à sa source. C'est
le problème du fondement de la théorie. Sans l'aborder ici, la possibilité
de sa reconnaissance, de la bipartition du champ des représentations
sociales, donne à l'art sa propre possibilité de témoigner pour le vrai. La
seconde formule de la définition vient le préciser avec la formulation, pour
employer une terminologie métaphysique, de la possibilité pour une
conscience d'atteindre l'essence d'un phénomène social alors que la société
génère une apparence nécessaire de ce phénomène dans les consciences,
formulation qui pose donc aussi le même problème de fondation déjà soulevé.
Cependant,
l'interrogation qui porte sur la légitimation de l'expérience de ce qu'elle
prétend être la vérité, peut se retourner en la remarque suivante : comment
la distinction entre la vérité et l'illusion pourrait-elle être faite sans
qu'il y ait eu, à un moment donné, un démarquage entre les deux. La réponse
matérialiste d'Adorno à cette question est dans le fait matériel qui
s'impose sans appel : les impulsions corporelles, en particulier la
souffrance qui génèrent une résistance, une lutte, pour disparaître. Le
fondement est donc matériel et cette matérialité est reconnue dans l'esprit,
dans la conscience comme quelque chose qui n'est pas de la pensée ou de la
conscience. C'est alors dans la capacité de la pensée d'articuler en langage
ce silence douloureux, articulation qui permet de prendre conscience de son
sens que réside la question de la vérité. Cette lecture semble renvoyer
Adorno à la psychanalyse freudienne, la théorie à l'interprétation de
symptômes et la société à un corps en souffrance - trois renvois à notre
connaissance qui ne se trouve pas chez Adorno, du moins tels quels. Que
devient alors le statut de l'idéologie ? J.Bidet dans Que faire du
Capital ? montre qu'elle est, dans cette œuvre de Marx, « déduite » de
la structure du système capitaliste comme une de ses fonctionnalités, et
dont le caractère d'illusion nécessaire n'est qu'un effet. En ce sens elle
n'est alors pas « une censure au sens freudien », car « dans un système
fondé sur l'antagonisme, […], la domination n'a pas besoin de se cacher :
elle est d'abord cachée »
[312]. L'idéologie est là une nécessité
structurelle 'hors sujet' qui s'impose aux sujets, déterminant leur volonté,
et non pas le fait du sujet, bien que ce fût des sujets contre d'autres qui
ont posé 'au départ' cette structure objective de domination qui se
perpétue, ce qui implique qu'une autre pourrait être posée - c'est le
caractère historique et non naturel de cette structure. Adorno dans la
Dialectique négative est alors en accord avec l'analyse de Marx, dans
son glissement de l'idéologie vers « le 'fétichisme' : c'est la relation
marchande elle-même, impliquée dans le rapport plus-value, qui serait
le principe ultime de la représentation idéologique »
[313], analyse J.Bidet. Adorno écrit : un «
universel […] se réalise par-dessus la tête des sujets […] L'idéologie ne
vient pas se poser sur l'être social comme une couche qui en serait
détachable, mais elle séjourne au plus intime de lui. Elle se fonde dans
l'abstraction qui contribue essentiellement au processus d'échange […] Au
cœur de cette illusion, la valeur comme chose en soi, comme 'nature'. »
[314]. Mais l'allure de loi naturelle de la
loi économique du mouvement de la société moderne, n'est pas à prendre «
à la lettre » et Adorno identifie là, dans « la possibilité d'abolir ces
lois », « le thème le plus puissant de toute la théorie de Marx ». La
perpétuation de cette « loi naturelle » s'appuie sur sa négation, car c'est
lorsque la conscience ne reconnaît pas la part de nécessité qui l'habite, sa
part naturelle, qu'elle finit par universaliser ce qu'elle croit être sa
production, et transformant le monde en 'seconde nature' - le droit chez
Hegel comme monde de l'esprit produit par lui-même à partir de lui-même - et
échoue à se distinguer d'elle.
[315]
Cette dialectique entre la nature et l'histoire est celle de l'immédiateté
et de la médiation spirituelle, et éclaire peut-être la dialectique de
l'économique et du politique, l'économique jouant le rôle naturel et le
politique l'historique. Le politique serait alors déjà la prise de
conscience théorique de l'économique comme immédiateté de la pratique.
Dans la sphère
esthétique, c'est la théorie esthétique qui prolonge la pratique artistique
et qui pose la question de son contenu de vérité, comme critère du
décèlement dans l'œuvre d'art d'une idéologie partielle ou totale : «
la part d'esprit objectif que recèle objectivement une œuvre dans sa forme
spécifique est-elle vraie ? ».
[316] Cela permettra de reconnaître un certain contenu de vérité à des
œuvres professant de manière manifeste des opinions réactionnaires, en
contradiction avec la situation sociale, donc « idéologique dans ses
intentions »
[317]
en ce que leur forme manifestera expressivement cette situation sociale.
C'est le critère du hiatus entre le paraître et l'être, entre la prétention
que tel discours manifeste ou qu'il implique dans le cas des oeuvres d'art
non-discursives, et ce que la forme 'comportementale' de ce discours
implique.
Dans ce contexte
Adorno contribue alors par la Théorie esthétique à la reconnaissance
des discours idéologiques dominants, sur la base d'une connaissance de
l'art, qui permet de déceler son risque idéologique inhérent qui rend
possible son utilisation idéologique par un usage amphibologique de
catégories esthétiques qui perdent leur pertinence qu'ils ont par ailleurs,
dont le ressort est la rupture de leur dialectique, leur naturalisation
indue, oublieuse de leur caractère historique qui permet d'oublier la
situation historique et sociale antagoniste où se trouve plongé le sujet.
3.4.1
La richesse du sujet et
de l'expérience
Le
sujet, le particulier ou l'individus et sa psychologie sont devenus une
idéologie là où est sous-entendues leur autonomie, la liberté et la richesse
de leur expérience car la puissance des objectivités, les structures
sociales les ont formés dans le sens de sa propre reproduction
[318].
L'utilisation de la formule de la 'sensibilité artistique', qui n'est
l'apanage que de quelques-uns, en rend compte en ce qu'elle masque toute la
répression de la mimésis qui empêche la plupart des gens de la développer
[319].
Le
sujet reste un concept à réaliser mais ne l'est pas dans ces conditions où
il disparaît sous une réification toujours plus grande
[320].
La récupération à fin de preuve complète cette apologie de l'individu en ce
que, s'il reste réellement un particulier ou un élément individué - comme
l'œuvre d'art - persistant dans certaines enclaves, il est utilisé par
l'universalité omnipotente de la société comme preuve de la bonté du monde
administré. Un telle enclave comme la vie privée est ainsi utilisée
[321].
Dans le domaine artistique, cela se transforme par la glorification du génie
en ce qu'on projette sur lui toute la puissance d'un sujet qui n'existe plus
dans ce monde devenant de moins en moins humain et où le sujet est au comble
de l'impuissance
[322].
Complément théorique de cette idéologie, est le nominalisme qui tient à ce
que le concret soit assimilé au donné, là où ce donné, l' 'existant' - et en
cela suivant la leçon de Hegel et Marx – est frappé d'abstraction, d'autant
qu'il est réglé par le principe dominant et abstrait de l'échange, par « des
relations fonctionnelles abstraites et universelles », empêchant « la
détermination pacifique de l'étant » que serait un concept non positiviste
de donné. Alors que la richesse de l'expérience est prétendue être ce donné,
il n'est que le masque de l'abstrait. C'est l'œuvre d'art qui se montre dans
son inutilité non échangeable, qui se pose elle-même comme sa propre
finalité qui essaye de rompre le cercle enchanté
[323].
Mais l'art est alors aussi récupéré parce que l'idéologie nostalgique d'un «
sujet objectivement affaibli par un ordre hétéronome », lui donne un modèle
de l'œuvre d'art et de la culture closes, garantissant un sens immuable, sur
lequel on sait pouvoir compter
[324].
3.4.2
La suppression du sujet
Face à la glorification du sujet et de sa richesse, le fascisme politique
propagea l'idée que c'est la démission du sujet qui était la solution à un
Etat qui se voudrait sans misère. Cette démission prend deux formes. La
première correspond à la formulation selon laquelle la conscience 'tue', et
qu'en conséquence, il s'agit de la faire taire et donc de cesser de penser,
ce qui permet au système de perdurer sans résistance. La seconde se trouve
dans l'art qui pousse l'objectivation à son extrême limite et ce dans
volonté d'objectivité compromise par le mensonge du sujet. Prenant acte que
ce sujet est mutilé, il pousse jusqu'à affirmer qu'il n'y a plus de sujet,
qu'il est mort. Les œuvres tenant se raisonnement suppriment tout résidu
subjectif mais, en aboutissant à la constitution d'une pure chose perdent
toute la force critique engagée
[325].
Adorno interprète de ce point de vue le détournement du cubisme par Braque
et Picasso comme la compréhension que le remplacement par l'ordre
géométrique rationnel de la réalité empirique, de ce que l'expérience ne
pouvait plus saisir, finissait, après avoir montré à quel degré de
schématisation la vie se réduisait, par confirmer cet ordre au lieu de le
combattre, et de figurer une forme de renoncement
[326].
D'une manière différente, le projet du constructivisme de constituer une
objectivité échoue lui aussi. Il affiche une prétention exposé a priori,
dans son idée, à l'échec, car il « tombe sous la critique de l'apparence ».
En effet, en se voulant fonctionnel, il impose une finalité hétéronome au
détriment de la téléologie immanente des éléments particuliers. La
domination de l'uniformité se perpétue pareil « aux intérêts particuliers
socialement réprimés sous la totale administration »
[327].
3.4.3 L'humanité de l'art
La récupération
de l'art comme garantissant le sens de l'existence ici-bas pousse à la
critique que la société bourgeoise porte sur l'art moderne qui, brisé,
serait inhumain, alors qu'il devrait être plein d'humanité, la culture
cherchant par là à conserver une belle façade avec le monde qui reste
antagoniste et brisé. Même la représentation classique du prolétariat permet
à la bourgeoisie de s'en débarrasser en lui reconnaissant une belle humanité
et une belle nature
[328].
L'art qui ne résiste pas à cette situation peut présenter deux visages. Le
premier, sur une base critique, est celui d'une réaction, rébellion, contre
le sensible, contre l'harmonie comme contre la dissonance même, comme rappel
du sensible
[329].
Cette radicalisation conduisant à supprimer toute trace sensible fait
rechuter l'œuvre d'art dans la réalité brute. Le second, celui de l'art qui
va se vendre comme consolation au milieu d'une réalité sordide, et, en tant
que tel, est assimilable à une tentative de faire accepter cette réalité, là
où l'œuvre authentique se fera semblable aux aspects sombres de la réalité
pour la critiquer efficacement, à l'opposé de la façade trompeuse et
sensible de la culture
[330].
Pour favoriser ce type d'art rassurant et consolant, la société pose la
séparation entre la rationalité et la sensibilité, et dans le domaine
esthétique, celle entre l'intuition et le conceptuel, et ce afin de
neutraliser la force critique de l'art pour lui faire remplir un rôle de
divertissement sans conséquence permettant de reproduire la force de
travail, là où un aspect sombre d'une oeuvre dénote une prise de conscience
de quelque chose
[331].
3.4.4
La bonne naturalité de
l'art
Pour éviter cette prise de conscience de l'art ou de sa réception qui
permettrait peut-être aux sujets de prendre conscience de leur mutilation,
la société rationalisée déploie un ensemble de représentations naturalistes
de l'art. C'est d'abord l'art comme organisme, permettant d'attaquer tout
art conscient de lui-même comme les mouvements à 'programme' - exposé
explicitement ou non - comme l'impressionnisme ou l'expressionnisme. C'est
ensuite, lié à ce caractère d'organisme, ses caractères prétendument
irrationnel et inconscient, utilisés dans la perspective de cantonner l'art
dans une région bien délimité d'irrationalisme
[332].
Comme représentation autorisant les précédentes, c'est la mise en avant du
génie, comme créateur au même titre qu'un dieu, en oubliant toute la part de
finitude technique propre à l'homme, dieu qui fait la nature - natura
naturans
[333].
La technique se trouve alors dépréciée comme signe du déclin là où
auparavant l'art était « spontanément humain », alors qu'elle a toujours été
un moment essentiel de l'art bien que n'apparaissant dans la réflexion
esthétique qu'au XIXème siècle
[334].
C'est la nostalgie de la croyance que le grand art est simple alors qu'il
est le lieu d'un « tour de force », en ce que l'œuvre est d'un côté un
artefact mais doit de l'autre donner lieu à l'apparition d'un en-soi, ce qui
est antinomique
[335].
Taxer l'art d'irrationalisme permet de masquer sa participation à l'Aufklärung
en tant qu'ayant rejeté son origine dans les pratiques magiques pour se
constituer
[336].
Cela permet, en outre, alors que l'art authentique doit conserver une part
de son mimétisme comme condition de l'expression du diffus, en lui
appliquant faussement les règles rationnelles pragmatiques qui contredisent
le mimétisme en tant qu'elles tendent à la conservation de soi sans rapport
à l'autre, de ne laisser comme autre possibilité à l'art que l'abandon à
l'irrationalisme que l'on cherche à lui imposer. C'est le risque encouru par
l'art, du fait de cette pression sociale des représentations dominantes, de
retomber dans la croyance qu'il agit directement par affinité sur les choses
- la conservation de son origine dans les pratiques magiques - et que la
technique est à déprécier comme issue de la raison , ce qui conduit à des
œuvres mal élaborées perdant toute force critique
[337],
là où un art ayant conservé la maîtrise de ce mimétisme lui permettait
d'agir comme révélateur : conservant sa finalité en soi et élaboré, il
convainc de son absurdité le monde comme administration fixée sur la
rationalité de ses moyens. Cette naïveté naturelle vers laquelle est poussée
l'art trouve son modèle dans la représentation du comportement esthétique
comme une « éternelle disposition naturelle de l'instinct ludique »
[338]
dont le corrélat est de stigmatiser toute trace de sérieux
esthétique et de trop grand réflexion
[339].
C'est une hargne contre la pensée qui veut réduire l'art à un pur jeu de
forme alors que cette mise en forme est réalisée pour donner une parole à ce
qui est opprimé, pour critiquer le fait que l'irrationalité règne encore, la
raison encore particulière rivée sur ses moyens, en montrant un autre usage
de la raison possible comme
aptitude à
percevoir dans les choses plus que ce qu'elles ne sont, comme processus que
la mimésis déclenche et dans lequel elle se maintient modifiée, autorisant
ainsi la possibilité de ressentir encore quelque effroi, là où l'effroi est
la trace de la vie dans le sujet rationnel, comme réaction à l'emprise du
monde non maîtrisée qui permet de le transcender, comme capacité d'être
touché par l'autre.
Cette hargne contre la pensée qui est un signe de la perte de l'immédiateté
dont il faut retrouver des substituts à tous prix se retrouve dans les
philosophies de la culture qui stigmatisent l'idée de progrès et
l'intellectualisme des avants-gardes tout en voulant préserver le style,
conduisant ainsi droit à l'industrie culturelle manipulatrice
[340].
C'est l'expression de la tendance à sauver la façade alors que derrière le
monde est laid qui se traduit par la condamnation de l'art moderne comme
dégénérescent pour lui opposer la prétendue éternité naturelle - là où c'est
la nature qui comporte comme moment propre la dégénérescence
[341].
Cette récupération de l'art dans tout ce qui peut contribuer à sa
naturalisation trouve un exemple dans le mathématisme, où il est entendu par
là la mise en avant de figures de proportions immuables dans les œuvres
d'art. Or cette recherche est de type bourgeoise comme tendance à gagner en
objectivité face au peu de cohérence d'un traditionalisme de type féodal.
Face à cette origine historique, la table rase du mathématisme de l'art
comme prétendant indiquer des phénomènes originels, en tant que naturels et
autonomes, occulte leur devenir historique qui s'oppose à leur immédiatement
donné, à leur caractère de résultat produit historiquement, que permet de
déceler une réflexion seconde. « Ce qui est différent n'occulte pas sa
dimension historique »
[342].
De même, l'attirance vers l'originel comme bonne nature se trouve dans le
rejet du classicisme comme apparence d'harmonie, orienté vers son
prédécesseur archaïque, qui retombe dans l'illusion d'harmonie propre à la
nature, en ce que c'est de la violence du monde archaïque que s'était
échappé le monde classique antique. En lieu de cette régression, l'art
devrait selon Adorno se tourner vers les victimes du classicisme, de son
principe d'harmonie autoritaire
[343].
3.4.5
Le caractère désengagé
de l'art
Cette naturalisation de l'art va de pair avec la représentation de son
autonomie comme désengagement social qui permet de neutraliser toute force
critique qu'il pourrait développer. Dans sa propre distance constitutive,
l'œuvre d'art participe pour une part à ce désengagement. Même si l'art, par
ses constructions est un démontage critique car il met en perspective par
une association plus libre des éléments de la réalité en quelque chose de
différent, le caractère double de la réalité, réalité et idéologie,
représentant la domination
[344],
cette distance par rapport à la société laisse cette dernière inchangée. En
cela elle participe de l'idéologie. Mais comme la société reproduit la vie
malgré sa négativité, les malheurs qu'elle reproduit, l'art participe aussi
à cela
[345].
Par rapport à la menace de mort qui règne cependant sur le monde
déraisonnable, l'art prend une aspect réconciliateur de par sa distance avec
la praxis
[346]
et proférer le sérieux esthétique masque la participation de l'art à
l'activité qui n'a d'autres fins qu'elle-même, cynisme à l'époque où le
monde possède les moyens de s'anéantir
[347].
C'est d'abord
l'analyse des œuvres qui connaît ce 'destin', en ce que l'analyse immanente
employée initialement pour palier l'absence de sens artistique, retrouver
l'expérience du caractère concret des œuvres, et empêcher par là leur
utilisation au sein de visions du monde, se retourne, une fois intégrée
académiquement, en garde-fou empêchant toute considération sociale de
s'approcher de l'œuvre, affirmant l'inanité de telles considérations comme
venant de l'extérieur des œuvres et se plaquant sur elles, qui remettrait en
cause leur autonomie et leur liberté. Or cette autonomie s'est constitué
historiquement en intégrant la part d'autorité qui lui incombait dans le
culte, comme effet qu'elle devait avoir sur les individus, dans l'autorité
de l'organisation de sa forme, dans la position de sa loi formelle, et ce
après avoir gagné son autonomie dont l'idée directrice de liberté était née
de la contrainte du culte. Un aspect de domination a donc été intégré par
l'art lors de la formation de son autonomie
[348]
et brandir cette liberté et cette autonomie tel un aspect 'naturel'
inaliénable reconduit la domination.
Le
mécanisme de l'idéologie se répète donc avec l'analyse immanente absolutisée
dans cette 'défense d'entrée', alors que les œuvres d'art, même si elles
répondent au qualificatif de monades, ne développent leur vérité que dans
une interprétation qui vient avec des concepts de l' 'extérieur' mais qui
par réflexion sur l'expérience de l'œuvre d'art se transforment
[349].
C'est justement l'analyse immanente qui permet d'identifier ce qui dans les
œuvres d'art est précaire, indéterminé et insuffisant comme la trace d'un
esprit « socialement faux, précaire, idéologique ». Ce passage est
justifié en tant que le comportement de l'art face à son sujet est une «
'attitude objective vis-à-vis de l'objectivité' et à ce titre reste une
attitude à l'égard de la réalité »
[350].
Ce désengagement
répond à la tendance de retrouver une immédiateté perdue que l'art comme
substitut pourrait offrir et pour ces 'retrouvailles', la condition est son
isolement de toutes les médiations sociales qui le constituent
[351].
Pour cela, un point d'accroche est nécessaire pour convaincre de la
prétendue immédiateté de l'art. C'est l'émotion qui jouera ce rôle, le
résidu mimétique des œuvres sans lesquels elles se réduiraient à des «
acomptes » pour une science positiviste prochaine, mais à laquelle elles ne
réduisent pourtant pas. C'est pourquoi l'émotion sera aussi hypostasié et
l'esprit, la pensée, dépréciée dans l'art.
Cette autonomie de l'art comme désengagement social est déployée par l'abus
du principe de l'art pour l'art quand son antithèse à la réalité empirique
se fait dans la facilité et l'abstraction
[352].
En soi, ce principe exprime l'exigence de structuration interne selon des
problèmes spécifiquement artistiques. C'est selon Adorno lorsque cette
structuration est réalisée en fonction du structuré et non comme « habileté
tournant à vide », ce qui constitue son excès, que l'en-soi des œuvres
intègre leur dimension sociale comme sublimation dans la loi de la forme de
leur expérience.
Le
désengagement social de l'œuvre d'art comme monade a son corrélat subjectif
dans l'intériorité supposé du sujet qui est le substitut à son impuissance
dans la réalité face aux objectivités des structures sociales. L'intériorité
du sujet pour soi est ainsi l'illusion d'un royaume intérieur comme
compensation de ce qui est refusé par la société
[353].
Cette intériorité jette un lien illusoire avec la tradition comme « refuge
de souvenirs subjectifs » alors que les œuvres d'art et leurs rapports
apparaissent extérieurement dans la société, et en tant que tels critiquent
l'intériorité
[354].
Cette critique reste valable pour la représentation de la possibilité d'un
commencement nouveau et absolu en art, la table rase, comme y ont succombé
Schönberg
[355]
Descartes ou Husserl, en ce que leur réaction dont le produit est cette
table rase est une réaction sociale et historique.
3.4.6 L'harmonie de l'art
Cette représentation classique qui s'exprime dans l'harmonie en fait une
simple position, statique, et masque sa vérité comme résultat de forces en
tension
[356].
C'est par la représentation de la totalité de l'œuvre d'art - rapport du
tout aux parties - comme un équilibre harmonieux entre le tout et les
parties, que la tension entre les deux a été supprimée par une prédominance
du tout, d'un principe autoritaire de l'œuvre par exemple. C'est ainsi que
l'équilibre en vient à être refusé par des artistes, comme mensonge, et cela
initie la crise de l'art et du beau
[357]
comme question de la possibilité de constituer encore une telle totalité
sans mensonge. Le risque de la mise en forme artistique, à l'époque de la
fausseté de la totalité sociale, est que la totalité de l'œuvre qui unifie
ses éléments, apparaissant avec un caractère d'harmonie fasse rejaillir ce
caractère sur la totalité sociale qui a permis son apparition
[358].
Les rives du cynisme sont atteintes quand la prétendu fuite des artistes
hors du monde réel se trouve critiquée, en ce qu'elle traduit la tendance à
prêter allégeance à l'esprit d'adaptation et la prétention d'affirmer que le
monde étant harmonieux, il n'y aurait pas de raison de le fuir
[359].
3.4.7
La bonne nouvelle de
l'art
Le
risque permanent d'idéologie auquel est confronté l'œuvre d'art est le fait
de son irréalité là où il pourrait faire croire à la réalité de ce qu'il
montre, à la réconciliation mais il n'en reste pas moins vrai en tant que
n'identifiant pas le non-identique mais en se faisant pareil à lui
[360].
Par la présentation d'une réalité unique, l'œuvre d'art critique le principe
d'échange, sans pour autant, sous peine d'idéologie, en inférer que rien ne
serait échangeable
[361].
L'apparaissant n'est pas échangeable parce qu'il n'est pas inerte mais le
monde ayant apposé des masques d'inertie sur tout, le monde reste
échangeable. L'art amène l'échangeable à la conscience critique de soi. Ce
qu'il montre est la possibilité d'une réalité où les choses étant à leur
place propre, non imposé, mais comme apparence sinon son sujet collectif, la
société possible serait supposée être déjà là, ce qui reproduirait le
mensonge de l'harmonie déjà présente
[362].
Ce risque est inséparable de la vérité de l'art car dans sa distance avec de
la réalité empirique qui constitue son refus, la recomposition d'un
non-étant comme s'il était, puisque cette recomposition apparaît dans
l'en-soi de l'œuvre, ne peut se distinguer d'un représentation réconciliée
du monde. L'utopie d'un être identique à soi est proche de l'horreur d'un
domaine séparé qui produirait du beau indépendamment du monde. Le risque
idéologique de l'art est de n'être que copie pitoyable et autoritaire de la
réalité, mais devenir pure protestation limite l'art et affecte sa raison
d'être
[363].
Ce risque de la copie autoritaire est réalisé par l'art dit réaliste du
réalisme socialiste, où sa reproduction prétendue sans illusion du réel
ré-injecte du sens à la réalité comme si celle-ci lui avait donné, alors que
cependant cette réalité était encore irrationnelle
[364].
L'utilisation de la rationalité esthétique dans une telle copie
minutieusement étudiée est son travestissement à fin d'exploitation et de
domination des masses
[365].
Là où la réalité ne présente plus de sens évident, l'œuvre d'art ne peut
plus se reposer sur un élément extérieur lui permettant de s'assurer d'un
sens
[366].
3.4.8
La pure spiritualité de
l'art
Cet en-soi que
pose l’œuvre d'art et qui dans cette position comme réaction à l'expérience
du monde est déterminé intérieurement par la société, de par le fait que
l'œuvre est une création de l'homme, se fait attribuer la spiritualité du
produit, mais dans l'opération se glisse la représentation que l'élément
spirituel est indépendant des conditions de sa
production matérielle, alors que l'œuvre d'art est un produit du travail
social. Purement spirituelle, l'œuvre en vient à être considérée comme de
qualité supérieure, « en trompant sur la faute séculaire de la division du
travail intellectuel et manuel »
[367].
Alors qu'il est nécessaire de reconnaître la part spirituelle de l’œuvre et
ne pas en rester au moment du 'comment cela est-il fait?' de la confection,
le contenu philosophique et la technique restent médiatisés et c'est à
travers l'analyse technique que celle est reconnue comme on peut le voir
chez Shakespeare où ce contenu, « la percée nominaliste vers une
individualité mortelle et infiniment riche en soi » répond à sa technique de
« succession architectonique et quasi épique de scènes très courtes »,
d'épisodes. L'expérience de l'auteur où ce contenu s'insère, non fabriquée,
rentre en contradiction avec les procédés en cours, et sa fabrication les
transforment en de nouveaux
[368].
3.4.9 L'art communiquant
La
réduction représentative du contenu de l'œuvre à un message, formule
discursive prétendant donner le sens de l’œuvre, qui permet de se saisir et
manipuler aisément l’œuvre, participe à la tendance à rapprocher l'art de la
réalité empirique, déjà en confondant leur rapport en traitement discursif
imitatif du matériau - qui permet de dire qu’une nature morte est seulement
une copie des objets sur la table, ou que Madame Bovary de Flaubert
est un reportage social
[369]
- le moment de la forme étant escamoté, et le thème surélevé alors qu'il
n'est qu’un des matériaux de départ, avec l’état de la technique, les
matériaux utilisés, l’intention de l’artiste. C'est la conséquence de la
réduction de l'œuvre à une essence purement spirituelle, là où la
spiritualité de l'œuvre est en réalité imbriquée dans sa matière
[370].
La réintroduction de l'art dans la vie participe de la même tendance en tant
qu'elle rend les attraits esthétiques disponibles pour une exploitation du
marché de la culture
[371].
Ce rapprochement se transforme en souci de communiquer que devrait connaître
les œuvres, ravalant celles-ci au rang de monnaie d'échange et de service
rendu aux hommes. Sans se rendre à cette forme de servitude de la
communication, l'hermétisme qui est attaqué comme séparé et indifférent au
monde cherche à parvenir encore aux hommes par une expérience de la
conscience sous forme de choc
[372].
L'œuvre d'art utilisant les formes dominantes de communication, jouant le
jeu de l'échange n'échappe pas à la représentation dominante. De par le
besoin où l'œuvre d'art se trouve de ne pas jouer ce jeu de la
communication, elle y réussit par « la force de l'expression [de ce besoin]
dont la force de tension [lui] permet […] de parler en un geste muet »
[373].
La structure sociale capitaliste qui par le moyen d'un faux échange
d'équivalent finit par 'mutiler' la vie, en rendant le sujet incapable de
faire une expérience, tend à tout faire pour donner l'illusion d'une
nouvelle proximité consolante
[374],
par un message détachable de l'œuvre et par le plaisir immédiat qu'elle doit
offrir, tous deux préludes à l'industrie culturelle manipulatoire. Cette
tendance est relayée dans la théorie positiviste qui fait de la sphère de la
réception des œuvres d'art le lieu du rapport entre l'art et la société
comme prélude à sa manipulation sous forme de statistiques
[375].
3.4.10 L'art altruiste
Ce
souci de la communication se prolonge en 'altruisme' de l'art. Il doit
communiquer car son existence doit être pour les autres. Cependant, ce
discours du 'pour les autres' est celui de la marchandise censée être ainsi
'pour les autres' alors que son système basé sur l'antagonisme ne sert les
intérêts majoritaires que de quelques-uns, l'existence de ceux qui dirigent
[376].
L'œuvre qui dans son idée se trouve devoir être 'pour les autres' ne peut la
réaliser en acceptant pour cela d'en prendre la forme dominante, et devient
ainsi 'pour soi'. C'est ici la théorie de l’œuvre d'art moderne comme en-soi
déterminé encore socialement dans cet en-soi et y présentant la promesse
d'une société meilleure, d'un sujet collectif, qu'elle répond, par
l'hermétisme, à cet altruisme. D'un côté l'œuvre d'art échappe à la
marchandise qui prétend être pour autre chose alors qu'elle est simple pour
soi, en se donnant comme pour soi, secrètement le véritable 'pour les
autres', mais ce secret dans le faux monde translucide de l'échange
faussement transparent devient narcissisme élitaire dès qu'il revendique cet
en-soi qui est une stigmate de la structure marchande non égalitaire. De
même dès qu'elle se pose comme l'être-pour-autrui comme le fait l'industrie
culturelle, elle signifie ce que l'on peut en retirer et cela devient une
tromperie de croire que les œuvres de l'industrie culturelle sont faites
pour les hommes
[377].
Excuser ces œuvres vénales devient la tendance générale comme concession à
sa propre faiblesse subjective produite par le système, par rapport à
l'exigence des œuvres sérieuses
[378].
La notion de 'culture pour tous' traduit cette tendance fonctionnelle de
perpétuation du système quand elle signifie ne voir le peuple que comme « le
complément de la société de classes ou comme l'univers statistique des
éléments qui comptent au lieu de considérer en lui le potentiel d'un peuple
libéré »
[379].
Elle se prolonge dans l'industrie culturelle par le détournement de la
notion de sublimation dans l'art, faisant de l'art et de ses produits des
succédanés d'une satisfaction sensible réelle toujours attendue. L'effet
bénéfique escompté est faux et la catharsis aristotélicienne réévaluable
dans le sens d'une apparence
[380].
3.4.11 La culture dans toute sa gloire
L'
'altruisme' de l'art, cet être-pour-les-autres qui masque le rapport
marchand doit s'accompagner de la glorification de soi de la culture pour
masquer sa marchandisation. Il s'agit pour la culture de se maintenir tout
en laissant croire à la nouveauté de la production culturelle
[381].
Ce maintient passe d'abord par la glorification des œuvres du passé,
masquant la modification interne qualitative qui leur advient au cours du
temps et qui entraîne que des œuvres perdent leur qualités ou ne parlent
plus
[382].
C'est ainsi que le refus de l'expérience lucide des temps présents se
traduit comme la plus grande compréhensibilité des œuvres les plus
éloignées. En réalité la communauté d'expérience de l'art contemporain et de
son public permet une compréhension plus directe que les autres époques dont
les principes historico-philosophiques ne sont pas accessibles immédiatement
[383].
Cette inaccessibilité permet de projeter sur lui n'importe quel discours et
de l'utiliser ainsi comme moyen de glorification de la société conflictuelle
[384].
En outre, ce rapport au passé est reporté sur les œuvres à venir d'une
double manière. D'abord par l'intermédiaire de l'utilisation détournée de la
tradition de l'esprit. Adorno suivant en cela Brecht, pense qu'elle est pour
une part « une chaîne dorée de l'idéologie », alors que l'oubli est parfois
nécessaire aux artistes pour se déployer
[385].
Ensuite, par le rapport aux sujets considérés comme sublimes, qui n'en
donnent pas pour autant la qualité aux œuvres, par son détournement en «
respect de la puissance et de la grandeur ». Cet usage est démasqué par la
moindre œuvre justement 'sublime' traitant d'un sujet ne se conformant pas
aux critères en usage d'un sujet sublime : c'est le cas chaise de Van Gogh
par exemple dont la manière selon Adorno intègre une expérience profonde,
celle des prémisses de la catastrophe historique
[386].
Ce rapport de
contrainte qu'exerce le passé sur la tentative des œuvres d'art de garder
leur autonomie s'exerce d'autre part par le présent en l'instance de la
sphère du divertissement désormais totalement administrée par l'industrie
culturelle. Cette contrainte insidieuse se décèle dans l'affirmation de la
coexistence des sphères du divertissement et de l'art, comme un mécanisme
qui permet d'intégrer sans conflit apparent l'art à la sphère du
divertissement comme « bon divertissement », comme marchandise comme une
autre, ce qui a pour but d'escamoter sa critique de la société et de la
sphère du divertissement qui lui est asservie
[387].
De ce point de vue même les œuvres les plus agressives devront être
intégrées et neutralisées, témoignant du mécanisme général idéologique de
s'intégrer ce qui lui résiste
[388].
L'objection selon laquelle la beauté des grandes œuvres semblent réclamer
les applaudissements, ne permet pas l'assimilation entre les deux sphères du
divertissement et de l'art. La différence objective entre les deux sphères
peut s'identifier en terme d'une élaboration technique poussée à ses
limites, ne prétendant pas plus qu'elle ne peut. Le critère de la
disproportion entre la présentation et la substance de l'œuvre permettra de
juger de ce niveau d'exigence.
L'art par
lui-même ne peut se débarrasser d'un résidu d'affirmation, au sens d'un
comportement affirmant, glorifiant et posant la culture de sa société
positivement, puisque sa réussite et ses qualités sont virtuellement
reportées sur la société dans laquelle il s'est épanoui, alors qu' « il
s'élève au-dessus de la misère et de l'asservissement des simples existants
»
[389],
et plus radicalement qu'après l'horreur du génocide des juifs, la seule
existence de l'art qui consolide la culture qui a produit cette horreur
semble disproportionnée et cynique. Son objectivation en outre confine à une
certaine froideur, à une complicité avec la barbarie, alors que l'absence
d'objectivation, c'est à dire le sacrifice de son autonomie, est synonyme
d'entrée dans le jeu du monde. Cependant l'esprit dans sa forme la plus
avancée reste nécessaire contre la toute-puissance de la totalité sociale
car son sacrifice serait la résignation à la barbarie régnante
[390].
Il participe d'autant plus à cette tendance nécessaire qu'il se pare de
dignité, qu'il y prétend comme à telle décoration, dans le hiatus entre ce
que l'on veut paraître et ce que l'on peut être, compte tenu des conditions
sociales et historiques
[391].
La prétendue dignité et noblesse des œuvres d'art devenant une pose, une
attitude qu'elles prennent, se détachent de leur contenu et constituent un
voile affirmatif
[392].
L'apologie tombe alors sous le coup de la publicité
[393],
catégorie centrale de la
société marchande qui s'emparant de la culture, jette des doutes sur sa
substantialité, son marchandage nommant son échec. Cette dignité comme pose
de l'œuvre d'art suppose en outre sa réussite. L'analyse technique est le
moyen de montrer que toute oeuvre recèle des failles, soit par un manque
d'articulation, soit par une pure perfection formelle qui, comme retombée
dans le monde des objets, car elle se révèle alors similaire à une machine
inutile, est un échec. Cet absence d'œuvres parfaites s'interprète comme le
fait de conditions historiques non réconciliées, qui passent dans les œuvres
dans ses failles. « Si les œuvres parfaites
existaient, la réconciliation serait effectivement possible au sein de l'irréconcilié
au stade duquel appartient l'art »
[394].
Les
contradictions de la culture s'exprime le plus nettement dans l'urbanisme,
où les belles enclaves moyenâgeuses conservées dans les villes permettent de
faire illusion sur la bonté de la culture pendant qu'autour se poursuit un
développement urbain irrationnel et violent
[395].
Le beau naturel lui-même est récupéré et transformé en « hypostase de
l'immédiateté au moyen du médiatisé », le médiatisé étant ici l'industrie
touristique par exemple qui en tant que transformant les paysages
sauvegardés comme des réserves sous verre démontre par là même que
l'expérience immédiate de la nature n'est plus possible.
Le corrélat
subjectif de ces fausses glorifications de la culture, des œuvres du passé,
de l'œuvre d'art en tant que tel, des paysages culturels, et du beau naturel
est double. C'est d'une part la conviction qu'ils apportent à l'esprit
bourgeois, qui fait ces fausses expériences, de sa propre bonté
[396],
et de sa propre supériorité en tant qu'amateur d'art, où l'on retrouve de
manière sous-jacente le jugement de valeur conditionné par la division du
travail intellectuel et du travail manuel, des classes non laborieuses et
des classes laborieuses, trompant sur la réalité de l'art dont la pratique
est un moment essentiel
[397].
C'est d'autre part l'insistance sur le besoin subjectif d'art qui, suite à
l'échec personnifié de la culture dans les horreurs qui ont eu lieu en son
sein, n'est que la substitution subreptice du besoin objectif des hommes
qu'est la suppression de la « misère du monde »
[398].
3.5
Fétichisme
Contrairement au
fétichisme, Adorno réserve le terme d'idéologie pour dénoncer la société qui
l'a produite, et malgré sa conscience du caractère fonctionnel de
l'idéologie - qui passe par l'opération fétichiste - , il lui donne une
coloration morale que le terme de conscience fausse dénote. Une phrase comme
l' « idéologie proférée n'est jamais cru
totalement et progresse de mépris de soi en auto-destruction. Rien n'est
fait pour améliorer la situation »
[399]
indique que c'est le caractère déclamatoire, engagé qui est idéologique. En
tant que simple fonctionnalité du système, cette déclamation, cette passion
comme défense d'un certain ordre ne serait pas nécessaire. Il semble alors
possible d'avancer que son usage dénote le lieu où la pointe la plus
possiblement 'consciente' du mécanisme social qui génère selon sa nécessité
les représentations qui lui correspondent, se loge. Alors que l'arrogance de
sa profération semble intégrer un doute sur sa vérité, le fétichisme est
plus utilisé comme présentation d'un mécanisme aveugle. Et pour caricaturer
cet usage, l'esthéticien bourgeois pourrait être dit idéologue alors que
l'artiste borné serait fétichiste. En ce sens, Adorno réserve son usage
suivant une lecture probable de Marx où l'introduction de l'idéologie dans l'Idéologie
allemande était le lieu de la critique pleine de verve et où le chapitre
sur le fétichisme du Capital était le lieu de la description
scientifique du mécanisme fétichiste.
Au niveau de son contenu, la
catégorie de fétichisme dénote un manque fonctionnel de dialectique car il
est le résultat d'une opération qui consiste à isoler et hypostasier des
éléments du réel, à les absolutiser. Il nomme alors la mystification qui est
une forme constitutive de la socialisation
[400]. Le texte d'Adorno où la présence du
fétichisme dans la sphère de l'industrie culturelle est particulièrement
étudiée est Le caractère fétiche de la musique et la régression de
l'écoute de 1938 dont, comme le dit le traducteur, les éléments
d'analyse se retrouve jusque dans la Théorie esthétique
[401].
La catégorie
marxienne de fétichisme y est alors interprétée, après avoir rappelé le
texte du Capital sur le caractère fétiche de la marchandise
[402], comme « la vénération de ce qui s'est
fait soi-même […] de ce qui, comme valeur d'échange, s'est aliéné de […] l'
'homme' »[403].
Adorno distingue
deux usages du fétichisme, celui qui a lieu dans la sphère de consommation
des biens culturels et qui est directement le caractère fétiche de la
marchandise, et celui qui se déploie dans la sphère de production des œuvres
d'art, comme fétichisme du caractère d'en-soi des œuvres d'art, de leur
objectivation et de leurs moyens techniques. C'est, pourrait-on dire, le
fétichisme de l'hétéronomie et de l'autonomie.
3.5.1
Le fétichisme de la
marchandise dans la sphère esthétique
Le monde
enchanté par le fétichisme de la marchandise montre que des produits
différents de travaux différents qui se trouvent identifiés dans l'échange,
acquièrent une valeur qui semble leur être naturelle
[404]. Dans le domaine de la consommation de
biens culturels, la surproduction de marchandises dites « culturelles »
(disques, concerts, films, etc.) transforme la valeur d'usage dont la
fonction vient à être assurée par la valeur d'échange. Précisément, c'est le
succès, le prestige, le caractère à la mode, de telle production qui finit
par être recherché et consommé, et les œuvres d'art les plus célèbres
succombent spécialement à ce processus
[405]. L'apparence esthétique comme
apparition de l'essence est masquée par cette seconde apparence
[406].
Ce double phénomène d'apparence s'exprime aussi par le fait contradictoire
de la valeur d'usage consommé comme succès, comme l'être-pour-autrui du
produit, et de la finalité de l'œuvre d'art dans son concept, chose se
constituant pour elle-même, par rapport à ses problèmes immanents, et non en
vue des autres
[407]. Comme le dit Le caractère fétiche de la musique et la
régression de l'écoute de 1938 en accord en cela avec la Théorie
esthétique : le succès « est le simple reflet de ce que l'on paie sur la
marché pour le produit : le consommateur adore véritablement l'argent qu'il
a dépensé […] Il a lui-même 'fait' le succès qu'il réifie et qu'il accepte
comme un critère objectif sans pourtant se reconnaître en lui »
[408] Là où l'art avait gagné son autonomie
en s'arrachant au culte d'abord, puis au service des cours, cette autonomie
se défigure à l'heure où la culture de masse s'intéresse plus au succès de
telle ou telle production qu'à sa qualité. Par le fétichisme de la
marchandise, où le succès est fait par le porte-monnaie des gens, et se
trouve être hypostasié pour devenir une propriété mystérieuse du produit, le
fétichisme archaïque de l'origine de l'art, 'fétichisme de l'autonomie' ou
du symbole se réitère en 'fétichisme de l'hétéronomie', quand les figures
sur les parois de la grotte, par exemple, prenait une vie indépendante et
magique pour prendre le dessus sur la bête désirée, ou quand l'ointe figure
du Christ sur une toile en venait à être habitée divinement
[409]
Au sein du
capitalisme de monopole, cette jouissance de la valeur d'échange est une
participation à l'abstraction issue du principe d'échange. Et cette
abstraction passe à l'art moderne dont l'indétermination de ce qu'il doit
être ou de son pourquoi en est le chiffre. Il réagit allégoriquement au
monde devenu abstrait, permettant une nouvelle distanciation esthétique
d'avec le monde et défiant la puissance de l'illusion que la vie existe
encore
[410].
Le fossé entre le spectateur et l'œuvre est alors extrême, d'un côté il n'y
plus d'expérience de l'œuvre mais perpétuation abstraite d'un succès et de
l'autre l'abstraction de l'œuvre qui réagit à cette situation et se ferme à
l'immédiateté de son expérience.
3.5.2 Le fétichisme du caractère d'en-soi de l'œuvre d'art
Un élément
fétiche persiste dans l'art depuis sa naissance où intervenait un aspect de
fétiche magique, mais ce fétichisme n'est pas celui de la marchandise. Il
donne à croire que l'œuvre d'art possède l'absolu, mais cet aveuglement est
nécessaire. A l'opposé l'engagement est une simplification inévitable des
données de la situation, et en tant que telle donne lieu à une fausse
conscience
[411]
[412] En effet l'illusion de l'apparition de
l'en-soi ne peut être obtenu que par une restructuration formelle des
éléments de l'étant, qui intégrés tels quels ne communiquent pas entre eux,
communication qui conditionne l'apparition. Ainsi toutes les esthétiques du
'sujet', se centrant sur le thème et non sur la mise en forme échoue à
constituer un tel en-soi, une telle distance avec la réalité empirique.
C'est le cas de la science-fiction qui se focalise de manière fétichiste sur
l'histoire
[413] et de l'esthétique sociale dont les œuvres manquent leur critique
qui se concentre dans les problèmes de forme
[414].
L'esthétique ne
peut cependant plus affirmer naïvement que l'œuvre d'art est le lieu de la
révélation - en tant que lieu différant de la répétition de ce qui est - et
répéter ce fétichisme de l'œuvre d'art, en ce que cette attribution de
pouvoirs à l'œuvre est contradictoire avec son caractère de produit de la
main de l'homme, d'unité artificiellement réalisée
[415]. Ce caractère fétichiste des œuvres
d'art se présente plus précisément comme venant du fait que c'est leur part
spirituelle émergeant de leur structure qui se présente comme un
étant-en-soi, alors qu'elles ont été faites
[416]. C'est cet en-soi qui semble se présenter qui constitue leur
caractère d'apparence, car elles prennent cette présentation comme celle
d'une réalité. Adorno donne comme exemple d'une telle apparence de vérité
immédiate l'opéra en ce que cette forme est considérée comme s'étant
naturellement organisée alors que les effets de l'opéra ont été calculés
comme le fruit de réflexions sur la forme et son effet
[417].
Cependant, c'est grâce à ce
caractère d'apparence d'un en-soi que l'art s'est émancipé de sa fonction
précédente de divertissement
[418] et cette autonomie acquise est
essentielle à son contenu de vérité qui suppose ce fétichisme du pour soi
seul. Sans lui, l'art retomberait inexorablement sous la coupe du principe
d'échange dominant, pervertissant comme servant le profit. « Seul l'inutile
représente la valeur d'usage étiolée » résume Adorno. La raillerie de Marx
rappelée par Adorno à propos de l'échec commercial du Paradis perdu
de Milton comme « travail socialement utile » est « la défense la plus forte
de l'art contre sa fonctionnalisation bourgeoise ». L'œuvre d'art combat
contre cette « fonctionnalisation bourgeoise » - l'être-pour-autre-chose -
et la rationalité fin-moyen de l'utilité
[419].
Ce fétichisme de
l'autonomie se retrouve dans le principe de l'art pour l'art qui suppose que
l'œuvre d'art se suffirait à elle-même
[420]. Pour l'éviter et retrouver le regard
adéquat d'un double caractère de l'œuvre d'art, Adorno propose comme modèle
expérimental de la regarder de l'extérieur, dans son insertion sociale,
comme ambiance par exemple, qui est la négation marchande de l'ennui causé
par le monde des marchandises, comme divertissement et donc finalité sociale
[421].
Il est répété sur le modèle qui
a été vu de la naturalisation de l'art à fin d'écarter sa fonction critique,
et ce selon les trois axes, de la nature en tant que tel, du génie et de
l'intuition. La nature comme phénomène et non plus comme objet d'action, à
savoir manipulée et exploitée sans égard, n'existe encore qu'à l'état de
signe et le fétichisme qui lui est attaché n'a pas lieu d'être et n'est que
« le masque affirmatif d'une fatalité sans fin »
[422]. C'est ce fétichisme de la nature qui
est répété sur le génie comme nature, comme garantissant la riche nature du
sujet, la richesse de la culture et sa disponibilité dans la profusion de
ses marchandises. Pour cela, l'artiste génial est représenté comme sujet
séparé, abstrait, alors que le fait de la technique le ramène à sa finitude
concrète, et cela finit par mettre l'essentiel sur l'artiste et non plus sur
les œuvres
[423]. L'artiste comme individu derrière l'œuvre est fétichisé comme
vérité de l'œuvre, et ce à but commercial, pour faciliter la vente de ses
œuvres comme articles de consommation, puisque chacune de ses productions
sera a priori une réussite, l'artiste étant identifié à une bonne
nature fonctionnant naturellement et produisant naturellement de bon
produits
[424]. C'est enfin la doctrine réduisant
l'œuvre d'art à n'être qu'intuitive qui devient fétichiste, en attribuant
indûment à l'intuition immédiate des effets qui ne se produisent que grâce à
l'agencement rationnel des éléments constituant l'œuvre
[425]. Ce fétichisme se prolonge en
répondant au désir bourgeois que l'œuvre, devant servir à quelque chose,
prenne comme valeur d'usage le plaisir sensuel qu'elle doit procurer, et ce
en hypostasiant la différenciation sensuelle, là où celle-ci ne suffit pas
et où une structuration est nécessaire pour servir la valeur spirituelle de
l'œuvre qui est ici négligée
[426].
3.5.3 Le fétichisme de l'objectivation
L'objectivation,
le processus artistique qui mène à fabriquer un objet cohérent en soi, est
perçu de l'extérieur, comme le fétichisme de l'art. Cependant, elle est
sociale comme produit de la division sociale du travail
[427]. Ce qui est vu de l'extérieur, c'est
le fait que par cette objectivation, l’œuvre a tendance à se figer et, en
cela, à renier la dynamique des forces qui se joue dans l'œuvre. Ce
processus s'oppose donc au concept de l'œuvre d'art qui est de saisir
l'instant fugitif d'un processus vivant, en ce qu'il aspire à constituer une
unité reposant en elle-même, comme une réalité en soi, fermée, là où son
ouverture seule lui permet de dépasser la réalité empirique, d'établir une
distance avec elle. Si ce lien tendu avec cette réalité empirique vient à
être rompu, elle ne se réduit plus qu'à une forme vide de sens, et retombe
dans la réalité empirique, chose sociale parmi d'autres, marchandise parmi
les marchandises
[428]. Cette objectivation la rapproche donc
dangereusement de la chose sociale, et entraîne la fausseté de la «
fétichisation de ce qui est processus et instant ». Ce risque est cependant
nécessaire, ce n'est qu'en tant qu'objectivée qu'elle gagne son autonomie
[429]. La volonté de durer de l'œuvre, de
garder ce lien tendu à la réalité empirique, au sein de son autonomie peut
se muer en fétichisme de la durée qui étouffe l'œuvre d'art par cette
exigence d'inaliénabilité
[430].
3.5.4 Le fétichisme des moyens techniques
Le fétichisme
des moyens techniques qui concerne l'art comme la production sociale et qui
substitue les moyens aux fins desquelles ils sont au service, provient de la
rationalité pragmatique, qui réagit suivant le principe de la conservation
de soi, et de finalités prochaines en finalités prochaines, est obnubilée
par ses moyens. L'art y participe mais de manière légitime en ce que c'est
grâce au métier que l'étendue des solutions possibles pour l'œuvre en cours
est limité. Cependant le comportement de la
société capitaliste qui masque l'irrationalité de sa confusion des moyens
rationnels et des fins
[431]
ne laisse pas l'art à
l'abri. Le symptôme le plus récent pour Adorno de cette fétichisation de la
rationalisation des moyens, où les moyens deviennent des fins en soi, est la
présentation de schémas d'œuvre, de projets
[432]. La force productive technique se
présente mais ne se réalise pas. Le risque est le règne d'une technocratie,
règne de la domination. La valeur de toute construction ne tient cependant
pas à elle-même mais à la place qu'elle occupe dans son rapport au contenu
de vérité, sa finalité, dans l'œuvre
[433]. Lorsque le rapport à la praxis devient ainsi fétichiste, en
devenant simple pour soi, en oubliant son idée même qui est d'être pour
autre chose, elle trahit sa finalité de prêter sa voix à la douleur du
monde, son horizon incertain, le bonheur, comme « centre de force de l'art
et de la théorie »
[434]. C'est pourquoi tout progrès en art, pour ne pas être fétichisé,
doit être confronté à son contenu de vérité
[435].
De même que l'abandon à la
seule technique n'aboutit à aucune œuvre sinon une forme vide, la croyance
nominaliste, issue de son refus de la forme comme être-en-soi spirituel, est
fétichiste en donnant à l'œuvre des pouvoirs qu'elle n'a pas, à savoir en
croyant que l'œuvre s'organisera d' « en-bas », par sa seule force, en
s'abandonnant complètement à elle
[436].
Enfin suivant le
même schéma fétichiste de croire que l'élément fétichisé va produire de
lui-même, avec ses propres pouvoirs, l'œuvre, c'est la catégorie même de
nouveau qui le devient sur modèle de la marchandise qui doit toujours se
renouveler. Elle vient à être recherchée pour elle-même, comme un caractère
indépendant. Ce fétichisme est à critiquer dans la chose même et peut
souvent l'être dans des œuvres où des moyens nouveaux côtoient des fins
anciennes. Une nouveauté qui reste abstraite prend le risque du toujours
semblable, et la volonté du nouveau s'associe au toujours semblable du mythe
car viser la non-identité revient à l'identification tentée du non-identique.
C'est la perte de l'évidence de l'art qu'illustre sa problématisation comme
objet fabriqué qui devrait pourtant exister pour lui-même qui conduit ainsi
à la fétichisation, car le nouveau, voulu, mais comme autre, serait le
non-voulu
[437].
3.6
Réification
Cette notion
largement utilisée par Adorno est présente chez Marx mais a été développé
spécifiquement par Lukacs dans Histoire et conscience de classe en
1926, qui a influencé le marxisme dit occidental
[438]. Cette notion déborde selon E.Balibar
[439] l'usage marxien où les rapports
personnels sont remplacés et représentés par les rapports entre
marchandises, en ce que « l'objectivité marchande » devient « le modèle de
toute objectivité » et « l'objectivation […] s'étend à toutes les activités
humaines ». Le texte d'Adorno sur son expérience des Etats-Unis
Expériences scientifiques d'un universitaire européen en Amérique donne
des exemples de la réification du côté de l'objet : la standardisation, la
transformation de créations artistiques en biens de consommation, la
pseudo-individualisation calculée; et du côté du sujet : le caractère
manipulable de la conscience et son incapacité de faire une expérience
spontanée
[440].
La réification est une
fixation, conformément à l'étymologie qui indique la transformation en
chose, res en latin, ce qui s'oppose au devenir ouvert, fluant et
changeant de la vie, connotant donc la mort, et dont la visée est
l'immuabilité et inéluctabilité de l'existant
[441]. En figeant les aspects qualitatifs,
une manipulation et l'insertion dans des calculs devient possible. Ceci peut
être illustré par le cas de l'individu qui, salarié, peut être réduit lors
de sa notation annuelle à un salaire, un certain nombre de compétences, de
'qualités humaines' avec une note sur une échelle, etc. afin de décider de
son avenir dans l'entreprise. Mais aussi par cette même précédente
illustration faisant de l' 'individu', l'exemplaire d'un cas abstrait, le
cas justement donné ci-dessus. Enfin cela peut être illustré par un mémoire
sur l'utilisation adornienne des concepts issus de Marx, qui
comptabiliserait leur nombre d'occurrences, et qui sur la base d'une
statistique en conclurait au 'centre' de cette utilisation. La cause de
cette réification est essentiellement pour Adorno, le caractère universel de
la forme marchandise affectant au premier chef les relations entre les
hommes, car elle est la « réflexion d'un rapport de travail comme s'il était
objectif »
[442].
Son usage dans
la Théorie esthétique est double et répond exactement au double
caractère du fétichisme présenté. D'un côté, c'est la réification
occasionnée par les rapports marchands et qui consiste en une perte de
capacité à faire des expériences dont le contenu ne soit pas déjà recouvert
par des catégories les déterminant. De l'autre, c'est la réification
nécessaire de l'œuvre d'art.
3.6.1 Affaiblissement et déformation de la capacité d'expérience
Le phénomène de
la réification touche le rapport du sujet à son autre. Adorno caractérise
cette conscience réifiée par trois traits. D'abord la conscience réifiée est
une conscience sans effroi, c'est à dire qui n'est plus touchée par l'autre,
ce qui est une condition de la connaissance qui se trouve relié par là à
l'amour pour les choses, à l'Eros
[443]. Ensuite, incapable de ressentir cet
autre, la conscience réifiée suppose son immuabilité et inéluctabilité.
C'est en ce sens une conscience mythique, c'est à dire une conscience qui ne
voit dans l'autre que du toujours semblable. Elle se trouve ainsi par-delà
les âges mise en relation avec le charme antique
[444]. Enfin l'origine de cette conscience
qui n'est plus touchée par l'autre est localisée dans l'abstraction
impliquée par le système marchand : abstraction du travail et de la valeur
du produit par le temps de travail qui pose des grandeurs calculables et en
premier lieu l'individu réduit à sa force de travail. La société finit par
assujettir le sujet lui imposant des modèles modelés socialement de ce
rapport à l'autre. C'est le cas de l'individu qui est regardé par
l'employeur comme une force de travail. La réification a augmenté à l'époque
bourgeoise, car après les conventions féodales, c'est l'ensemble de
l'expérience qui devient conventionnelle
[445] alors que celle de la nature était encore possible à l'époque de
Kant, ce dont son esthétique du sublime témoigne. Ce sont alors le rapport
au prochain, à la nature, et à l'art qui se trouvent réifiées et la science
positiviste se fait le modèle de ce rapport en surestimant le quantitatif
parce qu'il est mesurable et calculable, au détriment du qualitatif
insaisissable
[446].
Dans le domaine des relations
entre les hommes, des modèles de ces modèles imposés se décèlent dans des
expériences du type de celle du visage d'une jeune fille que l'on ne peut
voir sans penser à la star sur le modèle de laquelle il a été fait, ou du
type de celle de la perception de la nature modifiée selon Proust par
Renoir, ce qui suppose qu'on a besoin d'un modèle pour faire l'expérience
[447]. L'expérience de la nature, quant à
elle, ne peut plus être immédiate, puisqu'elle est intégrée dans l'industrie
touristique
[448]
qui médiatise chaque regard porté par
un panneau indicateur. Dans le domaine de l'art enfin, cette incapacité à
l'expérience se lit dans sa vision dichotomique de l'œuvre d'art prodiguant
du plaisir et un message, et dans son incompréhension de l'art moderne qui
raconte justement le 'destin' de cette conscience réifiée.
La dichotomie
évoquée se formule quant au plaisir censé être prodigué par l'art comme le
fait que l'absence d'un lien sensible immédiat au monde entraîne que la
conscience projette ce besoin sensible sur l'art comme ersatz, dont elle se
convainc de se satisfaire contre elle-même, contre la possibilité d'une
vraie satisfaction sensible
[449]. Quant au 'message', cette notion tend
à réifier le rapport dialectique entre le contenu philosophique et la
technique en une dichotomie figée, permettant de rendre le contenu
philosophique, le caractère spirituel de l'œuvre, ainsi mutilé, détachable
sous la forme d'un message
[450], d'une « donnée positiviste »,
manipulable et trafiquable
[451] C'est l'amputation du contenu de
l'œuvre là où le lieu de l'esprit est dans la configuration de ses
composantes
[452]. Pour Mahler, une telle formulation détachable serait « l'absolu
est pensé, senti, ardemment désiré, mais n'existe pas. Mahler n'ajoute pas
foi à la preuve ontologique de Dieu, que presque toute la musique antérieure
répétait sans réfléchir. Tout pourrait être juste, et est néanmoins perdu :
c'est à cela que répond le tressaillement de sa musique. » Mais Adorno
ajoute que seule, cette formulation n'atteint pas l'œuvre, ni celui qui l'a
lit pour qui elle prend une allure abstraite. Ce n'est que dans sa
concrétion qu'elle prend son corps et agit sur le sujet
[453]. L'idéalisme absolu de Hegel a
participé à ce mouvement en hypostasiant l'esprit dans sa métaphysique, ce
qui le réifie et cela finit par le réduire à « l'idée cernable »
[454]. Le matérialisme au contraire ne
signifie pas que l'esprit doive être écarté ou rabattu sur la matière mais
que, contrairement à l'idéalisme, il ne soit pas hypostasié et réifié, isolé
abstraitement par ce biais, et que sa réalisation nécessite son moment
contraire, la choséité [455]. Une fois le
contenu devenu insaisissable, c'est le mouvement historique des œuvres d'art
en soi qui se trouve réduit à la position historique des spectateurs par
rapport à elles, alors que son mouvement essentiel est interne et figure une
sorte de vie : disparitions successives de ses couches, dissociation de sa
loi formelle, durcissement une fois transparente, vieillissement, extinction
[456].
Quant au rapport
d'incompréhension de la conscience réifiée à l'art moderne, il se lit
d'abord comme l'accusation portée de la part de cette conscience réifiée
comme quoi l'art moderne gagné par la spiritualisation se serait aliéné sa
part naturelle, comme en témoignerait sa tendance vers le non-figuratif.
Cette représentation est erronée en tant que le monde n'étant plus
accessible qu'à travers des verres déformants conçus par la fabrique
sociale, et la nature ayant été elle-même déformée par son ravalement au
niveau de la matière, c'est par la formation de son en-soi, son autonomie
que l'art peut rejoindre le plus adéquatement la nature, c'est à dire par ce
que l'on pourrait appeler une imitation intérieure et non une imitation
extérieure
[457]. La logique des choses coutumières étant rejetée par les œuvres
modernes, elles deviennent impopulaires, comme les œuvres expressives de la
seconde école de Vienne
[458] qui n'ont pas à être rejeté par un
matérialisme non exigeant, sous prétexte de ne pas être immédiatement
populaire, car elle représente une provocation critique de la réification
bourgeoise par le geste de briser cette logique coutumière
[459]. C'est n'est d'ailleurs plus que sous
forme d'irruptions sous la forme par exemple de l'irritation que suscitent
les œuvres d'art modernes hermétiques que la rupture possible de la
conscience réifiée devient possible, et donc par une sorte de communication
de l'incommunicable, en tant que la communication a elle aussi été réifiée
et ne permet plus que d'échanger des paroles convenues
[460]. Cette incompréhension de l'art
moderne engage alors un processus qu'Adorno a appelé de désartification dont
les deux pôles sont le rapport entre le sujet et l'objet, réduit à un
rapport projectif, et la transformation des œuvres en choses parmi les
choses. L'élément mimétique propre aux œuvres d'art qui leur font être
semblables à leur autre, société comme seconde nature, ou propre au sujet
qui regarde l’œuvre d'art et cherche à se faire semblable à elle pour la
comprendre, repose sur l'affinité du sujet pour l'objet. Le caractère
universel de la forme marchandise ayant réifié cet élément, il finit par se
réduire à la projection du sujet sur l'objet, projection qui disqualifie
l'objet, l'œuvre d'art en question. Ce regard qui fait de l'œuvre le support
de l'écho de soi, en faisant s'évanouir les qualités propres de l'objet est
la désartification de l'art, tendance à la suppression des caractères
spécifiquement esthétiques de l'œuvre
[461]. Un doute finit par planer même sur l'art moderne. En effet, il
reste difficile à distinguer dans le rejet de l'expression si elle vient
d'une conscience réifiée ou si, convaincue de l'impossibilité d'une
expression immédiate se réfugie dans une expression inexpressive comme des «
pleurs sans larme » . Adorno, dans la fin des années soixante, ne voyait
ainsi comme seule possibilité d'expression que celle qui indirectement se
meut « au travers de la structure aliénée et mutilée des choses »
[462]. Kafka en constitue ainsi un modèle,
celui d'une mimésis de cette réification, avec sa prose au style objectif.
Par l'écart entre cette prose et les situations extraordinaires narrées,
l'aveuglement social est perçu
[463]. Enfin, la
conscience réifiée finit par atteindre l'esthétique dans le relativisme qui
rejette la prétention de l'art à la vérité. Il est réifié en tant que
détaché de la chose dont il est question, réflexion sur soi qui ne sait plus
faire l'expérience de l'objet. Adorno y oppose que « les questions
techniques peuvent être tranchées » et donc que par ce biais l'expérience de
l'objet peut-être retrouvée
[464].
3.6.2 La nécessité et les risques de l'objectivation artistique
La réification
de l'œuvre, sa transformation en chose par la technique objectivante est
nécessaire pour sauver dans la durée le fugitif, l'éphémère, qui passent
dans les impulsions mimétiques, éphémère qui sinon partirait dans l'oubli
[465]. Son modèle est, en tant qu'éphémère
échappant au destin d'être une chose morte, le feu d'artifice - qui brille
puis s'évanouit
[466] et sa première réalisation probable
est la tentative de représentation du mouvement dans les peintures rupestres
qui peut être interprétée comme une première résistance contre la
réification
[467]. L'œuvre d'art vise donc l'horizon d'un langage des choses, en
réduisant par la technique la contingence du sujet et sa seule réalité
psychique
[468]. Elle est cependant antinomique en ce que l'intégration croissante
des éléments mimétiques, avec l'horizon de devenir une simple chose,
s'oppose à l'expression humaine qui a pourtant besoin de cette réification
sans laquelle elle ne serait plus qu'impulsion subjective impuissante,
sombrant dans la réalité empirique. C'est d'ailleurs cette chose humaine,
cette impulsion qui cherche à se mouvoir derrière la réification du sujet,
qui pousse son impuissance à s'exprimer sous forme de langage. La
réification est limitée par le rudiment mimétique comme représentant de la
vie intacte au sein de la vie mutilée
[469]. Cette antinomie se répète comme celle du désir d'éternité auquel
la réification prétend donner accès et « le caractère éphémère de ce qui
dans le temps s'instaure comme réalité durable »
[470]. La crise entre la sphère de réception
et la production se situe alors dans le fait que l'importance donnée à
l'intuition comme « réflexe dirigé contre la réification sociale », comme
désir de retrouver une forme d'immédiateté dans un monde des marchandises
qui, orienté selon le principe abstrait de l'échange, l'empêche, est mis en
échec par la réification à l'œuvre dans l'art, comme ce qui permet, par une
synthèse d'éléments en rapport de forces, de lui donner une forme objective.
L'intuition ne peut accéder immédiatement à l'œuvre objectivée aux moyens
d'éléments de pensée.
[471], ni l'imagination s'introduire
librement au sein de l'exigence constructive
[472]. Ce qui se meut dans la réalisation de
cette construction est alors la part spirituelle de l'homme, sa « force
d'objectivation »
[473] qui se fixe dans l’œuvre.
La réification est en cela élaboration spirituelle
[474]
et s'oppose par cette réalité non-chosale qu'est l'esprit, à la réalité
chosifiée
[475].
L'idée de classicité
[476]
se comprend comme propre aux œuvres dont l'objectivation a le mieux réussi.
L'art moderne
depuis Baudelaire se caractérise la protestation de l'art contre la
réification dans le monde moderne et sa critique se développe par
l'expérimentation des archétypes de cette réification par le moyen de la
forme poétique
[477]. « Les œuvres modernes s'abandonnent
mimétiquement à la réification, à leur principe de mort », à savoir au fait
qu'en extrayant des éléments de la réalité empirique et en les objectivant
dans l’œuvre, ces éléments, perdant leur immédiateté, perdent l'immédiateté
de leur vie
[478].
Les risques de cette opération
d'objectivation sont en premier lieu l'expulsion radicale du sujet et donc,
la finalité d'exprimer la douleur du sujet étant reniée, elles retombent
dans la réalité empirique. Cette réification des œuvres à la « littéralité
barbare » est une conséquence du refus de l'apparence esthétique,
s'identifiant par là à ce qui est, à la chosalité, en expulsant toute trace
du sujet, de l'humanité. C'en est ainsi de la « toile et matériau sonore
brut » qui ne peuvent plus camoufler leur réalité et qui se confondent ainsi
avec le principe de réalité et d'adaptation, supprimant la distance au
monde. Or selon Adorno, l'œuvre d'art qui n'est pas identique à la réalité
empirique, qui s'en détache, perd dans ce mouvement sa littéralité
[479]. Il faudrait étudier dans le cadre de
cette analyse si, au-delà de son illustration par le happening, elle
s'applique au mouvement plastique 'Support Surfaces' qui cherche à montrer
le matériau brut (le cadre, la toile, etc.) et à D.Buren qui à la fin des
années soixante expose de la toile pré-rayée de bandes verticales blanches
et colorées de 8,7 cm et dont les deux extrêmes sont recouverts de peinture
blanc mat, et ce pour ne pas imposer au spectateur les débordements de son
imagination mais lui donner à voir ce qui est simplement là
[480]. En art le positivisme guette ainsi
les œuvres qui rejettent le sens, comme sens emphatique de l'existence, car
cela peut constituer une résignation, « consistant en des sentences
protocolaires […] s'adaptant à la réalité donnée »
[481] et dont la technicité se fige en «
habileté tournant à vide » par l'oubli de sa raison d'être, de ne pas être
pour soi, bien que ce moment de fixation sur les moyens ait pu se justifier
auparavant comme réaction contre la prétention à l'œuvre de s'organiser
naturellement comme un organisme
[482]. Ces œuvres s'abandonnent alors à la
conscience réifiée, elles deviennent indifférentes au matériau sensible et
se réduisent au complément subjectif juste nécessaire à effectuer le calcul
[483].
3.7 Aliénation
3.7.1 Aliénation comme étrangeté à soi et comme puissance déterminante
La notion
d'aliénation est reprise par Adorno à la suite de Hegel, Feuerbach et Marx,
pour décrire deux phénomènes, celui de l'étrangeté d'un monde comme d'une
puissance étrangère sur laquelle on n'a pas de prise, qui s'impose à soi, et
ce jusqu'au plus intimes déterminations de l'individu, étrangeté plus ou
moins explicite pour celui-ci. Ce monde, c'est la
société qui est figée en seconde nature, une puissance face à l'impuissance
de l'individu
[484].
L'aliénation est alors
le signe d'une
dépossession du monde et de soi, qui se comprend en rapport avec les notions
de réification et de liberté du sujet.
Adorno montre
son influence sur la production pour la sphère du divertissement et la
sphère artistique, et son influence sur les comportements typiques vis à vis
de l'art. C'est l'occasion pour lui de défendre l'art moderne qui peut
présenter un aspect hermétique face à l'art directement engagé, comme un art
dont l'absence de concessions et l'exigence en font un art essentiellement
critique, en particulier de l'espace musical ouvert par Schönberg dans
lequel il s'est lui-même engagé par la critique et la composition
[485]. Sans se pencher spécifiquement sur
les facteurs déterminants de cette aliénation, question qui a fait que cette
notion a perdu son aspect plus ou moins central chez le Marx d'avant l'Idéologie
allemande pour ne plus désigner qu'un phénomène par rapport auquel ce
qui importait était d'en expliquer la genèse
[486],
Adorno répond à l'exigence de n'en pas rester à l'énoncé de l'aliénation en
la spécifiant selon son influence dans la sphère esthétique.
3.7.2 Influence sur la sphère du divertissement
La sphère du
divertissement est le lieu de ce qu'Adorno nomme la désartification, la
perte du caractère artistique. La tendance à cette désartification
[487] rend compte du mouvement qui consiste
à rendre proche des hommes les œuvres par l'adaptation par exemple, comme la
pratique de coupures dans une symphonie pour ne retenir que les passages les
plus 'efficaces' ou 'impressionnants', et en faire des 'compilations'
[488].
Or cette pratique de ce qu'Adorno et Horkheimer ont nommé l'industrie
culturelle, nom qui annonce bien ce dont il s'agit, à savoir la sphère de
production de type industrielle de biens culturels, témoigne de ce qui a été
enlevé à la plupart des hommes, la capacité de faire sa propre expérience
d'un phénomène différent de soi, de son ordinaire. L'expérience de
l'individu réduite à la réaction stéréotypée après inculcation n'est plus
vraiment une expérience en ce qu'elle répète ces schémas appris. L'identité
concrète de l'individu, ce qui lui est propre et qui lui permettrait de
faire cette expérience a été refoulé et substitué par une identité
artificielle dont l'intérêt pour l'industrie culturelle est la manipulation
plus aisée à fin de profit. Car si le calcul statistique lui permet de
déterminer des profils et en vis à vis leur goût, la consommation de ses
produits sera assurée comme la réussite financière. Les productions
télévisuelles qui reproduisent sans scénario élaboré la propre vie des
individus est plus proche du spectateur, ne lui demandent que peu d'effort
puisque se schémas de pensée lui sont restitués devant lui - qu'un film dit
d' 'art et d'essai' qui demande un effort intellectuel. et un certain niveau
culturel - et donc aussi un rapport de classe.
3.7.3 Influence sur la production artistique et l'art moderne
La sphère de la production
artistique se distingue de la précédente en ce que l'œuvre d'art instaure
une distance avec la réalité empirique, à savoir le monde quotidien de la
pratique - vie professionnelle, loisirs et même vie privée - réglée suivant
les principes d'échange, de conservation de soi et de rationalité
coordonnant des moyens à des fins particulières données. Cette distance
s'expérimente d'abord par le fait que chaque œuvre est découvre un certain
monde - ainsi en est-il immédiatement pour la littérature ou la peinture
mais pour la musique aussi comme monde au moins sonore. Le rapport instauré
avec le phénomène d'aliénation va alors distinguer les productions. Selon
Adorno, l'art moderne a été celui qui n'a pas refoulé ce phénomène en
donnant à penser que l'individu vivait harmonieusement dans et avec ce monde
qui lui semblait sien, en répondant harmonieusement à chacune de ses
impulsions, mais qui en porte les stigmates. « L'art est moderne grâce à la
mimésis de ce qui est durci et aliéné »
[489]. L'aliénation sociale est reprise par
l'art moderne qui ne peut que refuser toute belle forme harmonieuse. Sa
forme est brisée comme la brisure séparant le sujet du monde - de l'objet -,
témoignage de l'aliénation
[490]. L'aliénation et auto-aliénation du
jeune Marx
[491] signifie pour Adorno la situation antagoniste qui est un moteur de
l'art moderne sans que l'art en soit une copie ou une reproduction. La
dénonciation de la situation se fait par son transfert dans l'image -
l'imago - où une liberté est gagnée là où dans la réalité cette liberté dans
la réalité se fait encore attendre
[492].
Du point de vue historique, et
donc non selon l'idée, Adorno fait référence, pour la notion d'art moderne,
aux œuvres qui viennent, en littérature, après Baudelaire et son intention
de s'immerger dans le monde capitaliste moderne; en musique, après Schönberg
qui va ouvrir à la complète atonalité et au dodécaphonisme; en peinture,
après Manet qui ouvre à l'impressionnisme. D'une manière plus générale,
c'est un art d'après la féodalité, de l'installation définitivement
dominante du monde bourgeois et du capitalisme. C'est l'art des débuts de la
forme aliénée de la vie où des puissances extérieures déterminent le plus
intime de l'individu
[493]. Selon l'idée, l'art moderne «
s'éloigne de la logique des choses coutumières et englobe les produits de la
culture de masse, marqués au fer du profit »
[494]. A partir de l'expérience de cette aliénation, cet art moderne,
par mimésis, devient éloquent en en étant l'expression, à la différence d'un
art qui refuserait cette réalité en faisant croire à une autre, et tomberait
ainsi dans l'idéologie
[495].
L'aliénation va de pair avec la chosification - Versachlichung - ou
la réification -Verdinglichung - en ce que ce qui a été perdu et qui
faisait la valeur de la vie, à savoir la capacité à faire une expérience -
de la nature, de l'autre, du monde, de l'art, de soi, de ses impulsions -
est remplacé par la capacité à répéter et appliquer un modèle figé issu à
l'origine de ces expériences. Ainsi en est-il par exemple de l'expérience de
la tristesse dont les signes et les événements sont identifiés pour ensuite
être manipulés, et en ce sens sont chosifiés, mis devant soi à l'état de
chose manipulable ayant prétendument des propriétés, en particulier, celles
de déclencher la tristesse ou de bien représenter la tristesse.
Cette étrangeté
que constitue cette puissance qu'est aujourd'hui celle de la société comme
seconde nature, comme tout qui n'est pas maîtrisé, mais où règne partout
l'administration appliquée des choses et des êtres, « l'universalité
administrative », l'art la rend accessible en exprimant le frisson qu'elle
procure par sa présence universelle dans chaque chose ou être particulier,
et cette expression est une mise en image, une théâtralisation et par sa
distance, devient critique, comme lorsque l'on montre une photo d'une ville
détruite, geste qui dit « voilà ce qui a été fait », mais avec la différence
essentielle de la mise en forme, du caractère non littéral de ce qui est
montré et qui est essentiel en ce qu'elle intègre une autre attitude à
l'égard de l'autre que soi, une attitude qui cherche à sortir de la
domination de l'autre, pour le laisser s'exprimer. Or dans le cas d'une
photographie sans mise en forme, il n'y a que répétition de ce qui est,
renoncement, victoire de ce qui est, de la société telle qu'elle est
constituée et qu'elle fonctionne. Ainsi donc, l'art moderne cherche à rendre
accessible à l'expérience l'aliénation et cela même qui fut aliéné et
chosifié. Et ce dont les hommes n'ont plus la maîtrise - dans l'intérêts de
quelques-uns - prend les traits des anciennes puissances naturelles
incontrôlées, aux pouvoirs mystérieux, tel le mana
[496]. Cependant l'homme qui est devenu
maître de cette nature enchantée qu'il a désenchanté, l'a en même temps
chosifié, a fait de la nature une chose quasi morte là où le charme
précédent avait, malgré l'illusion, la force et le dynamisme de la vie
[497].
Par réaction à l'expérience de l'aliénation, l'art développa de nouvelles
techniques pour rompre avec les techniques traditionnelles, étrangères,
imposées et perpétuant l'aliénation. Adorno s'intéresse en particulier au
montage - photographique, pictural et puis cinématographique dont il voit
l'apogée avec le surréalisme - et ce qui lui succéda, la construction.
3.7.3.1 Le montage
Le montage vient
en réaction à l'impressionnisme. Celui-ci avait été la tentative de
sauvegarder l'élément aliéné et hétérogène, devenu étranger au sujet, par la
recomposition homogène dans une image par de petites touches colorées de
tous les objets, les habituels comme les nouveaux issus de l'ère
industrielle. Il a échoué car alors qu'il cherchait une réconciliation, une
paix du sujet avec le monde aliéné, tout en prenant sur lui ses stigmates, à
savoir en essayant de retrouver un semblant d'inscription sensé de l'homme
dans le monde, c'est « l'élément chosal prosaïque » qui finit par être plus
important que le « sujet vivant » et la tentative de réconciliation comme
l'aspect forcé du mensonge de rendre propre au sujet les objectivités
menaçantes du monde. Le montage cubiste ou surréaliste a consigné cette
échec en s'abandonnant au monde, et cela après une première étape figurée,
en intégrant directement « les ruines littérales » du monde - comme du
papier journal par exemple - intégration qui consomment la rupture avec le
monde
[498]. Cependant, en avouant cette rupture et s'y pliant, il
est la « capitulation intra-esthétique de l'art
devant ce qui lui est hétérogène », avouant son « impuissance face à la
totalité du capitalisme tardif »
[499].
3.7.3.2 La construction
La construction va plus loin
que le montage en ce qu'il ne s'arrête pas à l'organisation d'éléments
donnés mais décompose jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de significatif en
soi les éléments avant de les recomposer selon l'orientation essentielle de
leur totalité
[500]. Ce procédé est une tentative de résister à la souffrance de
l'aliénation car elle ne laisse pas tel quel les objets issus de la réalité
empirique, ce qui serait une forme de renoncement, mais les décompose pour
les recomposer avec rationalité. Elle vise en cela « l'horizon d'une
rationalité intégrale »
[501]. En effet, une rationalité qui ne serait plus particulière comme
celle qui a cours dans la monde, particulière car servant des intérêts
particuliers, mais universelle ferait cesser ainsi la violence que cette
particularité implique, violence contraire à la finalité de la raison qui
est le bonheur. Cependant dans cette construction esthétique s'annonce deux
futurs possibles sans qu'on puisse décider vers lequel la tendance se
dirige, la fin du travail ou la réification totale. En effet, la
construction n'acceptant plus a priori ni les schémas pré-établis ni
les objets tels quels, répond en cela à la volonté nominaliste
[502] de ne pas étouffer l'élément
particulier, individuel sous des catégories générales ou des schémas. Cette
impulsion s'est réalisée dans la dynamisation des structures des œuvres, par
le développement musical par exemple ou l'intrigue en littérature, à savoir
par le développement du discours des éléments individuels posés par l'œuvre.
Or l'équivalent dans la réalité de ces développements, est le processus de
vie, de travail, dont le progrès s'est révélé illusoire puisque rien ne
change réellement dans la société, que le travail se perpétue alors que le
stade atteint par les forces productives permettrait de cesser ce travail
selon Adorno. Ce piétinement constructif exprimé adéquatement par Beckett où
le déroulement est un déroulement sur place, peut codifier à la fois la
démission du sujet et l'aliénation absolue comme étant dorénavant le propre
de l'art ou bien l'anticipation d'un état réconcilié au-delà du statique et
du dynamique
[503].
Le mouvement
historique des œuvres d'art suivant l'exigence de la mise en forme est alors
celui d'une auto-aliénation en ceci que cette recherche de toujours plus
d'objectivité, l'exigence immanente d'intégration totale des éléments
hétérogènes, a comme horizon l'objectivité absolue qui a perdu toute part
humaine, toute trace des impulsions mimétiques, pour n'être plus que chose
[504]. Cependant cette extériorisation de
l'œuvre grâce à ses procédures, qui mène à l'objectivation, cette aliénation
permet de sortir du solipsisme
[505]. Le risque est ainsi déjà identifié en musique par Adorno qui
fustige les procédures aliénées et chosifiées qui utilisent le hasard pour
confectionner l'œuvre, en ce qu'elles renoncent à la liberté du sujet, et
figurent le renoncement
[506].
3.7.4 Influence sur le contemplateur
Le comportement
typique du contemplateur aliéné est de refuser qu'on lui montre à quel point
il l'est, ce pourquoi il refuse les œuvres critiques qui enregistrent cette
aliénation et cherche les 'œuvres' lisses sans conséquence que prodiguent
l'industrie culturelle. Cette attitude se développe dans les idées en
façonnant celle de la permanence que les oeuvres devraient avoir alors que
c'est un moyen de s'assurer d'elle, de pas la perdre et donc de se garantir
avec elle du « non-aliéné »
[507]. Ce refus n'est pas seulement
instinctif mais aussi appris en tant qu'il sert la perpétuation des choses
telles qu'elles sont et qui seraient mises à mal si l'individu devenu
pleinement conscient du fait qu'il est manipulé car il réagirait contre cet
état. Ce refus répond donc aussi au fait que le surmoi esthétique - à savoir
l'idéal artistique à laquelle la personne aspire intérieurement - est
aliéné, composé de modèles extérieurs figés qui l'ont constitué. Ces modèles
sont des écrans entre l'individu et ses impulsions mimétiques réprimées par
là même, et l'œuvre dont il s'agit de faire l'expérience. Ils empêchent donc
cette expérience adéquate qui nécessite les impulsions mimétique du sujet
pour suivre les courbes de l'œuvre
[508]. Là où le spectateur aimerait que l'objectivité de l'œuvre d'art
atténue son aliénation dans la société d'échange, elle reste dans son
intransigeance, correspondant au respect de la logique de l'objet, et
renchérit dessus sans complaisance
[509].
3.8
Bourgeoisie
Le
monde bourgeois qui a dominé le XIXème siècle jusqu'à aujourd'hui, après le
monde féodal, est celui du mode de production capitaliste. Adorno trace une
physionomie de son rapport à l'art, tracé dont la ligne directrice est le
caractère limité et non universel de la liberté dont il a permis l'avènement
et dont le signe est présent dans la sphère esthétique. Outre ces signes, le
rapport bourgeois à l'art fait émerger quatre principes contredisant une
pleine émancipation : la conservation de soi non dialectique, l'échange, la
propriété, et le travail. Enfin, la perpétuation du monde bourgeois
solidaire du mode de production capitaliste nécessite que l'art ait une
fonction de réconciliation.
3.8.1 Liberté partielle
Le
mouvement d'avènement de la bourgeoisie a été celui d'une libération de
l'esprit par rapport au monde féodal aux multiples conventions. L'œuvre
d'art bourgeoise se devait donc d'être nominaliste. Cependant, une fois la
bourgeoisie installée, l'esprit s'est de nouveau retrouvé assujetti. C'est
un de ses invariants de promettre la liberté et en même temps de l'empêcher,
comme peut le témoigner au cours de la Révolution française les versions
successives des constitutions, où est repérable le combat gagnant de la
bourgeoisie d'assurer politiquement le maintien et le développement de la
propriété
[510]
et dans le domaine de l'art, la copie de style propre au XIXème. L'antinomie
de la liberté bourgeoise se montre en ce que l'art, qui a gagné son
autonomie extérieure - vis à vis de ses commanditaires - avec l'avènement de
la bourgeoisie la perd à nouveau intérieurement du même coup, en ce que dans
l'idée elle devrait s'opposer à la copie des styles d'une époque qui l'a
précédé, et dans la réalité, restauratrice, elle empêche un développement
radicalement autonome de l'art, qui autoriserait de « réaliser librement de
soi-même quelque chose d'authentique »
[511].
Cette contradiction se retrouve au niveau de la théorie, l'esprit bourgeois
y étant a priori hostile, en tant que susceptible d'être critique, et en
même temps, elle se retrouve dans l'autonomisation de la raison, avec la
primauté de la raison pratique chez Kant et Fichte
[512].
Le rejet de principe de la tradition
[513]
par la bourgeoisie, dont le modèle social est son renversement du
féodalisme, qui s'exprime en art par la négation de la tradition esthétique
en tant que tradition, est donc abstrait en ce que les styles précédents ne
sont pas bannis. Et là où a lieu un développement propre à la bourgeoisie,
dans le roman, son contenu thématique étant la vie et la société bourgeoise,
cela constitue une intégration de l'art, à la bourgeoisie, plus forte
qu'auparavant. A travers le roman, l'avènement de la bourgeoisie rend alors
plus manifeste le caractère social de l'art là où l'épopée chevaleresque de
l'époque féodale était « hautement stylisée et distanciée ». L'art devient
d'autant plus social par son embourgeoisement
[514].
3.8.2 Quatre grands principes bourgeois : conservation de soi, échange, propriété et travail
Le
principe de conservation de soi de la bourgeoisie est appauvrissant en ce
qu'il repose sur l'absence d'ouverture à l'autre, sur l'absence de
réalisation de soi dans l'autre que le projet hégélien dialectique se
proposait de réaliser pour surmonter la scission entre le sujet et l'objet.
Cela semble tenir à ce qu'Adorno identifie comme le centre de l'ontologie
bourgeoise, le tabou mimétique, et qui est selon lui lié à l'interdit
sexuel, au refus de l'expérience, et de tout ce qui n'est pas décidé a
priori
[515].
Ce principe se décline alors dans un practicisme reproductif du monde auquel
il reproche à l'art de ne pas prendre part, l'art qui suspend la praxis
[516].
Cette activisme est cependant intégré dans l'art dans ses procédés comme
l'illustre Beethoven qui réagit envers les détails comme les sciences de la
nature, lui enlevant ses qualités, puis développant son travail à partir de
cellules insignifiantes
[517].
Le
principe d'échange a son application en art en ce que l'œuvre d'art doit
donner quelque chose pour l'esprit bourgeois, là où l'expérience authentique
est une expérience spirituelle de l'identification à l'œuvre d'art par la
sortie du sujet hors de soi
[518].
Ce principe est donc la réalisation du principe de conservation de soi sans
dessaisissement, sans dialectique du sujet et de l'objet. Ce principe de
l'échange s'associe avec l'utilitarisme
[519]
auquel ne répond pas adéquatement l'œuvre d'art. Pour répondre à ce
principe, la valeur d'usage sera modelée sur le plaisir à prodiguer.
Le
principe de propriété se décline dans le domaine de l'art de trois manières.
D'abord, l'art étant pris comme propriété culturelle, il se trouve chosifié,
figé, comme le sont les œuvres classiques dont une perception authentique
n'est plus possible selon Adorno. La relation à l'œuvre d'art est déformée
et faussée au point où l'œuvre est assimilée à une propriété accessible mais
pouvant être détruite par la réflexion, sur le modèle d'un bien exploitable
dans l'économie psychique, avec la peur concomitante de perdre son bien
[520]. Ensuite elle fait naître la catégorie
de durée, le spirituel devant lui aussi devenir comme la propriété,
transmise et solide
[521]. Enfin, le 'béotien' attend que
l'œuvre d'art lui rapporte quelque chose en l'assimilant ainsi faussement en
propriété, comportement d'auto-conservation
[522], comme la volonté de disposer d'un objet
manipulable, attendant « du tableau ou de la pièce de théâtre un contenu
solide auquel il puisse se tenir et qu'il puisse palper »
[523].
Face à ce comportement
attaché à la propriété des choses et des êtres, Adorno rappelle que la
liberté doit être liberté par rapport au principe de propriété, et ne doit
ainsi pas pouvoir être possédée. Dans un état de liberté, il ne peut être
dit : 'je possède la liberté'
[524].
Le
principe bourgeois du travail s'est imposé en art en commençant par
s'opposer au féodalisme qui le précédait, et par rejeter « l'hédonisme
ludique » du XVIIIème siècle
[525].
L'ethos bourgeois glorifie au contraire le travail comme création
humaine avec le danger de tomber dans le productivisme sans égard pour la
finalité de cette production - 'il faut produire'. Ce pathos bourgeois du
travail, alors qu'il pourrait devenir inutile, est critiqué par les œuvres
qui en sont une face moqueuse en tant que l'activité répétitive, pour
elle-même devient ridicule
[526],
mais contraint l'artiste avec la notion bourgeoise de profession - pour
gagner sa vie -, en ce qu'elle oblige à continuer dans la voie choisie, et
produire même si l'artiste n'en ressent pas la nécessité immanente, ce qui
entraîne une indifférence objective dans le résultat
[527].
Comme corrélat, il veut que le contemplateur ne fasse pas d'effort, deux
éléments trouvant leur application dans le concept de génie comme créateur
puisqu'avec le génie, l'œuvre est moins considérée - ce qui demanderait un
travail - que l'individu et sa biographie - ce qui ne demande pas de travail
[528].
3.8.3 Idéaux bourgeois de l'art : réconciliation, satisfaction, intuition
Adorno diagnostique l'attente bourgeoise en matière d'art comme un domaine
pouvant servir à convaincre que le monde tel qu'il est, est réconcilié,
qu'il est tel qu'il devrait être, comme un domaine devant apporter du
réconfort, de la consolation - sans espoir-, un loisir « supérieur ». En
outre, l'apaisement que doit proposer le monde affirmé par l'art dans sa
forme, serait projeté sur le monde-ci qui l'a produit et dont il emprunte
les éléments à mettre en forme, qui doit ainsi être accepté tel qu'il est.
Même si cet aspect affirmatif et donc consolateur ne peut être totalement
supprimé, l'art ne s'y réduit pas comme le montre ses manifestations dont le
début du siècle est emblématique (refus de la tonalité en musique, du
figuratif en peinture, du narrateur omniprésent et omnipotent en littérature
par exemple)
[529].
Pour la bourgeoisie, l'œuvre d'art ne doit pas vouloir transformer, mais
être en paix avec le monde, être pour tous, et se régler sur les formes
acceptées de la conscience publique. Cela est une défense de l'ordre établi
[530].
La bourgeoisie cherche à neutraliser l'art ou à l'intégrer comme allié du
contrôle social
[531]
dont son inquiétude sur l'état de l'art, sur l'inconnu de son futur,
témoigne
[532].
L'esprit bourgeois attend de l'art qu'il puisse en tirer quelque chose pour
le plaisir uniquement, pour sa distraction alors que la vie reste ascétique
ce qui donne à dire à Adorno la belle formule : « Le bourgeois désire que
l'art soit voluptueux et la vie ascétique; le contraire serait préférable »
[533].
L'esthétique de la bourgeoisie se fonde sur la doctrine du caractère
intuitif de l'art, entendu comme le primat de l''immédiateté sensible, au
détriment de toutes les médiations, dans l'art. Cette doctrine est politique
en ce qu'elle vise à privilégier les œuvres d'art aux belles formes achevées
qui, comme fait social, font rejaillir leur bonté sur le monde social.
D'autre part, cette esthétique se fonde sur le fait que l'œuvre doit être le
lieu d'un repos, ce que le terme bourgeois de 'perfection formelle'
emblématise. Il est à bannir selon Adorno comme masquant les antinomies et
contradictions de l'art et de ses œuvres, ce qui explique que l'art moderne,
conscient des contradictions s'oppose à l'idéal classique
[534].
En effet c'est l'oppression de la nature par le monde bourgeois qui
constitue le contenu que l'art se doit de mettre en forme par le biais de ce
que ce monde condamne, stigmatise, bannit ou interdit, de ce qu'il n'a pas
encore été intégré, « approuvé et pré-formé », participant ainsi aux forces
qui critiquent le statu quo par le moyen d'une négation déterminée.
Cette part de prise de conscience non discursive a pour but la réalisation
de « ce qui est propre aux figures historiques du naturel et de sa
subordination » par un aspect chaotique s'il le faut et non un « ordre
sensible et concret » comme le souhaiterait une doctrine idéaliste qui
étoufferait la nature sous sa volonté impérieuse
[535]
et qui dans le repos attendu du commerce des œuvres en font des choses,
alors que c'est lorsqu'elles vibrent des tensions du monde qu'elles
témoignent de leur spiritualité et de leur vie
[536].
Cet idéal du repos se retrouve dans le modèle de la division de la vie
sociale en travail et loisir, dans la réception de l'art qui doit apporter
du réconfort, du plaisir d'un côté, et de l'autre donner un message
conceptuel
[537],
et dans son irritation face aux nouvelles 'écoles' que forment les
mouvements artistiques qui sont à la fois un rejet de la tradition dans une
négation déterminée et leur successeur, là où l'art devrait être « comme
l'amour : purement spontané, involontaire et inconscient »
[538].
Ce calme et cette sérénité attendus de l'art se retrouvent dans l'absence de
trouble souhaitée pendant les loisirs de l'individu de caractère bourgeois,
où il ne veut pas entendre des récriminations sur la qualité des productions
auxquelles il s'adonne, l'art étant ravalé au rang de « rêve synthétique »,
ce qui est encouragé par le système dont on ne doit pas prendre conscience
sous peine de la mettre en péril
[539].
Enfin cet idéal
conciliant pose que les antinomies objectives - comme celle de
l'objectivation nécessaire de l'art mais qui absolutisée supprime l'art en
le ravalant au rang de chose - sont résolues par des moyennes entre les
extrêmes, moyenne qui ne fait que dissimuler ceux-ci qui finissent par la
briser
[540].
[10] T.W.Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (Paris, Gallimard, 1990, trad. H.Hildenbrand, A.Lindenberg), p.34-37 Introduction - § De la méthode
[23] Il pourrait être intéressant de comparer cette alternative avec la vision monadique de Leibniz sans l'harmonie pré-établie, à savoir avec la philosophie nietzschéenne comme monadologie athée selon l'interprétation de Heidegger dans Nietzsche (Paris, Gallimard, 1990-1995, trad.P.Klossowski)
[25] sur le lien travail solitaire et collectif chez Adorno, voir Dictionnaire Marx Contemporain sous la direction de J.Bidet et E.Kouvélakis (PUF,Paris, 2001) p.360
[31] T.W.Adorno, Mahler, une physionomie musicale (Les Editions de Minuit, Paris, 1976, trad. J.L.Leleu et T.Leydenbach), p.22
[36] T.W.Adorno, Minima Moralia Réflexions sur la vie mutilée (Payot, Paris, 2001, trad. J.R.Ladmiral, E.Kaufholz), p.246
[41] T.W.Adorno, Critical models Interventions and catchwords (Columbia University Press, NewYork, 1998, trad.H.W.Pickford), p.260
[49] Un rapprochement serait à faire avec G.Deleuze dans L'abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, Editions Montparnasse, 1998) pour qui l'art c'est parler pour, au nom des animaux qui meurent.
[58] Cette recherche de l'identité post-hégélienne se retrouvent dans les tentatives contemporaines de la non-philosophie de F.Laruelle avec l'Un-en-Un et de la philosophie de A.Badiou avec la multiplicité pure.
[76] Là où un morceau ou passage tonal avait un centre de référence, la tonalité du morceau ou du passage en question, par exemple Do majeur, par rapport auquel s'organisait le morceau, l'atonalité rompt ce centre de référence, l'analyse pouvant difficilement rattacher les passages à une tonalité, où sinon sur une période si courte que cette analyse suivant le centre tonal n'est plus pertinente. Le dodécaphonisme est un système où chacune des douze notes de l'octave (par exemple do, do#, ré, ré#, mi, fa etc. jusqu'à si, c'est à dire sur un piano une série contiguë de 12 notes blanches et noires) a une valeur égale - ce qui supprime le centre tonal. La composition se donnera alors une série de 12 notes dans un certain ordre comme point de départ, et opérera des transformations sur cette série comme moyen de composition.
[77] T.W.Adorno, Quasi una fantasia (Gallimard,Paris,1982, , trad.J.L.Leleu avec O.Hansen-Løve, P.Joubert), p.339
[78] voir à ce sujet les critiques contenues dans les ouvrages de J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Paris,Galilée,1975) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) dans l'Histoire de la philosophie (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974) tome III p.984 sq.
[86] J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Galilée, Paris, 1976) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1974) p.984 sq.
[87] voir pour comprendre l'importance d'un telle instance : G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Les Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos et J.Bois) Qu'est-ce que la marxisme orthodoxe ? p.17-45
[88] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.), p.292 [ma propre traduction en français]
[89] C.Menke, Théorie critique et connaissance tragique in Actualités d'Adorno (PUF, Rue Descartes n°23, 1999), p.27-45
[225] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.150
[226] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91
[227] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.160-161
[251] T.W.Adorno, Hegel : Three Studies (MIT Press, Cambridge,1993, tard.S.W.Nicholsen), Skoteinos p.123
[289] Cette notion de fausse conscience, implicitement morale selon E.Balibar, n'est pas présente chez Marx
[298] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.433
[348] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37-38
[401] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute (Editions Allia, Paris, 2001, trad. C.David), p.85
[408] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute
(op.cit.), p.29-30
[414] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.318
[432] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.410-411
[438] G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos), voir Préface de K.Axelos
[485] T.W.Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute
(op. cit.), p.84
[496] « Mot polynésien signifiant force. Puissance occulte, telle que l'envisagent certaines religions primitives, et qui serait, selon les sociologues, à l'origine de notre idée de cause. » (Paris, Nouveau Petit Larousse, 1967)
[513] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.42
NOTES
[1]
T.W.Adorno, Théorie esthétique (Klincksieck, Paris, 1995,
trad.M.Jimenez), p.501 (à l'avenir, T.E.)
[2]
T.W.Adorno, Dialectique négative (Payot, Paris, 1978, trad. G.Coffin,
J.Masson, O.Masson, A.Renaut, D.Trousson.), p.7-8
[4]
Un exemple d'une telle tentative d'interprétation d'Adorno est le livre
La théorie critique de l'Ecole de Francfort de J.M.Vincent (Paris,
Galilée, 1976) qui cependant semble plus juxtaposer une partie de contexte
historique et une partie théorique qu'à parvenir à faire le lien entre les
deux.
Un modèle nouveau d'une telle analyse sur l'objet de la modernité est fourni
par Topologie d'une alternative de J.Bidet in Dictionnaire Marx
Contemporain sous la direction de J.Bidet et E.Kouvélakis (Paris, PUF
2001) p.360, un des fils conducteurs de Théorie générale (Paris, PUF,
1999)
[7]
voir G.W.F.Hegel, Principes de la philosophie du droit (Librairie
philosophique J.Vrin, 1982) §360 p.341
[8]
T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.150
[9]
T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.126
[10] T.W.Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (Paris, Gallimard, 1990, trad. H.Hildenbrand, A.Lindenberg), p.34-37 Introduction - § De la méthode
[13]
T.W.Adorno, T.E. (dans T.E. op. cit.), p.364
[14]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.363
[15]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.308
[16]
Il serait intéressant de comparer cette manière de cerner le réel à travers
des modèles à une autre solution à cette question
donnée par F.Laruelle avec une axiomatique transcendantale, où selon
l'occasion d'un matériel philosophique, un nouveau visage du Réel se donne
dans l'écriture.
[22]
W.Benjamin, Origine du drame baroque allemand (Flammarion, Paris,
1985, trad. S.Muller), p.24-25
[23] Il pourrait être intéressant de comparer cette alternative avec la vision monadique de Leibniz sans l'harmonie pré-établie, à savoir avec la philosophie nietzschéenne comme monadologie athée selon l'interprétation de Heidegger dans Nietzsche (Paris, Gallimard, 1990-1995, trad.P.Klossowski)
[25] sur le lien travail solitaire et collectif chez Adorno, voir Dictionnaire Marx Contemporain sous la direction de J.Bidet et E.Kouvélakis (PUF,Paris, 2001) p.360
[31] T.W.Adorno, Mahler, une physionomie musicale (Les Editions de Minuit, Paris, 1976, trad. J.L.Leleu et T.Leydenbach), p.22
[32]
M.Horkheimer, T.W.Adorno, La dialectique de la Raison (Gallimard,
Paris,1974, trad. E.Kaufholz), p.21
[36] T.W.Adorno, Minima Moralia Réflexions sur la vie mutilée (Payot, Paris, 2001, trad. J.R.Ladmiral, E.Kaufholz), p.246
[39]
T.W.Adorno, Dialectique négative (op.cit.), p.152
[41] T.W.Adorno, Critical models Interventions and catchwords (Columbia University Press, NewYork, 1998, trad.H.W.Pickford), p.260
[43]
Il sera traduit par la suite par désartification suivant une idée de
M.Jimenez qu'il n'a pas retenu dans sa traduction ici utilisée de la
Théorie esthétique, puisqu'il choisit désesthétisation (Théorie
esthétique p.36 note 7), mais qui a l'avantage de faire penser au
désertique, et donc à la perte de qualités, renvoyant ainsi par connotation
à un terme employé par Adorno : Entqualifizierung et à l'aliénation
elle-même Entfremdung. On a ici une série de terme en Ent-
exprimant une forme de négativité, celle de la perte d'un qualité propre à
soi.
[49] Un rapprochement serait à faire avec G.Deleuze dans L'abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, Editions Montparnasse, 1998) pour qui l'art c'est parler pour, au nom des animaux qui meurent.
[50]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.97
[55]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.20
[58] Cette recherche de l'identité post-hégélienne se retrouvent dans les tentatives contemporaines de la non-philosophie de F.Laruelle avec l'Un-en-Un et de la philosophie de A.Badiou avec la multiplicité pure.
[76] Là où un morceau ou passage tonal avait un centre de référence, la tonalité du morceau ou du passage en question, par exemple Do majeur, par rapport auquel s'organisait le morceau, l'atonalité rompt ce centre de référence, l'analyse pouvant difficilement rattacher les passages à une tonalité, où sinon sur une période si courte que cette analyse suivant le centre tonal n'est plus pertinente. Le dodécaphonisme est un système où chacune des douze notes de l'octave (par exemple do, do#, ré, ré#, mi, fa etc. jusqu'à si, c'est à dire sur un piano une série contiguë de 12 notes blanches et noires) a une valeur égale - ce qui supprime le centre tonal. La composition se donnera alors une série de 12 notes dans un certain ordre comme point de départ, et opérera des transformations sur cette série comme moyen de composition.
[77] T.W.Adorno, Quasi una fantasia (Gallimard,Paris,1982, , trad.J.L.Leleu avec O.Hansen-Løve, P.Joubert), p.339
[78] voir à ce sujet les critiques contenues dans les ouvrages de J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Paris,Galilée,1975) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) dans l'Histoire de la philosophie (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974) tome III p.984 sq.
[86] J.M.Vincent, La théorie critique de l'Ecole de Francfort (Galilée, Paris, 1976) et A.Tosel, Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917, § Le métamarxisme de la Théorie Critique L'Ecole de Francfort (1955,1958) (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1974) p.984 sq.
[87] voir pour comprendre l'importance d'un telle instance : G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Les Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos et J.Bois) Qu'est-ce que la marxisme orthodoxe ? p.17-45
[88] T.W. Adorno, Critical models Interventions and catchwords (op.cit.), p.292 [ma propre traduction en français]
[89] C.Menke, Théorie critique et connaissance tragique in Actualités d'Adorno (PUF, Rue Descartes n°23, 1999), p.27-45
[96]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.278 et voir G.W.F.Hegel,
Principes de la philosophie du droit (Librairie
philosophique J.Vrin, 1982) §360 p.341
[97] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52
[146] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.127-129 et Notes sur la littérature (op.cit.), Engagement p.285-306
[97] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52
[146] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.127-129 et Notes sur la littérature (op.cit.), Engagement p.285-306
[172]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.393
[225] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.150
[226] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91
[227] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.160-161
[251] T.W.Adorno, Hegel : Three Studies (MIT Press, Cambridge,1993, tard.S.W.Nicholsen), Skoteinos p.123
[264] T.W.Adorno, T.E.
(op. cit.), p.314
[265] T.W.Adorno, T.E.
(op. cit.), p.348
[289] Cette notion de fausse conscience, implicitement morale selon E.Balibar, n'est pas présente chez Marx
[298] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.433
[348] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.37-38
[379]
T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.332
[401] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute (Editions Allia, Paris, 2001, trad. C.David), p.85
[408] T.W.Adorno, Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute
(op.cit.), p.29-30
[414] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.318
[432] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.410-411
[438] G.Lukacs, Histoire et conscience de classe (Editions de Minuit, Paris,1960, trad. K.Axelos), voir Préface de K.Axelos
[485] T.W.Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute
(op. cit.), p.84
[496] « Mot polynésien signifiant force. Puissance occulte, telle que l'envisagent certaines religions primitives, et qui serait, selon les sociologues, à l'origine de notre idée de cause. » (Paris, Nouveau Petit Larousse, 1967)
[513] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.42
LE SYSTEME D’INFORMATION ORGANISATIONNEL,
OBJET ET SUPPORT D’APPRENTISSAGE
Sandrine DARAUT [1]
Sommaire
INTRODUCTION
I - SYSTEME D’INFORMATION ET APPRENTISSAGE
1.1 Les différents supports de mémorisation
1.2 De la nécessité d’une utilisation flexibilisée du SIO
2. INFORMATION VERSUS CONNAISSANCES OU LA FORMATION DE
REPRESENTATIONS PARTAGEES
2.1 La firme comme dépositaire de schémas d’action
transférables
2.2 Apprentissage organisationnel, représentations collectives
du réel et modes de traitement décisionnel
1.VERS DES DYNAMIQUES DE CO-EVOLUTION TECHNICO -COGNITIVES
2.UNE MISE EN PERSPECTIVE AU SERVICE DE L’ACTION COLLECTIVE :
L’INTRODUCTION DES NTIC DANS L’ENTREPRISE
2.1 Dynamiques d’innovation et dynamiques
d’apprentissage : une application aux modes de déploiement des NTIC
2.2 Des acteurs-projets pour la structuration d’espaces de
coordination au travers des NTIC
CONCLUSION
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
NOTES
Il est aujourd'hui
commun de relever que les nouveaux rapports à l’information privilégient la
mémorisation, la rapidité d’accès et de circulation en s’appuyant, en
particulier, sur des technologies nouvelles dites « de l’information et de
la communication » - et sur tout un ensemble d’institutions qui régulent
des flux informationnels de plus en plus denses. Cependant, il convient surtout
de rappeler que ces nouveaux rapports constituent également des rapports à la
connaissance et au savoir, rapports sans lesquels l’information n’a
littéralement pas de sens. En tant que donnée, cette information ne va acquérir
quelques utilités - pour une firme ou un groupe d’individus - qu’après avoir
fait l’objet de divers travaux d'appropriation, de contextualisation,
d’élaboration et de mise en forme.
Dans un second
temps, elle ne pourra être acquise ou assimilée – et, donc, éventuellement
transformée en connaissance ou savoir – que via un long processus de maturation
et d’adaptation – suivant l’échéancier d’objectifs de l’utilisateur potentiel.
Ainsi, outre la
nature du canal de transmission ainsi que les connaissances et savoirs
respectifs de l’émetteur et du récepteur – qui, nous renvoient au contexte
socio-économique de l’action tout autant qu’aux capacités de mémorisation des
individus – il s’agit de mettre en œuvre un construit relationnel un tant soit
peu transférable…
Dans une première
partie, nous envisageons, donc, plus particulièrement, le passage des niveaux
individuels à l’organisation, quant à la diffusion des connaissances et la
formation des compétences. De ce point de vue, un usage flexibilisé du SIO
permettrait l’émergence et la mise en œuvre d’un construit relationnel,
intégrant la spécificité et la subjectivité des individus ainsi que les
structures d’action, dans lesquelles ils évoluent.
Dans une seconde
partie, nous nous attachons - plus modestement – à appliquer de tels schémas
coordonnateurs au poste de travail informatisé. Dans ce cadre, on peut
notamment s’interroger sur l’intégration des nouvelles technologies comme
aptitude collective à construire des contextes d’interactions, nécessaires aux
transferts – dans l’action – et au maintien du capital cognitif
organisationnel.
I - SYSTEME D’INFORMATION ET APPRENTISSAGE
L'information
collectée n'est, donc, généralement pas accessible directement aux membres de
l'organisation, ils doivent l'interpréter suivant un ensemble de savoirs
et de savoir-faire hétérogènes.
Au niveau
individuel, ces derniers sont préalablement mis en forme via des mécanismes
d’apprentissage, associés à un certain substrat institutionnel. Au niveau
collectif, intervient le SIO. En tant qu’objet collectif cristallisant les
résultats des processus d’apprentissage, un tel artefact appuie l’action
collective. Mais, interviennent, aussi – à cet endroit - les modes de relation
et de coordination inter-individuels – et, notamment le développement de codes
communs, de règles et de représentations partagées, de « theories of
action » (Argyris, Schön, 1996) - spécifiques à l’organisation considérée.
1. LE SYSTEME D’INFORMATION COMME SUPPORT DE LA MEMOIRE ORGANISATIONNELLE
Comme le
constataient Cyert et March (1970 , p.95), « l’une des principales
contraintes qui pèsent sur l’entreprise est sa capacité limitée à rassembler
stocker et utiliser les[connaissances ; S.D]». En tant que support de la
mémorisation, le Système d’Information et de Communication de l’organisation
est l'instrument pour améliorer cette aptitude .
Mais, plus
généralement, ces différents supports de mémorisation présentent des
caractéristiques spécifiques : les produits et autres artefacts ont un contenu en connaissance
donné – ils constituent une mémoire « morte » - alors que la
connaissance individuelle et les routines présentent un caractère de
variation ; et, donc, de potentialités supérieures – en ce sens que ces
connaissances sont en action ; en un mot, elles sont
« vivantes » (Azoulay et Weinstein, 2000, p.137).
Tout d’abord, les
individus conservent une certaine mémoire de leurs observations et de
l’expérience. La connaissance conservée dans la mémoire individuelle peut
concerner des faits bruts (stimuli reçus de l’environnement et résultats de
décision). Elle peut se traduire, à un second niveau, sous forme de croyances
ou de représentations particulières – justement utilisées dans les processus
d’interprétation informationnelle.
En ce qui concerne
ce dernier point, précisons, dans un premier temps, que la notion de représentation
peut être définie suivant une double perspective.
· Un premier sens correspond à « des structures de connaissances
stabilisées, qui sont donc stockées en mémoire à long terme et qui ont besoin
d’être recherchées, activées pour être utilisées » (Avenier, 1997, p.97).
A ce titre, la représentation peut nous intéresser comme rendant compte des
moyens ou instruments, dont disposent les individus pour s’adapter.
· Une seconde acception renvoie à « des constructions circonstancielles
faites dans un contexte particulier et à des fins spécifiques, élaborées dans
une situation donnée et pour faire face à l’exigence de la tâche en
cours » (Richard, 1990 , p.86). Cette seconde définition se
rapproche, également, de celle de P.Falzon (1989 , p.11) :
« (…)l’idée d’un modèle interne élaboré par le sujet pour traiter les
situations. Ce modèle interne résulte d’une construction, qui repose sur une
analyse des données de la situation et sur l’évocation des connaissances en mémoire ».
Cette citation englobe, alors, les deux aspects du concept de représentation.
Nous retiendrons, pour notre part, surtout le fait qu’une telle notion est
toujours liée à un contexte historique, culturel, technique – en dehors duquel
elle est difficilement lisible.
A cet égard,
interviennent notamment le substrat culturel et structurel de l’organisation.
D’une part, la culture organisationnelle véhicule auprès du personnel, une
certaine façon d’appréhender les problèmes ; elle repose sur des symboles,
des mythes, etc. et véhicule, consécutivement, certaines valeurs. D’autre part,
la notion de rôle encadre les comportements ; le découpage des activités
(ou, la division du travail) s’accompagne de l’établissement de nomenclatures
fonctionnelles générales – qui, imposent aux individus, se succédant sur le
poste (de travail), une définition des tâches à accomplir (dans le cadre de
leur affectation ).
Cependant, en
termes de « rationalité adaptative » et de continuité interprétative,
il s’agit, tout en préservant la structure cognitive existante de construire de
nouvelles représentations – requises par les perturbations rencontrées.
Partant, il serait
question « de standardiser et stabiliser des formes cognitives
intermédiaires, des îlots de connaissances considérés comme temporairement
satisfaisants » (Lorino, 1997, p.126). En effet, « en résolution (de
problèmes) [constate H.A. Simon (1991)], un résultat partiel représentant un
progrès identifiable vers le but joue le rôle d’un sous-assemblage stable ».
Ce dernier représente une « économie d’attention », pour les membres
d’une organisation qui, peuvent alors se concentrer sur les aspects vraiment
problématiques. Ces îlots de stabilité constituent, également, des îlots de
consolidation.
Mais, à ce stade
de la réflexion, il conviendrait de donner un contenu plus théorique à la
coordination de telles « convictions individuelles ». En particulier,
« pour qu’un schéma soit remplacé, il faut que l’expression de son
successeur soit aussi accessible et qu’il puisse avoir le même ancrage dans les
systèmes de représentations [individuels ; S.D] » (Teulier-Bourgine,
1997 , p.129). On s’achemine, en conséquence, vers des formes simplifiées
et tacites d’échanges et d’actions – qui, structurent récursivement les
« régularités actionnables » (Reynaud, 1996). Autant de ROUTINES ou
de « rules – ready-to-use » qui, incorporent des variables
comportementales (associées à un certain contexte d’action).
De plus, outre
l’articulation de processus cognitifs élémentaires, la cohérence du cheminement
interprétatif fait intervenir une mémoire collective ; des artefacts
physiques – supports et objets de PROCEDURES.
En pratique, la
mémorisation interne (au sujet) est accompagnée par la constitution d’archives
personnelles, de fichiers – qui, sont autant de mémoires auxiliaires. En
particulier, la plupart des organisations formalisées prévoient un archivage
systématique des enregistrements de leurs activités, sous forme de rapports, de
comptes rendus, etc. Ces archives collectives conservent une trace des
réponses, apportées par l’organisation, aux sollicitations de l’environnement.
Cependant, de
façon plus générale, nous pouvons dire – à l’instar de N. Fabbe-Costes
(1997 , p. 205) – que « la mémoire dans les organisations procède à
la fois de la mémoire individuelle des acteurs qui la constituent, et de la
mémoire collective que se construit l’organisation à travers son [Système
d’Information] ».
De ce point de
vue, une définition du concept de SIO est donnée par J-L. Peaucelle, en 1981
(p. 30). « Le SI est un langage de communication de l’organisation
construit pour représenter, de manière fiable et objective, rapidement et
économiquement, certains aspects de son activité passée ou à
venir. Les phrases et les mots de ce langage sont les données dont le sens
vient des règles élaborées, par des Hommes (…). Les mécanismes de
représentation propres à ce type de langage prennent leur efficacité dans les
répétitivités des actes [au sein ; S.D] des organisations » (souligné
par nous).
Deux points sont,
dès lors, à reprendre. D’un côté, l’information peut constituer un élément
codifiable et transmissible ; mais encore, elle peut être non formalisable
– car, liée au contexte dans sa signification, ainsi qu’à l’aptitude des
membres de l’organisation à l’acquérir et à la diffuser ; même de façon
informelle .
Par conséquent,
nous percevons clairement, ici , l’importance d’une approche
organisationnelle, en termes de lieu d’interactions entre centres d’information
décentralisés; connaissances formalisées et informations tacites seraient,
ensuite, prises en compte – au niveau du SIO – dans une perspective de réalisme
et de complétude…D’un autre côté, une telle structure n’est intelligible que,
si nous la confrontons aux procédures décisionnelles de l’organisation
considérée (Favereau, 1989). En effet, la cohésion d’ensemble est fondée sur
ces règles (de procédure) – ou « heuristiques au sein (et au service) d’un
processus d’apprentissage collectif » (Favereau, 1994) – propres à faire
émerger les significations. Ces procédures opératoires (quoi faire dans telle
ou telle circonstance ?) – éléments majeurs, encore, de la mémoire
organisationnelle – encadrent les perceptions individuelles ; elles
fixent, par exemple, les règles d’exécution du travail, la façon de recueillir
et de traiter les données, les objectifs à respecter, etc.
Au final, donc, la
notion de mémoire collective serait plus globalement liée à un système
d’inscriptions matérielles externes ; mais, collectivement produites,
interprétées ou modifiées, suivant les histoires personnelles des individus et
les structures organisationnelles dans lesquelles ils évoluent…
A partir de cette
définition, considérant donc l’activité de mémorisation qui s’opère à travers
le SI de l’organisation, nous ne pouvons qu’envisager un usage flexible de cet
artefact.
Cependant, en
guise de synthèse, dans le cadre des interactions dynamiques entre les membres
de l’organisation et leur environnement, le SIO – en cristallisant les
résultats des processus interprétatifs et d’apprentissage, au niveau du concept
d’INFORMATION – peut impulser, après la mise en forme et la collectivisation
associées à l’émergence des CONNAISSANCES, la construction de compétences
« actionnables ». Ainsi, la boucle est bouclée. D’après une réflexion
de P. Garrouste, une « information » ne devient
« connaissance » que si l’on est capable de l’utiliser ; ce qui
renvoie aux problèmes tenant notamment à la spécialisation des savoirs et à la
différenciation des codes – y compris dans leurs aspects spécifiques et locaux
(tout ce que D.Foray appelle « le marquage institutionnel de la
connaissance ») – et, qui justifie, pour une firme, le maintien non
seulement, d’une activité de recherche interne mais aussi, d’une capacité
d’expertise (interne).
Nous partageons,
donc, l’approche de J.C. Perrin (1991) qui, s’élève contre l’assimilation des
savoir-faire à une combinaison d’informations. En effet, en fin de cycle, dans
le champ de la mise en acte, la connaissance est confrontée au contexte
d’interactions[2]. De fait, dans cette perspective, « l’information
importante [qui constituera, à terme, une donnée ; S.D] n’est pas
explicitée dans le langage général de la rationalité cognitive du fait qu’elle
est spécifique à un contexte particulier et que, avant d’être formalisée dans
un langage objectif, elle est mise au point et vécue expérimentalement par le
collectif (de travail) » (1991 ; Perrin op.cit).
Nous envisageons, donc, l’enchaînement suivant :

Consécutivement,
« le problème n’est pas de faire circuler toute [la connaissance ;
S.D] systématiquement, mais de la rendre économiquement accessible à la
demande, sans contraindre tous les acteurs de l’organisation à la consommer
malgré eux » (Le Moigne, 1986, p. 24).
L’opérationnalisation
de la mémorisation – au niveau organisationnel – impliquerait, donc, plutôt,
des outils laissant place à une appropriation sélective des connaissances
produites.
En réalité, la
capacité d’accéder – en toute liberté ! – aux éléments en mémoire
s’inscrit dans une dynamique de construction des décisions, au sein des
organisations. En cela, « si le [Système d’Information] n’est pas le
système de représentation de l’organisation, il lui est intimement lié ;
il en est une expression tangible et le conditionne » (Couix, 1997 ,
p.176).
De façon plus
pragmatique, nous sommes attentifs à certains signaux de nos environnements
(entreprise, famille, etc.). Nous décidons, en conséquence, d’acquérir,
mémoriser telle ou telle information, d’échanger telle ou telle
connaissance ; ou bien, de représenter tel ou tel stimulus par telles ou
telles variables interprétatives.
A contrario, une
information peut influencer la représentation que l’on se fait d’un phénomène.
Aussi, J. March de
préciser que « la construction [collective ; S.D ] d’informations
peut être considérée comme plus importante que l’information elle-même, tout
comme la prise de décisions a plus d’importance que ses résultats »
(March, 1991 , p.12).
Plus précisément,
une grande partie du traitement de l’information (visant à faciliter le
travail, au sein des organisations ) « consiste à remplacer des
informations brutes (perçus localement ; mais, nombreuses ) par une information
de synthèse, élaborée selon des règles propres à celui qui fait la synthèse et
difficilement contrôlables par ceux qui les recevront et les utiliseront »
(Thévenot, France-Lanord, août 1993 , p.105).
Dans cette
optique, le SIO constituerait l’interface « support d’attention –
réducteur d’incertitude » - entre l’environnement organisationnel et la
structure décisionnelle de l’organisation . En effet, considérant le
rapport capacité de traitement informationnel / opacité des environnements
organisationnels, nous pouvons mesurer l’importance d’une remise en question
permanente de l’effectivité, quant à la collecte de données, au traitement et à
la mémorisation de l’information. D’ailleurs, la ressource rare – notamment
relativement à la rationalité limitée des agents économiques – réside autant
dans les capacités de traitement que dans l’information elle-même . Dès
lors, un projet de suivi des signaux environnementaux – médiatisé par le SIO –
commence par une sélection des stimuli pertinents ; sélection qui,
contribuera – en retour - à faire évoluer, chaque membre de
l’organisation, à travers ses pratiques, son expérience…
Toutefois, il faut
également envisager le « difficile » passage à la capitalisation
collective des savoirs individuels.
Selon une vision
cognitive des organisations, la connaissance se distingue de l’information en
ce qu’elle ne constitue pas une simple description – plus ou moins détaillée –
d’une réalité ; mais, se présente comme un construit social, incluant une
dimension de croyance et de jugement (March, 1991). D’après Nonaka (1994), par
exemple, la connaissance se définit comme « a justified true
belief ». Comment, dès lors, peuvent se coordonner des individus qui,
n’ont pas les mêmes connaissances – ou, les mêmes perceptions et
représentations du monde ? En guise de réponse, de nombreux travaux
mettent alors l’accent sur l’existence de « schémas cognitifs
partagés » - par les membres de l’organisation –règles, routines,
langages, procédures…
Ainsi, quand on
sait que la production et le renouvellement de la coopération constituent le
problème principal des organisations (notamment pour celles qui
innovent ), il devient prégnant de s’interroger sur les potentiels de
transmission des connaissances (et, des compétences) individuelles – justement
(en partie ) objectivées via des « dispositifs cognitifs
collectifs », suivant l’expression d’O. Favereau (1989).
Dans un premier
temps – et, toujours dans une perspective d’accumulation et de sauvegarde des
capacités productives - nous pourrions penser que les individus organisés
prennent leurs décisions « en fonction des représentations communes en
vigueur, du jugement de convention » (Petit, 1993). En effet, logiquement,
la mise en cohérence de différentes compétences, centrées sur des domaines
d’intervention spécifiques, passe par une communication – à l’intérieur de la
firme – entre différentes spécialisations ; aussi, est postulée la
possession d’un langage commun entre les différents agents économiques (Le Bas
et Zuscovitch, 1993). Néanmoins, c’est sans parler des savoirs tacites et non
formalisés. Or, de telles connaissances – « gravées dans les mémoires (embrained)
individuelles »– sont sans cesse mobilisées – automatiquement – dans
la mise en œuvre de savoir-faire.
« Nous
savons plus que ce que nous pouvons dire. (…) C’est un fait bien connu que le
déroulement d’une performance habile est achevé dans l’observation d’un
ensemble de règles qui ne sont pas connues en tant que telles par la personne
les suivant » (Polanyi, 1958) ; ou, encore : « on retrouve
toujours, dans la connaissance technique, la priorité d’un savoir-faire sur un
savoir-comment. Entre le dessin de l’outil et de la machine, d’un côté, le
dessin de l’objet à fabriquer de l’autre, il demeure une zone de geste et de la
parole qui est indescriptible » (Gille, 1978 , p.1440) – et, par
conséquent, difficilement transférable d’un individu à l’autre.
De ce point de
vue, « les routines d’une organisation constituent la qualification (skill)
de cette organisation » (J. Perrin, 1993 , p.11). Mais, parties
prenantes du « capital immatériel » (associé à ces savoirs
individuels, inarticulables au moyen d’un langage), elles demeurent, aussi,
distribuées et incorporées au niveau des rationalités individuelles. De fait,
de telles routines, « même si elles s’expriment globalement pour réaliser
une tâche collective [ !] » (B. Walliser, 2000 , p.208), «
ne sont véritablement collectives que quant à leur résultat » (B.
Walliser, 2000 , p.209).
En effet ce qui
est transposé, au niveau collectif , ce sont des formes de « connaissance
codifiée » - impliquant, en amont, autant de représentations, de règles
interprétatives et de systèmes informationnels…Au final, donc, via une
agrégation automatique des comportements individuels, se reconstitue – au prix
d’un appauvrissement, relatif au contenu ainsi qu’à la variété des schémas
mentaux – un enchaînement exhaustif de la forme :
« si…(liste de conditions contextuelles)…Alors…(liste d’actions
associées) ».
Autant de
postulats stratégiques très difficilement interprétables (car, guidant quasi
mécaniquement les comportements, sans être d’ailleurs totalement exprimables
par chaque individu…) ; et, partant, aussi, difficilement transposables
dans un nouveau contexte socio-économique…
A contrario,
« la partie articulée des savoirs et savoir-faire humains est (…)
facilement transférable d’un individu à l’autre, étant dans une forme destinée
par sa nature même à la communication entre êtres humains » (Mangolte,
1997, p. 121).
A côté d’un essai
de stabilisation des ressources organisationnelles dans le champ du tacite,
nous percevons, donc – de façon plus tangible – le cadre formel des
activités productives. Nous évoquons, ici, des procédures standardisées ;
du type processus de fabrication, méthode d’utilisation de machines-outils,
etc.
Dès lors, sur
cette base, d’après A. Kirman (2000), « l’émergence des liens entre les
individus peut être expliquée par l’utilisation de règles de comportement très
simples, sans avoir recours à un comportement optimisateur ou
stratégique ». Dans cette perspective, nous nous rapprochons du
raisonnement simonnien – qui, implique de s’écarter de la validité objective
des règles déterminant l’usage optimal des connaissances et l’action
optimale ; pour se rapprocher de PROCEDURES satisfaisantes, utilisées par
les agents pour améliorer leur compréhension de la réalité (Simon, 1976). Par
conséquent, afin de maintenir une cohérence d’ensemble, nous nous inscrivons
dans le comment (rationalité procédurale) ; et, « chemin
faisant », les règles servent de guides (ou de repères) pour
l’apprentissage collectif. En réalité, de telles règles (de procédure)
consistent à découper le problème organisationnel, d’une certaine façon ;
et, consécutivement à cette décomposition, à découvrir une heuristique
spécifique (de manière, encore, plus ou moins exploratoire ou
automatique ).
Un tel
« langage résolutoire » peut jouer, alors, le rôle d’un Common
Knowledge (CK) – créant du lien entre les membres organisationnels (du
moins, pour un certain nombre d’entre eux ) ; et, permettant des
transferts de significations…
« La mise en
forme articulée facilite donc la circulation du savoir productif, sa dispersion
éventuelle et son appropriation par autrui. On peut ainsi penser au plan d’une
machine prototype – plan que l’on peut reproduire, photocopier et envoyer à
l’autre bout du monde. A l’arrivée, à la seule condition de savoir déchiffrer
le plan, c’est-à-dire de comprendre les codes, les conventions, les symboles
utilisés, la machine est presque immédiatement reproductible » (Mangolte,
1997 , p.112).
Ainsi, comme le
disait Favereau (1996), « l’incomplétude n’est pas le problème, c’est la
solution » - notamment pour adapter les connaissances (construites
collectivement) à de nouvelles circonstances. Maintenant, c’est dans
cette optique, que nous nous proposons d’examiner, plus en détail, les
modalités de passage d’un phénomène individuel à un processus collectif de
mémorisation.…
En première
analyse, nous pouvons retenir la définition de l’apprentissage – individuel et
organisationnel – proposée par C. Le Bas (1993 , p.5) : « l’apprentissage est un processus
d’acquisition de connaissances. Il peut être défini plus généralement comme un
processus d’accumulation, de mémorisation, et concerne avant tout les Hommes
dans leurs activités sociales et, en particulier, dans leur activité
économique. S’il est indubitablement un phénomène dont l’agent individuel est
le support, il s’incruste également dans les organisations, c’est-à-dire dans
les formes institutionnelles que prennent les rapports économiques et sociaux
des agents ». Une telle caractérisation trouve, d’emblée, sa légitimité
dans l’évocation des dimensions individuelle et collective de l’apprentissage ;
l’auteur inscrit également un tel phénomène dans le cadre social relatif aux
activités de production. Enfin, est soulignée la mobilisation d’une
mémoire ; partageable à divers niveaux et, chargée d’assurer la sauvegarde
des connaissances accumulées…
De fait, afin de
garantir, dans un premier temps, la cohérence des divers processus
d’apprentissage (au sein des organisations) ainsi qu’une régulation efficace
des compétences individuelles, il doit exister – à l’échelle collective –
un corps de connaissances communes. Si l’on se place, donc, dans une situation
de CK – telle que définie par D. Lewis – aucun doute résiduel n’est
présent ; tout individu d’une population P conformera son comportement à
toute régularité R caractérisant les autres membres de la population considérée
– ce type de comportement étant, de plus, approuvé et connu par tout individu
caractérisé ici. De ce point de vue, l’application de la règle est tout à fait
dissociée des aléas affectant les interactions. « L’objectivité de la
règle ne signifie rien d’autre que le fait qu’il n’y a plus rien dans la
relation intersubjective qui puisse en venir perturber l’application »
(Orléan, 1994).
Mais, justement, à
l’instar de C. Argyris et D.A Schön, nous pouvons aussi dire que
l’apprentissage organisationnel n’est possible que dans le cas où les membres
de l’organisation appliquent, avec un regard critique, les règles guidant
l’action collective.
Aussi, dans le
cadre des préférences et des représentations individuelles, la coordination
située nécessiterait la présence « d’une forme affaiblie de savoir
collectif ». Tel est notre avis ; on se laisse guider – dans
l’apprentissage – par les règles existantes, lesquelles sont réinterprétées au
terme de cet apprentissage…
« Ces traits
de comportement, justifient (…) l’idée selon laquelle les contextes d’une
action sont, dans une certaine mesure, donnés à l’acteur sous la forme de
figures collectives, que la coordination ne peut se faire en dehors de tout
repère collectif. Cette référence peut être plus ou moins contraignante, plus
ou moins directive. Elle est en revanche, toujours partagée car inscrite dans
les environnements d’actions. Elle induit un statut différencié des
participants à l’action et une approche différente des comportements d’action. »
(Kechidi, 1998, p. 434 ; souligné par nous)
A cet égard, dans
le champ des processus décisionnels, « les règles qui régissent la
recherche de solutions s’ajustent également car les modes de recherche ayant
produit des solutions dans le passé tendent à être répétés et ceux non
productifs évités » (Daraut, 1999, p.11). Malgré tout, dans un tel cadre,
peut alors se poser le problème de la maîtrise des conflits, inhérents à des
logiques rationnelles différentes.
Les
évolutionnistes aboutissent, par suite, à une définition des routines, à partir
de propriétés presque exclusivement cognitives (Egidi et alii, 1994 , p.
2). En effet, comme « truces amongst conflicts » (Nelson et Winter,
1982) ou, mécanismes particuliers de régulation – intégrant des processus
interindividuels – de telles routines peuvent permettre – mais, toujours
artificiellement ; de « canaliser le découpage des évènements ».
Elles ont, alors, cinq propriétés respectives :
(1) une régularité et une prédictibilité ; car, représentant des modèles
de comportement qui, peuvent être répétés – si les conditions
environnementales sont similaires
(2) une automaticité
(3) un contenu tacite
(4) une ignorance partielle quant à leur mobilisation, dans la mesure (cf. 2)
où elles sont actionnées automatiquement (sans nécessité délibérative )
(5) l’économie de savoirs au niveau individuel, lors d’une mise en place au
niveau collectif (Egidi et alii, 1994 , p .2).
Partant, en
particulier suivant ce cinquième item, nous pouvons renvoyer à la notion de
MEMOIRE ORGANISATIONNELLE. De fait, face à des problèmes de nature répétitive,
les comportements (qui ont réussi ) sont mémorisés à travers des règles
standardisées. On évite, par là même, au décideur, de recommencer en totalité
l’analyse et la modélisation du problème ; il suffit de reconnaître la
nature du problème et d’appliquer le schéma résolutoire – qui, a réussi par le
passé – sans avoir à reconstruire complètement une réponse adaptée…
Cependant, nous
pouvons considérer qu’il existe plusieurs niveaux possibles dans le processus
d’apprentissage.
·
Dans le cas le
plus courant, le problème est reconnu comme strictement identique à ceux qui
ont été déjà observés. Il suffit, donc, de retrouver, dans l’ensemble des
décisions stockées, celle qui a conduit à un résultat jugé satisfaisant et de
la reproduire.
·
Si le problème
n’est pas reconnu comme strictement identique, il y a adaptation ; et, pas
seulement reproduction d’une décision. Cette adaptation est toutefois
plus rapide à mettre en œuvre qu’une solution totalement nouvelle.
·
Dans certains cas, néanmoins, le schéma d’action prévu dans la procédure (ou,
enregistré dans la mémoire du décideur) se révèle inadéquat ; les faits
observés ne coïncident pas avec la représentation « apprise » du
problème. Il faut, alors, passer à un autre niveau d’apprentissage qui,
consiste à modifier le schéma d’interprétation, appliqué jusque-là ; puis,
à sélectionner, dans le cadre de ce schéma, les réponses fournissant les meilleurs
résultats. Ce deuxième niveau d’apprentissage est celui de la modification des
représentations.
Plus généralement,
alors, nous pouvons remarquer que « le profil des convictions de
l’organisation dépend énormément du fonctionnement de [sa ; S.D] mémoire
et du fait qu’il est différent ou non selon les périodes et selon les unités de
l’organisation » (March et Olsen, 1976). De cette manière, la structure
organisationnelle conditionne étroitement les dynamiques d’apprentissage Comme
le souligne, globalement, Llerena (1996), « dans la mesure où les
processus d’apprentissage individuels sont fortement tributaires du contexte et
de l’engagement des individus dans les activités cognitives, l’évolution des
connaissances au sein de la firme ne peut être appréhendée sans tenir compte du
contexte organisationnel dans lequel s’insèrent les individus. Ce contexte
particulier, en définissant (…) les tâches et les possibilités d’interactions,
les rapports hiérarchiques et les relations d’autorité, guide les activités
cognitives des membres de l’organisation et détermine la variété des cadres
d’interprétation ». Et, c’est notamment dans cette perspective que nous
allons envisager « la coopération située ordinateur/opérateur ».
Dans un premier
temps, N. Rosenberg (1982) a souligné, via le concept de « learning by
using », le rôle d’un apprentissage se construisant à partir de
l’expérience acquise dans l’utilisation des produits ou des machines. Plus
précisément, il a montré – pour des techniques ou des objets complexes – que
« les performances de ces produits sont difficiles à prévoir ; de
plus, beaucoup de leurs caractéristiques ne seront connues qu’après une
utilisation intensive et prolongée ». Dans de telles situations,
l’innovation technologique passera par le maintien de relations étroites entre
utilisateurs et concepteurs – justement, pour que ces derniers intègrent, dans
leur activité, les enseignements tirés par les premiers.
A ce niveau, il ne
s’agit plus, alors, de postuler un quelconque déterminisme de la technologie
sur l’organisation ; mais, de considérer la technologie dans son aspect
« permissif ». Parallèlement, on peut observer une forme de
concomitance des changements techniques et organisationnels (Reix, 1990 ,
p.106). En particulier, dans un tel cadre d’analyse, l’autonomie se
définit « comme une capacité d’initiative et d’action propre à l’individu
en situation de travail » (Lallé, 1999, p.98). « L’autonomie
sera positive si elle permet d’assurer la cohérence des actions en adéquation
avec les objectifs de l’entreprise » (p.103 ; op.cit Lallé).
Cependant, dans
une perspective d’ « action située » (Suchman, 1987), l’enjeu
est de considérer l’interaction dynamique entre l’homme et son environnement.
« L’action est située lorsque les ressources de l’environnement
accroissent les capacités cognitives des agents » (Laville, 2000 ,
p.13).
De ce point de
vue, si l’on se place dans le champ du traitement informationnel, nous pouvons
envisager – à l’exemple de Simon – que « l’Homme raisonne dans son
contexte, avec sa rationalité limitée, et cherche à ses problèmes la solution
satisfaisante plutôt que la solution optimale qu’il ne peut trouver faute de
disposer d’une capacité de traitement suffisante. La machine comblerait [ainsi]
une partie [de ses ; S.D] lacunes, contribuant (…) à l’aider à accroître
sa rationalité dans [la] prise de décision. L’Homme et son ordinateur forment
alors un ‘couple’, un système Homme-machine dont la performance va croissant,
au fur et à mesure que l’on comprend mieux la manière de raisonner d’une part
et que les outils logiciels sont plus évolués d’autre part » (p.
101 ; op.cit Thévenot et France-Lanord, 1993).
Pourtant, H.A
Simon n’a pas consacré l’essentiel de ses recherches au problème des interfaces
– apparaissant comme central quant à l’utilisation des Systèmes
d’Information…En effet, dans ce domaine, tout semble se jouer au niveau de la
gestion des échanges de données.
« Starting
from the viewpoint of action as situated in complex ill-structured contexts,
Winograd et Flores (1986) argued that the most significant challenge facing the
interface design is to discover the true ontology of human beings with respect
to computer: Human-Computer Interaction (HCI)” (Vera et Simon, 1993, p.13).
En effet, lorsque deux individus sont en interaction
(même si l’un d’eux est une machine ou, interagit au travers d’une machine),
ils redéfinissent, continuellement, leur contexte d’interactions ;
ceci, relativement à « la taille des mondes » dans lesquels ils
évoluent respectivement…
En réalité, la
prise de conscience du caractère distribué, fragmenté de la production /
consommation d’informations vient se superposer à une coopération accrue entre
l’Homme et la machine - médiatisant le dialogue et l’articulation de ces
espaces, de ces différents points de vue connectés. Conçus séparément, l’humain
et le technique s’articulent, alors, de façon inédite ; dans un processus
de « mémorisation interactive ».
Minsky
décrit « l’apparition inattendue à partir d’un système complexe d’un
phénomène qui n’avait pas semblé inhérent aux différentes parties de ce
système. Ces phénomènes émergents ou collectifs montrent qu’un tout peut être
supérieur à la somme des parties ». Dès lors, Winograd et Flores (1986) –
s’intéressant toujours à la mobilisation du système interactif Homme /
ordinateur – écrivent « we must focus on how people use them
[interfaces] instead of how people think or what computers can do »
(p.11 ; op.cit Vera et Simon).
Partant,
l’apprentissage et la mémorisation continus mettent en jeu un ensemble de
relations dialectiques ; « like ‘rationality’, the continuity of
activity over contexts and occasions is located partly in the person acting,
partly in contexts, but most strongly in their relations (souligné
par nous) » (Lave, 1988, p.20).
Nous en venons,
alors, progressivement, au(x) rôle(s) joué(s) par les nouvelles technologies,
dans la structuration de dynamiques d’échange – propres à assurer la cohérence
et la pérennité des construits d’action collective…
A l’instar de J-L.
Le Moigne, nous réaffirmons l’indépendance conceptuelle du SIO et des
technologies de traitement de l’information – justement susceptibles de
faciliter l’exercice des fonctions assumées par cette partie constitutive du
pilotage organisationnel ; en effet, le SIC peut être défini comme
« un système social de significations partagées » (Hirscheim, Klein,
Lyytinen, 1995).
En pratique, la
diffusion des NTIC se caractérise plutôt par l’ajustement ; et,
donc, par l’absence de lignes directrices ainsi que d’objectifs clairement
définis.
- Dans un premier temps, l’amélioration, au quotidien, de l’existant est privilégiée ; relativement à l’exploration de nouvelles formes organisationnelles.
- Dans un second temps, les firmes peuvent innover plus profondément, à mesure que leurs membres s’approprient les technologies. Les utilisateurs peuvent, en effet – « avec le recul nécessaire » - imaginer des utilisations originales…
- De telles possibilités incrémentales d’évolution organisationnelle et d’adaptation technologique représentent, enfin, des critères décisifs quant aux futurs choix d’investissement.
Ainsi, dans le
cadre de relations de travail harmonieuses et constructives, la mise en œuvre
d’une véritable ingénierie informationnelle peut engendrer un processus
qualifiant. De telles dynamiques technico-organisationnelles tendent,
surtout, à réduire l’aspect routinier des pratiques productives,
valorisant le volet cognitif de l’innovation technologique et incitant à la
prise en charge des problèmes organisationnels par les individus (caractérisés
notamment par leurs compétences respectives ).
Dans cet état de
fait, la mémorisation collective joue, encore, un rôle déterminant (Day, 1992).
L’entreprise, ainsi comprise dans sa durée, dans son histoire se constitue dans
« un processus continuellement apprenant » (Chandler, 1992). Mémoire
et apprentissage sont interdépendants, même s’il reste à aménager
l’organisation – afin que la mémorisation ne soit pas trop affectée par une
vision ( par trop !) schématique du savoir…Cela n’est possible que si l’on
respecte l’hétérogénéité de la connaissance ; ses versants implicites et
tacites, ses degrés de codification plus ou moins établis (Spender et Baumard,
1995 ; Baumard, 1995).
Et, dans une
perspective dynamique – le savoir antérieur doit être fortement relié à
la nouveauté ou à la création ; de manière à en faciliter l’assimilation…
Ainsi,
l’apprentissage par l’usage peut faire évoluer les cadres cognitifs de la prise
de décision . En particulier, les performances qu’une firme peut obtenir
aux moyens des NTIC sont, entre autres, corrélées avec les phénomènes
d’apprentissage associés à l’utilisation de telles technologies (Rosenberg,
1982 ; Porter, 1985 ; Von Hippel, 1988 ; March, 1991). En outre,
dans une étude de cas, Néo (1988) observait que les implantations des NTIC les
plus fructueuses correspondaient à celles pour lesquelles les organisations
avaient – déjà – enregistré une expérience, dans le domaine…
En conséquence,
l’efficacité d’un SIO ne serait pas dépendante de la technologie –
elle-même – ni de la structure organisationnelle, prise de façon
isolée ; mais, de la conjonction des deux (Markus et Robey, 1983).
L’apport des NTIC ne doit pas être appréhendé sous une forme statique ;
mais encore, suivant une co-évolution technico-organisationnelle (Brousseau et
Rallet, 1995 , p.19). Par exemple, « chemin faisant »,
l’apprentissage lié à l’utilisation de ces nouvelles technologies pourrait
permettre de catalyser des signaux environnementaux, invitant à une
réorientation dans l’activité productive.
Dans cette optique,
la prise en compte des paradoxes organisationnels (intégration-différenciation,
individus-collectifs, stabilité-changements, exploitation-exploration, etc.)
permet de passer outre la conception statique des organisations.
Dans « une
vision conversationnelle », il s’agit, alors, de proposer des schémas
coordonnateurs qui, font apparaître la dynamique d’action comme une
force motrice permanente – ceci, via une recherche perpétuelle
d’équilibration[3] entre pôles antagonistes. « Il est donc nécessaire
que soient privilégiées les stratégies bipolaires (…) incluant par exemple, une
dose accrue de centralisation de certaines décisions et, simultanément, plus
d’actions décentralisées » (Martinet, 1989, p. 234-35). Or, de façon
générale, « les décisions ne s’imposent jamais comme des évidences
techniques ou économiques, ou financières, mais en fonction des systèmes
relationnels existants » (Bernoux, 1995, p.223).
- En particulier, dans une dynamique d’amélioration de la production, toute apparition d’une innovation commande une redéfinition de la situation (Goffman, 1973 ; Habermas, 1987) – c’est-à-dire une transformation des trois rapports, constitutifs de toute culture ; à savoir aux autres, aux choses et à soi. Cependant, si cette révision n’est pas conduite par la hiérarchie en place, elle risque d’être opérée sur le versant informel de l’organisation ; la dissociation s’accentuera, alors, entre un système figé « dans la paix des rationalités » et l’effervescence associée à l’expérimentation – au quotidien …
- Malgré tout, dans le flanc du monde vécu, la coordination s’appuie – aussi – sur des mécanismes de circulation de la connaissance que, l’on ne peut dissocier du cadre formel. Ces mécanismes contribuent à l’efficacité et à la souplesse des liaisons hiérarchiques et horizontales. Ils constituent, dès lors, avec « la structure organisationnelle »[4] un tout indissociable – qui, peut s’analyser, en dernier ressort, comme un outil de traitement informationnel ( en vue de la prise de décisions).
Plus généralement,
donc, l’individu est considéré comme inséré dans un environnement, avec lequel
il est en interaction.
Dès lors, afin
d’articuler ici une théorie de l’action, nous pouvons également
appréhender le « travail adaptatif » comme un processus
d’organisation, tendant à faire apparaître un système d’activités coordonnées
(justement adapté aux conditions de l’environnement ).
Nous retrouvons
cette conceptualisation dans la théorie de la structuration d’A. Giddens (cf.
notamment J. Rojot, 1998).
En particulier,
« les activités sociales des êtres humains sont récursives, comme d’autres
éléments auto-reproducteurs dans la nature. Elles ne sont pas créées ab
initio par les acteurs sociaux mais recréées sans cesse par eux en faisant
usage des moyens mêmes qui leur permettent de s’exprimer en tant qu’acteurs.
Des conditions permettent les activités des agents et dans et à travers leurs
activités, les agents produisent et reproduisent les conditions mêmes qui
rendent ces activités possibles » (p.6 ; op.cit Rojot).
A partir de là,
dans un cadre organisationnel donné et considérant des dynamiques de projets
endogènes – tenant notamment à une mise en situation des NTIC, au sein de certains
construits béhavioristes et institutionnalisés – nous pouvons évaluer comment
les agents opérationnels interagissent avec la technologie et l’organisation.
C’est dans une
relation continue et bilatérale avec l’artefact technique ainsi qu’avec Autrui
que se constituerait (récursivement ) « les activités
spatio-temporellement situées des [acteurs ; S.D] humains » (Giddens,
traduction de M. Audet, 1987 , p.74).
Partant, dans un
même mouvement, les règles de l’action collective – elles-mêmes – seront
interprétées et ajustées à la situation.
En pratique, en
effet, nous pouvons facilement envisager que l’acteur-projet ou l’opérateur
communique ses expériences (quant à son poste de travail ), auprès de
l’équipe ou des personnes les plus proches de lui en termes de
compétences ; car, à première vue, ces collègues partagent – déjà –
un certain capital cognitif productif…
Ensuite, dans le
cadre d’une telle base d’autonomie stable[5], les NTIC peuvent notamment appuyer des dynamiques d’apprentissage (de
groupe ) – en favorisant la rapidité et l’étendue des processus de
mémorisation et de communication. En retour, ces technologies feront –
elles-mêmes – l’objet d’adaptations…
Ainsi, la mise en
œuvre des nouvelles technologies induit – préalablement – un processus
d’abstraction et de représentation du monde – ou, plus modestement, de l’organisation
du travail. En effet, les NTIC s’imbriquent à l’organisation, parce qu’elles
reprennent – en partie – le traitement et le transfert d’informations
codées. « L’utilisation des TIC dans la coordination est (…) étroitement
liée à la nature, formelle ou informelle, des procédures qui règlent les
rapports entre les unités [organisationnelles ; S.D] » (Brousseau et Rallet, 1997, p. 294).
Dès lors, une
telle inscription dans la technique, d’un certain substrat culturel légitime,
encore davantage, l’intervention (négociée) des agents – s’identifiant et
participant à l’organisation . Ceci d’autant plus que l’apprentissage des
technologies par les utilisateurs (Rosenberg, 1983 ; Von Hippel, 1988)
constitue une source génératrice d’innovation - ces derniers utilisateurs ne
connaissant pas, au départ, toutes les propriétés et les potentialités des
technologies. L’usage les leur apprend ; et, à ce moment-là, « cet
apprentissage emprunte des voies inattendues qui tiennent d’une part aux
détours d’appropriation des usages et, d’autre part, à la difficulté de
modifier les mécanismes de coordination existants » (p. 304 ; op.cit
Brousseau et Rallet). Se dessinent, alors, progressivement – via ce « learning
by using » - des sentiers de co-évolution entre technologies et
modalités organisationnelles.
«L’organisation qui émerge de ces actions stabilise la coordination des
comportements des individus, mais ne se confond pas avec une donnée
structurelle, une totalité préexistante à l’action des individus ; elle
est plutôt une construction sociale. Au sein de cette construction sociale, la
confiance et les règles jouent un rôle essentiel dans la coordination des
individus. Mais les secondes ont pour avantage de permettre une coordination à
distance d’individus anonymes, alors que la confiance n’est pas aliénable. Elle
reste inscrite dans le cadre du face à face, de la relation de proximité »
(Dupuy et Kechidi, 1996, p. 17).
Au final, donc, la
possibilité d’échanges sereins et prolongés sur la base des compétences
techniques de chacun, permet à ceux qui disposent déjà d’une certaine
reconnaissance d’affirmer leur position au sein de l’organisation ; les
autres peuvent, alors, trouver une occasion inespérée d’être rapidement
reconnus ! Mais, surtout, un simple tissage de liens via les NTIC ne
garantit pas – en soi – des construits technico-organisationnels plus
efficients. Ceux-ci ne peuvent constituer que le fruit « de la volonté et de la
capacité des Hommes à partager la connaissance, à établir des coopérations, à
faire confiance, à reconnaître à l’autre son altérité et le droit de sa
subjectivité, à s’engager avec d’autres sur des chemins qui ne sont pas écrits
à l’avance » (Génelot, 1996).
[1] ATER en sciences économiques à l’université des Sciences Sociales de
TOULOUSE ; doctorante en économie au LEREPS – GRES (TOULOUSE ). (Retour au texte)
[3] La congruence n’apparaît donc pas comme une propriété
figée : elle est fondamentalement dynamique, en
perpétuelle équilibration (et non équilibre ; souligné par
nous) ; elle n’est jamais acquise, mais à rechercher/concevoir/produire
continuellement au fur et à mesure que l’action se déploie et crée de nouvelles
opportunités, situations, problèmes (Giordano, 1997 , p. 160). (Retour au texte)
[4] L’ensemble des fonctions et des relations déterminant formellement les
missions que chaque unité de l’organisation doit accomplir et les modes de
collaboration entre ces unités – STRATEGOR - « Stratégie, structure,
décision, identité, politique générale d’entreprise », InterEditions,
Paris, 2° édition, 1993. (Retour au texte)
[5] C’est comme si le collectif – entendez la cellule en charge d’une
activité particulière au sein d’un service ou, le service tout entier –
développait « des modes de coordination de ses expériences »
(Bouchikhi, 1990), capitalisant dans un nouveau cadre organisationnel. Nous considérons,
aussi, une rationalité interactive – i.e procédurale et située ; au sens
où « elle suppose un certain capital cognitif commun (au groupe
considéré), sous la forme d’une communauté d’expériences, qu’elles soient
culturelles ou historiques » (Boyer & Orléan, 1991). (Retour au texte)
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